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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Au pays des pardons - -Author: Anatole Le Braz - -Release Date: November 6, 2021 [eBook #66682] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at - https://www.pgdp.net (This file was produced from images - generously made available by The Internet Archive/Canadian - Libraries) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU PAYS DES PARDONS *** - - - - ANATOLE LE BRAZ - - AU - PAYS DES PARDONS - - PARIS - CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS - 3, RUE AUBER, 3 - - - - -CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS - -DU MÊME AUTEUR - -Format in-18. - - - LA CHANSON DE LA BRETAGNE 1 vol. - PAQUES D’ISLANDE 1 -- - LE GARDIEN DU FEU 1 -- - LE SANG DE LA SIRÈNE 1 -- - LA TERRE DU PASSÉ 1 -- - LE THÉÂTRE CELTIQUE 1 -- - - -Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y -compris la Hollande. - - -291-08.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--P4-08. - - - - -A LA MÉMOIRE VÉNÉRÉE - -DE - -MA MÈRE - - - - -AVANT-PROPOS - -DE LA PREMIÈRE ÉDITION - - -Je n’ai pas à apprendre au lecteur que ce Pays des Pardons où je -voudrais le conduire, c’est la Bretagne, j’entends la Bretagne -bretonnante ou--s’il faut un terme encore plus spécial--l’Armorique. Il -ne serait pas moins superflu, je pense, de dire en quoi consiste un -_Pardon_. Tout le monde en a vu. On ne voyage pas une semaine en -Bretagne, durant la belle saison, sans tomber à l’improviste au milieu -d’une de ces fêtes locales. Elles ne présentent, du reste, aperçues -ainsi au passage, qu’un intérêt assez médiocre. - -C’est le plus souvent aux alentours d’une vieille chapelle qui ne se -distingue guère que par son clocher des masures du voisinage, tantôt au -creux d’un ravin boisé, tantôt au sommet d’une lande stérile, balayée du -vent. Il y a là des gens endimanchés qui vont et viennent, d’une allure -monotone, les bras ballants ou croisés sur la poitrine, sans -enthousiasme, sans gaieté. D’autres, attablés dans quelque auberge, -crient très fort, mais plutôt, semble-t-il, par acquit de conscience que -par conviction. Les mendiants pullulent, sordides, couverts de vermine -et d’ulcères, lamentables et répugnants. Dans l’enclos du cimetière -bossué de tombes herbeuses, véritable «champ des morts», un aveugle -adossé au tronc d’un if glapit, en une langue barbare, une mélopée -dolente, si triste qu’on la prendrait pour une plainte. Les jeunes -couples qui se promènent, et qui sont censés deviser d’amour, échangent -à peine cinq paroles, se lutinent gauchement, avec des gestes -contraints. Un de mes amis, après avoir assisté au pardon de la Clarté, -en Perros, formulait son impression en ces termes: - ---Décidément, j’aime mieux vos Bretons quand ils ne s’amusent pas: ils -sont moins mornes. - -Son erreur était de croire que ces Bretons s’étaient réunis là pour -s’amuser. Le Goffic a écrit à propos des pardons[1]: «Ils sont les mêmes -qu’ils étaient il y a deux cents ans, et vous ne trouverez rien de si -délicieusement suranné. Ils ne ressemblent point aux autres fêtes. Ce ne -sont point des prétextes à ripailles comme les kermesses flamandes, ni -des rendez-vous de somnambules et d’hommes-troncs, comme les foires de -Paris. L’attrait vient de plus haut: ces pardons sont restés des fêtes -de l’âme. On y rit peu et on y prie beaucoup...» On ne saurait mieux -dire. Une pensée religieuse, d’un caractère profond, préside à ces -assemblées. Chacun y apporte un esprit grave, et la plus grande partie -de la journée est consacrée à des pratiques de dévotion. On passe de -longues heures en oraison devant la grossière image du saint; on fait à -genoux le tour de l’auge en granit qui fut successivement sa barque, son -lit, son tombeau; on va boire à sa fontaine que protège un édicule -contemporain du sanctuaire et dont l’eau est réputée comme ayant des -vertus curatives. Vers le soir seulement, après vêpres, les -divertissements s’organisent. Plaisirs agrestes et primitifs. On -s’attroupe pour jouer aux noix, dans le gazon, au pied des ormes. Les -gars se défient à la lutte, à la course, sous les yeux des filles -sagement assises sur les talus environnants, ou s’exercent à mâter une -perche, parmi les applaudissements des vieillards. La danse enfin -déroule en cercle ses anneaux, sérieuse et animée tout ensemble, avec un -je ne sais quoi de simple et d’harmonieux dans le rythme qui rappelle -son origine sacrée... Les retours, à la brune, sont exquis. On s’en -revient par groupes, dans la fraîcheur du crépuscule, à l’heure où -commencent à s’allumer les étoiles dans le gris ardoisé du ciel. Une -sérénité douce enveloppe les choses. Les galants accompagnent chez elles -leurs promises: ils cheminent côte à côte, en se tenant par le petit -doigt. L’homme s’est enhardi, la fille ne se sent plus rougir: le -mystère invite aux aveux. Aux approches de la ferme, pour annoncer leur -arrivée, ils entonnent à l’unisson une cantilène achetée dans -l’après-midi à l’éventaire du marchand de complaintes. D’autres couples -au loin leur répondent, et bientôt, de toutes parts, s’élève une sorte -de chant alterné qui va s’éteignant peu à peu, avec les derniers -tintements de l’angélus, dans le grandiose silence des campagnes -assoupies. - - [1] _Les Romanciers d’aujourd’hui_, p. 87-88. - -Le charme rustique de ces fêtes, M. Luzel l’a exprimé en un _sône_ resté -jusqu’à présent inédit et dont on me saura d’autant plus de gré de -traduire ici les principales strophes. - - -I - -Nous avions traversé des champs, des prés en fleurs, des bois où les -oiseaux s’égosillaient... - -Devant moi, marchait, à quelque distance, Jénovéfa Rozel, la plus jolie -fille qui se puisse rencontrer en Bretagne... Et si bellement accoutrée! -A un ange elle était pareille. - ---Bonjour à vous, Jéno jolie!... Jésus, que vous voilà bien attifée! Je -vous retiens le premier pour danser la ronde. - ---Grand merci, Alanik. Si je suis bellement vêtue, ce n’est point pour -aller à la danse. Et puis, vous êtes un moqueur! - ---Je gagerais volontiers un cent d’amandes que l’on vous verra tantôt, ô -fleurette d’amour, tourner autour de Jolory[2] en donnant la main à -Gabik... Gabik est un joli garçon. Ne rougissez point, mon enfant... - - [2] Ménétrier renommé au pays de Plouaret. - - -II - -... La procession s’avance. Les cloches sonnent à toute volée, si bien -que le clocher tremble et que l’on entend craquer la charpente sous -l’effort des sonneurs... Voici la grande bannière qui sort par le -porche. Voyons qui la porte. - -C’est Robert le Manac’h! Celui-là est le plus fort de tous les jeunes -hommes du pays. Il fait avec la bannière trois saluts coup sur coup. -C’est un fier gars! Plus d’une fille tient les yeux fixés sur lui. - -La seconde bannière est aux mains de Gabik. Ses regards cherchent de -tous côtés Jénovéfa, son petit cœur... Puis viennent en foule des filles -vêtues de blanc, jolies, jolies à ravir, chacune portant un cierge... - -Et de part et d’autre du chemin on voit, sur les talus, jeunes garçons -et filles jolies, parmi les fleurs de toute espèce, fleurs d’épine et -fleurs de genêt. Jusque sur les branches des arbres il y a des enfants -par grappes... - -... Dans la plaine, le recteur, de sa propre main, met le feu au bûcher -de lande. - ---Le feu! Le feu de joie! - -Et tous de crier en chœur: - ---Iou! Iou! - -Et voici maintenant le tour du ménétrier. - - -III - -... Jolory, monté sur sa barrique, appelle les jeunes gens à -l’_aubade_[3]. Le cœur des jeunes filles tressaille à cet appel... - - [3] Nom d’une danse bretonne. - -Et maintenant, regardez! Quelle allégresse! En dépit de la chaleur, de -la poussière, de la sueur, voyez comme on bondit, voyez comme on se -donne de la peine!... - -Le sonneur n’en peut plus: il a beau boire, l’haleine lui manque. - ---Sonne, sonneur! sonne donc!... Bois et sonne! Sonne toujours! - - -IV - -Je ne vois pas Jénovéfa, et Gabik pas davantage; cela m’inquiète, car je -ne veux pas perdre mon cent d’amandes... - -Mais voici le chanteur aveugle!... Peut-être est-ce ici que je les -trouverai, écoutant quelque chanson nouvelle faite sur deux jeunes cœurs -malades d’amour... - -Non! Le vieil aveugle chante une complainte affreusement triste. Il -s’agit d’un navire perdu en mer, par un temps épouvantable... Voyons, -voyons plus loin!... Voici Iouenn Gorvel étendu de son long dans la -douve, ivre comme un pourceau... Voici Job Kerival... - ---Dis-moi, n’aurais-tu pas vu Jénovéfa Rozel? - ---Si fait! je l’ai rencontrée là-bas, descendant... Elle allait, -j’imagine, à la chapelle, prendre congé du saint. - ---Était-elle seule? - ---Nenni. Son doux Gabik l’accompagnait. Qu’il était content et qu’elle -était jolie! - -... Ils ne sont plus dans la chapelle... Ma belle Jénovéfa, je vous -retrouverai, et avec vous votre Gabik... - ---Bonjour à vous, ma commère Marguerite... Combien vendez-vous le cent -de noix? - ---Mon bon monsieur, ce ne sera pour vous que trois réaux: sans mentir, -je les vends dix-huit sous aux autres. Les noix sont renchéries... et -l’on a bien du mal à vivre, car les temps sont durs... - -... Et, à présent, à la maison! à la maison!... Le chemin est plein de -monde revenant du pardon... Et des rires! des chants! - ---L’aumône au pauvre, au pauvre vieil aveugle, qui ne voit pas plus -clair à midi qu’à minuit!... - -C’est le vieil aveugle Robert Kerbastiou, qui m’a si souvent chanté -_gwerzes_ et _sônes_. - ---Oui, voilà deux sous dans votre écuelle, pauvre vieux. - ---La bénédiction de Dieu soit sur vous, et puissiez-vous vivre -longtemps!... - - -V - -Le beau soir!... Le son aigu du biniou arrive jusqu’à moi, mêlé au -parfum des fleurs... Le soleil s’abaisse derrière la colline. Là-bas, au -loin, on chante le _gwerz_ de _Kloarek Laoudour_. - -Qui donc est là, sous ce hêtre? Jénovéfa, si je ne me trompe, et Gabik, -tous les deux! - ---Le vent est frais sur la hauteur... Et, quand on rentre tard, Jéno, la -mère gronde!... Mais voici de quoi l’apaiser: voici des amandes pour -distribuer à chaque enfant, au petit frère, à la petite sœur, et à la -mère et au père. J’ai perdu, je paie de bon cœur... Puisse Dieu bénir -jusqu’au bout vos amours!... Ne rougissez pas ainsi! Avant trois mois, -le recteur vous mariera dans son église! - - * * * * * - -Voilà bien, dans ses traits essentiels, la physionomie d’un pardon. Qui -en connaît un les connaît tous. Ils sont innombrables. Chaque oratoire -champêtre a le sien, et je pourrais citer telle commune qui compte sur -son territoire jusqu’à vingt-deux chapelles. Chapelles minuscules, il -est vrai, et à demi souterraines, dont le toit est à peine visible -au-dessus du sol. Il en est, comme celle de saint Gily, en Plouaret, qui -disparaissent au milieu des épis, quand les blés sont hauts. Ce ne sont -pas les moins fréquentées. Un proverbe breton dit qu’il ne faut pas -juger de la puissance du saint d’après l’ampleur de son église. Beaucoup -de ces sanctuaires tombent en ruines. Le clergé n’a pas toujours pour -eux la sollicitude qu’il faudrait, si même il ne tient pas en suspicion -la dévotion vaguement orthodoxe et toute pénétrée encore de paganisme -dont ils sont l’objet. Mais, n’en restât-il debout qu’un pan de mur -envahi par le lierre et les ronces, les gens d’alentour continuent de -s’y rendre en procession, le jour de la fête votive. Le pardon survit à -la démolition du sanctuaire. L’été dernier, comme j’allais de Spézet à -Châteauneuf-du-Faou, je vis sur le bord du canal, à l’endroit où la -route franchit l’Aulne, une grande foule assemblée. - ---Que fait là tout ce monde? demandai-je au conducteur. - ---C’est le pardon de saint Iguinou, me répondit-il. - -Je cherchai des yeux la chapelle, mais en vain. Il y avait seulement, en -contre-bas du pré, une fontaine que voilaient de longues lianes -pendantes, et, un peu au-dessus, au flanc du coteau, dans une excavation -naturelle en forme de niche, une antique statue sans âge, presque sans -figure, un bâton dans une main, dans l’autre un bouquet de digitales -fraîchement coupées. Nul emblème religieux; pas l’ombre d’un prêtre. Le -recueillement néanmoins était profond. C’étaient les fidèles eux-mêmes, -si l’on peut dire, qui officiaient... - -Il faut être né de la race, avoir été bercé de son humble rêve, pour -sentir quelle place immense occupe dans la vie du Breton le pardon de sa -paroisse ou de son _quartier_. Enfant, il y est mené par sa mère, en ses -beaux vêtements neufs, et des vieilles semblables à des fées lui -baignent le visage dans la source, afin que la vertu de cette eau sacrée -lui soit comme une armure de diamant. Adolescent nubile, c’est là qu’il -noue _amitié_ avec quelque «douce» entrevue naguère, toute mignonne, sur -les bancs du catéchisme et qui, depuis lors, a poussé en grâce, comme -lui en vigueur. Là il se fiance, se donne tout entier, sans phrases, -dans un furtif serrement de mains, dans un regard. Ses émotions les plus -délicates et les plus intimes se rattachent à cette pauvre «maison de -prière», à son enclos moussu, planté d’ormes ou de hêtres, à son étroit -horizon que borne une haie d’aubépine, à son atmosphère mystique, -parfumée d’une vapeur d’encens. Vieux, il vient contempler la joie des -jeunes et savourer en paix, avant de quitter l’existence, cette courte -trêve à son labeur que le _Génie du lieu_, le saint tutélaire de son -clan lui a ménagée. - -Je devais à ces petits cultes particuliers une mention à cette place, -précisément parce que ce n’est point d’eux qu’il va être question dans -le corps du livre. Parmi la multitude des sanctuaires bretons, -quelques-uns jouissent d’une célébrité qui, débordant les limites du -hameau, voire celles de la _contrée_, s’étend au pays tout entier. On -s’y rend en pèlerinage de vingt, de trente lieues à la ronde. La -croyance populaire est qu’il y faut avoir entendu la messe au moins une -fois de son vivant, sous peine d’encourir la damnation éternelle. Ce ne -sont point, comme on le pourrait penser, des églises de ville[4], des -basiliques aux somptueuses architectures, mais des oratoires modestes, -peu différents de ceux dont il a été parlé ci-dessus, et que rien ne -signale à l’attention du passant, si ce n’est peut-être, le seuil -franchi, un luxe d’ex-voto naïfs appendus aux murailles. Les saints -qu’on y vénère n’ont pas de spécialité: ils guérissent de tous maux. On -s’adresse à eux en dernier ressort. Ils sont infaillibles et -tout-puissants. Dieu n’agit que par leur voie et d’après leurs conseils. -«S’ils disent oui, c’est oui; s’ils disent non, c’est non.» Toute -l’année ils ont des visiteurs, et les chemins qui conduisent à leur -«maison» ne restent jamais déserts, par quelque temps que ce soit, «lors -même qu’il gèlerait à faire éclater les os des morts». Leurs pardons -attirent une énorme affluence de peuple. A celui de Saint-Servais, dans -un repli de la montagne d’Aré, sur la lisière de la forêt de Duault, on -comptait naguère jusqu’à seize ou dix-sept mille pèlerins appartenant -aux trois évêchés de Tréguier, de Quimper, de Vannes. - - [4] Sauf _Notre-Dame du Bon-Secours_ de Guingamp et l’édifice tout - moderne de _Sainte-Anne d’Auray_. J’avais d’abord l’intention de - décrire aussi ces deux pardons qui furent jadis des plus populaires - en Bretagne. Mais ils ont revêtu, depuis quelque temps, un caractère - de cosmopolitisme religieux qui ne m’a pas permis de les faire - entrer dans le cadre de ces études exclusivement bretonnes. - -Servais, que les Bretons nomment _Gelvest_ ou encore _Gelvest le Petit_ -(Gelvest ar Pihan), est invoqué comme le protecteur des jeunes semences. -Il les garantit contre la rigueur des hivers et contre les gelées -blanches des premières semaines de printemps. Son pardon a lieu le 13 -mai. La veille, à la vêprée (_gousper_), se faisait la belliqueuse -procession qui a immortalisé, dans les annales de nos paysans, ce pauvre -sanctuaire de la Cornouaille des Monts. Des paroisses les plus -lointaines on s’y transportait, les hommes à cheval, les femmes -entassées dans de lourds chariots. Au lieu de la verge de saule écorcé, -ordinaire et pacifique emblème des pèlerins, tous ces rudes laboureurs -brandissaient--assujetti au poignet droit par un cordonnet de cuir--le -_penn-baz_ de houx ou de chêne, à tête ferrée, formidable comme une -massue préhistorique. Je laisse ici la parole à une conteuse, la vieille -Naïc, qui, sept fois, est allée de Quimper à Saint-Servais pieds nus. - -«Nous partions en bandes nombreuses. Aux abords de la chapelle nous -trouvions les _Gwénédiz_, les gens de Vannes. C’étaient eux nos -adversaires les plus enragés. On attendait vêpres, rangés en deux camps, -les Gwénédiz d’un côté du ruisseau qui longe le cimetière, nous, de -l’autre. On se dévisageait avec de mauvais yeux. A vêpres sonnant, les -battants du portail s’ouvraient, et l’on se ruait dans l’église. On -voyait au fond de la nef la grande bannière, debout, sa hampe passée -dans un anneau, près de la balustrade du chœur. Non loin, sur une -civière, était le petit saint de bois, _Sant Gelvest ar Pihan_. Il y en -avait tous les ans un nouveau: le même n’aurait pu servir deux fois; -régulièrement il était mis en pièces. - -»On entonne le _Magnificat_. - -»Aussitôt, voilà tous les penn-baz en l’air. Après chaque verset, on -entend: _dig-a-drak, dig-a-drak_. C’est, dans l’église, un effroyable -cliquetis de bâtons qu’on entrechoque. - -»Les Cornouaillais crient: - - _Hij ar rew! Hij ar rew! - Kerc’h ha gwiniz da Gernew!_ - - Secoue la gelée! Secoue la gelée! - Avoine et froment à Cornouailles! - -»Les Vannetais ripostent: - - _Hij ar rew! Kerc’h ha gwiniz, - Hac ed-dû da Wénédiz!_ - - Secoue la gelée! Avoine et froment - Et blé noir aux Vannetais! - -»Cependant un gars solide empoigne la bannière dont la hampe a dix-huit -pieds de haut. Deux autres s’emparent de la civière où est attachée -l’image du petit saint. Entre les Gwénédiz massés à gauche et les -Cornouaillais massés à droite, s’avance le recteur de Duault, tout pâle, -car le moment terrible approche... La bannière s’incline pour passer -sous la voûte du porche. Soudain une clameur retentit, furieuse, hurlée -par des milliers et des milliers de bouches: - - _Hij ar rew! Hij ar rew!_ - -»C’est la mêlée des penn-baz qui commence. Ils se lèvent, s’abattent, -tournoient, décrivent de larges moulinets sanglants. On frappe comme des -sourds. Le recteur et ses chantres se sont enfuis à la sacristie. C’est -à qui restera maître de la bannière et de la statuette en bois. Les -femmes ne sont pas les moins acharnées: elles griffent, elles mordent... - -»Il me souvient surtout d’une année. La Cornouailles triomphait. Il y -avait eu un ouragan de coups, des bras rompus, des têtes cassées. Sur -les tombes, dans le cimetière, des gens étaient assis qui vomissaient le -sang à pleine gorge. Le saint avait été réduit en miettes; les hommes -nous disaient: «Ramassez-en les copeaux dans vos tabliers». La bannière -seule demeurait intacte. Les Vannetais tentèrent un dernier assaut pour -nous la reprendre; ils furent repoussés victorieusement et se -retirèrent, emmenant leurs blessés à qui les cahots des charrettes -arrachaient des gémissements de douleur, tandis que nous rapportions la -bannière à l’église en chantant un chant de joie... Cette année-là, en -Cornouailles, les tiges ployèrent sous le poids des épis.» - -Un pardon aussi original méritait d’avoir sa place dans ce volume. Je la -lui eusse faite d’autant plus volontiers que je suis né en ce coin de -montagne, dans une vieille maison presque contiguë à la chapelle, où mes -premiers souvenirs d’enfant me représentent encore ma mère pansant de -ses mains délicates, avec des onguents dont elle avait le secret, la -kyrielle des estropiés. Mais la fête, à vrai dire, n’existe plus. -L’autorité civile, de concert avec l’autorité diocésaine, a lancé contre -elle une sorte d’interdit. Les pèlerins, sabrés par les gendarmes, se -sont dispersés. C’en est fini des batailles sacrées en l’honneur de -Gelvest ar Pihan. Les anciens du pays prétendent que c’est leur -abolition qui est cause si l’agriculture périclite. Depuis qu’on ne se -dispute plus à coups de penn-baz la bannière de saint Servais, il semble -que les laboureurs des trois évêchés aient perdu leur Palladium. - -Actuellement, il ne subsiste guère en Bretagne que quatre grandes -panégyries. Ce sont, à mon avis, autant d’épisodes distincts, et qui se -complètent l’un par l’autre, de la vie religieuse des Bretons -armoricains. J’ai tâché de les fixer d’après nature, avec une absolue -sincérité. J’ai fréquenté à diverses reprises la plupart de ces pardons. -Mon vœu serait de les avoir évoqués tels qu’ils me sont apparus, dans -leur beauté fruste, avec les traits propres à chacun d’eux. Il m’a été -donné de les voir au bon moment. Pour demain leurs aspects se seront -sans doute modifiés. Une transformation s’accomplit, de jour en jour -plus profonde, dans les usages et dans les mœurs de la vieille -péninsule. En ce qui regarde les pardons, on lira plus loin les -prédictions désenchantées d’un barde[5]. Déjà leur physionomie n’est -plus la même qu’il y a vingt ans. Les hommes-troncs dont parlait Le -Goffic ont appris le chemin de nos sanctuaires les plus ignorés. Les -vendeurs d’orviétan remplacent peu à peu autour des enclos bénits la -confrérie de plus en plus clairsemée des chanteurs, et les cuivres des -forains marient maintenant leur grosse musique profane à l’aérienne -mélodie des cloches. Symptôme plus grave: des dévotions nouvelles se -substituent aux anciens cultes, et, parmi le peuple, la merveilleuse -légende des saints nationaux va s’oblitérant... Que si l’âme fleurie des -Pardons de la Bretagne doit elle-même se faner un jour, puissent ceux -qui, comme moi, l’ont aimée retrouver en ces humbles pages quelque chose -de sa poésie et de son parfum! - - [5] Cf. _Rumengol_. - -Kerfeunteun, 2 avril 1894. - - N.-B.--Depuis six ans que j’écrivais les lignes qui précèdent, cet - ouvrage a fourni une carrière honorable. Je le redonne aujourd’hui - sans y apporter aucun changement. On y trouvera seulement un «pardon» - de plus, celui de Saint-Jean-du-Doigt. Puisse ce cinquième épisode - recevoir du public l’accueil qui fut jadis fait aux quatre autres. Il - le mérite, sinon par l’intérêt que j’ai tâché d’y mettre, du moins par - celui qu’il présente dans la réalité. Je veux dire, en terminant, tout - ce que je dois à l’obligeance de M. le chanoine Abgrall, le plus - éminent peut-être, en tout cas le plus serviable de nos érudits - bretons. - - Port-Blanc, 3 septembre 1900. - - - - -SAINT-YVES - -LE PARDON DES PAUVRES - -A M. James Darmesteter. - - - - -I - - -Saint Yves est le dernier en date et, si je ne me trompe, le seul -canonisé de nos saints d’origine bretonne[6]. Il est aussi à peu près le -seul dont la réputation ait franchi les limites de la province. Un an -après sa canonisation, il avait à Paris, rue Saint-Jacques, une chapelle -ou collégiale qui a subsisté jusqu’en 1823. Au XIe siècle, on lui -bâtissait au cœur même de Rome une église avec cette dédicace: _Divo -Yvoni Trecorensi_; et, plus tard, dans la même ville, on vit se fonder -sous son patronage des confréries d’hommes de justice qui pourvoyaient, -par une sorte d’assistance judiciaire, à la défense des pauvres et des -petits. Angers, Chartres, Évreux, Dijon lui consacrèrent des autels. A -Pau, le parlement faisait, en robes rouges, une procession en son -honneur. A Anvers, des fragments de ses reliques, enchâssés dans -l’irénophore, étaient donnés à baiser, les jours d’audience, aux membres -de la cour. Rubens peignit pour l’université de Louvain un tableau qui -le représentait. Dernièrement enfin, on a découvert à San Giminiano, -près de Pérouse, une fresque de Baccio della Porta qui montre le saint -avocat donnant à une clientèle en haillons des consultations gratuites. - - [6] Ewen, Euzen ou Yves Héloury naquit, le 7 octobre 1253, de noble - dame Azou du Quinquiz, épouse de Tanaik Héloury de Kervarzin, lequel - accompagna, dit-on, le duc de Bretagne, Pierre de Dreux, à la - septième croisade, et fut un des combattants de la Massoure. (Cf. la - _Vie de saint Yves_, par l’abbé France.) - -Mais il va sans dire que c’est surtout en Bretagne, et plus -particulièrement au pays de Tréguier, que sa mémoire et son culte -persistent à fleurir. - -Les sentiers sinueux qui mènent à travers champs à son sanctuaire du -Minihy sont fréquentés toute l’année par les pèlerins qui vont implorer -son aide. Les suppliants affluent des havres de la côte voisine et des -pentes lointaines du Ménez. - -Un soir que je revenais de visiter la tour Saint-Michel, qui domine de -sa haute ruine solitaire tout le paysage trégorrois, je ne fus pas peu -surpris de voir poindre à un tournant de la route trois petites lueurs -qui scintillaient faiblement dans le crépuscule déjà sombre, tandis -qu’au milieu du grand silence s’élevait un bruit de voix, très doux, -très monotone, un susurrement continu et plaintif. En m’approchant, je -distinguai un groupe de femmes assises côte à côte sur un tas de -pierres, au bord du chemin. Chacune d’elles tenait à la main un cierge -dont la flamme montait, à peine vacillante, dans l’air tranquille. Je -leur donnai le bonsoir en breton, et elles s’interrompirent de prier -pour me demander si elles étaient encore loin de Saint-Yves. Elles -arrivaient de Pleumeur-Bodou, d’une seule traite, sans avoir pris aucune -nourriture, et elles se reposaient là, un instant. Leur dessein était de -passer la nuit en oraison, dans l’église, de faire, comme elles -disaient, «la veillée devant le saint», puis de s’en retourner chez -elles, après la première messe, toujours pieds nus et à jeun. - ---Et vous portez ces cierges, ainsi allumés, depuis Pleumeur? - ---Sans doute. - ---Pourquoi? - ---Parce que cela est dans notre vœu. - ---Ce vœu, peut-on savoir quel il est? - -Ma question, paraît-il, était indiscrète. Les femmes se regardèrent -entre elles, et la plus âgée des trois, figure sèche et basanée de -pilleuse d’épaves, me répondit avec dureté: - ---Vous n’êtes pas monsieur saint Yves béni, ce me semble. - -En même temps elle se levait, faisant signe à ses compagnes. Je les vis -s’enfoncer dans l’obscurité, l’une derrière l’autre, à la file, avec des -arrêts subits, dès que la flamme des cierges, échevelée par le vent de -la marche, menaçait de s’éteindre. J’étais aux portes de Tréguier que -j’entendais encore le fredon, de plus en plus lointain, de leurs voix: -on eût dit un essaim d’abeilles voyageant d’arbre en arbre, dans la -profondeur sonore de la nuit... - -Cette rencontre m’est restée présente, entre mille autres, faites dans -les mêmes parages,--sans doute à cause de l’impression de mystère -qu’elle m’a laissée. - -C’est une tradition en Bretagne que chaque saint a sa spécialité -curative. Maudez guérit des furoncles; Gonéry, de la fièvre; Tujen, de -la morsure des chiens enragés. Yves, lui, est, selon l’expression -populaire, bon pour tout. De là sa supériorité. On peut s’adresser à lui -en n’importe quelle occurrence. Lorsque saint Yves s’est mis une chose -dans la tête, il en vient toujours à bout. Telle est la conviction -générale. Aussi, tandis que la plupart des vieux thaumaturges locaux ont -vu, en ces derniers temps, décroître leur prestige, le sien n’a fait -qu’augmenter; comme me disait une vieille, il les dépasse tous de son -bonnet carré. Il est aux yeux des Bretons le savant, le docteur par -excellence; et ils ont une foi invincible dans ses lumières, certains, -d’ailleurs, qu’il n’en usera jamais pour les tromper. Car il n’est pas -seulement la science même, il est encore la droiture incarnée. C’est le -grand justicier, l’arbitre impeccable et incorruptible. L’image la plus -fréquente que l’on donne de lui le représente assis dans son tribunal, -entre le bon pauvre dont il accueille la requête et le mauvais riche -dont il repousse la bourse. Cela est d’un symbolisme transparent et -naïf. Soyez assurés que le bon pauvre personnifie le peuple breton -lui-même, ce peuple de miséreux durcis à la peine, pour qui les -conditions de la vie sont demeurées si précaires et sur qui n’a pas -cessé de peser le long héritage d’iniquité dévolu à la plupart des -communautés celtiques. Lui aussi, comme le bon pauvre, il tient en main -son rouleau de papier où sont inscrits ses doléances, sa plainte -séculaire, son indomptable espoir. Car, en dépit des cruelles écoles de -son passé, il n’a renoncé à aucun de ses vieux rêves, rien abdiqué de -son idéal ancien. Affamé de justice il est resté fidèle à la religion du -droit; comme toutes les races qui ont souffert, il se berce d’une grande -illusion messianique. Et, en attendant le jour improbable où elle -deviendra une réalité, il met sa confiance en saint Yves, l’avocat des -humbles, l’irréprochable thaumaturge redresseur de torts. C’est à lui -que les Trégorrois ont recours toutes les fois qu’ils se tiennent pour -gravement lésés, et, en le faisant juge de leur querelle, ils -l’invoquent sous le beau nom de «Saint Yves le Véridique», _Sant Ervoan -ar Wirionez_[7]. - - [7] On traduit encore: _Saint Yves de la Vérité_. Je crois être plus - fidèle au sens exact de l’expression bretonne, en traduisant comme - je fais, _droiture_ et _vérité_, dans cette langue, se rendant par - le même terme. - - - - -II - - -Le lieu où il donne, en cette qualité, ses audiences n’est point son -église du Minihy, mais, sur une des collines d’en face, de l’autre côté -du Jaudy, un étroit emplacement ombragé d’ormes et dominant la crique de -Porz-Bihan. - -Là s’élevait naguère une chapelle dédiée à saint Sul, sur les terres des -seigneurs du Verger, de la famille de Clisson. Ceux-ci lui adjoignirent, -vers le XVIIIe siècle, un ossuaire en granit destiné à leur servir de -caveau funéraire. Après la Révolution, la chapelle subit le sort de -quantité d’autres oratoires que le manque de ressources des fabriques -paroissiales, souvent aussi l’incurie du clergé, a laissé tomber en -ruines. Elle disparut, mais l’ossuaire resta debout. Les statues des -saints que la chapelle ne pouvait plus abriter y trouvèrent un refuge. -Parmi elles était une image de saint Yves, très ancienne, d’un caractère -un peu barbare, et qui, pour ces deux raisons, était regardée par les -gens du pays comme une reproduction en quelque sorte authentique. - -J’ai vu, dans mon enfance, l’édicule de Porz-Bihan. - -Une vieille femme de Pleudaniel, où nous habitions, m’y mena un jour. -Elle s’appelait Mônik--diminutif familier de Mône ou Marie-Yvonne.--De -son métier, elle était cardeuse d’étoupes; et, tout l’hiver, elle -cardait. Je m’esquivais, souvent, à la tombée de la nuit, pour aller -m’asseoir près d’elle dans l’âtre où elle travaillait, accroupie, à la -lueur d’une chandelle de résine. Elle avait une prodigieuse mémoire, en -dépit de ses soixante-dix ans, et elle savait des choses surprenantes -que je n’ai jamais entendu dire qu’à elle. Elle les disait d’une voix -lente, posée, toujours égale. On avait tant de plaisir à l’écouter qu’on -ne prenait pas garde au grincement des peignes--si même il n’y avait pas -dans cet accompagnement strident je ne sais quel charme de plus. - -Sur la fin de la saison froide, dès que les pales soleils de mars -commençaient à luire, Mônik changeait d’occupations. Elle se faisait -alors «pèlerine». Des gens la venaient trouver, la priaient, moyennant -un modique salaire, de se rendre à tel oratoire, à telle fontaine qu’ils -désignaient, et d’y remplir leurs dévotions à leur place. A partir de ce -moment, ses journées se passaient à trotter les chemins. Un matin, je la -vis qui achevait de nouer ses souliers sur le pas de sa porte. - ---Et de quel côté allez-vous aujourd’hui, Mônik vénérable? - ---Pas loin, mon petit... Au pays de Trédarzec: deux lieues à peine, par -la traverse. - ---Savez-vous, mère Mône; puisque c’est si près, laissez-moi vous -accompagner. - -Elle hocha la tête à plusieurs reprises, en faisant: heu!... heu!... -d’un air indécis, comme si ce que je lui demandais là eût été très -grave. Puis, au bout d’un instant: - ---Viens tout de même, me dit-elle. - -Nous nous mîmes en route, dans l’exquise fraîcheur des choses matinales. -J’étais tout fier de voyager ainsi aux côtés de la vieille Mône, que je -considérais comme une personne d’essence supérieure, en commerce -perpétuel avec les saints. Nous suivions des sentiers qui n’étaient -certainement connus que d’elle, et qui coupaient court, à peine frayés, -à travers les hautes herbes des prairies et les fourrés épineux des -landes. Un grand silence planait sur la campagne mouillée. Nous -marchions d’une bonne allure. Voici que, dans la montée de Kerantour, je -crus m’apercevoir que Mônik boitillait d’une jambe. - ---Ce n’est rien, fit-elle: j’ai _dû_ mettre dans mon soulier quelque -chose qui me gêne un peu. - ---Déchaussez-vous. - -Elle eut un geste de la main, comme pour me dire: «Ne t’occupe point de -cela; c’est mon affaire, et non la tienne». Et elle continua de cheminer -de la sorte, en marmottant de vagues oraisons auxquelles je ne -comprenais rien. Au bourg de Trédarzec, elle fit une halte sous le -porche de l’église, m’invitant à m’asseoir sur une des pierres tombales -du cimetière pour attendre qu’elle eût fini... - -L’instant d’après; nous étions de nouveau en pleins champs. - ---Maintenant, me dit Mônik, paix! Ne me parle plus... Contente-toi, pour -te distraire, de siffler aux merles. - -Je lui trouvai une mine étrange, un air assombri et presque farouche. -Dans sa vieille figure flétrie, à la peau rugueuse et plissée comme une -écorce de chêne, ses petits yeux brillaient d’un éclat singulier. Il me -vint à l’esprit des pensées déplaisantes qui me gâtèrent toute ma joie -de tantôt. Si j’avais osé, je serais retourné sur mes pas. Aussi n’ai-je -gardé de cette partie du trajet que des souvenirs confus. Par -intervalles, on traversait des aires de fermes. Mônik était -universellement connue; les ménagères se montraient sur le seuil et la -saluaient au passage: - ---Ah! ah! Mônik, on va donc _là-bas_? - ---Oui, oui, une fois encore!... Quand les choses ne sont pas droites, il -faut bien recourir à quelqu’un qui les redresse. - -Ces propos énigmatiques, échangés d’un ton rapide, n’étaient pas pour -diminuer mon malaise. Au creux d’un ravin, entre des rebords en granit -rongés par les mousses, dormait tristement une fontaine à l’eau -ténébreuse et glacée. Mônik s’agenouilla sur la margelle; je crus -qu’elle voulait boire. Mais point. Elle se contenta de puiser quelques -gouttes dans ses deux mains et d’en asperger le sol autour d’elle, en -murmurant de vagues paroles.--Ce furent ensuite des terres hautes, des -_meziou_, des friches dénudées et houleuses, un dernier plateau enfin, -et, devant nous, par delà le miroitement calme de la rivière, Tréguier -surgit, lumineuse, poussée d’un seul jet, ainsi qu’une ville de rêve, -avec les teintes pourprées de ses vieux toits, son peuple de clochetons, -et la flèche de sa cathédrale, toute rose, de grands vols de martinets -tournoyant au-dessus. Le long du quai planté d’arbres, les vergues des -navires, enchevêtrées aux branches, semblaient avoir retrouvé la -frondaison de leurs printemps d’autrefois. Les moindres bruits -arrivaient à nous, très distincts; on percevait jusqu’au claquement des -sabots sur le pavé; des refrains de calfats se croisaient dans l’air. A -l’arrière-plan se voyaient le Minihy, dans un fouillis de verdures, et -Plouguiel, détaché en silhouette sur un dos de promontoire. Tréguier -m’apparut, ce jour-là, comme une cité merveilleuse au centre d’un -paysage enchanté... - -Mônik cependant venait de prendre à droite, par une génetaie; un -colombier désert y projetait son ombre mélancolique. Non loin, deux ou -trois maisons de pauvres, couvertes en glui; en contre-bas, un bouquet -d’ormes ébouriffés par les vents d’ouest, et, à leur pied, dans un -retrait, une petite construction bizarre, semi-chapelle, semi-crèche. -Nous étions au terme de notre course. - ---Fais ta prière, enfant, me dit Mône. Ici demeure le grand saint des -Bretons, ici demeure Yves le Véridique. - -C’étaient les premiers mots qu’elle m’adressait depuis Trédarzec. Elle -ajouta: - ---Mais, d’abord, regarde bien. Sa statue est celle que tu vois dans cet -angle. Il y est représenté tel exactement qu’il était de son vivant, du -temps qu’il était _recteur_ de Tréguier[8]. - - [8] Ainsi s’exprimait l’excellente femme. Est-il nécessaire de faire - observer que les gens du peuple ont leur façon personnelle - d’interpréter, c’est-à-dire de dénaturer l’histoire, et que saint - Yves a été non pas _recteur_, mais _official_ de Tréguier? - -Une vapeur diffuse emplissait le sanctuaire qui ne recevait de jour que -par la porte et par une espèce de lucarne percée dans un des murs -latéraux. Au fond était dressé un autel en maçonnerie, blanchi à la -chaux, où, sur la table de pierre, sans nappe ni ornements, une rangée -de saints s’appuyaient les uns aux autres, épaule contre épaule, comme -une bande d’hommes ivres. Ils avaient, pour la plupart, des traits à la -fois rudes et bénins, encadrés d’une chevelure moutonneuse et d’une -barbe en collier, et rappelaient à s’y méprendre les gens de notre -entourage habituel,--pêcheurs du Trieux et mariniers du Jaudy. Une -statue isolée occupait l’encoignure de droite; c’était elle que me -désignait Mônik. Elle était de taille humaine, beaucoup plus haute que -les précédentes, mais tout aussi fruste; le bois en était fendillé, -pourri, entaché de lèpres et de moisissures. La figure seule avait gardé -les traces d’un peinturlurage ancien, étrangement blêmi; et sa pâleur -mate semblait luire dans l’ombre, comme si elle eût été phosphorescente. -On eût dit la face d’un mort, éclairée d’un reflet de cierges. Je ne la -contemplai du reste qu’à la dérobée, et dans des dispositions d’âme où -la peur l’emportait sur la dévotion--et même sur la curiosité. Je -n’étais pas sans savoir de quels attributs terribles cette image passait -pour être douée. La cardeuse d’étoupes, durant les veillées d’hiver, par -des allusions, des demi-confidences, m’en avait instruit un tant soit -peu. Et je n’étais pas très rassuré de me trouver face à face avec cette -tête glabre dont les yeux étaient d’une fixité déconcertante. - -Mônik avait délacé son soulier gauche--celui du pied dont elle -boitait,--et, en ayant retiré une de ces petites monnaies de bronze, -encore fréquentes à cette époque dans le pays et qu’on appelait des -pièces «de dix-huit deniers», alle l’alla poser délicatement dans un pli -de l’aube du saint; puis, troussant sa cotte et appuyant ses genoux nus -au sol humide, elle entra en oraison. - -Ce fut long, très long. Je m’étais assis dans l’herbe, en dehors de -l’oratoire, l’esprit occupé à suivre des voiles qui descendaient la -rivière, unie et verte comme un lac. Soudain, Mônik se mit à parler tout -haut, d’un ton âpre. Je me penchai, et je la vis qui, debout, -interpellait le saint assez durement, en le secouant par l’épaule. A -plusieurs reprises elle cria en breton: - ---Si le droit est pour eux, condamne-nous! Si le droit est pour nous, -condamne-les; fais qu’ils sèchent sur pied et meurent dans le délai -prescrit[9]!... - - [9] La formule est invariablement la même, et l’on emploie toujours le - pluriel, même lorsqu’il n’y a contestation que d’individu à - individu,--ce qui était ici le cas, ainsi qu’on le verra plus loin. - -Il y avait, dans l’accent et dans le geste, je ne sais quoi de sauvage -et de troublant. - -La vieille sortit du sanctuaire, les yeux allumés d’une flamme mauvaise, -et en fit le tour à l’extérieur par trois fois. Le troisième tour -accompli, elle s’agenouilla devant l’entrée. Quand elle se releva, elle -avait son expression accoutumée, sa figure d’aïeule, d’une enfantine -douceur, et dont les rides même semblaient sourire. - ---C’est fini, me dit-elle. Allons-nous-en bien vite! - -Il fut délicieux, ce retour, dans la joie de la lumière du midi, par une -belle journée de printemps hâtif. Mône causait, causait, comme pour se -dédommager du silence qu’elle avait dû observer jusque-là. A Trédarzec -elle voulut absolument me faire manger des gâteaux à une petite -«boutique» en plein vent. Elle était gaie; des bouts de chansons lui -venaient aux lèvres; jamais je ne lui avais vu cette exubérance. Et elle -ne boitait plus--oh! plus du tout,--trottinait au contraire, d’une -allure ingambe, avec des sautillements d’oiseau. - ---Vous avez l’air tout heureux, vieille mère? - ---Je suis heureuse, en effet, _mabik_[10]. J’ai un poids de moins sur le -cœur. Parmi les commissions qu’on me donne à faire, il en est qui ne -sont pas agréables, mon enfant. - - [10] _Fils_, avec le diminutif de tendresse. - ---Et quelle était celle d’aujourd’hui, s’il vous plaît? - ---Chut! murmura-t-elle, en faisant mine d’écouter un pinson qui -s’égosillait au-dessus de nous, dans une touffe d’aulnes. - -Je n’osai pas insister; on parla d’autre chose... - - * * * * * - -Ce que Mône, par scrupule professionnel, se refusait à m’apprendre, je -l’ai su depuis. - -Un patron de barque de Camarel, en Pleudaniel, avait eu maille à partir -avec son unique matelot, à propos d’un règlement de comptes sur lequel -ils ne s’étaient point trouvés d’accord. De là des paroles aigres et une -mésintelligence qui alla croissant. On continua de pêcher ensemble, mais -on passait souvent vingt et trente heures au large sans échanger un mot. -Et les personnes entendues de dire: - ---Vous verrez que cela finira mal! - -Une nuit, le matelot se présenta, l’air égaré, les vêtements -ruisselants, au poste des douanes de Lézardrieux. Il raconta que la -barque--qui était «mûre»--avait touché une roche, qu’elle avait coulé à -pic, et que le patron, ne sachant pas nager, avait dû «trinquer» une -fois pour toutes. - -Il n’y avait dans ce récit rien d’invraisemblable. On n’inquiéta point -le matelot. Les commères de Camarel, cependant, ne laissaient pas de -jaser; excitée par elles, la veuve du noyé fit un esclandre public, dans -le cimetière, à l’enterrement du cadavre retrouvé au bout du neuvième -jour[11]. - - [11] C’est une croyance invétérée sur le littoral - armoricain,--justifiée d’ailleurs, m’a-t-on dit, par de nombreux - exemples,--que la mer ne rend jamais avant neuf jours les cadavres - des gens qu’elle a engloutis. - ---Oui! oui! s’écria-t-elle, au moment où le cercueil disparaissait dans -la fosse,--nous savons comment tu es mort! Ils pleureront aussi, -crois-moi, ceux que ta perte a réjouis en secret!... - -A partir de ce moment, la vie ne fut plus tenable pour le matelot. Il -n’était point d’avanies qu’il n’eût à subir de la part de la veuve et de -sa nombreuse parenté. En vain voulut-il se louer à un autre patron: -partout il lui fut répondu, sur un ton de sanglante ironie, qu’on -n’avait pas besoin à bord d’un homme qui «portait malheur». Désespéré, -sur le point de quitter le pays, il se rendit chez Mônik, à la nuit -close, pour n’être vu de personne. - ---Il faut qu’Yves le Véridique prononce entre la veuve et moi. Je te -prie de l’aller trouver en mon nom. - -On sait avec quelle ponctualité la «pèlerine» par procuration s’acquitta -de cet office. - -Il paraît que, dans le cours de l’année, la veuve tomba en -«languissance», sécha sur pied comme une plante atteinte dans ses -racines et, finalement, trépassa. Le matelot avait eu gain de cause. - -C’est chose superflue, j’imagine, de faire remarquer combien cette forme -populaire du culte de saint Yves rappelle la fameuse épreuve du -_Jugement de Dieu_ si usitée au moyen âge[12]. Aujourd’hui, le petit -oratoire de Porz-Bihan n’existe plus. Quand j’y suis revenu, cet été, -pour y rafraîchir mes impressions d’autrefois, j’ai revu, dans le ravin, -la vieille fontaine, avec son eau si noire qu’elle ne m’a point renvoyé -mon image lorsque je m’y suis penché; et, sur le plateau découvert, j’ai -revu le colombier promenant autour de lui la même ombre solitaire. J’ai -aussi reconnu les ormes, plus tordus que jamais et comme immobilisés en -des attitudes paralytiques. Au bord de la route pierreuse, c’était le -même groupe de chaumières basses aux lourdes toitures, aux murailles -disjointes étayées par des rames. Mais de l’édicule ancien plus rien ne -restait, si ce n’est les fondations peut-être, quelques moellons épars -enfouis sous de grandes ronces où des enfants d’alentour, pareils au -petit coureur de champs que je fus naguère, cueillaient des mûres à -pleines mains. - - [12] Avec quelque chose de plus moral, toutefois. - -J’ai dit ailleurs[13] à quelle occasion le sanctuaire fut détruit. Le -recteur de Trédarzec, en la paroisse de qui il était situé, y mit le -premier la pioche. Il le fit raser entièrement et relégua la statue du -saint dans le grenier du presbytère. Mais il est plus facile de démolir -un mur que de déraciner une coutume, surtout en Bretagne. On n’en -continue pas moins de venir prier sur l’emplacement de l’oratoire -disparu. Dernièrement, une femme du pays de Goëlo, qui avait été spoliée -par un notaire, y passa la nuit, prosternée sur le sol, sous la pluie -qui tombait à verse,--et s’en retourna chez elle à demi morte de froid, -mais sûre d’être vengée. Vous trouverez aux environs des gens pour vous -affirmer que le saint fait chaque soir le trajet du bourg à Porz-Bihan -pour reprendre possession, jusqu’au matin, de sa «maison» en ruines: ils -l’ont rencontré. - - [13] Cf. la _Légende de la Mort_, p. 222, note 2. Lire aussi le - «Crucifié de Kéraliès», ce sobre, délicat et passionnant récit où - Ch. Le Goffic a reconstitué, dans un autre cadre, les principales - péripéties du drame de Hengoat. La victime s’appelait, en réalité, - Omnès, et la vieille sorcière qui l’alla vouer à saint Yves,--la - Kato Prunennec du roman,--avait nom Kato Briand. Celle-ci fit à - l’instruction des aveux complets, détailla consciencieusement toutes - les pratiques rituelles auxquelles elle s’était conformée. - -La légende ne s’arrête pas en si bon chemin. S’il faut l’en croire, le -recteur «sacrilège» fut puni par saint Yves lui-même de son «forfait», -voici dans quelles circonstances: - -Certaine après-dînée, trois hommes étrangers à la paroisse se présentent -à la porte du presbytère. - ---Qu’y a-t-il pour votre service? leur demande la servante. - ---Nous voudrions parler à M. le recteur. - ---Il est à table. Que désirez-vous de lui? - ---Qu’il nous permette de nous agenouiller devant l’image d’Yves le -Véridique, laquelle est, dit-on, prisonnière dans son grenier. - -Impressionnée par le ton singulier dont étaient prononcées ces paroles, -la servante s’empressa d’avertir son maître, bien qu’il n’aimât guère à -être dérangé au cours de ses repas. Le recteur, sa serviette à la main, -parut aussitôt sur le seuil de la salle à manger. Il avait la mine -furieuse. - ---Sortez d’ici, cria-t-il, vagabonds de grand’route que vous êtes! Saint -Yves n’a que faire de vos prières homicides. - ---Soit! répondit avec calme l’un des inconnus. Puisqu’il en est ainsi, -nous t’assignons tous les trois à son tribunal. C’est aujourd’hui -samedi. Il te reste la nuit pour te repentir. Demain tu ne célébreras -pas la grand’messe!... - -Là-dessus, les personnages mystérieux s’évanouirent, sans qu’on sût -comme. - -... Le recteur a gagné son lit à l’heure habituelle. Il est triste. Des -pensées funèbres le hantent. La servante aussi se sent le cœur étreint -d’une angoisse. Elle a beau se tourner et se retourner entre ses draps, -elle ne peut s’endormir; la sinistre prophétie des trois pèlerins -retentit obstinément à ses oreilles... Soudain, elle sursaute: par -l’escalier du grenier descend un pas lourd, le pas de quelqu’un «qui -serait en bois». - -Il résonne maintenant dans le corridor. Une porte s’ouvre, un cri part. -Et c’est ensuite une plainte longue, entrecoupée de hoquets, comme un -râle. Est-ce chez le vicaire? Il sera toujours temps d’y aller voir. Un -malheur ne s’apprend jamais que trop vite. Et la servante se tient -coite, la face au mur, avec une sueur d’épouvante qui lui ruisselle par -tout le corps... - -Lorsqu’on entra le lendemain, au petit jour, dans la chambre du recteur, -on le trouva dans son lit, mort, et la couverture ramenée sur le visage. - - - - -III - - -Est-il besoin d’ajouter que tout cet ensemble de superstitions auquel le -culte d’_Yves le Véridique_ a donné naissance n’est--aux yeux même de -nos paysans--qu’une perversion du culte pur, autrement large, autrement -humain, qu’ils rendent au vrai saint Yves? - -Parcourez les chaumières du littoral ou, comme on dit en breton, de -_l’armor_ trégorrois. Ce qui vous frappe, dès le seuil, c’est une -enluminure naïve peinte à fresque par un artiste sans prétentions, à -l’endroit le plus éclairé de la maison,--généralement dans l’embrasure -de la fenêtre, là où s’épinglent aussi, en leurs cadres rococo, les -photographies fanées des membres de la famille. Neuf fois sur dix, cette -enluminure représente saint Yves, et, d’une chaumière à l’autre, le type -est invariablement le même: figure imberbe et douce, le corps figé en -une raideur sacerdotale, une bourse dans la main droite, un livre dans -la gauche, l’air d’un tout jeune prêtre frais émoulu du séminaire, d’un -_cloarec_[14] récemment promu au gouvernement des âmes. J’ai connu, dans -mon enfance, des vicaires qui ressemblaient à cette image trait pour -trait, blonds, roses, le geste embarrassé, les yeux méditatifs,--un -mélange de paysannerie et de mysticité. - - [14] Clerc. - -Il exista jadis, de par la Bretagne, une confrérie nomade de peintres -rustiques qui s’en allaient de bourg en bourg, illustrant ainsi de -motifs pieux les demeures des humbles. Médiocres barbouilleurs, pour la -plupart, mais que tourmentait néanmoins un grand rêve d’idéalisme et -qui, parfois, avaient d’heureuses rencontres, des hasards d’inspiration -dignes du vieil Orcagna. Je crains fort que, de ces imagiers populaires, -_Mabik Rémond_ ne soit chez nous le dernier. Il est une des physionomies -les plus originales de la Bretagne finissante. J’ai tenu à lui faire -visite, il y a quelques mois. Sa bicoque couronne un rocher de la -romantique vallée du Guindy[15], à deux kilomètres de Tréguier. Du -dehors, c’est n’importe quelle masure; à l’intérieur, c’est proprement -un sanctuaire. L’autel même y est,--au bas bout de la maison,--faisant -face au foyer. Au-dessus, un tabernacle en terre glaise, enjolivé d’un -mirifique Saint-Sacrement. Comme meubles, le strict nécessaire: un lit, -une armoire, accolés l’un à l’autre, et ayant cette gêne vague des -choses qui se sentent dépaysées. Quant au reste, des murs vides, ou -plutôt peuplés--peuplés à l’excès--des surabondantes visions de Mabik. - - [15] Le Guindy conflue avec le Jaudy, en aval de Tréguier. - -Au moment où je franchis le seuil, le maître de céans est assis dans -l’âtre, sur une escabelle, et surveille la cuisson du repas de midi. Il -m’accueille sans se déranger, à la façon bretonne. - ---Si vous êtes chrétien, vous êtes ici chez vous, me dit-il avec cette -politesse tranquille des hommes du peuple en Basse-Bretagne, qui -laissent les gens venir à eux. - -Deux mascarons grossièrement pétris font saillie aux deux angles de la -cheminée. L’un tient entre les lèvres, en guise de pipe, la pince en fer -du _gôlô-lutik_, de la longue, et fluette, et torse chandelle de résine. -Celui-là, m’explique Mabik, c’est «Ravachol», et l’autre, vis-à-vis, -c’est le «diable» qui le tente. _Le Petit Journal_ a pénétré jusque chez -cet illettré d’Armorique. - -Nous sommes vite devenus bons amis. Je parle breton, et il fume! Tout en -puisant à mon tabac, il me raconte sa vie. Il est né, suivant son -expression, dans une douve quelconque, comme une herbe de hasard. Et -depuis lors il ramone. Entre temps, il s’est marié et a été, comme il -dit, «veuf et _reveuf_». Il en est actuellement à sa quatrième femme. -Et, comme je témoigne quelque commisération: - ---Oh! fait-il philosophiquement, elles sont toujours un peu _avariées_, -quand elles m’épousent... - -Mais il ajoute aussitôt: - ---Toutes jolies, en revanche; mes voisins vous le diront. - -Lui est laid, chauve, la barbe hirsute et orde, les prunelles de -travers, un _paysan du Danube_--y compris l’éloquence--avec la suie en -plus, des plaques de noir de fumée encroûtant ses vieilles joues. Si on -lui demande pourquoi, ayant la rivière à sa porte, il ne s’y lave -jamais, il répond, non sans malice, que, pendant un quart d’heure au -moins, cela troublerait «l’âme claire de l’eau courante» et la -dégoûterait peut-être de chanter. Elle a bien assez à faire, prétend-il, -de décrasser les bourgeois. Ces bourgeois, il les exècre; il a pour eux -le mépris chevelu des rapins de 1830, interprété dans une langue dont je -me refuse à traduire les violences pittoresques. - ---Parlons un peu de vos saints, Mabik Rémond. Commentez-moi votre musée. - ---Voilà. C’est sur ces murailles que je m’essaie. Quand j’ai campé mon -bonhomme et que je l’ai désormais en main, je passe par-dessus une -couche de lait de chaux,--et j’entreprends autre chose. Vous voyez ce -saint Trémeur? Je l’ai refait quinze fois. C’est très difficile à -attraper, un personnage de cette sorte, qui a sa tête dans les bras au -lieu de la porter sur ses épaules. Ce saint Laurent aussi m’a coûté -beaucoup de peine, et plus encore ce saint Herbot... Mes modèles? -Parbleu, les statues de bois ou de pierre devant qui je m’agenouille -dans les chapelles, durant mes campagnes de ramonage à travers le pays -trégorrois, depuis Plestin jusqu’à Paimpol. Je les contemple, je les -prie, et j’emporte leur image dans mes yeux... - -Il est resté fidèle, en effet, à la tradition ancienne. Les «Primitifs» -bretons lui ont légué leur secret avec leur âme, et il reproduit avec -une sincérité surprenante leur «faire» inhabile et si expressif. Cela -est d’un art simpliste, presque grossier, et où cependant se manifestent -à la fois un symbolisme d’une qualité rare et un sentiment très précis -de la réalité. - ---Quand et comment vous est-elle venue, Mabik, l’idée de vous faire -_peintureur_ de saints? - ---Hé! sait-on pourquoi les étoiles se lèvent, lorsque descend la -nuit?... J’ai toujours aimé les belles choses des églises,--des vieilles -églises d’autrefois, lesquelles étaient pleines de merveilles qu’on ne -verra plus... Tout enfant, en cheminant comme ça de quartier en -quartier, pour exercer mon métier de ramoneur, il m’arrivait souvent de -coucher dans des sanctuaires abandonnés des fabriques et dont on ne -songeait même plus à fermer la porte. Je restais longtemps sans dormir -ou bien je me réveillais sans cesse, et je croyais entendre, dans -l’ombre, les pauvres saints pleurer. Ils me disaient: «Mabik, nous -sommes plus âgés que ne le serait aujourd’hui ton trisaïeul[16]; notre -sort est triste; quand nous aurons fini de pourrir, qui se souviendra de -notre visage?...»--Puis, écoutez-moi bien: les femmes font quelquefois -des scènes; en pareil cas, moi, je déguerpis. Vous n’êtes pas sans -connaître l’oratoire en ruines de saint Elud[17], dans la pinède, un peu -au-dessus de la Fontaine-de-Minuit. Là, j’ai mon refuge, ma maison de -paix. Là, plus de bruit humain, plus de paroles querelleuses, mais une -solitude profonde où les jours s’écoulent avec lenteur, sous les grands -arbres mélodieux... Un hiver, peu de temps après mes secondes noces, j’y -vécus un peu plus d’une semaine. J’avais pris, pour ma nourriture, -quelques croûtes de pain, et, quant à la boisson, je n’avais qu’à puiser -à la source. Les nuits étaient lumineuses et glacées. Je m’étais aménagé -un toit de fougères qui me garantissait la tête: un feu d’aiguilles de -pin me réchauffait les pieds. Or, un soir que je venais de m’assoupir, -quelqu’un m’appela par mon nom. Je rouvris les yeux, et, devant moi, -dans la brume blanche qui s’élevait de la vallée, je vis surgir une -apparition, un fantôme de saint que je reconnus aussitôt. C’était Yves -de Kervarzin, le prêtre secourable, hébergeur des vagabonds et patron -des sans-le-sou[18]... Tel il s’est montré à moi, celle nuit-là, tel je -l’ai représenté depuis, partout où j’ai pu, avec sa toque noire, avec sa -longue soutane, avec son aube fine, si étincelante qu’elle semblait -tissée de clair de lune. - - [16] On dit en breton «da dad kûn» _ton père doux_. - - [17] C’est peut-être le site le plus gracieux de l’exquise vallée du - Guindy. La rivière au bas, claire, chantante, déroulant sur un lit - de gravier, à travers des prés d’un vert intense, ses méandres - harmonieux. Sur une des collines de la rive gauche, un bois de pins - et, à son ombre, les ruines de l’oratoire. Celui-ci devait couvrir à - peine trois mètres carrés de superficie. Il était bâti de quelques - pierres mal liées avec de l’argile. On raconte que saint Elud,--le - même, j’imagine, que saint Iltud,--eut là son ermitage. - - Quant à la Fontaine-de-Minuit (Feunteun-Anternoz), son eau - mystérieuse filtre d’un rocher, au pied de la colline. J’ai dessein - de raconter ailleurs ses vertus. - - [18] «An dud a bemp liard», disait Mabik, les _gens de cinq liards_. - -»C’est lui qui a commencé ma réputation. Je l’ai peint d’abord dans une -ferme, puis dans une autre. Finalement, dès que j’entrais dans une -maison, on m’appréhendait à la veste: - -»--Ramone ou ne ramone pas, cela nous est égal, mais tu vas le dessiner -là, tu vas dessiner ton _Sant Erwan_! - -»Aujourd’hui encore, quand je passe devant les seuils, les petits -enfants s’attroupent et crient: - -»--C’est Mabik Rémond, c’est l’_oiseau noir_ de saint Yves! - -»Les meilleures choses, hélas! n’ont qu’un temps. Reste-t-il, en Trégor, -reste-t-il une seule maison de marin ou de paysan qui n’ait point sur sa -muraille la grande image sacrée? Pauvre de moi, j’ai dû chercher -d’autres motifs. Oh! je sais bien, dans notre pays ce ne sont pas les -saints qui manquent. En ces parages même, il en débarqua des _batelées_ -qui avaient pour pilote Lewias, et Tudual pour capitaine. Je les connais -tous. Au besoin, je vous dirais leurs noms, leur histoire et la figure -qu’ils ont laissée d’eux. Je puis, avec un peu de terre à briques et de -noir de fumée, leur redonner un semblant de vie. On me commande: -«Fais-nous tel saint, Mabik»; et je le fais. Mais, voyez-vous, si -j’étais maître de ma destinée, je ne peindrais jamais que des saint -Yves. Les galopins des campagnes ont raison. Peintre de saint Yves je -suis, peintre de saint Yves je mourrai!...» - -Ainsi me parla Mabik Rémond, en ce paisible après-midi d’août où je fus -momentanément son hôte, tandis que le moulin de Job-An-Dû _tictaquait_ -ferme au creux du vallon et que les cloches du Minihy carillonnaient -pour un baptême. - - - - -IV - - -Deux années auparavant, aux vacances de 1890, j’étais assis sous les -grands ombrages du jardin de Rosmapamon. Et là, le plus merveilleux -enchanteur que la Bretagne ait produit, depuis Merlin, évoquait devant -un groupe d’intimes--à propos de l’inauguration, alors prochaine, du -nouveau tombeau de saint Yves--les souvenirs de son enfance qui se -rattachaient à l’ancien monument. - ---Je ne l’ai pas vu de mes yeux, disait-il. Il avait été détruit pendant -la Révolution par ce bataillon de vandales étampois qui a laissé dans -toute notre Armorique tant de traces funestes de son passage. Mais les -personnes vénérables de mon entourage en avaient retenu l’image dans -leur mémoire. Elles m’en ont souvent fait la description. C’était -vraisemblablement une très belle chose. Nos sculpteurs de pierre du XVe -siècle étaient des artistes ingénieux et très personnels. Il est bien -regrettable qu’un tel chef-d’œuvre ait disparu. De mon temps, il n’y -avait plus à la place où il s’éleva qu’une dalle en marbre rouge que je -me souviens d’avoir vue. Ma mère avait sa chaise tout à côté, au pied de -la chaire. Cette dalle fut enlevée depuis, quand on conçut le projet de -rétablir le monument; et l’on pratiqua des fouilles, dans l’espoir de -découvrir des reliques. Croiriez-vous que l’on ne trouva rien! Cela est -à l’honneur de la probité toute bretonne de nos ecclésiastiques... Des -prêtres italiens eussent infailliblement découvert quelque chose. - -Par un respect peut-être trop scrupuleux de la tradition, on a édifié le -nouveau cénotaphe sur l’emplacement de l’ancien. Je le déplore. Où il -est, il manque d’air et de lointain. En tout autre lieu, dans le «chœur -du Duc», par exemple, il eût fait meilleure figure. Il serait du moins à -souhaiter qu’à l’aide d’un fond approprié, de couleur sombre, on lui -permît de ressortir davantage[19]. - - [19] Voir la description que M. de la Borderie a donnée du tombeau. On - sait d’ailleurs les beaux travaux que ce savant a consacrés à la - mémoire du saint. - -Je déplore aussi que, dans la galerie des personnages qui font cortège à -la statue de saint Yves, on ait omis ce bon Jehan de Kergoz qui fut son -mentor, le plus vigilant de ses amis. J’ai visité autrefois, dans un -vieux manoir de Kerborz, la salle où ils étudièrent ensemble, Jehan -faisant l’office de répétiteur. Quand vint l’heure du départ si redouté -des mères bretonnes, du départ pour Paris, c’est à Jehan de Kergoz que -dame Azou du Quinquiz confia son fils, avec les plus minutieuses -recommandations. Il prit sa tâche au sérieux et conduisit Yves, comme -par la main, jusqu’à l’âge d’homme. Vous savez que celui-ci mourut -prématurément. Jehan s’obstina à vivre jusqu’à ce qu’il lui eût été -donné d’assister à la canonisation de son élève. Il vint déposer à -l’enquête, et ce dut être, j’imagine, un très beau spectacle. Il avait -plus de quatre-vingt-dix ans; néanmoins, il parla avec un enthousiasme -si juvénile que, non content de convaincre son auditoire, il le fit -pleurer. C’est dans cette attitude qu’il eût fallu le représenter sur -une des faces du tombeau. Je l’y ai cherché en vain. C’est une lacune -fort regrettable. - -... Je reproduis avec une fidélité textuelle les termes de la causerie. -Quant au reste, hélas!--quant à cette grâce à la fois si simple et si -subtile dont il parait les moindres choses, le prestigieux conteur en a -emporté le secret. - -J’étais à Tréguier, le lundi 8 septembre, deuxième jour du _Triduum_. Le -contraste était saisissant, de ces vieilles rues engourdies depuis des -siècles dans une somnolence de cloître, et de ces longues foules -sinueuses et grouillantes labourées de profonds remous. Le dirai-je? -L’éclat même donné à ces fêtes froissa dès l’abord ma religiosité -bretonne. Il y avait là trop de mise en scène, une orchestration trop -savante, trop de curieux aussi, trop de «blagueurs», trop de -photographes. Notre race a des pudeurs jalouses, surtout quand il s’agit -du plus intime d’elle, de ces exquises dévotions surannées où elle se -réfugie et se complaît. Sous d’âpres dehors, elle est discrète, fine; -l’ostentation l’effarouche. A ses pardons habituels vous n’entendrez -guère que des sons voilés de tambours et le sifflet pastoral des fifres. -Le tintamarre des cuivres bouleverse l’harmonie de son rêve intérieur -qu’elle ose à peine se murmurer à elle-même. Pour moi, tout ce bruit me -choquait d’autant plus, en cette circonstance, que je savais de quelle -réserve délicate s’enveloppe au pays de Tréguier le culte de saint Yves. - -Dès les premières nuits de mai, alors que, selon la jolie expression -locale, le ciel _s’ouvre_, semble planer de plus haut sur la terre, -l’usage est de se rendre au Minihy par la route obscure et odorante, -bordée d’aubépines en fleurs. On se réunit après souper, par groupes, au -pied de l’immense calvaire qui marque l’entrée de l’asile, de l’_ager_ -sacré. C’est à la fois une promenade et une procession; on chemine à pas -lents, sous les étoiles; l’air est doux, traversé de senteurs -balsamiques; nulle croix en tête, pas de clergé ni de chantres. Le -silence est de rigueur. Les prières s’exhalent en un vague chuchotement -qui ne trouble point la paix des choses. C’est comme un défilé d’ombres -dans la nuit. Les vieilles citadines, aux délicieuses cornettes -d’autrefois, étouffent leurs pas menus dans des chaussons de ouate, les -mains dissimulées sous l’ampleur des manches, à la façon des nonnes. Le -long des douves, d’intervalles en intervalles, des mendiants sont -accroupis, manchots, culs-de-jattes, aveugles, lépreux, la plupart -agitant des torches qui avivent leurs plaies de larges reflets -sanglants,--tous, clamant et se renvoyant de l’un à l’autre, avec un -singulier mélange de cabotinage et de sincérité, la mélopée tragique de -leur misère. D’aucuns ont les genoux comme incrustés dans le sol. On les -prendrait, à leur immobilité, pour des statues. D’autres sont debout, la -tête rejetée en arrière; et dans le blanc de leurs yeux convulsés se -réfléchit par instants la lueur des astres. D’autres encore montrent -d’un beau geste toute une smala endormie autour d’eux, des chérubins -crépus couchés à même dans l’herbe du fossé et sur qui veille une -chandelle de suif avec une fougère pour support. Et les lamentations -éclatent, voix rauques de vieillards, glapissements aigus de femmes... -_En hanô sant Erwan!... En hanô sant Erwan[20]!..._ L’aumône versée, la -plainte s’apaise, et le silence redevient profond. Durant tout le -trajet, les pèlerins n’échangent pas une parole. C’est le _pardon mut_, -le «pardon taciturne», une des formes les plus usitées de la dévotion -bretonne. - - [20] Au nom de saint Yves! Au nom de saint Yves!... - -Une population qui entend de la sorte la piété n’est guère faite--on en -conviendra--pour goûter les manifestations pompeuses, toujours un peu -mêlées et discordantes. - ---_Ma Doué!_ murmurait auprès de moi une paysanne de Louannec, comment -prier au milieu de tout ce bruit? - -Il y avait là des milliers de gens qui pensaient comme cette paysanne. - -Qu’on ne m’accuse pas au moins d’incriminer en bloc, par esprit de -dénigrement, ces fêtes que l’opinion générale s’accorda à trouver -«réussies» et dont quelques épisodes--le feu d’artifice mis à -part--eurent un caractère d’incontestable beauté. Telle, entre autres, -cette veillée des fidèles dans la cathédrale, pendant la nuit du lundi -au mardi. Une chose très bretonne, celle-là, très impressionnante aussi. -Lorsque je pénétrai à l’intérieur de l’église, il était une heure -avancée. Malgré la fraîcheur nocturne et les courants d’air qui -s’engouffraient par les portes ouvertes, on respirait une tiédeur fade, -l’haleine épaissie de la multitude prosternée là et sommeillant à demi, -en des poses d’hébétement et de lassitude. Les lourds piliers montaient, -humides, moussus, pareils à d’immenses troncs d’arbres balançant là-haut -sous les voûtes, au vacillement de quelques cierges, de mystérieuses -frondaisons d’ombre. Une oraison éparse, continue, monotone, rôdait à -travers le silence, courait comme un vol de bourdon sur toutes les -lèvres, peut-être même sur celles des évêques de pierre couchés, les -mains jointes, sous le cintre bas des enfeux. Dans toute cette obscurité -confuse et chuchotante, une seule chose lumineuse: le «tombeau»,--sorte -de catafalque blanc, vivement éclairé par une forêt de cires ardentes et -où reposait, blanche aussi, de l’étincelante blancheur du marbre, -l’image funéraire de saint Yves. Le long de la grille qui entoure le -monument, c’était un perpétuel glissement de silhouettes fantômatiques, -dans un bruit de prières et de chapelets égrenés. Soudain, une voix -isolée, une voix d’homme, large et pleine, entonna, sur l’air d’une -vieille complainte guerrière[21], un cantique en langue armoricaine -composé par un prêtre de l’endroit[22]: - - [21] La _gwerz_ de «Lézobré». - - [22] Le chanoine Le Pon. - - _N’hen eus ket en Breiz, n’hen eus ket unan, - N’hen eus ket eur Zant evel sant Erwan..._ - - Il n’y a pas en Bretagne, il n’y en a pas un, - Il n’y a pas un saint comme saint Yves. - -Cela fit l’effet d’une diane dans la cour d’une caserne endormie. Un -grand frisson secoua la foule. Les plus engourdis sursautèrent. Un chœur -formidable se mit à répéter chaque verset à la suite du chanteur. Ce fut -une clameur folle, éperdue, dont toute la cathédrale vibra. Les cierges -eux-mêmes, comme ranimés, brûlèrent d’une clarté plus joyeuse. Puis, les -voix s’éteignant, tout s’assombrit de nouveau; et l’on ne vit plus de -lumineux au fond de la nef que le blanc cadavre de saint Yves, veillé -par un peuple de pauvres gens... - -Le lendemain, dans une flambée de soleil, à l’issue de la grand’messe, -les processions débouchaient du porche. Vingt paroisses étaient là, -clergé en tête, et tous les évêques bretons, successeurs des Pol, des -Brieuk, des Tudual, et tous les béguinages de la vieille cité monacale, -les coiffes rabattues sur le visage, les yeux décolorés et craintifs. -Les cloches se mirent en branle, non seulement celles de la cathédrale -et des couvents voisins, mais celles encore des bourgs les plus -rapprochés, de Plouguiel, du Minihy, de Trédarzec, de Kerborz, si bien -que cela roulait et retentissait dans tout l’espace comme les grandes -houles ondulées d’une mer sonore. Le défilé commença. Entre deux rangs -d’oriflammes se balançaient à des hampes aussi solides que des mâts les -bannières splendidement ouvragées des paroisses, les unes toutes neuves -et comme constellées, les autres, plus vénérables, étalant avec une -sorte de gloire leurs ors délustrés et leurs broderies éteintes. Sur la -plupart se détachaient presque en relief les lourdes images des saints -du Trégor. On lisait les noms au passage: Trémeur, Tryphine, Coupaïa, -Bergat, Sezni, Gwennolé, Gonéry, Liboubane, toute une litanie barbare -que les «étrangers», accourus en amateurs des villégiatures de la côte, -s’efforçaient en vain d’épeler. Devant le crâne d’Yves Héloury, enchâssé -dans un magnifique reliquaire, marchaient six pages vêtus de jaune et de -noir, aux couleurs du saint, et portant sur la poitrine les armes de -Kervarzin, quatre merlettes sur champ d’or. Derrière venaient les -prélats, les prêtres; la foule suivait, chantant--sur le ton du vieil -hymne de guerre--le cantique de «sant Erwân». Et c’était assurément très -beau. - -On fit, en cet appareil grandiose, le tour des rues de Tréguier. Mais, -au grand étonnement des fidèles, on ne s’engagea point sur les terres du -Minihy, on n’alla pas rendre visite à saint Yves dans sa vraie «maison». -Je me plais à croire que ce fut par respect pour de certaines -convenances que les Bretons ont coutume de formuler dans cet adage: à -chaque pays son pardon. - - - - -V - - -Il n’y en a qu’un qui soit proprement le pardon de saint Yves: c’est -celui qui se célèbre au Minihy, dans la journée du 19 mai. - -... Nous demeurions, en ce temps-là, à Penvénan--un gros bourg triste -sur un plateau dénudé, coupé de talus broussailleux, entre le Guindy et -la mer. La commune est vaste. Dans l’intérieur vivent des laboureurs -aisés, semeurs de froment et pasteurs de troupeaux. Quelques-uns sont -riches, ont des fermes spacieuses bâties en pierres de taille comme des -manoirs. Il n’en est pas de même des clans de pêcheurs, disséminés le -long du littoral. L’aisance est à peu près inconnue dans ces hameaux. -Les hommes en sont absents pendant cinq et six mois de l’année, presque -tous occupés aux campagnes lointaines et périlleuses de Terre-Neuve ou -d’Islande. Beaucoup ne reviennent jamais. Leurs familles tombent dans la -détresse, vont grossir la bande des «chercheurs de pain». On sait -d’ailleurs qu’en Bretagne ce n’est pas une honte de mendier, si même ce -n’est pas un honneur. Les misérables, comme les fous, sont tenus pour -des êtres sacrés. Qui leur manque de respect encourt la damnation -éternelle. Aussi les traite-t-on avec les plus grands égards; ils ont -partout leur écuelle dans le dressoir, leur pailler sous la grange ou -dans l’étable. Au pays de Tréguier, ils forment une espèce de -corporation et s’intitulent eux-mêmes, non sans orgueil, les «clients de -saint Yves». Quand sa fête approche, infirmes et loqueteux se redressent -dans leurs haillons, font sonner allègrement leurs béquilles: - ---Voici notre pardon, disent-ils,--_pardon ar bêwien_, le pardon des -pauvres! - -Je voudrais esquisser en quelques lignes la physionomie de l’un de ces -clients du saint, le plus honnête homme peut-être que j’aie connu. On -l’appelait Baptiste tout court, comme s’il n’eût jamais porté d’autre -nom. Il habitait, sur la route de Lannion, une masure à laquelle il ne -manquait guère que des murailles et un toit. La pluie et la neige y -avaient leurs libres entrées, et le vent s’y installait comme chez lui. -Les chats sans domicile pullulaient dans les recoins, indépendamment de -quantité d’autres bêtes. Quand on en plaisantait Baptiste, il vous -répondait avec une philosophie tranquille: - ---_Dûman ê ty an holl_ (Chez moi, c’est la maison de tout le monde). - -Il avait des idées très particulières sur l’hospitalité. C’était un -sage, à la manière des Cyniques, professant pour les réalités -extérieures une sereine indifférence, n’attachant de prix qu’aux choses -de l’âme. Cependant il tenait beaucoup à sa pipe, et son front se -rembrunissait dès qu’il n’avait plus de quoi fumer. Un petit verre -d’eau-de-vie de temps en temps n’était pas non plus pour lui déplaire. -Mais, voilà tout. Nulle autre passion ne troubla ce cœur simple. Il -entra dans la tombe aussi pur qu’au sortir de son berceau d’enfant. Il -mourut aux abords de sa quatre-vingtième année, une nuit de verglas, -sans un témoin, sans un cri, «s’étant lui-même fermé les yeux», selon -l’expression de la voisine qui la première s’aperçut de sa mort. Quand -on lui retira ses vêtements, on trouva dans ses poches, outre sa pipe et -sa blague, un vieux morceau de lettre qu’on ne put déchiffrer et, sur sa -maigre poitrine velue, un scapulaire. Quelques jours auparavant, il -avait accosté mon père dans la rue. - ---Je compte sur vous pour me _prêter_ un drap, lorsque le moment sera -venu de m’ensevelir. - -Il ne doutait point d’être un jour à même de le rendre, dans l’autre -monde. Ainsi les anciens Celtes se fixaient des échéances par delà le -terme de cette vie. Baptiste différait en ceci des pauvres gens ses -confrères: non seulement il ne demandait pas l’aumône, mais il la -repoussait, avec une colère mal contenue, si gracieusement qu’elle lui -fût offerte. Là-dessus il était intraitable. Il prétendait que le pain -qui n’a pas été gagné étouffe qui le mange. En descendant, le matin, je -le trouvais souvent installé dans l’âtre de la cuisine, et fumant. Il -avait un sentiment inné de la délicatesse, prenait toujours prétexte de -sa pipe à allumer ou d’une nouvelle à dire pour entrer dans les maisons. -Encore fallait-il qu’il eût en sympathie les hôtes. Moi, il m’aimait -pour les choses que j’aimais,--pour tout le passé breton dont je tâchais -dès lors à rassembler les reliques. Quant à mes parents, il ne -connaissait dans son entourage personne qui leur fût comparable. En quoi -il avait bien raison, l’excellent homme!... J’allais à lui, nous nous -serrions la main et l’on causait... Survenait ma mère qui le priait à -déjeuner «sans façons». - ---Au cas où vous auriez quelque besogne à me donner, oui! sinon, vous -savez que c’est non! - -Il y avait toujours «quelque besogne» en réserve pour Baptiste. On lui -gardait de préférence celles qui paraissaient exiger beaucoup de force, -comme de transporter du fumier ou de fendre du bois. Il s’en acquittait -avec une inhabileté charmante, le pauvre vieux! Mais c’était une âme -douce, prompte aux illusions. Il se persuadait de bonne foi qu’il avait -fait merveille, et mesurait la qualité de son travail à la sueur -ruisselante sur ses joues évidées. - ---Vous vous fatiguez trop, Baptiste, lui disait ma mère. Nous vous -tuerons dix ans plus tôt. - -Ce compliment le touchait aux moelles; il rayonnait. Nous le faisions -asseoir à table, au milieu de nous, comme c’est l’usage dans les -anciennes demeures bretonnes. Il avait très faim--ne goûtant pas au pain -tous les jours--et cependant il fallait le forcer à manger. Que de fois, -à son insu, nous lui avons empli les poches! Sa conversation était des -plus intéressantes. Il avait vu «vivre beaucoup de monde et passer -beaucoup de choses». Des trésors de connaissances populaires accumulées -roulaient pêle-mêle dans sa mémoire, ainsi que les galets sur la grève à -l’heure de la marée montante. Je pillais dans le tas, à la façon des -ramasseurs d’épaves... - -Un soir, il se montra sur notre seuil, décemment vêtu de haillons -presque propres. - ---Voulez-vous assister au _pardon des pauvres_? me demanda-t-il. Je suis -attendu chez le fermier de saint Yves,--mon ami Yaouank,--à qui j’ai -rendu quelques services. - -L’aubaine était des meilleures. Je m’empressai d’accepter. - -Déjà, au cours de l’après-midi, j’avais cru remarquer que le bourg était -plus animé que de coutume. De tous les petits chemins de grève -débouchaient des troupes de mendiants. Hommes, femmes, enfants, ils -traversaient la place, sans s’arrêter, sans même jeter un regard aux -portes des maisons, puis tournaient à l’angle de la route de Tréguier où -ils disparaissaient, entre les haies des ajoncs reverdis. - -Nous prîmes la même direction. Il était près de sept heures: derrière -nous, du côté de Perros, le soleil à son déclin ressemblait à la gueule -embrasée d’un four. Sur nos têtes, de petites nues floconneuses, -blanches comme une laine qui sort du lavoir, dormaient au fond du ciel, -suspendues et immobiles. Quoique ses jarrets eussent fléchi sous le -poids de l’âge, Baptiste ne laissait pas de cheminer d’une allure assez -ingambe. Comme je lui en faisais l’observation: - ---Qui naît pauvre doit avoir bon pied, me dit-il, dans la forme -sentencieuse qui lui était habituelle. Ce n’est pas sans raison qu’on -appelle les gens de ma sorte des _baléer-brô_, des batteurs de pays. Le -pain ne venant pas à nous de lui-même, force nous est d’aller à lui, et -c’est un métier où il faut des jambes... ou des béquilles, ajouta-t-il, -en me montrant un éclopé qui se tortillait, un peu en avant de nous, -entre ses deux piquets de bois. - -Baptiste continua: - ---Les livres vous ont sans doute appris quel marcheur était saint Yves, -notre patron. - ---Apprenez-le-moi, _parrain_; les livres ne parlent point de ces choses. - ---De quoi parlent-ils donc?... En tout cas, voici. Quand Yves fut d’âge -à fréquenter l’école, ses parents se trouvèrent fort embarrassés. Il n’y -avait pas à cette époque, dans toute la région du Trégor, un seul maître -qui fût digne de lui donner des leçons. A Yvias[23], il y en avait un, -très savant. Mais c’était là-bas, au fin fond du Goëlo, à huit lieues du -Minihy. Et Azou du Quinquiz ne voulait mettre son fils en classe qu’à la -condition qu’il prendrait tous ses repas au milieu des siens et qu’il -rentrerait coucher au logis, chaque soir. L’idée de se séparer de lui -complètement lui était trop cruelle. D’autre part il importait de le -faire instruire au plus vite, pour qu’il devînt un grand saint. Yves -s’aperçut que sa mère avait de longues heures de tristesse et finit par -lui demander la cause de son chagrin. - - [23] Cette légende est probablement née d’un rapprochement établi par - la logique populaire entre le nom d’_Yves_ et celui d’_Yvias_. - ---Ce n’est que cela! s’écria-t-il. Ficelle-moi mon abécédaire et mon -catéchisme. Demain matin, à la première aube, je partirai pour Yvias -et--sois tranquille--avant midi je serai de retour. - -On le laissa faire à sa tête. Il se mit en route pour Yvias, portant sur -l’épaule son petit paquet de livres noué d’une ficelle. Il était déjà à -sa place, dans son banc, quand les autres écoliers arrivèrent. Il y -demeura sans bouger, bien attentif et bien appliqué, jusque vers onze -heures et demie. A ce moment il se leva. - ---Qu’avez-vous donc? lui demanda le maître. - ---Il est temps que je parte. J’entends le pas du sacristain du Minihy -montant les marches de la tour, pour aller sonner l’angélus. - ---Cela n’est pas possible. - ---Mettez votre pied sur le mien. Vous entendrez comme moi. - -L’angélus de midi n’avait pas fini de sonner que le jeune saint était de -retour auprès de sa mère, dans la grande salle de Kervarzin. Ce fut, -dit-on, son premier miracle; deux années durant il le renouvela deux -fois par jour. - - - - -VI - - -Nous n’avions, ni Baptiste ni moi, les ailes invisibles d’Yves Héloury. -Le crépuscule tombait, comme nous en étions encore à grimper le -raidillon qui permet de joindre le chemin du Minihy, sans passer par la -ville. Nous n’échangions plus guère que de rares paroles. L’ombre invite -au silence. J’éprouvais cette vague angoisse qui vous pénètre le cœur, à -mesure que la tristesse grise du soir envahit les choses, comme un -mystérieux avertissement que tout doit finir. Soudain, au sortir d’une -brèche, la silhouette--découpée sur le sol--d’un haut clocher solitaire -et veuf de son église se profila jusqu’à nos pieds. C’était la tour -Saint-Michel. Nous nous attendions, certes, à la trouver là, debout sur -cette échine de pays, dans son enclos jonché de ruines; mais -l’apparition du fantôme de pierre fut si subite qu’elle nous -impressionna comme une rencontre de mauvais augure; machinalement, nous -pressâmes le pas. Des corbeaux, perchés dans les trous de la flèche, -croassaient pour appeler les retardataires de la bande, en secouant -leurs longues ailes noires qui, dans l’atmosphère trouble du crépuscule, -nous paraissaient démesurées. - ---Hâtons-nous! hâtons-nous! murmura Baptiste. - -Ce lui fut une occasion, quand nous eûmes perdu de vue le clocher -sinistre, de me raconter sa légende. - -Ceci se passait peu d’années après la mort d’Yves Héloury. Déjà les -pauvres, ses protégés, avaient fait de son bourg natal un lieu de -pèlerinage. Ils y venaient comme aujourd’hui de toutes parts, en très -grande dévotion, et ceux d’entre eux qui habitaient l’_armor_ -traversaient nécessairement pour s’y rendre les terres de Saint-Michel. -Or, Saint-Michel était en ces temps une espèce de villégiature de -nobles. Les gentilshommes de Tréguier y avaient presque tous leur maison -de campagne où ils s’installaient avec leur famille pendant la belle -saison, depuis la mi-avril jusqu’au commencement d’octobre. Afin que -leurs dames trouvassent la messe à leur porte, ils avaient édifié à -frais communs une magnifique église qui, bâtie sur un point culminant, -dominait de très haut les clochers d’alentour--y compris la cathédrale -même (à laquelle elle n’avait, dit-on, rien à envier pour la splendeur). -Et quant au desservant, il avait été stipulé qu’il devrait, lui aussi, -être de grande race. Bref, on ne vivait dans ce terroir qu’entre -seigneurs. On y menait d’ailleurs joyeux tapage. Ce n’étaient, tous les -jours que Dieu fait, que chasses à courre, sonneries de trompes, -bombances, beuveries, ripailles et ribaudailles. Vous pensez bien que -ces gens-là n’avaient souci de saint Yves ni de ses pauvres. Lorsqu’ils -virent que ceux-ci se mettaient à faire passage à travers leurs halliers -et leurs champs, ils en conçurent de l’émoi. - ---Laisserons-nous donc ce peuple en guenilles troubler nos plaisirs par -le spectacle ambulant de sa misère? - -Conseil fut tenu. Et, à quelque temps de là, des crieurs firent assavoir -dans les paroisses que les vingt ou trente domaines sis en Saint-Michel -seraient frappés dorénavant d’un droit de péage et qu’il serait perçu un -«sou jaune» par personne et par tête. Faute du paiement duquel le -délinquant encourrait telle peine qu’il plairait à «messeigneurs» de lui -appliquer. Exiger d’un va-nu-pieds l’impôt d’une pièce d’or! Vous voyez -ce que cela avait de drôle. Lesdits seigneurs rirent beaucoup de -l’invention. Mais ce n’est pas tout de rire, si l’on en croit le -proverbe; il faut avoir chances de rire longtemps. Les gentilshommes de -Saint-Michel en firent l’expérience, et elle leur coûta cher. - -Un an, deux ans, tout alla bien. L’édit avait porté. Les pauvres -faisaient un grand détour et «passaient au large». Saint Yves, sans -doute, n’était pas très content de cette façon d’en user avec les siens, -mais attendait que le moment fût venu de manifester sa juste colère. Ce -moment se présenta. Un malheureux aveugle s’égara un jour dans les -sentiers prohibés. Des gardes le saisirent et l’amenèrent devant -l’assemblée des seigneurs. - ---Ah! ah! s’écrièrent ceux-ci, nous en tenons donc un!... Où allais-tu -ainsi, vagabond? - ---A Saint-Yves, vénérables sires. Puissent ses bontés être sur vous! - ---Tu as été pris traversant nos terres. Tu vas payer l’amende! - -Pour toute réponse, l’aveugle retourna ses poches qui étaient en -lambeaux et d’où tombèrent seules quelques miettes de pain d’orge. Les -seigneurs firent un signe aux gardes. L’instant d’après on hissait le -pauvre homme dans le clocher et on l’amarrait à l’arbre en fer de la -croix, au sommet de la flèche. - ---Prie saint Yves qu’il te rende la vue, lui dirent ses bourreaux. Tu es -à la meilleure place pour contempler son pardon. - -Ils n’avaient pas fini de parler que le ciel devint d’un noir d’encre. -Une obscurité épaisse enveloppa le monde, comme au jour où mourut le -Christ. Et, du ventre des nues, s’élancèrent des serpents de feu. En un -clin d’œil l’église, les manoirs, les bois, les cultures, tout fut -dévasté, incendié, réduit en cendres. Seule la flèche fut épargnée, -parce qu’elle portait le corps martyrisé du vieillard. On dit même, au -sujet de celui-ci, que des mains invisibles dénouèrent ses liens, et -qu’il se retrouva, sans qu’il sût comme, cheminant sain et sauf dans la -direction du Minihy. Quant aux gentilshommes de Saint-Michel, il ne -resta d’eux aucun vestige, si ce n’est leurs âmes qui, transformées en -corbeaux, sont condamnées à voler sinistrement, jusqu’au jour du -Jugement dernier, autour du clocher solitaire. - ---_Doue da bardono d’an Anaon!_ (Dieu pardonne aux défunts!) conclut -Baptiste, en se signant au front, aux lèvres et à la poitrine. - -Nous entrions dans le bourg du Minihy. L’ouverture de l’unique rue -donnait sur une échappée de campagne dévalant en pente douce vers la -berge goémonneuse du Jaudy. L’eau de la rivière brillait au bas, d’une -lumière froide, sous le calme firmament nocturne. Nous longeâmes le -cimetière où des pèlerins circulaient en silence. Par la baie du -portail, le regard plongeait dans l’église, suivait une avenue de -cierges qui allait se rétrécissant et comme s’éclairant à mesure. - -Où nous étions maintenant il faisait très sombre; des arbres au -feuillage épais, des châtaigniers peut-être, formaient voûte au-dessus -de nous, et, les branches s’abaissant jusqu’aux talus qui bordaient la -route, on marchait à tâtons comme dans le noir d’un souterrain. Tout à -coup des abois de chiens, un grand bruit de voix, et la vive lueur d’une -flambée d’ajoncs secs. Nous franchissions le seuil du manoir de -Kervarzin. - ---Y aura-t-il logement pour deux pauvres de plus, s’il vous plaît? clama -Baptiste d’un ton enjoué. - -La vaste cuisine était déjà pleine de mendiants,--d’aucuns debout, -adossés à la demi-cloison en planches qui garantit du vent de la porte -le foyer des fermes bretonnes;--d’autres accroupis un peu partout sur le -sol de terre battue, ou assis, les genoux au menton, sur un petit banc -qui courait le long des meubles, d’un bout à l’autre de la pièce. - -Aux paroles de Baptiste, un paysan à la chevelure bouclée et -grisonnante, à la mine joviale, se leva de l’âtre et s’avança vers nous. - ---As-tu jamais entendu dire qu’on ait refusé un pauvre à Kervarzin la -veille du pardon de saint Yves béni? prononça-t-il avec une gravité -souriante, sans ôter sa pipe de la bouche et en serrant la main que -Baptiste lui tendait.--Il n’y a pas que les pauvres à être les bienvenus -chez moi, poursuivit-il, quand je lui offris la main à mon tour et que -mon introducteur m’eut nommé; votre père a pu vous dire que chez le -Yaouank-coz[24] il y a toujours pour les amis une soupe aux crêpes -chaude et un franc verre de cidre. - - [24] C’est ainsi qu’on avait coutume de l’appeler par un jeu de mots - auquel son nom prêtait: _Yaouank_ en breton veut dire jeune. - _Yaouank-coz_ équivaut à «le jeune-vieux». - -Il avait les manières d’un gentilhomme, ce paysan. Je dus accepter son -fauteuil de chêne, à l’angle du foyer. Qu’il y faisait bon, devant la -claire flamme qui montait, montait, illuminant toute la cuisine, -balayant d’un rouge reflet les battants cirés des armoires, -transfigurant la face des gueux, éveillant comme une joie d’être sur -leurs traits flétris et dans leurs yeux morts!... Au crochet de la -crémaillère une marmite énorme était suspendue; lorsque la servante en -soulevait le couvercle, il s’en échappait des jets de vapeur blanche et -une succulente odeur de lard cuit se répandait dans l’air.--La table -était surchargée d’écuelles; un garçon de labour achevait de les emplir -de crêpes de blé noir qu’il rompait en les tordant entre ses poings. - ---Allons, gars! cria le père Yaouank, la soupe est prête. - -Comment rendre cette inexprimable scène qui vous rejetait en plein moyen -âge, au fond de quelque «Cour des miracles»? Au silence relatif qui -avait régné jusque-là parmi ces gens, harassés pour la plupart et -heureux de se laisser engourdir au bien-être réchauffant d’une maison -cossue, succéda brusquement un tumulte, une mêlée, une bousculade -accompagnée de cris, de jurons même et de horions, tout le monde se -précipitant à la fois vers la table et chacun s’efforçant d’attraper le -premier son écuelle. Les infirmes surtout faisaient rage, fourrageaient -avec leurs béquilles dans les jambes des valides. Un cul-de-jatte, à -demi écrasé, beuglait, agitant désespérément un bras démesuré terminé -par une patte immense. Les aveugles trébuchaient, les mains en -avant,--roulaient leurs prunelles éteintes. Et Yaouank-coz regardait ce -spectacle, avec sa pipe au coin des lèvres, tranquille, l’air amusé. - ---Maintenant, à tour de rôle!--commanda-t-il, en barrant de son grand -corps l’accès de la cheminée;--quiconque fera du désordre passera le -dernier! - -Le calme se rétablit; la «procession de la marmite» commença. Les gueux -s’approchaient un à un, et présentaient leur écuellée de crêpes que la -servante arrosait de bouillon. A la clarté de l’âtre, je les -dévisageais. Oh! les étranges têtes que j’ai vues là! Celles-ci, -grosses, gonflées, avec des meurtrissures bleuâtres, pareilles à des -melons d’eau; d’autres maigres, d’une maigreur ascétique, visages -pétrifiés de morts, toute la vie s’étant réfugiée dans la mobilité -fébrile des yeux; d’autres, dures et frustes, aux énergiques profils de -forbans; et il y en avait aussi d’exquises,--j’entends parmi les -femmes,--d’une adorable mélancolie d’expression, d’une pâleur délicate -et souffrante. Il me souvient d’une entre toutes: type pur de madone, -une grâce mystique répandue sur ses traits fins, je ne sais quelle -suavité dans la démarche. On eût dit un être immatériel. Ses pieds nus, -bronzés au soleil des grand’routes, effleuraient à peine le sol. Elle -avait de longues paupières, de très longs cils. Quand elle passa près de -moi, je vis qu’elle portait au cou des traces de scrofule. Je demandai -son nom à Baptiste. - ---C’est une _innocente_. Elle est de Pleumeur. Il paraît qu’elle tombe -du haut mal et que, pendant six mois de l’année, son corps n’est qu’une -plaie. - -On n’entendit bientôt plus que le bruit des cuillers de bois raclant le -fond des écuelles; la soupe avait été avalée en quelques lampées. Le -maître de maison--le _penn-tiégèz_--s’agenouilla sur la pierre du foyer -et se mit à réciter l’oraison du soir; les mendiants donnaient les -répons, dans un bredouillement un peu confus, d’une voix ronronnante et -ensommeillée... En face de moi, de l’autre côté de l’âtre, se dressait -un lit clos, avec son ouverture étroite comme une lucarne et ses petits -rideaux de percaline à fleurs retenus par des embrasses. Là, dit-on, -saint Yves eut sa couchette de paille et son oreiller de granit, durant -la dernière période de sa courte vie, au temps qu’il était «official» de -Tréguier avec résidence à Kervarzin, dans sa demeure familiale. Bercée -au fredon des prières bretonnes, ma songerie évoquait tel autre soir de -l’an 1292 où,--peut-être à pareille heure,--le bon saint, sur le point -de prendre son repos, crut ouïr qu’on frappait à la porte. Il ne -s’étonna point: son manoir n’était-il pas une auberge, secourable à tous -les sans-gîte et à tous les sans-pain?... Il ne lui vint non plus à -l’esprit de héler sa vieille servante, qui dormait. Non. Il se leva -lui-même et, nu-pieds, alla tirer le verrou. (Est-il bien sûr qu’il y -eût un verrou?) La porte ouverte, une bouffée de vent entra, une bouffée -de vent froid, chargé de pluie, et aussi la plainte lamentable d’une -ribambelle de pauvres gens échoués sur le seuil, pitoyablement -morfondus. - ---Vite, vite, mes enfants... Je vais rallumer le feu!... Venez çà, je -vous attendais!... - -Certes, oui, il les attendait... D’où ils viennent? Qui ils sont? -Combien ils sont? Que lui importe!... Il me semble le voir -s’agenouillant là sur cette pierre où le père Yaouank murmure les -_grâces_, et soufflant cette braise qui s’éteint, comme faisait tantôt, -la fille de ferme, et y jetant, comme elle, à pleines brassées, les -gerbes d’ajonc roux qui flambent clair. Les pauvres gens se sont -avancés: ils se sont assis sur les escabelles, aux deux coins de la -cheminée, et leurs haillons fument à la douce chaleur, et leurs visages, -ruisselants d’eau, tout bleuis de froid, s’éclairent et rayonnent, et -leurs yeux échangent des regards qui disent: - ---Qu’on est donc bien chez ce brave homme!... - -Yves est allé au garde-manger, il a pris la tourte de pain blanc, un -reste de porc et de bœuf salé, et il les apporte aux vagabonds pour -qu’ils s’en régalent: - ---Rassasiez-vous, mes amis, rassasiez-vous! - -Quand le pain, le porc et le bœuf ont été engloutis, le chef de la tribu -nomade, un grand diable à la peau cuivrée comme un zingaro, tient au -saint ce discours, après s’être essuyé la bouche du revers de sa manche: - ---O le plus vénérable et le plus discret des hôtes, je serais le plus -ingrat des obligés si, ayant reçu de toi cet accueil, je ne t’apprenais -dès à présent quelle est notre condition. Peut-être, quand tu sauras qui -nous sommes, nous rejetteras-tu à la nuit ténébreuse et à la pluie -glacée. Ta bonne foi du moins n’aura pas été surprise. - -Je me nomme Riwallon. Priziac, aux confins de la Cornouailles et du pays -de Vannes, fut mon lieu de naissance. De mon métier, je suis jongleur. -J’excelle à _rimer_ les sônes d’amour et les chants de guerre; je n’ai -point mon pareil pour mettre en action les vies des héros et les -légendes miraculeuses des saints... Celle-ci est Panthoada, ma femme, la -compagne dévouée de ma longue misère; elle joue de la viole et dit la -bonne aventure; de plus elle connaît les vertus des herbes et l’art de -guérir par oraison; enfin elle sait distinguer entre les trois cents -espèces de furoncles, et en quelle fontaine sacrée il y a remède pour -chacune... Ceux-là sont mes deux fils; l’un souffle dans le biniou, -l’autre dans la bombarde; ils ont l’haleine puissante et le doigté -sûr... Quant à ces deux jouvencelles, mes filles... - -Mais Yves a interrompu le jongleur. Il a vu qu’elles sont jolies, les -jouvencelles, plus jolies peut-être qu’il ne sied à leur pauvreté, et il -a vu aussi qu’une rougeur subite vient d’empourprer leurs joues pâles. - ---En vérité, homme, épargne-nous pour ce soir ces récits. Tes enfants, -ta femme sont exténués; toi-même, tu dois être bien las. Que la paix de -Dieu soit avec vous dans votre repos! Sachez seulement que cette maison -est vôtre tant qu’il vous plaira d’y demeurer. - -On sait qu’il leur plut d’y demeurer longtemps; onze ans après, -c’est-à-dire en 1303--époque de la mort du saint--ils y étaient -encore[25]! - - [25] Cet épisode de l’histoire de saint Yves a fourni à M. Tiercelin - la matière de son beau poème: _Les Jongleurs de Kermartin_. - - - - -VII - - -Les «grâces» terminées, Yaouank-coz décrocha une de ces énormes -lanternes que les rouliers ont coutume de suspendre à l’avant de leurs -charrettes, et, l’ayant allumée, il m’invita à le suivre. La cohue des -mendiants s’ébranla derrière nous. La nuit était d’un gris d’ardoise, -criblée de menues étoiles. Nous traversâmes la cour. Les pas -s’étouffaient dans le fumier mou dont elle était jonchée. Yaouank tenait -le fanal élevé au-dessus de sa tête, criait: «Par ici!... Attention à -cette mare!...» Des portes s’ouvrirent dans des bâtiments bas groupés -comme les chaumières d’un hameau, et des souffles d’étuves nous -frappèrent au visage. Nous étions auprès des étables. Les mendiants y -pénétrèrent à la queue leu-leu, sans bruit; on y avait étendu pour eux -une litière de paille fraîche. Les plus ingambes grimpèrent à l’échelle -qui menait au grenier des fourrages. Les vaches, étonnées, meuglaient -doucement. Du dehors, on voyait aller et venir, tantôt dans le -rez-de-chaussée, tantôt sous les combles, la grosse lanterne vigilante -du vieux fermier; il ne se fiait qu’à lui-même pour s’assurer que chacun -avait son gîte, admonestait celui-ci, installait celui-là, avait l’œil -surtout à ce qu’il n’y eût point de promiscuités équivoques. - -En rentrant au manoir, nous trouvâmes Baptiste dormant, coudes allongés -sur la table. - ---Si vous désirez en faire autant,--me dit notre hôte,--voilà mon lit... -Oh! vous ne m’en priverez pas. Je suis de quart jusqu’à demain... Je -connais de longue date les pauvres que j’héberge: il n’y a pas de -malhonnêtes gens parmi eux, mais il peut y avoir des imprudents. La -tentation de la pipe est forte, et il suffit d’une étincelle pour causer -un malheur. - ---Je vous demande en ce cas la permission de veiller avec vous. - ---Katik, fais-nous un feu de purgatoire, qui nous réchauffe et ne nous -brûle pas. Un peu de bois et beaucoup de mottes! - -La servante exécuta prestement l’ordre du maître, puis s’alla coucher. -Nous restâmes seuls, assis de part et d’autre du foyer, les pieds à la -braise qui couvait sous un épais amas de tourbe. Le silence était vaste -et bruissait néanmoins, comme si tous les grands souvenirs dont cette -demeure est pleine y eussent tourbillonné en vols mystérieux. - ---Voyons, Yaouank,--commençai-je,--est-ce vrai, ce que l’on m’a -raconté?... - ---Vous voulez parler du «miracle de la soupe», n’est-ce pas?... -Écoutez-moi bien: je ne suis pas un savant,--tant s’en faut,--mais je ne -suis pas un imbécile non plus... Non, là, franchement, je ne pense pas -qu’il vienne à l’idée de personne de me prendre pour un imbécile... Or, -ce à quoi vous faites allusion, je l’ai vu, vu avec ces yeux que j’ai -dans la tête et qui sont ceux d’un homme qui voit clair... On a dit, je -le sais, on a dit que j’étais saoul, ce soir-là... Ce soir-là! En -vérité, autant dire ce soir!... Saoul! Avec quatre-vingts gueux chez -moi, comme aujourd’hui, roulés dans la litière de mes étables et dans le -foin de mes greniers!... J’eusse donc été bête trois fois! - -Du reste, voici la chose, très simplement, comme elle s’est passée. -Dix-huitième jour de mai,--la date où nous sommes. Toute la semaine il -avait plu à verse, sans discontinuer. Les chemins, aux abords d’ici, -n’étaient que fondrières: quant aux champs que traversent les sentiers -de pèlerinage, l’herbe y nageait. Et, le matin, il pleuvait encore; et, -toute l’après-dînée, il plut, il plut à torrents. Ma ménagère--Dieu ait -son âme! car elle est morte depuis--se disposait cependant à apprêter le -souper des pauvres dans le grand _pot-de-fer_, comme de coutume. - ---Oh! fis-je, si tu m’en crois, tu ne mettras au feu que la petite -marmite. Par ce temps-là nous n’aurons personne. - -Je fus obéi. On ne mit au feu que la petite marmite, laquelle était à -peine d’une capacité de vingt écuellées. A la tombée de la nuit, il -avait paru trois hôtes, des gens du voisinage; nous les invitâmes à -s’asseoir à table, avec nous, et notre intention était de les garder -aussi à coucher dans la maison. Déjà la servante avait poussé les -verrous. On s’était groupé autour de l’âtre, et l’on devisait -paisiblement en attendant de dire les _grâces_... Tout à coup: dao! dao! -sur la porte. - ---Encore un,--pensâmes-nous,--à qui l’intempérie n’a pas fait peur! - -Ma femme courut ouvrir. - ---Jésus-Maria! s’écria-t-elle en joignant les mains, comme il y en a! -comme il y en a! - -Nous vîmes entrer un flot de monde. Et, après ceux-ci, il en parut -d’autres, puis d’autres encore. La cuisine fut bientôt pleine. Tous nos -mendiants habituels étaient là, ceux de Pleumeur et ceux de Trédarzec, -ceux de Penvénan, du Trévou, de Kermaria-Sulard... Et parmi eux beaucoup -de figures inconnues, des pèlerins nouveaux, venus du fin fond du pays, -de Ploumilliau, de Trédrèz, et même de Pleslin! Ils faisaient pitié à -regarder, trempés jusqu’aux os, avec des mines si lamentables! Ah! qu’un -peu de bonne soupe chaude leur eût fait du bien!... Et voilà justement -qu’il n’en restait plus... Quelques cuillerées peut-être... J’étais -furieux contre moi-même. Mais aussi est-ce que je pouvais prévoir!... -Les pauvres gens tournaient vers la cheminée des yeux ardents. Je me -levai et je leur dis: - ---Il ne faut point nous en vouloir: c’est la première fois que ceci nous -arrive. Il faisait un temps si affreux que nous ne vous attendions pas. -Je le regrette de tout mon cœur, mais nous n’avons pas préparé de soupe -pour vous. - -Une grande stupeur se peignit sur tous les visages, et il y eut un -silence triste... Alors, un homme se détacha de la bande; la buée qui -s’élevait des hardes mouillées était si épaisse que je ne pus distinguer -nettement ses traits. Il mit un pied sur la pierre de l’âtre, ôta le -couvercle de la marmite, se pencha au-dessus, et prononça d’une voix -ferme et douce: - ---Avec ce qui reste de bouillon, on peut toujours réconforter les plus -malades. - -Et, ayant dit, il se retira à l’écart. Sa parole nous en imposa. Ma -femme se mit à tailler les crêpes dans les écuelles. Et les pauvres de -défiler devant le foyer,--comme tantôt. La servante versait le bouillon -à mesure. Un, deux... cinq... dix malheureux se présentèrent à tour de -rôle; la marmite semblait inépuisable. Vingt autres passèrent, et puis -vingt autres; la servante continuait à verser. Ma femme était devenue -toute pâle d’émotion; elle ne suffisait plus à sa tâche, si fort qu’elle -se dépêchât; un des valets dut lui venir en aide. Moi, j’éprouvais une -sorte d’angoisse. Tous, nous avions le sentiment que nous assistions à -quelque chose d’extraordinaire, de surnaturel, et nous retenions nos -haleines, n’osant respirer. L’oppression du miracle était sur nous... -Pas un pauvre, je vous l’affirme, ne s’alla coucher sans souper... Voilà -ce que j’ai vu, il y a de cela aujourd’hui quinze ans. - -Quand je cherchai des yeux l’homme qui avait parlé, il avait disparu. Je -demandai qui il était: personne ne le connaissait. Une vieille dit: - ---Comme je longeais le cimetière du bourg, je l’ai aperçu franchissant -l’échalier, et, dès lors, il a marché à côté de moi. Deux fois il m’a -tendu la main pour sauter des mares. Je crois bien qu’il portait une -tonsure, car son crâne était tout blanc sous la pluie. - -Elle n’ajouta rien de plus, mais chacun demeura convaincu que le -mendiant étrange n’était autre qu’Yves Héloury, l’antique seigneur de ce -lieu. Vous en penserez ce qu’il vous plaira. Mais, je vous le répète, -voilà ce que j’ai vu. Et beaucoup d’autres sont vivants, qui pourraient -en témoigner. - -Yaouank-coz heurta sa pipe à l’ongle de son pouce, pour en secouer la -cendre, et parut s’absorber dans ses souvenirs. Je m’abstins, il va sans -dire, de toute réflexion... Baptiste ronflait sur la table. Le balancier -de l’horloge allait et venait avec de grands coups sourds, fendant -l’heure, en quelque sorte, comme un bûcheron son bois. A force -d’entendre ce bruit obsédant et régulier, je finis par m’assoupir à mon -tour, la nuque appuyée au lit de saint Yves, le cerveau hanté -d’hallucinations confuses où des pauvres, amarrés à des flèches -d’églises, mangeaient de la soupe en des écuelles d’or. - -... C’est dimanche. Les cloches du Minihy égrènent de jolis sons clairs. -Le pâle sourire de l’aube argente le ciel. Groupés dans la cour, à -l’entour du puits, les mendiants achèvent leurs ablutions matinales. Sur -le toit du colombier, dans le courtil, des pigeons lustrent leurs ailes. -Un garçon de ferme, les jambes nues, mène ses chevaux à l’abreuvoir. -L’air est frais, léger, avec des transparences bleuâtres qui idéalisent -toutes choses. Rien n’a dû changer dans cet horizon depuis les temps où -y vécut saint Yves. La rivière dort, à marée haute, en une nappe d’eau -blondissante, encadrée d’arbres nains dont la chevelure baigne dans le -flot. Des coteaux se succèdent, et s’échelonnent, et fuient, telles que -des houles de terres fécondes berçant des villages, des parcs, des -vergers, de vastes cultures morcelées à l’infini. Dans la grise lumière -des lointains, la silhouette du Goëlo s’estompe délicatement, hérissée -de pins grêles aux panaches effrangés et flottants comme la fumée d’un -vapeur qui passe. - -... A l’église. On vient de célébrer la basse messe; l’air est imprégné -de l’odeur des cires ardentes. De minuscules navires aux gréements -compliqués pendent aux poutres. Des femmes prient, le front dans les -mains; beaucoup portent le manteau de deuil, d’étoffe noire, luisante, -tombant à plis harmonieux. Quelques «pèlerines» déguenillées rôdent le -long des murs, avec de perpétuelles génuflexions et d’incessants signes -de croix. Sur l’une des parois de la nef se lit le _testament_ d’Yves de -Kervarzin, où la paroisse du Minihy et les pauvres de toute la Bretagne -figurent comme principaux légataires. Il fut transcrit là, dit-on, par -les soins d’une pieuse demoiselle qui avait à expier un gros péché de -jeunesse[26]. - - [26] Celui d’avoir représenté la déesse Raison dans un cortège - officiel, à Tréguier, sous la Terreur. - -Dans le cimetière, jouxte le grand portail, est une tombe sculptée, -d’aspect modeste et sans inscription. Une ouverture en forme de voûte la -traverse de part en part, dans le sens de la largeur. Les pèlerins s’y -glissent en rampant sur les mains et sur les genoux. D’aucuns baisent à -pleines lèvres la dalle funéraire. Quand ils se relèvent, ils ont la -face souillée de boue, mais radieuse; ils ont puisé à ce rude contact -une sorte d’énergie sacrée; la vertu vivifiante d’Yves Héloury a passé -en eux. Car c’est ici qu’il repose,--n’en doutez point,--c’est ici que -repose l’ami des pauvres qui voulut être enterré pauvrement. Ici -seulement se peut respirer le parfum de son âme douce, dans cette -atmosphère embaumée d’odeurs champêtres et de salure marine. Les gens de -Tréguier lui ont édifié dans leur cathédrale un magnifique cénotaphe. Là -iront prier les riches, ceux qui recherchent le luxe et les beautés -factices de l’art jusque dans les objets de leur dévotion. Mais la foule -des humbles ne désertera jamais les petits sentiers du Minihy. Toujours -on les verra serpenter en longues «théories» pieuses et murmurantes vers -la colline ensoleillée que baigne le Jaudy et où la grâce, la mansuétude -de saint Yves sont restées comme empreintes dans le paisible sourire des -choses. - - - - -RUMENGOL - -LE PARDON DES CHANTEURS - -A Charles Le Goffic. - - - - -I - - -Quand, sur l’injonction de Gwennolé, Gralon eut jeté à la mer le corps -de sa fille suppliante, les flots qui venaient de noyer Is s’arrêtèrent, -subitement calmés; et le vieux roi se retrouva seul, avec le moine, sur -le terre-plein où s’élève aujourd’hui l’église de Pouldahut[27]. Son -cheval, vieux comme lui, tremblait de tous ses membres et haletait, la -tête basse, les naseaux encore dilatés par l’épouvante. Gralon caressa -doucement son cou, lissa les poils de sa crinière souillés d’écume et -enchevêtrés de goémons. De tous les êtres qu’il avait aimés, c’était -désormais le seul qui lui restât. La vie lui apparut vide et -désenchantée; il regretta de n’être point mort avec les autres. Le -dernier cri de sa fille surtout le hantait, et ce long reproche -désespéré qu’en la repoussant dans l’abîme il avait lu dans ses yeux. -C’était donc vrai qu’il avait eu le courage de cette chose atroce? Quoi! -de ses propres mains il avait noyé son enfant? Il n’avait eu pitié ni de -ses pleurs, ni de son effroi? Elle se cramponnait à lui, si confiante, -pourtant! Elle l’implorait d’une voix si douce «Sauve-moi, père, -sauve-moi, père, sauve-moi!» Et il n’avait écouté que ce moine, cet -homme de malheur!... - - [27] En français Pouldavid, près de Douarnenez. - -Gwennolé suivait sur le visage du roi les mouvements tumultueux de sa -pensée. - ---Gralon,--dit-il sévèrement,--rends grâces au Dieu qui, par mon -entremise, t’a conservé les jours de ta vieillesse pour travailler à ton -salut éternel. - -Subjugué par le ton impérieux du moine, le chef du clan de Cornouailles -leva vers le ciel sa face vénérable toute baignée de larmes--et pria. Le -vent apaisé du soir se jouait dans sa barbe blanche. Mais d’une détresse -infinie son cœur était plein, et les paroles qui s’exhalaient de ses -lèvres étaient navrantes comme des sanglots... Dans les lointains gris -de la mer le jour achevait de s’éteindre. - ---Viens!--commanda Gwennolé. - -Ils s’acheminèrent au pas de leurs montures du côté du septentrion. Ils -gravirent d’âpres côtes hérissées de brousses, plongèrent dans des -ravins peuplés de roches monstrueuses qu’on eût prises pour des -troupeaux de bêtes d’autrefois, pétrifiées. Très vite ils avaient perdu -de vue la mer, mais, à travers les grands embruns flottant derrière eux -dans l’espace, ils perçurent longtemps sa chanson sinistre. Parfois, au -milieu de ce bruit sauvage, un appel strident éclatait dans la direction -du large. Gwennolé disait: - ---Ce sont les goélands qui regagnent leurs nids. - -Gralon songeait: - ---Ainsi elle cria, quand je dénouai violemment ses bras nus, enlacés à -mon corps! - -Et, tout bas, il murmurait: «Ahès! Ahès!...» - -Ils marchèrent tant, que le meuglement des eaux n’arrivait plus jusqu’à -eux. Mais leur souffle salé les enveloppait toujours, et il s’y mêlait -un parfum d’herbes rares, une odeur que le vieux roi reconnaissait pour -l’avoir respirée, la veille encore, dans les cheveux dorés de sa fille. -Il se rappela le baiser qu’il avait coutume de déposer, le matin, sur -son front frais et poli comme un jeune ivoire. Il se rappela aussi de -quel air elle lui souriait,--et combien elle était caressante, la -lumière qui brûlait au fond de ses yeux!... C’était maintenant une nuit -épaisse. Les pieds des chevaux foulaient une mousse humide, en forêt, -sous de hautes frondaisons noires, à peine ondulantes, comme figées dans -l’horreur des mystères antiques que des druides y célébrèrent. Soudain, -sur les confins de ce pays boisé, à la lucarne d’une hutte, une clarté -brilla. Primel l’anachorète demeurait là, Primel qu’on disait -contemporain du Christ. - ---Reposons jusqu’à l’aube à l’ombre de ce saint homme,--prononça -Gwennolé.--J’ai l’espérance, ô roi, qu’un calme réparateur te viendra de -lui. - -Celui dont le moine parlait en ce langage presque biblique était debout -dans la cabane, et, à l’approche des deux voyageurs, il ne bougea pas -plus que s’il n’eût point été vivant. Sa lourde robe de bure était comme -incrustée dans sa chair. Le plissement rugueux de l’étoffe, les -moisissures vertes dont elle était marbrée par endroits lui donnaient -l’aspect d’une vieille écorce, et tout le corps de l’ermite se dressait, -immobile et noueux ainsi qu’un tronc d’arbre. Sa tête semblait sculptée -au-dessus, à coups de hache, par un artisan malhabile, un fabricant -d’idoles barbares. Mais quelle vierge aux doigts divins avait filé ses -cheveux si ténus que les araignées se trompaient jusqu’à les insérer -dans leurs trames? De son cou partaient deux maîtresses branches, qui -étaient ses bras, étendus dans un geste de bénédiction, et sur qui le -faîtage de la hutte s’étayait--eût-on dit--depuis des siècles. La plante -de ses pieds nus s’aplatissait, collée au sol, et leurs ongles s’y -enfonçaient, démesurés, tordus, pareils à des racines plusieurs fois -centenaires. On racontait de lui qu’il vivait à la façon des arbres, des -sucs de la terre et de l’air du ciel. On expliquait par là sa longévité. -Jamais on ne lui avait vu prendre une autre nourriture. Les paysans -d’alentour s’étaient même lassés de lui apporter en offrande des vases -de lait et des quartiers d’agneau, parce qu’il laissait boire le lait -aux oiseaux et dévorer les quartiers d’agneau par les loups. Il aimait -d’un seul et immense amour toute la création, les hommes à l’égal des -bêtes, et, parmi celles-ci, il ne distinguait pas les malfaisantes -d’avec les bonnes. Chaque être, chaque chose représentait, selon lui, un -élément d’ordre et de beauté dans l’univers de Dieu. Si vieux qu’il fût, -son âme était demeurée limpide; nulle expérience mauvaise n’y avait -déposé son amertume. Il continuait à promener sur le monde le regard -émerveillé d’un enfant. L’optimisme entêté de sa race s’épanouissait -dans ses claires prunelles, aux orbites rondes et lisses comme ces trous -que les piverts creusent dans l’épaisseur des chênes. - -Gwennolé, en entrant, se prosterna devant le solitaire, Gralon -s’accroupit sur un amas de feuilles mortes que les premiers vents -d’automne avaient balayées dans un coin de la hutte. A peine s’y -était-il laissé tomber, qu’une torpeur étrange se répandit à travers ses -veines, comme un calmant mystérieux. Jamais il n’avait éprouvé cette -douceur de repos, pas même au temps où, après ses grandes chevauchées de -guerre, il s’allongeait si voluptueusement sous les courtines de son lit -de Ker-Is tapissé de fourrures de fauves. La douloureuse voix qui, -depuis la catastrophe, gémissait en lui s’apaisa peu à peu, devint une -sorte de chant vague, d’une lente mélancolie de berceuse, où son âme se -fondait, attendrie et tranquillisée. C’était comme si, les yeux ouverts, -il se fût regardé dormir. - -Les deux saints--l’anachorète et le moine--échangeaient des propos qui -semblaient les versets alternés d’une oraison. On eût dit un bruissement -d’eaux courantes auquel eussent répondu des frissons de ramures. Dehors, -les chevaux paissaient, sous les étoiles, sans piquet ni longe, à -l’aventure. Par le cadre de la porte, on voyait sur les luzernes -blanchies de givre leurs vastes ombres se mouvoir. - -La nuit s’écoula, l’aube vint. Primel bénit ses hôtes et, s’adressant à -Gralon, il dit: - ---Dorénavant, fils, lorsque tu te sentiras le cœur troublé par des -tristesses intérieures, réfugie-toi dans la solitude éternelle des -choses. Les bois surtout sont tendres à l’homme. Dieu en a fait des -asiles sacrés où la paix habite, et l’harmonie du monde s’y révèle. - -... Au soir de cette journée, les voyageurs mettaient pied à terre -devant l’abbaye de Landévennec bâtie au bord d’une grève verdoyante, à -l’endroit où la rivière d’Aulne débouche dans la rade de Brest. Gwennolé -y avait établi ses disciples, trouvant le lieu propice à la prière et à -la méditation. La petite communauté formait une espèce de bourg, de -colonie, semi-monacale, semi-agricole, chaque religieux ayant sa cellule -à part avec un courtil, des fleurs et quelques ruches. Derrière le -village, s’étageaient des collines blondes que le soleil du matin -caressait de ses premiers feux et où ses derniers rayons s’attardaient -longtemps. Les troupeaux paissaient là, épars sur les pentes, gardés par -des novices qui les surveillaient d’un œil et, de l’autre, s’exerçaient -à des lectures de piété dans des rouleaux de parchemins surchargés de -lourdes écritures gothiques. Là aussi étaient les champs, les cultures, -dont les moines robustes avaient le soin. Les défrichements gagnaient -peu à peu les sommets, ouvraient dans la profondeur des fourrés de -larges éclaircies. - -Un bras de mer enserrait les terres de l’abbaye, contournant le pied des -collines, pénétrant vers l’est dans les contreforts schisteux de la -Montagne-Noire, évoquant la vision d’un glaive d’archange, d’une grande -lame tordue et flamboyante. Du côté de l’occident, il s’évasait en une -méditerranée pacifique aux vaguelettes crêpelées, tels que des frisons -d’or. - -Ce qui donnait plus de prix encore à cette oasis de verdure et d’eau -calme, c’étaient les vignes austères qui, dans la direction du nord, -fermaient l’horizon. On devinait un pays nu, tourmenté, battu d’un flot -sauvage contre lequel il servait en quelque sorte de rempart, et dont il -brisait les colères, de sa longue étrave de granit. Les assauts de -l’Atlantique s’y venaient heurter, comme à un colossal parapet. Souvent -on voyait s’écheveler au-dessus de grandes crinières blanches, avec des -hennissements de bêtes qui s’ébrouent, tandis qu’au ras des crêtes des -lueurs couraient, de rapides fulgurations d’éclairs. Et l’on n’en -goûtait que mieux le charme de ce coin abrité, peuplé seulement de -cénobites vivant une vie de songe. - -Ces influences reposantes agirent promptement sur Gralon, dont la -vieille âme était de cire. Déjà les choses du passé achevaient de -s’effacer en lui, quand soudain, une nuit d’hiver qu’il était resté à -veiller dans sa chambre, il lui sembla entendre une voix douce qui -chantait. Cette voix ne pouvait venir des cellules du monastère, depuis -longtemps closes et endormies. Aucun chant, d’ailleurs, pas même celui -des novices, n’eût eu cette grâce féminine, si attirante, qui, comme une -lanière subtile, enlaçait à la fois tous les replis du cœur. Le vieux -roi poussa les volets de bois plein: appuyé au montant de la fenêtre, -ses yeux plongèrent au loin vers la mer. L’eau luisait, sous la lune, -d’une clarté d’argent. Dans le pâle scintillement des ondes un buste de -jeune femme surnageait. La tête, renversée en arrière, traînait une -longue chevelure flottante, semée de pierres précieuses qui étaient -peut-être des reflets d’étoiles. Les traits du visage, éclairés d’en -haut, brillaient étrangement d’une splendeur molle et fluide où les yeux -s’avivaient comme deux émeraudes, où les lèvres s’épanouissaient comme -une rose mystique du jardin de la mer. Gralon tendit les bras, cria dans -l’espace: «Ahès!... Ahès!...» En cette apparition il avait reconnu sa -fille. Il l’appelait encore qu’elle avait fui, avec la mobilité d’un -poisson. Mais les deux derniers vers de son incantation demeuraient -suspendus dans l’air. Et les rayons de la lune les propageaient au loin -en de pâles et lentes vibrations: telles les cordes lumineuses d’une -lyre immense. - - _Ahès, brêman Mary Morgân, - E skeud an oabr, d’an noz, a gân._ - - Maintenant Marie Morgane, - A la lueur du firmament, dans la nuit, chante. - -C’était une croyance des Celtes qu’une fée, idéalement belle et -cruellement perverse, habitait la mer. Elle avait, disait-on, la figure, -les seins et les hanches d’une vierge. Le reste de son corps était d’un -monstre, couvert d’écailles et terminé par une queue fourchue. On voyait -son torse incomparable surgir au-dessus des eaux, par les soirs alourdis -qui précèdent les grands orages. Sa chevelure dénouée ondulait -harmonieusement sur les vagues et, de ses lèvres, un hymne montait, -d’une langueur triste et si passionnée que les barques s’arrêtaient pour -l’entendre. Les matelots, éperdus, fascinés, ne pouvaient détourner -leurs yeux de l’ensorceleuse dont les bras blancs leur faisaient signe. -Une folie s’emparait d’eux. Et, dépouillant leurs vêtements, ils se -jetaient à la nage, tout nus, pour la joindre. Elle les regardait venir, -de ses prunelles ardentes où des flammes vertes brûlaient, et elle les -étreignait sur son cœur, à tour de rôle, avec la force déchaînée d’un -élément. Tout aussitôt le ciel se fermait; les nuages tombaient à longs -plis noirs, ainsi qu’une draperie funèbre, la houle se creusait en un -lit souple aux profondeurs mouvantes, et l’orchestre de la tempête -éclatait, formidable. A ses farouches amours la fée voulait un cadre -terrifiant. Ses baisers distillaient une volupté si âcre qu’on en -mourait sur l’heure, comme d’un poison. La bouche où la sienne s’était -collée s’en détachait soudain, flétrie, béante, muette à jamais. Il -n’était pas de famille sur tout le littoral breton qui n’eût à lui -reprocher le meurtre de quelqu’un de ses membres. On la nommait _Mary -Morgane_, ce qui veut dire: née de la mer. Elle était une, et pourtant -multiple. Nombreuses étaient ses incarnations; mais, c’était toujours la -même âme de péché qui vivait en chacune d’elles[28]. - - [28] Il va sans dire que cette tradition, comme tant d’autres d’une - origine non moins primitive, s’épanouit encore toute fraîche dans - l’_Armor_ breton. - - _Ahès, brêman Mary Morgân..._ - -Et voilà à quel métier de séduction et de mort Gralon avait voué sa -fille pour l’éternité!... Le refrain lugubre ne cessa jusqu’au matin de -retentir à ses oreilles, réveillant dans sa mémoire l’amertume des -souvenirs, ajoutant à ses anciennes douleurs cette honte nouvelle d’Ahès -devenue un objet d’opprobre,--Ahès qui fut si longtemps la joie de ses -yeux et qui aurait dû être la fleur de sa race! - -Le soir d’après, même apparition, même chant; et, pendant plusieurs -nuits consécutives, il en fut ainsi. Le vieillard n’osait plus -s’allonger sur sa couche; l’obsédante image ne lui laissait pas un -instant de repos. Brisé de lassitude et d’angoisse, il s’affaissait à -genoux près de la croisée ouverte, et c’était son tour, maintenant, -d’implorer sa fille: - ---Pitié! murmurait-il.--Ma dernière heure est proche. Ne m’empêche pas -d’oublier! Accorde-moi de mourir en paix!... - -Mais, comme lui naguère, la fée des eaux, elle aussi, se montrait sans -miséricorde. A la fin, pour échapper à cette hantise, il résolut de -fuir, de s’enfoncer si avant dans les terres que l’haleine même du flot -marin ne pût parvenir jusqu’à lui. Il déroba un des bissacs dans -lesquels les paysans du voisinage avaient coutume d’apporter à l’abbaye -leurs offrandes, et, l’ayant endossé, il se mit en route au point du -jour, alors que les moines de Landévennec étaient tous à matines. Il -côtoya la rivière d’Aulne jusqu’au bac de Térénès; la fillette du -passeur le déposa sur l’autre rive moyennant une bénédiction et une -oraison qu’il psalmodia d’un ton navré. Elle prenait pour un mendiant en -tournée le chef vénéré du clan de Cornouailles, l’homme qui fut le -constructeur d’Is et réunit sur son front toutes les couronnes de -l’Armorique! Après avoir gravi la montée de Roznoën, il entra dans une -chaumière, sise au bord du chemin. La ménagère lui dit: - ---Nous ne donnons l’aumône que le samedi, veille du saint jour du -dimanche. Voici néanmoins une crêpe et un morceau de lard, parce que -vous paraissez bien rendu. - -Il accepta, en remerciant; et, comme ses vieilles jambes fléchissaient -sous lui, il demanda la permission de se reposer un instant sur la -pierre du seuil... Au crépuscule, il traversa la ville du Faou. Withur, -son cousin et son lieutenant, avait là son château; il donnait une fête; -les fenêtres de sa demeure flambaient; un brouhaha joyeux se répercutait -de salle en salle. Gralon voulut s’asseoir sur une borne, près de la -porte où les invités s’engouffraient. Des gardes vinrent et le -chassèrent. Il subit cette humiliation sans se nommer. Tout cela faisait -diversion à son mal, l’arrachait à sa pensée fixe, si torturante! Une -vallée s’ouvrait sur la droite: il s’y engagea. Le sentier se déroulait, -ombragé de grêles ramures entre lesquelles glissaient des reflets de -lune brodant le sol de dessins clairs. Puis, ce furent de hautes -futaies, des piliers élancés et moussus soutenant des dômes d’ombre, le -mystère d’une église vide, la nuit. Tous bruits au loin s’étaient tus, -même la mélopée envahissante, obstinée, de la mer. Gralon se rappela les -paroles de Primel, l’anachorète: - ---Les bois sont tendres à l’homme qui souffre. Dieu en a fait des asiles -sacrés. - -Ses sourcils froncés se disjoignirent. Il se sentit plein de sécurité, -comme si un mur inexpugnable l’eût isolé du reste du monde. Il continua -d’avancer toutefois, heureux de se baigner et, en quelque sorte, de se -fondre dans cette atmosphère lénifiante, de goûter plus profondément, à -chaque pas, cette protection des choses qui allait s’épaississant autour -de lui. L’avenue où il marchait avait l’ampleur, la majesté d’une nef -colossale. Et, tout en cheminant sous les arceaux vertigineux, il -songeait: - ---S’il est dans les décrets de Dieu que je vive quelques années encore, -je veux bâtir, à la place de cette forêt et sur son modèle, une -cathédrale où se dresseront, en pierre indestructible, autant de -colonnes que voici d’arbres. Et il n’y aura infortune en Bretagne qui -n’y puisse trouver, comme moi-même à cette heure, soit remède, soit -consolation. - -... Gwennolé cependant, inquiet de la disparition du vieux roi, s’était -mis à sa recherche. Il le découvrit enfin, dans la retraite qu’il -s’était choisie, à l’orée de la forêt du Kranou. Il était là, étendu sur -un lit de mousse que les feuilles tombées brochaient de larmes d’or. -Près de lui une forme humaine était accroupie, qui n’avait plus d’un -être vivant que l’apparence. En voyant venir le moine dont la robe de -bure blanche tranchait vivement sur le fond assombri des bois, Gralon se -souleva avec effort. - ---Vous arrivez à temps pour recueillir mon dernier souffle, dit-il. Ne -prenez point ombrage du vieillard que voici: il a vécu trois âges -d’homme et connu l’extrémité de la souffrance. Les maux que j’ai endurés -ne sont rien au prix des angoisses qui l’ont éprouvé. J’ai eu à pleurer -ma ville engloutie et l’épouvantable destin de mon unique enfant; mais, -lui, il a perdu ses dieux! A cette misère-là nulle autre n’est -comparable. Jadis il fut druide: il porte le deuil d’une religion morte. -Soyez-lui clément et doux. Il vous dira mon vœu suprême, et combien ce -lieu m’est cher; j’y ai savouré par avance la joie de n’être plus. Je -dépose en vos mains à tous deux mon âme épurée des souvenirs qui -troublent... - -Il n’en put prononcer davantage; sa tête retomba inerte sur le gazon. Le -roi de Cornouailles avait trépassé. Gwennolé se mit à murmurer des -psaumes latins; le druide entonna, d’une voix chevrotante, une mélopée -en langue barbare; et Gralon, conan[29] de la mer, reposa dans la -clairière jusqu’au lendemain, veillé par le prêtre du Christ et par le -dernier survivant des ministres de Teutatès. De singulières pensées -durent hanter l’âme de ces deux hommes. Peut-être le corps du vieux roi -suffit-il à combler l’abîme qui les séparait; peut-être, par-dessus son -cadavre, dans la mélancolie de cette nuit funèbre, les deux formes -religieuses de l’antique esprit breton se tendirent-elles la main et -communièrent-elles devant la mort, sous le couvert majestueux des bois. - - [29] Chef. - -Au point du jour, survint une troupe de cénobites que Gwennolé avait -mandés. Ils lavèrent à une source voisine la dépouille mortelle du chef -de clan, l’ensevelirent dans une pièce de lin parfumée de verveine, et -la chargèrent sur leurs épaules pour la transporter à Landévennec où, -dans une crypte maintenant effondrée, son sépulcre se voit encore. - -Quand ils se furent éloignés, le druide parla: - ---Frère (car nous avons eu dans le passé de communs ancêtres), celui que -nous avons conduit ensemble au seuil des demeures futures m’avait prié -d’être auprès de toi l’interprète de ses dernières volontés. Je lui fis -promesse de te les aller dire, s’il était nécessaire, jusqu’en ta -maison, quoiqu’il me soit défendu par mes dogmes de franchir le cercle -enchanté de cette forêt. Ce qu’il désire de toi, le voici: il entend -que, par tes soins, une église soit érigée en cette place à la mère -douloureuse de ton Dieu, afin que les malades y trouvent guérison et les -affligés miséricorde. Un temps fut--j’étais jeune alors--un bloc de -granit rouge se dressait ici. Son contact rendait la vue aux aveugles, -l’ouïe aux sourds, l’espérance aux cœurs en détresse. Puisse le -sanctuaire que tu édifieras avoir mêmes vertus! Ceci est mon souhait, le -souhait d’un vaincu résigné au cours changeant des choses, et qui parle -sans amertume ni animosité. J’ai dit. - -Gwennolé resta un instant songeur, les yeux baissés à terre. - ---Mais, en ce cas,--s’écria-t-il enfin, ému malgré lui de la belle -sérénité du druide,--c’est vous que nous atteignons, vous dont nous -envahissons le suprême refuge! - ---Oh! moi... fit le vieillard. - -Et, après un silence, avec un geste de lassitude et de découragement, il -ajouta: - ---C’est affaire à mes dieux de me protéger, s’ils existent et s’ils y -peuvent quelque chose. - -Puis, montrant le ciel, d’un bleu délavé, l’azur limpide et pâle des -matins d’octobre: - ---Au fond du mystère que nous situons là-haut il n’y a peut-être qu’un -grand leurre. - -Gwennolé, scandalisé, dit sévèrement: - ---Croire, c’est savoir. - -Mais, il se radoucit aussitôt; il se sentait plein de compassion pour -cette figure vénérable, dernière épave d’un grand culte sombré. - ---Que ne m’accompagnes-tu à l’abbaye? Nous avons une cellule pour les -hôtes, et nous enseignons la voix du salut. - ---J’aime mieux les sentiers de ma forêt, répondit le druide, ils me sont -familiers. Tous les chemins, d’ailleurs, aboutissent au même carrefour. -Je te ferai seulement une prière: quand tes ouvriers viendront pour -bâtir l’église, s’ils trouvaient mes restes pourrissant sur le sol, en -ces parages, recommande-leur de les enfouir. Adieu! - -Il tourna le dos et, appuyé sur un bâton noueux, s’enfonça péniblement -sous les hautes avenues, tandis que Gwennolé, l’âme triste et amollie -sans qu’il sût pourquoi, descendait à pas lents vers la mer. - - - - -II - - -J’ai tenu à rapporter tout au long la légende. Le vœu de Gralon fut -accompli, l’église fut édifiée sur l’emplacement qu’il avait désigné; -trois valises d’or, sauvées du naufrage de Ker-Is, suffirent à peine à -couvrir les frais du monument, qui eut, en effet, s’il faut en croire la -tradition, autant de piliers de pierre que le pays de Rumengol avait -d’arbres. C’est dire que le sanctuaire actuel n’en est qu’une réduction -mesquine. Mais, comme s’exprime le proverbe, il ne faut pas mesurer aux -proportions de l’église la grandeur des miracles. L’humble chapelle -d’aujourd’hui a gardé, aux yeux des Bretons, le même prestige que la -somptueuse basilique d’autrefois. Ils y accourent de toutes parts, toute -l’année durant, et de l’Argoat et de l’Armor[30]. - - [30] L’Argoat (pays des bois) désigne surtout l’intérieur de la - Bretagne; l’Armor, le littoral. - -Un soir d’août, je débarquais au Cloître-Plourin, petite halte de la -ligne de Carhaix, perdue dans une steppe marécageuse, au milieu d’une -région de tourbières éventrées, étalant çà et là des lèpres noires et -des miroirs d’une eau stagnante et sinistre. Pas d’autre maison que la -gare. J’avais dessein de visiter les Kragou, sorte de vagues en pierre, -rebroussées dans la direction de l’ouest, qui hérissent de leurs crêtes -étranges cette partie de la montagne d’Aré. Je pris la seule route qui -s’offrait à moi, un de ces chemins primitifs, faits de deux ornières -enserrant une sente herbeuse, et qui, selon l’adage breton, ne sont -guère fréquentés que du chariot des âmes en peine. Une vieille cependant -y marchait à quelque distance devant moi, une pauvre vieille à l’allure -hésitante, les pieds chaussés de lourds souliers d’homme, la taille si -courbée, que ses longs bras avaient l’air de prendre naissance dans ses -reins. En passant à côté d’elle, je la «bonjourai». Elle me répondit -d’une voix jeunette au timbre argentin. J’ai souvent observé que chez -nous, les femmes du peuple gardent jusqu’aux extrêmes limites de l’âge -je ne sais quel charme d’enfance. Il était évident aussi qu’elle -éprouvait un sentiment de joie à rencontrer un être humain dans cette -immense solitude. La tristesse des choses autour d’elle lui causait une -impression pénible qu’augmentait encore la mélancolie du soir, et cette -espèce d’effroi qu’il traîne à sa suite en nos climats occidentaux. Elle -engagea la conversation, exprima l’espoir que nous avions peut-être à -suivre longtemps ensemble la même route. - ---Moi, dit-elle, je voudrais atteindre le bourg de Berrien avant -l’extinction des lumières. Malheureusement, je ne suis plus ingambe. Je -vais comme une loche. - -D’une des poches de son tablier le col d’une burette sortait. - ---Vous êtes sans doute pèlerine? demandai-je. - ---Je le fus, oui. Naguère on ne voyait que moi sur les routes. Mais les -forces s’usent, j’ai près de quatre-vingts ans; je devrais être déjà -couchée dans ma maison du cimetière. Je pratique encore pourtant, parce -qu’il faut vivre jusqu’au bout, n’est-ce pas? - -Elle m’apprit qu’elle se rendait à Rumengol, par Berrien, Commana, à -travers tout le pays montueux. Et il y avait deux jours qu’elle -voyageait, depuis Plounévez-Moédec, dans les Côtes-du-Nord, jouxte la -forêt de Coat-an-Noz. Elle allait prier la Vierge de Tout-Remède[31] -pour le prompt trépassement d’un moribond qui souffrait des affres -infinies sans pouvoir exhaler son dernier souffle. - - [31] De _Rumengol_, nom de lieu, dont la signification s’est perdue, - le clergé a fait _Remed-oll_, ce qui veut dire Tout-Remède. - -Pour me retenir plus longtemps à son côté, elle se mit à me donner des -détails sur les rites qu’elle aurait à accomplir, une fois parvenue au -lieu de son pèlerinage. Elle s’agenouillerait d’abord en face du porche -où Gralon est représenté implorant pour les Bretons la tendresse de -Notre-Dame, Mère de la chrétienté. Elle ferait ensuite à trois reprises -le tour de la chapelle, pieds nus, ses souliers dans les mains, en -marchant à l’encontre du soleil et en récitant la très ancienne ballade, -en langue armoricaine, connue sous le nom de _Rêve de la Vierge_[32]. - - [32] Cf. _Soniou Breiz-Izel_, t. II, p. 344. - - Dame Marie la douce en son lit reposait - Quand il lui vint un rêve; - Son fils passait et repassait - Devant elle, et la contemplait... - -Je dus entendre toute l’oraison, qui est d’ailleurs exquise et empreinte -d’une fraîcheur, en quelque sorte, galiléenne... Viendrait alors la -prière dans l’église. La bonne femme allumerait un cierge aux pieds de -l’image sacrée, le laisserait brûler un instant, puis, brusquement, -l’éteindrait, pour signifier à la Glorieuse Marie quel genre de service -on attendait d’elle. Il était fort à présumer qu’au même moment, là-bas, -à Plounévez-Moédec, l’agonisant rendrait l’âme. Sinon, elle avait encore -une ressource: elle irait à la fontaine de la sainte et y emplirait sa -burette. Au retour, elle répandrait quelques gouttes de cette eau sur -les paupières du patient, et ses yeux aussitôt se renverseraient dans -leurs orbites, et la douleur le quitterait avec la vie. - ---C’est, je crois bien, la cinquante-sixième fois que je fais ce -parcours, et pour cinquante-six vœux différents. Il n’est pas de grâces -que Rumengol ne dispense: il guérit des tourments d’esprit comme des -infirmités du corps. Gralon en fut le premier miraculé. Le démon de sa -fille Ahès le possédait et troublait ses nuits. Notre-Dame l’en -délivra... - -Lancée sur ce chapitre, la vieille ne tarit plus. Mais, nous étions sur -la pente des Kragou. - ---Ah! vous allez aux Roches, fit-elle, avec un léger frisson. Dieu vous -garde!... Moi, mon chemin est par cette trouée. - -Elle disparut peu à peu dans un repli de la montagne. Arrivé au faîte, -je me hissai sur une des grandes pierres, et je la revis, la pauvre -vieille, qui se hâtait de son pas clopinant, sous la tombée grise du -crépuscule; à deux lieues vers le sud, par-delà le désert des -tourbières, un clocher pointait au-dessus d’un bouquet d’arbres, -égrenant dans l’air calme des tintements mélancoliques. L’angélus -sonnait à Berrien. - - - - -III - - -C’est dans la première semaine de juin, au joli mois de la fenaison. Le -train de six heures vient d’entrer en gare de Quimper, regorgeant de -monde. Sur tout le trajet, depuis Lorient, il a cueilli des pèlerins. On -les entrevoit par le cadre des portières, assis bien sagement, figures -sérieuses et recueillies. Il y a parmi eux des Vannetais, des Gwénédours -aux cheveux plats, aux traits énergiques durement sculptés; des hommes -de Scaër aux belles carrures, en des vestes noires soutachées de -velours; des gars d’Elliant, engoncés dans leurs cols raides, des -saints-sacrements brodés dans leur dos. Beaucoup de femmes: celles-ci -flétries avant l’âge, la peau terreuse, la taille élargie par les -travaux des champs et les maternités incessantes; celles-là, -délicieusement fraîches, pures fleurs d’idylles, laissant flotter ainsi -que des pétales blancs les ailes éployées de leurs coiffes. - -Sous le hall, des groupes stationnent devant les compartiments bondés: -paysans et paysannes de la banlieue quimpéroise, gens de Kerfeunteun et -d’Ergué, de Plomelin et de Fouesnant. On attelle des wagons -supplémentaires qui sont immédiatement pris d’assaut. Le train repart, -emportant cette caravane de croyants, grossie de halte en halte. - -Je me suis faufilé à grand’peine dans une voiture occupée principalement -par des soldats,--de petits conscrits bretons, imberbes pour la plupart, -les mains calleuses encore de la charrue, l’air rustique sous -l’uniforme. Ils ont eu l’heureuse chance de n’être point dépaysés, -d’avoir leur garnison à portée de leurs villages; et, disposant d’une -permission de vingt-quatre heures, ils les vont passer à Rumengol, par -dévotion sans doute, mais aussi parce qu’ils savent qu’ils y -rencontreront leurs parents, leurs amis et--comme bien l’on pense--leurs -douces[33]. Cette perspective et le sentiment qui s’y joint d’une -liberté momentanément reconquise ne laissent pas de les surexciter -quelque peu. Ivresse passagère, du reste, vite évaporée. La gaieté, dans -notre race, n’a qu’un épanouissement rapide et se fane aussitôt. -Maintenant, ils devisent entre eux gravement, semblent se concerter à -mi-voix. Sur l’invitation de ses camarades, un d’eux se lève, un tout -jeune homme, presque un adolescent. Aux lignes délicates de son visage, -à ses yeux fins, couleur d’herbe roussie, on devine un pâtre des monts. -Après s’être recueilli une seconde, il attaque d’une voix claire, -habituée à retentir dans les grands espaces, non un refrain de chambrée, -comme on eût pu s’y attendre, mais une complainte mystique, au rythme -alangui, le cantique populaire de Notre-Dame de Rumengol: - - [33] C’est par cette gracieuse appellation que les Bretons désignent - la bien-aimée. - - _Lili, arc’hantet ho delliou, - War vord an dour ’zo er prajou;_ - - _Douè d’ezho roas dillad - A skuill er meziou peb c’houèz vad..._ - - Des lys, aux feuilles argentées, - Sont au bord de l’eau, dans les prés; - - Dieu leur donna des vêtements - Dont l’odeur au loin embaume les champs... - -Le chœur des troupiers reprend chaque strophe, lui communiquant une -ampleur immense; et le chant semble fuir au loin derrière nous, emporté -dans un vent de vitesse, avec les grandes fumées blondes qui font -sillage aux deux flancs du train. C’est une sorte d’églogue religieuse, -doux-fleurante, imprégnée d’un double parfum de nature et de piété. Elle -évoque dans l’atmosphère du wagon, sans air et sans jour, où nous sommes -parqués, des visions de courtils lumineux, de coteaux boisés, d’eaux -courantes au creux des vallons, et d’un sanctuaire dressant à mi-pente -son clocheton gris brodé de lichens. - -Ce qu’il nous est donné d’entrevoir de la contrée que nous traversons -ajoute encore à cette impression de fraîcheur et de rusticité. La verte -et ondoyante Cornouailles déploie de part et d’autre la splendeur grasse -de ses pâturages, le miroitement de ses rivières, le bleu rempart de ses -collines dont les dentelures, sous le soleil couchant, sont comme -burinées d’un large trait d’or. Un ciel léger, des frissons tièdes, la -vivante haleine de la mer. On monte, on monte. Une ligne de hauteurs -austères et dénudées se dessine; des pyramides de pierres entassées les -couronnent, semblables à des _cairns_ des anciens âges; une nappe d’eau -canalisée réfléchit leurs grands profils, et, sur ses bords, des maisons -blanches sont rangées paisiblement, leurs façades un peu assombries par -les reflets d’ardoises qu’y projettent les carrières d’alentour. C’est -ici Châteaulin, une sous-préfecture d’Arcadie. On franchit le canal sur -un viaduc d’où l’œil domine un instant ses courbes harmonieuses, -l’écharpe d’azur mat qu’il déroule, à travers des solitudes presque -vierges, jusqu’à la pointe de Landévennec. L’Aulne passée, on entre dans -un pays nouveau; il n’a point l’âpreté des cimes qu’on laisse après soi, -mais encore moins l’aspect joyeux, cette riante figure des choses, qui -caractérise la Cornouailles du sud. Région de plateaux découverts, -coupée de ravins profonds comme celui de Pont-ar-Veuzèn, ou de combes -tristes comme celle de Lopérec, sa physionomie respire un je ne sais -quoi de sobre et de grave, annonce déjà le Léon. Le train s’arrête dans -une petite station en rase campagne; un employé crie: - ---Quimerc’h! Les voyageurs pour Rumengol descendent! - -Les wagons débarquent sur le quai une multitude grouillante, silencieuse -et bariolée. Il est huit heures et demie environ. Le ciel, d’une -blancheur lactée, s’est peuplé d’une procession de nues qui semblent -s’acheminer, elles aussi, dans notre direction. Les pèlerins s’égrènent -au long d’une route grimpante, bordée çà et là d’auberges. Sur un -palier, le bourg de Quimerc’h, transporté en cet endroit depuis -l’ouverture de la voie ferrée, groupe autour d’une église neuve quelques -maisons banales. Et cela n’est pas sans causer une déception, ce village -improvisé, au milieu de ces grands horizons sévères reposant sur des -assises de granit bâties pour l’éternité. Par delà le bourg, la côte -recommence; les bras d’un calvaire se dessinent au sommet, sur le fond -encore illuminé du couchant. On a de là-haut une des plus admirables -vues de Bretagne. Une terre singulièrement attirante dévale à vos pieds; -tout au bas, des silhouettes de toits pointus, un vieux décor de ville -moyenâgeuse gravé à l’eau-forte[34]; à gauche, des images grises et -fuyantes, de vagues estompes lointaines, pareilles à des nuages -immobilisés, et qui sont, d’abord, les crêtes du Ménez-Hôm, puis le -trident que plante au large le promontoire de Crozon, la «main à trois -doigts» dont il fouille les entrailles de l’Atlantique;--à droite, la -rade, ce que les Bretons appellent la _mer close_, une filtrée d’Océan -au sein des labours et des bois, quelque chose de froid et de clair, la -lumière glacée d’une eau dormante où vibre encore l’adieu du soleil -disparu et où les houles viennent mourir en un pâle et dernier -frisson;--en deçà, une échancrure profonde, pleine d’ombre verte, et, de -l’autre côte du ravin, la croupe brune du pays d’Hanvec qui porte -suspendue à son flanc la petite Mecque bretonne, la sainte oasis de -Rumengol. - - [34] Le Faou. - - - - -IV - - -Au sommet de la montée, comme je vais pour m’engager dans le chemin -creux qui, à travers le vallon, pique droit sur la bourgade sacrée, je -fais rencontre du conscrit de tantôt, du joli pâtre soldat. Assis sur le -rebord de la douve, il se déchausse, noue ensemble les cordonnets de ses -souliers et retrousse son pantalon rouge sur ses fins mollets de -grimpeur de landes. Nous échangeons un regard, quelques mots. Je le -complimente sur sa voix de rossignol. - ---Oui,--me répond-il,--c’est un bien beau cantique que celui-là! Au -catéchisme, on nous le faisait chanter. J’aime à le fredonner à la -caserne, et il n’est pas besoin de me prier longtemps pour que je le -redise, en quelque lieu que je sois. Les gens qui vont de chez nous au -pardon de Rumengol l’entonnent tout le long de la route... Je suis de -Saint-Riwal, dans le Ménez: un quartier pauvre, trop de pierres, des -bruyères, un peu de seigle et de blé noir. Mais il n’y a de terre chaude -au cœur et douce aux yeux que celle où l’on est né... - -Tandis que nous voyageons de compagnie (ses camarades se sont attardés à -boire dans les auberges), il m’explique qu’il est le cinquième enfant de -sa famille; il me parle de son père, de sa mère, de sa sœur aînée, -mariée à un «tourbier» du Yeûn[35], de sa marraine qui a quelque bien et -qui lui a promis, quand il aura fini son temps, de lui faire cadeau -d’une paire de bœufs pour entrer en ménage. Car, sitôt de retour chez -lui, il compte prendre femme. Il s’est féru d’une fille de Braspartz. -Depuis trois ans il ne rêve que d’elle, quoiqu’il ne lui ait jamais dit -une parole d’«amitié». Il l’a connue un jour au pardon d’une chapelle -détruite, à Saint-Kaduan. C’était un soir comme celui-ci. Il était allé -là par désœuvrement, par piété aussi. Même quand les saints n’ont plus -d’oratoire, il convient d’être assidu à leur fête. Il y avait sur la -pelouse beaucoup de jouvencelles. Il n’en vit qu’une, qui lui riait du -regard. Incontinent, son destin fut fixé. Il avait, selon son -expression, «trouvé sa planète». La fille, depuis lors, est dans son -souvenir comme une constellation au fond d’un ciel pur. C’est l’éternel -poème de l’amour breton, si sobre et si chaste, tel que le célèbrent les -_Soniou_, tel qu’il persiste à fleurir au cœur de la race. Rien de -passionné, ni de troublant: un attendrissement qui pénètre toute l’âme, -mêlé d’un je ne sais quoi de religieux. Ils aiment comme on prie, ces -Armoricains, avec recueillement et en silence. - - [35] Tourbière immense qui s’étend au pied du Mont Saint-Michel dans - les montagnes d’Aré. - -Le chemin creux où nous marchons s’enfonce entre de hauts talus -semi-éboulés: des branchages, au-dessus de nous, se rejoignent, formant -treillis; dans les fossés, des cressonnières bruissent d’un chuchotement -clair, de la menue et grêle chanson des sources invisibles. Nul vent: -les feuillages dorment, ou plutôt ils ont cet air d’attente que prennent -les choses en s’immobilisant. Quelques vaches paissent à l’aventure. -Nous croisons des chars-à-bancs bondés de paysans qui ont déjà terminé -leurs dévotions et s’en retournent. Une femme portant la coiffe de -Pleyben nous dépasse: elle est en corps de chemise et elle court, les -pieds en sang, l’haleine oppressée. - ---Celle-ci doit avoir fait un grand vœu, prononce le conscrit. - -Il vient de couper à une touffe de coudrier une baguette de pèlerin, et -il en sculpte l’écorce avec la pointe de son couteau, en fait une sorte -de thyrse, enguirlandé d’un mince ruban vert où des lettres -s’entrelacent. - -... L’horizon s’est ouvert, tout d’un coup; les talus se sont écartés -comme les battants d’un porche. Nous prenons par un sentier de traverse, -entre des fougeraies odorantes et des ajoncs en fleur. L’ombre du soir -s’épaissit derrière nous, mais sur le versant d’en face une lumière -mystérieuse, d’une infinie délicatesse de teintes, demeure épandue, -renvoyée peut-être par les miroirs lointains de la mer. Et, dans cette -auréole qu’on dirait surnaturelle, Rumengol se détache, avec -l’extraordinaire netteté d’un village d’Orient, aux couleurs féeriques -et invraisemblables. La flèche de l’église est d’un rose vif, comme si -on l’avait taillée dans la Pierre Rouge d’autrefois. Elle apparaît comme -le centre de tout le paysage qui se groupe autour d’elle, figé dans une -adoration muette et, en quelque sorte, prosterné. Les choses ont des -attitudes de prière, de longs agenouillements, et un murmure s’exhale -des champs, des landes, des prés, qui vous remue le cœur, en fait se -dégager le parfum subtil des vieilles oraisons désapprises. Voici que je -me mets à fredonner avec le conscrit les strophes du cantique local: - - _Lili, arc’hantet ho dêlliou..._ - -D’une friche voisine, un autre refrain nous répond, mais hurlé à -tue-tête, et d’un caractère singulièrement profane. C’est une bande de -matelots ivres, de «cols-bleus» venus au pardon en bordée, et qui, se -tenant par le bras, dansent devant une espèce de _gourbi_ en toile une -ronde tumultueuse: - - Entre Brest et Lorient, - Leste, leste. - Entre Brest et Lorient, - Lestement. - - Les gabiers de la misaine - Sont des filles de quinze ans... - - Entre Brest et Lorient - Leste, leste... - -Très leste, en effet, cette chanson de gaillard d’arrière, un peu -inattendue aussi, en ces parages dévotieux qui invitent à la discrétion -et au silence. J’en fais la remarque à mon compagnon, pensant que des -gauloiseries qui me semblent, à moi, inopportunes lui causent une -impression plus pénible encore et où sa foi même est intéressée. Mais il -n’en paraît nullement scandalisé, bien au contraire; et c’est lui, le -croyant, qui me donne une leçon de tolérance: - ---Eh! ces gens-là chantent ce qu’ils savent. Qu’importe ce qu’ils -chantent, pourvu qu’ils chantent! La Vierge de Rumengol n’y regarde pas -de si près. Elle entend le bruit que font leurs voix: ça lui suffit. -C’est une preuve qu’ils se sont dérangés pour elle, qu’ils sont accourus -de Landévennec ou de Recouvrance pour lui rendre visite sur sa terre et -dans son oratoire; elle se dit qu’ils ont été exacts une fois de plus, -les francs gars de la flotte; et elle est toute joyeuse de les revoir, -croyez-le bien, de les revoir en bonne santé et en belle humeur. Le -reste, elle n’en a cure. C’est une vraie Mère, pas du tout -pleurnicharde. Vous la contemplerez tout à l’heure et vous verrez quelle -mine accueillante elle a, dans sa robe d’or. Elle est là pour consoler, -non pour gronder et se mettre en colère. Elle a le sourire sur les -lèvres et elle veut qu’on ait la gaieté dans le cœur. Ses meilleurs amis -sont ceux qui viennent à elle, un couplet quelconque entre les dents. Ce -n’est pas sans raison que sa fête s’appelle _le pardon des -chanteurs_!... - -Or çà, hardi, les matelots! Allez-y gaiement, et que Notre-Dame de -Rumengol vous tienne en joie! - -Comme nous approchons du _gourbi_, ils nous aperçoivent, et hèlent le -soldat. - ---Ohé! _Bragou-rû_[36], trinque avec nous! - - [36] Pantalon rouge. - -Une fillette en bonnet de velours verse du cidre à plein pichet. Et le -_bragou-rû_ de me planter là, pour s’attabler sous le ciel nocturne avec -la troupe en goguette des cols bleus. Je continue à descendre le -sentier; l’interminable chanson de bord, un moment interrompue, reprend -de plus belle. Seulement, aux voix avinées des marins, une autre voix -maintenant se mêle, les dominant toutes,--une voix d’enfant de chœur, -d’une merveilleuse sûreté de timbre, et qui, à chaque retour du refrain, -part en fusées aiguës, éparpillant les notes dans l’espace, avec une -alacrité d’alouette: - - Entre Brest et Lorient, - Leste, leste; - Entre Brest et Lorient, - Lestement!... - -L’éloignement ne me permet plus de percevoir distinctement les paroles; -à cause de cela peut-être, je trouve à ce chant, de plus en plus atténué -et confus, un charme qui va croissant à mesure que, par l’effet de la -distance, il se transfigure et, si je puis dire, s’idéalise. Il rythme à -présent mon pas, il me berce l’âme, il m’incline à de pieuses songeries. -S’il venait à se taire, la poésie de ce beau soir m’en paraîtrait -diminuée. - -Les abris de grosse toile se font de plus en plus nombreux aux deux -bords de la route: quelques-uns s’éclairent d’une petite chandelle de -suif plantée dans un verre. Passé le ruisseau qui gazouille au fond du -vallon, ils forment rue, sur la pente opposée. La brume des prairies les -enveloppe, puis s’élève dans l’air en une procession d’êtres aériens -traînant de longues mousselines. Sous les tentes, des gens causent -bruyamment, s’embrassent par-dessus les tables, échangent mille -démonstrations d’amitié. D’aucuns se penchent, à deux et à trois, sur un -réchaud de charbon pour y allumer leurs pipes minuscules et, quand un -jet de flamme lèche leur visage, leur cuir rasé de frais, ils éclatent -tous ensemble d’un large rire qui fait tressaillir au loin les échos -vibrants de la nuit. La foule, sur la chaussée, est déjà compacte. Çà et -là, un trou se creuse dans l’ondoyante mêlée: c’est quelque mendiant, -assis à terre à la façon d’un tailleur ou d’un bouddha, et qui brame sa -plainte en agitant des amulettes, toute une ferraille bénite suspendue à -son cou. On s’écarte de lui avec un respect superstitieux, non sans -jeter une pièce de monnaie dans son escarcelle. Les pauvres de Rumengol -composent, dit-on, une catégorie à part, une espèce de congrégation -douée de facultés singulières. L’esprit des âges habite en eux: ils se -meuvent sans peine dans les arcanes du passé et pénètrent très avant -dans les mystères de l’avenir. Il en est parmi eux qui ont vécu -plusieurs vies et dont la mémoire est restée dépositaire des grands -secrets d’autrefois. La race morte des magiciens et des enchanteurs leur -a légué ses prestiges, son art, ses formules. Ils savent guérir avec une -parole, tuer avec un regard. Malheur à qui ne leur rend point les -hommages qui leur sont dus! On vous racontera l’histoire de ce paysan du -Laz qui, ayant bousculé l’un d’eux, fut sept ans sans revoir sa -chaumière dans la montagne. Quelque chemin qu’il prît, il était toujours -ramené à Rumengol; à force de marcher il n’avait plus de chair sous la -plante des pieds, et, lorsque enfin, le charme ayant cessé, il se -retrouva devant sa porte, sa femme qui s’était crue veuve était enceinte -d’un second mari. - -On vous racontera encore ceci, qui est non moins surprenant. - -A l’un des derniers pardons, une jeune fille s’en retournait chez elle, -à la brune, du côté de Logonna. Par exception, il pleuvait, et elle -avait ouvert son parapluie. Soudain, un homme se leva du fossé, un très -vieil homme dont le dos pliait sous une moisson d’années. Il était vêtu -de haillons sordides, mais à l’un des doigts de sa main gauche une -émeraude brillait. - ---_Pennhérès_[37], dit-il, en interpellant la jeune fille, si vous me -donniez place sous votre parapluie, je pourrais regagner mon gîte sans -me faire tremper. Je ne vais qu’à une _pipée_[38] d’ici et ne vous -embarrasserai pas longtemps. - - [37] Héritière, fille de bonne maison. - - [38] Le temps de fumer une pipe. - -Il parlait d’un ton si humble que la pennhérès en fut touchée. - ---A votre service! répondit-elle. - -Ils se mirent à cheminer côte à côte, sous l’averse qui redoublait de -violence, la jeune fille garantissant de son mieux le vieillard. -Celui-ci, malgré son antiquité, marchait d’un pas dispos, d’une allure -aisée et légère, comme si les pans de sa veste, fouettés de la pluie et -du vent, lui eussent tenu lieu d’ailes. - ---Vous êtes une belle enfant, disait-il, et, ce qui a plus de prix, vous -avez l’air d’une enfant sage. J’ai eu jadis une fille qui vous -ressemblait: elle avait votre âge, votre taille, et, comme vous, de -blonds cheveux couleur de paille claire. Je l’aimais de toute mon âme. -Mais elle n’avait point votre sagesse; la soif des choses défendues -brûlait son cœur, ses yeux et ses lèvres. Elle a été la tristesse de ma -vie, elle est ma honte dans l’éternité. - -Il se tut: sur sa figure misérable les larmes ruisselaient. La pennhérès -se sentait troublée, comme au contact d’une personne surnaturelle. Au -bout d’un instant il reprit: - ---Je vous donnerais bien, en guise de remercîment, cette émeraude qui me -vient d’elle, mais elle ne vous porterait pas bonheur. D’ailleurs la -bénédiction de Notre-Dame de Tout-Remède est sur vous: cela vaut mieux -que tous les diamants. - -Puis, s’arrêtant auprès d’une brèche: - ---Ma route maintenant est par ici. Que l’ange des voyages paisibles vous -accompagne! - -Elle le vit disparaître dans les guérets, en sanglotant, et au même -moment, par delà les coteaux embrumés, il se fit une grande déchirure -blanche dans la direction de la mer. Elle serra vivement les paupières -et se signa par trois fois, pour écarter d’elle et des siens l’influence -de Mary Morgane. Quand, de retour au logis, elle eut narré à ses parents -cet épisode de son pèlerinage, les anciens de la famille gardèrent -quelque temps un silence embarrassé; puis, l’un d’eux murmura: - ---Nous allons réciter, avant de commencer les _grâces_, un _De -profundis_ pour le repos du Roi Gralon... - -On conçoit sans peine que de pareilles légendes--et il y en a tout un -cycle--ne contribuent pas peu à faire des mendiants de Rumengol des -êtres en quelque sorte mystiques et sacrés. Ajoutez que la plupart de -ces quêteurs d’aumônes ne se montrent en ce lieu qu’une fois l’an, -qu’ils y viennent on ne sait d’où, de régions très diverses et souvent -fort éloignées, qu’un mystère, par conséquent, plane sur leurs origines, -laissant le champ libre à toutes les conjectures. J’ai rencontré là, à -trente, à quarante lieues de chez elles, des femmes du Trégor dont la -figure m’était familière depuis mon enfance; je les retrouvais, après ce -long espace de temps, telles que je les connus, sans un pli de plus à -leurs traits sans âge, la peau noirâtre et fumée comme celle des momies, -leurs maigres mollets de coureuses de pardons toujours allègres et vifs, -leurs yeux striés de fibrilles sanguinolentes couvant le même fanatisme -obstiné et silencieux.--Enfin, il faut en convenir, il n’en est pas un -de ces mendiants qui n’ait son genre de beauté. C’est à croire que la -race des vagabonds et des loqueteux n’envoie ici que ses spécimens les -plus remarquables, ses types les plus intéressants et les plus parfaits. -J’en ai vu qui se drapaient dans leurs guenilles avec une inconsciente -majesté de chefs barbares. Je me rappelle être resté en contemplation -devant l’un d’eux. On eût dit un pasteur de peuples. Il était assis sur -la margelle de la fontaine, à l’entrée du bourg. Il avait les jambes -croisées, le corps penché en avant, les mains appuyées à une trique de -châtaignier grosse comme le tronc d’un jeune plant. Le sommet dégarni de -son crâne luisait à la clarté des étoiles ainsi qu’un miroir de bronze. -De ses tempes à ses épaules tombaient des mèches de cheveux fins, d’une -blancheur blonde, semi-lune et semi-soleil; elles encadraient un profil -sculptural, une tête de mage antique au nez busqué, aux pommettes -saillantes, des broussailles grises ombrageant les yeux aigus, les -lèvres noyées dans les flots harmonieux d’une barbe d’argent. Sa sébile -posée à terre, à ses pieds, semblait attendre, non des aumônes, mais des -offrandes. Il y avait dans toute sa personne une noblesse qui imposait. -J’observai que les pèlerins, en allant faire leurs libations à la -source, lui témoignaient une vénération mêlée de crainte, comme s’il eût -été, sinon le dieu, du moins le prêtre gardien de la fontaine. - ---Qui est ce vieux pauvre? demandai-je à un passant. - ---Ni moi, ni d’autres ne saurions vous le dire. On l’appelle _Pôtr he -groc’hen gawr_, l’homme à la peau de chèvre, à cause de cette fourrure à -demi pelée que vous lui voyez sur le dos et qui lui donne un faux air de -Jean le Baptiseur. On ne sait rien de plus sur son compte, et il est -probable qu’on n’en saura jamais davantage, parce qu’il est--ou feint -d’être--d’une surdité à déconcerter toutes les questions. Il y en a qui -prétendent que c’est un saint, il y en a qui prétendent que c’est un -sorcier: ceux-ci se fondent sur ce qu’il excelle à débiter la messe en -latin, aussi couramment qu’un évêque; ceux-là, sur ce qu’on ne lui -connaît aucun défaut, pas même de s’enivrer, comme font ses pareils, -avec les sous qu’il ramasse. Il arrive régulièrement la veille du -pardon, s’assied toujours en cet endroit, y passe la nuit dans cette -posture, quelque temps qu’il fasse, et le lendemain matin, après avoir -salué la Vierge, reprend à travers pays son voyage de Juif-Errant. - - - - -V - - -L’unique rue de Rumengol, bordée à gauche par une dizaine de maisons, à -droite par le murtin du cimetière, est encombrée de «boutiques», -d’étalages en plein vent où scintille aux lueurs des lampes ou des -torches le clinquant des chapelets, des médailles, des bagues, des -épinglettes, tandis que les dessins pieux des scapulaires d’étoffe se -balancent doucement au souffle du soir. Des paysannes sont là, -attroupées, s’extasiant devant ces merveilles. Les hommes font cercle de -préférence autour du jeu de _mil ha kaz_[39] si populaire parmi les -Bretons, ou rivalisent d’émulation au rude exercice de la tête-de-Turc. -Il se faut ouvrir une trouée au milieu de tous ces gens qui stationnent, -et ce n’est point chose aisée, car un Breton ne se dérange jamais de son -propre mouvement; il ne bouge que si on le houspille, surtout aux heures -de flânerie, où il est de pierre; on pourrait alors lui marcher dessus -sans qu’il bronchât. A force de jouer des coudes, je finis par atteindre -l’auberge qui m’a été recommandée. Elle est à l’extrémité du bourg, à -deux pas de l’église; ses étroites fenêtres de granit flamboient dans sa -façade tassée et toute noire. Une pourpre d’incendie embrase le -rez-de-chaussée et des étincelles courent, rapides, sur les solives du -plafond, accrochant çà et là d’éphémères constellations. Dans l’âtre, la -flamme s’épanouit en une immense gerbe rouge; le ventre des marmites -fait entendre des bruits sourds et précipités comme un galop de mer qui -monte. Et, dans cette atmosphère de fournaise, une cinquantaine d’êtres -humains empilés les uns sur les autres soupent d’un cœur content, sans -même avoir l’idée d’emporter leur repas pour l’aller manger sur le talus -du champ voisin, à la fraîcheur de la nuit. Quelques-uns ont dû -s’accroupir à terre, leur assiette entre les genoux. Ils ne s’en -indignent ni ne s’en plaignent. Un pèlerin n’est pas un commis-voyageur. -Il s’installe où il trouve place, s’accommode de ce qu’on lui sert et -paie ce qu’il doit en y joignant un brave merci. Je suis venu à Rumengol -en pèlerin de lettres et n’ai nulle envie de faire le difficile. -J’aimerais toutefois un bout de banc où m’asseoir, auprès d’un trou -quelconque par où respirer. - - [39] Sorte de _roulette_ très primitive. - ---Montez à l’étage,--me dit l’hôtesse. - -Une pièce basse, sans autre meuble qu’une table faite de quelques -planches disposées sur des barriques vides en guise de tréteaux. Les -convives, pour atteindre aux plats, sont à peu près forcés de se tenir -debout. Ceux qui ont fini ou qui n’ont pas encore eu leur pitance -occupent leur attente ou leur loisir à de monotones parties de cartes. A -chaque fois qu’un poing s’abat sur les ais mal ajustés, les assiettes -brimbalent, et les verres dansent. Les conversations sont bruyantes; une -aigre odeur de cidre répandu vous prend aux narines: il y a déjà de -l’ivresse dans l’air... La petite servante qui me guide pousse une porte -au fond de la salle et m’introduit dans un retrait où il y a une vraie -table et--Dieu me pardonne--des chaises. Ici, tout est paix et silence: -la croisée s’ouvre sur un verger et, plus bas, sur la vallée toujours -parée du grand voile nuptial que déroulent autour des peupliers et des -saules les mystérieuses fées des eaux. C’est un coin de solitude, tel -que je n’en eusse pas osé rêver. Je m’apprête à faire honneur à la -«portion» de ragoût qui fume devant moi, quand un ronflement, parti d’un -des angles obscurs de la chambre, vient soudain m’avertir que j’ai un -compagnon et que je vais même, grâce à lui, dîner en musique. - ---Ce n’est rien,--murmure la servante,--c’est _l’homme aux chansons_: il -s’est mis là pour faire un somme; il ne vous gênera point. - -Et, après cette explication sommaire, elle s’esquive. Voyons cependant -quel peut bien être cet homme aux chansons! Je m’approche du dormeur: il -est couché de son long sur le plancher, la face tournée vers la -muraille, la tête appuyée à un havresac bourré de paperasses. Ce vieux -havresac en peau de veau, le poil en dehors et tout élimé, ou je me -trompe fort, ou je l’ai rencontré plus d’une fois avant aujourd’hui. A -son seul aspect je sens au plus profond de moi comme un jaillissement de -souvenirs. C’est ma _contrée_ natale, c’est la Bretagne du Trégor qu’il -évoque tout entière à mes yeux. Pourvu que ce soit lui!... J’abaisse la -chandelle que je tiens vers le visage de l’homme. Il fait un mouvement, -je le reconnais, je m’écrie: - ---Yann Ar Minouz!... - -Il ne vous dit rien sans doute, ce nom à mine exotique et qui sonne si -étrangement. Retenez-le néanmoins; c’est celui de notre dernier barde. -Je devrais, hélas! écrire: c’était... Car Yann Ar Minouz n’est plus. Les -journaux des Côtes-du-Nord ont annoncé, voici près d’un an, qu’il était -décédé à Pleumeur-Gautier, dans la cinquante-septième année de son âge. -On ne trouvera pas mauvais assurément que je lui consacre ici une longue -parenthèse. Les habitués du pardon de Rumengol le pleurent encore. Il -est resté pour eux le «rimeur» sans égal. Selon l’expression d’une -pèlerine qui ne passe jamais ma porte sans y heurter, «il brillait au -milieu des autres chanteurs comme un louis d’or parmi les gros sous». -Mais, c’est surtout dans les régions de Tréguier, de Lannion, de -Paimpol, qu’il laisse un vide attristant. Avec lui s’en est allée dans -la tombe la muse de la poésie nomade, une bonne fille un peu bohème, pas -très soignée dans sa mise ni assez difficile peut-être quant au choix de -ses inspirations, mais vaillante, infatigable, le pied leste, la lèvre -prompte, et qui, de sa voix nasillarde, menait à travers la presqu’île -le branle joyeux des pardons. Dieu me garde de vous présenter Yann Ar -Minouz comme un émule des Liwarc’h-hen ou des Taliésinn[40]! Il m’en -voudrait d’en faire accroire à son sujet, lui qui se gaussait si -volontiers des prétentions d’autrui! Ce n’était point un esprit de haut -vol: ce n’était pas non plus le premier venu. S’il n’a point fait -revivre parmi nous la tradition des grandes écoles bardiques, il en a du -moins prolongé l’agonie. Barde il s’intitulait--un peu naïvement, sans -doute, ayant adopté le mot à tout hasard, sans s’inquiéter autrement de -ce qu’il pouvait signifier; barde il était, à vrai dire, et par goût et -par tempérament. - - [40] Bardes célèbres de l’ancienne Bretagne. Cf. le Myvyrian. - ---Je n’ai jamais été qu’un chanteur de chansons--m’a-t-il conté bien -souvent;--et tel que je suis né je mourrai. On a voulu m’apprendre -toutes sortes de métiers: j’étais impropre à tout, hormis à faire des -vers; cela seul me plaisait, de cela seul j’étais capable. Dans mon -enfance, je fus employé à garder les vaches, mais, un matin qu’il -soufflait grand vent, je laissai là mes bêtes, et je partis du côté où -le vent soufflait. C’était l’année qui suivit ma première communion. -Depuis lors, je cours les chemins. Je mange où l’on me donne, je couche -où l’on m’accueille. Mais, aux maisons bâties je préfère la maison sans -toit, l’auberge de la Belle-Étoile, comme je préfère aussi le gazouillis -des oiseaux à la conversation des hommes. - -Aux vacances dernières, étant de passage à Pleumeur, j’allai voir sa -veuve, Marie-Françoise Le Moullec, et nous nous entretînmes du mort, -couché à quelques pas de nous, à l’ombre de l’église, dans le pacifique -enclos des tombes. - -Yann vint au monde à Lézardrieux. Son père passait pour très instruit, -parce qu’il savait lire, et joignait à ses occupations de tisserand les -fonctions de maître d’école. Sa tâche du jour terminée, il réunissait -chez lui une douzaine de galopins du voisinage et leur faisait la -classe, c’est-à-dire leur enseignait le catéchisme, leur apprenait à -reconnaître la place de chaque office dans le paroissien, et leur -bourrait la mémoire de vieilles complaintes flétrissant les forfaits des -seigneurs d’autrefois ou célébrant les vertus des saints locaux. Cette -forme élémentaire de culture convenait à merveille à l’esprit de Yann; -il fit de si rapides progrès que son père, rêvant pour lui les hautes -destinées du sacerdoce, l’envoya étudier à Pleumeur où il y avait un -instituteur en titre, muni de plusieurs diplômes. Yann fut ainsi initié -au français et même quelque peu au latin[41]. Mais il en eut tout de -suite assez. On ne chantait pas de chansons bretonnes à l’école de -Pleumeur: il la déserta. Son père le trouva un beau matin endormi dans -l’étable. - - [41] Il garda toujours un goût très vif pour la lecture. Il se - fournissait de livres chez Jeanne-Marie Lucas, à Paimpol, qui n’eut - pas d’abonné plus fidèle, et il les dévorait avec avidité, en - cheminant d’un bourg à l’autre. Il s’inspirait volontiers de cette - littérature d’emprunt, composée surtout de romans médiocres. De là - tant d’inepties dans son œuvre. - ---Qu’est-ce que tu fais là?--demanda-t-il courroucé. - ---La porte de la maison était close, quand je suis rentré, hier: je n’ai -pas voulu vous réveiller. - ---Tu as donc congé aujourd’hui? - ---Non. Mais, je ne resterai plus là-bas, et, si vous m’y ramenez de -force, vous ne me reverrez plus. - -On usa de tout pour fléchir l’enfant. Menaces, coups, supplications, -rien n’y fit. - ---Tu iras donc gagner ton pain!--lui dit-on. - -Et on le loua à un fermier de Saint-Drien. Depuis l’aube jusqu’au -crépuscule du soir, il fut censé surveiller les vaches, les taureaux et -les génisses, dans les pacages illimités. En réalité, il passait le -temps, assis entre deux touffes d’ajonc, à écouter un oiseau mystérieux -qui s’était mis à siffler dans sa tête, ou bien à contempler de magiques -horizons, visibles pour lui seul, vers lesquels l’attirait un aimant si -fort qu’il en avait des fourmillements dans les jambes. C’est là, dans -la paix des landes mélancoliques, que pour la première fois l’Esprit de -la poésie primitive le vint visiter[42]. Il n’avait, en effet, que douze -ans lorsqu’il composa sa pièce de début, celle-là même qui, refondue et -remaniée, s’est appelée plus tard «Confession de Jean Gamin» (_Covizion -Yann Grennard_). Il y disait: - - [42] Le _recteur_ de Pleumeur, M. Barra, lui avait donné les premières - leçons de métrique bretonne. «Sois barde!» disait à Yann cet homme - vénérable; «après celle de prêtre, je ne sais pas de plus belle - vocation». - - Je suis un garçonnet, hardi et insouciant; - Rien ne m’agrée tant que de jouer à la toupie; - Faire l’école du renard[43] me plaît aussi - Dénicher des nids, lutter et me battre. - - [43] L’école buissonnière. - - Déchirée est ma veste, en lambeaux mon gilet; - Mes braies ne tiennent plus, mon chapeau n’a plus de rebords, - A force d’échanger des horions avec les camarades; - Et, quand je rentre à la maison, là encore les coups de bâton - m’attendent. - - De souper, hélas! souvent je me dois passer - Et coucher dehors la nuit, ô la triste pénitence! - Loin de me soumettre pourtant, je me révolte; - «Vieil étourdi!» est le nom dont je gratifie mon père. - - Ma petite mère est tendre et cherche à m’excuser: - Au lieu de lui en savoir gré et de lui éviter l’angoisse, - Je l’appelle «face rousse!» et c’est tout ce que je trouve pour la - remercier. - Il n’y a pas à dire; décidément, je suis un être incorrigible... - -De ces turbulences, de ces effronteries de gamin, il se corrigea avec -l’âge, mais, le fond d’indiscipline qui était en lui, il ne s’en défit -jamais. Sa veuve, qui n’eut pas précisément à se louer de ses façons, a -retenu de lui l’image d’un homme très doux, d’une inépuisable bonté de -cœur dans les circonstances ordinaires de la vie, mais incapable de se -gouverner lui-même et impatient de toute contrainte. Il n’avait de -mesure en rien. Souvent il se mettait à pleurer à chaudes larmes, sans -qu’on sût pourquoi. Il aimait à s’envelopper de mystère, n’ouvrait à -personne sa pensée, détestait les questions. Ce qui frappait surtout -chez lui, c’était son humeur vagabonde. Il conserva jusqu’à sa mort le -tempérament inquiet et aventureux d’un poulain sauvage. Pour peu qu’on -lui fît sentir l’entrave, il se cabrait. Le maître chez lequel il -servait lui ayant reproché de «muser», au lieu d’avoir l’œil sur le -troupeau confié à ses soins, on sait comment il prit la chose. Le soir -de ce jour-là, le troupeau rentra sans le pâtre. Yann ne reparut à -Saint-Drien que dix ans après. Le village avait changé d’aspect dans -l’intervalle; la plupart des masures s’étaient donné des airs de -maisons, avaient remplacé leurs cloisonnements d’argile par des murs en -pierres, leurs toits de chaume par des ardoises. Une seule était -demeurée la même, et c’est à la vitre de sa lucarne qu’il vint heurter. -Il ne doutait point que Marie-Françoise, sa petite amie d’autrefois, ne -l’y attendît. Il la retrouva, non pas telle qu’il l’avait quittée, mais -telle qu’il souhaitait de la revoir. Ils s’épousèrent «devant Dieu et le -Gouvernement». Le lendemain des noces, la femme dit à son mari: - ---Yann, mon amour, il faut songer à ceux qui naîtront de nous. Il y a -dans notre ciel un nuage: tu n’as point de métier. Moi, je suis bonne -fileuse. Si tu te faisais broyeur de lin!... - -Il se fit broyeur de lin. Et pendant une année il travailla en -conscience. Parfois des tristesses subites rembrunissaient son front, -mais elles se dissipaient aussitôt. Tout en travaillant, il composait, -et, le dimanche venu, au sortir de la messe, il s’attablait avec -quelques camarades dans une salle d’auberge, pour leur débiter ses -couplets nouveaux. Très sobre, du reste, ne buvant jamais que du café. -Très religieux aussi: il assistait régulièrement à tous les offices. Au -bout de l’an, Marie-Françoise Le Moullec lui donna une fille. Il la fit -baptiser du nom de la Vierge et se prit pour elle d’une véritable -adoration, à un tel point qu’il en eut l’esprit comme troublé. Dès lors -il ne fut plus aussi attentif à l’ouvrage. Il restait de longues heures -en extase auprès du berceau de l’enfant. Sa femme tenta de le morigéner; -il la laissait dire, la pensée ailleurs. - ---Yann, prononça-t-elle un jour, tu aimes trop la petite. Les enfants -qu’on aime trop vivent peu; ils se fanent comme l’herbe à l’ardent -soleil. - -En rappelant à son mari ce vieil adage, elle espérait le ramener à des -sentiments plus mesurés et plus calmes. Ce fut le contraire qui eut -lieu. A partir de ce moment, Yann ne quitta plus la fillette. Ses nuits -même, il les passa à l’écouter dormir. Le jour, quand le temps était -clément, il l’emportait dans ses bras, la serrant contre sa poitrine -d’une étreinte éperdue, et, jusqu’aux premières fraîcheurs du soir, il -la promenait à travers labours et landes en lui chantant de très jolies -choses qu’il n’écrivit jamais. Il croyait dépister ainsi le malheur dont -l’avait menacé sa femme. Il n’y réussit point: à l’âge de six ans, -l’enfant mourut. Le désespoir du père fut infini comme son amour. Il -fallut lui arracher des mains le cadavre et, la cérémonie funèbre -terminée, la mère dut s’en retourner seule au logis. - ---Je ne remettrai les pieds chez nous, avait dit Yann, que lorsque ma -fille morte y sera rentrée! - -Il était fermement convaincu qu’elle ne tarderait pas à ressusciter. La -Vierge, sa marraine, ferait pour elle ce miracle. Il se mit à -pérégriner, en attendant,--heureux au fond de reprendre sa vie errante, -de ne plus traîner le boulet des besognes sédentaires et de rouvrir dans -l’espace ses ailes de moineau franc. A courir les routes, sa douleur -s’usa. La poésie acheva de le consoler. Sa réputation de _rimeur_ -s’était déjà étendue au loin. Les gens le venaient trouver pour lui -commander des vers; il en faisait avec une égale habileté sur n’importe -quel sujet: de mélancoliques, pour les amoureux dédaignés,--de -satiriques, contre les patrons avaricieux ou les filles coquettes. Plus -volontiers il chantait les grands saints de Bretagne, célébrait les -dévotions locales et disait les vertus régénératrices des sources. Il -n’y eut plus de pardon sans lui. Yann Ar Guenn[44], le barde aveugle de -Kersuliet, alors retiré sous la tente, apprit avec joie qu’un successeur -lui était né et manifesta le désir de l’entendre. Yann Ar Minouz -s’empressa de se rendre à l’appel de celui qu’il nommait son «parrain». -Leur entrevue eut lieu dans l’humble chaumine «du bord de l’eau», au -pied de la Roche-Jaune, en aval de Tréguier. L’aveugle y vivait reclus -depuis quelques années, cloué par les maux de la vieillesse à son -escabelle de chêne, n’ayant d’autre distraction que de prêter l’oreille -au _plic-ploc_ des rames, quand montaient avec la marée les lourds -chalands chargés de goémon ou de sable, et de guetter, selon sa propre -expression, le passage silencieux du bateau des âmes où il se devait -embarquer avant peu pour l’autre monde. Elle fut touchante, cette -entrevue, et quasi solennelle. Yann Ar Minouz, longtemps après, ne se la -remémorait qu’avec émotion: - - [44] Cf. sur ce poète populaire, Introduction des _Soniou Breiz-Izel_, - p. XXIV. - ---Voilà: quand j’eus poussé la porte, je me trouvai dans une pièce -étroite où il faisait noir comme chez le diable. Dans le fond pourtant, -sur l’âtre, il y avait un feu de mottes qui brûlait sans éclat. Une voix -cassée de vieille femme durement me demanda: «Que vous faut-il?» Je -répondis que j’étais Yann Ar Minouz et que j’étais venu pour saluer le -_père aux chansons_, le très illustre Dall[45] Ar Guenn. La vieille -aussitôt de changer de ton et de m’adresser des paroles de miel: «Dieu -vous bénisse, ami Yann! Il tardait à mon mari de vous connaître... Je -suis Marie Petitbon. Vous allez goûter de mes crêpes. Je les fais aussi -bien que Dall Ar Guenn les vers... Approchez-vous du foyer. Que mon -pauvre homme du moins vous embrasse, puisqu’il ne peut vous voir!» Ah! -c’était une belle discoureuse, je vous promets, et qui n’avait pas sa -langue dans la poche de son tablier. Mais, tandis qu’elle me fêtait de -la sorte, moi je ne songeais qu’à me repaître les yeux du bonhomme dont -je commençais à distinguer la grande forme osseuse, assise et comme -repliée dans un coin de la cheminée. Mon cœur battait à se rompre. -Lorsqu’il tourna vers moi son visage majestueux, encadré de cheveux -blancs comme givre, et à qui l’immobilité des paupières communiquait -quelque chose de plus qu’humain, je crus voir le Père Éternel en -personne et je fus sur le point de tomber à genoux. Il me tendit sa main -ridée. «Chante!» me dit-il. Deux heures durant je chantai. Si je faisais -mine de m’arrêter, il me disait: «Dalc’h-ta, mab, dalc’h-ta[46]!» Je -lisais sur sa figure un vrai contentement. Quand j’eus fini, il murmura: -«Allons! allons! désormais je peux mourir tranquille». Et m’attirant à -lui, il me donna l’accolade. J’avais en moi l’allégresse d’un -missionnaire que son évêque vient de consacrer. - - [45] En Basse-Bretagne, on désigne le plus souvent les infirmes par - leur infirmité. _Dall Ar Guenn_, l’aveugle Le Guenn; _Tort Ar - Bonniec_, le bossu Le Bonniec. Cela ne passe nullement pour une - irrévérence. - - [46] «Va donc, fils! Va donc!» - -Cette consécration fut pour beaucoup dans les nobles illusions dont Yann -se berça, tant qu’il vécut, sur la qualité de son talent. Il avait de -son art une très haute idée et ne pensait pas moins de bien de la façon -dont il l’exerçait. Les ouvriers de l’ancienne imprimerie Le Goffic, à -Lannion, n’ont pas oublié de quel air de condescendance et de -supériorité ce barde équipé en mendiant déposait sur le marbre ses -extraordinaires manuscrits. De ceux-ci, j’ai quelques spécimens en ma -possession. Le papier en a été ramassé Dieu sait où, comme par un -crochet de chiffonnier. Ce sont marges de journaux, versos de -prospectus, feuilles arrachées à des livres de comptes, copies -d’écoliers barbouillées d’encre et maculées de la poussière des chemins. -Un bout de fil les relie. La grosse écriture de Yann y a tracé ses longs -sillons, d’une allure à la fois obstinée et fantaisiste; telles les -épaisses et sinueuses tranchées que la charrue creuse au sein des -friches d’automne. Lourdes sont les strophes, en général; pénible ou -négligée est la langue. Mais de-ci de-là un vers s’envole, un joli vers -sonore qui sur ses ailes emporte toute la pièce. Pour égayer la -monotonie des landes, souvent c’est assez du chant d’un oiseau. - -C’est par blocs de dix, de vingt mille exemplaires que le poète faisait -imprimer ses élucubrations. Pour plus de commodité, il les répartissait -entre les quatre ou cinq régions qu’il avait coutume de parcourir; il en -confiait le dépôt à des amis sûrs, lesquels se chargeaient de le fournir -de marchandise au fur et à mesure des besoins de la vente. Ainsi le -havresac en peau de veau ne se vidait que pour se remplir. Dès les -premiers jours de mars, Yann entrait en campagne. Alors s’ouvre en terre -bretonnante l’ère des foires et des pardons. Alors, sur les deux -versants des monts d’Aré, les routes se peuplent de piétons, de -bestiaux, de carrioles. Alors les écus d’argent se réveillent sous les -piles de linge, au fond des armoires; les gars sortent leurs vestes -neuves et les filles leurs coiffes brodées. La face encore mouillée de -la vieille péninsule s’éclaire d’un fin sourire. Rien n’est délicat et -attendrissant comme ces printemps occidentaux: ils ont un charme, une -douceur, un je ne sais quoi de virginal qui n’est qu’à eux. Une lumière -d’or pale ondule dans le ciel; l’air reste aiguisé d’une pointe de -fraîcheur saline. Les lointains sont bleus, d’un bleu atténué, presque -transparent. Au sommet des collines, les clochers s’élancent d’un jet -plus hardi se renvoyant d’une paroisse à l’autre le tintement de leurs -carillons. Ces grêles sonneries, il suffit d’avoir fréquenté d’un peu -près le peuple breton pour savoir quelle action puissante elles exercent -sur son âme, quel retentissement elles ont en lui. S’il se trouvait, dit -la légende, un plongeur assez audacieux pour aller mettre en branle le -bourdon--depuis si longtemps muet--de Ker-Is, la ville entière, la -_Belle aux eaux dormant_, renaîtrait dans toute sa splendeur à la -surface des flots qui l’ont engloutie. C’est en somme le miracle qui -s’accomplit tous les ans au sein de la race, dès que s’éparpillent sur -le pays les premières volées des cloches de pardons. Un monde inattendu -de sentiments, d’une grâce singulièrement jeune et poétique, émerge -soudain des profondeurs grises de la conscience bretonne, évoqué par ces -musiques aériennes. Ce peuple d’ordinaire si grave devient alors d’une -gaieté, d’une insouciance d’enfant. Il déserte ses toits de chaume où -l’hiver l’a tenu enfermé, sans même prendre la précaution de tirer -derrière lui la porte. Il se disperse au dehors, vers les villes -voisines, ou s’assemble autour de ses chapelles et de ses oratoires, -souvent sur les bords d’une simple fontaine à peine visible sous les -saules, au milieu d’un pré. Du prix du temps, du prix même de l’argent -il n’a plus qu’une notion confuse. Une fringale de plaisir s’est emparée -de lui. Plaisirs discrets d’ailleurs, innocents presque toujours, -rarement grossiers. Des luttes et des danses, voilà ses distractions -favorites. Mais au-dessus de tout il place les chants, et les chanteurs -de profession lui sont sacrés. - -Yann n’avait qu’à paraître pour que la foule s’attroupât et, tant qu’il -lui plaisait de se faire entendre, elle demeurait suspendue à ses -lèvres. On s’arrachait les feuilles volantes où la chanson s’étalait _en -écriture moulée_. Les jeunes filles les glissaient, repliées -soigneusement, dans l’entre-deux de leur châle ou dans la _devantière_ -de leur tablier; les gars en bourraient leurs poches ou les épinglaient -à leur chapeau. Il n’est pas une ferme en Trégor où l’on ne trouve, -jaunissant au soleil, à côté de la _Vie des Saints_, dans l’embrasure de -la fenêtre, les œuvres en tas de Yann Ar Minouz. Les pièces de deux sous -pleuvaient littéralement aux pieds du barde. Il n’eût tenu qu’à lui -d’amasser ainsi une modeste aisance, démentant le dicton qui veut que la -poésie soit un métier de meurt-de-faim. Mais il était trop de son pays -et de sa race pour avoir le sens de l’économie. Il se contentait de -vivre au jour le jour, dépensait sans compter, en vrai seigneur de -lettres, et, dans les semaines d’opulence, se payait le luxe d’une cour -de gueux qui se gobergeaient à ses frais en exaltant sa générosité. - -Pas une fois il ne lui vint à l’esprit d’envoyer à sa femme quelque peu -de l’argent qu’il gagnait. Il semblait ne se souvenir plus qu’elle -existât. Elle, de son côté, avait trop d’amour-propre pour s’abaisser à -recourir à lui. Il lui avait laissé, en l’abandonnant, quatre -«créatures» sur les bras, quatre gaillards de fils nés dans les quatre -ans qui précédèrent la mort de la petite Marie. Pour les élever, elle se -mit en service. Pendant qu’elle peinait chez les autres, une voisine -obligeante surveillait sa maison et gardait sa marmaille. - ---Un soir que je rentrais de l’ouvrage, j’aperçus un homme qui se -haussait pour regarder par la lucarne à l’intérieur de la chaumière. Je -reconnus Yann. Son coup d’œil jeté, il s’en alla. Il était sans doute -venu voir si la petite Marie n’était pas encore ressuscitée. A de longs -intervalles il fit ainsi quelques retours dans nos parages; une seule -fois nous nous rencontrâmes. Il me dit, d’un ton affectueux: «Bonjour, -Marie-Françoise»; je lui répondis: «Bonjour Yann»; et ce fut tout. Il ne -me demanda même point de nouvelles de nos fils, dont l’aîné était déjà -établi maçon, à Lézardrieux. - -A l’occasion du mariage de ce fils aîné, les deux époux se -rapprochèrent. Yann vint en personne apporter son consentement. Il ne -témoigna ni repentir, ni embarras, fut gai, enjoué, chanta force -chansons et, la nuit de noces, s’alla coucher tranquillement aux côtés -de sa femme, dans le lit de leurs éphémères amours. Le lendemain, il -reprenait son essor. Mais, dans la semaine, on le revit. Et peu à peu il -se fixa. A dormir à la belle étoile il avait gagné des rhumatismes; la -voix aussi s’était enrouée et les poumons commençaient à manquer -d’haleine. La tiédeur paisible du foyer eut bientôt fait d’engourdir en -lui les dernières révoltes de l’instinct nomade. Il finit par accrocher -son bâton de voyage à l’angle de la cheminée, en murmurant le vers de -Proux: - - _Hac ar c’henvid da steuïn ouz va fenn-baz déro[47]._ - - [47] Les araignées peuvent tisser leur trame autour de mon _penn-baz_ - de chêne. - -Désormais, il ne s’éloigna plus de Pleumeur, si ce n’est pour accomplir -annuellement deux pèlerinages auxquels il demeura fidèle jusqu’au bout, -quoi qu’on fît pour l’en détourner: le premier au Ménez-Bré, où s’élève -la chapelle de saint Hervé, patron des bardes;--le second à Rumengol, -rendez-vous traditionnel des chanteurs. - - - - -VI - - -Il s’est assis en face de moi, auprès de la fenêtre ouverte par où nous -arrive à petites bouffées la délicieuse fraîcheur de la nuit. - ---Oui, pourquoi ce pardon s’appelle-t-il le _pardon des chanteurs_? Vous -me le direz peut-être, vous Yann, qui savez toutes choses. Il doit y -avoir une autre raison que celle que m’a donnée le conscrit. - ---Assurément, il y en a une autre, la vraie. Je vais vous l’apprendre, -puisque vous l’ignorez. C’est de l’histoire, ceci. - -Lorsque le roi Gralon, après avoir terminé son purgatoire sur la terre, -franchit enfin le seuil du paradis, la première personne qu’il rencontra -fut la Vierge, laquelle se mit à le remercier fort honnêtement de la -belle église qu’il avait commandé de lui bâtir. «S’il manquait encore -quelque chose à votre bonheur, ajouta-t-elle, sachez que je suis toute -disposée à vous l’accorder.--Hélas! répondit le vieux roi, tant que ma -fille Ahès continuera de faire dans la mer de Bretagne son triste métier -de tueuse d’hommes, cette idée me poursuivra et je ne serai pas -heureux.» La Vierge baissa la tête. «A cela je ne peux rien, -dit-elle.--Tu pourrais du moins l’empêcher de nuire, écarter d’elle la -malédiction des peuples en lui ôtant sa voix séduisante, instrument de -tous ses crimes!--Non plus, ô Gralon. Ce qui est doit être. Mais écoute. -Je ferai naître une race de chanteurs qui chanteront à voix aussi douce -que la sirène et, par les mêmes armes, combattront ses maléfices. -J’unirai en eux le don des beaux rythmes au culte des pieuses pensées. -Où Ahès aura passé, semant le deuil et l’épouvante, ils passeront, -semant l’espérance et le réconfort. Ils berceront les douleurs qu’elle -aura causées, rendront la paix aux âmes qu’elle aura remplies de -consternation. Et, de même que je suis la Vierge de Tout-Remède, ils -seront les guérisseurs de tout souci. Le mois de mai, qui est mon mois, -les verra chaque année accourir à mon pardon de Rumengol. Là coulera -pour eux, d’une onde intarissable, la source des sônes et des gwerz; et -de là ils se répandront, pour célébrer à travers le monde la force des -hommes d’Armorique, la grâce de leurs filles, les exploits de leurs -ancêtres, et ta propre destinée, ô Gralon! Guérets et landes, aires des -fermes et places des villages retentiront de leurs accents infatigables. -Et l’on dira d’eux, du plus loin qu’on les apercevra:--Voici venir les -rossignols de la Vierge!» - -Ainsi parla Notre-Dame, et le vieux roi sentit une grande joie dans son -cœur. Vous savez maintenant ce que vous désiriez savoir. - -Je prononce devant Yann le nom du poète breton Le Scour, qui s’intitula -_Barde de Rumengol_. - ---Certes--fait-il--il a plus qu’aucun autre mérité ce titre. Il a écrit -tout un _livret_[48] en l’honneur de ce sanctuaire. J’ai connu Ar Scour. -Il menait de front l’art des vers et le négoce des vins. C’était un -barde riche; l’espèce en est rare. Au moins ne dédaignait-il pas ses -confrères pauvres, ceux qui, comme moi, n’ayant pas de vin à vendre, -sont obligés de vivre de leurs vers. Il se montrait serviable envers -eux, leur ouvrait volontiers sa porte et sa bourse. La maison qu’il -habitait à Morlaix était hospitalière à quiconque faisait profession de -rimer. Parmi les chants qu’il a composés, il en est qui dureront aussi -longtemps qu’on parlera breton en Bretagne. Qui ne sait par cœur la -_Gwennili tréméniad_ (l’Hirondelle de passage)? De méchantes langues, il -est vrai, ont prétendu que ses meilleures pièces n’étaient pas de lui, -que d’autres y avaient mis leur talent et qu’il n’avait eu la peine que -d’y mettre son nom. Il y a beaucoup d’exagération dans ces racontars. Je -dois dire toutefois que _Plac’hik Eussa_[49]--le morceau le plus achevé -incontestablement de sa _Télen Rumengol_--est une très ancienne gwerz -qu’il s’est appropriée et dont il s’est contenté d’épurer la forme. -Enfant, je l’ai entendu chanter à mon père. Il la fredonnait, en -poussant la navette,--et cela, sur un air si lent et si triste qu’il -nous faisait pleurer tous. J’ai retenu sa méthode. Si vous êtes encore -là, ce tantôt, quand arriveront les processions d’Ouessant, passez au -cimetière; vous verrez comme je lui sais tirer les larmes des yeux, à -cette impassible race de forbans! - - [48] L’opuscule _Télen Rumengol_ (la Harpe de Rumengol). - - [49] «La fillette d’Ouessant». - -Nous sortons ensemble, mais sur le seuil de l’auberge nous nous -séparons. Puisque cependant je l’ai réveillé de son somme, Yann en veut -profiter pour commencer sa tournée dans les _débits_ et sous les tentes. -Il compte bien y écouler les exemplaires qui lui restent de sa fameuse -_Dispute entre l’Eau-de-Vie et le Café_. Moi, j’ai pris à gauche. Voici -le porche du cimetière dessinant son grand arc sombre et, à côté, un if -immense, un arbre aussi vieux que les temps, l’arbre des morts, sorte de -baobab funèbre engraissé de la pourriture humaine de plusieurs siècles. -Un tronc bizarre, tourmenté, tordu en spirale, les racines crevant le -mur, les branches poussées dans une seule direction et très bas, presque -au ras des tombes. Il couvre de son ombre le pauvre enclos, y verse sa -tristesse lourde, si dense, étalée en une flaque noire et sans rides. -Une allée plantée de croix conduit au porche de l’église: il règne dans -ce caveau une obscurité compacte; des bruits de respirations endormies -rythment le silence. A la mince lueur qui filtre par instants, lorsque -viennent à s’entre-bâiller les battants de la nef, on distingue des -formes d’hommes, de femmes, vautrés pêle-mêle sur les bancs de pierre, -au long des parois. Un mendiant étendu la tête sur son bissac, avec son -bâton de route entre les jambes et un barbet à ses pieds, a l’air -sculptural d’un évêque de granit couché dans un enfeu, les mains jointes -sur sa crosse, les sandales appuyées à quelque animal héraldique. - -Dans l’église, à dix heures. Un peu trop doré, cet intérieur d’église, -trop surchargé d’ornements criards. Il est éclairé vaguement par des -cierges qui brûlent derrière un pilier où s’adosse la madone du lieu. Et -cette lumière, émanée comme d’une source invisible, cette lumière -diffuse est d’une mystique douceur. Elle effleure d’une caresse les -coiffes blanches des «prieuses»: coiffes de Douarnenez aux mailles -fines, coiffes de Carhaix aux fonds aplatis, coiffes de Concarneau -pareilles à des raies fraîchement pêchées, coiffes de Châteaulin aux -ailes palpitantes, coiffes léonardes bombées comme des vases aux anses -grêles et délicates. Dans l’abside, prosterné en cercle devant les -marches de l’autel, un groupe de femmes murmure les _ave_ du rosaire et, -de toute l’église, leur répond un plaintif chuchotement. Et cela est -d’une poésie troublante, cette interminable oraison qui tout à coup -semble s’éteindre et soudain reprend, imprécise toujours et ondulante, -ainsi qu’un frisselis de feuilles aux souffles irréguliers du vent. -Prière exhalée comme en rêve par un millier de lèvres assoupies. -Jusqu’au matin se continuera la veillée. Tous ces gens harassés ont fait -vœu de passer la nuit dans le sanctuaire: pour rien au monde ils ne -quitteraient leur poste, pas même pour le meilleur des lits. La fatigue -des traits, l’abandon des membres ajoutent encore à l’étrangeté du -spectacle, font songer aux chœurs de suppliants des tragédies antiques. -La comparaison n’est point aussi paradoxale qu’on le pourrait supposer. -J’ai vu là des figures d’une admirable morbidesse, des types -irréprochables de beauté austère et douloureuse. Telle, cette jeune -fille qui a laissé rouler sa tête sur l’épaule de son frère ou de son -fiancé; elle dort d’un sommeil qui ressemble à une extase et, jusque -dans l’affaissement de tout son être, elle garde un je ne sais quoi de -souple, de svelte et d’harmonieux. Telle aussi, cette paysanne assise -sur ses talons, face triste, vieillie avant l’âge, plissée par les -soucis, polie, usée par les larmes; elle égrène d’une main son chapelet, -de l’autre elle soutient le corps de son fils--grand adolescent pâle, -rongé par quelque maladie incurable--qui repose, allongé en travers sur -ses genoux; elle le couve ardemment des yeux, semble le bercer, comme -d’une chanson sans fin, de ses récitations obstinées de patenôtres. Et -c’est en vérité une Mère aux Sept Douleurs que cette femme, une -pathétique et vivante image de la _Pietà_... - -Au dehors, un chant s’élève,--une mélopée lente, en mineur, une de ces -pénétrantes psalmodies bretonnes où sans cesse la même phrase revient, -tantôt sourde comme un sanglot, tantôt aiguë et stridente comme le -hurlement d’un chien blessé. C’est une autre veillée qui commence, la -veillée des cantiques, dans le cimetière. Pèlerins et pèlerines ont pris -place parmi l’herbe des morts ou sur les tertres des tombes. Juchée sur -une tombe plus haute, le dos à la croix, une fille chante,--une fille de -Spézet, longue et mince, le buste serré dans un corsage noir à galons de -velours, la tête menue, les yeux trop grands. Une voisine accroupie à -ses pieds lui souffle les premières paroles de chaque couplet qu’elle -déchiffre à mesure dans un vieux recueil d’hymnes, au vacillement fumeux -d’une chandelle. La voix de la chanteuse a des vibrations singulières; -ce sont d’abord des notes basses, voilées, qu’on dirait venues de très -loin et qui restent comme suspendues dans l’air; puis, brusquement, ou -du moins sans transition appréciable, le chant se précipite, s’exaspère, -éclate en un grand cri rauque, de sorte que la fille est à bout de voix -quand elle arrive à la fin de chaque strophe. L’assistance alors entonne -le refrain, le _diskân_, sur un rythme large et traînant, d’une infinie -tristesse. Et la chanteuse de reprendre aussitôt, sans une pause, sans -une relâche. Les artères de son cou rejeté en arrière sont tendues comme -des cordes: sur ses joues enflammées la sueur ruisselle; le corsage -s’est dégrafé à demi sous l’effort de la poitrine; le lacet de la coiffe -s’est rompu: il n’importe. Époumonnée, hors d’haleine, elle s’entête à -chanter. Vainement lui offre-t-on de la suppléer un instant. Elle ne -veut pas. Elle redouble d’acharnement, au contraire, elle se grise, elle -s’exalte. C’est presque du délire, de la fureur sacrée. On rêve d’une -prêtresse des cultes primitifs, d’une possédée des anciens dieux. Des -parcelles subtiles de leur âme ont dû survivre dans cette atmosphère de -Rumengol. - -... Je m’en suis allé par des sentiers de traverse, le long de la petite -rivière, vers Le Faou. Il est trois heures environ. Déjà des blancheurs -rosées illuminent doucement les confins du ciel. C’est à croire qu’il -dit vrai, le dicton local, qui prétend qu’ici, tant que dure le pardon, -la nuit même est encore du jour. La brise de mer s’est levée. Entre les -verdures une chose claire apparaît, une pointe d’Océan enfoncée au cœur -des terres. Et voici Le Faou, vieux murs, vieilles ardoises, toute une -bourgade citadine d’un aspect d’autrefois, dominée par la _maison de -ville_, débris monstrueux de l’époque féodale. Un quai, une mâture de -sloop finement découpée sur le fond gris-perle des eaux lointaines, la -solitaire silhouette d’un _gabelou_ perchée à l’extrémité du môle dans -l’attitude d’un cormoran au repos. Les brumes d’ouest en s’effrangeant -découvrent des promontoires hantés de grands noms ou de miraculeux -souvenirs, Kerohan, le Priolly, Landévennec. Une forme de nuage, -flottante d’abord, peu à peu se précise, se condense, se tasse, et c’est -le Ménez-Hom,--le _chef de troupeau_ des Monts-Noirs, leur vedette sur -l’Atlantique,--avec sa croupe renflée, son mufle à ras de sol, tendu -vers la large, comme flairant un perpétuel danger. - -Cependant, sous les reflets encore indécis de la lumière orientale, la -mer frissonne, la mer _s’éveille_. Des pourpres légères se répandent à -sa surface: telles les rougeurs dont se colore le sein pâli d’une -vierge, quand son cœur se met à battre à l’approche du bien-aimé. Je ne -sais rien de comparable à ce réveil de la mer, dans le crépuscule -matinal d’une belle journée d’été breton. Il semble qu’on assiste à -l’aurore primitive, à la première apparition du jour sur le monde, -lorsque les eaux furent séparées des continents et la lumière d’avec les -ténèbres. Dans ces grands paysages tranquilles d’extrême occident--où -l’homme, resté frère des choses, n’a pas encore imposé à celles-ci sa -personnalité envahissante et déformatrice--les levers d’aube ont gardé -toute la poésie, tout le charme de leur grâce adolescente et de leur -mystérieuse majesté. - -... Au tournant de l’île de Tibidi, du «rocher de la prière»--ainsi -appelé des fréquentes retraites qu’y firent Gwennolé et ses -disciples--une voile se montre, et, derrière elle, on en voit poindre -d’autres, piquant çà et là de notes brunes la grise uniformité des -lointains. C’est la procession des barques d’Ouessant qui fait son -entrée dans la «rivière». Lourdes et robustes gabarres de pêche, -taillées pour la lutte quotidienne avec l’autan, mais qu’on a parées -pour la circonstance à l’instar des nefs sacrées. Serait-ce que -l’eurythmie de ces flots calmes, dans cette méditerranée abritée et -silencieuse, les déconcerte et les intimide, elles, les habituées de la -tempête, les affronteuses des houles déchaînées? Ou bien faut-il croire -qu’elles ont quelque sentiment de la solennité de leur rôle? Toujours -est-il qu’elles s’avancent avec une sorte de lenteur grave, de cette -allure noble et cadencée que devaient avoir les trirèmes helléniques -voguant vers la blanche Délos, à travers le _sourire innombrable_ de la -mer. Elles s’engagent dans le chenal, à la file, «amènent» leur toile, -rangent le quai, accostent, débarquent leurs passagers: et toutes ces -manœuvres s’accomplissent sans bruit, presque sans gestes. Les femmes -prennent terre les premières; d’aucunes, fidèles à la coutume antique, -se prosternent pour baiser le sol, à l’endroit où commence, au dire de -la tradition, la zone bénie, le domaine de Notre-Dame. Et maintenant -elles s’acheminent par groupes vers la «maison de la sainte». Toutes -vont pieds nus, toutes ont un cierge dans les mains. Grandes pour la -plupart, un peu hommasses, les traits réguliers, mais durs et d’une -fermeté trop virile, la peau du visage non point hâlée, rosée -plutôt--chez les vieilles comme chez les jeunes--de ce rose vif des -chairs conservées dans la saumure. Seuls, les yeux sont beaux: leur -nuance d’un roux verdâtre fait penser à des transparences d’eau marine -dormant au creux des roches sur un lit de goémons. Ce sont, d’ailleurs, -des yeux tristes et qui mirent, en leur limpidité dolente, l’ombre des -deuils passés ou le pressentiment des catastrophes à venir. Il n’en est -pas une, de ces Ouessantines, qui de la naissance à la mort ne soit -vouée à un pleur éternel. Elles vivent toujours en proie aux -épouvantements de la mer qui leur prend leurs pères, leurs fiancés, -leurs époux, leurs fils. De là ce costume de veuve dont elles se -revêtent, pour ainsi dire, au sortir du berceau et qu’elles ne quittent -plus jusqu’à la tombe. Noir le corsage, noire la jupe, noir le tablier, -noire enfin la gaine d’étoffe où s’enfonce et se dissimule le béguin -blanc aux rigides cassures. Elle a quelque chose d’hiératique, cette -grande coiffure carrée, et elle rappelle d’assez près, avec ses pans -tombants, le _pschent_ de l’ancienne Égypte.--Aucun atour, nulle -coquetterie. La chevelure même, orgueil de la femme, couronne de sa -royauté, s’effiloque sur la nuque ou pend le long des joues en mèches -écourtées et vagabondes. Tout cela, cet accoutrement sombre, ces crins -épars autour de ces faces mornes, plus encore l’espèce de lamentation -qui s’exhale des lèvres en guise de prière, tout cela vous serre le -cœur, éveille dans l’esprit des images funèbres: on croit voir passer un -troupeau de victimes que chasserait devant elle l’antique Fatalité. - -Elles suivent la route, absorbées dans leurs dévotions, sans se laisser -distraire par la tiédeur intime du paysage, par cette flore odorante, -par cette jeune verdure dont leurs regards pourtant sont si peu -coutumiers et dont beaucoup d’entre elles respirent aujourd’hui pour la -première fois le pénétrant arome. Ce sont choses qui ne les touchent -point, si sevrées qu’elles en puissent être dans leur île sauvage, -presque à nu sous son maigre manteau d’herbe brûlée. Elles passent -indifférentes à toutes ces séductions de la «Grande Terre»; elles n’ont -d’yeux que pour la fine aiguille de granit qui se profile là-haut, sur -la crête, derrière le rideau des bois. Droit au-dessus de la pointe, une -étoile attardée brille encore, d’un faible scintillement, dans le ciel à -moitié envahi par le flot montant de la lumière. Et cette petite clarté -pâle apparaît vraisemblablement aux Ouessantines comme un _signe_ -céleste, car elles ne l’ont pas plus tôt aperçue qu’elles entonnent d’un -commun élan l’hymne de la Vierge, transcription bretonne de l’_Ave maris -stella_. - - _Ni ho salud, stéréden vor!..._ - -Les voix rebondissent au loin dans le large écho des montagnes. Les -hommes restés un peu en arrière pressent le pas. Je me suis mêlé à leur -groupe: une cinquantaine de grands gars en _tricot_ de laine grise ou -bleue, avec des muscles énormes, des poings de géant et de bonnes -figures placides, d’une enfantine douceur. Des touffes de sourcils -enchevêtrés ombragent leurs prunelles trop claires, aux teintes -indécises, comme délavées par les embruns. Ils sont accueillants et -expansifs. Ils m’apprennent qu’ils sont partis d’Ouessant la veille, -qu’ils ont mis près de dix heures à franchir l’Iroise et qu’ils ont -emporté des provisions pour trois jours, «parce que, chez nous, -voyez-vous, on sait bien quand on sort, mais on ne sait jamais quand on -rentre». D’espace en espace un aubergiste les hèle, assis sur un -tonneau, dans la douve, auprès de son comptoir couvert de bouteilles: - ---Eh bien! les _gens de l’Enès_[50], on ne prend pas un _boujaron_? - - [50] _Ile._ Les insulaires des côtes bretonnes appellent leur île - l’_Ile_ tout court, comme les continentaux ne les désignent - d’ordinaire que par le nom d’_Iliens_, sans autre qualification. - -Gaiement ils répondent: - ---Nous en prendrons deux au retour. - -Ils sont à jeun depuis minuit, afin de pouvoir communier à la messe -d’aube. Chacun d’eux accomplit le pèlerinage pour son clan et doit -rapporter à tous les siens la bénédiction de Notre-Dame. Il n’y a pas de -famille dans l’île qui n’ait parmi eux son représentant, son délégué, -muni des recommandations les plus expresses. Souvent on le tire au sort, -à la courte paille. Son premier soin, dans la semaine qui précède le -départ, est de faire visite à toute la parenté, depuis le grand-oncle -jusqu’à l’arrière-petit-cousin. Tous ont à le charger de quelque -«commission» pour la sainte. C’est l’aïeul qui sent que sa vue baisse et -qui demande qu’elle lui soit conservée; c’est la tante Barba qui a les -«gouttes» et qui supplie qu’on l’en délivre; c’est _tonton_ Guillou, -tourmenté par un procès, et qui compte sur la Vierge pour intervenir -auprès des juges; c’est Gaïdik Tassel, une nièce souffrante, surnommée -la _Trop-blanche_, à cause de sa pâleur: elle se languit, à peine au -seuil de ses vingt ans, d’un mal dont ni elle, ni personne ne saurait -dire la cause; mais la Vierge de Tout-Remède s’y reconnaîtra... Que -d’autres vœux encore! Et que de prescriptions, dont quelques-unes fort -compliquées! «Ce sou que voici, tu le déposeras dans le tronc de -l’église; celui que voilà, tu le laisseras tomber dans la fontaine. -Garde-toi de confondre.» Ou bien: «Tu allumeras un cierge à la droite de -la madone et tu noteras combien de sauts aura fait la flamme avant de -brûler d’une clarté tranquille.» Bref, tout un système inextricable de -rites où notre mémoire de civilisés se perdrait. L’_îlien_, lui, s’y -retrouve aussi aisément que dans l’écheveau d’agrès de sa gabarre. Il -range, il ordonne tout cela dans sa tête, avec les habitudes de méthode -et de classement particulières aux matelots. Soyez assuré qu’il -n’omettra aucun détail et qu’il s’acquittera point par point de la -mission de confiance dont il est investi. Pour peu qu’il y manquât, il -croirait commettre un sacrilège. La destinée des êtres qui lui sont -chers n’est-elle pas intéressée à ces pratiques? Et lui-même n’est-il -pas le premier, du reste, à avoir foi en leur efficacité? - -On ne cite qu’un seul exemple d’_îlien_ ayant failli. Le malheureux -aimait à boire; le démon de l’eau-de-vie le possédait. Il s’oublia dans -une des tavernes du Faou, ne mit pas les pieds à Rumengol. Quand les -personnes qu’il avait amenées revinrent du pardon, elles le trouvèrent -dégrisé et repentant; elles ne refusèrent pas moins de s’en retourner à -son bord, et bien elles firent, car on n’entendit plus parler de lui ni -de sa barque: la mer ne rendit même pas son cadavre. - -Et l’Ouessantin qui me fournit ces renseignements ajoute d’un ton grave: - ---Heureux encore qu’il n’ait pas attiré sur sa race de pires infortunes! - ---Dans quel dessein ces femmes vous ont-elles donc accompagné, au lieu -de se faire représenter par un père, un mari, un fils ou quelque cousin? - ---Hé! prononce-t-il,--c’est apparemment qu’elles n’ont plus ni l’un ni -l’autre. Ils sont nombreux à l’Ile, les foyers sans hommes; et il se -couche chaque année bien des Ouessantins dans le grand cimetière où l’on -est à soi-même son propre fossoyeur! - -Du geste, il me montre là-bas l’Océan,--la douce mer rose, -voluptueusement étalée sur un peuple de morts... - - - - -VII - - -A petits coups pressés, la cloche tinte. Et c’est le signal d’un -remuement universel. Des granges, des étables, de la soupente des -auberges se lève une multitude en désordre, visages encore bouffis de -sommeil, avec du foin dans les cheveux et des plaques de poussière dans -le dos. On se débarbouille en un tour de main d’un peu d’eau puisée à -l’auge de la cour. Les femmes redressent leur coiffe, tapotent leurs -jupes et leur tablier. Des files interminables s’acheminent vers le -sanctuaire. Il sort du monde de partout; il en surgit des prés, il en -descend des arbres même, des gros chênes nains sculptés par le temps en -forme de sièges. La terre de Rumengol tout entière présente l’aspect -d’un lit défait, d’une couche immense où des milliers d’êtres ont dormi; -et, des herbes écrasées, des grands foins foulés gardant l’empreinte des -corps, un parfum monte qui embaume l’espace. - -Çà et là des tas de cendres fument encore, pareils à des feux de -bivouacs abandonnés. - -En juin, saison des nuits tièdes, les paysans bretons ne font point -rentrer les troupeaux, les laissent paître ou ruminer en liberté sous -les étoiles, pour les reposer de l’étable. Et Rumengol, avec ses eaux -vives dans son vallon accidenté, est un centre renommé d’élevage. Aussi, -en ce clair matin, tous les alentours de la bourgade sont-ils comme -mouchetés de taches blanches, ou rousses, ou noires. C’est par centaines -qu’il faudrait nombrer les têtes de bétail éparses sur les pentes. Elles -se meuvent avec la belle indolence des animaux repus; un peu étonnées -d’une telle affluence de monde dans la monotonie habituelle de leur -solitude, elles appuient aux claies des barrières ou tendent par-dessus -les haies d’ajonc leurs mufles emperlés de rosée, et meuglent doucement -en roulant leurs gros yeux graves. Plus d’un pèlerin allonge le bras -pour caresser leur poil au passage; elles font partie du décor -traditionnel de la fête. N’est-il pas écrit dans la Vie de la Vierge -qu’elle enfanta le _Mabik_ au milieu des bœufs? Et Notre-Dame de -Tout-Remède n’a-t-elle pas souci des bêtes à l’égal des hommes? - -Une année, des saltimbanques--des mécréants--dérobèrent nuitamment une -vache. Ils l’avaient emmenée dans la forêt du Kranou et s’apprêtaient à -l’abattre pour se régaler de sa chair, quand éclata un orage subit que -rien dans l’état de l’atmosphère ne faisait prévoir. Trois coups de -tonnerre retentirent, foudroyant à la fois les voleurs et l’arbre auquel -la vache était attachée, mais sans causer à celle-ci le moindre dommage, -bien au contraire: car, son lien ayant été rompu dans la secousse, elle -put rejoindre le troupeau avant même qu’on eût eu le temps de -s’apercevoir qu’elle y manquât. Par la suite il résulta pour elle de -cette aventure quantité d’avantages. Nul ne douta, en effet, qu’elle -n’eût été sauvée par un miracle; on la considéra comme une «protégée» de -la Vierge et on la traita avec les égards dus à sa qualité; elle eut -désormais la meilleure litière et le râtelier le mieux garni, et, après -avoir vécu dans l’abondance, elle mourut paisiblement de vieillesse, -sans avoir connu l’exil des foires lointaines... - -Pour se faire une idée de la surprenante variété de notre race, de la -diversité de ses types et de la richesse de ses costumes, il n’est que -d’assister à la sortie de la messe d’aube, dans le cimetière de -Rumengol, le jour du pardon. Toute la Bretagne est rassemblée là comme -en un raccourci puissant. Que de reliefs et de contrastes! Ici, les -Léonards aux grand corps, spéculateurs hardis et fanatiques sombres, nés -pour être marchands ou prêtres, et dont les lèvres dédaigneuses ne se -desserrent volontiers, dit-on, que pour réciter la prière ou parler -argent. Près d’eux, les Trégorrois, aux yeux vifs et nuancés, à la -physionomie ouverte, discoureurs aimables, avec une pointe d’ironie dans -leur sourire. Là, les _Tran’Doué_[51], équipés à la façon des Mexicains -d’une veste brodée de jaunes arabesques et d’un pantalon très ample -s’évasant au-dessus des chevilles: beaux hommes pour la plupart, la -figure encadrée d’un large collier de barbe rousse, ils laissent à leurs -femmes les besognes qui déforment, n’ont, quant à eux, d’autre souci que -de promener leur fière prestance de mâles à travers les foires et les -pardons. Et voici le bleu clair, le bleu azuré des _glazik_[52] de -Cornouailles, où courent en festons les tons d’or de la fleur du genêt. -Un peu lourds et pansus, ces Bretons du sud, et joyeux d’une bonne joie -matérielle qui éclate dans leurs faces rondes, rases, roses et poupines, -dans leur goût des couleurs, des choses voyantes, dans l’allégresse -grivoise de leurs chansons. Ils ne font que mieux ressortir l’élégance -montagnarde des fils de l’Aré, souples et droits ainsi que des pins, et -pareils, dans leur accoutrement de laine brune, à des pasteurs des temps -primitifs,--ou la gravité hautaine des forbans de l’Aber, souvent -comparés aux palikares des côtes grecques et qui portent comme eux le -bonnet et la fustanelle, grands gars superbes, avec des bras d’une -envergure immense et le profil aigu d’un oiseau de mer fendant l’espace. - - [51] On appelle ainsi, du juron qui leur est familier, les hommes du - canton de Pont-Labbé, les maris des _Bigoudenn_. - - [52] _Glazik_, les hommes vêtus de bleu. - -Debout sur une éminence, sur une sorte de dune herbeuse qui prolonge à -gauche le cimetière et au sommet de laquelle se dresse un oratoire, Yann -Ar Minouz attaque de sa voix rauque, la complainte de _Plac’hik Eûssa_. - - A l’île Eûssa fut une fille, - Jolie et sage comme un ange, - - Jolie et sage comme un ange, - Et son nom était Corentine. - - Hélas! elle n’avait pas quinze ans, - Déjà lourde croix elle portait. - - Sur un rocher, jouxte la mer, - La fille pleurait pleurs amers. - - Et de plein cœur elle priait - Et vers les cieux ainsi criait... - -Un oblique rayon de soleil se joue sur les tempes dégarnies du barde. -Iliens et Iliennes ont fait cercle autour de lui: ils boivent ses -paroles et suivent le mouvement de la chanson jusque dans l’expression -de son visage. Car il ne se contente pas de chanter, il mime; si bien -que la complainte se transforme en un drame monologué. Et quel -prestigieux acteur que ce Yann! Il a joint les mains, il lève au ciel un -regard mouillé de larmes; sa voix, traînante au début, éclate en accents -déchirants: - - --En se battant contre l’Anglais, - Mon père s’est noyé dans la mer profonde. - - Le cœur de ma mère se fendit, - Quand ce malheur elle entendit. - - Et je n’ai plus personne, hélas! - Que faire désormais ici-bas? - - Je n’ai plus hélas! sur la terre - Proche ni parent, père ni mère. - - Père ni mère, proche ni parent; - Vivre m’est deuil et navrement! - -Une des Ouessantines s’est caché la figure dans son mouchoir: on sent -qu’elle fait effort pour étouffer des sanglots. Le marin avec qui j’ai -causé tantôt me chuchote à l’oreille: - ---Elle a une _cœursée_, la pauvre! On jurerait que c’est sa propre -_gwerz_, en vérité, que l’homme aux chansons lui débite là. - -Sur un rythme plus doux, avec un balancement léger de tout le corps, -Yann poursuit: - - Mais non!... Il est au ciel un Père, - Et à Rumengol bonne Mère! - - Ma mère bien souvent m’a dit - De prier la Vierge bénie, - - La Vierge tendre de Rumengol, - Et jamais ne serais abandonnée. - - Étendez votre main sacrée, - Vierge, sur votre enfant navrée. - - Moi, la mineure[53] à l’abandon, - J’irai pieds nus à votre pardon; - - [53] Orpheline. - - J’irai pieds nus demander aide - A votre maison de Tout-Remède. - - Et sept fois je ferai le tour - Du grand autel sur mes genoux; - - Sept fois le tour de votre sanctuaire, - Vierge, patronne des Bas-Bretons! - - Madame Marie, les pauvres gens - Ne vous sauraient faire de présents. - - Ni ceinture de cire[54], ni cierge, - Rien!... sinon leur prière, ô Vierge. - - [54] Les cordons de cire dont les pèlerins entourent l’église. - - Pauvre comme eux, pour seul trésor - J’ai mes cheveux blonds couleur d’or. - - Je tresserai pour vous une guirlande - Faite avec ma chevelure blonde, - - Faite avec les fleurs des champs, les simples fleurs; - En gouttes de rosée y brilleront mes pleurs. - -Elle brille aussi, la triste rosée des larmes, dans les yeux des femmes -qui sont là; elle trace de larges sillons humides sur leurs joues -hâlées, s’égoutte lentement dans les plis de leur petit châle noué en -croix. Les hommes eux-mêmes sont émus: sans cesse ils s’essuient les -paupières du revers de leurs grosses mains toutes tailladées et noires -de goudron. Et, de minute en minute, le groupe des auditeurs grossit: le -pardon afflue vers le chanteur dont le buste ensoleillé domine la foule, -la chemise ouverte, son poitrail nu hérissé de touffes de poils fauves. -Le récitatif reprend, d’une allure dolente et comme alanguie: - - S’est mise Corentine en chemin, - Sa baguette blanche à la main; - - Passe la mer, suit le chemin - Qui mène aux cieux, qui mène aux saints. - - Et la voici déjà tout proche: - Du clocher on entend la cloche. - - Elle s’agenouille, en le voyant, - Son cœur palpite, en l’entendant. - - A Rumengol quand se trouva, - Les pieds de la Vierge baisa. - - Et dit:--Ma Mère, Mère bénie, - J’aimerais bien mourir ici! - - Je n’ai plus personne à aimer. - Daignez me prendre et m’emporter! - - Ici mon corps reposera, - Mon âme avec vous s’en ira. - -Yann s’interrompt, éponge avec sa manche son front où la sueur perle, -puis, d’un ton sacramentel, imposant les mains à l’assistance: - ---Chrétiens, signez-vous! La Vierge va parler. - - Alors, la Vierge avec douceur - A dit à la fillette en pleurs: - - --Sur terre il n’est que gens méchants; - Que Dieu te sauve, mon enfant! - - Ta douce âme et ton pauvre cœur - Sont maintenant purs comme l’or. - - Viens, Corentine, au ciel profond, - Louer Jésus, le Maître bon. - - Et Corentine se mourait, - Et à voix haute elle disait: - - --A la Vierge je donne mon cœur, - Ma malédiction aux Anglais! - -Ce vers final, cri de guerre de la race, le barde le lance à pleins -poumons, d’un timbre si âpre et si vibrant que la foule tressaille, -frémit, sentant passer en elle le frisson des grandes haines ataviques, -vieilles de douze cents ans!... - -Le soleil est haut sur l’horizon. Déjà commencent à déboucher, devers Le -Faou, Landerneau, Châteaulin, les omnibus et les breaks aux essieux -criards, bondés de familles bourgeoises qui viennent à Rumengol comme à -une fête foraine, histoire de se gaudir de la paysantaille et de manger -du veau froid sur l’herbe où les pèlerins ont dormi. Le vrai pardon -désormais est clos. C’est l’heure de fuir, si je veux emporter intactes -les fortes impressions de la nuit et du matin naissant. - -Je trinque une dernière fois avec le vieux poète trégorrois dans -l’auberge où la veille nous nous sommes rencontrés. Nous échangeons de -mélancoliques adieux. - ---J’ai le pressentiment--me dit-il--que je ne chanterai plus aux -Iliennes la triste chanson de _Plac’hik Eûssa_. Ce n’est point là ce qui -me fait peine, mais de songer que les temps sont proches où c’en sera -fini en Bretagne des belles _gwerz_ aimées de nos pères et des _sônes_ -délicieuses qui, jusque sur la lèvre défleurie des aïeules, sonnent -aussi gai qu’un oiseau de printemps. Toutes ces choses sont près de -mourir, et d’autres encore qui ont réjoui nos âmes. Les pardons, hélas! -les pardons eux-mêmes disparaîtront. J’en sais dont je suis probablement -le seul à me souvenir. Les chemins où je marche à présent sont jonchés -de chapelles en ruines. Le fantôme de la cloche continue à tinter -au-desssus du clocher détruit; j’ai souvent ouï, le soir, son glas -mystérieux et plaintif. Mais, à part moi, qui donc prête l’oreille pour -l’entendre? Nos prêtres sont les premiers à tuer nos saints, à laisser -tomber leur culte en oubli[55]. Eh oui! ce sont eux qui travaillent à -faire le vide autour de nos sanctuaires les plus vénérés, en entraînant -les paroisses par troupeaux vers les églises lointaines, vers les -Vierges étrangères, à Lourdes, à la Salette, à Paray-le-Monial! Quel -besoin ont-ils de dépayser la dévotion bretonne? Qu’ils prennent garde -qu’à tant voyager elle ne s’altère. Ma mère déjà déplorait ces modes -nouvelles. «Le paradis, disait-elle, ne se gagne qu’aux pieds des saints -de son pays.» J’augure mal des jours à venir. Grâces à Dieu, je ne les -verrai point: on aura depuis longtemps jeté sur ma face le drap sous -lequel on dort pour jamais... - - [55] Disons néanmoins que dans le cours des deux dernières années il - s’est produit une réaction dans le clergé breton en faveur des vieux - saints nationaux. - -Je m’en retourne vers Quimerc’h par le sentier des fougères. A mi-côte -je croise deux bons vieux Cornouaillais en goguette qui, s’arc-boutant -des épaules, se racontent simultanément des histoires sans fin, et ne -s’écoutent ni l’un ni l’autre. Leur double soliloque me suit quelque -temps, puis s’évanouit dans le profond silence. C’est maintenant une -paix vaste, le calme saisissant d’un désert. Dans la direction du nord, -les bois du Kranou moutonnent à perte de vue; vers l’ouest, la mer -flambe ainsi qu’un bain de métal en fusion. Rumengol, son pardon, ses -mendiants, ses chanteurs, tout cela semble avoir glissé dans l’ombre du -ravin; la croupe dorée du pays d’Hanvec s’affaisse à son tour, tandis -que se déroulent au loin, sur le fond du ciel, les cimes bleuâtres de -l’Aré. Pas un clocher à l’horizon, pas un toit, pas même une de ces -grêles fumées, révélatrices de la présence de l’homme. On a de nouveau -la sensation d’une terre vierge, d’un monde à peine éveillé du chaos. Le -paysage tout entier apparaît comme figé encore dans la raideur des -choses primitives, et l’on jurerait qu’on n’y a point changé de place -une pierre depuis le fabuleux soir d’automne où le soleil s’y coucha sur -la mort de Gralon. - -Soudain, un cri part, un sourd et sinistre mugissement déchire la -solitude: du sein d’une colline éventrée un train se précipite, et la -civilisation passe, au branle des wagons, sans souci des fleurs d’âme -qu’elle écrase et des grands symboles qu’elle anéantit. La douloureuse -prédiction de Yann Ar Minouz me revient en mémoire. Aux futurs pardons -de Rumengol reverra-t-on les chanteurs? - -Discret et charmant Esprit de l’antique chanson bretonne, tes fervents -se font rares. Dans la hiérarchie nouvelle, mieux vaut être cantonnier -que barde. De vieilles fileuses, des tailleurs de campagne, de pauvres -pâtres, de nomades sabotiers, voilà les seuls qui te vénèrent encore -d’un culte simple et profond. Ta voix mélodieuse est condamnée à -s’éteindre avec le bruit du dernier rouet. Aux générations qui te furent -hospitalières d’autres ont succédé, trop affairées pour t’entendre, trop -matérielles pour te goûter. Discret et charmant Esprit de l’antique -chanson bretonne, toi qui portas si longtemps sur tes ailes le rêve de -notre race, je songe avec tristesse à l’heure prochaine où tu ne seras -plus. - - - - -SAINT-JEAN-DU-DOIGT - -LE PARDON DU FEU - -A Madame Émile Cloarec. - - - - -I - - -La fête du solstice d’été, qui n’est plus guère, ailleurs, qu’une façon -de divertissement populaire, se célèbre encore en Bretagne avec une foi -aussi ardente, aussi recueillie qu’au temps des adorations primitives, -des premiers agenouillements de l’homme devant le soleil. Et, dans la -nuit du 23 au 24 juin, l’on peut dire sans exagération que, des hautes -terres de l’intérieur au bas pays du littoral, de l’Argoat à l’Armor, il -n’y a pas une bourgade, pas un hameau, pas même une ferme isolée au -milieu des landes ni une hutte de sabotiers ensevelie sous le couvert -des bois qui ne se fasse une obligation sacrée d’édifier son bûcher -symbolique et d’invoquer la flamme ou de se prosterner autour des -cendres, selon des rites dont le sens s’est perdu au cours des âges, -mais dont les formules et les gestes n’ont pas dû varier beaucoup depuis -les plus lointains passés. - -J’ai tâché de décrire naguère le spectacle d’une de ces «Nuits des -feux», tel qu’il m’avait été donné d’y assister en pleine montagne, dans -le site peut-être le plus sauvage de l’Aré. Mais le lieu plus -spécialement réputé pour être le centre et comme le sanctuaire -privilégié des antiques cultes solaires, c’est, à la limite du Trégor, -vers l’ouest, un cap fleuri d’ajoncs qui fait pendant à la pointe de -Primel et protège des âpres vents de Manche la secrète, la délicieuse -vallée de Traoun-Mériadek. - -Mériadek est un des noms vénérés de notre hagiographie locale. Celui qui -le porta fut, au dire des légendaires, un personnage de grande race, -arrière-neveu du fabuleux roi Conan, ce Pharamond de la Bretagne. Albert -de Morlaix, qui a rédigé sa vie, nous apprend qu’il mourut évêque de -Vannes, après s’être longtemps voué à la solitude, sans autre compagnon -de pénitence qu’un clerc, en un canton propice à la retraite, non loin -de la ville actuelle de Pontivy. Mais les gens de Traoun-Mériadek -n’acceptent pas cette tradition. «A chacun son saint, affirment-ils. -Mériadek est nôtre et n’a jamais bougé de nos parages depuis le jour -béni où, parti de la terre saxonne avec son frère Primel, il vint -aborder en ce havre sur une roche creusée en forme de barque, que des -goémons enguirlandaient. Le pays était plaisant, abrité, plein de beaux -ombrages, égayé par le chant des ruisseaux. Mériadek dit à Primel: «Je -suis l’aîné: c’est à moi de choisir. J’opte pour cet endroit. Va donc en -ta direction et que Dieu te conduise». Primel baissa la tête et vit un -galet arrondi à ses pieds. Il le ramassa, le brandit, le lança devant -lui. Retombé sur le sol, le galet se mit à rouler comme une boule, du -côté du soleil couchant. Primel le suivit et ne s’arrêta que là où la -pierre s’arrêta elle-même, dans les grèves rocheuses de Plougaznou -qu’elle habitait, il faut croire, avant que la mer l’en eût arrachée. Et -saint Mériadek resta seul parmi nous jusqu’au moment où saint Jean le -Baptiseur lui fut adjoint comme patron de notre église.» - -Mériadek subit, en effet, le sort de beaucoup de nos vieux thaumaturges -nationaux. Dès les premières années du XVe siècle, il fut, sinon -dépossédé, du moins relégué au second plan par l’institution d’un -nouveau culte. Sans doute ne le jugeait-on plus assez orthodoxe. Trop -d’éléments païens demeuraient mêlés à la dévotion dont il était l’objet. -Les habitants de cette côte sont tenus, de nos jours encore, pour des -cerveaux peu dociles. Lorsque, il y a quelque cent ans, le voyageur -Cambry passa chez eux, il fut frappé de leur réserve ombrageuse et de -l’accent farouche avec lequel ils se proclamaient les «durs gars de la -zone maritime», _pôtred called an Arvorik_. Isolés du monde par des -remparts de collines abruptes et par une mer hérissée d’écueils, ils se -sont attardés, avec un entêtement invincible, dans des conceptions et -des pratiques plusieurs fois millénaires. En aucune autre région de la -Bretagne, peut-être, l’esprit du vieux naturalisme celtique ne s’est -perpétué plus intact. Les choses, il est vrai, n’y ont pas moins -contribué que les âmes. Ce ne sont, de tous côtés, que fontaines qui -sourdent: elles s’épanchent des prés, des landes, elles jaillissent du -roc même, donnant l’impression d’une fécondité intarissable, de mamelles -toujours ruisselantes qui verseraient éperdument la force, la fraîcheur, -la santé, la vie. Comment la vénération des pèlerins ne se fût-elle pas -agenouillée de tout temps aux margelles de ces divonnes sacrées? Et, -quand on lève les yeux vers les hauteurs d’alentour, à contempler -l’aspect solennel de ces grands promontoires où le soleil, l’Heöl -breton, frère de l’Hélios grec, promène par les purs matins d’été les -frissons d’une lumière si délicate et, le soir, laisse traîner des -clartés si longues, des pourpres si somptueuses, comment s’étonner que -des générations de Celtes en aient fait un lieu d’adoration, une sorte -de temple à ciel ouvert dédié à celui qu’ils appellent encore «le roi -des astres» et dont la rayonnante présence leur est d’autant plus douce -que dans leur climat brumeux ils en sont fréquemment privés? - -Impuissant à détruire ces idolâtries locales, le christianisme tenta, -comme on sait, de les détourner à son profit. Il édifia des chapelles -auprès des sources, plaça des images de la Vierge au creux des chênes -druidiques, démarqua les mythes en les frappant à son empreinte et -substitua les noms de ses saints aux forces naturelles divinisées. C’est -ainsi, je suppose, que le bon Mériadek, hypothétique évêque de Vannes, -fut convié à recueillir, en ce coin du Trégor, des hommages -antérieurement adressés au soleil. Certains traits de sa légende -justifiaient cette attribution. Un Mystère cornique, précieuse épave -d’un idiome aujourd’hui sombré, nous le montre doué du «don de lumière», -dissipant la nuit des yeux éteints, rouvrant à la clarté céleste les -prunelles enténébrées. - -Il est à penser toutefois que l’intronisation de son culte dans la combe -de Traoun-Mériadek n’eut pas tous les effets heureux qu’on en attendait. -L’âme des Bretons est un peu comme leur terre. On croit l’avoir écobuée -à fond, avoir passé au feu les moindres souches. Qu’elle reste seulement -une année en jachère: au printemps d’après les racines brûlées sont -redevenues vivaces et, bruyères, ajoncs, gentils, toute la végétation -primitive a refleuri. Aux environs du XVe siècle, la vertu de saint -Mériadek avait probablement perdu son efficace. L’ancienne frondaison -barbare, riche d’une sève plus profonde, l’avait, sans songer à mal, -envahie, recouverte, à demi étouffée. Cela était dans l’ordre des -choses. Et puis, qui sait! Le clergé lui-même avait peut-être cessé -d’avoir foi aux mérites de ce saint suranné. Il y a une mode pour les -saints, et qui est sujette aux pires vicissitudes, comme toutes les -modes. En Bretagne, nos pères n’ont eu que trop souvent l’occasion de le -constater. - -Renan a conté quelque part l’histoire d’une statue de saint Budoc que le -curé, sous prétexte qu’elle tombait de vétusté, remplaça subrepticement -par une vierge de Lourdes. Que d’escamotages de ce genre on pourrait -citer! Longue, par exemple, serait la liste des paroisses bretonnes où -le patron celtique a dû s’effacer devant saint Pierre. L’œuvre de -romanisation à laquelle s’acharnèrent en vain les légions des empereurs, -il semblerait parfois que les prêtres, issus pourtant de la race, se -fussent donné pour tâche de la faire aboutir. De bonne heure ils se sont -appliqués à dénationaliser la piété de leurs ouailles. Ils y ont en -partie réussi. Saint Mériadek est une de leurs nombreuses victimes. On -s’aperçut un beau jour qu’il manquait décidément de prestige et, tout -aussitôt, son humble chapelle se transformait en une spacieuse église où -l’on voulait bien le tolérer comme un hôte, mais dont le seigneur et -maître devenait dorénavant le Baptiste. La vallée même, désignée par son -vocable, changea de nom. Il ne fut plus question de Traoun-Mériadek: ce -fut désormais la trêve--aujourd’hui la commune--de Saint-Jean-du-Doigt. - - - - -II - - -D’ordinaire, quand ces sortes de substitutions remontent, comme c’est le -cas, à des époques assez reculées, il est difficile, pour ne pas dire -impossible, de savoir dans quelles conditions elles se sont produites. -Ceux qui les provoquent ne se soucient naturellement pas d’en perpétuer -le souvenir. Plutôt s’emploieraient-ils à le faire disparaître, ne -fût-ce que pour renforcer la tradition récente de toute l’autorité des -longs âges. Ici, nous avons, par exception, la chance d’être renseignés, -grâce au plus crédule, au plus indiscret, mais au plus charmant aussi -des hagiographes bretons: j’ai nommé Albert Legrand. - -Il vivait dans la première moitié du XVIIe siècle, à Morlaix, dont il -était originaire et où il s’était fait moine, au couvent de Cuburien. Il -unissait à un esprit cultivé l’âme la plus enfantine. Il avait conservé -tous les goûts du peuple dont il était sorti: l’amour des belles -histoires, la passion du merveilleux. Sa dévotion pour les saints de son -pays, pour les «saints patriotes» comme il les appelle, était sans -bornes. Leurs surprenantes odyssées, la richesse et la variété de leurs -aventures l’enchantaient. Elles étaient flottantes encore, pour la -plupart, livrées aux hasards et aux incertitudes de la mémoire -populaire. Il jugea qu’il ne pouvait faire œuvre à la fois plus -chrétienne et plus bretonne que de les fixer. Dès qu’il en eut obtenu -licence de ses supérieurs, il entra proprement en campagne. - -Il ne s’agissait, en effet, de rien moins que de parcourir toute -l’Armorique, de la visiter par le menu, en interrogeant les archives et -les gens, en s’arrêtant aux églises, aux oratoires, partout où quelque -personnage de notre légende dorée avait laissé l’empreinte de ses pas ou -le parfum de ses vertus. On ne vit plus qu’Albert de Morlaix par les -routes. Ce frère quêteur fut une espèce de Pausanias breton. Il -conversait avec les rustiques dans leur langue qui est, chez nous, le -seul sésame. Sa qualité de franciscain lui ouvrait, d’autre part, les -presbytères. Non content de s’informer auprès des «recteurs», il -questionnait encore à la cuisine leurs gouvernantes, les _carabassenn_. -On n’avait pas avec lui de réticences: on lui confiait tout ce que l’on -savait, et lui, pèlerin fervent, se faisait tout oreilles. Il put -engranger ainsi, gerbe à gerbe, la plus opulente moisson. De retour à -Cuburien, en ce calme paysage d’arbres et d’eaux où défilaient, le soir, -devant sa cellule monacale, des voiles et des chants de mariniers, il -rédigeait avec une conscience admirable les notes recueillies au cours -de ses excursions, édifiant du labeur de ses nuits sa volumineuse _Vie -des saints de la Bretagne Armorique_, se délectant lui-même à rassembler -les épisodes épars de cette espèce de théogonie bretonne qui mêle, -combine, embrasse et comprend tout, l’histoire et le roman, le poème -épique et le conte. Il y eut chez Albert Legrand de l’Homère, de -l’Hésiode, de l’Hérodote et du Plutarque. Il a été le premier et le plus -délicieusement ingénu de nos folkloristes. - -Nulle route ne dut lui être plus familière que celle de Plougaznou, la -grande paroisse côtière de qui relevait à cette époque la chapellenie de -Saint-Jean-du-Doigt. Elle était déjà très fréquentée des Morlaisiens, -qui y trouvaient pour leurs jours de désœuvrement une promenade fort -alléchante et des plus variées. On n’avait pas attendu que les touristes -de France ou d’Angleterre eussent découvert les puissantes maçonneries -géologiques qui ceignent comme autant de bastions cyclopéens la Pointe -de Primel, pour aimer à s’étendre dans leur ombre, sur les tapis d’herbe -fine et drue qui feutrent leur base, devant l’horreur magnifique d’une -mer que hérissent, même par temps calme, d’étincelantes crinières de -vagues et que déchirent des fronts d’écueils noirs, pareils à des -licornes des âges monstrueux. Frère Albert n’eût pas été Breton, s’il -n’avait eu le sentiment le plus vif de la magie de la nature. Et cette -disposition, le commerce presque exclusif qu’il avait noué avec les -saints de sa race n’avait pu que la confirmer, que la développer encore. -Il n’avait pas été sans remarquer que, dans le choix qu’ils faisaient de -leurs établissements, l’instinct esthétique ne les guidait pas moins que -la préoccupation religieuse. En fuyant le monde pour se rapprocher de -Dieu, ils ne renonçaient point à la beauté des choses. Ils voulaient à -leur prière un vaste champ de contemplation. Leurs «maisons de -pénitence» s’ouvraient tantôt sur les solennelles perspectives des bois, -tantôt, et plus souvent, sur les infinis de la mer. Cette mer, qu’il -s’agisse de la britannique ou de l’océane, Albert Legrand n’en prononce -jamais le nom sans une sorte d’attendrissement pénétré. Il l’aime -visiblement, de l’indéfectible amour qu’elle inspire à quiconque naquit -sur ses bords. - -Mais ce n’est point à cause d’elle seulement qu’il eut toujours une -prédilection particulière pour la région de Plougaznou et de -Saint-Jean-du-Doigt. Il y était attiré encore par les rendez-vous -annuels que s’y donnaient d’énormes affluences de pèlerins accourus des -quatre évêchés bretons. La petite vallée perdue aux confins du Trégor -était, en effet, devenue depuis le siècle précédent le foyer peut-être -le plus ardent de la dévotion nationale. Sa réputation miraculeuse -s’était répandue dans toute la péninsule, avait même reçu la -consécration officielle. Nos ducs avaient pris sous leur patronage -l’humble ravin; ils avaient contribué de leurs deniers à l’érection de -la nouvelle et spacieuse église qui avait remplacé l’ancien sanctuaire, -et sans cesse témoignaient envers elle de leur sollicitude, en la -comblant de cadeaux de toute nature, reliquaires précieux, lourdes -bannières historiées, ostensoirs d’or, croix sonnantes en argent massif. - -L’an de grâce 1506 avait mis le dernier sceau, et le plus significatif, -à la gloire de Traoun-Mériadek. La reine Anne qui gardait jusque sur le -trône de France ses nostalgies de «petite Brette» avait obtenu du roi -Louis XII de se venir conforter l’âme en son pays. Elle voulut tout -revoir, accomplir, elle aussi, son _Trô-Breiz_ selon l’usage de ces -temps où nul Breton ne se fût jugé quitte envers sa conscience, s’il -n’avait, au moins une fois en sa vie, fait le pèlerinage des sept saints -et visité dans leurs cathédrales respectives les sept apôtres -patriarcaux, les sept chefs spirituels de la Bretagne. Partie de Nantes, -elle traversa successivement Guérande, Vannes, Quimper, fit neuvaine à -Notre-Dame du Folgoët, et se rendit par Saint-Pol à Morlaix, où -l’attendait une réception triomphale. Elle y arriva assez mal en point. -«Une défluxion, nous dit Albert Legrand, lui était tombée sur l’œil -gauche.» Naturellement, on ne manqua pas de lui faire observer que le -remède était là tout près. L’occasion était trop belle de concilier à -Saint-Jean-du-Doigt les bonnes grâces de la reine. Elle ne se fit point -prier et, toute transportée des merveilles qu’on lui contait de la -sainteté du lieu, elle parla même d’entreprendre à pied le trajet, comme -la plus humble des «pardonneuses». C’est tout au plus si elle accepta de -se laisser mener en litière une partie du chemin. Passé le village de -Kermouster, comme on s’engageait sur la haute crête aride connue sous le -nom de Lann ar Festour, elle commanda qu’on la mît à terre. Un calvaire -se dressait au milieu des ajoncs, sur le bord de la route: elle s’assit, -à en croire la tradition, sur une des marches, pour se déchausser; et ce -fut pieds nus, prétend un poète populaire, qu’en vraie Bretonne qu’elle -était, elle dévala vers Saint-Jean. Inutile d’ajouter qu’elle y trouva -prompte guérison et qu’elle s’en montra royalement reconnaissante. Elle -commença par anoblir tous les habitants de la bourgade et, d’un clan de -paysans et de pêcheurs, fit, selon le mot d’un de leurs descendants, une -«bordée» de gentilshommes. L’église n’était pas entièrement achevée: -elle assura de quoi la parfaire. Enfin, les multitudes de pèlerins qui -s’empressaient annuellement vers Traoun-Mériadek étant contraints le -plus souvent, faute de place dans les maisons, de gîter à la belle -étoile, sur l’aire des cours ou dans l’herbe des prés, elle eut la -délicate idée de fonder à leur intention une hôtellerie fort bien -pourvue qui subsiste encore. - -Je passe sur quantité d’autres dons. Aucun d’eux ne valait sa visite -même. Le nouvel établissement était désormais certain de prospérer. Il -avait pour lui la plus glorieuse des attestations, inscrite au registre -de ses fastes: la «Duchesse bénie», la «Douce des Douces» figurait au -nombre de ses miraculées!... A l’époque d’Albert Legrand, sa fortune -avait probablement atteint son apogée. C’est par milliers, par dizaines -de mille, que les dévots s’assemblaient, dès la matinée du 23 juin, dans -la combe trop étroite, couronnaient les hauteurs circonvoisines, -débordaient jusque sur la grève. Autant de gens à confesser, à faire -communier, à diriger dans les évolutions complexes des rites que -j’essaierai tout à l’heure de décrire. Le clergé local n’y pourrait -suffire aujourd’hui, avec ses seules forces: encore moins l’eût-il pu il -y a deux cents ans. Les prêtres des paroisses d’alentour lui venaient en -aide, comme c’est l’usage; mais, le principal renfort, nul doute que ce -ne fût Cuburien, avec son rucher de moines, qui le lui fournit. Et, -parmi eux, comment le premier convié à la tâche n’eût-il pas été -l’infatigable zélateur des saints et des sanctuaires de la Bretagne, le -Père Albert? Qui donc était plus qualifié que lui pour présider, dans la -contrée, à ces solennelles assises de la foi bretonne dont il s’était -donné pour mission de reconstituer l’histoire et de débrouiller les -origines? A Morlaix, paraît-il, ceux qui le croisaient dans la rue -avaient coutume de dire, en le désignant: - ---Voilà celui qui revient du paradis et qui a conversé avec nos saints. - -Il n’était pas moins universellement connu à la campagne qu’à la ville, -ni moins universellement aimé. Privilège presque unique, car les membres -des ordres religieux ne semblent pas avoir joui, chez nous, d’une bien -grande sympathie. La mémoire populaire leur est, en général, peu -clémente et nos chants, nos _gwerziou_, nos traditions orales les -traitent avec une rancune parfois féroce. Il en est qui rangent le froc -au nombre des fléaux les plus redoutables, sur la même ligne que la -lèpre, la famine et la peste. Le Père Albert est peut-être le seul moine -que la vindicte paysanne ait épargné. - ---Oh! lui,--me déclarait naguère, à son propos, une vieille fileuse de -Lanmeur,--il n’y a pas eu deux hommes de son espèce. J’ai ouï conter -qu’il avait fait, de son vivant, le voyage du ciel et qu’ensuite, -lorsqu’il cheminait par les routes, on devinait de loin son approche à -l’odeur suave qui s’exhalait de ses habits. - -Dans toute la banlieue de Morlaix, et même au delà, il n’était pas de -grand pardon sans lui. Celui de Saint-Jean-du-Doigt le vit souvent. - -Je me le représente grimpant les montées poudreuses, en robe brune de -récollet, tête nue, sous les ardeurs du soleil dont c’est la fête, salué -d’une parole déférente par les pèlerins qui passent, se mêlant à leurs -groupes, causant avec eux dans leur langue, et surtout s’employant à les -faire causer. Puis, c’est le soir, là-bas, au fond de la verdoyante -vallée, dans le potager du presbytère, aussi vaste qu’un jardin -d’abbaye. Retiré derrière le treillis de quelque tonnelle, le doux -religieux en qui revit un peu de l’âme de François d’Assise, père de son -ordre, médite sous le foisonnement embaumé des chèvrefeuilles et parmi -des vols de martinets le sermon qu’il doit prononcer le lendemain, à la -messe d’aube. Et il relit, dans le crépuscule encore lumineux, l’ode en -distiques latins que publia, vers 1605, dans ses _Nugæ poeticæ_, messire -Guillaume le Roux, prêtre, natif de la paroisse de Plougaznou. Et il -feuillette à nouveau les mémoires manuscrits de noble et discret Yves -Legrand, un de ses parents peut-être, chanoine de Léon, aumônier du duc -François II, dont il a su dénicher les cahiers, à demi rongés des vers, -dans les bahuts à offrandes de la sacristie de Saint-Jean. Et il s’use -enfin les yeux à tenter de déchiffrer une fois de plus, en la -ressuscitant à l’aide «d’un secret qu’il possède», l’écriture presque -entièrement effacée d’une vieille charte communiquée par un sieur de -Pen-ar-Prat, de Guimaëc, et qui n’est rien moins, à son avis, que le -procès-verbal, dûment authentique, de la visite de la reine Anne, ainsi -que des circonstances surnaturelles dont cette visite fut accompagnée. - -Maintenant que nous connaissons ses textes, asseyons-nous aussi près que -possible de la chaire pour écouter son prône. La mélopée glapissante de -la horde des mendiants s’est tue dans le cimetière. Une foule recueillie -remplit la nef, moutonne par delà le porche, s’immobilise à croppetons, -emmi les tombes. Ayons le cœur simple de ces fidèles. Ce que le bon -franciscain va nous conter, c’est l’_Histoire de la translation -miraculeuse du doigt de saint Jean-Baptiste, de Normandie en Bretagne, -le premier jour d’aoust_. - - - - -III - - -Sachez donc qu’après la décollation du Précurseur, son corps décapité -fut enlevé par ses disciples et enterré par eux aux abords de la ville -de Sébaste, où sa sépulture ne tarda pas à devenir le théâtre d’une -infinité de prodiges. Ils étaient encore si fréquents et si notoires au -temps de Julien l’Apostat que le bruit en arriva jusqu’aux oreilles de -ce prince. Furieux, il commanda d’exhumer les saintes reliques, de les -brûler et d’en disperser les cendres au vent. Les Gentils n’eurent rien -de plus pressé que d’obéir. Mais le bûcher ne fut pas plus tôt allumé -qu’une pluie providentielle survint, si véhémente qu’elle éteignit le -feu. Les chrétiens aux aguets purent sauver une partie des ossements, -les uns entiers, les autres calcinés à demi, et les déposer en lieu sûr -pour, ensuite, se les partager et les répandre à travers le monde. - -Il serait peut-être un peu compliqué de suivre chacune de ces reliques -en son exode, quoique le Père Albert ne s’en fasse point faute. -Attachons-nous seulement à l’index de la main droite, qui fut le doigt -par lequel saint Jean désigna le Sauveur, en disant la grande parole -annonciatrice: «Voici l’Agneau de Dieu!...» Les Maltais prétendent le -posséder en leur île. Mais notre auteur n’est pas éloigné de penser que -les Maltais sont gens sujets à caution. Par esprit de conciliation -toutefois, il leur concède qu’il se peut qu’ils détiennent un des quatre -autres doigts de la dextre du Baptiste. Pour l’index, en revanche, pas -de contestation possible. Plutôt que de transiger sur cet article, «nos -Bretons voudraient mourir». L’index véritable est à Plougaznou, et nulle -part ailleurs. Et ce qui en fait foi, c’est la manière même dont il y -fut apporté. - -Sur le territoire de la commune de Buhulien, au bord de Léguer, dans la -plus romantique des vallées trégorroises, dort, bercée par le tic-tac -d’un moulin, une petite chapelle sans style et sans âge, un fruste -oratoire des prairies autour duquel se viennent ébattre les «artisanes» -lannionaises, une fois l’an, le jour du pardon, mais qui n’a guère pour -visiteuses, en temps ordinaire, que des pastoures gardant leurs vaches -ou de rares «pèlerines» restées fidèles à des dévotions surannées. A -l’intérieur, se voit au-dessus de l’unique autel la statue d’une sainte, -vêtue de la robe blanche des vierges, la palme du martyre à la main et, -à ses pieds, un buisson de flammes qui montent vers elle, mais sans la -toucher. C’est l’image de la patronne du lieu. Elle a nom Tècle, ou, -comme disent les Bretons, Tékla. Cette pauvre «maison de prière» est, je -crois bien, la seule en Bretagne qui lui soit consacrée. Une gwerz -incomplète nous relate, d’après les passionnaires, quelques traits de sa -légende. - -Elle était d’Iconium et fut une des premières catéchumènes de saint -Paul. Sa mère ayant voulu la contraindre à se marier, elle préféra -braver les plus cruels supplices plutôt que d’y consentir. Condamnée à -être brûlée vive, elle s’élança d’elle-même dans «le feu brillant». Mais -les flammes s’écartèrent, refusant d’«offenser son corps et d’effleurer -ses habits». En même temps crevait une pluie soudaine qui noyait d’eau -le bûcher, à la grande stupéfaction des bourreaux. Pareille intervention -divine s’était produite, on l’a vu, pour les restes de saint -Jean-Baptiste. Est-ce à cause de l’identité des deux miracles que Tècle -passa dans la suite pour avoir été une des pieuses personnes qui -aidèrent à la diffusion de ses reliques en Occident? Ce n’est point -Albert de Morlaix qui pourrait nous renseigner à cet égard. Sa science -hagiographique s’arrête aux frontières de son pays, et Tècle, en sa -qualité de sainte exotique, n’était pas pour l’intéresser. Sans doute -n’avait-il jamais descendu l’ombreuse vallée du Léguer où se blottit le -toit de sa petite chapelle, comme une hutte de berger, dans les hautes -herbes. Il nous confesse avec son habituelle sincérité que tout ce qu’il -sait de cette «jeune vierge», c’est qu’à une époque qu’il ignore elle -fit don du précieux index à une bourgade inconnue de Normandie. - -Un de ses commentateurs, M. de Kerdanet, pense avoir découvert le nom de -la bourgade. Ce serait, à l’entendre, le village de Saint-Jean du Day, -dans les parages de Saint-Lô. Toujours est-il qu’un seigneur de ce -quartier, quel qu’il fût, avait à son service un Bas-Breton de -Plougaznou; Albert Legrand ne spécifie pas à quel titre; mais comme il -nous avertit que c’était au temps où les Français, ranimés par Jeanne -d’Arc et par le connétable de Richemont, achevaient d’expulser de -Normandie les derniers Anglais, il est à présumer que notre Trégorrois -(dommage, observe le légendaire, qu’on n’en sache le nom, digne d’une -éternelle mémoire), il est à présumer, dis-je, que notre Trégorrois -s’était engagé pour combattre l’ennemi héréditaire, le «Saozon» haï. Il -y eut force condottières bretons à payer de leurs personnes dans cette -guerre de Cent Ans. Les femmes même s’embrasaient d’une sorte de fièvre -mystique et se mettaient en chemin, comme pour une croisade. On a retenu -l’histoire de cette humble illuminée, la Pierronne, partie sur la foi de -ses rêves, un chapelet aux doigts, sans autre compagnie qu’une paysanne -de son voisinage, et qui, si elle n’a point partagé la gloire de la -Pucelle, eut du moins avec elle cette ressemblance d’obéir aux mêmes -appels et de mourir de la même mort. Ce qui prouve que le gars de -Plougaznou avait dû, selon l’expression populaire, se louer pour être -homme d’armes, c’est que, son congé fini, il reprit la route de son -terroir. Il y rentrait plus riche qu’il ne l’avait quitté, mais d’un -genre de richesse qui montre admirablement à quel point ce soudard était -bien de son pays et de sa race. - -Tandis que, autour de lui, les gens des autres «nations» enrôlés sous la -même bannière tiraient de la guerre, comme c’est l’usage, tous les -profits qu’elle peut donner, devinez à quelle espèce de butin peu -monnayable s’attachaient toutes les convoitises de ce Bas-Breton... Au -doigt de saint Jean? Vous l’avez dit! Chaque fois qu’il allait entendre -messe ou vêpres à l’église, en Breton aussi consciencieux à bien prier -qu’à se bien battre, il ne pouvait distraire sa vue du reliquaire où le -bienheureux index était exposé. Non qu’il lui vînt jamais à l’esprit de -se l’approprier par fraude: l’idée d’une telle profanation aurait -révolté son âme de croyant. «Et pourtant, songeait-il avec mélancolie, -quel cadeau à faire à ma paroisse!» La veille de son départ, il se -rendit «à son accoutumée» devant le tabernacle, pour prendre congé du -saint doigt. Longtemps il demeura prosterné, tendant vers l’objet de son -désir toutes les facultés de son être. Quand il se releva, il fut tout -étonné de se sentir un autre homme; non seulement il n’éprouvait plus le -moindre regret à s’éloigner, mais une allégresse inconnue s’était -répandue dans ses membres, une joie mystérieuse exaltait son cœur et sa -pensée. Il se mit en route d’un pas si léger qu’il lui semblait avoir -des ailes. Il ne marchait pas, il était porté. Les âpres chemins -d’alors, labourés de profondes ornières ou pavés encore par places -d’énormes dalles romaines, s’assouplissaient en quelque sorte sous ses -pieds, se faisaient moelleux et doux, comme des tapis d’autel. Sur son -passage, les herbes des talus frémissaient, ainsi que des chevelures -vivantes; les arbres inclinaient vers lui leurs troncs, en des attitudes -de respect, et de leurs feuillages s’exhalait un bruissement de paroles -confuses, un murmure pieux, comme d’une oraison psalmodiée en commun. -Les pierres même se rangeaient. - -A la première ville qu’il traversa, sur le soir de cette journée, il se -produisit un phénomène encore plus étrange, si possible. Les cloches de -tous les clochers entrèrent en branle spontanément, dans les églises -déjà closes, saluant le gars breton d’un carillon triomphal, tel qu’on -n’en avait jamais ouï même aux visites de l’archevêque. Les habitants, -épouvantés, crurent d’abord à un tocsin d’alarme. Puis, quand il fut -avéré que la cause de toutes ces retentissantes sonneries, c’était -uniquement ce vagabond mal vêtu, à l’air simplet, on l’arrêta. -Interrogé, il ne sut que répondre. Et d’ailleurs, qu’eussent pu -comprendre ces Normands à son baragouin de Plougaznou? Il fut accusé de -sorcellerie et enfermé à triple verrou, en attendant d’être jugé. Lui, -cependant, ne s’émut point; il s’endormit plein de calme, et, dans son -sommeil, il rêva qu’il était assis sur la hauteur, au-dessus de -Traoun-Mériadek, à la place où de temps immémorial se construit le -_tantad_[56]. Quand il se réveilla, le matin, ce fut vainement qu’il -chercha autour de lui les murailles sombres de la prison. Il se trouvait -que son rêve était devenu une réalité. Il était assis, en effet, dans le -fin gazon parfumé de la lande bretonne. De cachot il n’y avait plus -trace. Sur sa tête, au lieu d’une voûte de pierre, planait l’immensité -du ciel libre. Le soleil d’août se dégageait tout flambant des dernières -vapeurs de l’aube, faisait étinceler de mille feux les gouttes de rosée -suspendues aux toiles des araignées nocturnes, parmi les ajoncs, et -réfléchissait dans les miroirs encore brouillés de la mer les -prestigieuses irisations de ses rayons naissants. L’exilé respira -l’haleine de son pays. Ses yeux reconnurent le visage des choses -familières: les voix de la terre ancestrale bourdonnèrent délicieusement -à son oreille. Près de lui, chuchotait derrière sa margelle moussue -l’eau prophétique d’une fontaine qu’il avait dû consulter plus d’une -fois sur son destin, et, du fond de la vallée, montait vers lui -l’angélus de Saint-Mériadek, dans un clair tintement d’allégresse. - - [56] _Tantad_, bûcher. - -Il se leva, s’engagea dans la descente abrupte. Deux ou trois chaumines -formaient à cette époque tout le village. Le charron, l’aubergiste -_bonjourèrent_ successivement le voyageur, sans d’ailleurs se douter que -ce fût quelqu’un de la «contrée». Il ne tourna pas la tête pour leur -répondre, mais, franchissant l’échalier du cimetière, s’empressa vers la -chapelle où le desservant commençait l’office matinal. Une assistance de -dévotes étaient là, agenouillées à entendre la messe. Notre homme prit -place parmi elles et, comme elles, se prosterna en oraison. Soudain, -comme il avait les mains jointes, il lui sembla que la paume de sa -droite s’ouvrait. Le sang ne coula point, mais de la fissure béante une -_chose_ jaillit et, par-dessus la balustrade du chœur, alla tomber, du -côté de l’Épître, sur la nappe du maître-autel. En même temps les -cierges s’enflammaient, sans que personne y eût mis le feu, et, dans la -tour, les cloches (dont nul sonneur pourtant ne tirait les cordes) -lancèrent à toute volée, aux quatre coins du ciel, le plus superbe des -«grands carillons». - -Vous pensez s’il y eut bientôt foule dans le sanctuaire. De tout le pays -on accourut. Les dames nobles descendirent vers le Traoun à l’amble de -leurs haquenées; les moissonneurs, désertant l’août, abandonnèrent leurs -faucilles en plein sillon et s’en vinrent tels qu’ils étaient, en corps -de chemise, dans le débraillement du travail. Il va sans dire que, dans -le nombre, figuraient les parents du jeune Breton. Et l’on se -bousculait, et l’on criait: - ---Qu’est-ce qu’il y a?... Qu’est-ce qu’il y a encore? - -Il y avait que l’esquille qui avait si miraculeusement sauté du bras du -soudard sur l’autel n’était autre--on l’a deviné--que le doigt de saint -Jean. La précieuse relique n’avait pas voulu se séparer de son fervent -adorateur. Elle l’avait suivi, à son insu, logée entre sa peau et sa -chair, et, plantant là les Normands, acceptait, pour l’amour de lui, de -se faire naturaliser bretonne... - - - - -IV - - -Telle est, dans ses grandes lignes, avec addition seulement de quelques -variantes populaires, la légende dont le pieux hagiographe morlaisien -nous a transmis la mémoire. Quelle part de vérité renferme-t-elle et -qu’y a-t-il d’authentique dans l’aventure du gars de Plougaznou -rapportant chez lui, sinon entre peau et chair, peut-être au fond de son -havresac, le fruit de son larcin sacré? Ce sont là questions épineuses -et que je ne me charge point de résoudre. Il n’est pas sans intérêt -toutefois de remarquer que, de l’aveu du Père Albert, ceci se passait -sous le règne du duc _Jean_, cinquième du nom, que ce duc guerroya fort -en Normandie, contre les Anglais, et qu’il était singulièrement adonné à -la dévotion, ne perdant pas une occasion de faire montre envers les -églises de sa piété et de sa magnificence. C’est lui qui, prisonnier des -Clisson, fit vœu, s’il redevenait libre, d’accomplir le pèlerinage de -Jérusalem, et qui, plus tard, ne trouvant pas le loisir de se mettre en -route, dépêcha à sa place un «homme notable et suffisant» avec mission -d’offrir au Saint-Sépulcre un cadeau de cent florins d’or. - -Il n’en usait pas moins libéralement avec les sanctuaires de Bretagne, -ainsi qu’on le peut voir dans les comptes de ses argentiers. Ce ne sont -que fondations de messes et donations pieuses, à Saint-Julien de -Vouvantes, à Notre-Dame du Mené, à Notre-Dame du Bodon, à Notre-Dame de -Brélevenez, enfin, si joliment perchée au haut de ses trois cents -marches de pierre, sur son vert coteau lannionnais. N’est-ce pas lui -encore qui édifiait à saint Yves, dans la cathédrale de Tréguier, un -tombeau qu’il faisait couvrir «d’argent»? Et que dire des largesses -vraiment princières dont il ne cessait de combler la collégiale du -Folgoat? Le clergé de Plougaznou dut se désoler plus d’une fois de cette -manne dorée qui pleuvait sur les sanctuaires voisins, sans qu’il en pût -recueillir la moindre parcelle. Ce que l’on jalouse, en pareil cas, ce -n’est pas seulement le profit, c’est la gloire. Il est dur de voir -grandir autour de soi des cultes prospères, tandis que l’on reste une -église pauvre sur une terre dédaignée. Il y avait bien, sans doute, ce -pèlerinage annuel du 24 juin à la chapelle de saint Mériadec, le «pardon -du feu», comme on disait. Mais, outre que c’était là une pratique d’une -orthodoxie fort contestable, les foules qu’elle rassemblait, composées -presque uniquement de paysans grossiers, n’étaient guère pour lui prêter -de l’éclat et attirer sur elle les regards d’un duc. - -Ah! si, du moins, parmi ces rustres s’était révélé soudain quelque doux -illuminé, comme fut ce bon «fol» de Salaün dont les angéliques visions -avaient, au siècle précédent, assuré la fortune de Notre-Dame du -Folgoat!... Le désir, a-t-on remarqué, finit par créer son objet. -Joignez qu’il n’y a pas de contrée au monde où la faculté mythique soit -plus puissante qu’en Bretagne. La légende y est une production naturelle -et toute spontanée. Celle du «Doigt de saint Jean», éclose sous les -feuillées ombreuses du Traoun-Mériadek, eut tôt fait de prendre son -essor et de voler, sur les lèvres des hommes, jusqu’aux oreilles de Jean -V. Il avait précisément dans son entourage un certain Mériadek -Guicaznou, dont le nom dit assez la provenance, et qui ne dut pas être -le dernier à lui faire part de la miraculeuse aventure arrivée en son -pays d’origine. La trame en était ingénieuse et charmante, très propre à -flatter l’imagination populaire. Mais le duc lui-même ne pouvait manquer -d’en recevoir une impression très vive, et cela pour deux motifs: -d’abord, parce que la conquête morale de la relique s’était accomplie -par l’entremise d’un de ses hommes d’armes; ensuite, et surtout, parce -que cette relique était celle de saint Jean, son vénéré patron. A -supposer donc, comme le veut le sévère bénédictin, Dom Lobineau, que la -légende eût été fabriquée de toutes pièces, elle avait du moins toutes -chances de donner les fruits heureux qu’on s’en était promis. - -Et en effet, du jour au lendemain, la rustique solitude de -Traoun-Mériadek connut les prestiges de la célébrité. La faveur ducale -s’était étendue sur elle. Ce ne furent, dans le principe, que de menues -offrandes: un étui d’argent, par exemple, pour sauvegarder le précieux -doigt. Puis vinrent les grosses libéralités, en vue de permettre -l’érection d’une nef capable de contenir les nouveaux fidèles. Car -maintenant que le prince avait pris ce coin de terre sous sa haute -protection, des chevauchées de gentilshommes s’y acheminaient par les -étroits sentiers caillouteux, battus jusqu’alors des seuls manants. -Moins de trois ans après la date qui est assignée, dans Albert Legrand, -au transfert de la relique, c’est-à-dire dès 1540, on posait, sur -l’emplacement de la chapelle primitive, la première pierre de l’édifice -actuel. Et Saint-Jean-du-Doigt devenait un des grands «lieux dévots» de -la Bretagne. - -A la fin du XVIIIe siècle, sa vogue n’avait pas décru. Cambry, qui le -visita sous le Directoire, en parle dans des termes, sans doute fort -irrévérencieux, comme il sied à un voltairien, mais qui n’attestent pas -moins de quel crédit il jouissait encore à cette époque. «On n’avait -rien négligé, dit-il, pour frapper l’imagination des nombreux pèlerins -qui se rendaient en ce séjour de miracles et d’enchantements. Les -sentiers qu’on foulait en l’approchant étaient sacrés. Des saints épars, -grossièrement sculptés, peints, dorés, se trouvaient sur la route auprès -des cabarets où la tête se montait par les fumées de l’eau-de-vie.» -Quand, la Révolution passée, l’église de Saint-Jean rouvrit ses portes, -son riche trésor était intact: aucune des somptueuses pièces -d’orfèvrerie qui le composent ne manquait à l’appel. Les monuments -eux-mêmes n’avaient pas souffert. On y eût vainement cherché trace d’un -de ces actes de vandalisme dont tant de sanctuaires finistériens ont -conservé les tristes marques. Il va de soi que l’on en fit honneur à la -relique. Des gens de la bourgade contèrent qu’ils avaient vu, de nuit, -des archanges, l’épée nue et flamboyante, en faction devant les vitraux. - -Il y eut mieux encore, paraît-il. C’était en 93, «l’année de -Robespierre». Comme, à défaut des offices accoutumés, on se proposait de -célébrer, à tout le moins entre laïques, la cérémonie du _tantad_, un -des sans-culottes de Plougaznou vint, au nom des commissaires du -district, faire défense de procéder à l’allumage, avec menace, si l’on -passait outre, de traduire les coupables devant le tribunal -révolutionnaire. La perspective de la prison et peut-être de la -guillotine intimida les plus hardis. Le feu traditionnel ne fut point -allumé. Mais, à l’heure même où il était d’usage qu’on y plongeât le -premier brandon, une immense rougeur d’incendie embrasa soudain le ciel -nocturne, dans la direction de Plougaznou; des appels désespérés de -_corn-boud_ retentirent, sonnant l’alarme; la violence des flammes était -telle que leurs reflets balayaient au loin la mer. Le sans-culotte -s’enfuit, éperdu. C’était sa ferme qui brûlait. Lorsqu’il atteignit la -hauteur qu’elle occupait, il n’y trouva qu’un monceau de cendres. Il -n’était pas jusqu’à son nombreux bétail, le plus beau de la paroisse, -qui n’eût été consumé vivant dans les étables. Plusieurs jours après, la -fumée de ces chairs grésillantes planait encore sur le pays, en une âcre -vapeur d’holocauste. - -On rechercha l’incendiaire, mais sans espoir de le découvrir. Il ne fit -doute pour personne que c’était saint Jean lui-même qui s’était vengé. -En quoi, du reste, il prévint des malheurs beaucoup plus considérables. -Car c’est un dicton local que, si nul feu ne brillait à la Saint-Jean, -de toute l’année d’après on ne verrait point le soleil. - - - - -V - - -Le soleil! Ce fut au toucher de ses premiers rayons que je rouvris les -yeux, le 23 juin 1898, dans l’hospitalière demeure de Kersélina. Et -jamais, je crois bien, sa lumière ne m’avait paru plus charmante qu’en -ce calme décor de collines boisées, d’une grâce tout arcadienne, autour -desquelles ondulent, avec des souplesses et des chatoiements d’écharpes, -les méandres harmonieux de la rivière de Morlaix. On eût dit que l’astre -avait conscience qu’on se disposait, le jour même, à célébrer sa fête. -Il resplendissait, à travers la fine buée matinale, d’un éclat fluide, -opalin et doux. Sa caresse courut sur les verdures inclinées des pentes, -en une silencieuse cascade de flots ambrés. Puis, elle sema de -scintillements les pelouses du bord de l’eau, empourpra le chemin de -halage, pailleta les graviers de la rive, s’épandit enfin par longues -nappes frémissantes dans l’estuaire dont la face encore brouillée -s’éclaircit soudain et se rosa d’un beau sang vif... - ---Allons! cria sous ma fenêtre une voix amicale, voici l’heure de -l’appareillage pour les barques de Locquénolé! - -Jadis, c’était le plus souvent par mer que les pèlerins du littoral se -rendaient au pardon de Saint-Jean. De toute la côte léonnaise et -trégorroise des centaines de bateaux mettaient à la voile, dès l’aube, -emportant des paroisses entières vers le havre, habituellement -infréquenté, de Traoun-Mériadek. Les anciens du pays évoquent avec un -enthousiasme mêlé de regret le souvenir de ces pompes nautiques. A la -tête de chaque flottille s’avançait, telle une galère paralienne, une -gabarre peinte à neuf et magnifiquement décorée. Les femmes du village -avaient passé la nuit à l’enguirlander, à la fleurir. Des gerbes d’iris, -des bouquets de roses trémières, d’hortensias, de tournesols, ornaient -sa carène. La croix de procession, la lourde croix d’argent ou d’or, -garnie de clochettes, planait, solidement amarrée à la pointe du grand -mât. Sur le rouf drapé de blanc, comme un autel, était «calée», à l’aide -de quelques tenons, la statue du saint patronal, car les saints -eux-mêmes étaient, en ce temps-là, du pèlerinage; si l’on négligeait de -les y faire figurer, ils quittaient spontanément leurs niches, -disait-on, et gagnaient le porche de Saint-Jean, sans qu’on sût comme, -par des chemins surnaturels. Aussi se gardait-on bien de les laisser -derrière soi. Autour de leur image se pressaient le clergé, les -sacristes, les enfants de chœur, tous en surplis, tous clamant à -l’unisson l’hymne de circonstance: - - _Sceptriger vasti moderator orbis..._ - -La barque sacerdotale voguait ainsi, au bruit des chants, suivie de -vingt, de trente autres barques plus humbles qui, dans l’intervalle des -strophes, reprenaient, en guise de refrain: - - _Nempe divini Digitum Prophetæ..._ - -Les voix vibraient sous le ciel sonore, et c’était comme une allégresse -immense répandue sur la mer. Aujourd’hui, la tradition est morte, de ces -régates sacrées. Elles n’étaient pas sans avoir leurs risques. Les temps -les plus beaux, en Bretagne, sont souvent les plus trompeurs, et sur -cette côte déchiquetée, hérissée de roches et de lambeaux d’îles, les -courants de Manche ont des effets d’autant plus terribles qu’ils sont -plus sournois. Les riverains le savent et, dans leurs sorties -ordinaires, s’arment de circonspection. Mais quoi! le pardon de -Saint-Jean-du-Doigt ne se célèbre qu’une fois l’an. Et quel accident -craindre, un pareil jour? Foin des précautions quotidiennes! C’eût été -faire une injure au saint que de ne s’en remettre pas entièrement à lui. -On hissait gaiement la voile et l’on partait en toute sécurité. Les -cloches carillonnaient; la mélodie des cantiques flottait dans l’air; -une ivresse pieuse--et peut-être un autre genre de griserie, moins -idéale--exaltait les esprits, les tendait dans une préoccupation unique. -Caprices du ciel, traîtrises de la mer, qui donc y songeait? Dans les -eaux plus tourmentées du large, l’on s’apercevait tout à coup que -l’embarcation, surchargée de lest humain, devenait pesante à la -manœuvre, fatiguait, ne gouvernait presque plus. Qu’une risée la prît en -travers, et c’était la perdition possible par temps calme; au lieu d’une -risée, qu’on suppose un orage, un de ces subits orages de juin qui -éclatent, aussitôt couvés, et fauchent la mer, comme une mitraille: la -catastrophe alors était inévitable; canot et passagers, tout coulait à -pic. - -Les fastes du pardon de Saint-Jean n’ont été que trop souvent assombris -par des désastres de cette espèce. Il va sans dire qu’on a fait le -possible pour en abolir la triste mémoire. Il n’y a même pas dans le -cimetière de Traoun-Mériadek une inscription funéraire relatant, à -défaut du nom des victimes, du moins leur nombre et la date de leurs -trépas collectifs. Les équipages morutiers qui disparaissent aux fiords -d’Islande ont, dans les chapelles paimpolaises, une épitaphe de trois -lignes. Ici, rien. Nulle mention de tant de pèlerins engloutis, nulle -parole d’apaisement pour leurs mânes. Il n’est pas vrai, cependant, que -leur souvenir ait totalement péri. Envers quelques-uns d’entre eux la -muse populaire s’est montrée pitoyable, et elle les a embaumés dans ses -larmes. - -La bourgade de Ploumilliau, proche Lannion, où s’est écoulé le meilleur -de mon enfance, voyait passer à époques régulières un personnage peu -commun dont l’apparition était toujours saluée par notre monde de gamins -comme un mirifique événement. On l’appelait Nonnik Plougaznou. -_Plougaznou_, parce qu’il était, je pense, originaire de ce pays; -_Nonnik_,--diminutif d’Yves ou d’Yvon,--parce qu’en dépit de son âge -fort respectable il était resté, au physique comme au moral, un pauvre -diminutif d’homme. C’était, en effet, un tout petit vieux, à peine plus -haut que nous qui l’escortions et dont la plupart n’avaient pas encore -fait leurs premières «pâques». A sa taille, à ses proportions, et -n’eussent été ses cheveux grisonnants, on l’eût très bien pris pour l’un -des nôtres, d’autant plus qu’avec sa figure rase et ronde, aux rides -molles, pareilles à des plis grassouillets, avec sa bouche toujours -riant d’un rire sans cause, avec ses yeux surtout, ses yeux d’une -limpidité de source et d’une candeur inviolée, il avait une physionomie -bizarre, énigmatique, d’éphèbe sexagénaire, de chérubin vieillot. Et, -quant à son âme, rien n’en égalait la douce ingénuité. Il se disait et -se croyait fils de roi. Pour se montrer digne de sa naissance, il se -faisait une obligation de n’être vêtu comme personne, et, par -l’étrangeté de son accoutrement, il n’était pas loin de ressembler, en -effet, au rejeton de quelque roi nègre. Il avait la passion du sauvage -pour l’oripeau civilisé. Les gens flattaient son innocente manie, -mettaient en réserve à son intention les frusques les plus extravagantes -et les plus surannées, toute une garde-robe d’antiquailles dont il se -parait avec gloire. J’ai vu ainsi, sur le dos de Nonnik Plougaznou, des -habits bleu ciel qui dataient des temps de l’émigration, des vestes de -hussards qui avaient traversé les champs de bataille de l’Empire, -jusqu’à des chemises rouges de partisans garibaldiens, égarées--à la -suite de quelles aventures?--en ces parages d’extrême occident. Il n’y -avait qu’une pièce de son costume qui jamais ne variât, à savoir le -chapeau haut de forme, verdi par les pluies, roussi par les soleils, -tout en plaies et en bosses, ruine croulante et lamentable qu’une -couronne de fleurs artificielles encerclait. Cette couronne était pour -Nonnik l’emblème de sa royauté illusoire. Il fût mort plutôt que de -permettre qu’on y touchât. - -Il avait, au reste, l’humeur la plus débonnaire. Il levait bien son -bâton, lorsque notre bande joyeuse le harcelait de trop près, mais -c’était du même geste noble que s’il eût promené sur nous un sceptre. -Nous n’aurions d’ailleurs pas eu l’idée de lui manquer d’égards: les -fous, en Bretagne, sont sacrés. Puis, à l’indisposer, nous nous serions -privés d’une satisfaction rare, celle de l’entendre chanter. Car il -chantait aussi mélodieusement qu’un rossignol des futaies, ce -fantastique étourneau voyageur, de plumage si incohérent. A Ploumilliau, -c’est sur l’échalier de pierre du cimetière qu’il avait coutume de -s’aller asseoir. Là, ôtant un de ses sabots, il l’appuyait à son épaule, -comme il eût fait d’un violon, et, la main droite suspendue, commençait -à racler les cordes absentes avec un archet imaginaire. Une musique de -silence, perceptible pour lui seul, naissait sans doute, à son appel, -des profondeurs du bois grossier. Il n’était plus le même homme. Sa tête -mollement inclinée se transfigurait; une ardeur passionnée s’allumait -dans ses prunelles; le sourire un peu béat de ses lèvres avait soudain -quelque chose d’inquiet et de frémissant. Rangés devant lui, nous -assistions muets nous-mêmes à sa muette extase, sachant que c’était sa -façon de préluder. Et voici qu’avec le susurrement léger d’une eau qui -va sourdre, sa voix, une voix toute jeune, d’une fraîcheur et d’une -pureté de fontaine, montait. Je me suis laissé dire qu’on n’en a plus -ouï de pareille dans nos campagnes. J’aurais souhaité que Nonnik fût -encore de ce monde quand, naguère, M. Bourgault-Ducoudray entreprit de -recueillir les mélodies bretonnes: il fût, j’en suis sûr, apparu au -maëstro comme l’héritier direct d’un de ces harpeurs armoricains ou -gallois dont la fortune fut si considérable dans l’Europe du moyen âge. -Il avait un don naturel d’harmonie. Nous, il nous émerveillait. - -Ce n’est pas que son répertoire eût grande variété. En dehors du pays de -Plougaznou, de Saint-Jean-du-Doigt, et des traditions qui lui étaient -spéciales, Nonnik ignorait tout de l’univers. Ce coin de terre, le -premier qu’avait connu son regard, était aussi resté, dans la nuit -confuse de son intelligence, la seule image familière qui brillât de -quelque lueur. Son palais chimérique, c’est là, dans les roches -crénelées désignées sous le nom de «Château de Primel», qu’il le -situait. Célébrer l’histoire de la région était pour lui une manière -d’exalter ses propres rêves. Il s’en acquittait avec une ferveur -d’hiérophante. Son triomphe, toutefois, c’était la _gwerz_, la -complainte de «Matélina Troadec». Il y mettait un tel accent de -mélancolie et de pitié qu’il vous navrait l’âme. - -L’événement dut se passer dans la seconde moitié du XVIIe siècle, au -temps de ce Locmaria, seigneur du Guerrand, qui fut des amis de madame -de Sévigné, mais que ses vassaux de Bretagne flétrirent du surnom de -_Markiz brûn_, de «marquis au poil roux», non pas tant à cause de la -couleur de ses cheveux que parce qu’il était prudent de se garer de lui, -comme d’un fauve. Il était surtout dangereux pour les femmes: leur vertu -n’avait pas de pire ennemi. Celles qui ne lui cédaient pas de bon gré, -il ne répugnait nullement à les «faire marquises» par force. Dès qu’on -le savait de retour dans ses terres, le cri d’alarme se propageait de -proche en proche: «La bête est lâchée, disait-on: ramassez vos poules!» -La jolie Matélina Troadec ne fut point ramassée à temps, il faut croire, -car le début de la _gwerz_ nous apprend, à mots couverts, que «quoique -simple paysanne, elle a donné le jour au fils d’un marquis». Triste -honneur, hélas! et que ses parents lui font cruellement expier. Ils -n’entendent point peiner de leurs bras pour nourrir l’héritier d’un -riche homme. Voici venue la fête du Feu: les barques vont cingler vers -Saint-Jean. Ce pardon, le plus beau de la contrée, Locmaria ne peut -manquer d’y être. Eh bien! que Matélina s’y rende elle-même et qu’elle -saisisse cette occasion de présenter publiquement au marquis sa -progéniture!... La jeune fille résiste, supplie. N’est-ce pas assez de -sa honte, sans y ajouter encore l’esclandre? Puis, ce n’est pas sa -pudeur seulement qui se révolte; elle est hantée de sombres -pressentiments. - - Mon père, ma mère, si vous m’aimez, - Vous ne m’enverrez pas au pardon de Saint-Jean. - Une voix secrète m’avertit - Que, si je vais sur la mer, je serai noyée. - -Ni le père ni la mère ne se laissent attendrir. Force est à la pauvrette -de s’attifer. A chaque pièce de son costume qu’elle revêt, robe blanche -et tablier de taffetas jaune, elle songe, en gémissant, qu’elle -s’enveloppe de ses propres mains dans son linceul; et, lorsqu’elle met -le pied dans la barque, elle a la certitude qu’elle «entre dans sa -mort». Ses craintes ne tardent pas à se réaliser. - - Matélina Troadec disait, - Comme la barque penchait sur le côté: - --Récitez tous vos chapelets, - Cependant que j’entonnerai vêpres. - -Elle n’a pas fini le premier verset que le sinistre prévu s’accomplit. -Au moment de disparaître, elle se souvient que saint Mathurin, son -patron, est «le maître du vent et de l’eau». Elle lui recommande son -enfant, le prie de le conduire sain et sauf au rivage. Sa prière fut -exaucée, car, le soir même, dans la grève de Traoun-Mériadek, abordait -sur une planche un enfant - - Qui portait une robe de satin blanc - Pour montrer qu’il était le fils d’un marquis. - -Quant à Matélina, lorsque l’on retrouva son cadavre, elle était «à -dix-huit brasses au fond de la mer et tenait dans la main un rameau de -vert goémon». - ---Pourquoi ce rameau de goémon vert? demandions-nous à Nonnik. - ---Pour être sa palme de martyre, répondait-il, les yeux au ciel, comme -s’il eût vu rayonner là-haut le pâle et doux fantôme de cette morte -d’antan. - - - - -VI - - -Aujourd’hui, l’ère de ces hasardeux pèlerinages par mer est heureusement -à peu près close. Il n’y a plus guère que deux ou trois communes où -l’usage s’en soit perpétué. Locquénolé est de ce nombre, et l’on y peut -prendre une idée du spectacle que présentaient autrefois les grands -départs processionnels. Nous sommes descendus, à travers bois, jusqu’à -l’ouverture de l’estuaire où la petite bourgade abrite sous une coupole -de feuillages son port ombreux. Elle est située sur la rive léonnaise, -mais l’âpre Léon expire ici, fait déjà place à la douceur, à la -mansuétude trégorroise. La transition est visible aussi bien dans la -race que dans la nature du sol. On sent une âme plus légère, plus riche -de poésie et de gaieté. - -Nous arrivons comme les bateaux s’ébranlent. Leurs pavois multicolores -frémissent dans l’air avec les mille chatoiements d’ailes d’une nuée de -papillons captifs. Tous les bancs sont garnis. Des jeunes filles, -surtout, et des jeunes gens. Des bouts de châles pendent jusqu’à friser -l’eau, le long du bordage. On s’interpelle joyeusement d’une barque à -l’autre: - ---Hé! Anaïs, tu mouilles ta frange! - -Des rires fusent et s’égrènent. Ce n’est pas sans raison qu’elle est -devenue proverbiale, la belle humeur des «filles de Locquénolé». Elles -vont au pardon comme à une gaillarde aventure de mer et d’amour. -D’aucunes se font un divertissement d’aider aux rameurs, car on attend -d’être en plein chenal pour hisser la voilure. Comme la dernière batelée -défile devant nous, l’homme de barre nous crie: - ---Vous n’en êtes pas? - -Et, sur notre réponse que nous optons pour la voie de terre: - ---Tant pis! fait-il... A vous embarquer parmi mes paroissiennes, vous -eussiez eu double bénédiction. - -Les «paroissiennes», alors, de le huer avec une colère feinte, et les -quolibets de pleuvoir, et les rires d’éclater de plus belle. Mais voici -que, barque après barque, la menue flottille entre dans le réseau -veinulé des courants. Il y a soudain comme une accalmie solennelle. On -n’entend plus que le grincement des poulies, le claquement des toiles -qui s’éploient. C’est fini de plaisanter: la vraie traversée commence. -La rigide forme de pierre du _Taureau_, vautrée au centre de la baie, -découpe sur la mer lisse son mufle d’ombre. Il plane sur ce récif autant -de souvenirs sinistres qu’il y a de cormorans noirs qui s’y viennent -percher. C’est un avertisseur sévère. Sa vue suffit à répandre du -sérieux dans les pensées. Les mariniers, maintenant, veillent à leurs -écoutes et les «pardonneuses», tout à l’heure si folâtres, n’ont plus -aux lèvres que des cantiques. Le rythme des voix semble onduler avec le -mouvement des chaloupes et s’épanouir derrière elles dans le remous -élargi de leur sillage. - -Nous avons regagné, sur l’autre berge, les hauteurs de Kersélina, que -nous percevons encore l’écho de ces chants lointains auxquels répondent, -de toutes les campagnes d’alentour, des tintements grêles d’angélus, -perlant, comme une rosée de sons clairs, dans le vent matinal. Il n’est, -à trois lieues à la ronde, cloche d’église ou de moutier qui ne se croie -tenue de fêter le pardon de Saint-Jean-du-Doigt à l’égal de son propre -pardon. Ainsi les carillons d’autrefois saluaient au passage le soldat -miraculeux. Rien de plus intime, d’ailleurs, ni de plus discret que ces -musiques aériennes, éparses sur le grand pays ensoleillé. Les pèlerins -les reconnaissent à leur timbre et interprètent leur langage: «C’est par -ici!» dit l’une; «Dépêche-toi!» insiste l’autre; «A Saint-Jean, les -gars! A Saint-Jean, les gars!» marmotte précipitamment une troisième. -Et, peu à peu, du fond des terres, une rumeur sourde va montant. Bruits -de pas et bruits d’oraisons. Il s’est fait comme une levée générale: -toute la contrée s’est mise en marche dans le même sens, attirée par une -sorte d’aimantation. Nous y cédons nous-mêmes, malgré nous, et nous -partons dans la grande chaleur, plus tôt que nous n’en avions dessein. -On ne respire pas impunément la contagion des fièvres sacrées. - -Le conducteur de la voiture qui nous emporte est un homme de Plouvorn, -un Léonard très sage et très positif. Mais l’idée qu’il roule vers le -Traoun suffit à éveiller en lui des émotions vagues et comme un -attendrissement ingénu. - ---Je n’ai pas revu Saint-Jean depuis l’année de mon tirage au sort, me -conte-t-il en breton. Nous étions treize conscrits qui avions fait vœu -de nous y rendre pieds nus, si nous ramenions un bon numéro. Et treize -nous fûmes à nous mettre en route. Toute la nuit nous voyageâmes, sans -échanger une parole et sans tourner une seule fois la tête. Les brumes -flottantes des prairies marchaient devant nous, comme pour nous indiquer -le chemin. Je n’ai jamais été aussi content de vivre que cette nuit-là. -Nous ne sentions aucune fatigue. La terre et le ciel embaumaient une -odeur suave qui nous rafraîchissait les membres, comme un onguent... - -Et il ferme à demi les yeux, pour humer encore l’arome de cette nuit -mystique qui est toute la poésie de son passé... Derrière nous -s’abaissent les verdures profondes suspendues en festons aux deux flancs -de la vallée de Morlaix, tandis qu’à l’opposite, vers le septentrion, -les longs plateaux mouvementés de l’_Armor_ trégorrois étagent leurs -lignes plus sobres. Une dernière cassure abrupte nous en sépare,--la -gorge étrangement secrète et sauvage du Dourdû. La mer, qu’on ne -comptait plus retrouver que sur la côte, fait ici la réapparition la -plus inattendue, la plus soudaine. Car c’est bien de la mer, cette belle -eau glauque qu’on franchit sur un pont rustique et qui se joue entre des -rives fleuries de bruyères ou bordées d’aunes, comme une Sirène égarée -parmi des Oréades. La descente au creux de cet entonnoir est si rapide -qu’il n’y a pas à s’étonner qu’elle ait été cause de plus d’un accident -mortel, ainsi qu’en témoignent des croix érigées de place en place, -comme sur une voie funéraire, et une plaque de marbre encastrée dans un -pignon d’auberge. - -En fait d’auberge, il en est une, sur les confins de cette région, au -seuil de laquelle notre attelage s’arrête de lui-même. Que de fois n’y -sommes-nous pas venus, dans l’été de 1898! Elle porte pour enseigne: _A -la bonne rencontre._ C’est un lieu désormais historique dans les annales -des lettres bretonnes. La rénovation du théâtre populaire armoricain eut -là son berceau. Là, dans la vieille maison grise, servant tout ensemble -de métairie, de débit de boissons et de four banal, Thomas Park--_vulgo_ -Parkik--conçut le projet hardi de rendre à nos mystères leur ancien -lustre; là, il groupa autour de lui les premiers compagnons bénévoles de -son entreprise; là, durant les loisirs de plusieurs hivers, il les -nourrit de ses leçons et les enflamma de son zèle; de là, enfin, il -devait les mener, un jour, à la conquête des âmes... Depuis le matin, il -nous guette; et il accourt en habits de travail, le visage, les mains -saupoudrés de farine. Il vient de terminer la «fournée»; les tourtes de -pain chaud fument encore sur le parquet de terre battue; des paysannes -se penchent pour les reconnaître, vérifient le sceau spécial dont -chacune est marquée. - ---Il me tarde, à moi aussi, d’être sur la route de Saint-Jean! nous dit -Parkik. - -Cependant, lorsque nous lui offrons de le prendre avec nous, il refuse -doucement, non sans glisser un furtif coup d’œil vers une toute jeune -fille occupée à choisir son pain, parmi les femmes. Et, d’une voix -hésitante, un peu confuse: - ---C’est que, voyez-vous, je suis engagé... - -Il y a des épousailles sous roche. S’il ne nous les annonce pas plus -explicitement, c’est qu’il attend, selon l’usage, que le pardon du Feu -les ait consacrées. Pour que les préliminaires deviennent définitifs, ne -faut-il pas avoir bu ensemble aux fontaines saintes, ensemble passé -l’«herbe d’amour» à l’épreuve du Tantad?... A mesure que nous avançons -dans la direction de Plougaznou, nous en croisons sans cesse, de ces -couples de fiancés champêtres, cheminant côte à côte le long des douves, -dans l’ombre courte des talus dont les ajoncs les frôlent de leurs -grands thyrses dorés. L’homme, conformément au code de la galanterie -bretonne, porte le parapluie de la fille, la pointe en l’air. Elle, -vaguement souriante et les yeux baissés, marche comme dans un rêve. Ne -leur demandez pas ce qu’ils se disent: leur conversation est tout -intérieure: en vrais amoureux de Bretagne, «ils ne se parlent qu’en -dedans». - -Non moins silencieux, du reste, sont la plupart des pèlerins qui, soit à -pied, soit en chars à bancs, s’échelonnent sur notre parcours. -L’accablement de l’heure y est pour quelque chose. Une atmosphère de feu -pèse sur le sol incandescent, et la poussière de la route brûle comme -une cendre. Les gousses noires des genêts éclatent avec des pétillements -d’incendie. Joignez qu’aux approches du littoral le pays se dénude, -revêt des aspects éblouissants de steppe. Pas un îlot de feuillage où -reposer la vue; rien qui fasse écran. A peine, de-ci, de-là, un maigre -bouquet de pins balançant à la cime de leurs fûts rougeâtres des -panaches aussi inconsistants que des fumées et qu’on dirait volatilisés. -Les ors des landes rutilent, les eaux vaseuses des tourbières ont des -miroitements d’étain fondu. C’est une fureur, une orgie de lumière. Il -n’est pas jusqu’aux rares maisons disséminées dans ces grands espaces, -vieux logis de pierre ou cahutes en pisé, qui ne mêlent une note ardente -à l’embrasement universel. La coutume est, en effet, de les recrépir à -neuf en l’honneur de la fête du Tantad. Toute la semaine, des équipes de -badigeonneurs ont arpenté ces parages. Le lait de chaux a coulé à -pleines seilles. On l’a prodigué aux façades, aux cheminées, à l’ardoise -même ou au glui des toits. Et maintenant les chaumines endimanchées -resplendissent d’une blancheur crue, font penser à des marabouts -algériens sur les Hauts-Plateaux. - -Heureusement pour les piétons que d’antiques chapelles votives leur -tiennent en réserve, de distance en distance, d’exquises haltes d’ombre -et d’humide fraîcheur. Closes comme des tombes le reste du temps, il est -entendu qu’elles doivent demeurer ouvertes, jour et nuit, pendant la -période du pèlerinage. Il y règne une demi-obscurité de crypte. Tout le -moisi des siècles pleure le long de leurs murs verdis et, dans les -vasques des bénitiers, frissonnent des plantes fontinales. Nous -visitons, en passant, une de ces chapelles, bâtie sur les ruines d’une -Commanderie de Templiers, au village de Kermoustêr. Quand nos yeux se -sont faits au pâle jour de soupirail qui descend par les lucarnes à -vitraux, nous distinguons de grands corps d’hommes qui, dépoitraillés, -le pantalon troussé jusqu’à mi-jambes, dorment vautrés sur les dalles, -avec leur veste sous la tête, en guise d’oreiller. A l’espèce de chechia -qui les coiffe, à leur profil osseux et mince, à leur nez recourbé en -bec d’oiseau de proie, il est aisé de reconnaître des _Paganiz_, durs -goémonniers de Guissény ou de l’Aber-Vrac’h, issus d’un sang de -naufrageurs. Ils ont dû partir hier de l’extrême Léon et voyager toute -la nuit, aux étoiles. Mais ce n’est là qu’un jeu pour ces éternels -coureurs de grèves. Et puis, que ne feraient-ils pas pour saint Jean! -Leurs pères, dit-on, le priaient en ces termes: - -«Jean de Plougaznou, par la vertu de ton doigt aiguise notre vue. -Donne-nous le regard des cormorans, qui perce les ténèbres de la mer et -de la nuit, afin que nous voyions venir de loin l’épave et, de plus loin -encore, le maltôtier[57]». - - [57] C’est le nom par lequel on désigne presque toujours en Bretagne - le douanier. - - - - -VII - - -Un carrefour, la bifurcation de deux routes. L’une file tout droit sur -Plougaznou, dont la bourgade et le clocher se détachent en silhouette au -sommet d’une large croupe chauve derrière laquelle on devine la fin des -terres, l’ouverture béante de l’immensité. L’autre, il n’y a pas à -douter un instant où elle mène. A son embranchement est un calvaire qui -fait par la même occasion l’office de poteau indicateur. Un bras, -détaché de quelque Christ hors d’usage, a été cloué au fût de la croix, -et son geste est si clair que le toucher des aveugles ne s’y trompe pas -plus que les yeux des voyants. - -Ils sont légion à cette fête de la lumière, les aveugles! Beaucoup y -viennent exhiber leurs prunelles éteintes, pour faire argent de leur -infirmité. Peut-être même tous ne sont-ils pas des «emmurés» -authentiques. La mendicité, qui fut longtemps un sacerdoce en Bretagne, -s’y transforme peu à peu en une industrie, comme ailleurs, et qui a ses -chevaliers. Mais ils sont nombreux aussi, les infortunés que leur foi -seule et l’attente d’une guérison, vingt fois espérée, vingt fois -remise, entraînent vers les puissances curatives du Tantad. Pourquoi la -flamme sainte ne renouvellerait-elle pas en leur faveur le miracle -qu’elle passe pour avoir si souvent accompli? Telle est la pensée qui se -peut lire sur plus d’une face fervente aux paupières douloureusement -contractées. D’aucuns la proclament tout haut, avec une singulière -intensité d’accent, témoin, par exemple, ce chef sabotier du «Bois de la -Nuit»[58] rencontré au moment où la prudence et plus encore le -pittoresque du coup d’œil nous invitent à quitter la voiture, pour -descendre à pied, mêlés à la foule, la rampe délicieusement agreste de -Traoun-Mériadek. - - [58] En breton _Coat-an-Noz_, dans les Côtes-du-Nord, entre Gurunhuël - et Belle-Isle-en-Terre. - -Vigoureux et de taille élancée comme les hêtres de sa forêt natale, il -chemine d’une allure à la fois fougueuse et saccadée, en s’appuyant du -poing à l’épaule d’une jeune fille qu’il domine de toute la tête. Leur -groupe évoque des réminiscences antiques. Vous diriez d’un Œdipe breton -conduit par une Antigone paysanne. Par intervalles ils se renvoient -quelques mots brefs, toujours les mêmes. L’Œdipe demande, d’une voix -concentrée: - ---Eh bien, commence-t-on à l’apercevoir? - -Et l’Antigone répond, les mains en abat-jour au-dessus des yeux: - ---Non, mon père, pas encore. - -Brusquement, elle s’arrête et dit: - ---Le voilà! - -«Lui», c’est le coq doré qui surmonte la flèche en plomb de Saint-Jean: -il vient d’émerger au creux du val, entre deux vagues de verdures, dans -le soleil. L’aveugle s’est prosterné, d’un mouvement si impétueux que -nous avons cru, d’abord, à une chute. Et, promenant ses mains à plat sur -le sol poudreux, il s’écrie: - ---Terre de Saint-Jean, ô toi que j’embrasse!... Des yeux! rends-moi des -yeux! Que je ne m’en retourne point, sans t’avoir contemplée! - -Quelqu’un, près de nous, murmure au passage: - ---Je le reconnais: il est déjà venu l’année dernière... C’est l’homme -que la foudre a touché. - -Soyez sûr qu’il reviendra de même l’an prochain, et toutes les années -qui suivront, tant qu’il en aura la force. Ses jambes s’useront plus -vite que sa patience. Sa résignation, comme celle de toute cette race -soi-disant fataliste, est faite d’une espérance infinie... Et de quelles -séductions extraordinaires lui et ses pareils ne doivent-ils point la -revêtir en imagination, cette «Terre de Saint-Jean», patrie du feu et de -la lumière, vers qui se tendent, avec une confiance si indomptable, -toutes les énergies de leur désir! - -Elle est là, qui déploie à nos pieds son hémicycle charmant, et, après -les grandes étendues torrides dont nous sortons, c’est, en vérité, -l’oasis, avec tout ce que le mot éveille de frais, de riant, de -pastoral. Une courbe de collines rocheuses terminées en promontoires -enserre une vallée profonde, délicieusement feuillue. Tous les verts y -marient leurs nuances, depuis les plus légers, les plus délicats, -jusqu’aux plus opulents et aux plus sombres. Dans la perspective, la mer -apparaît; on la voit en hauteur sur le ciel dont elle ne se distingue -que par un bleu, non pas plus dense, mais plus vibrant. Elle repose -entre les deux pointes extrêmes de Plougaznou et de Guimaëc comme entre -les bords d’une coupe immense, merveilleusement ouvragée, où courent, -ainsi que des incrustations de gemmes, l’améthyste des bruyères et l’or -des ajoncs. C’est un des attraits spécifiques de Traoun-Mériadek, cette -grâce sylvestre unie à la splendeur du décor marin. Mais, ce que l’on y -goûte davantage encore, surtout au seuil brûlant de l’été, c’est -l’abondance et, en quelque sorte, le foisonnement des eaux vives. On les -respire dans l’air, avant qu’elles se soient montrées. On les sent -filtrer de toutes parts, en gouttes perlantes, en ruissellements -silencieux. Il semble qu’à presser du pied le sol, on les en ferait -jaillir, comme d’une mamelle trop pleine, par tous les pores. - -Nous sommes désormais dans l’empire des naïades. La route même leur -appartient. Nous marchons, enveloppés, baignés, de leur haleine de -mousse humide. A chaque pas, quelque source surgit. Celle-ci dort, -immobile, sous une nappe de lentilles d’eau; celle-là nourrit une -cressonnière touffue où achève de s’enlizer une antique croix monolithe, -datant de l’époque gallo-romaine; cette autre, désespoir de l’agent -voyer, s’échappe sournoisement du cailloutis de la chaussée qu’elle -dégrade et ravine à plaisir; une quatrième... Mais ce serait -extravagance pure que de les vouloir dénombrer. Un dicton local -n’affirme-t-il pas qu’il coule plus de fontaines à Saint-Jean qu’il -n’entrera d’âmes dans le Paradis! - -Un temps fut, toutes ces naïades eurent leur temple, toutes ces -fontaines, leur édicule en pierres sculptées. Plusieurs en ont conservé -de beaux restes. Une surtout veut être mise hors de pair. Elle s’épanche -dans l’enclos même de l’église et, pour cette raison, a toujours été -l’objet d’une vénération sans égale. On lui a donc élevé un habitacle -digne des mérites qu’on lui prête; et ce n’est pas une médiocre surprise -pour le voyageur que de découvrir en cet humble cimetière de village, au -fond d’une combe perdue, un des spécimens les plus élégants de l’art de -la Renaissance en Bretagne. Il fut un maître à sa façon, le ciseleur -inconnu qui, d’une masse informe de plomb, sut dégager cette œuvre -svelte, cette vivante fleur de métal, aux trois calices harmonieusement -superposés, sécrétant eux-mêmes et se versant de l’un à l’autre la rosée -qui perpétuellement les abreuve et les reverdit. Dans le pays, on la -désigne sous le nom de _Feunteun-ar-Bis_, la «Fontaine du Doigt», ou -encore de «Source-Mère», _Ar Vamm-Vommen_. Une pèlerine avec qui je -cause dans la descente me dit à son sujet: - ---Lorsque le jeune soldat, porteur de la relique, se retrouva dans sa -paroisse, il vint d’abord à cette fontaine se rapproprier, avant -d’assister à la messe, et nettoyer son visage et ses mains de la -poussière des routes normandes. L’eau, incontinent, se mit à bouillir, -comme sous l’action d’un grand feu. C’était la vertu du saint Doigt qui -venait de passer en elle. Elle en demeure imprégnée depuis lors. Pour -plus de sûreté, cependant, tous les ans, après le Tantad, le clergé -plonge à nouveau la relique dans la fontaine et chaque fois, dit-on, -celle-ci fume comme au contact d’un fer rouge. Mais son efficacité est -éternelle. Il n’y a pas de maladie dont elle ne guérisse en tout temps. -Aussi est-ce par elle que l’on commence ses dévotions et par elle qu’on -les finit. Voyez plutôt comme il y a déjà foule autour du bassin... - -Masqué par les arbres, le village se dérobe encore; mais, dans une -éclaircie, l’on aperçoit un coin de cimetière et des irisations d’eaux -jaillissantes, flottant et se jouant au-dessus d’un fourmillement humain -dont on ne distingue guère que les chapeaux noirs, les coiffes blanches -et des bras, d’innombrables bras tendus en un même geste invocateur... -L’odeur de mousse humide se fait plus forte, plus pénétrante, mêlée à -une senteur capiteuse de flouve pâmée. Par instants, des souffles iodés -annoncent la plage toute proche. - -Puis, ce sont des parfums d’une autre espèce,--moins agréable,--exhalés -par des cuisines en plein air. Dans les menus prés qui bordent le -chemin, au bas de la pente, des cabaretières venues de Morlaix ou de -Lanmeur ont improvisé des âtres primitifs, à l’aide de quelques galets -des grèves. A genoux dans l’herbe fauchée, elles pétrissent de la pâte, -pèlent des pommes de terre, font sauter des crêpes ou rissoler des -saucisses. Des piquets de bois liés en faisceaux supportent les -chaudrons. Une sorcière aux traits barbouillés de suie, accroupie à côté -d’une marmite sans couvercle, ne s’interrompt d’en remuer le contenu que -pour glapir, en breton, avec le grasseyement traînard particulier aux -Morlaisiennes des faubourgs: - ---Du café, mes braves gens! Du bon café!... A deux sous, l’écuelle! - -Et, après les feux de bivouac, voici le baraquement forain, toute une -ruelle de boutiques où, sous les auvents de toile criblés de soleil, -étincellent les verroteries et les clinquants. De maisons bâties il n’y -a toujours point trace. Par delà les étalages pourtant un porche se -dresse, un arc de triomphe monumental, majestueux et solitaire comme une -ruine, vestige superbe, dirait-on, de quelque civilisation disparue. Des -statues s’effritent dans ses niches. Entre les pierres disjointes -courent les végétations rampantes et tenaces, amies des vieux murs. Et -deux mendiants, deux êtres aussi délabrés, aussi vétustes que les -contreforts auxquels ils s’appuient, ont l’air de prophétiser sur -Ninive. En réalité, ce sont les perfections de _Sant Iann Badézour_ -qu’ils exaltent. - -Ce porche est l’entrée du cimetière. Nous sommes à Saint-Jean. - - - - -VIII - - -Pour enfouie que soit la petite bourgade mystique au plus secret de son -cirque de collines et sous l’impénétrable couvert de ses ombrages, -encore ne laisse-t-elle pas de recevoir, de temps à autre, la visite -d’un touriste en quête d’inédit ou d’un amateur de villégiatures pas -cher. On y trouve donc une auberge décorée du nom d’hôtel, la plus -avenante, d’ailleurs, qui se puisse rêver. Mais ce qui lui donne un -intérêt tout spécial, un jour de pardon, c’est sa situation privilégiée -en face de l’église, dont elle forme, pour ainsi dire, une annexe -profane, et c’est aussi la vue qu’on en a sur les arrière-plans du -vallon, vers la mer. De la chambre qui m’est attribuée à l’étage, le -regard plonge, par la baie du portail, jusque dans la pénombre bleuâtre -de la nef, constellée de cires ardentes, embrasse les évolutions des -pèlerins dans le cimetière, autour de la fontaine sacrée, suit la molle -inflexion des prairies, en contre-bas du bourg, et n’est arrêté que par -l’énorme étrave rocheuse qui abrite Saint-Jean-du-Doigt, du côté de -l’occident. - -Un sentier de montagne serpente au revers de cette crête abrupte, parmi -des sicots de chênes nains, des traînées de bruyère rose et de somptueux -champs d’ajoncs. - ---Par là, m’a dit l’hôtesse, va descendre, au premier son de vêpres, la -procession de Plougaznou. C’est un spectacle qui en vaut la peine, vous -verrez. - -Justement, les cloches s’ébranlent. Et, comme si elle n’eût attendu que -ce signal, une grande bannière écarlate, lamée d’or, s’érige par degrés -de derrière la hauteur, puis, tout à coup, se détache en plein ciel, et -s’enfle, pareille à la voilure de pourpre de quelque vaisseau -prestigieux. A sa suite, il en point une seconde, une troisième, -d’autres encore, balançant au rythme de la marche, celles-ci leurs -velours violets ou cramoisis, celles-là, leurs brocarts émeraude. Quand -le cortège s’engage dans la pente ensoleillée, l’effet n’est -véritablement pas banal, de toutes ces oriflammes échelonnées comme en -une merveilleuse gamme de teintes que la magnificence de la lumière -enrichit d’une splendeur unique. Des jeunes filles vêtues de blanc, des -Trégorroises aux frêles cornettes empesées, d’une finesse et d’une -transparence d’élytres, se pressent au pied de chaque hampe, sur les pas -du porteur, et tiennent, j’allais écrire manœuvrent, les cordons, car, -aux endroits trop escarpés, elles sont obligées de s’y suspendre comme à -des câbles, pour redresser la lourde étoffe et permettre à l’homme, que -le fardeau entraîne, de ressaisir son équilibre compromis. En sorte -qu’elle vous revient tout naturellement à l’esprit, la comparaison du -navire de féerie, célébré dans une vieille chanson de bord, dont les -agrès étaient de fil d’argent et l’équipage composé de pucelles. - -Des guetteurs, postés dans les galeries hautes du clocher, sont -descendus en criant: - ---Plougaznou! Plougaznou! - -Un remuement de foule se fait dans l’église. C’est la procession de -Saint-Jean qui sort à son tour, enseignes déployées. Le rite veut -qu’elle aille recevoir celle de Plougaznou, à la limite des deux -paroisses. Le lieu de la rencontre est un antique pont de roches jeté, -en aval du village, sur le ruisseau qui sert de ligne de démarcation. De -chaque côté, les croix s’avancent, s’inclinent, se donnent le baiser de -paix. Puis, les bannières imitent les croix, penchant l’une vers l’autre -les éclatantes images de saints dont elles sont ornées. Quand la grande -bannière de Saint-Jean va pour rendre l’accolade, il se produit soudain -dans l’assistance un mouvement de curiosité vive et presque d’angoisse. -C’est qu’elle n’est pas d’un maniement facile, cette colossale -tapisserie, chef-d’œuvre de plusieurs générations de tisseurs d’or, où -toute la scène du baptême du Christ est représentée. Elle jouit d’une -renommée sans égale dans toute la Bretagne bretonnante, non seulement -pour sa beauté, mais pour son poids. A cause de cela surtout, elle passe -pour une espèce de palladium. Son armature transversale a l’ampleur -d’une vergue, et sa hampe, l’épaisseur d’un mât. Aussi n’y a-t-il que -des athlètes à pouvoir briguer l’honneur de la porter. Il n’en est point -de plus recherché, en cette partie du Trégor. Jadis, on le décernait au -concours. Pas de commune, pas même de hameau qui n’envoyât son champion. -Vainqueur, il était entouré de la même considération que, chez les -Grecs, le gagnant de la couronne olympique. Il devenait pour ses -compatriotes un sujet d’orgueil: on parlait de lui comme d’un mortel -d’essence supérieure, comme d’un héros, et les Pindares du canton -rimaient des strophes à sa louange. - -De nos jours, les pèlerins du dehors ont cessé de prendre part à ce -sport sacré. Mais les jeunes hommes de Saint-Jean continuent de le -pratiquer avec autant d’ardeur que leurs pères. Quatre, cinq mois avant -le pardon, ils se réunissent tous les dimanches dans une aire de ferme, -pour s’exercer à «l’épreuve de la perche». Le poids de cette perche, -très longue et garnie de ferraille à son extrémité la plus grosse, a été -calculé d’après celui de la bannière, et l’épreuve consiste, d’abord à -la soulever de terre, en la saisissant par le bout mince, puis à la -mâter toute droite, enfin à la promener un nombre déterminé de fois -autour de l’aire, à travers les fumiers mous et les brousses sèches dont -le sol est jonché. C’est, du reste, un métier où il n’est pas rare que -l’on se casse les reins. - ---Voyez-vous,--me dit un processionneur auprès duquel je me suis -faufilé,--il y a toujours à craindre mort d’homme sur ce pont, au moment -où la grande bannière s’incline pour le salut... Une année, j’ai vu le -porteur s’abattre raide, les veines de la poitrine rompues. Le recteur -n’eut même pas le temps de l’administrer. Par exemple, on lui fit des -funérailles de prince, et sur sa pierre tombale... - -Un vaste murmure d’admiration a couvert la voix de mon interlocuteur. -Les yeux brillent, les faces rayonnent. On se pousse les coudes. Des -interjections courent, entre haut et bas, de lèvres en lèvres: - ---Hein! ce petit Landouar, tout de même!... - ---Ça, au moins, c’est une révérence! - ---Pas un pli dans le visage!... - ---Ni un tremblement dans le jarret!... - -L’hymne entonnée à tue-tête par les chantres, les cloches qui, -maintenant, sonnent à toute volée empêchent sans doute ces propos -flatteurs de parvenir aux oreilles du petit Landouar. Mais, -arriveraient-ils jusqu’à lui, il ne les entendrait pas. Il est tout -entier à sa fonction, l’esprit ramassé comme les muscles, ses doigts -crispés et durcis, pareils à de jaunes sarments de lande, son cou de -taurillon rentré à demi dans ses épaules noueuses et trapues, le regard -fixe, hypnotisé par cette grande soie flottante qui plane au-dessus de -lui comme une gloire et l’exalte, pour une minute désormais inoubliable, -jusqu’à l’ivresse des triomphateurs. - -Il n’est d’ailleurs pas au bout de sa tâche. Là-bas, devant le porche du -cimetière, d’autres processions attendent le baiser d’accueil. Voici -Garlan, voici Lanmeur, voici Loquirec. Et j’en passe. Tout le pays -d’entre l’estuaire de Morlaix et la Pointe d’Armorique a délégué ses -prêtres et ses croix, ses oriflammes les plus éclatantes et ses suisses -les plus chamarrés. Et c’est un papillotement indicible, une débauche, -une frénésie de couleurs. Ah! qu’elle est loin, la Bretagne -conventionnelle, la Bretagne éteinte et grise des faiseurs de vers et -des littérateurs! Ici, tout vibre, tout resplendit, tout flamboie. Les -haleines du feu ont, en quelque sorte, vitrifié le ciel et la mer; la -terre même répand une odeur chaude et comme fermentée. Les herbes, les -sources distillent je ne sais quels baumes. Une exubérance vraiment -divine épanouit toutes choses. On sent frémir autour de soi les -mystérieuses puissances de la vie et de la fécondité. Aussi bien, -l’instant approche où le disque solaire, avant de précipiter sa chute -vers l’horizon, va darder sur la colline vouée à son culte toute la -véhémence de ses rayons élargis. - -Elle se dresse, cette colline, à l’orient du village dont elle porte les -dernières maisons accrochées à son versant. Un raidillon y monte par le -plus court, entre deux hauts talus surplombants où des souches de -chênes, vieilles de plusieurs siècles, tendent vers vous des moignons -difformes, comme une séquelle de mendiants monstrueux. Le sol est raviné -sous les pieds: il semble que l’on marche dans le lit desséché d’un -torrent. Un torrent d’hommes, de femmes, s’y engouffre, en effet, mais -pour escalader la crête. On se hâte, on se bouscule. C’est à qui -parviendra le plus vite sur le lieu du Tantad. Je retrouve à mi-côte -l’aveugle du Bois-de-la-Nuit. Ce n’est plus sa fille qui le guide, c’est -lui qui l’entraîne. Il grimpe de son allure désordonnée de somnambule, -se heurtant aux gens, trébuchant aux pierres, roulant au-dessus du flot -humain sa belle tête douloureuse et farouche de Titan foudroyé. - ---Çà, _cousin_,--lui dis-je, dans la langue de sa montagne, et en me -servant d’une appellation chère aux sabotiers,--qu’est-ce donc qui vous -presse si fort? Savez-vous que votre jeune fille est tout en nage? - ---Oh! fait-il, elle se reposera là-haut. Moi, il me faut ma place au -Tantad! - -Puis, d’une voix plus sourde: - ---Si je n’ai pas été guéri l’an dernier, c’est ma faute: j’aurais dû -m’avancer plus près de la flamme. Cette fois, je veux être à la toucher, -sentir sa brûlure jusqu’au fin fond de mes prunelles... - -Et, stimulé par l’attente, que dis-je? par la certitude du miracle, il -se rue d’un élan plus impétueux encore à l’assaut de la cime sainte qui, -tout à l’heure, va se couronner d’un buisson ardent, ainsi qu’un Horeb -breton. - - - - -IX - - -Trois chemins se croisent sur le sommet, dessinant un carrefour, une de -ces esplanades triangulaires qui, comme les _trivia_ de l’ère païenne, -passent, en Bretagne, pour des lieux sacrés! Les restes visibles d’un -dallage attestent qu’une des nombreuses voies romaines qui, de Carhaix -ou Vorganium, gagnaient la mer, eut ici son point d’aboutissement. Les -divinités latines et gauloises ont fraternisé sur ces hauteurs. Un peu -de leur âme y survit toujours, mêlé à l’espace, à la lumière, au rire -des vagues, aux champs de blé noir en fleur et de grands seigles -frissonnants. Le christianisme a eu beau multiplier ses symboles, il ne -les a point exorcisées. C’est ainsi qu’un calvaire planté au centre du -carrefour a pour socle des pierres empruntées à l’ancienne route et que -des légionnaires ont équarries. Tout à côté se creuse le bassin -monumental d’une fontaine--oui, d’une fontaine encore!--où la divonne -primitive continue de servir à des ablutions peu orthodoxes, sous les -yeux, d’ailleurs placides, d’une statue enguirlandée de saint Jean. - -Mais ce qui reporte surtout l’esprit aux formes les plus antiques de la -croyance humaine, c’est la pyramide du Tantad. Elle se dresse en une -meule énorme, semblable au bûcher de quelque chef homérique, dominant le -pays entier, écrasant le calvaire lui-même de son ombre. Pour la -construire, chaque «feu» de la commune a fourni sa gerbe d’ajonc. Des -hommes, toute la journée d’hier, ont empilé, tassé. Puis, sur le soir, -les femmes ont parfait l’œuvre. Elles sont venues en chœur y suspendre -des rubans, des feuillages, y piquer des roses et des pavois, donner un -air de grâce riante à sa lourde architecture hérissée. Après quoi, pour -finir, l’on a tendu par-dessus la vallée le câble qui, de temps -immémorial, doit relier le Tantad au clocher de l’église. Que si vous -demandez à quel usage, vous recevrez des indigènes cette réponse quelque -peu sibylline: - ---C’est par là que monte le Dragon. - -A l’époque où écrivait Cambry, il en était à Saint-Jean comme dans tous -les pays où s’est conservée la tradition des fêtes du solstice, et l’on -ne procédait à l’embrasement du Tantad qu’à la nuit close. On le -différait même jusqu’à ce que l’obscurité fût complète. Soudain, à -l’appel du _Veni Creator_ poussé par les prêtres, un archange -éblouissant de feux et d’artifices fendait les ténèbres, volait au -bûcher, et, après l’avoir frôlé de ses ailes flamboyantes, -s’évanouissait. Tout le monde n’était évidemment pas dupe du sortilège. -Mais l’étrangeté de cette scène nocturne ne laissait pas de causer une -forte impression aux plus avertis. Et combien étaient-ils en -Basse-Bretagne, au XVIIIe siècle, de «pardonneurs» à qui les prestiges -de la pyrotechnie fussent familiers? Quant aux autres,--c’est-à-dire à -la presque universalité,--l’on conçoit sans peine leur émerveillement et -leur trouble. La plupart en étaient encore à l’ingénuité du moujik russe -qui, dans l’église du Saint-Sépulcre, le jour de Pâques, regarde -descendre le Saint-Esprit en une pluie d’étoupes enflammées. Ils -n’avaient point le sentiment d’assister à une fantasmagorie pieuse, mais -bien à un phénomène surnaturel. Et ils étaient d’autant moins éloignés -de croire à la réalité céleste de l’ange que la nuit ne leur permettait -de rien distinguer de l’appareil qui le faisait mouvoir! Quelles danses -frénétiques autour du Tantad! Et, ensuite, quels retours délirants sous -le tiède firmament de juin, criblé d’étoiles! Beaucoup ne se couchaient -pas, restaient par troupes à errer dans les landes et le long des -grèves, ou à se poursuivre les uns les autres, avec des: «Iou!» -sauvages, en agitant des brandons. - -C’est, je pense, pour obvier à ces désordres, d’un caractère par trop -orgiastique, auxquels les femmes elles-mêmes n’étaient point sans -prendre plaisir, qu’il fut jugé préférable d’avancer la cérémonie du Feu -et de la célébrer à l’issue des vêpres, en plein jour. Mais, du coup, la -suppression de l’ange s’imposait. Il n’avait plus de raison d’être. Le -jeu de son apparition devenait une machinerie vulgaire, susceptible -peut-être de prêter à rire, du moment qu’il fonctionnait à découvert et -laissait voir ses ficelles--c’est le mot propre--aux yeux les plus -abusés. On le relégua donc dans quelque grenier, en lui substituant une -simple boîte d’artifice. C’est cette boîte que les bonnes gens appellent -«le Dragon». - ---Si vous cherchez une place, les meilleures sont de ce côté, fait -derrière mon dos une voix connue. - -Parkik, avec sa «douce». Ils sont montés tout droit au Tantad; à vrai -dire, ils ne sont venus que pour lui. Et leur cas est celui de la -majorité des pèlerins, il faut croire, puisque, au lieu de se rendre à -vêpres, la multitude s’est précipitée vers la hauteur. Ce n’est pas -l’esplanade seulement qui est envahie: les talus d’alentour, les -cultures même qu’ils enclosent sombrent, sillon après sillon, sous le -flux sans cesse grossissant où, parmi le noir compact des feutres -d’hommes, la légèreté des coiffes féminines frisotte avec des blancheurs -d’écume. Vainement les métayers des fermes voisines s’efforcent de -sauvegarder leurs champs. - ---Épargnez au moins le blé! supplient-ils d’un ton lamentable. - ---Bah! saint Jean vous dédommagera! leur est-il riposté. - -Notez qu’en temps ordinaire ces féroces piétineurs de moissons -tiendraient pour sacrilège celui d’entre eux qui se risquerait à fouler -un épi. «Sois pieux envers l’herbe du pain, respecte-la comme ta mère», -dit un proverbe breton. Mais il s’agit bien de proverbes, le jour du -Tantad!... - ---Puis, m’explique Parkik, soyez sûr qu’au fond les paysans lésés ne -sont pas aussi fâchés qu’ils en ont l’air. Ils ne sont pas nés de ce -matin. Lorsqu’ils ont semé, à l’automne, ils savaient de science -certaine que la récolte n’irait point à maturité. S’ils ont semé quand -même, c’est qu’il leur plaisait ainsi... Il y a des pertes qui sont des -gains... Orges, froments, seigles saccagés, tout cela, monsieur, c’est -_Lôd an Tân_ (la part du Feu)! Et l’offrande qu’on fait au feu, le feu -la rembourse au centuple. - ---Alors, ces malheureux qui se plaignent seraient plus malheureux encore -si les fidèles du Tantad ne leur donnaient pas sujet de se plaindre? - ---Comme vous dites. La preuve, c’est qu’il n’y a pas dans la paroisse de -fermiers plus prospères. - -D’aucuns ne s’en remettent pourtant pas exclusivement à la «bénédiction -du Feu» du soin de les rémunérer. Car, tandis que nous achevons de nous -hisser sur la lisière d’un champ d’avoine formant terrasse, des paroles -aigres s’échangent près de nous entre une femme aux allures de mégère et -des pèlerins déjà installés. - ---Je vous dis que c’est un sou par place! hurle-t-elle. - ---Comme à l’église, alors? objecte quelqu’un, d’un ton gouailleur. - ---Parfaitement, et si vous trouvez que c’est trop cher, décampez! - ---Jamais de la vie!... La vue du Tantad est à tout le monde. - ---Oui, mais mon champ est à moi, peut-être? - ---Oh! nous ne l’emporterons pas, soyez tranquille! - -Finalement chacun s’exécute, non sans accompagner son obole d’une -imprécation: - ---Puisse notre monnaie vous coller aux mains! - ---Que les flammes du Tantad vous consument dans l’éternité!... - -Je regarde Parkik. Scandalisé, il hoche la tête et soupire: - ---Ce sont les mœurs nouvelles... Les étrangers de la saison des bains -ont introduit dans la contrée la maladie de l’argent... Et maintenant -cette avaricieuse profite de ce que son lopin de terre est le mieux -situé. - -Le fait est que nous y serons admirablement pour tout voir. Quelques -mètres à peine nous séparent du Tantad, et, par delà les épaisses houles -vivantes qui déferlent à sa base comme autour d’un gigantesque récif, -nous embrassons le panorama de Traoun-Mériadek, avec le cercle de -Manche, le riche diadème d’eau bleue qui l’enserre, depuis les roches de -Primel jusqu’aux plages solitaires du Crec’h-Meur. A nos pieds s’amorce -la route en lacet où va, dans peu d’instants, se déployer la pompe des -cortèges officiels. De pente relativement douce, elle descend vers la -bourgade en suivant toute la courbe de la vallée qu’elle traverse dans -sa plus grande largeur. Des rangées de frênes, de sveltes et fines -colonnades de peupliers la bordent, en font une espèce d’avenue verte, -baignée d’un jour plus discret. Ajouterai-je, quoiqu’on l’ait deviné -déjà, qu’à chacun de ses paliers s’égoutte d’une margelle moussue le -pleur tintant d’une fontaine? - -Les innombrables paires d’yeux de la foule tantôt consultent le soleil, -tantôt s’abaissent vers le clocher de Saint-Jean. Un vent d’impatience -fait onduler les têtes par longues vagues et gronder le bourdonnement -des voix en une puissante rumeur de mer. La timide fiancée de Parkik -elle-même se laisse gagner à la fièvre générale, au point de froisser -entre ses doigts le bouquet de «fleurs de feu» qu’une pauvresse vient de -lui vendre. - -Tout à coup, un cri,--un cri formidable,--jailli de plus de deux mille -poitrines: - ---La fusée! - -On se montre le ciel, au-dessus de l’église. J’ai juste le temps d’y -voir briller une infime lueur et se dissiper une pincée de cendre. Mais -dans les nerfs de la multitude le tressaillement des grandes liesses -populaires a passé. Là-bas, toutes les cloches à nouveau sont en branle. -La combe entière vibre comme une immense cuve sonore. Et les oriflammes -aussi font leur réapparition. Elles tourbillonnent un moment à -l’intérieur du cimetière, puis s’engagent dans la voie sainte. Nous les -voyons glisser une à une, avec une lenteur majestueuse, tels que de -splendides fantômes, sous les arbres. Les dernières sont encore au fond -de la vallée que les premières débouchent sur le plateau. A mesure -qu’une croix surgit, allumant ses fulgurations d’argent ou d’or parmi -les reflets des velours et des soies, une acclamation retentit et la -salue du nom de la paroisse dont elle est l’emblème. La procession se -déroule au bruit des chants. Par intervalles, des fusillades éclatent, -qui lui donnent un faux air de fantasia orientale. Et, tout aussitôt, -c’est une autre image qui se présente, évoquant, cette fois, non plus le -souvenir seulement, mais l’illusion même des lustrations antiques. Un -chœur de jeunes filles s’avancent, précédées d’un bélier blanc qu’un -enfant, vêtu d’une peau de bique, conduit. Elles tiennent l’animal par -des laines multicolores attachées à son cou. Sa toison a été -soigneusement lavée, peignée; des touffes de rubans flottent à ses -cornes. Quant à l’enfant qui l’escorte, il marche avec un sérieux, une -gravité de jeune victimaire. L’honneur pour lui n’est pas mince d’avoir -été appelé à mener l’«Agneau bénit». Tant de ses camarades y aspiraient, -qui, comme lui, réunissaient les deux conditions requises: n’avoir pas -franchi l’âge d’innocence et être inscrit au registre des baptêmes sous -le prénom de Jean! - -Les gendarmes ont ouvert une percée dans la foule et fait évacuer les -abords immédiats du Tantad. Un vieux tambour, qu’on dirait échappé d’une -gravure de Raffet, bat de ses mains séniles une caisse falote et -surannée. Les gardes nationaux--en Bretagne rien ne meurt--forment la -haie, appuyés à d’extravagantes espingoles à pierre dont plus d’une a -besogné dans les guerres chouannes. Et alors commence le défilé des -diverses processions autour du bûcher. Pendant que les bannières passent -après les bannières et que les miraculés d’hier et de demain se -succèdent en une kyrielle interminable, qui égrenant des chapelets, qui -brandissant des cierges, des paysans, près de la fontaine, attachent des -pièces d’artifices à des poteaux dont je n’avais pas encore compris -l’utilité. - ---Ils n’ont pourtant pas l’intention de les tirer tout de suite? dis-je -à Parkik. - ---Si fait, me répond-il. C’est le préambule obligé du Tantad. - -Il faut avoir assisté à des épisodes de ce genre, qui, partout ailleurs, -seraient d’une bouffonnerie irrésistible, pour savoir jusqu’où peut -aller la capacité d’idéalisme de cette race. Je reverrai toujours le -frémissement d’aise de ce peuple si délicieusement enfantin, à chaque -fusée qui partait en sifflant. Elle zébrait à peine le ciel d’un trait -blanchâtre et, là-haut, au lieu de se résoudre en étoiles, avortait. -Mais les âmes n’en étaient, pour cela, ni moins passionnées, ni moins -ravies. Là où mes yeux à moi n’apercevaient qu’un pâle flocon de fumée -grise, les leurs contemplaient toute une magique floraison d’astres. Ils -réfléchissaient dans l’espace le mirage de leur propre songe. Et quels -transports d’écoliers! Quelles joies violentes et puériles, toutes les -fois que la baguette enflammée menaçait de fondre sur quelqu’un, au -risque de le blesser!... - -Comme je demande si l’on n’a jamais eu à déplorer d’accident, un voisin -prononce: - ---Depuis que je me connais, je n’en ai entendu mentionner qu’un seul et, -s’il se produisit, ce fut par la permission de saint Jean. - ---Ah? - ---Oui, un bourgeois de la ville, un mécréant, était venu comme ça en -partie de plaisir, pour faire son monsieur et pour se gausser. «Sont-ils -brutes, ces gens-là, disait-il, de tirer un feu d’artifices à cinq -heures du soir, au mois de juin, en plein soleil!» Il n’avait pas fini, -qu’une baguette lui crevait l’œil. Sa moquerie s’acheva en un beuglement -affolé. La punition était rude. Mais voilà! le Feu est comme la Terre: -il est trop vieux pour souffrir qu’on lui manque de respect. - -Il s’est fait un calme relatif. Les prêtres ont pris place sur les -degrés du calvaire et les oriflammes ont été momentanément mises à -l’abri dans une cour de ferme. Seule, la maîtresse-bannière de -Saint-Jean demeure debout en face du Tantad. Sur un signe du «recteur», -Landouar, le petit athlète au torse noueux et tout en râble, l’élève et -l’abaisse par trois fois. - ---C’est le signal!--m’avertit Parkik à mi-voix, comme s’il parlait dans -une église. - -La foule elle-même s’est tue. Tous les regards sont dirigés vers la -galerie de la tour où s’agitent de minuscules formes humaines dans -l’ardeur des derniers préparatifs. Il s’écoule quatre ou cinq minutes -solennelles. Les visages se tendent, avides, presque anxieux. Enfin, la -corde tressaute. Et, avec le fracas d’une décharge de mousqueterie, le -«Dragon» s’élance, en oscillant... Les vœux que l’on fait durant qu’il -franchit les airs sont, paraît-il, sûrs d’être exaucés, à la condition, -toutefois, qu’il vole d’un trait jusqu’au but. Car il arrive qu’il reste -en détresse ou même qu’il rebrousse chemin. Les gens préposés à sa -manœuvre racontent qu’il a son humeur et ses caprices: précisément, le -voici qui feint de se ralentir. Déjà des bouches désappointées -murmurent: - ---Pas de chance! C’est raté! - -Mais non. Ce n’était qu’une fausse alerte. Les souhaits conçus seront -valables. Il a victorieusement accompli son trajet aérien et planté sa -morsure dévorante au flanc du bûcher... Un crépitement léger, quelques -fumerolles,--et, d’un essor brusque, la flamme bondit, monte, se -propage. - ---_An Tân! An Tân!_[59] - - [59] Le Feu! Le Feu! - -Il monte, lui aussi, il se propage, à l’instar de la flamme, le cri, le -cri sacré des immémoriales liturgies solaires, jailli du plus profond de -l’âme des ancêtres aux lèvres de leurs lointains descendants. Ainsi les -Celtes primitifs glorifiaient l’Esprit de lumière et de vie, autour des -feux de la tribu, sur les pentes de l’Himalaya. Leur race, depuis lors, -a traversé, dans le temps, bien des millénaires et, dans l’espace, -d’incommensurables lieues d’étendue. L’héritage reçu d’eux, elle en a -semé les bribes au cours des siècles et au hasard des routes. Il -n’importe. Sur cette cime et à cette heure, il est impossible de ne se -figurer point que c’est l’écho de leur grande voix qui, par delà les -distances et les âges, vient se répercuter encore dans les arcanes de la -conscience bretonne, aux confins des mers d’occident. - ---_An Tân! An Tân!..._ - -Le spectacle est d’une indicible beauté barbare. Souple et reptilienne, -la flamme enlace maintenant le bûcher de ses anneaux. Sous cette -puissante étreinte, il semble s’éveiller, secouer sa torpeur de chose, -s’élever à l’être. Une vie monstrueuse anime sa masse jusqu’alors -immobile. L’âpre caresse du feu le creuse, le fouille, le sculpte, en -quelque sorte, et peu à peu dégage du bloc informe une statue, un -colosse, une espèce de Moloch noir auréolé d’une nue ardente et drapé -d’une pourpre d’incendie. - ---_An Tân! An Tân!..._ - -Le rayonnement du dieu est devenu si intense qu’on n’en peut plus -supporter ni la chaleur ni l’éclat. Les prêtres ont fui. La multitude -elle-même se recule. Il n’y a que l’aveugle du Bois-de-la-Nuit qui, le -front découvert et le rosaire aux doigts, s’obstine à braver la -fournaise, à fixer sur elle, désespérément, le regard immuable et -tragique de ses yeux éteints. Un bruit d’orgues immenses, une tempête de -sons s’enfle et se déchaîne par rafales dans les entrailles rouge sombre -du Tantad. Tout à coup, un mugissement plus fort suivi d’un soupir très -long, très atténué. C’est la flambée suprême, avant le brusque déclin. - ---_An Tân! An Tân!..._ - -L’invocation, cette fois, a la douceur mélancolique d’un adieu. -Lentement, avec le frisselis d’une soie qui s’affaisse, les braises se -sont effondrées, tandis qu’au-dessus il se faisait comme une assomption -de flammes dans le ciel... La fille du sabotier, se rapprochant de son -père toujours debout à la même place, l’a saisi par le bord de sa veste -et lui a dit d’une voix dolente: - ---C’est fini! - - - - -X - - -Je suis descendu de la colline sainte, comme les clartés du soleil, -masquées à demi par les hautes terres occidentales, commençaient -elles-mêmes de s’en retirer. Pour changer d’itinéraire, j’ai pris la -route processionnelle où le feuillage délicat des frênes et des -peupliers découpait de fines guipures d’ombre mauve. Assises sur les -margelles des fontaines, des vieilles, une écuelle à la main, une sébile -dans leur giron, vantaient la vertu de chaque source aux pèlerins du -Tantad. - ---Vous qui avez été au feu, disaient-elles, venez à l’eau, passants! - -Et, tout le long de la rampe sinueuse, j’ai voyagé de la sorte, parmi -des murmures de litanies, semblables à des fredons d’abeilles autour -d’un rucher. Un grand calme tombait du ciel rafraîchi, et la lumière -déclinante avait un air de félicité lasse, avec quelque chose d’orageux -encore, néanmoins, et de trop éclatant. Chez les gens aussi, les traits -détendus conservaient un reste d’exaltation. Ils cheminaient, avares de -gestes et de paroles, mais l’ivresse se lisait au brillant des -prunelles. - -Tous, ils emportaient des «souvenirs» du Feu. - -Les uns y avaient fait roussir leurs gaules de pardonneurs, coupées à -l’arrivée en terre de Saint-Jean. Les autres, plus prompts ou plus -adroits au pillage des tisons, avaient remplacé le bâton de pèlerinage -par une tige d’ajonc carbonisé. Les jeunes filles tenaient des bouquets -dont la flamme avait consumé les fleurs. Des groupes se séparaient, pour -s’en aller chacun dans la direction de son village, et se renvoyaient, -en guise d’«au revoir», le souhait sacramentel: - ---_Yéc’hed ha joa a-beurz sant Yann vinniget!_ (Joie et santé de la part -de saint Jean béni). - -Dans le cimetière, la horde sauvage de mendiants et d’estropiés qui y -monte la garde jour et nuit apprêtait son coucher dans l’entre-deux des -tombes, sur les bancs de pierre du porche et jusque sous la voûte de -l’ossuaire en forme d’oratoire où jadis brûlait la lanterne des morts. -Je n’ai fait que traverser l’église. Devant un pilier ceint d’un triple -rang de cierges, un prêtre donnait à baiser aux fidèles les reliques de -saint Mériadek et de saint Maudez. Un autre, en permanence à la -balustrade du chœur, touchait les yeux malades du bout de l’étui de -vermeil contenant le doigt du Précurseur. Enfin, près d’une sorte de -lavabo en zinc aménagé dans un enfeu, des femmes se mouillaient les -paupières et les lèvres avec leurs mouchoirs, qu’elles trempaient et -retrempaient dans l’eau miraculeuse,--_Dour ar Bis_[60], ainsi qu’on en -est prévenu par l’inscription bretonne placée au-dessus des robinets... -J’ai laissé tout ce monde à ses pratiques et, sans autre compagnie que -la claire chanson du ruisseau de Traoun-Mériadek, plus argentine encore -dans le recueillement du soir, j’ai gagné la grève. - - [60] L’eau du Doigt. - -Des sentiers, fleuris de troènes, d’aubépines, de sureaux, y conduisent -en côtoyant des fermes anciennes, des manoirs déchus, bâtis «du temps -que vivait la Reine Anne et que Saint-Jean n’était peuplé que de -gentilshommes». Mais à l’extrême pointe, c’est le désert complet, -l’infinie solitude. J’y suis arrivé à l’heure de la mer étale. Les -promontoires se dressaient, en une série étagée de hautes proues -immobiles, sur les profondeurs splendides du couchant. Et derrière leurs -carènes d’ombre, là-bas, dans les lointains vers lesquels ils semblaient -n’attendre qu’un signe pour voguer, un autre _Tantad_ achevait de -s’éteindre, le féerique, le merveilleux Tantad où, chaque soir, se -prodiguent en spectacle au monde les incomparables magies du soleil. - - - - -LA TROMÉNIE DE SAINT RONAN - -LE PARDON DE LA MONTAGNE - -A José-Maria de Heredia. - - - - -I - - -Qui n’a présente à la mémoire la jolie page, d’une si railleuse -bonhomie, que l’auteur des _Souvenirs d’enfance et de jeunesse_ a -consacrée à l’humoristique saint Ronan, ancêtre patronymique du clan des -Renan dans la Bretagne armoricaine? - -«Entre tous les saints de Bretagne, il n’y en a pas de plus original. On -m’a raconté deux ou trois fois sa vie, et toujours avec des -circonstances plus extraordinaires les unes que les autres. Il habitait -la Cornouailles, près de la petite ville qui porte son nom -(Saint-Renan). C’était un esprit de la terre plus qu’un saint. Sa -puissance sur les éléments était effrayante. Son caractère était violent -et un peu bizarre; on ne savait jamais d’avance ce qu’il ferait, ce -qu’il voudrait. On le respectait; mais cette obstination à marcher seul -dans sa voie inspirait une certaine crainte; si bien que, le jour où on -le trouva mort sur le sol de sa cabane, la terreur fut grande alentour. -Le premier qui, en passant, regarda par la fenêtre ouverte et le vit -étendu par terre, s’enfuit à toutes jambes. Pendant sa vie, il avait été -si volontaire, si particulier, que nul ne se flattait de pouvoir deviner -ce qu’il désirait que l’on fît de son corps. Si l’on ne tombait pas -juste, on craignait une peste, quelque engloutissement de ville, un pays -tout entier changé en marais, tel ou tel de ces fléaux dont il disposait -de son vivant. Le mener à l’église de tout le monde eût été chose peu -sûre. Il semblait parfois l’avoir en aversion. Il eût été capable de se -révolter, défaire un scandale. Tous les chefs étaient assemblés dans la -cellule autour du grand corps noir, gisant à terre, quand l’un d’eux -ouvrit un sage avis: «De son vivant nous n’avons jamais pu le -comprendre; il était plus facile de dessiner la voie de l’hirondelle au -ciel que de suivre la trace de ses pensées; mort, qu’il fasse encore à -sa tête. Abattons quelques arbres; faisons un chariot, où nous -attellerons quatre bœufs. Il saura bien les conduire à l’endroit où il -veut qu’on l’enterre.» Tous approuvèrent. On ajusta les poutres, on fit -les roues avec des tambours pleins, sciés dans l’épaisseur des gros -chênes, et on posa le saint dessus. - -»Les bœufs, conduits par la main invisible de Renan, marchèrent droit -devant eux au plus épais de la forêt. Les arbres s’inclinaient ou se -brisaient sous leurs pas avec des craquements effroyables. Arrivé enfin -au centre de la forêt, à l’endroit où étaient les plus grands chênes, le -chariot s’arrêta. On comprit; on enterra le saint et on bâtit son église -en ce lieu.» - -La légende populaire, plus fruste sans doute, ne laisse pas d’avoir -aussi son charme. J’en ai recueilli les principaux épisodes dans le pays -même où le saint passa la plus grande partie de sa vie. On y trouvera -précisées quelques-unes des circonstances extraordinaires auxquelles M. -Renan s’est contenté de faire allusion. - -Ronan eut pour patrie d’origine l’Hibernie[61], berceau traditionnel de -la plupart des thaumaturges celtiques. Je demandais un jour à une -vieille femme de Bégard: - - [61] L’Irlande. - ---Où donc la situez-vous, cette Hibernie dont le nom revient si -fréquemment sur vos lèvres? - ---J’ai ouï dire--me répondit-elle--que c’était un lambeau détaché du -paradis. Dieu en fit une terre abrupte et solitaire qu’il ancra, avec -des câbles de diamant, dans des régions de la mer inconnues des -navigateurs. Dès qu’elle eut touché les eaux, celles-ci perdirent toute -amertume, et, dans un rayon de sept lieues à la ronde, devinrent douces -à boire comme du lait. L’île était dérobée à tous les yeux par un -brouillard impénétrable qui flottait en cercle autour d’elle, mais une -lumière paisible, toujours égale, en éclairait l’intérieur. Là -voletaient, sous la forme de grands oiseaux blancs, les âmes -prédestinées des saints; de là elles partaient, au premier signal, pour -aller évangéliser le monde. Je me suis laissé dire qu’elles étaient -primitivement au nombre de onze cent mille. Quand l’heure du départ eut -sonné pour la onze cent millième, les câbles de diamant se rompirent et -l’île remonta au ciel avec la légèreté d’un nuage. - -En ces temps-là, on pêchait la morue au large des côtes bretonnes, et il -n’était pas rare que l’on séjournât des semaines entières sur les lieux -de pêche. Une nuit que les hommes dormaient, étendus au fond des -barques, il se fit dans la mer un grand remous. Le matelot de quart -éveilla ses compagnons. «Voyez donc!» dit-il. Ils virent une chose -étrange. Un rocher s’avançait, fendant les eaux et traînant derrière lui -un long sillage harmonieux, comme si les vagues, à son contact, eussent -vibré. Il était fleuri de goémons d’une espèce inconnue qui dégageaient -un parfum si délicieux et si fort que toute l’atmosphère, que la mer -même en étaient embaumées. Sur le sommet du roc, une figure agenouillée -priait, le front auréolé d’un nimbe dont s’illuminait au loin la nuit. -C’était saint Ronan qui abordait aux rivages d’Armorique. - -Il prit terre dans un des havres du Léon. Il ne pouvait pas tomber plus -mal. Le littoral de ce canton était alors habité par une population de -forbans, naufrageurs et pilleurs d’épaves. Ils adoraient des divinités -farouches, qu’ils identifiaient avec les chênes des bois et les écueils -de l’Océan. Ils ne dépouillèrent pas le saint, dont tout l’avoir -consistait en une robe de bure trop sordide pour exciter leur -convoitise, mais ils ne manquèrent aucune occasion de lui témoigner -combien sa présence parmi eux leur était désagréable; et, quand il -voulut leur parler de la loi nouvelle, de la loi que Christ avait -scellée de son sang, ils lui tournèrent le dos avec mépris, en le -traitant de rêveur, ce qui dans leur bouche était la pire des injures. -Ronan dut renoncer à convertir ces barbares: désespérant d’adoucir leurs -mœurs, il résolut du moins d’en atténuer par tous les moyens possibles -les effets. Les saints hibernois ne voyageaient jamais sans être munis -d’une cloche portative dont le son, entre autres vertus, avait la -propriété de se faire entendre distinctement jusqu’aux plus extrêmes -confins du monde. Ronan se servit de la sienne pour avertir en temps de -brume les navires égarés et leur signifier qu’ils eussent à s’éloigner -de la côte. Ainsi les naufrages devinrent fort rares, en dépit des feux -que les indigènes ne se faisaient pas faute d’allumer sur les hauteurs. -Ces derniers en conçurent une violente indignation. Les femmes surtout -étaient très montées. - ---Jusqu’à présent, disaient-elles, la mer avait été pour nous une -nourrice aux mamelles inépuisables; les cadavres aux beaux bijoux -abondaient sur nos grèves; l’orage était notre pourvoyeur: chaque aube -apportait avec elle sa moisson. Rappelez-vous, ô hommes, les tonneaux de -vin doré où vos lèvres ont bu tant de fois une ivresse mystérieuse qui -décuplait vos forces et de surprenants délires qui nous rendaient plus -belles et plus désirables à vos yeux. Que ces choses sont déjà -anciennes? Du jour où l’anachorète étranger a paru au milieu de nous, la -fortune a changé. Ce doit être quelque enchanteur pervers: il nous a -jeté un sort, il a juré de nous faire périr de misère. Qu’attendez-vous -pour nous débarrasser de lui? - -Ces paroles arrivèrent aux oreilles du saint. Pour n’avoir pas à châtier -les gens qui les avaient proférées, il décida de s’enfoncer plus avant -dans les terres et, ayant retroussé les pans de sa robe d’ermite, il se -mit en route vers d’autres climats. Le rocher sur lequel il avait -traversé les flots et qu’il appelait sa «jument de pierre» le suivit -dans ce nouvel exode. Ils franchirent des rivières encore innomées, -s’engagèrent dans de ténébreuses forêts dont les arbres se souvenaient -d’avoir été des Dieux. Parfois, des fourrés inextricables entravaient -leur marche. Ronan faisait alors tinter sa clochette et les ronces, -pâmées, se désenlaçaient d’elles-mêmes. Ils parvinrent, au sortir des -bois, dans une région haute et découverte, semée seulement de bruyères -et d’herbes odoriférantes, que dominait une montagne nue, arrondie, -pareille à la coupole d’un temple. Ronan planta en terre son bâton de -pèlerin, et le bâton aussitôt se transforma en une croix de granit, pour -lui marquer que ce lieu était celui où il se devait arrêter. La «jument -de pierre» se coucha sur le sol; le saint se mit en prière. C’était -l’heure du soir, si particulièrement douce en Bretagne. Au pied du -_ménez_, vers l’occident, des campagnes heureuses étaient comme -blotties. Des toits invisibles, voilés de feuillage, exhalaient dans -l’air de calmes famées. Plus loin, la mer s’éteignait; dans ses eaux, -grises comme des cendres, les dernières lueurs du soleil disparu -achevaient de mourir. - ---Que la paix demeure à jamais en cette solitude! murmura le saint. - -Son vœu a été exaucé. Nulle part au monde peut-être le silence n’est -plus grand, plus profond, plus apaisant que sur cette humble cime -bretonne. Elle a conservé son aspect primitif, son air inviolé -d’autrefois. On y peut voir des troncs de genêts plusieurs fois -séculaires. Les bestiaux y viennent brouter l’herbe de printemps, mais -l’homme n’a pas encore osé désaffecter cette terre: elle est restée ce -qu’elle était il y a douze cents ans, une colline vierge, une sorte -d’oasis du rêve. - -Ronan y passa des jours exquis, en tête à tête avec les vents qui, -soufflant parfois du côté de l’Hibernie, lui apportaient jusqu’en ce -désert d’Armorique le parfum de son île lointaine. Il s’était construit -là un _pénity_, une maison de pénitence, grossièrement faite de quelques -branches liées entre elles à l’aide d’un peu de mortier. Il n’y -demeurait d’ailleurs que la nuit, pour réciter ses vigiles et pour -dormir. Le reste du temps il vivait dehors. Dès l’aube il était sur -pied, pèlerinant par les sentiers de la montagne. Il avait adopté un -circuit qu’il accomplissait ponctuellement deux fois par jour, sans -dévier d’une semelle, le matin, dans le sens du soleil et, le soir, à -rencontre de l’astre. La pluie même ne l’arrêtait point: elle l’arrosait -sans le mouiller. Le tour qu’il décrivait sur les flancs du _ménez_ -comportait plusieurs lieues. Il cheminait des heures entières, -conversant avec les choses dont le muet langage lui était familier. Les -bêtes aussi lui étaient chères. Elles le lui rendaient. Du plus loin -qu’elles le voyaient venir, elles accouraient à lui. Pour leur inspirer -plus de confiance, il s’amusait souvent, dit-on, à revêtir leur forme. -Il apprivoisait les plus féroces et les moralisait. Un loup qui l’avait -en grande vénération s’imagina lui être agréable en déposant, un jour, à -ses pieds un pauvre agnelet tout pantelant. Le saint commença par -ressusciter l’innocente victime et tint ensuite au ravisseur un discours -si touchant qu’il le convertit pour jamais. C’est depuis lors qu’on a -coutume de dire: «Doux comme le loup de saint Ronan». - -S’il recherchait le commerce des animaux et s’il se plaisait même en la -compagnie des plantes, en revanche il fuyait les hommes. Il avait gardé -de sa première rencontre avec eux, sur les rivages inhospitaliers du -Léon, un souvenir amer mêlé peut-être de quelque mépris. S’il lui -arrivait d’en croiser un sur son chemin, il le regardait avec des yeux -si terribles que le malheureux, saisi d’épouvante, en demeurait hébété -pendant des semaines. C’était un avertissement, que le saint leur -donnait, qu’ils eussent à laisser libre la voie où il était désormais -résolu de marcher seul. Il y gagna de n’être plus diverti dans ses -promenades, mais sa réputation en souffrit. Une légende redoutable se -créa autour de sa personne. On le soupçonna d’être sorcier et -nécromancien; des pâtres affirmèrent l’avoir vu, déguisé en bête, courir -le garou; on l’accusa de semer mille maux par le pays. On le rendit -responsable de tous les méfaits des éléments, auxquels il était censé -commander. Un ouragan de grêle dévastait-il les moissons dans la plaine, -une tourmente subite, bouleversant la mer, faisait-elle voler en éclats -les barques des pêcheurs, c’étaient là autant d’effets de la pernicieuse -magie de Ronan. - -Il faut avouer que, non content d’inquiéter l’opinion, il semblait -parfois avoir pris à tâche de l’exaspérer. Un jour qu’il se promenait -sous les ombrages touffus de la forêt de Névet, proche de son ermitage, -il aperçut un bûcheron en train d’abattre un chêne. Chaque coup de hache -arrachait à l’arbre une plainte sourde qui retentissait douloureusement -dans le cœur du solitaire. - ---Qu’as-tu donc à maltraiter ainsi ce vieillard des bois? demanda-t-il, -courroucé. - ---J’ai, répondit l’homme, que j’en veux faire des planches pour mon -grenier. - ---A moins que ce ne soit pour ton cercueil! répartit le saint. - -Au même instant le chêne tombait, écrasant le bûcheron dans sa chute. -Que Ronan fût le vrai coupable, cela ne fit de doute pour personne: on -ne songea plus, dans toute la contrée, qu’aux moyens de se débarrasser -de lui. Des conciliabules secrets furent tenus dans les clairières, à la -pâle lumière de la lune, déesse des entreprises nocturnes, que ces -païens adoraient. Déjà l’on ne parlait de rien moins que d’aller -surprendre l’anachorète dans sa hutte de branchages et de le frapper -traîtreusement en plein sommeil, quand le chef du manoir de Kernévez, -homme sage et tolérant, intervint dans la discussion en faisant observer -combien une pareille conduite serait non seulement criminelle, mais -périlleuse. - ---De deux choses l’une, conclut-il: ou bien Ronan n’a pas la puissance -néfaste que vous lui attribuez; et alors pourquoi violer, en le -massacrant, les lois divines et humaines?--ou bien il la possède en -réalité, et, dans ce cas, que peuvent contre lui vos misérables -embûches? S’il est l’enchanteur que vous dites, il n’a rien à craindre -de vos rancunes, tandis que vous, si vous l’irritez, vous avez tout à -craindre de sa colère. - -Cette argumentation refroidit le zèle des plus ardents. - ---A votre place, continua le maître de Kernévez, je déléguerais vers lui -quelqu’un pour lui soumettre nos doléances. Entre nous soit dit, je ne -le crois pas aussi méchant que vos imaginations vous le représentent. Il -m’est arrivé quelquefois de le suivre à distance, dans ses tournées du -matin. Savez-vous à quoi je l’ai toujours vu occupé? A délivrer les -mouches de ces trames légères que les araignées de nuit tissent dans les -ajoncs!... Un esprit démoniaque n’a point de ces sollicitudes. - -Une voix dans l’assistance cria: - ---Sois donc notre envoyé et plaide auprès de lui notre cause! - ---J’allais vous le proposer, répondit le chef de maison, le -_penn-tiern_, avec la simplicité et le calme qui lui étaient habituels. - -Sans plus tarder, il se mit en route pour la montagne. La lune s’était -couchée; mais, au sommet du _ménez_, la cellule de l’ermite brillait -comme un sanctuaire mystérieux. Ronan dormait, allongé sur la terre nue, -les mains en croix, la tête éclairée d’une lumière étrange. Ses pieds -dépassaient le seuil de la hutte, que ne fermait aucune porte. Le maître -de Kernévez s’assit dans l’herbe pour attendre le réveil du saint. Il se -sentait le cœur vaguement troublé et, dans sa cervelle de barbare, des -idées singulières se remuaient qui lui étaient un objet d’étonnement et -d’effroi. - -Cependant l’aube commençait à poindre. Dès que le premier rayon eut -caressé l’échiné de la jument de pierre, celle-ci poussa un hennissement -très doux, et tout aussitôt l’anachorète ouvrit les yeux. Il ne témoigna -nulle surprise de voir le penn-tiern à quelque pas de l’ermitage dans -l’attitude d’un suppliant, mais, étant allé à lui, il lui commanda de se -lever et de le suivre. Ils se mirent à cheminer ensemble à travers la -haute solitude. Leur vue s’étendait au loin sur les campagnes et sur la -mer que le soleil naissant baignait d’une vapeur de pourpre et où des -harmonies ineffables flottaient suspendues. Le maître de Kernévez avait -toujours vécu dans ce site: il le connaissait en ses moindres détails, -mais, pour la première fois, le sens intérieur lui en était révélé. Il -lui sembla qu’il le contemplait avec des yeux nouveaux et plus parfaits. -Et il versa des larmes d’attendrissement, sans savoir pourquoi, comme un -enfant ou comme un homme ivre. Ronan lui dit: - ---Pleure, pleure. C’est Dieu qui entre en toi. - -Autour d’eux, les fougères embaumaient; des haleines tièdes et suaves se -jouaient dans les transparences de l’air. Jamais aurore n’eut plus de -grâce et ne para le monde d’une plus exquise séduction. Quand Ronan -jugea l’âme de son compagnon suffisamment ameublie, détrempée, et prête -à recevoir la bonne semence, il commença de lui conter la merveilleuse -histoire de Jésus qui consacra le désert comme un lieu de prière, de -Jésus qui prêcha du haut des monts, avec la mer à ses pieds, et enseigna -aux fils des hommes l’amour universel. L’anachorète qu’on avait dépeint -d’humeur si farouche parlait avec tant d’onction et de charme, les -récits qu’il faisait de l’ère galiléenne étaient par eux-mêmes si -captivants que le chef laboureur en oublia tout le reste. Le saint dut -le congédier, en lui montrant l’aile grise du soir qui déjà s’éployait -dans le ciel. - ---Que t’a dit le personnage de là-haut? interrogèrent les gens de la -plaine, pâtres et pêcheurs, quand le maître de Kernévez fut redescendu -parmi eux. - -Il leur répéta mot pour mot les discours de Ronan qu’il portait gravés -dans sa mémoire, s’efforça d’en reproduire jusqu’à l’accent. Il fut -éloquent avec simplicité. Plus d’un dans l’auditoire se laissa toucher. -Mais les autres, le grand nombre, après l’avoir écouté non sans stupeur, -ne tardèrent pas à murmurer contre lui et à échanger à son sujet des -propos amers. Ils ne pouvaient s’expliquer qu’un homme aussi avisé que -le penn-tiern se fût fait tout à coup l’apôtre de nouveautés impies, -subversives des anciens cultes. Ils ne doutèrent point que l’ermite ne -l’eût ensorcelé. Leur haine contre Ronan s’en accrut; et, quant au -maître de Kernévez dont ils avaient si longtemps vénéré la sagesse, ils -n’eurent dorénavant pour lui que la superstitieuse pitié dont on entoure -en Bretagne les _innocents_ et les fous. - -Il ne s’en émut ni ne s’en plaignit. Il vit s’écarter de lui ses amis -les plus chers, sans en éprouver de ressentiment. N’étaient-ce pas, au -dire de Ronan, les conditions ordinaires de tout début dans -l’apprentissage de la sainteté? Il ne se passait point de jour qu’il ne -se rendît auprès du solitaire, dans un lieu dont ils étaient convenus, -sur la lisière du domaine de Kernévez, à mi-pente de la montagne. Une -haie de prunelliers sauvages les mettait à l’abri des regards -indiscrets; des pins parasols ombrageaient leur tête, et la mer, par une -éclaircie, s’étalant devant eux à perte de vue, ouvrait à leurs pensées, -à leurs méditations en commun, le champ de son immensité. Là, le fruste -disciple de Ronan s’initia aux séductions de la vie contemplative. Il y -prit un tel goût qu’il en vint bientôt à considérer tout autre soin -comme indigne qu’on s’y appliquât. A savourer les secrètes voluptés de -la conscience, ce paysan dépouilla jusqu’à la passion de la terre. Lui -qu’on citait naguère comme le modèle des laboureurs, il se désintéressa -de ses cultures, cessa de surveiller son personnel, laissa les -domestiques agir en maîtres. On en jasa dans la contrée. Finalement, sa -femme fut avertie. - -Vivant dehors par métier, tandis qu’elle était retenue à l’intérieur du -logis par ses devoirs de ménagère, il avait pu lui dérober quelque temps -ses pieuses escapades et fréquenter le saint sans éveiller ses soupçons. -Mais il prévoyait bien qu’un jour ou l’autre tout lui serait dévoilé. -Des commères complaisantes s’en chargèrent. Comme il revenait un soir à -la ferme, au sortir d’une entrevue avec Ronan, il trouva sur le chemin -sa femme qui l’attendait, blême de colère. - ---Ainsi, cria-t-elle, voilà comment vous vous comportez! J’en apprends -de belles sur votre compte! On vous croit au travail avec les -serviteurs, et vous fainéantez là-haut en compagnie d’un être louche qui -est l’opprobre et la terreur du pays. Avez-vous donc juré de mettre vos -enfants sur la paille et, moi, de me faire mourir de désespoir?... - -La légende, qui pratique la sélection à sa façon, n’a pas retenu le nom -du maître de Kernévez; mais elle nous a transmis celui de sa femme. Elle -s’appelait Kébèn. M. de la Villemarqué a voulu voir en elle une sorte de -druidesse farouche, reine de la forêt sacrée[62]. Le peuple s’en fait -une image moins noble, mais plus voisine peut-être de la réalité. -C’était tout bonnement une fermière économe, un peu serrée, dure à -elle-même et dure aux autres, uniquement préoccupée d’arrondir son -pécule et de léguer à ses enfants un bien solide, exempt d’hypothèques. -D’un caractère très entier, elle menait sa maison au doigt et à l’œil. -Au reste, femme entendue et capable, ne commandant jamais rien que de -sensé. Son mari s’était toujours effacé devant elle. On conçoit sa -fureur, quand elle s’aperçut qu’il lui échappait. Elle le somma de -rompre avec le thaumaturge; pour la première fois de sa vie, il lui tint -tête, opposant à toutes ses objurgations, à toutes ses invectives, une -douceur tranquille et obstinée. - - [62] Cf. _Barzaz-Breiz_, Légende de saint Ronan, notes. - -A partir de ce moment, le manoir de Kernévez, jusque-là si ordonné, si -paisible, devint un enfer. - -Du matin au soir, Kébèn tournait dans la vaste cuisine comme une louve -en cage, grinçant des dents et hurlant. Les enfants se fourraient dans -les coins, derrière les meubles, et pleuraient en silence, n’osant plus -approcher leur mère. Valets et servantes quittèrent la maison l’un après -l’autre: le domaine tomba en friche, les troupeaux dont nul ne prenait -soin vaguèrent dans les champs, à l’abandon. L’homme continuait de se -rendre à la montagne, auprès du saint, indifférent au spectre de la -ruine qui de toutes parts commençait à se dresser autour de lui. Il -n’avait plus de souci des choses terrestres. Il habitait dans son rêve -comme dans une tour très haute d’où il ne voyait que du ciel. - -Un vertige d’une autre sorte égarait l’esprit de Kébèn. Son idée fixe -était de se venger de Ronan, qu’elle appelait le débaucheur d’hommes. -Elle s’aboucha avec les ennemis du thaumaturge. On sait qu’ils étaient -nombreux. Des réunions clandestines se tinrent à Kernévez, pendant les -absences du mari. On y buvait de l’hydromel dans des cornes d’auroch. Au -bout de quelques jours de ce régime, Kébèn, devant une assemblée de -fanatiques exaltés jusqu’au délire, déclara qu’il fallait cette nuit -même, à la faveur des ténèbres, marcher à la hutte de l’ermite, y mettre -le feu et l’y brûler vif. - ---Allons! s’écrièrent-ils d’une seule voix. - -Mais leur enthousiasme dura peu. A la fraîcheur nocturne leur ivresse -s’était dissipée, faisant place, chez les plus hardis, à de mystérieuses -appréhensions. Ils crurent ouïr dans le vent des paroles de menace. Les -bruyères où leurs pieds s’empêtraient leur semblèrent un filet magique -tendu sous leurs pas. Une étrange apparition acheva de les terrifier. La -forme démesurée d’une bête venait de surgir debout sur le sommet de la -montagne, et, par trois fois, un hennissement épouvantable déchira la -nuit. Toute la bande se dispersa comme un vol de moineaux. Seule, Kébèn -demeura: sa haine la cuirassait contre la peur. A l’appel de la jument -de pierre, Ronan était sorti de son oratoire. Il s’avança vers la mégère -et lui dit: - ---Garde-toi de franchir l’enceinte marquée par des houx. C’est ici un -lieu interdit aux femmes. - -Kébèn, ramassée sur elle-même, s’apprêtait à lui sauter au visage; mais, -quand elle voulut s’élancer, une force surnaturelle la cloua sur place -et ses jambes se raidirent sous elle, comme pétrifiées. Alors, dans -l’impuissance de sa rage, elle vomit un flot d’injures, traitant le -saint des noms les plus odieux. - ---Ah! oui,--hurlait-elle,--tu interdis aux femmes l’accès de ton -repaire, mais tu y attires les hommes, sorcier de malheur!... Réponds, -qu’as-tu fait du maître de Kernévez? Quel philtre de démence lui as-tu -versé?... Nous ne te cherchions point: pourquoi nous es-tu venu -trouver?... Regarde ce manoir, là-bas, sous les hêtres. On y travaillait -dans la joie et dans la concorde. Une fumée heureuse s’élevait du toit -comme une perpétuelle action de grâces aux dieux d’en haut. Eh bien! tes -artifices en ont chassé la prospérité pour y installer la ruine. Où -régnait la paix des âmes, tu as déchaîné la guerre conjugale. Par le -soleil et par la lune, sois maudit! - -Le saint, les yeux au firmament, priait. Son oraison finie, il prononça: - ---Femme, je te rends l’usage de tes membres; retourne vers tes enfants à -qui tu n’as pas donné à manger ce soir et dont le gémissement m’a -empêché d’entendre tes paroles. - -Une plainte, en effet, une plainte discrète et continue sanglotait dans -le vent de la mer. - ---Nous nous rencontrerons encore! grommela Kébèn d’un ton de défi. - ---Dieu fasse que ce soit au ciel! répondit Ronan. - -La femme de Kernévez rentra au logis, l’âme ulcérée. Pendant plusieurs -jours elle resta accroupie sur la pierre de l’âtre, sans qu’on pût lui -arracher un mot ni la décider à s’étendre dans un lit. Elle méditait, -dans l’immobilité et le silence, quelque horrible dessein. Une nuit -enfin, après s’être assurée qu’autour d’elle chacun dormait, elle se -leva et pénétra dans la pièce où les enfants étaient couchés. Là -reposait, parmi ses frères, Soëzic, la fille aînée, à peine âgée de huit -ans: petite blondinette, jolie et délicate comme un ange, la préférée de -son père à cause de sa gentillesse et de sa douceur. Kébèn la prit dans -ses bras avec précaution, pour ne la point réveiller, et s’achemina sans -bruit vers la grange. Il y avait dans un coin de cette grange, dissimulé -derrière un tas de fagots, un vieux bahut hors de service, fait d’un -énorme tronc de chêne creusé au feu, avec des parois aussi épaisses que -celles des sarcophages en granit où l’on avait coutume d’ensevelir les -chefs de clan. La mère dénaturée déposa l’enfant au fond du coffre, -rabattit le lourd couvercle, ferma la serrure à double tour, puis, ayant -repris sa place sur le foyer, se mit tout à coup à pousser des cris -atroces, des cris de bête qu’on égorge. - -Le maître de Kernévez sauta à bas du lit, épouvanté: - ---Qu’y a-t-il, femme? Au nom de Dieu, qu’y a-t-il? - -Elle lui montrait la porte de la chambre des enfants. Il alla voir, -constata que la fillette avait disparu. Déjà des voisins étaient -accourus au bruit: la cuisine fut bientôt pleine de curieux. Alors -seulement Kébèn parla. - -Depuis sa querelle avec le thaumaturge, elle s’attendait, -déclara-t-elle, à quelque événement de ce genre. Il l’en avait menacée, -et c’est pourquoi tous ces temps-ci elle avait tenu à rester sur ses -gardes. Or, voilà que cette nuit, comme elle s’assoupissait de fatigue, -elle avait été réveillée en sursaut par une voix qui geignait -faiblement: «_Mamm! Mamm!_» Elle avait essayé de se lever, mais en vain. -Un sortilège la paralysait. Au même moment, la forme monstrueuse d’un -homme-loup passait devant elle, emportant en travers dans sa gueule le -corps ensanglanté de Soëzic. - -Évidemment, cet homme-loup ne pouvait être que Ronan. Tel fut l’avis -unanime. Le mari voulut intervenir, risquer une observation. Mais on -était fixé sur la valeur de ses conseils! L’assistance entière lui ferma -la bouche. Il fut arrêté, séance tenante, qu’on se rendrait à Quimper de -ce pas, pour dénoncer au roi Gralon-Meur l’abominable crime et demander -justice contre le malfaiteur. - -Le cortège, grossi de village en village, accompagna Kébèn jusque dans -le palais du roi. Gralon-Meur fut ému par une manifestation aussi -imposante; il dépêcha des archers vers le saint, avec ordre de le lui -amener sur le champ. En le voyant paraître, il ne douta point que la -populace n’eût dit vrai. Avec sa face velue, avec ses ardentes prunelles -d’ascète, ombragées d’épais sourcils, avec sa houppelande de bure -grossière, salie, usée, effilochée, jaunie, pareille à la fourrure d’un -fauve et nouée aux reins par une ceinture d’écorce, avec ses pieds -souillés de boue, avec ses doigts aux ongles pointus et noirs comme des -griffes, le solitaire avait les dehors d’un animal sauvage plutôt que -d’un être humain. - ---Nous allons bien savoir s’il participe de la nature de l’homme ou de -celle du loup,--prononça Gralon.--J’ai là deux dogues qui nous -renseigneront à cet égard. - -Les terribles bêtes furent lâchées sur Ronan; mais, au lieu de le mettre -en pièces, elles se couchèrent docilement à ses pieds, léchant ses -haillons, implorant de lui une caresse. - -Il y eut dans la foule une grande stupeur. Gralon-Meur, s’étant avancé -vers l’anachorète, s’inclina et dit: - ---Pour que mes chiens t’aient respecté, il faut qu’un pouvoir singulier -soit en toi. Parle donc et confonds tes accusateurs, afin que justice -soit faite. - ---Je parlerai,--répondit Ronan,--non à cause de moi qui n’ai de comptes -à rendre qu’à Dieu, mais à cause de l’enfant, victime innocente de cette -odieuse machination; commande, ô roi, qu’on apporte ici le coffre qui -est à Kernévez, dans la grange, derrière un tas de fagots. - -Il fut fait selon sa volonté. Quand on ouvrit le bahut de chêne, on y -trouva la fillette, blanche comme cire; elle était étendue sur le côté, -morte. Dur eût été de cœur celui qui n’eût pleuré en la voyant. Ronan -lui-même, pour la seule fois de sa vie, dit-on, donna des marques -d’attendrissement. Il se pencha au-dessus du cadavre et, l’appelant par -son nom, d’une voix très douce, il murmura: - ---Petite Soëzic, fleurette jolie, tes yeux se sont clos avant l’heure. -Dieu veut que tu les rouvres et qu’ils contemplent longtemps encore le -soleil béni. - -Il dit. Les fraîches couleurs de l’enfance reparurent aussitôt sur le -visage de la morte, et elle se leva du coffre en souriant. - -La foule, transportée à la vue du miracle, trépignait d’allégresse, -exaltant les vertus du saint, criant qu’il fallait lapider Kébèn. Mais -Ronan: - ---J’entends--fit-il--que cette femme s’en retourne chez elle saine et -sauve. - -A partir de ce jour, le solitaire vécut honoré de tous dans la contrée -qui jusque-là lui avait été si marâtre. La religion qu’il professait -supplanta les anciens cultes. Toutefois il ne changea rien à ses -habitudes, s’abstint comme par le passé de tout commerce direct avec les -hommes, si même il ne se montra pas encore plus secret; de sorte que la -vénération qu’il inspirait resta mêlée de quelque crainte. On le suivait -du regard, de loin, dans sa promenade quotidienne, mais on n’aurait -jamais eu la hardiesse de l’aborder. Quand on s’adressait à lui, c’était -par l’intermédiaire du maître de Kernévez, la seule créature humaine -qu’il accueillît sans répugnance et dont il écoutât volontiers les -propos. Saint Corentin vint un jour lui faire visite à son oratoire, -dans le dessein, à ce que l’on prétend, de se démettre en sa faveur de -son épiscopat de Quimper; il trouva la porte fermée par une simple toile -d’araignée, voulut passer au travers et ne put réussir à rompre la -trame; il comprit que Ronan refusait de le recevoir et rebroussa chemin, -non sans dépit. - -C’est au printemps, la veille du vendredi saint, que mourut le -thaumaturge de la montagne. Sitôt qu’il eut rendu l’âme, de grands -nuages aux formes bizarres et tourmentées accoururent de tous les points -de l’horizon et se rassemblèrent autour de la cime, étendant un voile de -ténèbres sur le pays environnant, tandis que de l’oratoire s’élevait -vers le ciel une longue colonne de fumée blanche. Par ces signes on fut -averti que Ronan n’était plus; mais on attendit au troisième jour, avant -de franchir l’enceinte des houx sacrés. L’humeur du saint était à -redouter même après sa mort. Il fallut que le penn-tiern entrât le -premier dans la cellule. Le cadavre ne présentait aucune trace de -décomposition; il était couché dans la posture qui, de son vivant, lui -était familière, ses pieds de marcheur obstiné dépassant le seuil; les -mèches hérissées de ses cheveux étaient lumineuses comme des flammes; -d’une main il pressait sur sa poitrine un livre aux fermoirs richement -ouvragés, sans doute un répertoire de formules magiques, pensèrent les -paysans; dans l’autre il tenait la clochette, compagne mélodieuse de ses -migrations. - -On a vu de quelle façon il fut procédé aux funérailles. Dès que le corps -eut été placé sur le chariot, les bœufs se mirent en marche et la -clochette de fer commença d’elle-même à tinter. Pendant toute la durée -du trajet, elle sonna ainsi, à petits coups grêles et lents, comme un -glas. L’attelage s’était immédiatement engagé dans la sente que Ronan -avait accoutumé de parcourir chaque matin et chaque soir. En traversant -les terres de Kernévez, il arriva près d’un lavoir où Kébèn lavait. -Cette femme singulière, depuis l’aventure du coffre, n’avait plus fait -parler d’elle; mais elle ne s’était ni amendée, ni assagie. La clémence -de Ronan, au lieu d’apaiser sa haine, l’avait exacerbée. Lorsqu’elle -apprit sa mort, elle eut un tel accès de joie cynique que momentanément -on la crut folle. Non seulement elle refusa de prendre le deuil avec les -autres ménagères du quartier; mais elle choisit le jour des obsèques -pour faire sa lessive, commettant de la sorte un double scandale, -puisqu’en ce même jour se célébrait la fête de Pâques. - -Le cortège s’avançait dans un recueillement silencieux, au son de la -petite clochette, quand, parmi des bruits de battoir, une chanson -narquoise s’éleva de derrière les saules qui bordaient l’étang: - - _Bim baon, cloc’hou! - Marw ê Jégou - Gant eur c’horfad ywadigennou[63]!..._ - - [63] C’est un refrain populaire très répandu en Bretagne et que l’on - chante aux enfants pour les bercer. - - Bim baon, les cloches! - Il est mort, Jégou, - D’une ventrée de boudin! - -Ainsi chantait, à voix haute et stridente, Kébèn l’effrontée. Les bœufs -cependant débouchaient dans le pré; et ils cheminaient droit devant eux, -sans souci du linge qui séchait étalé sur l’herbe. Déjà ils piétinaient -de leurs durs sabots les nappes de toile fine. Kébèn, du coup, cessa de -chanter. Échevelée, noire de fureur, elle se jeta à la tête des animaux: - ---Arrière, sales bêtes!--cria-t-elle. - -Et, brandissant son battoir, elle les en frappa avec une telle violence -qu’elle écorna l’un d’eux. Ils n’en continuèrent pas moins leur route, -de leur bonne allure tranquille. Alors la rage de Kébèn se tourna contre -le cadavre. Elle s’était cramponnée au chariot, au risque de se faire -écraser; et, à chaque tour de roue, des paroles insensées, des injures -inexpiables s’échappaient de ses lèvres. - ---Va, charogne, va rejoindre dans le charnier où elle pourrit la louve -qui fut ta mère!... Tu dois être content, fléau des ménages!... Grâce à -toi, la plus belle lessive du pays est en pièces... Ris donc, artisan de -malices, fourbe des fourbes, nuisible jusque dans la mort!... Ha! Ha! Et -dire qu’il y a des benêts qui te pleurent!... Quant à moi, tiens, voilà -mon adieu! - -Horrible profanation! Elle venait de lui cracher à la figure. Ce fut du -reste son dernier outrage. Le sol au même instant s’entre-bâilla sous -elle et l’engloutit. - -Au bout de trois heures de marche, la clochette s’étant tue, les bœufs -s’arrêtèrent. On était en pleine forêt, sur le versant occidental de la -montagne. Une fosse fut bientôt creusée, mais, lorsqu’il s’agit d’y -descendre le corps du saint, les efforts réunis de vingt hommes -demeurèrent impuissants à le soulever. «Peut-être ne veut-il pas qu’on -l’enterre», opina quelqu’un; «laissons-le en cet état, et attendons les -événements.» Or, il advint une chose extraordinaire. Dans l’espace d’une -nuit, le cadavre se pétrifia, ne fit plus qu’un avec la table du chariot -transformée en dalle funéraire, et apparut comme une image éternelle -sculptée dans le granit d’un tombeau. Les arbres d’alentour étaient -eux-mêmes devenus de pierre; ils s’élançaient maintenant avec une -sveltesse de piliers, entre-croisaient là-haut en guise de voûte les -nervures hardies de leurs branches. Tel fut, d’après la légende, le -premier schème de l’église de Locronan et du cénotaphe qui s’y voit -encore, dans la chapelle du Pénity. - - - - -II - - -Si jamais vous visitez Locronan, faites en sorte d’y arriver par la -«vieille côte». La montée, au début, n’est pas engageante; c’est moins -un chemin qu’une ravine, que le lit desséché d’un torrent. Mais, à -mesure que l’on approche de la crête, la route s’aplanit, se dilate, -retrouve sa noble aisance d’ancienne voie royale. Borné encore, vers -l’occident, par un dernier renflement des terres, l’horizon s’est -découvert peu à peu dans la direction du sud et du septentrion. Derrière -vous s’estompent les grandes houles bleues du Quimperrois; à votre -droite s’enlève sur le ciel la montagne sacrée, avec son énorme croupe -creusée de plissements rugueux où les traînées de bruyères semblent des -fumées roses courant à ras de sol; à gauche, un pays vert--d’un vert -lumineux, d’un vert fauve--déroule jusqu’à la mer océane la nappe -onduleuse de ses feuillages. Des pins bordent la route, mais sans -entraver la vue qui se joue librement entre leurs fûts ébranchés; et -l’on a au-dessus de soi l’aérienne mélopée de leurs cimes. Ajoutez que -nulle part ailleurs, en Bretagne, on ne respire mieux ce que le poète -appelle - - L’ivresse de l’espace et du vent intrépide. - -Le vent s’acharne d’une aile infatigable sur ce haut plateau. On est, -pour ainsi dire, bouche à bouche avec l’Atlantique qui vous souffle à la -face, de tout près, sa rude haleine salée, vous fouette la peau de ses -larges embruns. Le bruit des vagues se fait si distinct qu’on se -croirait sur un sommet de falaise: on s’attend à recevoir dans les -jambes un paquet d’écume. Point. De l’abîme, béant à vos pieds, c’est un -clocher qui surgit, un clocher veuf de sa flèche, une énorme tour carrée -aux étroites et longues ogives d’où s’envolent, non des goélands, mais -des corbeaux. Plus bas, voici l’église tassée de vieillesse, sous sa -toiture gondolée; et près d’elle se montre le cimetière, un arpent de -montagne clos de murs en ruine et foisonnant d’herbe. On descend une -pente raide, sinueuse, presque une rue, avec les restes d’un pavage -ancien. Jadis, au temps d’une prospérité qui n’est plus qu’un -mélancolique souvenir, c’était par ici que la diligence de Quimper à -Brest faisait à Locronan son entrée, dans un fracas de ferrailles et de -grelots, semant sur son passage le mouvement, la gaieté, la vie. Les -femmes, leur poupon dans les bras, accouraient sur le seuil des petites -maisons basses qui, toutes, portent inscrites dans leur linteau la date -de leur construction et les noms des ancêtres qui les édifièrent. Les -hommes eux-mêmes, tisserands pour la plupart, se soulevaient sur les -pédales des métiers et, par la lucarne entr’ouverte, saluaient le -postillon d’un lazzi, les voyageurs d’un souhait de bon voyage. A -l’animation d’autrefois a succédé, hélas! un morne silence. Les chemins -de fer ont tué les messageries, et les machines les métiers à main. De -ceux-ci, il subsiste peut-être une dizaine, et qui chôment plus souvent -qu’ils ne travaillent. Au commencement du siècle, ils étaient environ -cent cinquante, où se venaient approvisionner de toile à voile tous les -ports du littoral cornouaillais. Du matin au soir et d’un bout du bourg -à l’autre retentissait alors, selon l’expression d’un habitant du lieu, -l’allègre chanson de la navette. - -On vous contera que saint Ronan fut l’inventeur de cette industrie, -qu’il la pratiqua lui-même--sans doute dans l’intervalle de ses -promenades--et l’enseigna au penn-tiern, son compagnon de prière. Avant -lui les pêcheurs se contentaient de suspendre des peaux de bêtes aux -mâts de leurs embarcations. Il fit planter du chanvre, montra l’art d’en -tisser les fibres. Une source d’abondance et de richesse ruissela sur le -pays. L’opulence des bourgeois de Locronan devint aussi proverbiale que -celle des armateurs de Penmarc’h. On en peut contempler d’éloquents -vestiges dans les pignons élégamment sculptés ou dans les façades -monumentales qui encadrent la place. Ce sont demeures de grand style, -dont quelques-unes traitées avec goût dans la manière de la Renaissance. -Si déchues soient-elles de leur antique splendeur, elles ont encore -fière mine, gardent jusqu’en leur délabrement un air de noblesse et de -solennité, communiquent à l’humble bourg un je ne sais quoi de magistral -qui en impose. Rien de banal, ni de mesquin. Cela a la majesté solitaire -des belles ruines; cela en a aussi la pénétrante tristesse. Le cœur se -serre à parcourir les menues ruelles qui, contournant les maisons, -rampent vers la campagne ou plongent à pic au fond du quartier de -Bonne-Nouvelle (Kêlou-Mad). Ce ne sont que murs croulants, décombres -épars, jonchant au loin les jardins en friche. On a le sentiment d’une -cité qui s’effrite pierre à pierre, et qui ne se relèvera plus. Ses -habitants même, de jour en jour, l’abandonnent, émigrent, comme si un -sort pesait sur elle, quelque malédiction à longue échéance proférée, -voilà treize cents ans, par le thaumaturge de la montagne. - -Mais non. L’esprit de Ronan ne s’est pas retiré de sa bourgade. Tout au -contraire, il en est resté le génie bienfaisant. C’est grâce à lui si -elle retrouve, à de périodiques intervalles, un semblant d’animation et -de vie. Tous les sept ans, en effet, comme il arrive, dit-on, pour les -villes mortes de la légende, Locronan se réveille, voit abonder dans son -désert un peuple de pèlerins. Durant l’espace d’une semaine, il peut se -croire revenu aux jours les plus brillants de son histoire. Ce miracle, -c’est la _Troménie_ qui l’opère. - - - - -III - - -Troménie est une corruption de _Trô-minihy_ et signifie proprement «tour -de l’asile». Ces asiles, ces minihys, dans l’ancienne Église de -Bretagne, étaient des cercles sacrés d’une, de deux, quelquefois de -trois lieues et plus, entourant les monastères et jouissant des plus -précieuses immunités. Celui qui dépendait du prieuré de Locronan -couvrait une vaste étendue, empiétait sur le territoire de quatre -paroisses: Locronan, Quéménéven, Plogonnec et Plounévez-Porzay. Le -pèlerinage de la Troménie consiste à en faire le tour, en suivant une -ligne traditionnelle qui n’a pas varié depuis des siècles. On ne -s’écarte guère des flancs du _ménez_ dont la masse énorme absorbe, -confisque la vue, apparaît comme le centre de la fête. Aussi les -fidèles, peu soucieux d’une étymologie dont le sens pour eux s’est -perdu, expliquent-ils Troménie par _Trô-ar-ménez_ qu’ils traduisent -librement: le Pardon de la Montagne. - -Quant au trajet à parcourir, c’est celui-là même--on l’a deviné--où se -complut Ronan le marcheur, du temps qu’il était de ce monde. Voie -étrange hors de toute voie, espèce de sentier mystique, à peine frayé et -que jalonnent seulement, de loin en loin, des calvaires. Il n’est pas -aisé de s’y reconnaître. Mais au besoin le saint en personne s’offre à -remplir les fonctions de guide. - -Une pauvresse m’a fait ce récit. - -Elle avait promis d’accomplir le pèlerinage, de nuit, et elle s’était -mise en route au crépuscule, comptant sur la lune pour éclairer ses pas. -La lune ne se leva point. D’épais nuages venus de la mer avaient envahi -le firmament. La vieille cheminait néanmoins, trébuchant aux pierres, se -cognant parfois le front aux talus. Quand elle fut au milieu des landes, -elle s’arrêta; elle ne savait plus de quel côté s’orienter dans les -ténèbres. Une grande peur la prit. Elle allait renoncer à son vœu. Mais -tout aussitôt une voix de pitié se fit entendre qui la réconforta. - ---Pose tes pieds où je poserai les miens, disait la voix. - -Elle chercha à voir qui lui parlait de la sorte. Vainement. Elle ne -distingua rien, si ce n’est deux pieds nus, d’une blancheur -éblouissante, qui marchaient devant elle et qui laissaient à mesure dans -le sol de lumineuses empreintes. Elle put ainsi parvenir sans encombre -au terme de ses dévotions. - ---Être secourable, s’écria-t-elle en joignant les mains, apprends-moi -ton nom, que je le bénisse jusqu’à l’heure de ma mort. - ---Tu n’as cessé, tantôt, de l’invoquer dans tes litanies, répondit la -voix. - -Alors, elle comprit, s’agenouilla pour baiser les pieds du saint; mais -il avait disparu. - -Dès le XIIe siècle, la Troménie septennale prenait rang parmi les -grandes assemblées religieuses de la Bretagne. On s’y rendait par clans -des points les plus éloignés,--de l’extrême Trégor, du fond des landes -vannetaises. Saint Yves y figura, accompagné de son inséparable Jehan de -Kergoz. Plus tard les ducs se firent un devoir de s’y montrer. La -tradition s’était déjà répandue qu’il faut avoir passé par Locronan pour -gagner le ciel. Une année, la fête revêtit un éclat particulier. De -beaux seigneurs aux costumes somptueux, montés sur des chevaux richement -caparaçonnés, débouchèrent devers Plogonnec, suivis d’une multitude de -gens d’armes et précédés d’un escadron de trompettes sonnant à pleins -poumons. Ils escortaient un carrosse d’où l’on vit descendre une -mignonnette jeune femme en coiffe du temps, juste comme la procession -traversait la place. Elle était gente et accorte, avec des yeux clairs, -très doux, et un joli front têtu de Bretonne. Quand les porteurs des -reliques eurent défilé, elle vint se joindre pieusement à un groupe de -fermières qui, habillées d’étoffes rouges aux chamarrures d’argent et -d’or, formaient une garde d’honneur à la statue de sainte Anne. Elle -marchait difficilement dans ses petits brodequins peu habitués à fouler -les cailloux des chemins creux ou les aspérités broussailleuses des -landes, et l’on devinait de suite en elle quelque _pennhérès_ de la -ville, mais brave, résolue, «ne plaignant point sa route». Penchée sur -le livre d’heures d’une de ses voisines, elle entonna le cantique à -l’unisson des autres voix. Et, tout le long de la Troménie, elle chanta: -on eût dit qu’un rossignol mélodieux s’égosillait entre ses lèvres, tant -elle savait donner d’onction et de grâce aux rudes syllabes des versets -armoricains. Les gars préposés aux bannières se détournaient sans cesse -pour la regarder. Ils apprirent au retour qu’elle avait nom «la duchesse -Anne» et qu’elle était mariée au roi de France. - -Bonne et chère Duchesse, j’ai souvent consulté à ton sujet les -populations de l’Armor trégorrois. Tu n’es déjà plus pour elles qu’un -symbole. Mais en ce canton de Cornouailles ta mémoire vit, et presque ta -personne. Dans une hutte, sous des hêtres,--derniers vestiges de la -forêt de Névet,--des sabotiers m’ont parlé de toi comme s’ils t’avaient -connue. Ils dépeignaient ton visage velouté ainsi qu’un beau fruit; ils -célébraient ta chevelure, ton sourire, ton charme, se souvenaient du -timbre de ta voix. Pour un peu ils eussent juré qu’ils étaient présents -à cette Troménie où tu assistas. Qui oserait, après cela, contester la -magique influence de Ronan? - -On en cite des témoignages bien autrement significatifs. - -Telle cette Troménie fantastique que le saint, à ce que l’on prétend, -dirigea lui-même. Il tombait depuis la veille une pluie acharnée, et la -montagne était labourée en tous sens par de véritables torrents. Le -clergé décida que la procession n’aurait pas lieu, qu’elle serait -différée au dimanche d’après. Cela mécontenta, paraît-il, le susceptible -Ronan qui, de son vivant, ne s’était jamais préoccupé du temps qu’il -faisait pour vaquer à son pèlerinage quotidien. Voilà que soudain les -cloches s’ébranlent. Un chœur invisible entonne l’hymne de marche et, -par, la baie du portail que le sacristain affirmait pourtant avoir -fermée, jaillit un premier flot de «Troménieurs», puis un autre, puis -d’autres encore, interminablement. On ne sait qui ils sont ni d’où ils -viennent. Ils ont des figures jaunes et moisies. Une fade et bizarre -odeur s’exhale de leurs vêtements d’une forme inconnue. Ils chantent -sans remuer les lèvres, et leur voix est faible, lointaine, semble -sortir des entrailles de la terre. A leur tête s’avance le thaumaturge. -Par-dessus sa robe de bure il a passé les ornements épiscopaux. Un -cercle de lumière entoure son front, et sa barbe neige resplendit comme -une gloire. Il va, et le sol se sèche à mesure devant ses pas, et la -pluie, respectueuse, s’écarte. Les grandes, les lourdes bannières -s’éploient, portées à bras tendus par des vieillards mystérieux aux -carrures athlétiques. Et leurs soies, leurs broderies, leurs images -luisent clair comme par une journée de soleil. Là-haut, dans le ciel, -une trouée d’azur s’est faite, qui se déplace avec la procession, reste -toujours suspendue au-dessus d’elle comme un dais, tandis qu’à l’entour -il ne cesse de pleuvoir, de pleuvoir à verse... - -On inspecta le lendemain les bannières, rentrées d’elles-mêmes dans -leurs gaines: elles n’avaient pas reçu une goutte d’eau. Saint Ronan -avait évidemment voulu donner une leçon à son clergé et à ses -paroissiens. L’avertissement fut compris. Depuis lors, au jour et à -l’heure fixés, le cortège de la Troménie se met en marche, quelque temps -qu’il fasse. - - - - -IV - - -En général, il fait beau. La fête s’ouvre, en effet, le deuxième -dimanche de juillet, dans la période la plus aimable de l’été breton. -J’ai assisté à la plus récente, à celle de 1893. Au petit matin, je -prenais avec les pèlerins de la région de Quimper le train de -Douarnenez. Il vous dépose à la station dite de Guengat,--une -maisonnette mélancolique, ceinte de landes et de marais, à plusieurs -kilomètres de tout centre habité. Comme personnel, un employé unique, -une femme, dont la principale besogne consiste à regarder passer de -temps à autre quelques wagons et à écouter tinter, le soir, des angélus -lointains. Un étroit ruban pierreux conduit à une route vicinale, à une -de ces délicieuses et minuscules routes bretonnes qui s’en vont, comme -la race elle-même, d’une allure de flânerie, s’attardent en mille -détours et se laissent mener par leur rêve pour n’aboutir nulle part. On -voyage dans une ombre lumineuse, entre des talus tapissés d’un fouillis -de plantes, de fleurettes pâles, d’herbes longues et fines, pendantes -comme des chevelures. On ne voit, on n’entend rien que le reflet mouvant -des feuillages sur la chaussée criblée de gouttes de soleil et un léger -bruit d’eau dans les cressonnières aux deux bords du chemin. - -Brusquement, dans une éclaircie, surgit la montagne sacrée, la croupe -encore fumante des buées de l’aube. Des silhouettes de pèlerins se -dessinent, imprécises, sur la crête et le long des pentes. Les Troménies -individuelles,--plus fécondes en grâces, dit-on, sans doute parce que -plus conformes à l’esprit de la tradition primitive,--ont commencé de -circuler à partir de minuit. Aussi y a-t-il déjà des gens qui -reviennent, les traits un peu las, les vêtements détrempés par la rosée. -Un premier calvaire se dresse au pied du mont; sur les marches, des -femmes sont assises et déjeunent d’un morceau de pain bis graissé de -lard. L’une d’elles, m’interpellant au passage, me crie: - ---Inutile de vous presser. Vous arrivez trop tard. Le saint n’est plus -chez lui. - -Leurs dévotions scrupuleusement accomplies, nos paysannes plaisantent -volontiers. Je riposte: - ---Eh bien! alors, j’irai chez Kébèn. - ---Pour celle-là, vous la rencontrerez! m’est-il répondu.--Et même au -lieu d’une, vous en trouverez cinq cents. - -Il faut savoir que le mauvais renom de la mégère de Kernévez s’est -étendu, bien injustement du reste, à toutes les ménagères du quartier: -il a fait tache d’huile à travers les siècles. - - Entre Locronan et Quéménéven - Il n’y a femme qui ne soit une Kébèn, - -dit un adage inventé, je suppose, par quelque commère du bourg voisin, à -l’époque où la prospérité de ce petit pays industrieux faisait autour -d’elle tant de jaloux. Le vieil individualisme celtique est demeuré -vivace en Bretagne, et les rivalités, les rancunes s’y perpétuent d’un -village à l’autre, avec une jovialité féroce... - -Je suis déjà haut dans la montée que j’entends encore, derrière moi, -rire à gorge déployée mes Cornouaillaises retour de pardon. Mais, à -mesure que je m’élève, il semble que je pénètre dans une atmosphère -d’infini silence; on respire dans l’air ce je ne sais quoi de religieux -qui enveloppe partout les sommets et qui les fit vénérer de nos ancêtres -aryens comme des tabernacles de la divinité. La brise, qui souffle par -lentes bouffées, est chargée de parfums d’une essence rare, de la fine -senteur des herbes aromatiques; et les groupes de nuages dans le ciel -ressemblent à de grandes figures agenouillées... Les sons d’une -clochette ont retenti. Une voix psalmodie en breton: - ---Passant, donnez une obole!... Pour l’amour de saint Thégonnec, donnez! - -Au fond d’une hutte façonnée, comme jadis celle de Ronan, de branchages -entrelacés et recouverte d’un drap en guise de toiture, un homme est -accroupi sur une escabelle, un _glazik_ en veste neuve bordée d’un large -galon jaune. Devant lui est une table parée à l’instar d’un autel et, -sur la table, une statuette de saint, noire, enfumée, une de ces images -barbares particulièrement chères aux Armoricains, à cause de leur -antiquité même. Un plat de cuivre, à demi plein de gros sous, est posé -auprès de l’icône pour recevoir les offrandes. C’est là une espèce de -péage mystique établi de place en place sur tout le pourtour de la -Troménie. On en compte jusqu’à soixante et soixante-dix, de ces logettes -éparses aux flancs du mont. Les quatre paroisses qui avaient une portion -de leur territoire comprise dans l’ancien minihy s’y font représenter -non seulement par le patron de leur église, mais encore par la multitude -des «petits saints» indigètes en honneur dans les chapelles locales. Et -près de chacun d’eux se tient un délégué de la fabrique qui, dans un -boniment naïf, énumère ses vertus, rappelle ses miracles, vante les -merveilleuses propriétés de l’eau de sa fontaine, quelquefois tend à -baiser aux pèlerins des fragments de ses reliques. Le proverbe «chacun -prêche pour son saint» n’a jamais été d’une application plus directe et -plus littérale. Ainsi le culte de Ronan devient une source de profits -pour tous les sanctuaires de la région. Il est juste d’ajouter que cet -usage, d’une origine fort reculée, ne s’explique pas uniquement par des -raisons de lucre. C’est une croyance répandue dans toute la péninsule -que les saints d’un même canton se doivent faire visite le jour de leurs -pardons respectifs. Si on ne prend soin de les y mener, ils s’y -transportent, dit-on, spontanément. Des pêcheurs de la côte trégorroise -m’ont affirmé avoir vu Notre-Dame de Port-Blanc se rendre par mer, la -nuit, à la fête votive de Notre-Dame de la Clarté. Ne nous étonnons donc -pas si les Urlou, les Corentin, les Thujen, les Thégonnec et tant -d’autres thaumaturges, en perpétuelles relations de voisinage avec -Ronan, délaissent momentanément leurs oratoires, à l’occasion de la -Troménie, pour le venir saluer sur les limites de son domaine. Que s’ils -bénéficient par surcroît de quelque aumône, ce serait cruauté de leur en -vouloir. Ils sont si pauvres, les bons vieux saints, et leurs rustiques -maisons si misérables!... - -Le sentier traditionnel traverse en cet endroit la grand’route. A l’un -des angles du carrefour s’érige une croix fruste taillée tout d’une -pièce, peut-être dans un menhir, plus probablement dans un de ces blocs -de granit connus sous le nom de _lec’h_ qui servirent, aux premières -époques du christianisme, à marquer en Bretagne les sépultures. C’est -ici la tombe de Kébèn. L’herbe y est maigre et brûlée; jamais fleur n’y -a fleuri; les bruyères même s’en écartent, et les humains les imitent; -ils la contournent à distance d’un pas rapide, en se signant. Qui sait -si, en dépit du lourd monolithe qui l’opprime, l’esprit de rébellion -enfermé là ne va pas tout à coup faire éruption comme un volcan? J’y ai -cependant vu s’agenouiller une vieille femme, et cela non par -inadvertance, car à sa fille qui la morigénait elle répondit: - ---Vous êtes jeune encore. Quand vous aurez été plus longtemps à l’école -de la vie, vous aurez appris la pitié. - -Incessamment des Troménieurs passent, gravement, tête nue, leur chapeau -dans une main, dans l’autre un chapelet. Ils cheminent en silence sans -échanger une parole: la Troménie est un «pardon muet». A leurs yeux -vagues, obstinément fixés devant eux, on devine que toute leur âme est -concentrée dans une oraison intérieure dont rien ne la saurait -distraire, pas même le splendide horizon qui, vu de ces hauteurs, semble -se déployer au loin comme les branches mouvantes et merveilleusement -nuancées d’un éventail prestigieux. Ils marchent isolés ou par troupes. -C’est tantôt une famille, avec tous ses membres, tantôt un village -entier, un clan de laboureurs émigré en masse, hommes et femmes, enfants -et chiens. Les profils se détachent avec une extraordinaire netteté sur -le bleu délicat du ciel, puis s’évanouissent dans les sinuosités de la -montagne. - -Une des principales étapes est celle qui va de la tombe de Kébèn à la -«Jument de pierre». Le sentier s’engage entre des ajoncs, franchit des -carrières abandonnées, côtoie des champs de blé noir, se perd enfin dans -une lande, vaste étendue de gazon roussi, luisante au soleil comme un -miroir immense que les nuages balaient de leurs grandes ombres. Au -milieu de la lande est vautré le monstre de granit. Il a bien les formes -étranges et colossales de quelque animal des temps fabuleux. Le culte -dont il est l’objet remonte certainement à une époque de beaucoup -antérieure à notre ère. On sait de quel naturalisme profond était -empreinte la mythologie celtique. Tout dans la nature lui apparaissait -comme divin, les arbres, les sources, les rochers. Ces antiques -conceptions sont demeurées vivaces au cœur du peuple breton. Le -christianisme s’est superposé à elles ou les a tirées à lui: ne les -pouvant détruire, il les a confisquées. Mais il n’est pas nécessaire de -creuser très avant dans l’âme de la race pour retrouver intact le fond -primitif. En ce qui est de la pierre de Ronan, on lui a longtemps -attribué une vertu fécondante. Il y a peu d’années encore, les jeunes -épousées s’y venaient frotter le ventre, dans les premiers mois du -mariage, et les femmes stériles, pendant trois nuits consécutives, se -couchaient sur elle, avec l’espoir de connaître enfin les joies de la -maternité. On abandonne aujourd’hui ces pratiques, mais je me suis -laissé dire qu’elles ne sont peut-être pas aussi mortes qu’elles en ont -l’air. - -Les pèlerins de la Troménie se contentent, en général, de faire le tour -de la pierre sacrée. Les plus dévots, néanmoins, et aussi les gens -fiévreux ou sujets à des maladies nerveuses ne manquent pas de s’asseoir -dans une anfractuosité du roc, sorte de chaire naturelle sculptée par -les pluies, que Ronan affectionnait en ses heures de sieste et de -méditation. Il jouissait de cette place d’un des plus admirables -panoramas qui se puissent contempler. - -Les vieux thaumaturges de la légende armoricaine n’étaient point des -ascètes moroses, des contempteurs de l’univers. Ils font plutôt songer -aux _richis_ de l’Inde. Les austérités de la vie érémitique ne fanaient -en eux ni la délicatesse du sentiment, ni la fraîcheur de l’imagination. -S’ils recherchaient la solitude, c’était sans doute pour se vouer plus -exclusivement à Dieu, mais aussi pour entrer en un contact plus direct, -plus intime, avec la frémissante beauté des choses. Ils étaient des -poètes en même temps que des saints. La magie de la nature les -enchantait. La tradition nous les montre cheminant des jours, des mois, -avant de s’arrêter au choix définitif d’une demeure. Une boule, dit-on, -roulait devant leurs pas: entendez par là qu’un instinct supérieur les -guidait. Ils attendaient pour bâtir leur cellule d’avoir rencontré un -paysage digne d’alimenter leur rêve. Aux uns il fallait les hauts lieux, -l’immensité des horizons; d’autres préféraient le mystère des vallées, -toutes chuchotantes du bruissement des eaux et du frisson des -feuillages. Presque toujours ils s’arrangeaient de façon à avoir--petite -ou grande--une ouverture sur la mer. La plupart de leurs oratoires sont, -en effet, situés dans la zone maritime, dans l’_Armor_. Ils aimaient la -mer pour elle-même, parce qu’elle est la mer, la seule chose au monde -peut-être dont le spectacle ne lasse jamais; et aussi, parce qu’elle est -comme la face visible de cet infini qui obsédait leur âme; et enfin, -parce que ses flots baignaient là-bas leur patrie ancienne, les grandes -îles brumeuses d’Hibernie et de Breiz-Meur d’où la tourmente saxonne les -avait chassés. Aux soirs nostalgiques, leur pensée dut s’en retourner -plus d’une fois, dans la houleuse chevauchée des vagues, vers les -monastères tant regrettés d’Iona, de Clonard, de Laniltud, de Bangor. - -Devant les yeux de Ronan, la baie de Douarnenez, ou, pour parler comme -les Bretons, la Baie--à leur avis, elle est l’unique--développait sa -courbe harmonieuse, faisait étinceler le sable fin de ses grèves et, sur -la perspective des eaux, découpait en une suite de figures austères et -hardies la majesté de ses promontoires. On comprend sans peine la -prédilection du saint pour ce versant du _ménez_. Il n’y a guère de -sites en Bretagne d’où la vue s’étende plus à l’aise sur un décor à la -fois plus éternel et plus changeant. - -Je gagne le bourg en compagnie d’une aïeule toute branlante, toute -disloquée, qui s’appuie d’une main sur son bâton de pèlerine, de l’autre -sur l’épaule d’un garçonnet de douze à quinze ans, son arrière -petit-fils. L’enfant flotte en des vêtements trop larges, défroque -presque neuve de quelque frère aîné «péri en mer». Il a une petite mine -drôle, très éveillée, avec un je ne sais quoi de vieillot déjà dans -l’expression, des regards d’une gravité singulière, pleins de choses -d’ailleurs, un air de tristesse prématurée. - ---Il va s’embarquer pour le long cours, m’explique la bonne femme. -Alors, je suis venue le présenter à saint Ronan. C’est la neuvième -Troménie que j’accomplis. Oui, ce sentier m’a vue passer neuf fois, avec -mon homme, mes gars, et les fils de mes gars. Je les ai pleurés tous et -n’en ai enseveli aucun. Ils sont dans le cimetière sans croix. Celui-ci -est le dernier qui me reste. J’ai idée que la mer le prendra comme elle -a pris les autres. Cela est dur, mais il faut que chacun suive son -destin... - -Le mousse, lui, ne dit rien, sourit vaguement du côté des boutiques -installées sur la place; et la mer, au pied des collines, s’étale, -glauque, pailletée d’or, attirante et chantante, sirène délicieuse, doux -miroir à prendre les hommes. - -Du dehors, l’église de Locronan dont le vaisseau principal appartient au -XVe siècle a la noblesse, l’ampleur de proportions d’une cathédrale. -L’intérieur en est d’un caractère saisissant. On y accède par un vaste -porche en arc surbaissé. Une impression de vétusté, de délabrement, de -grandeur aussi--de grandeur solitaire et quasi farouche--vous envahit -l’âme, dès le seuil. Des masses d’ombre se balancent suspendues aux -voûtes ou rampent le long des parois. On se croirait dans un sous-bois -ténébreux, traversé çà et là de clartés verdâtres. On respire l’horreur -des forêts sacrées. Les piliers, couverts de mousses, de végétations -parasites, rappellent effectivement les arbres pétrifiés de la légende. -Ou bien encore, on songe à l’église d’une de ces villes englouties, -Tolente, Ker-Is, Occismor, tant les murs dégagent d’humidité, tant la -lumière qui les baigne est étrange, crépusculaire, spectrale. - -La chapelle du Pénity, accotée à la nef, brille d’un rayonnement plus -vif. Là est la tombe de l’anachorète, là se détache en relief sur une -table de Kersanton l’hiératique et rude image de Ronan. Les traits sont -d’une belle sérénité fruste: dans la fixité des prunelles semblent nager -encore les grands rêves interrompus. Une des mains tient le bâton -pastoral, l’autre le livre d’heures. A l’autel, un prêtre officie[64]. -Il bénit l’assistance, et le défilé commence autour du tombeau. Les -dévots circulent en rangs pressés. Plus de femmes que d’hommes, et -presque toutes de la région de Douarnenez. Elles sont fraîches, roses, -et comme nacrées, avec des yeux gris, du gris azuré de la fleur de lin. -La coiffe, qui enserre étroitement le visage, lui donne un air -inoubliable de candeur et de mysticité. Elles touchent du front, à tour -de rôle, le reliquaire en forme de navette que leur présente un diacre; -puis, se retournant vers le thaumaturge de pierre, elles lui impriment -sur la face leurs lèvres saines dont les souffles de la montagne ont -singulièrement avivé l’éclat. - - [64] C’était, si je ne me trompe, l’abbé Thomas, aumônier du Lycée de - Quimper, et l’un des principaux zélateurs du culte des vieux saints - nationaux dans le Finistère. On lira avec fruit l’importante - brochure qu’il a consacrée à la Troménie. - -Et c’est ici la vraie revanche de Ronan. - -La femme, dans la conception des Celtes, apparaît comme une magicienne -exquise et perverse tout ensemble, douée d’un pouvoir irrésistible, -surnaturel, et qui prend tout l’homme sans rien livrer d’elle-même. Nos -poètes populaires la célèbrent sans cesse dans les _soniou_, mais avec -quelle tristesse résignée! Et qu’il y a parfois d’angoisse mêlée à leurs -effusions d’amour! Les saints la craignaient, voyaient en elle un -obstacle insurmontable à la sainteté. Efflam, contraint par son père de -se choisir une épouse, ressentit devant la beauté d’Enora un tel trouble -qu’il s’évanouit sur le parquet de la chambre nuptiale. Sans -l’intervention d’un ange, il n’eût jamais eu le courage de s’enfuir. -Enora l’ayant rejoint à travers le péril des eaux, il refusa d’entendre -le son de sa voix et lui fit bâtir un ermitage de l’autre côté de la -colline. Envel ne se montra pas moins impitoyable envers sa sœur Jûna. -Pas une fois il ne lui rendit visite dans sa cellule qu’une vallée -seulement séparait de la sienne. Il n’apprit sa mort que lorsque la -cloche qu’elle avait coutume de sonner à l’heure de la prière ne tinta -plus. - -Proscrites, anathématisées par les saints, les femmes usaient de -représailles à leur égard. En plus d’une occasion, elles leur jouèrent -de fort vilains tours[65]. On a vu de quelle haine sans rémission Kébèn -poursuivit Ronan. Je n’ai pas tout rapporté. Un hagiographe raconte -qu’elle l’accusa publiquement d’avoir voulu lui faire violence. Mort, -elle le traita de la façon que l’on sait. La trace de l’immonde crachat -reparaît toute fraîche, dit-on, à chaque Troménie, sur la joue gauche du -cadavre de granit; et c’est elle, c’est cette souillure ineffaçable que -les filles de Cornouailles viennent, de sept ans en sept ans, essuyer -pieusement avec leurs baisers. - - [65] Cf. _Les saints bretons, d’après la tradition populaire_. Annales - de Bretagne, 1893-1894. - -Cependant les cloches s’ébranlent. Les vibrations d’un glas tombent dans -l’église à coups lugubres et espacés; un chœur de prêtres entonne -l’office des morts. La Troménie n’est pas seulement un pèlerinage de -vivants. Les défunts qui n’ont pu l’accomplir en ce monde se lèvent du -pays des âmes pour y prendre part. Croyez que parmi les êtres visibles -et palpables, agenouillés là sur les dalles, rôde tout un peuple -d’ombres évadé des cimetières. Une haleine froide qui vous fait -frissonner, une odeur souterraine dont l’atmosphère s’imprègne tout à -coup: autant de signes révélateurs de l’approche des défunts, de la -mystérieuse venue des _Anaon_. J’entends dire sous le porche, à une -fermière de Plogonnec, qu’à la dernière Troménie, comme elle était en -oraison, elle se sentit chatouiller la nuque par des doigts glacés. -S’étant retournée, elle faillit se pâmer de stupeur en se trouvant face -à face avec son mari qu’elle avait enterré l’année d’avant et pour qui -justement elle récitait le _De profundis_. «J’allais lui parler, mais il -lut sans doute mon intention dans mes yeux, car aussitôt il -s’éclipsa...» - -C’est du haut des degrés qui conduisent au portail qu’il faut jouir du -spectacle de la grand’messe. Par les vantaux ouverts, le regard plonge à -travers la nef jusqu’au fond de l’abside qui, derrière cette forêt de -piliers aux fûts énormes, luit, inondée de soleil, comme une clairière -éblouissante. Les hommes sont groupés aux premiers rangs: un flot de -têtes rudes et carrées aux longues chevelures celtiques. Ensuite -viennent les femmes, prosternées dans toutes les attitudes. On voit -palpiter les ailes de leurs coiffes où le jour multicolore des vitraux -met de chatoyantes irisations. On dirait un vol d’oiseaux de mer -engouffrés dans l’église. Et des chants se traînent en notes éplorées, -des chants pareils à des mélopées barbares, très graves et très doux. - -De midi à deux heures, il se produit une sorte de détente. C’est un rude -pardon que la Troménie, et où l’on ne doit ménager ni sa sueur, ni sa -peine. On n’y gagne pas que des indulgences, mais encore un robuste -appétit. L’air vif des hauteurs, aiguisé de salure marine, et quelque -cinq lieues par les ravines et les landes vous dilateraient l’estomac -d’un citadin; à plus forte raison, d’un rustique. D’ailleurs, il n’est -point de concours religieux en Bretagne qui n’aille sans un semblant de -liesse profane. Donc, tandis que l’église se vide, les auberges -s’emplissent. Trouve place qui peut. D’aucuns vont s’installer hors -bourg, à l’ombre d’un pan de mur, emmi les ruines enguirlandées de -lierre qui jonchent au loin la campagne. L’unique hôtel du lieu, dont la -vieille façade pleure inconsolablement la mort des diligences, a tendu -son hangar de draps blancs, comme pour une noce de village. J’y déjeune -avec les Troménieurs d’importance, patrons de pêche ou riches -laboureurs, gens de Plonéis, de Tréboul, de Kerlaz et de Ploaré. Des -bouffées de brise gonflent les toiles, font claquer autour de nous -toutes ces blancheurs sonores. La foule, sur la place, va, vient, -grossie de quart d’heure en quart d’heure, exaltée, grisée de son propre -bruit. Une allégresse sacrée commence à vibrer dans l’air. - -Notez ceci. Dans ce vaste bourdonnement humain, pas une clameur de -mendiant, pas une de ces lamentations geignardes qui vous obsèdent les -oreilles à tous les autres pardons de Bretagne. Les exhibiteurs de -plaies, réelles ou simulées, ne se montrent point à Locronan ni sur le -parcours du pèlerinage. Il est vrai que la Troménie est faite pour -décourager les infirmes, culs-de-jatte, tortillards et béquillards de -toute espèce. Elle est avant tout la solennité des ingambes. - - - - -V - - -Jadis, c’est à coup de poings et de _penn-baz_ qu’on se disputait -l’honneur de porter les grandes bannières à la procession de saint -Ronan. Heureuse la paroisse dont les champions triomphaient! Elle était -assurée pour sept ans d’une prospérité sans égale. Pendant sept ans, il -ne naissait chez elle que des garçons, des «gagneurs de pain», solides -et bien venus; les poutres des greniers rompaient sous le poids des -récoltes; les barques rentraient, le soir, avec des pêches miraculeuses, -et les âmes, comme en un paradis terrestre, fleurissaient exemptes de -souci. Aussi la lutte pour les bannières dégénéra-t-elle plus d’une fois -en combat sanglant. Il y eut des poitrines défoncées, des crânes fendus. -Le clergé jugea nécessaire de faire intervenir la force publique. Mais -la présence de la maréchaussée, loin d’en imposer à la population, -l’exaspéra. Chacun y vit une atteinte aux libertés locales, bien plus, -une sorte de profanation de la fête. Que ne laissait-on les gens -s’arranger entre soi? Et quel besoin d’associer ces intrus, ces -_gallots_, à la glorification de Ronan? - -Les Bretons entourent leurs saints d’un culte jaloux. Un vent de révolte -traversa les cerveaux surexcités; on cria haro sur les «Enfants de Marie -Robin[66].» Lors de la Troménie qui fut célébrée le 14 juillet 1737 -éclata une véritable émeute dont un procès-verbal publié dans -l’inventaire des archives départementales nous a conservé le souvenir. -Les gendarmes furent pourchassés à coups de pierre et ne durent leur -salut «qu’à la vitesse de leurs chevaux». - - [66] _Bugalè Mari Robin_, sobriquet sous lequel on désigne encore les - gendarmes en ce pays. - ---Dao!... Dao! hurlaient les pèlerins. - -Ce que le sire Dugas traduit en son style de brigadier: «Donnons -dessus!... Saccageons-les!...» - -Les choses se passent aujourd’hui d’une façon plus civile. L’honneur de -porter les bannières est toujours un objet de brigue, seulement il se -paie, s’octroie à l’enchère au plus offrant. C’est moins démocratique, -sans doute, mais il y a aussi moins de têtes fracassées et de vestes en -lambeaux. La dévotion n’y perd guère et le trésor du saint y gagne -quelques écus qui, joints à la subvention de l’État, permettront -peut-être de sauvegarder l’église, sinon de rendre à la tour décapitée -la flèche qu’elle n’a plus. - -Le timbre de l’antique horloge paroissiale a retenti. Les cloches qui -n’attendaient que la sonnerie de l’heure se mettent en branle toutes à -la fois, et, des églises lointaines, des petites chapelles enfouies sous -le couvert des bois, d’alertes carillons leur répondent. - -Dans la baie du porche, les voici paraître, les lourdes, les vénérables -bannières, avec leurs hampes énormes où se crispent les poings des -porteurs. Elles s’inclinent pour franchir la voûte, balaient le sol de -leurs franges, puis, matées à grand’peine, se tendent soudain comme des -voiles prêtes à prendre le vent. Un frémissement parcourt leurs vieilles -soies; des feux jaillissent de leurs paillettes. Et l’on croit voir les -saintes images cligner les paupières aux rayons du «soleil béni» que -depuis sept ans elles n’ont point affronté. La procession peu à peu -s’organise. En tête s’avancent les croix de vermeil et d’argent massif, -garnies de clochettes qui tintent, tintent sans fin, avec de jolies voix -claires, comme autrefois la clochette en fer de Ronan. Elle est là -aussi, la clochette enchantée, mais muette, immobile, clouée sur un -coussin de velours, précédant de quelques pas la statue du thaumaturge. -Que n’a-t-on épargné à celui-ci les ornements épiscopaux dont il se -montra de son vivant si dédaigneux? Il eût été plus beau, ce me semble, -et plus _nature_, dans son manteau de laine sombre, couleur de peau de -bête, la moitié antérieure du crâne rasée, conformément au canon de la -tonsure celtique, et, dans les mains, au lieu d’une crosse, son bâton de -Troménieur éternel. Une longue, longue file de saints lui fait cortège. -Les reliquaires suivent, minuscules arches d’or balancées dans un roulis -d’épaules. En dernier lieu viennent les prêtres, et, sur leurs talons, -houleuse, bigarrée, la foule se précipite. - -Des tambours et des fifres donnent le signal du départ. Et, sous le -soleil qui darde à pic, entre les façades grises des maisons, comme -transfigurées par la joie, la théorie se déroule en un pêle-mêle -splendide et silencieux. Le ciel, la montagne, la mer brillent d’une -même clarté blonde, coupée seulement, à de rares intervalles, par les -grandes nappes d’ombre brune qui tombent des nuées en marche. Toutes -choses, dans cette atmosphère fluide, sont en quelque sorte fondues. -Rien ne borne le regard, les lointains se sont évaporés, dissous. - -Mais, déjà l’on s’enfonce dans les petits chemins. Nous avons laissé -derrière nous la route battue, ses oratoires champêtres que le clergé -salue au passage d’un cantique, et sa poussière, et son aveuglante -blancheur. Nous tournons le dos à la montagne, à la lumière. Le sol se -creuse toujours plus profondément sous nos pas. C’est presque une voie -sépulcrale, pavée d’ossements de granit. Des deux côtés, de hauts talus -surplombent, et au-dessus s’entrelacent des frondaisons denses où se -tordent, ainsi que les vieilles poutres au plafond des manoirs, des -souches bizarres qu’on dirait sculptées. Et le soleil ne pénètre plus. -C’est à peine si un jour mystérieux filtre à travers les branches, pleut -çà et là en larmes d’argent pâle. Les gens défilent en silence: hommes, -femmes, glissent sans bruit, du pas furtif et pressé des apparitions -dans les légendes. - ---On se serait cru en purgatoire,--murmure auprès de moi un paysan, non -sans un vif sentiment d’aise, quand, la vertigineuse descente enfin -terminée, nous nous retrouvons à ciel ouvert. Impossible de mieux rendre -l’espèce de trouble superstitieux auquel chacun a été en proie, durant -cette partie du trajet. - -Désormais, tout redevient lumineux, vivant. On barbotte gaiement dans -l’eau des prés; on franchit les fondrières sur des jonchées d’iris, de -roseaux, de genêts fauchés ce matin par les pâtres d’alentour; on -traverse des cours de fermes où des filles se tiennent accoudées au -puits, une écuelle à la main, pour offrir à boire aux pèlerins altérés. -Nous entrons dans le terroir de Kernévez, à la limite de Quéménéven. -L’ombre de Kébèn y rôde encore. Son lavoir est là, sous les saules; là -aussi, la pierre où elle avait coutume de s’agenouiller, les jours de -lessive. La trace de ses genoux y est restée marquée, et l’on prétend -qu’à minuit, lorsqu’il fait clair de lune, on l’y peut voir tordant son -suaire entre ses doigts de squelette et exprimant de la toile un mélange -abominable de pus et de sang. Du moins la malédiction qui pèse sur elle -n’a-t-elle pas nui au lieu qu’elle habita. C’est, en effet, un des coins -exquis de la région, avec des vergers opulents, une mer de blés, des -avenues de hêtres superbes où la Troménie s’attarde à plaisir et -rassemble ses forces avant d’entreprendre l’assaut de la montagne. - -De ce côté, le _ménez_ se dresse en apparence inexpugnable. Il a la -raideur abrupte des collines où les Anciens édifiaient leurs acropoles. -Porteurs de croix et porteurs de bannières l’attaquent de front, -hardiment, au pas de charge. Ne vous imaginez point que ce soit par -vaine ostentation de vigueur. S’ils n’escaladaient tout d’une haleine ce -sentier de chèvres, ils s’affaisseraient exténués à mi-pente. Les -tambours et les fifres les soutiennent de leur mieux, et la procession -suit comme elle peut, à la débandade, haletante, congestionnée. Qu’il -fait bon respirer l’air de là-haut, s’éventer aux souffles de -l’Atlantique et humer la grande fraîcheur qui se lève de l’occident, aux -premières approches du soir!... - -Le point du plateau où nous sommes parvenus a gardé le nom de -_Plaç-ar-C’horn_. Kébèn dut avoir la main robuste pour faire voler -jusqu’ici, d’un coup de battoir, la corne du bœuf de Ronan. Le chariot -qui portait le cadavre du saint stationna, dit-on, quelques minutes en -cet endroit, sans doute afin de permettre au thaumaturge d’embrasser une -dernière fois du regard son horizon préféré. Il y a quelque dix ans, on -y a érigé sa statue, en granit. Elle a un grand tort: celui de n’avoir -point été sculptée par n’importe quel tailleur de pierres dans la -manière si expressive des primitifs imagiers bretons. Au socle est -adossée une chaire d’où un prêtre va tout à l’heure haranguer la foule. -Et ce sera vraiment le _Sermon sur la Montagne_, au centre d’un paysage -comparable pour la délicatesse, pour l’harmonieuse sobriété des lignes -aux sites les plus ravissants de la Galilée d’autrefois. En attendant, -les pèlerins se restaurent sous les tentes installées là par des -cabaretiers des bourgs voisins, ou s’allongent sur le gazon, brisés de -fatigue, ivres de soleil, sans pour cela s’interrompre de prier. Le -sermon fini, ils se reformeront en procession, descendront le versant -opposé du _ménez_ par les sentiers de lande que j’ai parcourus ce matin -et ne rejoindront guère Locronan qu’aux premières étoiles. - -Je n’ai pu entendre le prédicateur, mais je n’ai pas de peine à me -figurer les choses très simples et très émouvantes qu’il a dû trouver à -dire en un tel lieu, devant un tel auditoire, à cette heure, en quelque -sorte religieuse, du couchant, si propice à l’évocation des légendes en -un pays qui n’a jamais cessé d’y croire, si même elles ne sont à ses -yeux l’unique réalité. - -... Les bannières, les croix reposent, appuyées au revers des talus. La -baie de Douarnenez s’étend muette, pâlie par le soir, striée de ces -moires d’azur qui sont comme les veines de la mer. De fantastiques -promontoires se haussent au-dessus des eaux et peu à peu se rapprochent -ainsi que des murailles mobiles pour enclore l’horizon. Des chants -lointains, des tintements de clochettes annoncent que les Troménieurs se -sont remis en marche. Et maintenant, tout s’est tu, même le vent. Une -paix immense plane dans la douceur grise du crépuscule. Les grèves, les -plaines, les vallons s’effacent, noyés d’ombre. Seule, la croupe de la -montagne sainte se détache en clair sur un fond de nuages et demeure -auréolée d’un nimbe de lumière mourante. - - - - -SAINTE-ANNE DE LA PALUDE - -LE PARDON DE LA MER - -A Alexandra Vassilievna - - - - -I - - -La première fois que je visitai le sanctuaire de la Palude, c’était en -hiver. Je m’y rendis de Châteaulin, dans une mauvaise carriole de -paysan. Il faisait un après-midi d’un gris pluvieux qui avait toute la -tristesse d’un crépuscule. L’homme qui conduisait avait une mine couleur -du temps. On ne voyait de lui qu’un grand feutre aux bords cassés et une -limousine bigarrée dont il s’était enveloppé tout le corps comme d’un -burnous. Ni à l’aller ni au retour je ne pus lui arracher une parole. A -chacune de mes questions il se contentait de répondre par un grognement. -S’il ne parlait pas, en revanche il sifflait. Tant que dura le trajet, -il siffla sans désemparer, et toujours le même air, quelque chanson de -pâtre d’une désespérante monotonie. Je crois l’entendre encore. Pour -compagne de voiture j’avais une petite Crozonnaise qui revenait de -Lourdes et que nous devions débarquer dans les parages du Ménez-Hom. -Elle s’obstinait, elle aussi, dans un mutisme farouche, le visage -dissimulé sous la cape d’un épais manteau de bure noire, et, dans les -doigts, un chapelet à gros grains--un souvenir de _là-bas_--dont elle -faisait glisser les dizaines d’un mouvement continu et furtif. La prière -errait sans bruit sur ses lèvres minces. Ses paupières demeuraient -opiniâtrément baissées, sans doute pour ne rien laisser fuir du monde de -visions extatiques qu’elle rapportait de son pèlerinage. Son front -étroit, d’un dessin très pur, était fermé comme d’une barre. J’eusse -souhaité avoir de sa bouche quelques renseignements sur le grand pays -mélancolique--inconnu pour moi--que nous traversions et dont les -moindres détails devaient lui être familiers. Mais je devinai tout de -suite en elle une de ces petites sauvagesses de la côte bretonne pour -qui tout homme habillé en bourgeois, parlât-il leur langue, est un -_étranger_, un être suspect. Je n’eus garde de la troubler dans son -oraison. - -Ce fut un singulier voyage, ce que les Bretons appellent «un voyage de -Purgatoire» à cause, sans doute, de l’aspect fantômal que prennent les -lointains sous les ciels bas et troubles, noyés d’eau. - -Nous gravîmes d’abord une série de paliers, dans une contrée nue, -hérissée seulement çà et là de pins sombres au feuillage couleur de -suie, derniers survivants d’une forêt décimée. A droite, à gauche, -s’arrondissaient des dos de collines pareils à des tombes immenses des -âges préhistoriques. J’ai su depuis les noms de ces cairns étranges. -Presque tous sont connus sous des vocables de saints; des chapelles se -dressent à leur sommet ou s’accrochent à leurs flancs: petits oratoires -déserts et caducs où trône quelque vieille statue barbare, et dont la -cloche ne s’éveille qu’une fois l’an, pour tinter une basse messe, le -jour du pardon. Si l’on en croit la légende, Gildas lui-même eut sa -cellule sur une de ces hauteurs, Gildas, l’apôtre à la parole véhémente, -le Jérémie de l’émigration bretonne. Sa grande ombre rôde, dit-on, -inapaisée, dans ces parages et il n’est pas rare, durant les nuits de -tempête, qu’on entende gronder sa voix, mêlée au fracas de l’ouragan. - -A l’auberge des _Trois Canards_, le véhicule fit halte. Nous étions au -pied du Ménez-Hom. La Crozonnaise descendit, paya sa place au -conducteur, et s’engagea dans la montagne, tandis que nous dévalions -vers la mer. C’étaient maintenant des cultures boisées, des champs -encadrés d’épais talus où apparaissait de temps à autre une toiture de -ferme au centre d’un bouquet de chênes, mais le paysage restait muet et -comme inhabité. Nous traversâmes deux ou trois bourgs, sans voir une -âme, puis de nouveau la terre se dégarnit. Plus d’arbres, nulle trace de -labour. Un souffle âpre nous fouetta le visage; des vols d’oiseaux -blancs passèrent en poussant un cri bizarre, une sorte de glapissement -guttural; le bruit d’une respiration puissante et sauvage s’éleva, et, -par une échancrure des dunes, j’aperçus l’océan. Je lui trouvai une mine -rétrécie, à la fois odieuse et bête, sinistre et pleurarde. - ---Nous sommes donc arrivés? demandai-je à l’homme, en le voyant sauter à -bas de son siège. - ---Oui, me répondit-il d’un ton bref et sans s’interrompre de siffler. - -De fait, la route semblait finir là, devant un porche en ruine donnant -accès dans une cour au fond de laquelle une espèce de manoir de forme -primitive croulait de vétusté. On eût dit un logis abandonné. Mon entrée -mit en fuite une bande de poussins. Le sol de terre battue était jonché -d’outils et d’engins de toute sorte: je dus enjamber une charrue -renversée le soc en l’air; des filets de pêche séchaient suspendus aux -dents d’une herse, le long de la muraille, et des hoyaux, des pioches de -carriers traînaient, pêle-mêle avec des rames, des poulies, des tronçons -de mâts, épaves d’un récent naufrage, sentant le goudron et la saumure. -Je crus m’être trompé, avoir pris la grange pour l’habitation, et je -m’apprêtais à rebrousser chemin, quand vint se planter en face de moi, -échappée je ne sais d’où, une fillette d’une douzaine d’années, figure -hâve aux yeux verts et phosphorescents, qui, posant un doigt sur ses -lèvres, me fit signe de ne point parler. - ---Mon père s’assoupit, murmura-t-elle; pour Dieu! donnez-vous garde de -le réveiller. - -Elle me montrait à l’autre bout de la pièce un lit clos, le seul meuble -à peu près valide qu’il y eût en ce pauvre intérieur. Une forme humaine -y était couchée, dans une rigidité cadavérique; un linge mouillé -recouvrait le visage; les mains, étendues à plat sur la couette de -balle, étaient souillées de boue et de sang. - ---Qu’est-ce qu’il a donc, ton père? - ---Avant-hier, comme il revenait du marché, un peu soûl, je pense, la -charrette lui a passé sur le corps. Depuis, il n’a cessé de geindre, -jour et nuit, si ce n’est tout à l’heure quand je lui ai appliqué ce -linge sur la face. C’est le premier repos que je lui vois prendre. - ---Et tu n’as pas appelé de médecin? - -A cette question si naturelle, la fillette scandalisée eut un bond -d’effarement et, fixant sur moi ses claires prunelles de chatte sauvage: - ---Ne sommes-nous pas ici dans la terre de sainte Anne? prononça-t-elle. -Que parlez-vous de médecin? Est-ce que la Mère de la Palude n’est pas la -plus puissante des guérisseuses? Elle saura bien, sans l’aide de -personne, guérir mon père qui est son fermier. J’ai trempé par trois -fois, en récitant trois oraisons, le linge que voilà dans l’eau de la -fontaine sacrée, et vous voyez par vous-même comme déjà sa vertu opère. -Qu’est-il besoin d’autre médicament? - -Elle n’avait pas élevé la voix, de crainte de troubler le sommeil du -malade, mais dans son accent vibrait une foi sombre. Peut-être y -perçait-il aussi quelque irritation contre moi, car elle ajouta aussitôt -d’un ton presque hostile: - ---Si vous êtes venu pour la clef, vous pouvez aller. La chapelle est -ouverte. - -En me dirigeant vers cette chapelle, je m’attendais à trouver une -antique maison de prière enfoncée à demi dans le sable des dunes, un de -ces vieux oratoires de la mer comme j’en avais tant vu le long de la -côte, de Douarnenez à Penmarc’h, avec des murs bas, des fenêtres à ras -de sol, une toiture massive et, pour ainsi dire, râblée, capable de -braver pendant des siècles la colère tumultueuse des vents. Ce fut une -église neuve qui m’apparut. Quand je dis neuve, j’entends de -construction récente, car les choses en Bretagne prennent tout de suite -un air ancien. Le granit des murs, fouetté par la pluie, avait revêtu -des teintes de lave. La porte, en effet, était ouverte. J’entrai. Un -intérieur nu, sans poésie et sans mystère; un jour blafard; la propreté -morne d’une maison bien tenue dont le propriétaire serait constamment en -voyage; çà et là des statues modernes, d’un goût vulgaire et -prétentieux. Je ne laissai pas d’éprouver un désappointement assez vif, -après toutes les merveilles qu’on m’avait contées de ce lieu de -pèlerinage. J’allais sortir: une petite toux chevrotante me fit me -retourner et, dans le bas-côté méridional, j’avisai une forme humaine, -repliée et comme écroulée sur elle-même, au pied d’un pilier. C’était -une de ces vieilles pauvresses dont le type tend à disparaître et qu’on -ne rencontre plus guère qu’aux abords des sources sacrées. Elle priait -devant une image que je n’avais point aperçue. Sur le socle se lisait -cette inscription: _Sainte Anne, 1543_. De bizarres ex-voto pendaient, -accrochés à la muraille: des béquilles, des épaulettes de laine, des -linges maculés, des jambes en cire. - -Je fus frappé de l’extraordinaire ressemblance de la suppliante avec la -sainte, l’une en pierre, l’autre pétrifiée à demi. Elles avaient mêmes -traits, même attitude et, dans l’expression, le même navrement, ce -masque de douloureuse résignation si particulier aux visages de vieilles -femmes en ce pays. Leurs accoutrements aussi étaient pareils, cape grise -et jupe rousse, tablier à large _devantière_ venant s’épingler sous les -aisselles. Ce me fut une occasion de constater que le costume local a -peu varié depuis le XVIe siècle. En outre, je saisissais là sur le vif -un des procédés--le plus original peut-être--de l’art breton. C’est dans -leur entourage immédiat, parmi les gens du peuple, dont ils faisaient -partie et au milieu desquels ils travaillaient, que nos imagiers de la -bonne époque prenaient leurs modèles. Ainsi s’expliquent le réalisme -naïf de la plupart des figures sorties de leurs mains, l’intensité de -vie qu’elles respirent, l’empreinte ethnique dont elles sont marquées. -C’est également ce qui fait que les têtes de nos saints paraissent -moulées sur celles de nos paysans et qu’à voir tel chanteur nomade, -debout au seuil d’une chapelle, on se demande si ce n’est point un des -apôtres du porche descendu de son piédestal. - -La pauvresse s’était levée à mon approche. Elle tenait un plumeau -rustique, des ramilles de bouleau nouées d’un lien d’écorce, dont elle -se mit à épousseter religieusement les dalles du parquet. - ---Savez-vous, lui dis-je, que sainte Anne et vous avez l’air de deux -sœurs. - ---Je suis comme elle une aïeule, me répondit-elle, et, comme moi, Dieu -merci! elle est Bretonne. - ---Sainte Anne, une Bretonne? En êtes-vous bien sûre, marraine vénérable? - -Elle me regarda de son œil de fée, à travers ses longs cils grisonnants; -et, d’un ton de pitié: - ---Comme on voit bien que vous êtes de la ville! Les gens de la ville -sont des ignorants; ils nous méprisent, nous autres, gens du dehors, -parce que nous ne savons point lire dans leurs livres, mais, eux, que -sauraient-ils de leur pays, si nous n’étions là pour les renseigner!... -Eh oui! sainte Anne était Bretonne... Allez au château de Moëllien, on -vous montrera la chambre qu’elle habitait, du temps qu’elle était reine -de cette contrée. Car elle fut reine; elle fut même duchesse, ce qui est -un plus beau titre. On la bénissait dans les chaumières, à cause de sa -bonté, de son infinie commisération pour les humbles et pour les -malheureux. Son mari, en revanche, passait pour très dur. Il était -jaloux de sa femme, ne voulait pas qu’elle eût d’enfants. Lorsqu’il -découvrit qu’elle était grosse, il entra dans une grande colère et la -chassa comme une mendiante, en pleine nuit, au cœur de l’hiver, à demi -nue sous une pluie glacée. - -»Errante et plaintive, elle marcha devant elle au hasard. Dans l’anse de -Tréfentec, au bas de cette dune, une barque de lumière se balançait -doucement, quoique la mer fût agitée; et à l’arrière de la barque se -tenait un ange blanc, les ailes éployées en guise de voiles. - -»L’ange dit à la sainte: - -»--Monte, afin que nous appareillions, car les temps sont proches. - -»--Où prétendez-vous me conduire? demanda-t-elle. - -»Il répondit: - -»--Le vent nous mènera. La volonté de Dieu est dans le vent. - -»Ils voguèrent du côté de la Judée, prirent terre dans le port de -Jérusalem. Quelques jours plus tard, Anne accouchait d’une fille que -Dieu destinait à être la Vierge. Elle l’éleva pieusement, lui apprit ses -lettres dans un livre de cantiques, et fit d’elle une personne sage de -corps et d’esprit, digne de servir de mère à Jésus. Sa tâche terminée, -comme elle se sentait vieillir, elle implora le ciel, disant: - -»--Je me languis de mes Bretons. Qu’avant de mourir je revoie ma -paroisse, la grève, si douce à mes yeux, de la Palude en -Plounévez-Porzay! - -»Son vœu fut exaucé. La barque de lumière la revint prendre, avec le -même ange à la barre, seulement il était vêtu de noir, pour signifier à -la sainte son veuvage, le seigneur de Moëllien ayant trépassé dans -l’intervalle. - -»Les gens du château, assemblés sur le rivage, accueillirent leur -châtelaine avec de grandes démonstrations de joie, mais elle les -congédia sur-le-champ. - -»--Allez! leur enjoignit-elle, allez, et distribuez aux pauvres tous mes -biens. - -»Elle avait résolu de finir ses jours terrestres dans la pénitence. Et -désormais elle vécut ici, sur cette dune déserte, en une oraison -perpétuelle. L’éclat de ses yeux rayonnait au loin sur les eaux, comme -une traînée de lune. Aux soirs d’orage, elle était la sauvegarde des -pêcheurs. D’un geste elle apaisait la mer, faisait rentrer les vagues -dans leur lit ainsi qu’une bande de moutons à l’étable. - -»Jésus, son petit-fils, entreprit à cause d’elle le voyage de -Basse-Bretagne. Avant de gravir le Calvaire, il vint lui demander sa -bénédiction, accompagné des disciples Pierre et Jean. La séparation fut -cruelle: Anne pleurait des larmes de sang, et Jésus avait beau faire, il -ne réussissait point à la consoler. Finalement il lui dit: - -»--Songe, grand’mère, à tes Bretons. Parle! Et, en ton nom, quelque -faveur que ce soit, je suis prêt à la leur accorder. - -»La sainte alors essuya ses pleurs. - -»--Eh bien! prononça-t-elle, qu’une église me soit consacrée en ce lieu. -Et, aussi loin que sa flèche sera visible, aussi loin que s’entendra le -son de ses cloches, que toute chair malade guérisse, que toute âme, -vivante ou morte, trouve son repos! - -»--Il en sera selon ton désir, répondit Jésus. - -»Pour mieux appuyer son dire, il planta dans le sable son bâton de -route, et aussitôt des flancs arides de la dune une source jaillit. Elle -coule depuis lors, intarissable; qui boit de son eau, avec dévotion, -sent comme une fraîcheur délicieuse qui lui rajeunit le cœur et circule -à travers ses membres. - -»Un soir, il y eut dans le pays un grand deuil. Le ciel se couvrit d’une -brume épaisse; la mer poussa des sanglots presque humains. Sainte Anne -était morte. Les femmes d’alentour vinrent en procession, avec des -pièces de toile fine, pour l’ensevelir. Mais on chercha vainement son -cadavre: nulle part on n’en trouva trace. Ce fut une véritable -consternation. Les anciens murmuraient tristement: - -»--Elle est partie pour tout de bon. Elle n’a même pas voulu confier à -notre terre sa dépouille. C’est assurément que quelqu’un de nous, sans -le savoir, lui aura manqué. - -»Cette pensée les affligeait. Soudain, le bruit courut que des pécheurs -avaient ramené dans leur senne une pierre sculptée. Quand on eut -débarrassé la pierre des coquillages et des algues qui l’enveloppaient, -chacun reconnut l’image de la sainte. Comme il n’y avait pas en ce -temps-là de chapelle à la Palude, on décida de la transporter à l’église -du bourg. Elle fut donc placée sur un brancard. Elle était si légère que -quatre enfants suffirent à la monter jusqu’à la fontaine. Mais on ne put -jamais la faire aller plus loin. Plus on s’efforçait de la soulever, -plus elle devenait pesante. Les anciens dirent: - -»--C’est un signe. Il faut lui bâtir ici sa maison. - -»Voilà, mon gentilhomme, la véridique histoire d’Anne de la Palude, en -Plounévez-Porzay. La voilà, telle que je l’ai retenue de ma mère, qui -l’apprit de la sienne, à une époque où les familles se transmettaient -pieusement de mémoire en mémoire les choses du passé. - -La bonne vieille, tout en contant, balayait, amassait la poussière par -petits tas, la recueillait à mesure dans le creux de son tablier. Après -m’avoir parlé de la sainte, elle m’entretint de sa vie, à elle, de sa -longue et monotone vie, nue, vide, silencieuse, dépeuplée comme ce -sanctuaire où elle achevait de s’écouler péniblement. C’était effrayant, -c’était tragique, à force de simplicité. Une joie brève, çà et là, une -de ces fleurettes éphémères dont s’étoile au printemps le gazon des -dunes. Quant au reste, des deuils, des glas, et, dominant tout, le bruit -de mâchoires que fait dans les galets la mer broyant ses victimes. - ---Je n’ai plus de fils; mes brus sont mortes ou remariées. Je m’assieds -quelquefois aux foyers des autres, mais j’y suis mal à l’aise; leur -flamme ne réchauffe point. Des douaniers compatissants m’ont abandonnée -une des huttes basses où ils ont coutume de s’abriter, la nuit, -lorsqu’ils sont de garde le long de cette côte. J’y couche sur un lit de -varechs. Mais je ne me plais qu’ici. Tous les matins, je vais à la ferme -prendre la clef. Je remplis les fonctions de sacristine: je sonne les -trois angélus; je reçois les pèlerins et je leur fais les honneurs de la -maison; souvent ils me demandent de réciter pour eux des oraisons -spéciales dont je suis à peu près seule à posséder le secret; je les -conduis à la source, je leur verse l’eau dans les manches ou sur la -poitrine, suivant le genre de maladie dont ils sont atteints. Dès qu’ils -se mettent en route pour venir trouver la sainte, j’en suis avertie par -des signes particuliers et surnaturels. Tantôt c’est le bruit d’un pas -invisible dans l’église déserte, tantôt un craquement dans les boiseries -de l’autel, tantôt enfin, quand il s’agit d’un grand vœu, de légères -gouttes de sueur perlant au front de la statue. En général, il n’y a de -monde que le mardi, qui est le jour consacré. Le reste de la semaine, la -Mère de la Palude n’a devant les yeux que ma pauvre vieille face, aussi -délabrée qu’un mur en ruine. Elle me sourit néanmoins, se montre envers -moi pitoyable et douce, m’encourage, me sauve des tristesses où sans -elle je serais noyée. Je lui tiens compagnie de mon mieux. Je cause avec -elle et il me semble qu’elle me répond. Je lui chante les _gwerz_ -qu’elle aima, son cantique, le plus beau, je pense, qu’il y ait en notre -langue. Et puis, je nettoie, j’arrose, je balaie. Je recueille les -poussières, j’en donne aux pèlerins des pincées qui, répandues sur les -terres, activeront le travail des semences, préserveront de tout dégât -le blé des hommes et le foin des troupeaux. - -Je voulus lui glisser dans la main quelques pièces de monnaie. - ---Le tronc est là-bas,--me dit-elle;--moi, je ne suis qu’une servante en -cette demeure, je n’ai pas qualité pour recevoir les offrandes. - -Je craignis de l’avoir froissée, mais, au premier mot d’excuse, elle -m’interrompit et, comme je prenais congé: - ---Revenez nous voir, mon gentilhomme. Tâchez seulement que ce soit en -été, le dernier dimanche d’août. Alors, vous contemplerez sainte Anne -dans sa gloire. Nulle fête n’est comparable à celle de la Palude, et -celui-là ne sait point ce que c’est qu’un pardon, qui n’a pas assisté, -sous la splendeur du soleil béni, aux merveilles sans égales du pardon -de la Mer. - - - - -II - - -J’ai suivi votre conseil, bonne vieille. Hélas! je vous ai cherchée en -vain dans l’église et sur la crête des falaises où vous aviez, -disiez-vous, votre gîte. En vain je me suis adressé aux douaniers de -garde: ce n’étaient déjà plus les mêmes qui vous furent si hospitaliers; -ils ne se rappelaient pas vous avoir connue. Sans doute, la barque -lumineuse vous sera venue prendre, vous aussi, par quelque soir de pluie -glacée. Et vous êtes partie pour la rive idéale, paisiblement, certaine -que là-haut une sainte Anne pareille à celle de vos rêves vous faisait -signe et vous attendait. - -Elle n’exagérait point, l’humble zélatrice de la Palude, en affirmant -que ce pardon est de toutes les solennités bretonnes la plus imposante -et la plus belle. - -C’était un samedi de la fin d’août, un peu avant le coucher du soleil. -Du sommet de la montée de Tréfentec, le paysage sacré nous apparut dans -un éclat de lumière rousse. Quel contraste avec la terre de désolation -que j’avais entrevue naguère, si pâle, si effacée, enveloppée d’une -bruine où elle s’estompait confusément, sorte de contrée-fantôme, image -spectrale d’un monde mort! Tout, à cette heure, y respirait la vie: une -fièvre de bruit et d’agitation semblait s’être emparée du désert. Les -dunes même exultaient, et l’Océan, dans les lointains, flambait ainsi -qu’un immense feu de joie. Plus près de nous, dans le repli de colline -où s’épanche le ruisseau de la fontaine miraculeuse, une espèce de ville -nomade s’improvisait sous nos yeux. Comme au temps des migrations des -peuples pasteurs--le mot est de Jules Breton--des tentes innombrables, -de toutes formes et de toutes nuances, s’élevaient, se groupaient, -bombaient au vent leurs toiles bises, donnaient l’impression d’un -campement de barbares, ou mieux encore, d’un débarquement d’écumeurs de -mer. Beaucoup de ces tentes, en effet, s’étayaient sur des rames -plantées dans le sol, et elles étaient recouvertes pour la plupart de -voilures de bateaux exhibant, en grosses lettres noires, leur matricule -et l’initiale de leur quartier. - -A l’entour de l’étrange bourgade, les chariots, renversés sur l’arrière, -enchevêtraient leurs roues, hérissaient la plaine d’une forêt de -brancards, tandis que dans les pâtis voisins les bêtes erraient à -l’aventure. - -Et sur tout cela planait une clameur, un vaste bourdonnement humain -auquel se mêlait, à intervalles réguliers, en sourdine, le grondement -cadencé des flots. Nous fîmes un circuit pour gagner l’église. Une tribu -entière de mendiants était couchée à l’ombre des ormes, dans l’enclos. -Ils ne nous eurent pas plus tôt aperçus qu’ils se ruèrent sur nous, avec -des abois de chiens hurleurs. Jamais encore je n’en avais vu en telle -quantité, pas même au pardon de Saint-Jean-du-Doigt, où cependant ils -fourmillent; surtout, jamais je n’en avais rencontré d’aussi insolents! -Ils ne demandaient pas l’aumône, ils l’exigeaient. - ---Payez le droit des pauvres! criaient-ils. - -Et ils nous frôlaient de leurs ulcères, ils nous soufflaient au visage -leur haleine nauséabonde, empuantie par l’alcool. Il fallut jeter en -l’air plusieurs poignées de sous, pour nous débarrasser d’eux. Comme je -m’étonnais que le clergé tolérât aux abords immédiats du sanctuaire -cette horde cynique et répugnante, mon compagnon, qui me servait en même -temps de cicérone, me répondit: - ---Ils sont ici de fondation. Jadis, ils s’intitulaient les rois de la -Palude. Royauté éphémère, d’ailleurs; car il n’y a que le samedi qui -leur appartienne. Arrivés ce matin--nul ne sait d’où,--ils s’esquiveront -cette nuit. Ils terminent en ce moment leur collecte, et c’est pourquoi -ils y mettent tant d’âpreté. - ---Si pourtant il leur plaisait de rester demain? - ---Ils violeraient l’usage, et l’usage en Bretagne est, selon le vieux -dicton, plus roi que le roi... Puis, demain, les gendarmes seront là; -nos gueux ont horreur de ces trouble-fête; la présence d’un tricorne -leur est insupportable: ils aiment mieux décamper... Demain, enfin, les -routes seront encombrées de voitures; les infirmes risqueraient d’être -mis en pièces: en sorte que la simple prudence s’accorde avec la -tradition pour conseiller à la bande un prompt départ. Vous pourrez -avant peu juger par vous-même que cet exode des loqueteux à la nuit -pleine ne manque pas d’un certain ragoût. - -Nous avions franchi le seuil de l’église. - -Combien reposant, cet intérieur, après le tumulte du dehors! Sur les -murs blancs couraient des guirlandes de lierre et de houx. Des ancres -symboliques, ornées de branches de sapin, étaient appendues çà et là; -des goélettes en miniature, chefs-d’œuvre de patience et de délicatesse, -se balançaient dans une vapeur d’encens, et, sur son socle, la sainte, -habillée à neuf, avait les grâces jeunettes d’une aïeule endimanchée. De -temps à autre un pèlerin se levait du milieu de l’assistance prosternée -sur les dalles, s’approchait de l’image vénérée et, dévotement, baisait -le bas de sa robe. Des mères haussaient leurs enfants à bras tendus -jusqu’à la douce figure de pierre. Et l’odeur des cires ardentes -imprégnait l’air, et leurs fines fumées bleuâtres montaient, -montaient... Peu à peu, la nef se vida. Quelques vieilles en cape de -deuil y demeurèrent seules à égrener un interminable rosaire, triste -comme une lamentation... C’était l’heure de souper: la nuit tombait. - -... Une tente basse, profonde, semi-auberge, semi-dortoir. Des gens -ronflent à l’une des extrémités, tandis qu’à l’autre bout on mange, on -boit, aux vacillantes lueurs d’une chandelle de suif. Sur la table, des -plats d’étain où nagent des saucisses; des brocs, des chopines -débordantes d’un cidre huileux, quoique très additionné d’eau, que la -chaleur a fait tourner en vinaigre; des réchauds avec de la braise pour -allumer les pipes, une grande jarre pour se laver les mains... Nous -sommes chez Marie-Ange, matrone égrillarde, qui n’a d’angélique que le -nom. D’ordinaire, elle vend du poisson à Douarnenez, sous les halles, et -c’est seulement par occasion, dans les circonstances solennelles, -qu’elle fait métier de cabaretière. Croyez qu’elle s’en tire à -merveille, vive, preste, l’œil à tout et un mot pour chacun, la jambe -alerte, le parler hardi. - -La portière de la tente, un pan de toile retenu par une amarre en guise -d’embrasse, s’ouvre sur l’église et, plus loin, par une fente des dunes, -sur la tranquillité sereine de la mer. Un feu de mottes brûle à quelques -pas, en plein vent; au-dessus bout le café de Marie-Ange, dans un -chaudron accroché à un faisceau de branchages. Des vols d’étincelles -s’éparpillent, allument dans l’herbe desséchée de petites flammes -courtes et rapides. A droite, une masse sombre, la silhouette d’une -roulotte: une fille de bronze, accoudée entre les colonnes torses de la -balustrade, regarde devant elle, dans le vague, cependant qu’un -personnage difforme cloue au fronton de la voiture cette mirobolante -affiche: QUÉHERN OMICHEL, _annonce la bonne aventure. Certain des -pronostics. Garantit la guérison des verrues._ La nuit est tiède, -pacifique, baignée d’une molle clarté de lune qui semble filtrer par -gouttes devers l’orient. On entend respirer les ondes. Un silence -impressionnant a succédé à l’animation du jour. Le ciel se recourbe très -haut, comme la voûte d’un temple infini, et l’on se prend à baisser la -voix, en causant, de peur de manquer de respect à ce je ne sais quoi de -divin qui rôde au fond de ce silence majestueux. Or, voici tout à coup -qu’un chant s’élève, une lente et rauque rapsodie, qu’on dirait hurlée à -tue-tête par un chœur d’ivrognes: - - _Enn eskopti a Gerné, war vordik ar môr glaz[67]..._ - - [67] En l’évêché de Cornouailles, sur le bord de la mer bleue... - -Ce sont les mendiants qui déguerpissent. Cortège fantastique et macabre. -Ils défilent en troupeau, pêle-mêle, célébrant de leurs gosiers avinés -la louange de la Palude et les mérites de la Bonne Sainte, vraie -grand’mère du Sauveur, - - Par qui la rose a fleuri où ne poussait que l’épine. - -Plus d’un qui titube chante quand même, comme en rêve. Les femmes -emportent dans les bras des nourrissons «sans père», nés des -promiscuités de hasard, au long des routes. Les aveugles vont de leur -allure hésitante de somnambules, la face tournée vers le firmament, la -main cramponnée à leur bâton fait de la tige d’un jeune plant et -semblable à une houlette. Des tronçons d’hommes branlent ainsi que des -cloches entre des montants de béquilles. Un _innocent_ ferme la marche, -un grand corps à la face hébétée, qu’à sa robe grise, dans l’obscurité, -on prendrait pour un moine. Sur son passage, les gens se découvrent et -se signent, car l’esprit de Dieu habite dans l’âme des simples. -Marie-Ange lui offre, en termes gracieux, un verre de cidre, mais il n’a -plus soif, au dire de la vieille qui le mène en laisse. Et il disparaît -avec les autres, par la pente des dunes, dans le noir. Un pèlerin me -chuchote à l’oreille: - ---Sainte Anne a une affection particulière pour cet idiot. Il y a six -ans il tomba malade, à des lieues d’ici, du côté de la montagne d’Aré, -en sorte qu’il ne put arriver à la Palude pour la fête. Le pardon en fut -gâté. Du vendredi matin au lundi soir il plut à verse. La bénédiction du -ciel accompagne les innocents. - -Le silence est redevenu profond, sauf, par intervalles, un hennissement, -un appel lointain de bête égarée, et toujours, toujours, le bruit de la -mer assoupie, calme comme un souffle d’enfant. - -Nous avons descendu les sentiers abrupts qui conduisent à la plage. Dans -les anfractuosités des roches, des couples étaient assis, jeunes hommes -et jeunes filles,--celles-ci, ouvrières en sardines, de l’île Tristan, -de Douarnenez, de Tréboul, peut-être même d’Audierne et de -Saint-Guennolé,--ceux-là, marins de l’État accourus de Brest, en -permission, pour embrasser leurs amies, leurs «douces», pour faire avec -elles, avant la prochaine campagne, une mélancolique et suprême veillée -d’amour. Sainte Anne a l’indulgence des grand’mères. Elle ne se -scandalise point de ces rendez-vous nocturnes; elle les favorise, au -contraire, étend sur eux le dais velouté de son ciel piqué d’étoiles, -leur prête sa dune moelleuse, les recoins discrets de ses grottes -tapissées d’algues, les enveloppe de mystère, de poésie, de sérénité. -Elle sait d’ailleurs l’héréditaire chasteté de cette race et que -l’amour, à ses yeux, est une des formes de la religion. Marie-Ange, il -est vrai, nous a raconté tantôt l’histoire d’une _Capenn_, d’une fille -du Cap-Sizun, «qui attrapa au pardon de la Palude une maladie de -trente-six jeudis». Mais, si l’on cite de tels exemples, c’est que -précisément ils sont rares. Les couples que nous avons frôlés se -tenaient la main, sans dire mot, absorbés dans une contemplation muette -où leurs âmes seules communiquaient. Et leurs pensées paraissaient -plutôt graves que folâtres. Ils me remirent en mémoire deux vers d’une -chanson de bord entendue naguère au pays de Paimpol: - - _Rô peuc’h! rô peuc’h, mestrezik flour! - Me wél ma maro ’bars an dour..._ - - Tais-toi! tais-toi, maîtresse exquise! - Je vois ma mort dans l’eau. - -Sur les fiançailles des marins quelque chose de tragique plane toujours, -et les aveux qu’ils échangent avec les jouvencelles sont le plus souvent -tristes comme des adieux... - -Un coup de sifflet nous avertit que la _Glaneuse_ venait de stopper. -D’habitude, le petit vapeur côtier franchit la baie en ligne droite, de -Morgat à Douarnenez. Mais, à l’occasion du pardon, il fait escale à la -Palude. Nous nous trouvâmes une vingtaine de passagers sur le pont. -Presque tous étaient des pêcheurs de la baie; les rustiques, aussi bien -au retour qu’à l’aller, préfèrent la voie de terre. Un paysan de Ploaré -figurait pourtant parmi nous, avec sa femme. Mon compagnon, qui le -connaissait, l’interpella: - ---Comment! vieux Tymeur, vous n’avez pas craint de vous fier au chemin -des poissons?... Est-ce un vœu que vous avez fait, ou bien vos jambes -refusaient-elles de vous porter? - ---Ce n’est ni l’un ni l’autre, répondit-il en se rapprochant de nous, -heureux d’avoir avec qui causer pendant le trajet. Nos jambes, Dieu -merci! sont encore solides, et, quant à notre vœu, Renée-Jeanne et moi -nous nous en sommes acquittés dans la soirée, dévotement, comme il sied -à des chrétiens. - ---C’est donc alors que vous vous êtes réconciliés avec la mer?... - ---Non plus. Je lui en voudrai tant que je vivrai. Elle nous a pris notre -fils Yvon, que Dieu ait son âme! Ces choses-là ne se pardonnent point. -La mer! Ni Renée-Jeanne, ni moi, nous ne pouvons la sentir. Une de nos -fenêtres donnait dessus: nous l’avons murée. La terre est la vraie mère -des hommes; la mer est leur marâtre. Si j’étais sainte Anne, je la -dessécherais toute, en une nuit. - ---Oui mais, vieux Tymeur, cela ne nous dit pas... - ---C’est juste. Après tout il n’y a pas de mal à vous conter ça, puisque -rien n’arrive sans la permission de Dieu. N’est-ce pas, Renée-Jeanne? - -Renée-Jeanne, accroupie sur un rouleau de cordages, marmonnait une série -d’oraisons bizarres, sans doute des formules de conjuration contre les -Esprits malfaisants des eaux. Elle esquissa de la main un geste vague, -et le père Tymeur, après s’être assuré que nous étions seuls à -l’écouter, commença son récit. - -Voilà. L’année précédente, à pareille époque et à pareille heure, ils -s’en revenaient tous deux, Renée-Jeanne et lui, vers Ploaré, par la -route. Un peu avant Kerlaz, sur la droite, est le sanctuaire de la -Clarté où les pèlerins de la Palude ont coutume de faire une station et -de réciter une prière, parce que Notre-Dame de la Clarté passe pour être -la fille aînée de sainte Anne, comme Notre-Dame de Kerlaz est sa seconde -fille. Nos gens allaient franchir l’échalier de l’enclos, quand, à la -faveur de la lune, ils aperçurent dans la douve un homme assis sur une -espèce de boîte longue aux ais disjoints, et qui paraissait à bout de -forces, car la sueur pleuvait de son front dégarni entre ses doigts -extraordinairement maigres. Tymeur l’abordant lui dit avec compassion: - ---Vous avez l’air exténué, mon pauvre parrain. - ---Oui, le fardeau que j’ai à porter est bien lourd... Y a-t-il encore -loin jusqu’à la Palude? demanda le malheureux d’une voix triste. - ---Trois quarts de lieue environ. Nous sommes, ma femme et moi, tout -disposés à vous aider, si nous pouvons quelque chose pour votre -soulagement... - ---Certes, vous pouvez beaucoup. - ---Parlez. - ---Ce serait de faire dire une messe à l’église de votre paroisse pour le -repos d’une âme en peine, d’un _anaon_... En échange, continua le -trépassé--c’en était un--je vous donnerai un avis salutaire... Si jamais -vous acceptez d’accomplir un pèlerinage au nom d’un de vos amis, tenez -fidèlement votre promesse de votre vivant, sinon il vous en cuira comme -à moi après votre mort. Je m’étais engagé à aller à la Palude pour celui -qui est ici, sous moi, dans cette châsse. Mais, la vie est courte et il -y faut penser à la fois à trop de choses. J’omis la plus importante. -J’en suis bien puni. Depuis je ne sais combien de temps que je -m’achemine vers sainte Anne, je n’avance chaque année que d’une longueur -de cercueil. Et si vous sentiez comme cela pèse lourd, le cadavre d’un -ami trompé!... En faisant dire pour moi la messe que je vous demande, -vous abrégerez ma route d’un grand tiers[68]. - - [68] M. Le Carguet, le folkloriste du Cap-Sizun, m’a communiqué une - légende analogue à celle-ci et qui avait trait également au pardon - de la Palude. - -Sur ces mots, il disparut. Tymeur et sa femme, agenouillés sous le -porche, y restèrent en prière jusqu’au petit matin, se bouchant les -oreilles pour n’entendre point ahaner le mort sous son faix d’ossements -et de planches pourries. - -Le vieux concluait: - ---On ne s’expose pas deux fois à de semblables rencontres. N’est-ce pas, -Renée-Jeanne? - -Renée-Jeanne avait ramené sur son visage sa cape de laine blanche bordée -d’un large galon de velours noir, et tournait obstinément le dos à la -mer... Elle était cependant délicieuse à voir, la mer, en cette -admirable nuit d’août, tiède et toute parfumée d’un arôme étrange, comme -si les voluptueuses fleurs des jardins de Ker-Is, éveillées tout à coup -de leur enchantement, se fussent venues épanouir à la surface des eaux. -Elle gisait là, presque sous nos pieds, la féerique cité de la légende. -Par instants, au creux des houles, on eût dit que son image allait -transparaître; on croyait entendre des voix, des bruits, et les -phosphorescences qui brûlaient à la crête des vagues semblaient -l’illumination d’une ville en fête. Nous rasions de hauts promontoires, -de longs squelettes de pierre aux figures énigmatiques, attentifs depuis -des siècles à quelque spectacle sous-marin visible pour eux seuls. Le -ciel, au-dessus de nos têtes, était comme un autre océan où, parmi le -scintillement des étoiles, un croissant de lune flottait. - - - - -III - - -Le lendemain, dimanche, se leva l’aube du «grand jour». - -Je revois Douarnenez émigrant en masse vers la Palude. Toutes les -voitures de la contrée ont été mises en réquisition et sont prises -d’assaut. Entre les sièges combles on intercale des tabourets empruntés -à l’auberge voisine. Le conducteur se plante à l’avant, debout, un pied -sur chaque brancard; les châles multicolores des filles assises à -l’arrière balaient le pavé de leurs franges. Et les chars à bancs -s’ébranlent, lourdement, au petit trot d’un bidet de Cornouailles, très -philosophe et qui ne s’étonne plus. Les hommes font les beaux dans leurs -vareuses neuves, le béret rabattu sur les yeux; ils gesticulent, ils -crient, par besoin, par plaisir, pour se prouver à eux-mêmes qu’ils sont -ailleurs que dans les barques, où le moindre mouvement, sous peine de -mort, doit être calculé, mesuré, précis, et aussi pour se «déhanter -l’âme», comme ils disent, des vastes silences de la mer, plus troublants -peut-être que ses colères. A leurs muscles, à leurs nerfs violemment -comprimés il faut de ces brusques détentes. Le pardon de sainte Anne est -une des soupapes par où se fait jour, chez ces êtres rudes, le -trop-plein des sentiments refoulés. J’ai entendu des gens graves et -officiels leur reprocher l’espèce de fougue brutale avec laquelle ils se -ruent au divertissement. Ils s’y précipitent, en effet, tête baissée, -joyeux, insouciants, prodigues, quitte à pâtir ensuite pendant des -semaines et des mois. En matière d’économie domestique, ils en sont -encore à la période sauvage. Qu’un autre les blâme. Pour moi, qui les ai -vus à l’œuvre, sur les lieux de pêche, dans les sinistres nuits du -large, je songe surtout à la vie de damnés qu’ils mènent, en proie à un -labeur dont l’ingratitude n’a d’égale que leur patience, et je serais -plutôt tenté, je l’avoue, de les trouver trop rares et trop courtes, ces -quelques trêves de Dieu qui les arrachent à leur enfer. - -Toute l’animation du port a reflué vers la haute ville. Les quais sont -déserts. Les barques, tirées à sec sur le sable de la marine, reposent, -flanc contre flanc, en des attitudes abandonnées, heureuses elles aussi -de ce répit de vingt-quatre heures. Elles sont si lasses, et c’est si -bon, même pour des barques, d’avoir un jour à rêvasser en paix! Les -filets prennent le soleil, appendus aux mâts. Et la baie s’étale, vide, -à perte de vue, dominée seulement vers le nord par les blancs éboulis de -Morgat et par les aiguilles de pierre du Cap de la Chèvre. - -J’ai voulu faire, ce matin, le trajet de la Palude par le chemin des -piétons. La file des pèlerins s’engage dans les bois de Plomarc’h. Des -étangs mystérieux dorment sous les hêtres. Ici, la fille de Gralon, -Ahès, qu’on appelait encore Dahut, venait autrefois avec ses compagnes, -les blondes vierges de Ker-Is, laver son linge royal: l’eau des -fontaines a, dit-on, retenu son image, et les mousses, la fine odeur de -ses cheveux. A travers le réseau des branches, la mer luit. Elle ne nous -quittera guère, au cours du voyage, toujours adorable et jamais la même, -déployant devant le regard, avec une sorte de coquetterie, les prestiges -sans nombre, la souplesse infinie de son éternelle séduction. C’est sa -fête--ne l’oublions pas--c’est sa fête aussi bien que celle de sainte -Anne que les Bretons du littoral cornouaillais célèbrent aujourd’hui. -Aux âges très anciens, alors que la grand’mère de Jésus n’était pas née, -elle était en ces parages l’idole unique. Elle n’avait point de -sanctuaire dans les dunes; les cérémonies de son culte s’accomplissaient -à ciel ouvert. Mais le peuple y accourait en foule, comme à présent, et, -comme à présent, l’époque choisie était le mois de la saison ardente, -parce qu’en cette saison la déesse se révélait dans le pur éclat de sa -beauté, découvrait aux yeux ravis son beau corps fluide, sa chair -transparente et nacrée, toute frissonnante sous les caresses de la -lumière. Les dévots, rassemblés sur les hauteurs, tendaient les bras -vers elle, entonnaient des hymnes à sa louange, s’abîmaient dans la -contemplation de ses charmes. Ahès ou Dahut était sans doute un des noms -par lesquels ils l’invoquaient. Quelle vertu d’incantation était -attachée à ce vocable, nous ne le saurons probablement jamais. - -Le mythe du moins a survécu. Et son sens primitif se retrouve aisément -sous les retouches plus récentes que le christianisme lui a fait subir. -Ahès a la démarche onduleuse, la chevelure longue et flottante, tantôt -couleur du soleil, tantôt couleur de la lune, les yeux changeants et -fascinateurs. Elle habite un palais immense dont les vitraux -resplendissent ainsi que de gigantesques émeraudes. Elle a des passions -tumultueuses, une rage inassouvie d’amour. Sa préférence va aux hommes -du peuple, aux gars solides et frustes. Un pêcheur passe, ses filets sur -l’épaule: de la fenêtre de sa chambre, elle lui fait signe de monter. -Plusieurs fois par nuit, elle change d’amants; elle danse devant eux -toute nue, les enlace et les endort, en chantant, d’un sommeil dont ils -ne se réveilleront plus. Car ses baisers sont mortels. Les lèvres où les -siennes se sont appliquées demeurent béantes à jamais. C’est une -dévoreuse d’âmes. Un de ses caprices suffit à causer des catastrophes -épouvantables, efface en un clin d’œil une ville entière de la carte du -monde. On l’adore et on la hait. Elle est irrésistible et fatale. Qui ne -reconnaîtrait en elle la personnification vivante de la mer? - -... Sur la plage du Ris, les pèlerins se déchaussent. C’est le moment du -reflux. Les sables, d’une blancheur éblouissante, étincellent, pailletés -de mica. On a près d’une lieue de grèves à longer. C’est plaisir -d’appuyer le pied sur ce sol égal, d’un grain si subtil, et qui a le -poli, la fraîcheur d’un pavé de marbre. Des sources invisibles -jaillissent sous la pression des pas. La grande ombre déchiquetée des -falaises garantit les fronts des ardeurs du soleil; et il sort des -cavernes creusées par les flots dans les soubassements de la paroi de -schiste un souffle d’humidité qui vous évente au passage. Des vols de -mouettes et de goélands se balancent dans l’air immobile, avec des -flammes roses au bout de leurs ailes éployées. - -Une anse, un pré, des landes rousses, presque à pic. Nous avons repris -le sentier de terre, mais à travers un pays morne, sous un ciel -accablant. Nul abri. Pas un arbre. A peine, dans une combe imprévue, un -bouquet de saules rachitiques au-dessus d’une fontaine desséchée. Puis, -des roches monstrueuses surplombant l’abîme. Le raidillon s’accroche à -leur flanc ou rampe dans leurs interstices. En bas, la mer traîtresse -guette le passant. - ---Monsieur! monsieur!--crie derrière moi, en breton, une voix haletante, -une voix de femme. - -Celle qui m’interpelle de la sorte est une «îlienne» de Sein, -apparemment une veuve, à en juger par sa coiffe noire et par la rigidité -sévère du reste de son accoutrement. - ---Pardonnez-moi, monsieur, si je vous ai prié de m’attendre pour -franchir cet endroit. Seule, je n’en aurais point le courage. - ---Le plus sûr, pour vous, si vous craignez le vertige, est de faire un -crochet. - ---Impossible. _Mon vœu est par ici._ - -Ce sentier dangereux lui est sacré. On va voir pourquoi. Je transcris -ses propres paroles. - -Il y a vingt ans, elle s’acheminait vers la Palude en compagnie de son -fiancé. Leurs noces étaient fixées à la semaine d’après. Ils allaient, -elle, demander à la sainte de bénir leur union; lui, la remercier de lui -avoir sauvé la vie, l’hiver précédent, où il avait été toute une nuit en -perdition dans le Raz. - -Ils devisaient justement des angoisses qu’ils avaient endurées l’un et -l’autre pendant cette nuit terrible. - ---Oui, disait le jeune homme, il s’en est fallu de peu qu’au lieu de -t’épouser je n’épousasse la mer... Est-elle assez jolie à cette heure, -la gueuse! ajouta-t-il, en se penchant sur l’eau qui ondulait doucement, -claire et profonde, au pied du roc. - -Mais il n’avait pas fini de parler qu’il se rejetait vivement en -arrière. Il était livide. Il cria: - ---Malheur! Une lame sourde! - -Une espèce de beuglement monta du gouffre; une masse liquide, une forme -échevelée de bête bondit... - -Quand l’îlienne qui s’était évanouie rouvrit les yeux, un groupe de -pèlerines faisaient cercle autour d’elle, agenouillées et en prières, ne -doutant point qu’elle fût morte. - ---Et Kaour[69]?--interrogea-t-elle, dès qu’elle eut recouvré ses -sens;--où est Kaour? - - [69] Diminutif de Corentin. - -Personne ne put lui donner des nouvelles de son fiancé. La mer avait une -mine innocente et calme, comme si rien ne s’était passé. On eut beau -chercher le cadavre, on ne le retrouva jamais. - -Depuis lors, la pauvre fille se rend chaque année au pardon de la -Palude, et toujours par le chemin qu’ils suivaient ensemble si gaiement -ce jour-là. Mais, parvenue au lieu du sinistre, ses forces défaillent. -Elle a peur de s’entendre appeler par la voix de Kaour et, d’autre part, -elle tient à lui montrer qu’elle est restée obstinément fidèle à sa -mémoire. - ---Je suis sa veuve,--dit-elle,--puisque nos bans ont été publiés; et, à -l’île, c’est un sacrilège de se marier deux fois. - -Tout en causant de ces choses tristes, nous dévalons vers la grève de -Tréfentec. Avant d’arriver aux premières dunes de Sainte-Anne, nous -avons encore une étendue torride à traverser. La chaleur est accablante -et j’ai très soif. L’îlienne aussi boirait volontiers. Soudain, elle -avise une gabarre couchée dans les sables. Y courir, enjamber le -plat-bord est pour elle l’affaire d’un instant, et la voici qui me hèle, -debout, une bonbonne de terre entre les mains. Tandis que je me -désaltère, elle prononce d’un ton quasi joyeux: - ---Service pour service, n’est-ce pas? Nous sommes quittes. - -Et, comme je la complimente sur son flair: - ---Je n’ai eu qu’à me souvenir du proverbe. Un marin, vous le savez, ne -s’embarque pas sans eau. - -Jamais breuvage ne m’a semblé plus délicieux. Quand les pèlerins de -l’équipage remettront à la voile, ce soir, ils seront probablement -quelque peu surpris de trouver la bonbonne à moitié vide, mais, pour -parler comme ma complice, ils n’auront que trop lampé dans l’intervalle. - -Le fait est que les tentes de la Palude regorgent de buveurs. Les femmes -elles-mêmes s’attablent pour déguster le _champagne breton_, de la -limonade gazeuse saturée d’alcool. Le cirque des dunes présente l’aspect -d’une foire immense, d’une de ces foires du moyen âge où se mêlaient -tous les costumes et tous les jargons. La fumée des feux de bivouac -tournoie lentement dans l’air épaissi. La poussière flotte par grands -nuages aux teintes de cuivre. On dirait que les baraques de toile -oscillent sur le vaste roulis humain. Dans cette mer de bruits et de -couleurs, où les boniments des saltimbanques font chorus avec les -troupes en haillons des chanteurs d’hymnes, au milieu du tapage, de la -bousculade, de la grosse joie populaire exaltée et débordante, un îlot -de silence, tout à coup, un coin de solitude: la fontaine. Un parapet la -protège et un dallage de granit l’entoure. Au centre s’élève la statue -de la sainte. Des vieilles du voisinage se tiennent sur le perron, avec -des écuelles et des cruches pour aider les dévots dans leurs ablutions. - -Une femme de Penmarc’h ou de Loctudy, une _Bigoudenn_, gravit les -marches d’un pas chancelant. Elle a la figure terreuse d’une momie, dans -son bonnet de forme étroite brodé d’arabesques de perles et que surmonte -une mitre; ses lourdes jupes, étagées sur trois rangs, font trébucher -ses jambes exténuées de malade, et l’on tremble de la voir s’affaisser -subitement entre les bras des deux jeunes hommes--ses fils--qui -l’escortent, raides et muets. - -Les officieuses vieilles s’empressent autour d’elle, lui offrent leurs -services avec des chuchotements de compassion, s’enquièrent obligeamment -de la nature de son mal. Elle, cependant, s’est laissée choir, à bout de -forces, sur le banc de pierre accoté au piédestal de la statue, et, de -ses doigts amaigris, elle se met à dégrafer une à une les pièces de son -vêtement, d’abord le corsage soutaché de velours, puis la camisole de -laine brune, enfin la chemise de chanvre, découvrant à nu sa poitrine où -s’étale, striée de brins de charpie, la plaie hideuse d’un cancer. - -Les deux jeunes hommes la regardent faire, le chapeau dans les mains, -comme à l’église. Et j’entends l’un d’eux, l’aîné, qui explique aux -vieilles: - ---Nous avons été avec elle dans tous les lieux renommés aux environs de -notre paroisse, à saint Nonna de Penmarc’h, à sainte Tunvé de Kérity, à -saint Trémeur de Plobannalec. Nous l’avons ramenée chaque fois plus -souffrante. Alors, on nous a dit que sainte Anne seule avait assez de -vertu pour la guérir, et nous sommes venus. - -Les vieilles de se récrier: - ---Quel dommage que vous n’y ayez pas songé plus tôt!... Il n’y a que -sainte Anne, voyez-vous, il n’y a que sainte Anne! Chacun sait cela. Il -faut être, comme vous, de la race des brûleurs de goémon pour l’ignorer. - -Tout en morigénant les fils, elles s’occupent de la mère, accomplissent -en son nom les rites prescrits. Celle-ci lui barbouille d’eau le visage; -celle-là lui en verse dans les manches, le long des bras, une troisième -lui prend dans la poche son mouchoir, le va tremper dans la fontaine et -le lui applique ainsi imbibé sur la partie atteinte; les autres se -traînent à genoux par les dalles boueuses, invoquant la patronne de la -Palude, «aïeule de miséricorde, mère des mères, source de santé, rose -des dunes, espérance du peuple breton.» - -Prières improvisées, d’un charme très doux et très apaisant. - -La malade s’efforce d’en répéter les termes, la nuque renversée, les -yeux levés vers l’image de la sainte, dans une attitude vraiment -sculpturale de douleur et de supplication. - -C’est une remarque vingt fois faite. Morceaux de paysages, groupes de -gens, tout en Bretagne s’organise en tableau, spontanément, par une -sorte d’instinct secret. L’artiste n’a qu’à transposer, presque sans -retouche. - -Sous ce rapport, la procession de la Palude est une merveille. Il n’y a -pas d’autre mot pour la caractériser. Impossible de concevoir quelque -chose de plus complet, une vision d’art plus intense, plus harmonieuse -et plus variée. - -Un ciel qui poudroie, une brume d’or, comme dans certaines peintures des -Primitifs... L’église en clair avec des tons lilas, aérienne, vibrante, -toutes ses cloches en branle tourbillonnant, pour ainsi dire, au-dessus -d’elle... Çà et là, des verts pâlis, effacés, le gris des tentes, la -rousseur des falaises et, par derrière, la vasque splendide de la Baie, -ses grands azurs calmes, la frise ouvragée de ses promontoires, le -souple et changeant feston de ses vagues ourlé d’une écume de soleil. - -Voilà pour l’ensemble du décor. - -Sur ce fond admirable se développe un cortège de féerie, une longue, une -noble suite de figures graves, historiées, hiératiques, échappées, -semble-t-il, des enluminures d’un vitrail. C’est comme un défilé -d’idoles vivantes, surchargées d’ornements lourds et d’éclatantes -broderies. Les costumes sont d’une richesse, d’une somptuosité qu’on ne -rencontre plus ailleurs, sauf peut-être chez les Croates, en Ukraine et -dans quelques pays d’Orient. Chaque famille conserve précieusement le -sien, dans une armoire spéciale qui ne s’ouvre qu’une fois l’an, pour le -«dimanche de sainte Anne». On le fait endosser ce jour-là, avec mille -recommandations minutieuses, soit à la fille aînée, soit à la bru. Toute -la maison est présente à la cérémonie de la toilette. L’aïeule, -dépositaire des antiques traditions, prodigue les conseils, corrige une -draperie, redresse le port de la néophyte, lui enseigne la démarche qui -convient, le pas solennel et, en quelque sorte, sacerdotal. - -Le spectacle de ces femmes aux parures magnifiques, s’avançant de leur -allure majestueuse, en ce cadre éblouissant, parmi le chant des litanies -et le son voilé des tambours, est assurément une des plus belles choses -qui se puissent voir et le souvenir qu’il vous laisse est de ceux qui ne -s’effacent jamais. Vous diriez d’une fresque immense où se déroulerait, -en une pompe d’une mysticité barbare, un chœur de prêtresses du vieil -Océan. - -Longtemps après, on en reste hanté comme d’une hallucination des anciens -âges. Mais voici qui nous ramène à l’éternelle et angoissante réalité. - -Vieilles ou jeunes, sveltes ou courbées, les «veuves de la mer» -débouchent du porche. L’œil se fatiguerait à les vouloir dénombrer: -elles sont trop. Elles ont soufflé leurs cierges, pour signifier -qu’ainsi s’est éteinte la vie des hommes qu’elles chérissaient. La -physionomie, chez la plupart, est empreinte d’une placide résignation. -Les plus affligées dissimulent leurs larmes sous la cape grise aux plis -flasques et tombants. Elles passent discrètes, les mains -jointes,--immédiatement suivies par les «sauvés». - -Le rapprochement n’est point aussi ironique qu’il en a l’air. De ces -«sauvés» d’aujourd’hui combien n’en pleurera-t-on pas au pardon prochain -comme «perdus»! Par un sentiment d’une touchante délicatesse, ils ont -revêtu pour la circonstance les effets qu’ils portaient le jour du -naufrage, au moment où la sainte leur vint en aide et conjura en leur -faveur le péril des flots. Ils sont là dans leur harnais de travail, de -lutte sans merci, le pantalon de toile retroussé sur le caleçon de -laine, la vareuse de drap bleu usée, trouée, mangée par les embruns, -maculée de taches de goudron, le _ciré_ couleur de safran jeté en -travers sur les épaules. Jadis, pour ajouter encore à l’illusion, ils -poussaient le scrupule jusqu’à prendre un bain, tout habillés, au pied -des dunes, et assistaient à la «procession des vœux» le corps ruisselant -d’eau de mer. - -Dans leurs rangs figure un équipage au complet. Le mousse marche en -tête. A son cou pend une espèce d’écriteau à moitié pourri, la plaque de -l’embarcation, seule épave qu’ait revomie la tourmente. - -Tous ces hommes chantent à haute voix. Leur allégresse néanmoins, -surexcitée chez plus d’un par les libations de la matinée, demeure -sérieuse, presque triste. - ---Que voulez-vous? m’a dit l’un d’eux; sainte Anne bénie fait pour nous -ce qu’elle peut et nous l’en remercions de toute notre âme. Mais, tandis -que nous clamons vers elle notre action de grâces, nous entendons là-bas -_l’autre_ qui rit... Et vous savez, quand celle-là vous a lâché une -fois, deux fois, gare à la troisième! On ne triche pas impunément la -mer. - -... Le soir descend. Les croix, les bannières viennent de rentrer à -l’église. Aussitôt la dispersion commence. Les chariots s’alignent, -s’ébranlent, partent au grand trot de leurs attelages reposés. Le -torrent des piétons s’écoule par toutes les issues. Le regard suit -longtemps ces minces files sinueuses et bariolées qui serpentent à -travers champs et peu à peu s’égrènent pour enfin disparaître derrière -les lointains assombris. - -Les voilures qui recouvraient les tentes gisent à terre. Marie-Ange, -affairée, me crie: - ---On lève l’ancre! On cargue! - -Sur la plaine dévastée retombe, avec la nuit, le manteau de la solitude. -Les roulottes des saltimbanques et des forains y dressent encore leurs -silhouettes d’arches errantes: demain, elles auront fui à leur tour. Et -la Palude, sous les premiers brouillards d’automne, va redevenir le -funèbre paysage que j’entrevis naguère, peuplé seulement d’un sanctuaire -abandonné et d’une ferme en ruine, en face de la mer hostile, aussi -farouche, aussi indomptée que jamais. - - -FIN - - - - -TABLE - - - AVANT-PROPOS I - SAINT-YVES--LE PARDON DES PAUVRES 1 - RUMENGOL--LE PARDON DES CHANTEURS 73 - SAINT-JEAN-DU-DOIGT--LE PARDON DU FEU 169 - LA TROMÉNIE DE SAINT-RONAN--LE PARDON DE LA MONTAGNE 257 - SAINTE-ANNE DE LA PALUDE--LE PARDON DE LA MER 323 - - -291-08.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--P4-08. - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU PAYS DES PARDONS *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, -and may not be used if you charge for an eBook, except by following -the terms of the trademark license, including paying royalties for use -of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for -copies of this eBook, complying with the trademark license is very -easy. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you -are not located in the United States, you will have to check the laws of the -country where you are located before using this eBook. -</div> - -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: Au pays des pardons</p> - -<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Anatole Le Braz</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: November 6, 2021 [eBook #66682]</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div> - -<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)</div> - -<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU PAYS DES PARDONS ***</div> -<p class="c large">ANATOLE LE BRAZ</p> - -<h1><span class="small">AU</span><br /> -PAYS DES PARDONS</h1> - - -<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br /> -CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br /> -3, <span class="xsmall">RUE AUBER</span>, 3</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em">CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS</p> - -<p class="c">DU MÊME AUTEUR</p> - -<p class="c">Format in-18.</p> - - -<table summary=""> -<tr><td class="drap small">LA CHANSON DE LA BRETAGNE</td> -<td class="bot">1 vol.</td></tr> -<tr><td class="drap small">PAQUES D’ISLANDE</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap small">LE GARDIEN DU FEU</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap small">LE SANG DE LA SIRÈNE</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap small">LA TERRE DU PASSÉ</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -<tr><td class="drap small">LE THÉÂTRE CELTIQUE</td> -<td class="bot">1 —</td></tr> -</table> - -<p class="c gap small">Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, -y compris la Hollande.</p> - - -<p class="c gap small">291-08. — Coulommiers. Imp. <span class="sc">Paul</span> BRODARD. — P4-08.</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top6em i">A LA MÉMOIRE VÉNÉRÉE<br /> -DE<br /> -MA MÈRE</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch0">AVANT-PROPOS<br /> -DE LA PREMIÈRE ÉDITION</h2> - - -<p>Je n’ai pas à apprendre au lecteur que ce Pays -des Pardons où je voudrais le conduire, c’est la -Bretagne, j’entends la Bretagne bretonnante ou — s’il -faut un terme encore plus spécial — l’Armorique. -Il ne serait pas moins superflu, je pense, de -dire en quoi consiste un <i>Pardon</i>. Tout le monde en -a vu. On ne voyage pas une semaine en Bretagne, -durant la belle saison, sans tomber à l’improviste -au milieu d’une de ces fêtes locales. Elles ne présentent, -du reste, aperçues ainsi au passage, qu’un -intérêt assez médiocre.</p> - -<p>C’est le plus souvent aux alentours d’une vieille -chapelle qui ne se distingue guère que par son -clocher des masures du voisinage, tantôt au creux -d’un ravin boisé, tantôt au sommet d’une lande -stérile, balayée du vent. Il y a là des gens endimanchés -qui vont et viennent, d’une allure monotone, -les bras ballants ou croisés sur la poitrine, -sans enthousiasme, sans gaieté. D’autres, attablés -dans quelque auberge, crient très fort, mais plutôt, -semble-t-il, par acquit de conscience que par conviction. -Les mendiants pullulent, sordides, couverts -de vermine et d’ulcères, lamentables et répugnants. -Dans l’enclos du cimetière bossué de tombes herbeuses, -véritable « champ des morts », un aveugle -adossé au tronc d’un if glapit, en une langue -barbare, une mélopée dolente, si triste qu’on la -prendrait pour une plainte. Les jeunes couples qui -se promènent, et qui sont censés deviser d’amour, -échangent à peine cinq paroles, se lutinent gauchement, -avec des gestes contraints. Un de mes amis, -après avoir assisté au pardon de la Clarté, en -Perros, formulait son impression en ces termes :</p> - -<p>— Décidément, j’aime mieux vos Bretons quand -ils ne s’amusent pas : ils sont moins mornes.</p> - -<p>Son erreur était de croire que ces Bretons s’étaient -réunis là pour s’amuser. Le Goffic a écrit à propos -des pardons<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> : « Ils sont les mêmes qu’ils étaient il -y a deux cents ans, et vous ne trouverez rien de si -délicieusement suranné. Ils ne ressemblent point -aux autres fêtes. Ce ne sont point des prétextes à -ripailles comme les kermesses flamandes, ni des -rendez-vous de somnambules et d’hommes-troncs, -comme les foires de Paris. L’attrait vient de plus -haut : ces pardons sont restés des fêtes de l’âme. -On y rit peu et on y prie beaucoup… » On ne saurait -mieux dire. Une pensée religieuse, d’un caractère -profond, préside à ces assemblées. Chacun y -apporte un esprit grave, et la plus grande partie de -la journée est consacrée à des pratiques de dévotion. -On passe de longues heures en oraison devant -la grossière image du saint ; on fait à genoux le tour -de l’auge en granit qui fut successivement sa -barque, son lit, son tombeau ; on va boire à sa fontaine -que protège un édicule contemporain du sanctuaire -et dont l’eau est réputée comme ayant des -vertus curatives. Vers le soir seulement, après -vêpres, les divertissements s’organisent. Plaisirs -agrestes et primitifs. On s’attroupe pour jouer aux -noix, dans le gazon, au pied des ormes. Les gars se -défient à la lutte, à la course, sous les yeux des filles -sagement assises sur les talus environnants, ou -s’exercent à mâter une perche, parmi les applaudissements -des vieillards. La danse enfin déroule -en cercle ses anneaux, sérieuse et animée tout -ensemble, avec un je ne sais quoi de simple et -d’harmonieux dans le rythme qui rappelle son -origine sacrée… Les retours, à la brune, sont -exquis. On s’en revient par groupes, dans la fraîcheur -du crépuscule, à l’heure où commencent à -s’allumer les étoiles dans le gris ardoisé du ciel. -Une sérénité douce enveloppe les choses. Les -galants accompagnent chez elles leurs promises : -ils cheminent côte à côte, en se tenant par le petit -doigt. L’homme s’est enhardi, la fille ne se sent -plus rougir : le mystère invite aux aveux. Aux -approches de la ferme, pour annoncer leur arrivée, -ils entonnent à l’unisson une cantilène achetée dans -l’après-midi à l’éventaire du marchand de complaintes. -D’autres couples au loin leur répondent, -et bientôt, de toutes parts, s’élève une sorte de -chant alterné qui va s’éteignant peu à peu, avec les -derniers tintements de l’angélus, dans le grandiose -silence des campagnes assoupies.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> <i>Les Romanciers d’aujourd’hui</i>, p. 87-88.</p> -</div> -<p>Le charme rustique de ces fêtes, M. Luzel l’a -exprimé en un <i>sône</i> resté jusqu’à présent inédit et -dont on me saura d’autant plus de gré de traduire -ici les principales strophes.</p> - - -<p class="c large">I</p> - -<p>Nous avions traversé des champs, des prés en -fleurs, des bois où les oiseaux s’égosillaient…</p> - -<p>Devant moi, marchait, à quelque distance, Jénovéfa -Rozel, la plus jolie fille qui se puisse rencontrer -en Bretagne… Et si bellement accoutrée ! A un -ange elle était pareille.</p> - -<p>— Bonjour à vous, Jéno jolie !… Jésus, que vous -voilà bien attifée ! Je vous retiens le premier pour -danser la ronde.</p> - -<p>— Grand merci, Alanik. Si je suis bellement -vêtue, ce n’est point pour aller à la danse. Et puis, -vous êtes un moqueur !</p> - -<p>— Je gagerais volontiers un cent d’amandes -que l’on vous verra tantôt, ô fleurette d’amour, -tourner autour de Jolory<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a> en donnant la main à -Gabik… Gabik est un joli garçon. Ne rougissez -point, mon enfant…</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Ménétrier renommé au pays de Plouaret.</p> -</div> - -<p class="c large">II</p> - -<p>… La procession s’avance. Les cloches sonnent -à toute volée, si bien que le clocher tremble et que -l’on entend craquer la charpente sous l’effort des -sonneurs… Voici la grande bannière qui sort par -le porche. Voyons qui la porte.</p> - -<p>C’est Robert le Manac’h ! Celui-là est le plus fort -de tous les jeunes hommes du pays. Il fait avec la -bannière trois saluts coup sur coup. C’est un fier -gars ! Plus d’une fille tient les yeux fixés sur lui.</p> - -<p>La seconde bannière est aux mains de Gabik. Ses -regards cherchent de tous côtés Jénovéfa, son petit -cœur… Puis viennent en foule des filles vêtues de -blanc, jolies, jolies à ravir, chacune portant un -cierge…</p> - -<p>Et de part et d’autre du chemin on voit, sur les -talus, jeunes garçons et filles jolies, parmi les -fleurs de toute espèce, fleurs d’épine et fleurs de -genêt. Jusque sur les branches des arbres il y a des -enfants par grappes…</p> - -<p>… Dans la plaine, le recteur, de sa propre main, -met le feu au bûcher de lande.</p> - -<p>— Le feu ! Le feu de joie !</p> - -<p>Et tous de crier en chœur :</p> - -<p>— Iou ! Iou !</p> - -<p>Et voici maintenant le tour du ménétrier.</p> - - -<p class="c large">III</p> - -<p>… Jolory, monté sur sa barrique, appelle les -jeunes gens à l’<i>aubade</i><a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>. Le cœur des jeunes filles -tressaille à cet appel…</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Nom d’une danse bretonne.</p> -</div> -<p>Et maintenant, regardez ! Quelle allégresse ! En -dépit de la chaleur, de la poussière, de la sueur, -voyez comme on bondit, voyez comme on se donne -de la peine !…</p> - -<p>Le sonneur n’en peut plus : il a beau boire, -l’haleine lui manque.</p> - -<p>— Sonne, sonneur ! sonne donc !… Bois et sonne ! -Sonne toujours !</p> - - -<p class="c large">IV</p> - -<p>Je ne vois pas Jénovéfa, et Gabik pas davantage ; -cela m’inquiète, car je ne veux pas perdre mon -cent d’amandes…</p> - -<p>Mais voici le chanteur aveugle !… Peut-être est-ce -ici que je les trouverai, écoutant quelque chanson -nouvelle faite sur deux jeunes cœurs malades -d’amour…</p> - -<p>Non ! Le vieil aveugle chante une complainte -affreusement triste. Il s’agit d’un navire perdu en -mer, par un temps épouvantable… Voyons, voyons -plus loin !… Voici Iouenn Gorvel étendu de son long -dans la douve, ivre comme un pourceau… Voici Job -Kerival…</p> - -<p>— Dis-moi, n’aurais-tu pas vu Jénovéfa Rozel ?</p> - -<p>— Si fait ! je l’ai rencontrée là-bas, descendant… -Elle allait, j’imagine, à la chapelle, prendre congé du -saint.</p> - -<p>— Était-elle seule ?</p> - -<p>— Nenni. Son doux Gabik l’accompagnait. Qu’il -était content et qu’elle était jolie !</p> - -<p>… Ils ne sont plus dans la chapelle… Ma belle -Jénovéfa, je vous retrouverai, et avec vous votre -Gabik…</p> - -<p>— Bonjour à vous, ma commère Marguerite… -Combien vendez-vous le cent de noix ?</p> - -<p>— Mon bon monsieur, ce ne sera pour vous que -trois réaux : sans mentir, je les vends dix-huit sous -aux autres. Les noix sont renchéries… et l’on a bien -du mal à vivre, car les temps sont durs…</p> - -<p>… Et, à présent, à la maison ! à la maison !… Le -chemin est plein de monde revenant du pardon… -Et des rires ! des chants !</p> - -<p>— L’aumône au pauvre, au pauvre vieil aveugle, -qui ne voit pas plus clair à midi qu’à minuit !…</p> - -<p>C’est le vieil aveugle Robert Kerbastiou, qui m’a -si souvent chanté <i>gwerzes</i> et <i>sônes</i>.</p> - -<p>— Oui, voilà deux sous dans votre écuelle, pauvre -vieux.</p> - -<p>— La bénédiction de Dieu soit sur vous, et puissiez-vous -vivre longtemps !…</p> - - -<p class="c large">V</p> - -<p>Le beau soir !… Le son aigu du biniou arrive jusqu’à -moi, mêlé au parfum des fleurs… Le soleil -s’abaisse derrière la colline. Là-bas, au loin, on -chante le <i lang="br" xml:lang="br">gwerz</i> de <i>Kloarek Laoudour</i>.</p> - -<p>Qui donc est là, sous ce hêtre ? Jénovéfa, si je ne -me trompe, et Gabik, tous les deux !</p> - -<p>— Le vent est frais sur la hauteur… Et, quand on -rentre tard, Jéno, la mère gronde !… Mais voici de -quoi l’apaiser : voici des amandes pour distribuer -à chaque enfant, au petit frère, à la petite sœur, et -à la mère et au père. J’ai perdu, je paie de bon -cœur… Puisse Dieu bénir jusqu’au bout vos -amours !… Ne rougissez pas ainsi ! Avant trois mois, -le recteur vous mariera dans son église !</p> - -<hr /> - - -<p>Voilà bien, dans ses traits essentiels, la physionomie -d’un pardon. Qui en connaît un les connaît -tous. Ils sont innombrables. Chaque oratoire champêtre -a le sien, et je pourrais citer telle commune -qui compte sur son territoire jusqu’à vingt-deux -chapelles. Chapelles minuscules, il est vrai, et à -demi souterraines, dont le toit est à peine visible au-dessus -du sol. Il en est, comme celle de saint Gily, -en Plouaret, qui disparaissent au milieu des épis, -quand les blés sont hauts. Ce ne sont pas les moins -fréquentées. Un proverbe breton dit qu’il ne faut -pas juger de la puissance du saint d’après l’ampleur -de son église. Beaucoup de ces sanctuaires tombent -en ruines. Le clergé n’a pas toujours pour eux la -sollicitude qu’il faudrait, si même il ne tient pas en -suspicion la dévotion vaguement orthodoxe et toute -pénétrée encore de paganisme dont ils sont l’objet. -Mais, n’en restât-il debout qu’un pan de mur envahi -par le lierre et les ronces, les gens d’alentour continuent -de s’y rendre en procession, le jour de la fête -votive. Le pardon survit à la démolition du sanctuaire. -L’été dernier, comme j’allais de Spézet à Châteauneuf-du-Faou, -je vis sur le bord du canal, à l’endroit où la -route franchit l’Aulne, une grande foule assemblée.</p> - -<p>— Que fait là tout ce monde ? demandai-je au -conducteur.</p> - -<p>— C’est le pardon de saint Iguinou, me répondit-il.</p> - -<p>Je cherchai des yeux la chapelle, mais en vain. Il -y avait seulement, en contre-bas du pré, une fontaine -que voilaient de longues lianes pendantes, et, un -peu au-dessus, au flanc du coteau, dans une excavation -naturelle en forme de niche, une antique -statue sans âge, presque sans figure, un bâton dans -une main, dans l’autre un bouquet de digitales fraîchement -coupées. Nul emblème religieux ; pas -l’ombre d’un prêtre. Le recueillement néanmoins -était profond. C’étaient les fidèles eux-mêmes, si -l’on peut dire, qui officiaient…</p> - -<p>Il faut être né de la race, avoir été bercé de son -humble rêve, pour sentir quelle place immense -occupe dans la vie du Breton le pardon de sa paroisse -ou de son <i>quartier</i>. Enfant, il y est mené par sa mère, -en ses beaux vêtements neufs, et des vieilles semblables -à des fées lui baignent le visage dans la -source, afin que la vertu de cette eau sacrée lui soit -comme une armure de diamant. Adolescent nubile, -c’est là qu’il noue <i>amitié</i> avec quelque « douce » -entrevue naguère, toute mignonne, sur les bancs du -catéchisme et qui, depuis lors, a poussé en grâce, -comme lui en vigueur. Là il se fiance, se donne tout -entier, sans phrases, dans un furtif serrement de -mains, dans un regard. Ses émotions les plus délicates -et les plus intimes se rattachent à cette pauvre -« maison de prière », à son enclos moussu, planté -d’ormes ou de hêtres, à son étroit horizon que borne -une haie d’aubépine, à son atmosphère mystique, -parfumée d’une vapeur d’encens. Vieux, il vient contempler -la joie des jeunes et savourer en paix, avant -de quitter l’existence, cette courte trêve à son labeur -que le <i>Génie du lieu</i>, le saint tutélaire de son clan lui -a ménagée.</p> - -<p>Je devais à ces petits cultes particuliers une mention -à cette place, précisément parce que ce n’est -point d’eux qu’il va être question dans le corps du -livre. Parmi la multitude des sanctuaires bretons, -quelques-uns jouissent d’une célébrité qui, débordant -les limites du hameau, voire celles de la <i>contrée</i>, -s’étend au pays tout entier. On s’y rend en pèlerinage -de vingt, de trente lieues à la ronde. La -croyance populaire est qu’il y faut avoir entendu -la messe au moins une fois de son vivant, sous peine -d’encourir la damnation éternelle. Ce ne sont point, -comme on le pourrait penser, des églises de ville<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>, -des basiliques aux somptueuses architectures, mais -des oratoires modestes, peu différents de ceux dont -il a été parlé ci-dessus, et que rien ne signale à -l’attention du passant, si ce n’est peut-être, le seuil -franchi, un luxe d’ex-voto naïfs appendus aux -murailles. Les saints qu’on y vénère n’ont pas de -spécialité : ils guérissent de tous maux. On s’adresse -à eux en dernier ressort. Ils sont infaillibles et tout-puissants. -Dieu n’agit que par leur voie et d’après -leurs conseils. « S’ils disent oui, c’est oui ; s’ils -disent non, c’est non. » Toute l’année ils ont des -visiteurs, et les chemins qui conduisent à leur -« maison » ne restent jamais déserts, par quelque -temps que ce soit, « lors même qu’il gèlerait à faire -éclater les os des morts ». Leurs pardons attirent -une énorme affluence de peuple. A celui de Saint-Servais, -dans un repli de la montagne d’Aré, sur la -lisière de la forêt de Duault, on comptait naguère -jusqu’à seize ou dix-sept mille pèlerins appartenant -aux trois évêchés de Tréguier, de Quimper, de -Vannes.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Sauf <i>Notre-Dame du Bon-Secours</i> de Guingamp et l’édifice -tout moderne de <i>Sainte-Anne d’Auray</i>. J’avais d’abord -l’intention de décrire aussi ces deux pardons qui furent -jadis des plus populaires en Bretagne. Mais ils ont revêtu, -depuis quelque temps, un caractère de cosmopolitisme -religieux qui ne m’a pas permis de les faire entrer dans le -cadre de ces études exclusivement bretonnes.</p> -</div> -<p>Servais, que les Bretons nomment <i>Gelvest</i> ou -encore <i>Gelvest le Petit</i> (<span lang="br" xml:lang="br">Gelvest ar Pihan</span>), est invoqué -comme le protecteur des jeunes semences. Il les -garantit contre la rigueur des hivers et contre les -gelées blanches des premières semaines de printemps. -Son pardon a lieu le 13 mai. La veille, à la -vêprée (<i lang="br" xml:lang="br">gousper</i>), se faisait la belliqueuse procession -qui a immortalisé, dans les annales de nos -paysans, ce pauvre sanctuaire de la Cornouaille des -Monts. Des paroisses les plus lointaines on s’y -transportait, les hommes à cheval, les femmes -entassées dans de lourds chariots. Au lieu de la -verge de saule écorcé, ordinaire et pacifique emblème -des pèlerins, tous ces rudes laboureurs brandissaient — assujetti -au poignet droit par un cordonnet -de cuir — le <i lang="br" xml:lang="br">penn-baz</i> de houx ou de chêne, -à tête ferrée, formidable comme une massue préhistorique. -Je laisse ici la parole à une conteuse, -la vieille Naïc, qui, sept fois, est allée de Quimper -à Saint-Servais pieds nus.</p> - -<p>« Nous partions en bandes nombreuses. Aux -abords de la chapelle nous trouvions les <i lang="br" xml:lang="br">Gwénédiz</i>, -les gens de Vannes. C’étaient eux nos adversaires -les plus enragés. On attendait vêpres, rangés en -deux camps, les <span lang="br" xml:lang="br">Gwénédiz</span> d’un côté du ruisseau -qui longe le cimetière, nous, de l’autre. On se dévisageait -avec de mauvais yeux. A vêpres sonnant, -les battants du portail s’ouvraient, et l’on se ruait -dans l’église. On voyait au fond de la nef la grande -bannière, debout, sa hampe passée dans un anneau, -près de la balustrade du chœur. Non loin, sur une -civière, était le petit saint de bois, <i lang="br" xml:lang="br">Sant Gelvest ar -Pihan</i>. Il y en avait tous les ans un nouveau : le -même n’aurait pu servir deux fois ; régulièrement -il était mis en pièces.</p> - -<p>» On entonne le <i lang="la" xml:lang="la">Magnificat</i>.</p> - -<p>» Aussitôt, voilà tous les <span lang="br" xml:lang="br">penn-baz</span> en l’air. Après -chaque verset, on entend : <i lang="br" xml:lang="br">dig-a-drak, dig-a-drak</i>. -C’est, dans l’église, un effroyable cliquetis de bâtons -qu’on entrechoque.</p> - -<p>» Les Cornouaillais crient :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Hij ar rew ! Hij ar rew !</i></div> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Kerc’h ha gwiniz da Gernew !</i></div> - -<div class="verse stanza">Secoue la gelée ! Secoue la gelée !</div> -<div class="verse">Avoine et froment à Cornouailles !</div> -</div> - -<p>» Les Vannetais ripostent :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Hij ar rew ! Kerc’h ha gwiniz,</i></div> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Hac ed-dû da Wénédiz !</i></div> - -<div class="verse stanza">Secoue la gelée ! Avoine et froment</div> -<div class="verse">Et blé noir aux Vannetais !</div> -</div> - -<p>» Cependant un gars solide empoigne la bannière -dont la hampe a dix-huit pieds de haut. Deux autres -s’emparent de la civière où est attachée l’image du -petit saint. Entre les Gwénédiz massés à gauche et -les Cornouaillais massés à droite, s’avance le recteur -de Duault, tout pâle, car le moment terrible -approche… La bannière s’incline pour passer sous -la voûte du porche. Soudain une clameur retentit, -furieuse, hurlée par des milliers et des milliers de -bouches :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Hij ar rew ! Hij ar rew !</i></div> -</div> - -<p>» C’est la mêlée des <span lang="br" xml:lang="br">penn-baz</span> qui commence. Ils -se lèvent, s’abattent, tournoient, décrivent de larges -moulinets sanglants. On frappe comme des sourds. -Le recteur et ses chantres se sont enfuis à la -sacristie. C’est à qui restera maître de la bannière -et de la statuette en bois. Les femmes ne sont pas -les moins acharnées : elles griffent, elles mordent…</p> - -<p>» Il me souvient surtout d’une année. La Cornouailles -triomphait. Il y avait eu un ouragan de -coups, des bras rompus, des têtes cassées. Sur les -tombes, dans le cimetière, des gens étaient assis -qui vomissaient le sang à pleine gorge. Le saint -avait été réduit en miettes ; les hommes nous -disaient : « Ramassez-en les copeaux dans vos -tabliers ». La bannière seule demeurait intacte. Les -Vannetais tentèrent un dernier assaut pour nous la -reprendre ; ils furent repoussés victorieusement et -se retirèrent, emmenant leurs blessés à qui les -cahots des charrettes arrachaient des gémissements -de douleur, tandis que nous rapportions la bannière -à l’église en chantant un chant de joie… Cette -année-là, en Cornouailles, les tiges ployèrent sous -le poids des épis. »</p> - -<p>Un pardon aussi original méritait d’avoir sa -place dans ce volume. Je la lui eusse faite d’autant -plus volontiers que je suis né en ce coin de montagne, -dans une vieille maison presque contiguë à -la chapelle, où mes premiers souvenirs d’enfant me -représentent encore ma mère pansant de ses mains -délicates, avec des onguents dont elle avait le -secret, la kyrielle des estropiés. Mais la fête, à vrai -dire, n’existe plus. L’autorité civile, de concert avec -l’autorité diocésaine, a lancé contre elle une sorte -d’interdit. Les pèlerins, sabrés par les gendarmes, -se sont dispersés. C’en est fini des batailles sacrées -en l’honneur de <span lang="br" xml:lang="br">Gelvest ar Pihan</span>. Les anciens du -pays prétendent que c’est leur abolition qui est -cause si l’agriculture périclite. Depuis qu’on ne se -dispute plus à coups de <span lang="br" xml:lang="br">penn-baz</span> la bannière de -saint Servais, il semble que les laboureurs des trois -évêchés aient perdu leur Palladium.</p> - -<p>Actuellement, il ne subsiste guère en Bretagne -que quatre grandes panégyries. Ce sont, à mon -avis, autant d’épisodes distincts, et qui se complètent -l’un par l’autre, de la vie religieuse des Bretons -armoricains. J’ai tâché de les fixer d’après -nature, avec une absolue sincérité. J’ai fréquenté -à diverses reprises la plupart de ces pardons. Mon -vœu serait de les avoir évoqués tels qu’ils me sont -apparus, dans leur beauté fruste, avec les traits -propres à chacun d’eux. Il m’a été donné de les voir -au bon moment. Pour demain leurs aspects se -seront sans doute modifiés. Une transformation -s’accomplit, de jour en jour plus profonde, dans les -usages et dans les mœurs de la vieille péninsule. -En ce qui regarde les pardons, on lira plus loin les -prédictions désenchantées d’un barde<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. Déjà leur -physionomie n’est plus la même qu’il y a vingt ans. -Les hommes-troncs dont parlait Le Goffic ont appris -le chemin de nos sanctuaires les plus ignorés. Les -vendeurs d’orviétan remplacent peu à peu autour -des enclos bénits la confrérie de plus en plus clairsemée -des chanteurs, et les cuivres des forains -marient maintenant leur grosse musique profane à -l’aérienne mélodie des cloches. Symptôme plus -grave : des dévotions nouvelles se substituent aux -anciens cultes, et, parmi le peuple, la merveilleuse -légende des saints nationaux va s’oblitérant… Que -si l’âme fleurie des Pardons de la Bretagne doit -elle-même se faner un jour, puissent ceux qui, -comme moi, l’ont aimée retrouver en ces humbles -pages quelque chose de sa poésie et de son parfum !</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Cf. <i>Rumengol</i>.</p> -</div> -<p class="sign">Kerfeunteun, 2 avril 1894.</p> - - -<p class="small gap">N.-B. — Depuis six ans que j’écrivais les lignes qui -précèdent, cet ouvrage a fourni une carrière honorable. -Je le redonne aujourd’hui sans y apporter aucun changement. -On y trouvera seulement un « pardon » de plus, -celui de Saint-Jean-du-Doigt. Puisse ce cinquième épisode -recevoir du public l’accueil qui fut jadis fait aux quatre -autres. Il le mérite, sinon par l’intérêt que j’ai tâché d’y -mettre, du moins par celui qu’il présente dans la réalité. -Je veux dire, en terminant, tout ce que je dois à l’obligeance -de M. le chanoine Abgrall, le plus éminent peut-être, -en tout cas le plus serviable de nos érudits bretons.</p> - -<p class="sign small">Port-Blanc, 3 septembre 1900.</p> - - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch1">SAINT-YVES<br /> -LE PARDON DES PAUVRES</h2> - -<p class="dedic">A M. James Darmesteter.</p> - - - - -<h3>I</h3> - - -<p>Saint Yves est le dernier en date et, si je ne me -trompe, le seul canonisé de nos saints d’origine -bretonne<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>. Il est aussi à peu près le seul dont la -réputation ait franchi les limites de la province. -Un an après sa canonisation, il avait à Paris, -rue Saint-Jacques, une chapelle ou collégiale qui -a subsisté jusqu’en 1823. Au <small>XI</small><sup>e</sup> siècle, on lui -bâtissait au cœur même de Rome une église avec -cette dédicace : <i lang="la" xml:lang="la">Divo Yvoni Trecorensi</i> ; et, plus -tard, dans la même ville, on vit se fonder sous son -patronage des confréries d’hommes de justice -qui pourvoyaient, par une sorte d’assistance judiciaire, -à la défense des pauvres et des petits. -Angers, Chartres, Évreux, Dijon lui consacrèrent -des autels. A Pau, le parlement faisait, en robes -rouges, une procession en son honneur. A -Anvers, des fragments de ses reliques, enchâssés -dans l’irénophore, étaient donnés à baiser, les -jours d’audience, aux membres de la cour. -Rubens peignit pour l’université de Louvain un -tableau qui le représentait. Dernièrement enfin, -on a découvert à San Giminiano, près de Pérouse, -une fresque de Baccio della Porta qui montre le -saint avocat donnant à une clientèle en haillons -des consultations gratuites.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Ewen, Euzen ou Yves Héloury naquit, le 7 octobre 1253, -de noble dame Azou du Quinquiz, épouse de Tanaik -Héloury de Kervarzin, lequel accompagna, dit-on, le duc -de Bretagne, Pierre de Dreux, à la septième croisade, et fut -un des combattants de la Massoure. (Cf. la <i>Vie de saint -Yves</i>, par l’abbé France.)</p> -</div> -<p>Mais il va sans dire que c’est surtout en Bretagne, -et plus particulièrement au pays de Tréguier, -que sa mémoire et son culte persistent à fleurir.</p> - -<p>Les sentiers sinueux qui mènent à travers -champs à son sanctuaire du Minihy sont fréquentés -toute l’année par les pèlerins qui vont implorer -son aide. Les suppliants affluent des havres de la -côte voisine et des pentes lointaines du Ménez.</p> - -<p>Un soir que je revenais de visiter la tour Saint-Michel, -qui domine de sa haute ruine solitaire -tout le paysage trégorrois, je ne fus pas peu surpris -de voir poindre à un tournant de la route -trois petites lueurs qui scintillaient faiblement -dans le crépuscule déjà sombre, tandis qu’au -milieu du grand silence s’élevait un bruit de -voix, très doux, très monotone, un susurrement -continu et plaintif. En m’approchant, je distinguai -un groupe de femmes assises côte à côte sur un -tas de pierres, au bord du chemin. Chacune d’elles -tenait à la main un cierge dont la flamme montait, -à peine vacillante, dans l’air tranquille. Je -leur donnai le bonsoir en breton, et elles s’interrompirent -de prier pour me demander si elles -étaient encore loin de Saint-Yves. Elles arrivaient -de Pleumeur-Bodou, d’une seule traite, sans -avoir pris aucune nourriture, et elles se reposaient -là, un instant. Leur dessein était de passer -la nuit en oraison, dans l’église, de faire, comme -elles disaient, « la veillée devant le saint », puis -de s’en retourner chez elles, après la première -messe, toujours pieds nus et à jeun.</p> - -<p>— Et vous portez ces cierges, ainsi allumés, -depuis Pleumeur ?</p> - -<p>— Sans doute.</p> - -<p>— Pourquoi ?</p> - -<p>— Parce que cela est dans notre vœu.</p> - -<p>— Ce vœu, peut-on savoir quel il est ?</p> - -<p>Ma question, paraît-il, était indiscrète. Les -femmes se regardèrent entre elles, et la plus âgée -des trois, figure sèche et basanée de pilleuse -d’épaves, me répondit avec dureté :</p> - -<p>— Vous n’êtes pas monsieur saint Yves béni, -ce me semble.</p> - -<p>En même temps elle se levait, faisant signe à -ses compagnes. Je les vis s’enfoncer dans l’obscurité, -l’une derrière l’autre, à la file, avec des arrêts -subits, dès que la flamme des cierges, échevelée -par le vent de la marche, menaçait de s’éteindre. -J’étais aux portes de Tréguier que j’entendais -encore le fredon, de plus en plus lointain, de -leurs voix : on eût dit un essaim d’abeilles voyageant -d’arbre en arbre, dans la profondeur sonore -de la nuit…</p> - -<p>Cette rencontre m’est restée présente, entre -mille autres, faites dans les mêmes parages, — sans -doute à cause de l’impression de mystère -qu’elle m’a laissée.</p> - -<p>C’est une tradition en Bretagne que chaque -saint a sa spécialité curative. Maudez guérit des -furoncles ; Gonéry, de la fièvre ; Tujen, de la morsure -des chiens enragés. Yves, lui, est, selon l’expression -populaire, bon pour tout. De là sa supériorité. -On peut s’adresser à lui en n’importe -quelle occurrence. Lorsque saint Yves s’est mis -une chose dans la tête, il en vient toujours à -bout. Telle est la conviction générale. Aussi, -tandis que la plupart des vieux thaumaturges -locaux ont vu, en ces derniers temps, décroître -leur prestige, le sien n’a fait qu’augmenter ; -comme me disait une vieille, il les dépasse tous -de son bonnet carré. Il est aux yeux des Bretons -le savant, le docteur par excellence ; et ils ont une -foi invincible dans ses lumières, certains, d’ailleurs, -qu’il n’en usera jamais pour les tromper. -Car il n’est pas seulement la science même, il est -encore la droiture incarnée. C’est le grand justicier, -l’arbitre impeccable et incorruptible. L’image -la plus fréquente que l’on donne de lui le représente -assis dans son tribunal, entre le bon pauvre -dont il accueille la requête et le mauvais riche -dont il repousse la bourse. Cela est d’un symbolisme -transparent et naïf. Soyez assurés que le -bon pauvre personnifie le peuple breton lui-même, -ce peuple de miséreux durcis à la peine, pour qui -les conditions de la vie sont demeurées si précaires -et sur qui n’a pas cessé de peser le long -héritage d’iniquité dévolu à la plupart des communautés -celtiques. Lui aussi, comme le bon -pauvre, il tient en main son rouleau de papier où -sont inscrits ses doléances, sa plainte séculaire, -son indomptable espoir. Car, en dépit des cruelles -écoles de son passé, il n’a renoncé à aucun de ses -vieux rêves, rien abdiqué de son idéal ancien. -Affamé de justice il est resté fidèle à la religion du -droit ; comme toutes les races qui ont souffert, il se -berce d’une grande illusion messianique. Et, en -attendant le jour improbable où elle deviendra -une réalité, il met sa confiance en saint Yves, -l’avocat des humbles, l’irréprochable thaumaturge -redresseur de torts. C’est à lui que les Trégorrois -ont recours toutes les fois qu’ils se tiennent pour -gravement lésés, et, en le faisant juge de leur -querelle, ils l’invoquent sous le beau nom de -« Saint Yves le Véridique », <i lang="br" xml:lang="br">Sant Ervoan ar -Wirionez</i><a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> On traduit encore : <i>Saint Yves de la Vérité</i>. Je crois -être plus fidèle au sens exact de l’expression bretonne, en -traduisant comme je fais, <i>droiture</i> et <i>vérité</i>, dans cette -langue, se rendant par le même terme.</p> -</div> -<div class="chapter"></div> - -<h3>II</h3> - - -<p>Le lieu où il donne, en cette qualité, ses -audiences n’est point son église du Minihy, mais, -sur une des collines d’en face, de l’autre côté du -Jaudy, un étroit emplacement ombragé d’ormes -et dominant la crique de Porz-Bihan.</p> - -<p>Là s’élevait naguère une chapelle dédiée à saint -Sul, sur les terres des seigneurs du Verger, de la -famille de Clisson. Ceux-ci lui adjoignirent, vers -le <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, un ossuaire en granit destiné -à leur servir de caveau funéraire. Après la Révolution, -la chapelle subit le sort de quantité -d’autres oratoires que le manque de ressources -des fabriques paroissiales, souvent aussi l’incurie -du clergé, a laissé tomber en ruines. Elle disparut, -mais l’ossuaire resta debout. Les statues -des saints que la chapelle ne pouvait plus abriter -y trouvèrent un refuge. Parmi elles était une -image de saint Yves, très ancienne, d’un caractère -un peu barbare, et qui, pour ces deux raisons, -était regardée par les gens du pays comme une -reproduction en quelque sorte authentique.</p> - -<p>J’ai vu, dans mon enfance, l’édicule de Porz-Bihan.</p> - -<p>Une vieille femme de Pleudaniel, où nous -habitions, m’y mena un jour. Elle s’appelait -Mônik — diminutif familier de Mône ou Marie-Yvonne. — De -son métier, elle était cardeuse -d’étoupes ; et, tout l’hiver, elle cardait. Je m’esquivais, -souvent, à la tombée de la nuit, pour -aller m’asseoir près d’elle dans l’âtre où elle travaillait, -accroupie, à la lueur d’une chandelle de -résine. Elle avait une prodigieuse mémoire, en -dépit de ses soixante-dix ans, et elle savait des -choses surprenantes que je n’ai jamais entendu -dire qu’à elle. Elle les disait d’une voix lente, -posée, toujours égale. On avait tant de plaisir à -l’écouter qu’on ne prenait pas garde au grincement -des peignes — si même il n’y avait pas dans -cet accompagnement strident je ne sais quel -charme de plus.</p> - -<p>Sur la fin de la saison froide, dès que les pales -soleils de mars commençaient à luire, Mônik -changeait d’occupations. Elle se faisait alors -« pèlerine ». Des gens la venaient trouver, la -priaient, moyennant un modique salaire, de se -rendre à tel oratoire, à telle fontaine qu’ils désignaient, -et d’y remplir leurs dévotions à leur -place. A partir de ce moment, ses journées se -passaient à trotter les chemins. Un matin, je la -vis qui achevait de nouer ses souliers sur le pas -de sa porte.</p> - -<p>— Et de quel côté allez-vous aujourd’hui, -Mônik vénérable ?</p> - -<p>— Pas loin, mon petit… Au pays de Trédarzec : -deux lieues à peine, par la traverse.</p> - -<p>— Savez-vous, mère Mône ; puisque c’est si -près, laissez-moi vous accompagner.</p> - -<p>Elle hocha la tête à plusieurs reprises, en -faisant : heu !… heu !… d’un air indécis, comme -si ce que je lui demandais là eût été très grave. -Puis, au bout d’un instant :</p> - -<p>— Viens tout de même, me dit-elle.</p> - -<p>Nous nous mîmes en route, dans l’exquise -fraîcheur des choses matinales. J’étais tout fier -de voyager ainsi aux côtés de la vieille Mône, que -je considérais comme une personne d’essence -supérieure, en commerce perpétuel avec les -saints. Nous suivions des sentiers qui n’étaient -certainement connus que d’elle, et qui coupaient -court, à peine frayés, à travers les hautes herbes -des prairies et les fourrés épineux des landes. Un -grand silence planait sur la campagne mouillée. -Nous marchions d’une bonne allure. Voici que, -dans la montée de Kerantour, je crus m’apercevoir -que Mônik boitillait d’une jambe.</p> - -<p>— Ce n’est rien, fit-elle : j’ai <i>dû</i> mettre dans -mon soulier quelque chose qui me gêne un peu.</p> - -<p>— Déchaussez-vous.</p> - -<p>Elle eut un geste de la main, comme pour me -dire : « Ne t’occupe point de cela ; c’est mon -affaire, et non la tienne ». Et elle continua de -cheminer de la sorte, en marmottant de vagues -oraisons auxquelles je ne comprenais rien. Au -bourg de Trédarzec, elle fit une halte sous le -porche de l’église, m’invitant à m’asseoir sur une -des pierres tombales du cimetière pour attendre -qu’elle eût fini…</p> - -<p>L’instant d’après ; nous étions de nouveau en -pleins champs.</p> - -<p>— Maintenant, me dit Mônik, paix ! Ne me -parle plus… Contente-toi, pour te distraire, de -siffler aux merles.</p> - -<p>Je lui trouvai une mine étrange, un air -assombri et presque farouche. Dans sa vieille -figure flétrie, à la peau rugueuse et plissée comme -une écorce de chêne, ses petits yeux brillaient -d’un éclat singulier. Il me vint à l’esprit des -pensées déplaisantes qui me gâtèrent toute ma -joie de tantôt. Si j’avais osé, je serais retourné -sur mes pas. Aussi n’ai-je gardé de cette partie -du trajet que des souvenirs confus. Par intervalles, -on traversait des aires de fermes. Mônik -était universellement connue ; les ménagères se -montraient sur le seuil et la saluaient au passage :</p> - -<p>— Ah ! ah ! Mônik, on va donc <i>là-bas</i> ?</p> - -<p>— Oui, oui, une fois encore !… Quand les -choses ne sont pas droites, il faut bien recourir à -quelqu’un qui les redresse.</p> - -<p>Ces propos énigmatiques, échangés d’un ton -rapide, n’étaient pas pour diminuer mon malaise. -Au creux d’un ravin, entre des rebords en granit -rongés par les mousses, dormait tristement une -fontaine à l’eau ténébreuse et glacée. Mônik -s’agenouilla sur la margelle ; je crus qu’elle -voulait boire. Mais point. Elle se contenta de -puiser quelques gouttes dans ses deux mains et -d’en asperger le sol autour d’elle, en murmurant -de vagues paroles. — Ce furent ensuite des terres -hautes, des <i lang="br" xml:lang="br">meziou</i>, des friches dénudées et houleuses, -un dernier plateau enfin, et, devant nous, -par delà le miroitement calme de la rivière, Tréguier -surgit, lumineuse, poussée d’un seul jet, -ainsi qu’une ville de rêve, avec les teintes pourprées -de ses vieux toits, son peuple de clochetons, -et la flèche de sa cathédrale, toute rose, de -grands vols de martinets tournoyant au-dessus. -Le long du quai planté d’arbres, les vergues des -navires, enchevêtrées aux branches, semblaient -avoir retrouvé la frondaison de leurs printemps -d’autrefois. Les moindres bruits arrivaient à nous, -très distincts ; on percevait jusqu’au claquement -des sabots sur le pavé ; des refrains de calfats se -croisaient dans l’air. A l’arrière-plan se voyaient -le Minihy, dans un fouillis de verdures, et -Plouguiel, détaché en silhouette sur un dos de -promontoire. Tréguier m’apparut, ce jour-là, -comme une cité merveilleuse au centre d’un -paysage enchanté…</p> - -<p>Mônik cependant venait de prendre à droite, -par une génetaie ; un colombier désert y projetait -son ombre mélancolique. Non loin, deux ou -trois maisons de pauvres, couvertes en glui ; en -contre-bas, un bouquet d’ormes ébouriffés par les -vents d’ouest, et, à leur pied, dans un retrait, -une petite construction bizarre, semi-chapelle, -semi-crèche. Nous étions au terme de notre -course.</p> - -<p>— Fais ta prière, enfant, me dit Mône. Ici -demeure le grand saint des Bretons, ici demeure -Yves le Véridique.</p> - -<p>C’étaient les premiers mots qu’elle m’adressait -depuis Trédarzec. Elle ajouta :</p> - -<p>— Mais, d’abord, regarde bien. Sa statue -est celle que tu vois dans cet angle. Il y est -représenté tel exactement qu’il était de son -vivant, du temps qu’il était <i>recteur</i> de Tréguier<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Ainsi s’exprimait l’excellente femme. Est-il nécessaire -de faire observer que les gens du peuple ont leur façon -personnelle d’interpréter, c’est-à-dire de dénaturer l’histoire, -et que saint Yves a été non pas <i>recteur</i>, mais <i>official</i> de -Tréguier ?</p> -</div> -<p>Une vapeur diffuse emplissait le sanctuaire qui -ne recevait de jour que par la porte et par une -espèce de lucarne percée dans un des murs latéraux. -Au fond était dressé un autel en maçonnerie, -blanchi à la chaux, où, sur la table de -pierre, sans nappe ni ornements, une rangée de -saints s’appuyaient les uns aux autres, épaule -contre épaule, comme une bande d’hommes -ivres. Ils avaient, pour la plupart, des traits à la -fois rudes et bénins, encadrés d’une chevelure -moutonneuse et d’une barbe en collier, et rappelaient -à s’y méprendre les gens de notre entourage -habituel, — pêcheurs du Trieux et mariniers -du Jaudy. Une statue isolée occupait l’encoignure -de droite ; c’était elle que me désignait -Mônik. Elle était de taille humaine, beaucoup -plus haute que les précédentes, mais tout aussi -fruste ; le bois en était fendillé, pourri, entaché -de lèpres et de moisissures. La figure seule avait -gardé les traces d’un peinturlurage ancien, étrangement -blêmi ; et sa pâleur mate semblait luire -dans l’ombre, comme si elle eût été phosphorescente. -On eût dit la face d’un mort, éclairée -d’un reflet de cierges. Je ne la contemplai du -reste qu’à la dérobée, et dans des dispositions -d’âme où la peur l’emportait sur la dévotion — et -même sur la curiosité. Je n’étais pas sans -savoir de quels attributs terribles cette image -passait pour être douée. La cardeuse d’étoupes, -durant les veillées d’hiver, par des allusions, des -demi-confidences, m’en avait instruit un tant soit -peu. Et je n’étais pas très rassuré de me trouver -face à face avec cette tête glabre dont les yeux -étaient d’une fixité déconcertante.</p> - -<p>Mônik avait délacé son soulier gauche — celui -du pied dont elle boitait, — et, en ayant -retiré une de ces petites monnaies de bronze, -encore fréquentes à cette époque dans le pays et -qu’on appelait des pièces « de dix-huit deniers », -alle l’alla poser délicatement dans un pli de -l’aube du saint ; puis, troussant sa cotte et -appuyant ses genoux nus au sol humide, elle -entra en oraison.</p> - -<p>Ce fut long, très long. Je m’étais assis dans -l’herbe, en dehors de l’oratoire, l’esprit occupé à -suivre des voiles qui descendaient la rivière, unie -et verte comme un lac. Soudain, Mônik se mit à -parler tout haut, d’un ton âpre. Je me penchai, -et je la vis qui, debout, interpellait le saint assez -durement, en le secouant par l’épaule. A plusieurs -reprises elle cria en breton :</p> - -<p>— Si le droit est pour eux, condamne-nous ! -Si le droit est pour nous, condamne-les ; fais -qu’ils sèchent sur pied et meurent dans le délai -prescrit<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a> !…</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> La formule est invariablement la même, et l’on -emploie toujours le pluriel, même lorsqu’il n’y a contestation -que d’individu à individu, — ce qui était ici le cas, -ainsi qu’on le verra plus loin.</p> -</div> -<p>Il y avait, dans l’accent et dans le geste, je ne -sais quoi de sauvage et de troublant.</p> - -<p>La vieille sortit du sanctuaire, les yeux allumés -d’une flamme mauvaise, et en fit le tour à -l’extérieur par trois fois. Le troisième tour -accompli, elle s’agenouilla devant l’entrée. Quand -elle se releva, elle avait son expression accoutumée, -sa figure d’aïeule, d’une enfantine douceur, -et dont les rides même semblaient sourire.</p> - -<p>— C’est fini, me dit-elle. Allons-nous-en bien vite !</p> - -<p>Il fut délicieux, ce retour, dans la joie de la -lumière du midi, par une belle journée de printemps -hâtif. Mône causait, causait, comme pour se -dédommager du silence qu’elle avait dû observer -jusque-là. A Trédarzec elle voulut absolument me -faire manger des gâteaux à une petite « boutique » -en plein vent. Elle était gaie ; des bouts de chansons -lui venaient aux lèvres ; jamais je ne lui avais vu -cette exubérance. Et elle ne boitait plus — oh ! -plus du tout, — trottinait au contraire, d’une -allure ingambe, avec des sautillements d’oiseau.</p> - -<p>— Vous avez l’air tout heureux, vieille mère ?</p> - -<p>— Je suis heureuse, en effet, <i lang="br" xml:lang="br">mabik</i><a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>. J’ai -un poids de moins sur le cœur. Parmi les commissions -qu’on me donne à faire, il en est qui -ne sont pas agréables, mon enfant.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> <i>Fils</i>, avec le diminutif de tendresse.</p> -</div> -<p>— Et quelle était celle d’aujourd’hui, s’il -vous plaît ?</p> - -<p>— Chut ! murmura-t-elle, en faisant mine -d’écouter un pinson qui s’égosillait au-dessus de -nous, dans une touffe d’aulnes.</p> - -<p>Je n’osai pas insister ; on parla d’autre chose…</p> - -<hr /> - - -<p>Ce que Mône, par scrupule professionnel, se -refusait à m’apprendre, je l’ai su depuis.</p> - -<p>Un patron de barque de Camarel, en Pleudaniel, -avait eu maille à partir avec son unique -matelot, à propos d’un règlement de comptes sur -lequel ils ne s’étaient point trouvés d’accord. De -là des paroles aigres et une mésintelligence qui -alla croissant. On continua de pêcher ensemble, -mais on passait souvent vingt et trente heures au -large sans échanger un mot. Et les personnes -entendues de dire :</p> - -<p>— Vous verrez que cela finira mal !</p> - -<p>Une nuit, le matelot se présenta, l’air égaré, -les vêtements ruisselants, au poste des douanes -de Lézardrieux. Il raconta que la barque — qui -était « mûre » — avait touché une roche, qu’elle -avait coulé à pic, et que le patron, ne sachant -pas nager, avait dû « trinquer » une fois pour -toutes.</p> - -<p>Il n’y avait dans ce récit rien d’invraisemblable. -On n’inquiéta point le matelot. Les commères de -Camarel, cependant, ne laissaient pas de jaser ; -excitée par elles, la veuve du noyé fit un esclandre -public, dans le cimetière, à l’enterrement du -cadavre retrouvé au bout du neuvième jour<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> C’est une croyance invétérée sur le littoral armoricain, — justifiée -d’ailleurs, m’a-t-on dit, par de nombreux -exemples, — que la mer ne rend jamais avant neuf jours -les cadavres des gens qu’elle a engloutis.</p> -</div> -<p>— Oui ! oui ! s’écria-t-elle, au moment où -le cercueil disparaissait dans la fosse, — nous -savons comment tu es mort ! Ils pleureront -aussi, crois-moi, ceux que ta perte a réjouis en -secret !…</p> - -<p>A partir de ce moment, la vie ne fut plus -tenable pour le matelot. Il n’était point d’avanies -qu’il n’eût à subir de la part de la veuve et de -sa nombreuse parenté. En vain voulut-il se louer -à un autre patron : partout il lui fut répondu, -sur un ton de sanglante ironie, qu’on n’avait pas -besoin à bord d’un homme qui « portait malheur ». -Désespéré, sur le point de quitter le pays, -il se rendit chez Mônik, à la nuit close, pour -n’être vu de personne.</p> - -<p>— Il faut qu’Yves le Véridique prononce entre -la veuve et moi. Je te prie de l’aller trouver en -mon nom.</p> - -<p>On sait avec quelle ponctualité la « pèlerine » -par procuration s’acquitta de cet office.</p> - -<p>Il paraît que, dans le cours de l’année, la veuve -tomba en « languissance », sécha sur pied comme -une plante atteinte dans ses racines et, finalement, -trépassa. Le matelot avait eu gain de -cause.</p> - -<p>C’est chose superflue, j’imagine, de faire remarquer -combien cette forme populaire du culte de -saint Yves rappelle la fameuse épreuve du <i>Jugement -de Dieu</i> si usitée au moyen âge<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>. Aujourd’hui, -le petit oratoire de Porz-Bihan n’existe -plus. Quand j’y suis revenu, cet été, pour y rafraîchir -mes impressions d’autrefois, j’ai revu, dans -le ravin, la vieille fontaine, avec son eau si noire -qu’elle ne m’a point renvoyé mon image lorsque -je m’y suis penché ; et, sur le plateau découvert, -j’ai revu le colombier promenant autour de lui -la même ombre solitaire. J’ai aussi reconnu les -ormes, plus tordus que jamais et comme immobilisés -en des attitudes paralytiques. Au bord de -la route pierreuse, c’était le même groupe de -chaumières basses aux lourdes toitures, aux -murailles disjointes étayées par des rames. Mais -de l’édicule ancien plus rien ne restait, si ce n’est -les fondations peut-être, quelques moellons épars -enfouis sous de grandes ronces où des enfants -d’alentour, pareils au petit coureur de champs -que je fus naguère, cueillaient des mûres à pleines -mains.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Avec quelque chose de plus moral, toutefois.</p> -</div> -<p>J’ai dit ailleurs<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a> à quelle occasion le sanctuaire -fut détruit. Le recteur de Trédarzec, en la paroisse -de qui il était situé, y mit le premier la pioche. -Il le fit raser entièrement et relégua la statue du -saint dans le grenier du presbytère. Mais il est -plus facile de démolir un mur que de déraciner -une coutume, surtout en Bretagne. On n’en continue -pas moins de venir prier sur l’emplacement -de l’oratoire disparu. Dernièrement, une femme -du pays de Goëlo, qui avait été spoliée par un -notaire, y passa la nuit, prosternée sur le sol, sous -la pluie qui tombait à verse, — et s’en retourna -chez elle à demi morte de froid, mais sûre d’être -vengée. Vous trouverez aux environs des gens -pour vous affirmer que le saint fait chaque soir -le trajet du bourg à Porz-Bihan pour reprendre -possession, jusqu’au matin, de sa « maison » en -ruines : ils l’ont rencontré.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> Cf. la <i>Légende de la Mort</i>, p. 222, note 2. Lire aussi le -« Crucifié de Kéraliès », ce sobre, délicat et passionnant -récit où Ch. Le Goffic a reconstitué, dans un autre cadre, -les principales péripéties du drame de Hengoat. La victime -s’appelait, en réalité, Omnès, et la vieille sorcière qui l’alla -vouer à saint Yves, — la Kato Prunennec du roman, — avait -nom Kato Briand. Celle-ci fit à l’instruction des aveux -complets, détailla consciencieusement toutes les pratiques -rituelles auxquelles elle s’était conformée.</p> -</div> -<p>La légende ne s’arrête pas en si bon chemin. -S’il faut l’en croire, le recteur « sacrilège » fut -puni par saint Yves lui-même de son « forfait », -voici dans quelles circonstances :</p> - -<p>Certaine après-dînée, trois hommes étrangers -à la paroisse se présentent à la porte du presbytère.</p> - -<p>— Qu’y a-t-il pour votre service ? leur demande -la servante.</p> - -<p>— Nous voudrions parler à M. le recteur.</p> - -<p>— Il est à table. Que désirez-vous de lui ?</p> - -<p>— Qu’il nous permette de nous agenouiller -devant l’image d’Yves le Véridique, laquelle est, -dit-on, prisonnière dans son grenier.</p> - -<p>Impressionnée par le ton singulier dont étaient -prononcées ces paroles, la servante s’empressa -d’avertir son maître, bien qu’il n’aimât guère à -être dérangé au cours de ses repas. Le recteur, -sa serviette à la main, parut aussitôt sur le seuil -de la salle à manger. Il avait la mine furieuse.</p> - -<p>— Sortez d’ici, cria-t-il, vagabonds de grand’route -que vous êtes ! Saint Yves n’a que faire de -vos prières homicides.</p> - -<p>— Soit ! répondit avec calme l’un des inconnus. -Puisqu’il en est ainsi, nous t’assignons tous les -trois à son tribunal. C’est aujourd’hui samedi. -Il te reste la nuit pour te repentir. Demain tu ne -célébreras pas la grand’messe !…</p> - -<p>Là-dessus, les personnages mystérieux s’évanouirent, -sans qu’on sût comme.</p> - -<p>… Le recteur a gagné son lit à l’heure habituelle. -Il est triste. Des pensées funèbres le hantent. -La servante aussi se sent le cœur étreint -d’une angoisse. Elle a beau se tourner et se -retourner entre ses draps, elle ne peut s’endormir ; -la sinistre prophétie des trois pèlerins retentit -obstinément à ses oreilles… Soudain, elle sursaute : -par l’escalier du grenier descend un pas -lourd, le pas de quelqu’un « qui serait en bois ».</p> - -<p>Il résonne maintenant dans le corridor. Une -porte s’ouvre, un cri part. Et c’est ensuite une -plainte longue, entrecoupée de hoquets, comme -un râle. Est-ce chez le vicaire ? Il sera toujours -temps d’y aller voir. Un malheur ne s’apprend -jamais que trop vite. Et la servante se tient coite, -la face au mur, avec une sueur d’épouvante qui -lui ruisselle par tout le corps…</p> - -<p>Lorsqu’on entra le lendemain, au petit jour, -dans la chambre du recteur, on le trouva dans -son lit, mort, et la couverture ramenée sur le -visage.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>III</h3> - - -<p>Est-il besoin d’ajouter que tout cet ensemble -de superstitions auquel le culte d’<i>Yves le Véridique</i> -a donné naissance n’est — aux yeux même -de nos paysans — qu’une perversion du culte -pur, autrement large, autrement humain, qu’ils -rendent au vrai saint Yves ?</p> - -<p>Parcourez les chaumières du littoral ou, -comme on dit en breton, de <i>l’armor</i> trégorrois. -Ce qui vous frappe, dès le seuil, c’est une enluminure -naïve peinte à fresque par un artiste sans -prétentions, à l’endroit le plus éclairé de la -maison, — généralement dans l’embrasure de la -fenêtre, là où s’épinglent aussi, en leurs cadres -rococo, les photographies fanées des membres de -la famille. Neuf fois sur dix, cette enluminure -représente saint Yves, et, d’une chaumière à -l’autre, le type est invariablement le même : -figure imberbe et douce, le corps figé en une raideur -sacerdotale, une bourse dans la main droite, -un livre dans la gauche, l’air d’un tout jeune -prêtre frais émoulu du séminaire, d’un <i lang="br" xml:lang="br">cloarec</i><a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a> -récemment promu au gouvernement des âmes. -J’ai connu, dans mon enfance, des vicaires qui -ressemblaient à cette image trait pour trait, -blonds, roses, le geste embarrassé, les yeux méditatifs, — un -mélange de paysannerie et de mysticité.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> Clerc.</p> -</div> -<p>Il exista jadis, de par la Bretagne, une confrérie -nomade de peintres rustiques qui s’en allaient de -bourg en bourg, illustrant ainsi de motifs pieux -les demeures des humbles. Médiocres barbouilleurs, -pour la plupart, mais que tourmentait -néanmoins un grand rêve d’idéalisme et qui, parfois, -avaient d’heureuses rencontres, des hasards -d’inspiration dignes du vieil Orcagna. Je crains -fort que, de ces imagiers populaires, <i lang="br" xml:lang="br">Mabik -Rémond</i> ne soit chez nous le dernier. Il est une -des physionomies les plus originales de la Bretagne -finissante. J’ai tenu à lui faire visite, il y a -quelques mois. Sa bicoque couronne un rocher -de la romantique vallée du Guindy<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>, à deux kilomètres -de Tréguier. Du dehors, c’est n’importe -quelle masure ; à l’intérieur, c’est proprement un -sanctuaire. L’autel même y est, — au bas bout de -la maison, — faisant face au foyer. Au-dessus, -un tabernacle en terre glaise, enjolivé d’un mirifique -Saint-Sacrement. Comme meubles, le strict -nécessaire : un lit, une armoire, accolés l’un à -l’autre, et ayant cette gêne vague des choses qui -se sentent dépaysées. Quant au reste, des murs -vides, ou plutôt peuplés — peuplés à l’excès — des -surabondantes visions de Mabik.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Le Guindy conflue avec le Jaudy, en aval de Tréguier.</p> -</div> -<p>Au moment où je franchis le seuil, le maître de -céans est assis dans l’âtre, sur une escabelle, et -surveille la cuisson du repas de midi. Il m’accueille -sans se déranger, à la façon bretonne.</p> - -<p>— Si vous êtes chrétien, vous êtes ici chez -vous, me dit-il avec cette politesse tranquille -des hommes du peuple en Basse-Bretagne, qui -laissent les gens venir à eux.</p> - -<p>Deux mascarons grossièrement pétris font -saillie aux deux angles de la cheminée. L’un -tient entre les lèvres, en guise de pipe, la pince -en fer du <i lang="br" xml:lang="br">gôlô-lutik</i>, de la longue, et fluette, et -torse chandelle de résine. Celui-là, m’explique -Mabik, c’est « Ravachol », et l’autre, vis-à-vis, -c’est le « diable » qui le tente. <i>Le Petit Journal</i> a -pénétré jusque chez cet illettré d’Armorique.</p> - -<p>Nous sommes vite devenus bons amis. Je parle -breton, et il fume ! Tout en puisant à mon tabac, -il me raconte sa vie. Il est né, suivant son expression, -dans une douve quelconque, comme une -herbe de hasard. Et depuis lors il ramone. Entre -temps, il s’est marié et a été, comme il dit, « veuf -et <i>reveuf</i> ». Il en est actuellement à sa quatrième -femme. Et, comme je témoigne quelque commisération :</p> - -<p>— Oh ! fait-il philosophiquement, elles sont toujours -un peu <i>avariées</i>, quand elles m’épousent…</p> - -<p>Mais il ajoute aussitôt :</p> - -<p>— Toutes jolies, en revanche ; mes voisins -vous le diront.</p> - -<p>Lui est laid, chauve, la barbe hirsute et orde, -les prunelles de travers, un <i>paysan du Danube</i> — y -compris l’éloquence — avec la suie en plus, des -plaques de noir de fumée encroûtant ses vieilles -joues. Si on lui demande pourquoi, ayant la -rivière à sa porte, il ne s’y lave jamais, il répond, -non sans malice, que, pendant un quart d’heure -au moins, cela troublerait « l’âme claire de l’eau -courante » et la dégoûterait peut-être de chanter. -Elle a bien assez à faire, prétend-il, de décrasser -les bourgeois. Ces bourgeois, il les exècre ; il a -pour eux le mépris chevelu des rapins de 1830, -interprété dans une langue dont je me refuse à -traduire les violences pittoresques.</p> - -<p>— Parlons un peu de vos saints, Mabik Rémond. -Commentez-moi votre musée.</p> - -<p>— Voilà. C’est sur ces murailles que je m’essaie. -Quand j’ai campé mon bonhomme et que je -l’ai désormais en main, je passe par-dessus une -couche de lait de chaux, — et j’entreprends autre -chose. Vous voyez ce saint Trémeur ? Je l’ai refait -quinze fois. C’est très difficile à attraper, un personnage -de cette sorte, qui a sa tête dans les bras -au lieu de la porter sur ses épaules. Ce saint Laurent -aussi m’a coûté beaucoup de peine, et plus -encore ce saint Herbot… Mes modèles ? Parbleu, -les statues de bois ou de pierre devant qui je -m’agenouille dans les chapelles, durant mes campagnes -de ramonage à travers le pays trégorrois, -depuis Plestin jusqu’à Paimpol. Je les contemple, -je les prie, et j’emporte leur image dans mes -yeux…</p> - -<p>Il est resté fidèle, en effet, à la tradition -ancienne. Les « Primitifs » bretons lui ont légué -leur secret avec leur âme, et il reproduit avec -une sincérité surprenante leur « faire » inhabile -et si expressif. Cela est d’un art simpliste, presque -grossier, et où cependant se manifestent à la fois -un symbolisme d’une qualité rare et un sentiment -très précis de la réalité.</p> - -<p>— Quand et comment vous est-elle venue, -Mabik, l’idée de vous faire <i>peintureur</i> de saints ?</p> - -<p>— Hé ! sait-on pourquoi les étoiles se lèvent, -lorsque descend la nuit ?… J’ai toujours aimé les -belles choses des églises, — des vieilles églises -d’autrefois, lesquelles étaient pleines de merveilles -qu’on ne verra plus… Tout enfant, en cheminant -comme ça de quartier en quartier, pour exercer -mon métier de ramoneur, il m’arrivait souvent de -coucher dans des sanctuaires abandonnés des -fabriques et dont on ne songeait même plus à -fermer la porte. Je restais longtemps sans dormir -ou bien je me réveillais sans cesse, et je croyais -entendre, dans l’ombre, les pauvres saints pleurer. -Ils me disaient : « Mabik, nous sommes plus âgés -que ne le serait aujourd’hui ton trisaïeul<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a> ; notre -sort est triste ; quand nous aurons fini de pourrir, -qui se souviendra de notre visage ?… » — Puis, -écoutez-moi bien : les femmes font quelquefois -des scènes ; en pareil cas, moi, je déguerpis. Vous -n’êtes pas sans connaître l’oratoire en ruines de -saint Elud<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a>, dans la pinède, un peu au-dessus de -la Fontaine-de-Minuit. Là, j’ai mon refuge, ma -maison de paix. Là, plus de bruit humain, plus -de paroles querelleuses, mais une solitude profonde -où les jours s’écoulent avec lenteur, sous -les grands arbres mélodieux… Un hiver, peu de -temps après mes secondes noces, j’y vécus un peu -plus d’une semaine. J’avais pris, pour ma nourriture, -quelques croûtes de pain, et, quant à la boisson, -je n’avais qu’à puiser à la source. Les nuits -étaient lumineuses et glacées. Je m’étais aménagé -un toit de fougères qui me garantissait la tête : -un feu d’aiguilles de pin me réchauffait les pieds. -Or, un soir que je venais de m’assoupir, quelqu’un -m’appela par mon nom. Je rouvris les yeux, et, -devant moi, dans la brume blanche qui s’élevait -de la vallée, je vis surgir une apparition, un fantôme -de saint que je reconnus aussitôt. C’était -Yves de Kervarzin, le prêtre secourable, hébergeur -des vagabonds et patron des sans-le-sou<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a>… -Tel il s’est montré à moi, celle nuit-là, tel je l’ai -représenté depuis, partout où j’ai pu, avec sa -toque noire, avec sa longue soutane, avec son -aube fine, si étincelante qu’elle semblait tissée de -clair de lune.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> On dit en breton « <span lang="br" xml:lang="br">da dad kûn</span> » <i>ton père doux</i>.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> C’est peut-être le site le plus gracieux de l’exquise -vallée du Guindy. La rivière au bas, claire, chantante, -déroulant sur un lit de gravier, à travers des prés d’un -vert intense, ses méandres harmonieux. Sur une des collines -de la rive gauche, un bois de pins et, à son ombre, -les ruines de l’oratoire. Celui-ci devait couvrir à peine trois -mètres carrés de superficie. Il était bâti de quelques -pierres mal liées avec de l’argile. On raconte que saint Elud, — le -même, j’imagine, que saint Iltud, — eut là son ermitage.</p> - -<p>Quant à la Fontaine-de-Minuit (Feunteun-Anternoz), son -eau mystérieuse filtre d’un rocher, au pied de la colline. -J’ai dessein de raconter ailleurs ses vertus.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> « <span lang="br" xml:lang="br">An dud a bemp liard</span> », disait Mabik, les <i>gens de cinq -liards</i>.</p> -</div> -<p>» C’est lui qui a commencé ma réputation. Je -l’ai peint d’abord dans une ferme, puis dans une -autre. Finalement, dès que j’entrais dans une -maison, on m’appréhendait à la veste :</p> - -<p>» — Ramone ou ne ramone pas, cela nous est -égal, mais tu vas le dessiner là, tu vas dessiner -ton <i lang="br" xml:lang="br">Sant Erwan</i> !</p> - -<p>» Aujourd’hui encore, quand je passe devant les -seuils, les petits enfants s’attroupent et crient :</p> - -<p>» — C’est Mabik Rémond, c’est l’<i>oiseau noir</i> de -saint Yves !</p> - -<p>» Les meilleures choses, hélas ! n’ont qu’un -temps. Reste-t-il, en Trégor, reste-t-il une seule -maison de marin ou de paysan qui n’ait point sur -sa muraille la grande image sacrée ? Pauvre de -moi, j’ai dû chercher d’autres motifs. Oh ! je sais -bien, dans notre pays ce ne sont pas les saints -qui manquent. En ces parages même, il en -débarqua des <i>batelées</i> qui avaient pour pilote -Lewias, et Tudual pour capitaine. Je les connais -tous. Au besoin, je vous dirais leurs noms, leur -histoire et la figure qu’ils ont laissée d’eux. Je -puis, avec un peu de terre à briques et de noir de -fumée, leur redonner un semblant de vie. On me -commande : « Fais-nous tel saint, Mabik » ; et je -le fais. Mais, voyez-vous, si j’étais maître de ma -destinée, je ne peindrais jamais que des saint Yves. -Les galopins des campagnes ont raison. Peintre -de saint Yves je suis, peintre de saint Yves je -mourrai !… »</p> - -<p>Ainsi me parla Mabik Rémond, en ce paisible -après-midi d’août où je fus momentanément son -hôte, tandis que le moulin de Job-An-Dû <i>tictaquait</i> -ferme au creux du vallon et que les cloches -du Minihy carillonnaient pour un baptême.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IV</h3> - - -<p>Deux années auparavant, aux vacances de 1890, -j’étais assis sous les grands ombrages du jardin -de Rosmapamon. Et là, le plus merveilleux -enchanteur que la Bretagne ait produit, depuis -Merlin, évoquait devant un groupe d’intimes — à -propos de l’inauguration, alors prochaine, du -nouveau tombeau de saint Yves — les souvenirs -de son enfance qui se rattachaient à l’ancien -monument.</p> - -<p>— Je ne l’ai pas vu de mes yeux, disait-il. Il -avait été détruit pendant la Révolution par ce -bataillon de vandales étampois qui a laissé dans -toute notre Armorique tant de traces funestes de -son passage. Mais les personnes vénérables de -mon entourage en avaient retenu l’image dans -leur mémoire. Elles m’en ont souvent fait la -description. C’était vraisemblablement une très -belle chose. Nos sculpteurs de pierre du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle -étaient des artistes ingénieux et très personnels. -Il est bien regrettable qu’un tel chef-d’œuvre -ait disparu. De mon temps, il n’y avait plus à -la place où il s’éleva qu’une dalle en marbre -rouge que je me souviens d’avoir vue. Ma mère -avait sa chaise tout à côté, au pied de la chaire. -Cette dalle fut enlevée depuis, quand on conçut -le projet de rétablir le monument ; et l’on pratiqua -des fouilles, dans l’espoir de découvrir des reliques. -Croiriez-vous que l’on ne trouva rien ! Cela est à -l’honneur de la probité toute bretonne de nos -ecclésiastiques… Des prêtres italiens eussent infailliblement -découvert quelque chose.</p> - -<p>Par un respect peut-être trop scrupuleux de -la tradition, on a édifié le nouveau cénotaphe sur -l’emplacement de l’ancien. Je le déplore. Où il -est, il manque d’air et de lointain. En tout autre -lieu, dans le « chœur du Duc », par exemple, il -eût fait meilleure figure. Il serait du moins à -souhaiter qu’à l’aide d’un fond approprié, de couleur -sombre, on lui permît de ressortir davantage<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> Voir la description que M. de la Borderie a donnée du -tombeau. On sait d’ailleurs les beaux travaux que ce savant -a consacrés à la mémoire du saint.</p> -</div> -<p>Je déplore aussi que, dans la galerie des personnages -qui font cortège à la statue de saint -Yves, on ait omis ce bon Jehan de Kergoz qui -fut son mentor, le plus vigilant de ses amis. J’ai -visité autrefois, dans un vieux manoir de Kerborz, -la salle où ils étudièrent ensemble, Jehan faisant -l’office de répétiteur. Quand vint l’heure du -départ si redouté des mères bretonnes, du départ -pour Paris, c’est à Jehan de Kergoz que dame -Azou du Quinquiz confia son fils, avec les plus -minutieuses recommandations. Il prit sa tâche -au sérieux et conduisit Yves, comme par la main, -jusqu’à l’âge d’homme. Vous savez que celui-ci -mourut prématurément. Jehan s’obstina à vivre -jusqu’à ce qu’il lui eût été donné d’assister à la -canonisation de son élève. Il vint déposer à l’enquête, -et ce dut être, j’imagine, un très beau -spectacle. Il avait plus de quatre-vingt-dix ans ; -néanmoins, il parla avec un enthousiasme si juvénile -que, non content de convaincre son auditoire, -il le fit pleurer. C’est dans cette attitude -qu’il eût fallu le représenter sur une des faces du -tombeau. Je l’y ai cherché en vain. C’est une -lacune fort regrettable.</p> - -<p>… Je reproduis avec une fidélité textuelle les -termes de la causerie. Quant au reste, hélas ! — quant -à cette grâce à la fois si simple et si subtile -dont il parait les moindres choses, le prestigieux -conteur en a emporté le secret.</p> - -<p>J’étais à Tréguier, le lundi 8 septembre, -deuxième jour du <i lang="la" xml:lang="la">Triduum</i>. Le contraste était -saisissant, de ces vieilles rues engourdies depuis -des siècles dans une somnolence de cloître, et de -ces longues foules sinueuses et grouillantes labourées -de profonds remous. Le dirai-je ? L’éclat -même donné à ces fêtes froissa dès l’abord ma -religiosité bretonne. Il y avait là trop de mise en -scène, une orchestration trop savante, trop de -curieux aussi, trop de « blagueurs », trop de photographes. -Notre race a des pudeurs jalouses, -surtout quand il s’agit du plus intime d’elle, de -ces exquises dévotions surannées où elle se -réfugie et se complaît. Sous d’âpres dehors, elle -est discrète, fine ; l’ostentation l’effarouche. A ses -pardons habituels vous n’entendrez guère que des -sons voilés de tambours et le sifflet pastoral des -fifres. Le tintamarre des cuivres bouleverse l’harmonie -de son rêve intérieur qu’elle ose à peine se -murmurer à elle-même. Pour moi, tout ce bruit -me choquait d’autant plus, en cette circonstance, -que je savais de quelle réserve délicate s’enveloppe -au pays de Tréguier le culte de saint Yves.</p> - -<p>Dès les premières nuits de mai, alors que, selon -la jolie expression locale, le ciel <i>s’ouvre</i>, semble -planer de plus haut sur la terre, l’usage est de se -rendre au Minihy par la route obscure et odorante, -bordée d’aubépines en fleurs. On se réunit -après souper, par groupes, au pied de l’immense -calvaire qui marque l’entrée de l’asile, de l’<i lang="la" xml:lang="la">ager</i> -sacré. C’est à la fois une promenade et une procession ; -on chemine à pas lents, sous les étoiles ; -l’air est doux, traversé de senteurs balsamiques ; -nulle croix en tête, pas de clergé ni de chantres. -Le silence est de rigueur. Les prières s’exhalent -en un vague chuchotement qui ne trouble point -la paix des choses. C’est comme un défilé d’ombres -dans la nuit. Les vieilles citadines, aux délicieuses -cornettes d’autrefois, étouffent leurs pas menus -dans des chaussons de ouate, les mains dissimulées -sous l’ampleur des manches, à la façon des -nonnes. Le long des douves, d’intervalles en intervalles, -des mendiants sont accroupis, manchots, -culs-de-jattes, aveugles, lépreux, la plupart agitant -des torches qui avivent leurs plaies de larges -reflets sanglants, — tous, clamant et se renvoyant -de l’un à l’autre, avec un singulier mélange de -cabotinage et de sincérité, la mélopée tragique de -leur misère. D’aucuns ont les genoux comme -incrustés dans le sol. On les prendrait, à leur -immobilité, pour des statues. D’autres sont debout, -la tête rejetée en arrière ; et dans le blanc de leurs -yeux convulsés se réfléchit par instants la lueur -des astres. D’autres encore montrent d’un beau -geste toute une smala endormie autour d’eux, des -chérubins crépus couchés à même dans l’herbe du -fossé et sur qui veille une chandelle de suif avec -une fougère pour support. Et les lamentations -éclatent, voix rauques de vieillards, glapissements -aigus de femmes… <i lang="br" xml:lang="br">En hanô sant Erwan !… En -hanô sant Erwan<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a> !…</i> L’aumône versée, la plainte -s’apaise, et le silence redevient profond. Durant -tout le trajet, les pèlerins n’échangent pas une -parole. C’est le <i>pardon mut</i>, le « pardon taciturne », -une des formes les plus usitées de la -dévotion bretonne.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> Au nom de saint Yves ! Au nom de saint Yves !…</p> -</div> -<p>Une population qui entend de la sorte la piété -n’est guère faite — on en conviendra — pour -goûter les manifestations pompeuses, toujours un -peu mêlées et discordantes.</p> - -<p>— <i>Ma Doué !</i> murmurait auprès de moi une -paysanne de Louannec, comment prier au milieu -de tout ce bruit ?</p> - -<p>Il y avait là des milliers de gens qui pensaient -comme cette paysanne.</p> - -<p>Qu’on ne m’accuse pas au moins d’incriminer -en bloc, par esprit de dénigrement, ces fêtes que -l’opinion générale s’accorda à trouver « réussies » -et dont quelques épisodes — le feu d’artifice -mis à part — eurent un caractère d’incontestable -beauté. Telle, entre autres, cette veillée des fidèles -dans la cathédrale, pendant la nuit du lundi au -mardi. Une chose très bretonne, celle-là, très -impressionnante aussi. Lorsque je pénétrai à l’intérieur -de l’église, il était une heure avancée. -Malgré la fraîcheur nocturne et les courants d’air -qui s’engouffraient par les portes ouvertes, on -respirait une tiédeur fade, l’haleine épaissie de la -multitude prosternée là et sommeillant à demi, -en des poses d’hébétement et de lassitude. Les -lourds piliers montaient, humides, moussus, -pareils à d’immenses troncs d’arbres balançant -là-haut sous les voûtes, au vacillement de quelques -cierges, de mystérieuses frondaisons d’ombre. -Une oraison éparse, continue, monotone, rôdait -à travers le silence, courait comme un vol de -bourdon sur toutes les lèvres, peut-être même sur -celles des évêques de pierre couchés, les mains -jointes, sous le cintre bas des enfeux. Dans toute -cette obscurité confuse et chuchotante, une seule -chose lumineuse : le « tombeau », — sorte de -catafalque blanc, vivement éclairé par une forêt -de cires ardentes et où reposait, blanche aussi, de -l’étincelante blancheur du marbre, l’image funéraire -de saint Yves. Le long de la grille qui -entoure le monument, c’était un perpétuel glissement -de silhouettes fantômatiques, dans un bruit -de prières et de chapelets égrenés. Soudain, une -voix isolée, une voix d’homme, large et pleine, -entonna, sur l’air d’une vieille complainte guerrière<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a>, -un cantique en langue armoricaine composé -par un prêtre de l’endroit<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a> :</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> La <i>gwerz</i> de « Lézobré ».</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> Le chanoine Le Pon.</p> -</div> -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">N’hen eus ket en Breiz, n’hen eus ket unan,</i></div> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">N’hen eus ket eur Zant evel sant Erwan…</i></div> - -<div class="verse stanza">Il n’y a pas en Bretagne, il n’y en a pas un,</div> -<div class="verse">Il n’y a pas un saint comme saint Yves.</div> -</div> - -<p>Cela fit l’effet d’une diane dans la cour d’une -caserne endormie. Un grand frisson secoua la -foule. Les plus engourdis sursautèrent. Un chœur -formidable se mit à répéter chaque verset à la -suite du chanteur. Ce fut une clameur folle, éperdue, -dont toute la cathédrale vibra. Les cierges -eux-mêmes, comme ranimés, brûlèrent d’une clarté -plus joyeuse. Puis, les voix s’éteignant, tout -s’assombrit de nouveau ; et l’on ne vit plus de -lumineux au fond de la nef que le blanc cadavre -de saint Yves, veillé par un peuple de pauvres -gens…</p> - -<p>Le lendemain, dans une flambée de soleil, à -l’issue de la grand’messe, les processions débouchaient -du porche. Vingt paroisses étaient là, -clergé en tête, et tous les évêques bretons, successeurs -des Pol, des Brieuk, des Tudual, et tous -les béguinages de la vieille cité monacale, les -coiffes rabattues sur le visage, les yeux décolorés -et craintifs. Les cloches se mirent en branle, non -seulement celles de la cathédrale et des couvents -voisins, mais celles encore des bourgs les plus rapprochés, -de Plouguiel, du Minihy, de Trédarzec, -de Kerborz, si bien que cela roulait et retentissait -dans tout l’espace comme les grandes houles -ondulées d’une mer sonore. Le défilé commença. -Entre deux rangs d’oriflammes se balançaient à -des hampes aussi solides que des mâts les bannières -splendidement ouvragées des paroisses, les -unes toutes neuves et comme constellées, les -autres, plus vénérables, étalant avec une sorte de -gloire leurs ors délustrés et leurs broderies -éteintes. Sur la plupart se détachaient presque en -relief les lourdes images des saints du Trégor. -On lisait les noms au passage : Trémeur, Tryphine, -Coupaïa, Bergat, Sezni, Gwennolé, Gonéry, -Liboubane, toute une litanie barbare que les -« étrangers », accourus en amateurs des villégiatures -de la côte, s’efforçaient en vain d’épeler. -Devant le crâne d’Yves Héloury, enchâssé dans -un magnifique reliquaire, marchaient six pages -vêtus de jaune et de noir, aux couleurs du saint, -et portant sur la poitrine les armes de Kervarzin, -quatre merlettes sur champ d’or. Derrière venaient -les prélats, les prêtres ; la foule suivait, chantant — sur -le ton du vieil hymne de guerre — le -cantique de « <span lang="br" xml:lang="br">sant Erwân</span> ». Et c’était assurément -très beau.</p> - -<p>On fit, en cet appareil grandiose, le tour des -rues de Tréguier. Mais, au grand étonnement des -fidèles, on ne s’engagea point sur les terres du -Minihy, on n’alla pas rendre visite à saint Yves -dans sa vraie « maison ». Je me plais à croire -que ce fut par respect pour de certaines convenances -que les Bretons ont coutume de formuler -dans cet adage : à chaque pays son pardon.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>V</h3> - - -<p>Il n’y en a qu’un qui soit proprement le pardon -de saint Yves : c’est celui qui se célèbre au -Minihy, dans la journée du 19 mai.</p> - -<p>… Nous demeurions, en ce temps-là, à Penvénan — un -gros bourg triste sur un plateau -dénudé, coupé de talus broussailleux, entre le -Guindy et la mer. La commune est vaste. Dans -l’intérieur vivent des laboureurs aisés, semeurs -de froment et pasteurs de troupeaux. Quelques-uns -sont riches, ont des fermes spacieuses bâties -en pierres de taille comme des manoirs. Il n’en -est pas de même des clans de pêcheurs, disséminés -le long du littoral. L’aisance est à peu près -inconnue dans ces hameaux. Les hommes en sont -absents pendant cinq et six mois de l’année, -presque tous occupés aux campagnes lointaines et -périlleuses de Terre-Neuve ou d’Islande. Beaucoup -ne reviennent jamais. Leurs familles tombent -dans la détresse, vont grossir la bande des « chercheurs -de pain ». On sait d’ailleurs qu’en Bretagne -ce n’est pas une honte de mendier, si même -ce n’est pas un honneur. Les misérables, comme -les fous, sont tenus pour des êtres sacrés. Qui -leur manque de respect encourt la damnation -éternelle. Aussi les traite-t-on avec les plus grands -égards ; ils ont partout leur écuelle dans le dressoir, -leur pailler sous la grange ou dans l’étable. -Au pays de Tréguier, ils forment une espèce de -corporation et s’intitulent eux-mêmes, non sans -orgueil, les « clients de saint Yves ». Quand sa -fête approche, infirmes et loqueteux se redressent -dans leurs haillons, font sonner allègrement leurs -béquilles :</p> - -<p>— Voici notre pardon, disent-ils, — <i lang="br" xml:lang="br">pardon ar -bêwien</i>, le pardon des pauvres !</p> - -<p>Je voudrais esquisser en quelques lignes la physionomie -de l’un de ces clients du saint, le plus honnête -homme peut-être que j’aie connu. On l’appelait -Baptiste tout court, comme s’il n’eût jamais -porté d’autre nom. Il habitait, sur la route de Lannion, -une masure à laquelle il ne manquait guère -que des murailles et un toit. La pluie et la neige -y avaient leurs libres entrées, et le vent s’y installait -comme chez lui. Les chats sans domicile -pullulaient dans les recoins, indépendamment de -quantité d’autres bêtes. Quand on en plaisantait -Baptiste, il vous répondait avec une philosophie -tranquille :</p> - -<p>— <i lang="br" xml:lang="br">Dûman ê ty an holl</i> (Chez moi, c’est la maison -de tout le monde).</p> - -<p>Il avait des idées très particulières sur l’hospitalité. -C’était un sage, à la manière des Cyniques, -professant pour les réalités extérieures une sereine -indifférence, n’attachant de prix qu’aux choses de -l’âme. Cependant il tenait beaucoup à sa pipe, et -son front se rembrunissait dès qu’il n’avait plus -de quoi fumer. Un petit verre d’eau-de-vie de -temps en temps n’était pas non plus pour lui -déplaire. Mais, voilà tout. Nulle autre passion ne -troubla ce cœur simple. Il entra dans la tombe -aussi pur qu’au sortir de son berceau d’enfant. Il -mourut aux abords de sa quatre-vingtième année, -une nuit de verglas, sans un témoin, sans un cri, -« s’étant lui-même fermé les yeux », selon l’expression -de la voisine qui la première s’aperçut -de sa mort. Quand on lui retira ses vêtements, on -trouva dans ses poches, outre sa pipe et sa blague, -un vieux morceau de lettre qu’on ne put déchiffrer -et, sur sa maigre poitrine velue, un scapulaire. -Quelques jours auparavant, il avait accosté -mon père dans la rue.</p> - -<p>— Je compte sur vous pour me <i>prêter</i> un drap, -lorsque le moment sera venu de m’ensevelir.</p> - -<p>Il ne doutait point d’être un jour à même de le -rendre, dans l’autre monde. Ainsi les anciens -Celtes se fixaient des échéances par delà le terme -de cette vie. Baptiste différait en ceci des pauvres -gens ses confrères : non seulement il ne demandait -pas l’aumône, mais il la repoussait, avec -une colère mal contenue, si gracieusement qu’elle -lui fût offerte. Là-dessus il était intraitable. Il prétendait -que le pain qui n’a pas été gagné étouffe -qui le mange. En descendant, le matin, je le trouvais -souvent installé dans l’âtre de la cuisine, et -fumant. Il avait un sentiment inné de la délicatesse, -prenait toujours prétexte de sa pipe à allumer ou -d’une nouvelle à dire pour entrer dans les maisons. -Encore fallait-il qu’il eût en sympathie les hôtes. -Moi, il m’aimait pour les choses que j’aimais, — pour -tout le passé breton dont je tâchais dès lors -à rassembler les reliques. Quant à mes parents, il -ne connaissait dans son entourage personne qui -leur fût comparable. En quoi il avait bien raison, -l’excellent homme !… J’allais à lui, nous nous serrions -la main et l’on causait… Survenait ma mère -qui le priait à déjeuner « sans façons ».</p> - -<p>— Au cas où vous auriez quelque besogne à -me donner, oui ! sinon, vous savez que c’est non !</p> - -<p>Il y avait toujours « quelque besogne » en -réserve pour Baptiste. On lui gardait de préférence -celles qui paraissaient exiger beaucoup de force, -comme de transporter du fumier ou de fendre du -bois. Il s’en acquittait avec une inhabileté charmante, -le pauvre vieux ! Mais c’était une âme -douce, prompte aux illusions. Il se persuadait de -bonne foi qu’il avait fait merveille, et mesurait la -qualité de son travail à la sueur ruisselante sur -ses joues évidées.</p> - -<p>— Vous vous fatiguez trop, Baptiste, lui disait -ma mère. Nous vous tuerons dix ans plus tôt.</p> - -<p>Ce compliment le touchait aux moelles ; il -rayonnait. Nous le faisions asseoir à table, au -milieu de nous, comme c’est l’usage dans les -anciennes demeures bretonnes. Il avait très faim — ne -goûtant pas au pain tous les jours — et -cependant il fallait le forcer à manger. Que de -fois, à son insu, nous lui avons empli les poches ! -Sa conversation était des plus intéressantes. Il -avait vu « vivre beaucoup de monde et passer -beaucoup de choses ». Des trésors de connaissances -populaires accumulées roulaient pêle-mêle -dans sa mémoire, ainsi que les galets sur la grève -à l’heure de la marée montante. Je pillais dans le -tas, à la façon des ramasseurs d’épaves…</p> - -<p>Un soir, il se montra sur notre seuil, décemment -vêtu de haillons presque propres.</p> - -<p>— Voulez-vous assister au <i>pardon des pauvres</i> ? -me demanda-t-il. Je suis attendu chez le fermier -de saint Yves, — mon ami Yaouank, — à qui j’ai -rendu quelques services.</p> - -<p>L’aubaine était des meilleures. Je m’empressai -d’accepter.</p> - -<p>Déjà, au cours de l’après-midi, j’avais cru -remarquer que le bourg était plus animé que de -coutume. De tous les petits chemins de grève -débouchaient des troupes de mendiants. Hommes, -femmes, enfants, ils traversaient la place, sans -s’arrêter, sans même jeter un regard aux portes -des maisons, puis tournaient à l’angle de la route -de Tréguier où ils disparaissaient, entre les haies -des ajoncs reverdis.</p> - -<p>Nous prîmes la même direction. Il était près de -sept heures : derrière nous, du côté de Perros, -le soleil à son déclin ressemblait à la gueule -embrasée d’un four. Sur nos têtes, de petites nues -floconneuses, blanches comme une laine qui sort -du lavoir, dormaient au fond du ciel, suspendues -et immobiles. Quoique ses jarrets eussent fléchi -sous le poids de l’âge, Baptiste ne laissait pas de -cheminer d’une allure assez ingambe. Comme je -lui en faisais l’observation :</p> - -<p>— Qui naît pauvre doit avoir bon pied, me dit-il, -dans la forme sentencieuse qui lui était habituelle. -Ce n’est pas sans raison qu’on appelle les -gens de ma sorte des <i lang="br" xml:lang="br">baléer-brô</i>, des batteurs de -pays. Le pain ne venant pas à nous de lui-même, -force nous est d’aller à lui, et c’est un métier où -il faut des jambes… ou des béquilles, ajouta-t-il, -en me montrant un éclopé qui se tortillait, un -peu en avant de nous, entre ses deux piquets de -bois.</p> - -<p>Baptiste continua :</p> - -<p>— Les livres vous ont sans doute appris quel -marcheur était saint Yves, notre patron.</p> - -<p>— Apprenez-le-moi, <i>parrain</i> ; les livres ne parlent -point de ces choses.</p> - -<p>— De quoi parlent-ils donc ?… En tout cas, -voici. Quand Yves fut d’âge à fréquenter l’école, -ses parents se trouvèrent fort embarrassés. Il n’y -avait pas à cette époque, dans toute la région du -Trégor, un seul maître qui fût digne de lui -donner des leçons. A Yvias<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a>, il y en avait un, -très savant. Mais c’était là-bas, au fin fond du -Goëlo, à huit lieues du Minihy. Et Azou du -Quinquiz ne voulait mettre son fils en classe qu’à -la condition qu’il prendrait tous ses repas au -milieu des siens et qu’il rentrerait coucher au -logis, chaque soir. L’idée de se séparer de lui -complètement lui était trop cruelle. D’autre part -il importait de le faire instruire au plus vite, -pour qu’il devînt un grand saint. Yves s’aperçut -que sa mère avait de longues heures de tristesse -et finit par lui demander la cause de son chagrin.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a> Cette légende est probablement née d’un rapprochement -établi par la logique populaire entre le nom d’<i>Yves</i> -et celui d’<i>Yvias</i>.</p> -</div> -<p>— Ce n’est que cela ! s’écria-t-il. Ficelle-moi -mon abécédaire et mon catéchisme. Demain -matin, à la première aube, je partirai pour Yvias -et — sois tranquille — avant midi je serai de -retour.</p> - -<p>On le laissa faire à sa tête. Il se mit en route -pour Yvias, portant sur l’épaule son petit paquet -de livres noué d’une ficelle. Il était déjà à sa -place, dans son banc, quand les autres écoliers -arrivèrent. Il y demeura sans bouger, bien attentif -et bien appliqué, jusque vers onze heures et -demie. A ce moment il se leva.</p> - -<p>— Qu’avez-vous donc ? lui demanda le maître.</p> - -<p>— Il est temps que je parte. J’entends le pas -du sacristain du Minihy montant les marches de -la tour, pour aller sonner l’angélus.</p> - -<p>— Cela n’est pas possible.</p> - -<p>— Mettez votre pied sur le mien. Vous entendrez -comme moi.</p> - -<p>L’angélus de midi n’avait pas fini de sonner -que le jeune saint était de retour auprès de sa -mère, dans la grande salle de Kervarzin. Ce fut, -dit-on, son premier miracle ; deux années durant -il le renouvela deux fois par jour.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VI</h3> - - -<p>Nous n’avions, ni Baptiste ni moi, les ailes invisibles -d’Yves Héloury. Le crépuscule tombait, -comme nous en étions encore à grimper le raidillon -qui permet de joindre le chemin du Minihy, -sans passer par la ville. Nous n’échangions plus -guère que de rares paroles. L’ombre invite au -silence. J’éprouvais cette vague angoisse qui vous -pénètre le cœur, à mesure que la tristesse grise -du soir envahit les choses, comme un mystérieux -avertissement que tout doit finir. Soudain, au -sortir d’une brèche, la silhouette — découpée sur -le sol — d’un haut clocher solitaire et veuf de son -église se profila jusqu’à nos pieds. C’était la tour -Saint-Michel. Nous nous attendions, certes, à la -trouver là, debout sur cette échine de pays, dans -son enclos jonché de ruines ; mais l’apparition du -fantôme de pierre fut si subite qu’elle nous impressionna -comme une rencontre de mauvais -augure ; machinalement, nous pressâmes le pas. -Des corbeaux, perchés dans les trous de la flèche, -croassaient pour appeler les retardataires de la -bande, en secouant leurs longues ailes noires qui, -dans l’atmosphère trouble du crépuscule, nous -paraissaient démesurées.</p> - -<p>— Hâtons-nous ! hâtons-nous ! murmura -Baptiste.</p> - -<p>Ce lui fut une occasion, quand nous eûmes -perdu de vue le clocher sinistre, de me raconter -sa légende.</p> - -<p>Ceci se passait peu d’années après la mort -d’Yves Héloury. Déjà les pauvres, ses protégés, -avaient fait de son bourg natal un lieu de pèlerinage. -Ils y venaient comme aujourd’hui de toutes -parts, en très grande dévotion, et ceux d’entre -eux qui habitaient l’<i>armor</i> traversaient nécessairement -pour s’y rendre les terres de Saint-Michel. -Or, Saint-Michel était en ces temps une espèce -de villégiature de nobles. Les gentilshommes de -Tréguier y avaient presque tous leur maison de -campagne où ils s’installaient avec leur famille -pendant la belle saison, depuis la mi-avril jusqu’au -commencement d’octobre. Afin que leurs dames -trouvassent la messe à leur porte, ils avaient -édifié à frais communs une magnifique église qui, -bâtie sur un point culminant, dominait de très -haut les clochers d’alentour — y compris la -cathédrale même (à laquelle elle n’avait, dit-on, -rien à envier pour la splendeur). Et quant au -desservant, il avait été stipulé qu’il devrait, lui -aussi, être de grande race. Bref, on ne vivait dans -ce terroir qu’entre seigneurs. On y menait d’ailleurs -joyeux tapage. Ce n’étaient, tous les jours -que Dieu fait, que chasses à courre, sonneries de -trompes, bombances, beuveries, ripailles et ribaudailles. -Vous pensez bien que ces gens-là n’avaient -souci de saint Yves ni de ses pauvres. Lorsqu’ils -virent que ceux-ci se mettaient à faire passage à -travers leurs halliers et leurs champs, ils en conçurent -de l’émoi.</p> - -<p>— Laisserons-nous donc ce peuple en guenilles -troubler nos plaisirs par le spectacle ambulant -de sa misère ?</p> - -<p>Conseil fut tenu. Et, à quelque temps de là, -des crieurs firent assavoir dans les paroisses que -les vingt ou trente domaines sis en Saint-Michel -seraient frappés dorénavant d’un droit de péage -et qu’il serait perçu un « sou jaune » par personne -et par tête. Faute du paiement duquel le délinquant -encourrait telle peine qu’il plairait à « messeigneurs » -de lui appliquer. Exiger d’un va-nu-pieds -l’impôt d’une pièce d’or ! Vous voyez ce que -cela avait de drôle. Lesdits seigneurs rirent -beaucoup de l’invention. Mais ce n’est pas tout -de rire, si l’on en croit le proverbe ; il faut avoir -chances de rire longtemps. Les gentilshommes de -Saint-Michel en firent l’expérience, et elle leur -coûta cher.</p> - -<p>Un an, deux ans, tout alla bien. L’édit avait -porté. Les pauvres faisaient un grand détour et -« passaient au large ». Saint Yves, sans doute, -n’était pas très content de cette façon d’en user -avec les siens, mais attendait que le moment fût -venu de manifester sa juste colère. Ce moment se -présenta. Un malheureux aveugle s’égara un jour -dans les sentiers prohibés. Des gardes le saisirent -et l’amenèrent devant l’assemblée des seigneurs.</p> - -<p>— Ah ! ah ! s’écrièrent ceux-ci, nous en tenons -donc un !… Où allais-tu ainsi, vagabond ?</p> - -<p>— A Saint-Yves, vénérables sires. Puissent ses -bontés être sur vous !</p> - -<p>— Tu as été pris traversant nos terres. Tu vas -payer l’amende !</p> - -<p>Pour toute réponse, l’aveugle retourna ses -poches qui étaient en lambeaux et d’où tombèrent -seules quelques miettes de pain d’orge. Les seigneurs -firent un signe aux gardes. L’instant -d’après on hissait le pauvre homme dans le clocher -et on l’amarrait à l’arbre en fer de la croix, -au sommet de la flèche.</p> - -<p>— Prie saint Yves qu’il te rende la vue, lui -dirent ses bourreaux. Tu es à la meilleure place -pour contempler son pardon.</p> - -<p>Ils n’avaient pas fini de parler que le ciel devint -d’un noir d’encre. Une obscurité épaisse enveloppa -le monde, comme au jour où mourut le -Christ. Et, du ventre des nues, s’élancèrent des -serpents de feu. En un clin d’œil l’église, les -manoirs, les bois, les cultures, tout fut dévasté, -incendié, réduit en cendres. Seule la flèche fut -épargnée, parce qu’elle portait le corps martyrisé -du vieillard. On dit même, au sujet de celui-ci, -que des mains invisibles dénouèrent ses liens, et -qu’il se retrouva, sans qu’il sût comme, cheminant -sain et sauf dans la direction du Minihy. -Quant aux gentilshommes de Saint-Michel, il ne -resta d’eux aucun vestige, si ce n’est leurs âmes -qui, transformées en corbeaux, sont condamnées -à voler sinistrement, jusqu’au jour du Jugement -dernier, autour du clocher solitaire.</p> - -<p>— <i lang="br" xml:lang="br">Doue da bardono d’an Anaon !</i> (Dieu pardonne -aux défunts !) conclut Baptiste, en se -signant au front, aux lèvres et à la poitrine.</p> - -<p>Nous entrions dans le bourg du Minihy. L’ouverture -de l’unique rue donnait sur une échappée -de campagne dévalant en pente douce vers la -berge goémonneuse du Jaudy. L’eau de la rivière -brillait au bas, d’une lumière froide, sous le -calme firmament nocturne. Nous longeâmes le -cimetière où des pèlerins circulaient en silence. -Par la baie du portail, le regard plongeait dans -l’église, suivait une avenue de cierges qui -allait se rétrécissant et comme s’éclairant à -mesure.</p> - -<p>Où nous étions maintenant il faisait très sombre ; -des arbres au feuillage épais, des châtaigniers -peut-être, formaient voûte au-dessus de nous, et, -les branches s’abaissant jusqu’aux talus qui bordaient -la route, on marchait à tâtons comme dans -le noir d’un souterrain. Tout à coup des abois de -chiens, un grand bruit de voix, et la vive lueur -d’une flambée d’ajoncs secs. Nous franchissions -le seuil du manoir de Kervarzin.</p> - -<p>— Y aura-t-il logement pour deux pauvres de plus, -s’il vous plaît ? clama Baptiste d’un ton enjoué.</p> - -<p>La vaste cuisine était déjà pleine de mendiants, — d’aucuns -debout, adossés à la demi-cloison en -planches qui garantit du vent de la porte le foyer -des fermes bretonnes ; — d’autres accroupis un -peu partout sur le sol de terre battue, ou assis, les -genoux au menton, sur un petit banc qui courait -le long des meubles, d’un bout à l’autre de la pièce.</p> - -<p>Aux paroles de Baptiste, un paysan à la chevelure -bouclée et grisonnante, à la mine joviale, se -leva de l’âtre et s’avança vers nous.</p> - -<p>— As-tu jamais entendu dire qu’on ait refusé -un pauvre à Kervarzin la veille du pardon de -saint Yves béni ? prononça-t-il avec une gravité -souriante, sans ôter sa pipe de la bouche et en -serrant la main que Baptiste lui tendait. — Il n’y -a pas que les pauvres à être les bienvenus chez -moi, poursuivit-il, quand je lui offris la main à -mon tour et que mon introducteur m’eut nommé ; -votre père a pu vous dire que chez le <span lang="br" xml:lang="br">Yaouank-coz</span><a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a> -il y a toujours pour les amis une soupe -aux crêpes chaude et un franc verre de cidre.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label">[24]</span></a> C’est ainsi qu’on avait coutume de l’appeler par un -jeu de mots auquel son nom prêtait : <i lang="br" xml:lang="br">Yaouank</i> en breton -veut dire jeune. <i lang="br" xml:lang="br">Yaouank-coz</i> équivaut à « le jeune-vieux ».</p> -</div> -<p>Il avait les manières d’un gentilhomme, ce -paysan. Je dus accepter son fauteuil de chêne, à -l’angle du foyer. Qu’il y faisait bon, devant la -claire flamme qui montait, montait, illuminant -toute la cuisine, balayant d’un rouge reflet les -battants cirés des armoires, transfigurant la face -des gueux, éveillant comme une joie d’être sur -leurs traits flétris et dans leurs yeux morts !… -Au crochet de la crémaillère une marmite énorme -était suspendue ; lorsque la servante en soulevait -le couvercle, il s’en échappait des jets de vapeur -blanche et une succulente odeur de lard cuit se -répandait dans l’air. — La table était surchargée -d’écuelles ; un garçon de labour achevait de les -emplir de crêpes de blé noir qu’il rompait en les -tordant entre ses poings.</p> - -<p>— Allons, gars ! cria le père Yaouank, la soupe -est prête.</p> - -<p>Comment rendre cette inexprimable scène qui -vous rejetait en plein moyen âge, au fond de -quelque « Cour des miracles » ? Au silence relatif -qui avait régné jusque-là parmi ces gens, harassés -pour la plupart et heureux de se laisser engourdir -au bien-être réchauffant d’une maison cossue, -succéda brusquement un tumulte, une mêlée, -une bousculade accompagnée de cris, de jurons -même et de horions, tout le monde se précipitant -à la fois vers la table et chacun s’efforçant d’attraper -le premier son écuelle. Les infirmes surtout -faisaient rage, fourrageaient avec leurs -béquilles dans les jambes des valides. Un cul-de-jatte, -à demi écrasé, beuglait, agitant désespérément -un bras démesuré terminé par une patte -immense. Les aveugles trébuchaient, les mains -en avant, — roulaient leurs prunelles éteintes. -Et Yaouank-coz regardait ce spectacle, avec sa -pipe au coin des lèvres, tranquille, l’air amusé.</p> - -<p>— Maintenant, à tour de rôle ! — commanda-t-il, -en barrant de son grand corps l’accès de la cheminée ; — quiconque -fera du désordre passera le dernier !</p> - -<p>Le calme se rétablit ; la « procession de la marmite » -commença. Les gueux s’approchaient un -à un, et présentaient leur écuellée de crêpes que -la servante arrosait de bouillon. A la clarté de -l’âtre, je les dévisageais. Oh ! les étranges têtes -que j’ai vues là ! Celles-ci, grosses, gonflées, -avec des meurtrissures bleuâtres, pareilles à des -melons d’eau ; d’autres maigres, d’une maigreur -ascétique, visages pétrifiés de morts, toute la vie -s’étant réfugiée dans la mobilité fébrile des yeux ; -d’autres, dures et frustes, aux énergiques profils -de forbans ; et il y en avait aussi d’exquises, — j’entends -parmi les femmes, — d’une adorable -mélancolie d’expression, d’une pâleur délicate et -souffrante. Il me souvient d’une entre toutes : -type pur de madone, une grâce mystique répandue -sur ses traits fins, je ne sais quelle suavité dans -la démarche. On eût dit un être immatériel. Ses -pieds nus, bronzés au soleil des grand’routes, -effleuraient à peine le sol. Elle avait de longues -paupières, de très longs cils. Quand elle passa -près de moi, je vis qu’elle portait au cou des -traces de scrofule. Je demandai son nom à Baptiste.</p> - -<p>— C’est une <i>innocente</i>. Elle est de Pleumeur. -Il paraît qu’elle tombe du haut mal et que, pendant -six mois de l’année, son corps n’est qu’une -plaie.</p> - -<p>On n’entendit bientôt plus que le bruit des cuillers -de bois raclant le fond des écuelles ; la soupe -avait été avalée en quelques lampées. Le maître -de maison — le <i lang="br" xml:lang="br">penn-tiégèz</i> — s’agenouilla sur la -pierre du foyer et se mit à réciter l’oraison du -soir ; les mendiants donnaient les répons, dans -un bredouillement un peu confus, d’une voix -ronronnante et ensommeillée… En face de moi, -de l’autre côté de l’âtre, se dressait un lit clos, -avec son ouverture étroite comme une lucarne et -ses petits rideaux de percaline à fleurs retenus -par des embrasses. Là, dit-on, saint Yves eut sa -couchette de paille et son oreiller de granit, -durant la dernière période de sa courte vie, au -temps qu’il était « official » de Tréguier avec -résidence à Kervarzin, dans sa demeure familiale. -Bercée au fredon des prières bretonnes, ma songerie -évoquait tel autre soir de l’an 1292 où, — peut-être -à pareille heure, — le bon saint, sur le -point de prendre son repos, crut ouïr qu’on frappait -à la porte. Il ne s’étonna point : son manoir -n’était-il pas une auberge, secourable à tous les -sans-gîte et à tous les sans-pain ?… Il ne lui vint -non plus à l’esprit de héler sa vieille servante, -qui dormait. Non. Il se leva lui-même et, nu-pieds, -alla tirer le verrou. (Est-il bien sûr qu’il y -eût un verrou ?) La porte ouverte, une bouffée de -vent entra, une bouffée de vent froid, chargé de -pluie, et aussi la plainte lamentable d’une ribambelle -de pauvres gens échoués sur le seuil, pitoyablement -morfondus.</p> - -<p>— Vite, vite, mes enfants… Je vais rallumer -le feu !… Venez çà, je vous attendais !…</p> - -<p>Certes, oui, il les attendait… D’où ils viennent ? -Qui ils sont ? Combien ils sont ? Que lui -importe !… Il me semble le voir s’agenouillant là -sur cette pierre où le père Yaouank murmure -les <i>grâces</i>, et soufflant cette braise qui s’éteint, -comme faisait tantôt, la fille de ferme, et y jetant, -comme elle, à pleines brassées, les gerbes d’ajonc -roux qui flambent clair. Les pauvres gens se sont -avancés : ils se sont assis sur les escabelles, aux -deux coins de la cheminée, et leurs haillons fument -à la douce chaleur, et leurs visages, ruisselants -d’eau, tout bleuis de froid, s’éclairent et rayonnent, -et leurs yeux échangent des regards qui -disent :</p> - -<p>— Qu’on est donc bien chez ce brave homme !…</p> - -<p>Yves est allé au garde-manger, il a pris la -tourte de pain blanc, un reste de porc et de bœuf -salé, et il les apporte aux vagabonds pour qu’ils -s’en régalent :</p> - -<p>— Rassasiez-vous, mes amis, rassasiez-vous !</p> - -<p>Quand le pain, le porc et le bœuf ont été -engloutis, le chef de la tribu nomade, un grand -diable à la peau cuivrée comme un zingaro, tient -au saint ce discours, après s’être essuyé la -bouche du revers de sa manche :</p> - -<p>— O le plus vénérable et le plus discret des -hôtes, je serais le plus ingrat des obligés si, ayant -reçu de toi cet accueil, je ne t’apprenais dès à -présent quelle est notre condition. Peut-être, -quand tu sauras qui nous sommes, nous rejetteras-tu -à la nuit ténébreuse et à la pluie glacée. -Ta bonne foi du moins n’aura pas été surprise.</p> - -<p>Je me nomme Riwallon. Priziac, aux confins -de la Cornouailles et du pays de Vannes, fut mon -lieu de naissance. De mon métier, je suis jongleur. -J’excelle à <i>rimer</i> les sônes d’amour et les -chants de guerre ; je n’ai point mon pareil pour -mettre en action les vies des héros et les légendes -miraculeuses des saints… Celle-ci est Panthoada, -ma femme, la compagne dévouée de ma longue -misère ; elle joue de la viole et dit la bonne -aventure ; de plus elle connaît les vertus des -herbes et l’art de guérir par oraison ; enfin elle -sait distinguer entre les trois cents espèces de -furoncles, et en quelle fontaine sacrée il y a -remède pour chacune… Ceux-là sont mes deux -fils ; l’un souffle dans le biniou, l’autre dans la -bombarde ; ils ont l’haleine puissante et le doigté -sûr… Quant à ces deux jouvencelles, mes -filles…</p> - -<p>Mais Yves a interrompu le jongleur. Il a vu -qu’elles sont jolies, les jouvencelles, plus jolies -peut-être qu’il ne sied à leur pauvreté, et il a vu -aussi qu’une rougeur subite vient d’empourprer -leurs joues pâles.</p> - -<p>— En vérité, homme, épargne-nous pour -ce soir ces récits. Tes enfants, ta femme sont -exténués ; toi-même, tu dois être bien las. Que -la paix de Dieu soit avec vous dans votre repos ! -Sachez seulement que cette maison est vôtre -tant qu’il vous plaira d’y demeurer.</p> - -<p>On sait qu’il leur plut d’y demeurer longtemps ; -onze ans après, c’est-à-dire en 1303 — époque -de la mort du saint — ils y étaient -encore<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a> !</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label">[25]</span></a> Cet épisode de l’histoire de saint Yves a fourni à -M. Tiercelin la matière de son beau poème : <i>Les Jongleurs -de Kermartin</i>.</p> -</div> -<div class="chapter"></div> - -<h3>VII</h3> - - -<p>Les « grâces » terminées, Yaouank-coz décrocha -une de ces énormes lanternes que les rouliers -ont coutume de suspendre à l’avant de leurs -charrettes, et, l’ayant allumée, il m’invita à le -suivre. La cohue des mendiants s’ébranla derrière -nous. La nuit était d’un gris d’ardoise, criblée de -menues étoiles. Nous traversâmes la cour. Les -pas s’étouffaient dans le fumier mou dont elle -était jonchée. Yaouank tenait le fanal élevé au-dessus -de sa tête, criait : « Par ici !… Attention -à cette mare !… » Des portes s’ouvrirent dans -des bâtiments bas groupés comme les chaumières -d’un hameau, et des souffles d’étuves nous frappèrent -au visage. Nous étions auprès des étables. -Les mendiants y pénétrèrent à la queue leu-leu, -sans bruit ; on y avait étendu pour eux une litière -de paille fraîche. Les plus ingambes grimpèrent -à l’échelle qui menait au grenier des fourrages. -Les vaches, étonnées, meuglaient doucement. Du -dehors, on voyait aller et venir, tantôt dans le -rez-de-chaussée, tantôt sous les combles, la grosse -lanterne vigilante du vieux fermier ; il ne se fiait -qu’à lui-même pour s’assurer que chacun avait -son gîte, admonestait celui-ci, installait celui-là, -avait l’œil surtout à ce qu’il n’y eût point de -promiscuités équivoques.</p> - -<p>En rentrant au manoir, nous trouvâmes Baptiste -dormant, coudes allongés sur la table.</p> - -<p>— Si vous désirez en faire autant, — me dit -notre hôte, — voilà mon lit… Oh ! vous ne m’en -priverez pas. Je suis de quart jusqu’à demain… -Je connais de longue date les pauvres que j’héberge : -il n’y a pas de malhonnêtes gens parmi -eux, mais il peut y avoir des imprudents. La -tentation de la pipe est forte, et il suffit d’une -étincelle pour causer un malheur.</p> - -<p>— Je vous demande en ce cas la permission -de veiller avec vous.</p> - -<p>— Katik, fais-nous un feu de purgatoire, -qui nous réchauffe et ne nous brûle pas. Un peu -de bois et beaucoup de mottes !</p> - -<p>La servante exécuta prestement l’ordre du -maître, puis s’alla coucher. Nous restâmes seuls, -assis de part et d’autre du foyer, les pieds à la -braise qui couvait sous un épais amas de tourbe. -Le silence était vaste et bruissait néanmoins, -comme si tous les grands souvenirs dont cette -demeure est pleine y eussent tourbillonné en -vols mystérieux.</p> - -<p>— Voyons, Yaouank, — commençai-je, — est-ce -vrai, ce que l’on m’a raconté ?…</p> - -<p>— Vous voulez parler du « miracle de la -soupe », n’est-ce pas ?… Écoutez-moi bien : je -ne suis pas un savant, — tant s’en faut, — mais -je ne suis pas un imbécile non plus… Non, là, -franchement, je ne pense pas qu’il vienne à l’idée -de personne de me prendre pour un imbécile… -Or, ce à quoi vous faites allusion, je l’ai vu, vu -avec ces yeux que j’ai dans la tête et qui sont ceux -d’un homme qui voit clair… On a dit, je le -sais, on a dit que j’étais saoul, ce soir-là… Ce -soir-là ! En vérité, autant dire ce soir !… Saoul ! -Avec quatre-vingts gueux chez moi, comme -aujourd’hui, roulés dans la litière de mes étables -et dans le foin de mes greniers !… J’eusse donc -été bête trois fois !</p> - -<p>Du reste, voici la chose, très simplement, -comme elle s’est passée. Dix-huitième jour de -mai, — la date où nous sommes. Toute la -semaine il avait plu à verse, sans discontinuer. -Les chemins, aux abords d’ici, n’étaient que fondrières : -quant aux champs que traversent les -sentiers de pèlerinage, l’herbe y nageait. Et, le -matin, il pleuvait encore ; et, toute l’après-dînée, -il plut, il plut à torrents. Ma ménagère — Dieu -ait son âme ! car elle est morte depuis — se -disposait cependant à apprêter le souper des -pauvres dans le grand <i>pot-de-fer</i>, comme de -coutume.</p> - -<p>— Oh ! fis-je, si tu m’en crois, tu ne mettras -au feu que la petite marmite. Par ce temps-là -nous n’aurons personne.</p> - -<p>Je fus obéi. On ne mit au feu que la petite -marmite, laquelle était à peine d’une capacité de -vingt écuellées. A la tombée de la nuit, il avait -paru trois hôtes, des gens du voisinage ; nous les -invitâmes à s’asseoir à table, avec nous, et notre -intention était de les garder aussi à coucher dans -la maison. Déjà la servante avait poussé les verrous. -On s’était groupé autour de l’âtre, et l’on -devisait paisiblement en attendant de dire les -<i>grâces</i>… Tout à coup : dao ! dao ! sur la porte.</p> - -<p>— Encore un, — pensâmes-nous, — à qui l’intempérie -n’a pas fait peur !</p> - -<p>Ma femme courut ouvrir.</p> - -<p>— Jésus-Maria ! s’écria-t-elle en joignant les -mains, comme il y en a ! comme il y en a !</p> - -<p>Nous vîmes entrer un flot de monde. Et, après -ceux-ci, il en parut d’autres, puis d’autres encore. -La cuisine fut bientôt pleine. Tous nos mendiants -habituels étaient là, ceux de Pleumeur et -ceux de Trédarzec, ceux de Penvénan, du Trévou, -de Kermaria-Sulard… Et parmi eux beaucoup de -figures inconnues, des pèlerins nouveaux, venus -du fin fond du pays, de Ploumilliau, de Trédrèz, -et même de Pleslin ! Ils faisaient pitié à regarder, -trempés jusqu’aux os, avec des mines si lamentables ! -Ah ! qu’un peu de bonne soupe chaude -leur eût fait du bien !… Et voilà justement qu’il -n’en restait plus… Quelques cuillerées peut-être… -J’étais furieux contre moi-même. Mais aussi -est-ce que je pouvais prévoir !… Les pauvres -gens tournaient vers la cheminée des yeux ardents. -Je me levai et je leur dis :</p> - -<p>— Il ne faut point nous en vouloir : c’est -la première fois que ceci nous arrive. Il faisait un -temps si affreux que nous ne vous attendions pas. -Je le regrette de tout mon cœur, mais nous -n’avons pas préparé de soupe pour vous.</p> - -<p>Une grande stupeur se peignit sur tous les -visages, et il y eut un silence triste… Alors, un -homme se détacha de la bande ; la buée qui -s’élevait des hardes mouillées était si épaisse que -je ne pus distinguer nettement ses traits. Il mit -un pied sur la pierre de l’âtre, ôta le couvercle de -la marmite, se pencha au-dessus, et prononça -d’une voix ferme et douce :</p> - -<p>— Avec ce qui reste de bouillon, on peut -toujours réconforter les plus malades.</p> - -<p>Et, ayant dit, il se retira à l’écart. Sa parole -nous en imposa. Ma femme se mit à tailler les -crêpes dans les écuelles. Et les pauvres de défiler -devant le foyer, — comme tantôt. La servante -versait le bouillon à mesure. Un, deux… cinq… -dix malheureux se présentèrent à tour de rôle ; -la marmite semblait inépuisable. Vingt autres -passèrent, et puis vingt autres ; la servante continuait -à verser. Ma femme était devenue toute -pâle d’émotion ; elle ne suffisait plus à sa tâche, -si fort qu’elle se dépêchât ; un des valets dut lui -venir en aide. Moi, j’éprouvais une sorte d’angoisse. -Tous, nous avions le sentiment que nous -assistions à quelque chose d’extraordinaire, de -surnaturel, et nous retenions nos haleines, n’osant -respirer. L’oppression du miracle était sur nous… -Pas un pauvre, je vous l’affirme, ne s’alla coucher -sans souper… Voilà ce que j’ai vu, il y a de cela -aujourd’hui quinze ans.</p> - -<p>Quand je cherchai des yeux l’homme qui -avait parlé, il avait disparu. Je demandai qui il -était : personne ne le connaissait. Une vieille -dit :</p> - -<p>— Comme je longeais le cimetière du bourg, -je l’ai aperçu franchissant l’échalier, et, dès lors, -il a marché à côté de moi. Deux fois il m’a tendu -la main pour sauter des mares. Je crois bien qu’il -portait une tonsure, car son crâne était tout blanc -sous la pluie.</p> - -<p>Elle n’ajouta rien de plus, mais chacun -demeura convaincu que le mendiant étrange -n’était autre qu’Yves Héloury, l’antique seigneur -de ce lieu. Vous en penserez ce qu’il vous plaira. -Mais, je vous le répète, voilà ce que j’ai vu. Et -beaucoup d’autres sont vivants, qui pourraient -en témoigner.</p> - -<p>Yaouank-coz heurta sa pipe à l’ongle de son -pouce, pour en secouer la cendre, et parut s’absorber -dans ses souvenirs. Je m’abstins, il va sans -dire, de toute réflexion… Baptiste ronflait sur la -table. Le balancier de l’horloge allait et venait -avec de grands coups sourds, fendant l’heure, -en quelque sorte, comme un bûcheron son bois. -A force d’entendre ce bruit obsédant et régulier, -je finis par m’assoupir à mon tour, la nuque -appuyée au lit de saint Yves, le cerveau hanté -d’hallucinations confuses où des pauvres, amarrés -à des flèches d’églises, mangeaient de la soupe -en des écuelles d’or.</p> - -<p>… C’est dimanche. Les cloches du Minihy -égrènent de jolis sons clairs. Le pâle sourire de -l’aube argente le ciel. Groupés dans la cour, à -l’entour du puits, les mendiants achèvent leurs -ablutions matinales. Sur le toit du colombier, dans -le courtil, des pigeons lustrent leurs ailes. Un -garçon de ferme, les jambes nues, mène ses chevaux -à l’abreuvoir. L’air est frais, léger, avec des -transparences bleuâtres qui idéalisent toutes choses. -Rien n’a dû changer dans cet horizon depuis -les temps où y vécut saint Yves. La rivière dort, -à marée haute, en une nappe d’eau blondissante, -encadrée d’arbres nains dont la chevelure baigne -dans le flot. Des coteaux se succèdent, et s’échelonnent, -et fuient, telles que des houles de -terres fécondes berçant des villages, des parcs, -des vergers, de vastes cultures morcelées à l’infini. -Dans la grise lumière des lointains, la silhouette -du Goëlo s’estompe délicatement, hérissée de -pins grêles aux panaches effrangés et flottants -comme la fumée d’un vapeur qui passe.</p> - -<p>… A l’église. On vient de célébrer la basse -messe ; l’air est imprégné de l’odeur des cires -ardentes. De minuscules navires aux gréements -compliqués pendent aux poutres. Des femmes -prient, le front dans les mains ; beaucoup portent -le manteau de deuil, d’étoffe noire, luisante, -tombant à plis harmonieux. Quelques « pèlerines » -déguenillées rôdent le long des murs, -avec de perpétuelles génuflexions et d’incessants -signes de croix. Sur l’une des parois de la nef -se lit le <i>testament</i> d’Yves de Kervarzin, où la -paroisse du Minihy et les pauvres de toute la -Bretagne figurent comme principaux légataires. Il -fut transcrit là, dit-on, par les soins d’une pieuse -demoiselle qui avait à expier un gros péché de -jeunesse<a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label">[26]</span></a> Celui d’avoir représenté la déesse Raison dans un cortège -officiel, à Tréguier, sous la Terreur.</p> -</div> -<p>Dans le cimetière, jouxte le grand portail, est -une tombe sculptée, d’aspect modeste et sans -inscription. Une ouverture en forme de voûte la -traverse de part en part, dans le sens de la largeur. -Les pèlerins s’y glissent en rampant sur les mains -et sur les genoux. D’aucuns baisent à pleines -lèvres la dalle funéraire. Quand ils se relèvent, -ils ont la face souillée de boue, mais radieuse ; ils -ont puisé à ce rude contact une sorte d’énergie -sacrée ; la vertu vivifiante d’Yves Héloury a -passé en eux. Car c’est ici qu’il repose, — n’en -doutez point, — c’est ici que repose l’ami des -pauvres qui voulut être enterré pauvrement. Ici -seulement se peut respirer le parfum de son âme -douce, dans cette atmosphère embaumée d’odeurs -champêtres et de salure marine. Les gens de -Tréguier lui ont édifié dans leur cathédrale un -magnifique cénotaphe. Là iront prier les riches, -ceux qui recherchent le luxe et les beautés factices -de l’art jusque dans les objets de leur dévotion. -Mais la foule des humbles ne désertera jamais les -petits sentiers du Minihy. Toujours on les verra -serpenter en longues « théories » pieuses et murmurantes -vers la colline ensoleillée que baigne -le Jaudy et où la grâce, la mansuétude de saint -Yves sont restées comme empreintes dans le paisible -sourire des choses.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch2">RUMENGOL<br /> -LE PARDON DES CHANTEURS</h2> - -<p class="dedic">A Charles Le Goffic.</p> - - - - -<h3>I</h3> - - -<p>Quand, sur l’injonction de Gwennolé, Gralon -eut jeté à la mer le corps de sa fille suppliante, les -flots qui venaient de noyer Is s’arrêtèrent, subitement -calmés ; et le vieux roi se retrouva seul, avec -le moine, sur le terre-plein où s’élève aujourd’hui -l’église de Pouldahut<a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a>. Son cheval, vieux comme -lui, tremblait de tous ses membres et haletait, la -tête basse, les naseaux encore dilatés par l’épouvante. -Gralon caressa doucement son cou, lissa -les poils de sa crinière souillés d’écume et enchevêtrés -de goémons. De tous les êtres qu’il avait -aimés, c’était désormais le seul qui lui restât. La -vie lui apparut vide et désenchantée ; il regretta de -n’être point mort avec les autres. Le dernier cri -de sa fille surtout le hantait, et ce long reproche -désespéré qu’en la repoussant dans l’abîme il -avait lu dans ses yeux. C’était donc vrai qu’il -avait eu le courage de cette chose atroce ? Quoi ! -de ses propres mains il avait noyé son enfant ? Il -n’avait eu pitié ni de ses pleurs, ni de son effroi ? -Elle se cramponnait à lui, si confiante, pourtant ! -Elle l’implorait d’une voix si douce « Sauve-moi, -père, sauve-moi, père, sauve-moi ! » Et il n’avait -écouté que ce moine, cet homme de malheur !…</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label">[27]</span></a> En français Pouldavid, près de Douarnenez.</p> -</div> -<p>Gwennolé suivait sur le visage du roi les mouvements -tumultueux de sa pensée.</p> - -<p>— Gralon, — dit-il sévèrement, — rends grâces -au Dieu qui, par mon entremise, t’a conservé les -jours de ta vieillesse pour travailler à ton salut -éternel.</p> - -<p>Subjugué par le ton impérieux du moine, le -chef du clan de Cornouailles leva vers le ciel -sa face vénérable toute baignée de larmes — et -pria. Le vent apaisé du soir se jouait dans sa -barbe blanche. Mais d’une détresse infinie son -cœur était plein, et les paroles qui s’exhalaient de -ses lèvres étaient navrantes comme des sanglots… -Dans les lointains gris de la mer le jour achevait -de s’éteindre.</p> - -<p>— Viens ! — commanda Gwennolé.</p> - -<p>Ils s’acheminèrent au pas de leurs montures du -côté du septentrion. Ils gravirent d’âpres côtes -hérissées de brousses, plongèrent dans des ravins -peuplés de roches monstrueuses qu’on eût prises -pour des troupeaux de bêtes d’autrefois, pétrifiées. -Très vite ils avaient perdu de vue la mer, mais, à -travers les grands embruns flottant derrière eux -dans l’espace, ils perçurent longtemps sa chanson -sinistre. Parfois, au milieu de ce bruit sauvage, -un appel strident éclatait dans la direction du -large. Gwennolé disait :</p> - -<p>— Ce sont les goélands qui regagnent leurs -nids.</p> - -<p>Gralon songeait :</p> - -<p>— Ainsi elle cria, quand je dénouai violemment -ses bras nus, enlacés à mon corps !</p> - -<p>Et, tout bas, il murmurait : « Ahès ! Ahès !… »</p> - -<p>Ils marchèrent tant, que le meuglement des -eaux n’arrivait plus jusqu’à eux. Mais leur souffle -salé les enveloppait toujours, et il s’y mêlait un -parfum d’herbes rares, une odeur que le vieux roi -reconnaissait pour l’avoir respirée, la veille -encore, dans les cheveux dorés de sa fille. Il se -rappela le baiser qu’il avait coutume de déposer, -le matin, sur son front frais et poli comme un -jeune ivoire. Il se rappela aussi de quel air elle lui -souriait, — et combien elle était caressante, la -lumière qui brûlait au fond de ses yeux !… C’était -maintenant une nuit épaisse. Les pieds des chevaux -foulaient une mousse humide, en forêt, sous -de hautes frondaisons noires, à peine ondulantes, -comme figées dans l’horreur des mystères antiques -que des druides y célébrèrent. Soudain, sur -les confins de ce pays boisé, à la lucarne d’une -hutte, une clarté brilla. Primel l’anachorète -demeurait là, Primel qu’on disait contemporain -du Christ.</p> - -<p>— Reposons jusqu’à l’aube à l’ombre de ce -saint homme, — prononça Gwennolé. — J’ai l’espérance, -ô roi, qu’un calme réparateur te viendra -de lui.</p> - -<p>Celui dont le moine parlait en ce langage -presque biblique était debout dans la cabane, et, -à l’approche des deux voyageurs, il ne bougea pas -plus que s’il n’eût point été vivant. Sa lourde robe -de bure était comme incrustée dans sa chair. Le -plissement rugueux de l’étoffe, les moisissures -vertes dont elle était marbrée par endroits lui -donnaient l’aspect d’une vieille écorce, et tout le -corps de l’ermite se dressait, immobile et noueux -ainsi qu’un tronc d’arbre. Sa tête semblait sculptée -au-dessus, à coups de hache, par un artisan -malhabile, un fabricant d’idoles barbares. Mais -quelle vierge aux doigts divins avait filé ses cheveux -si ténus que les araignées se trompaient -jusqu’à les insérer dans leurs trames ? De son cou -partaient deux maîtresses branches, qui étaient -ses bras, étendus dans un geste de bénédiction, -et sur qui le faîtage de la hutte s’étayait — eût-on -dit — depuis des siècles. La plante de ses pieds -nus s’aplatissait, collée au sol, et leurs ongles s’y -enfonçaient, démesurés, tordus, pareils à des -racines plusieurs fois centenaires. On racontait de -lui qu’il vivait à la façon des arbres, des sucs de -la terre et de l’air du ciel. On expliquait par là sa -longévité. Jamais on ne lui avait vu prendre une -autre nourriture. Les paysans d’alentour s’étaient -même lassés de lui apporter en offrande des vases -de lait et des quartiers d’agneau, parce qu’il laissait -boire le lait aux oiseaux et dévorer les quartiers -d’agneau par les loups. Il aimait d’un seul -et immense amour toute la création, les hommes -à l’égal des bêtes, et, parmi celles-ci, il ne distinguait -pas les malfaisantes d’avec les bonnes. -Chaque être, chaque chose représentait, selon lui, -un élément d’ordre et de beauté dans l’univers de -Dieu. Si vieux qu’il fût, son âme était demeurée -limpide ; nulle expérience mauvaise n’y avait déposé -son amertume. Il continuait à promener sur -le monde le regard émerveillé d’un enfant. L’optimisme -entêté de sa race s’épanouissait dans ses -claires prunelles, aux orbites rondes et lisses comme -ces trous que les piverts creusent dans l’épaisseur -des chênes.</p> - -<p>Gwennolé, en entrant, se prosterna devant le -solitaire, Gralon s’accroupit sur un amas de -feuilles mortes que les premiers vents d’automne -avaient balayées dans un coin de la hutte. A peine -s’y était-il laissé tomber, qu’une torpeur étrange -se répandit à travers ses veines, comme un calmant -mystérieux. Jamais il n’avait éprouvé cette -douceur de repos, pas même au temps où, après -ses grandes chevauchées de guerre, il s’allongeait -si voluptueusement sous les courtines de son lit -de Ker-Is tapissé de fourrures de fauves. La douloureuse -voix qui, depuis la catastrophe, gémissait -en lui s’apaisa peu à peu, devint une sorte de -chant vague, d’une lente mélancolie de berceuse, -où son âme se fondait, attendrie et tranquillisée. -C’était comme si, les yeux ouverts, il se fût -regardé dormir.</p> - -<p>Les deux saints — l’anachorète et le moine — échangeaient -des propos qui semblaient les versets -alternés d’une oraison. On eût dit un bruissement -d’eaux courantes auquel eussent répondu des frissons -de ramures. Dehors, les chevaux paissaient, -sous les étoiles, sans piquet ni longe, à l’aventure. -Par le cadre de la porte, on voyait sur les luzernes -blanchies de givre leurs vastes ombres se mouvoir.</p> - -<p>La nuit s’écoula, l’aube vint. Primel bénit ses -hôtes et, s’adressant à Gralon, il dit :</p> - -<p>— Dorénavant, fils, lorsque tu te sentiras le -cœur troublé par des tristesses intérieures, -réfugie-toi dans la solitude éternelle des choses. -Les bois surtout sont tendres à l’homme. Dieu en -a fait des asiles sacrés où la paix habite, et l’harmonie -du monde s’y révèle.</p> - -<p>… Au soir de cette journée, les voyageurs mettaient -pied à terre devant l’abbaye de Landévennec -bâtie au bord d’une grève verdoyante, à -l’endroit où la rivière d’Aulne débouche dans la -rade de Brest. Gwennolé y avait établi ses disciples, -trouvant le lieu propice à la prière et à la -méditation. La petite communauté formait une -espèce de bourg, de colonie, semi-monacale, -semi-agricole, chaque religieux ayant sa cellule à -part avec un courtil, des fleurs et quelques -ruches. Derrière le village, s’étageaient des collines -blondes que le soleil du matin caressait de -ses premiers feux et où ses derniers rayons s’attardaient -longtemps. Les troupeaux paissaient là, -épars sur les pentes, gardés par des novices qui -les surveillaient d’un œil et, de l’autre, s’exerçaient -à des lectures de piété dans des rouleaux de parchemins -surchargés de lourdes écritures gothiques. -Là aussi étaient les champs, les cultures, dont les -moines robustes avaient le soin. Les défrichements -gagnaient peu à peu les sommets, ouvraient -dans la profondeur des fourrés de larges éclaircies.</p> - -<p>Un bras de mer enserrait les terres de l’abbaye, -contournant le pied des collines, pénétrant vers -l’est dans les contreforts schisteux de la Montagne-Noire, -évoquant la vision d’un glaive d’archange, -d’une grande lame tordue et flamboyante. -Du côté de l’occident, il s’évasait en une méditerranée -pacifique aux vaguelettes crêpelées, tels -que des frisons d’or.</p> - -<p>Ce qui donnait plus de prix encore à cette oasis -de verdure et d’eau calme, c’étaient les vignes -austères qui, dans la direction du nord, fermaient -l’horizon. On devinait un pays nu, tourmenté, -battu d’un flot sauvage contre lequel il servait en -quelque sorte de rempart, et dont il brisait les -colères, de sa longue étrave de granit. Les -assauts de l’Atlantique s’y venaient heurter, -comme à un colossal parapet. Souvent on voyait -s’écheveler au-dessus de grandes crinières blanches, -avec des hennissements de bêtes qui -s’ébrouent, tandis qu’au ras des crêtes des lueurs -couraient, de rapides fulgurations d’éclairs. Et -l’on n’en goûtait que mieux le charme de ce coin -abrité, peuplé seulement de cénobites vivant une -vie de songe.</p> - -<p>Ces influences reposantes agirent promptement -sur Gralon, dont la vieille âme était de cire. Déjà -les choses du passé achevaient de s’effacer en lui, -quand soudain, une nuit d’hiver qu’il était resté à -veiller dans sa chambre, il lui sembla entendre -une voix douce qui chantait. Cette voix ne pouvait -venir des cellules du monastère, depuis longtemps -closes et endormies. Aucun chant, d’ailleurs, -pas même celui des novices, n’eût eu cette -grâce féminine, si attirante, qui, comme une -lanière subtile, enlaçait à la fois tous les replis du -cœur. Le vieux roi poussa les volets de bois plein : -appuyé au montant de la fenêtre, ses yeux plongèrent -au loin vers la mer. L’eau luisait, sous la -lune, d’une clarté d’argent. Dans le pâle scintillement -des ondes un buste de jeune femme surnageait. -La tête, renversée en arrière, traînait une -longue chevelure flottante, semée de pierres précieuses -qui étaient peut-être des reflets d’étoiles. -Les traits du visage, éclairés d’en haut, brillaient -étrangement d’une splendeur molle et fluide où -les yeux s’avivaient comme deux émeraudes, où -les lèvres s’épanouissaient comme une rose mystique -du jardin de la mer. Gralon tendit les bras, -cria dans l’espace : « Ahès !… Ahès !… » En cette -apparition il avait reconnu sa fille. Il l’appelait -encore qu’elle avait fui, avec la mobilité d’un -poisson. Mais les deux derniers vers de son incantation -demeuraient suspendus dans l’air. Et les -rayons de la lune les propageaient au loin en de -pâles et lentes vibrations : telles les cordes lumineuses -d’une lyre immense.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i1"><i lang="br" xml:lang="br">Ahès, brêman Mary Morgân,</i></div> -<div class="verse i1"><i lang="br" xml:lang="br">E skeud an oabr, d’an noz, a gân.</i></div> - -<div class="verse stanza">Maintenant Marie Morgane,</div> -<div class="verse">A la lueur du firmament, dans la nuit, chante.</div> -</div> - -<p>C’était une croyance des Celtes qu’une fée, -idéalement belle et cruellement perverse, habitait -la mer. Elle avait, disait-on, la figure, les seins et -les hanches d’une vierge. Le reste de son corps -était d’un monstre, couvert d’écailles et terminé -par une queue fourchue. On voyait son torse -incomparable surgir au-dessus des eaux, par les -soirs alourdis qui précèdent les grands orages. Sa -chevelure dénouée ondulait harmonieusement sur -les vagues et, de ses lèvres, un hymne montait, -d’une langueur triste et si passionnée que les -barques s’arrêtaient pour l’entendre. Les matelots, -éperdus, fascinés, ne pouvaient détourner leurs -yeux de l’ensorceleuse dont les bras blancs leur -faisaient signe. Une folie s’emparait d’eux. Et, -dépouillant leurs vêtements, ils se jetaient à la -nage, tout nus, pour la joindre. Elle les regardait -venir, de ses prunelles ardentes où des flammes -vertes brûlaient, et elle les étreignait sur son -cœur, à tour de rôle, avec la force déchaînée d’un -élément. Tout aussitôt le ciel se fermait ; les -nuages tombaient à longs plis noirs, ainsi qu’une -draperie funèbre, la houle se creusait en un lit -souple aux profondeurs mouvantes, et l’orchestre -de la tempête éclatait, formidable. A ses farouches -amours la fée voulait un cadre terrifiant. Ses baisers -distillaient une volupté si âcre qu’on en -mourait sur l’heure, comme d’un poison. La -bouche où la sienne s’était collée s’en détachait -soudain, flétrie, béante, muette à jamais. Il n’était -pas de famille sur tout le littoral breton qui n’eût -à lui reprocher le meurtre de quelqu’un de ses -membres. On la nommait <i>Mary Morgane</i>, ce qui -veut dire : née de la mer. Elle était une, et pourtant -multiple. Nombreuses étaient ses incarnations ; -mais, c’était toujours la même âme de -péché qui vivait en chacune d’elles<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label">[28]</span></a> Il va sans dire que cette tradition, comme tant d’autres -d’une origine non moins primitive, s’épanouit encore -toute fraîche dans l’<i>Armor</i> breton.</p> -</div> -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Ahès, brêman Mary Morgân…</i></div> -</div> - -<p>Et voilà à quel métier de séduction et de mort -Gralon avait voué sa fille pour l’éternité !… Le -refrain lugubre ne cessa jusqu’au matin de retentir -à ses oreilles, réveillant dans sa mémoire l’amertume -des souvenirs, ajoutant à ses anciennes -douleurs cette honte nouvelle d’Ahès devenue un -objet d’opprobre, — Ahès qui fut si longtemps la -joie de ses yeux et qui aurait dû être la fleur de -sa race !</p> - -<p>Le soir d’après, même apparition, même chant ; -et, pendant plusieurs nuits consécutives, il en fut -ainsi. Le vieillard n’osait plus s’allonger sur sa -couche ; l’obsédante image ne lui laissait pas un -instant de repos. Brisé de lassitude et d’angoisse, -il s’affaissait à genoux près de la croisée ouverte, -et c’était son tour, maintenant, d’implorer sa fille :</p> - -<p>— Pitié ! murmurait-il. — Ma dernière heure est -proche. Ne m’empêche pas d’oublier ! Accorde-moi -de mourir en paix !…</p> - -<p>Mais, comme lui naguère, la fée des eaux, elle -aussi, se montrait sans miséricorde. A la fin, pour -échapper à cette hantise, il résolut de fuir, de -s’enfoncer si avant dans les terres que l’haleine -même du flot marin ne pût parvenir jusqu’à lui. -Il déroba un des bissacs dans lesquels les paysans -du voisinage avaient coutume d’apporter à l’abbaye -leurs offrandes, et, l’ayant endossé, il se -mit en route au point du jour, alors que les -moines de Landévennec étaient tous à matines. Il -côtoya la rivière d’Aulne jusqu’au bac de Térénès ; -la fillette du passeur le déposa sur l’autre rive -moyennant une bénédiction et une oraison qu’il -psalmodia d’un ton navré. Elle prenait pour un -mendiant en tournée le chef vénéré du clan de -Cornouailles, l’homme qui fut le constructeur d’Is -et réunit sur son front toutes les couronnes de -l’Armorique ! Après avoir gravi la montée de -Roznoën, il entra dans une chaumière, sise au -bord du chemin. La ménagère lui dit :</p> - -<p>— Nous ne donnons l’aumône que le samedi, -veille du saint jour du dimanche. Voici néanmoins -une crêpe et un morceau de lard, parce -que vous paraissez bien rendu.</p> - -<p>Il accepta, en remerciant ; et, comme ses vieilles -jambes fléchissaient sous lui, il demanda la permission -de se reposer un instant sur la pierre du -seuil… Au crépuscule, il traversa la ville du Faou. -Withur, son cousin et son lieutenant, avait là -son château ; il donnait une fête ; les fenêtres de -sa demeure flambaient ; un brouhaha joyeux se -répercutait de salle en salle. Gralon voulut s’asseoir -sur une borne, près de la porte où les invités -s’engouffraient. Des gardes vinrent et le chassèrent. -Il subit cette humiliation sans se nommer. -Tout cela faisait diversion à son mal, l’arrachait -à sa pensée fixe, si torturante ! Une vallée s’ouvrait -sur la droite : il s’y engagea. Le sentier se -déroulait, ombragé de grêles ramures entre lesquelles -glissaient des reflets de lune brodant le -sol de dessins clairs. Puis, ce furent de hautes -futaies, des piliers élancés et moussus soutenant -des dômes d’ombre, le mystère d’une église vide, -la nuit. Tous bruits au loin s’étaient tus, même la -mélopée envahissante, obstinée, de la mer. Gralon -se rappela les paroles de Primel, l’anachorète :</p> - -<p>— Les bois sont tendres à l’homme qui souffre. -Dieu en a fait des asiles sacrés.</p> - -<p>Ses sourcils froncés se disjoignirent. Il se sentit -plein de sécurité, comme si un mur inexpugnable -l’eût isolé du reste du monde. Il continua d’avancer -toutefois, heureux de se baigner et, en quelque -sorte, de se fondre dans cette atmosphère -lénifiante, de goûter plus profondément, à chaque -pas, cette protection des choses qui allait s’épaississant -autour de lui. L’avenue où il marchait -avait l’ampleur, la majesté d’une nef colossale. -Et, tout en cheminant sous les arceaux vertigineux, -il songeait :</p> - -<p>— S’il est dans les décrets de Dieu que je vive -quelques années encore, je veux bâtir, à la place -de cette forêt et sur son modèle, une cathédrale -où se dresseront, en pierre indestructible, autant -de colonnes que voici d’arbres. Et il n’y aura -infortune en Bretagne qui n’y puisse trouver, -comme moi-même à cette heure, soit remède, soit -consolation.</p> - -<p>… Gwennolé cependant, inquiet de la disparition -du vieux roi, s’était mis à sa recherche. Il le -découvrit enfin, dans la retraite qu’il s’était -choisie, à l’orée de la forêt du Kranou. Il était là, -étendu sur un lit de mousse que les feuilles -tombées brochaient de larmes d’or. Près de lui -une forme humaine était accroupie, qui n’avait -plus d’un être vivant que l’apparence. En voyant -venir le moine dont la robe de bure blanche tranchait -vivement sur le fond assombri des bois, -Gralon se souleva avec effort.</p> - -<p>— Vous arrivez à temps pour recueillir mon -dernier souffle, dit-il. Ne prenez point ombrage -du vieillard que voici : il a vécu trois âges -d’homme et connu l’extrémité de la souffrance. -Les maux que j’ai endurés ne sont rien au prix -des angoisses qui l’ont éprouvé. J’ai eu à pleurer -ma ville engloutie et l’épouvantable destin de mon -unique enfant ; mais, lui, il a perdu ses dieux ! -A cette misère-là nulle autre n’est comparable. -Jadis il fut druide : il porte le deuil d’une religion -morte. Soyez-lui clément et doux. Il vous dira -mon vœu suprême, et combien ce lieu m’est cher ; -j’y ai savouré par avance la joie de n’être plus. Je -dépose en vos mains à tous deux mon âme épurée -des souvenirs qui troublent…</p> - -<p>Il n’en put prononcer davantage ; sa tête retomba -inerte sur le gazon. Le roi de Cornouailles -avait trépassé. Gwennolé se mit à murmurer des -psaumes latins ; le druide entonna, d’une voix -chevrotante, une mélopée en langue barbare ; et -Gralon, conan<a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a> de la mer, reposa dans la clairière -jusqu’au lendemain, veillé par le prêtre du Christ -et par le dernier survivant des ministres de Teutatès. -De singulières pensées durent hanter -l’âme de ces deux hommes. Peut-être le corps du -vieux roi suffit-il à combler l’abîme qui les séparait ; -peut-être, par-dessus son cadavre, dans la -mélancolie de cette nuit funèbre, les deux formes -religieuses de l’antique esprit breton se tendirent-elles -la main et communièrent-elles devant la -mort, sous le couvert majestueux des bois.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label">[29]</span></a> Chef.</p> -</div> -<p>Au point du jour, survint une troupe de cénobites -que Gwennolé avait mandés. Ils lavèrent à -une source voisine la dépouille mortelle du chef -de clan, l’ensevelirent dans une pièce de lin parfumée -de verveine, et la chargèrent sur leurs -épaules pour la transporter à Landévennec où, -dans une crypte maintenant effondrée, son sépulcre -se voit encore.</p> - -<p>Quand ils se furent éloignés, le druide parla :</p> - -<p>— Frère (car nous avons eu dans le passé de -communs ancêtres), celui que nous avons conduit -ensemble au seuil des demeures futures -m’avait prié d’être auprès de toi l’interprète de ses -dernières volontés. Je lui fis promesse de te les -aller dire, s’il était nécessaire, jusqu’en ta maison, -quoiqu’il me soit défendu par mes dogmes de -franchir le cercle enchanté de cette forêt. Ce -qu’il désire de toi, le voici : il entend que, par tes -soins, une église soit érigée en cette place à la -mère douloureuse de ton Dieu, afin que les -malades y trouvent guérison et les affligés miséricorde. -Un temps fut — j’étais jeune alors — un -bloc de granit rouge se dressait ici. Son contact -rendait la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, -l’espérance aux cœurs en détresse. Puisse le sanctuaire -que tu édifieras avoir mêmes vertus ! Ceci -est mon souhait, le souhait d’un vaincu résigné -au cours changeant des choses, et qui parle sans -amertume ni animosité. J’ai dit.</p> - -<p>Gwennolé resta un instant songeur, les yeux -baissés à terre.</p> - -<p>— Mais, en ce cas, — s’écria-t-il enfin, ému -malgré lui de la belle sérénité du druide, — c’est -vous que nous atteignons, vous dont nous envahissons -le suprême refuge !</p> - -<p>— Oh ! moi… fit le vieillard.</p> - -<p>Et, après un silence, avec un geste de lassitude -et de découragement, il ajouta :</p> - -<p>— C’est affaire à mes dieux de me protéger, -s’ils existent et s’ils y peuvent quelque chose.</p> - -<p>Puis, montrant le ciel, d’un bleu délavé, l’azur -limpide et pâle des matins d’octobre :</p> - -<p>— Au fond du mystère que nous situons là-haut -il n’y a peut-être qu’un grand leurre.</p> - -<p>Gwennolé, scandalisé, dit sévèrement :</p> - -<p>— Croire, c’est savoir.</p> - -<p>Mais, il se radoucit aussitôt ; il se sentait plein -de compassion pour cette figure vénérable, dernière -épave d’un grand culte sombré.</p> - -<p>— Que ne m’accompagnes-tu à l’abbaye ? Nous -avons une cellule pour les hôtes, et nous enseignons -la voix du salut.</p> - -<p>— J’aime mieux les sentiers de ma forêt, -répondit le druide, ils me sont familiers. Tous -les chemins, d’ailleurs, aboutissent au même -carrefour. Je te ferai seulement une prière : quand -tes ouvriers viendront pour bâtir l’église, s’ils -trouvaient mes restes pourrissant sur le sol, en ces -parages, recommande-leur de les enfouir. Adieu !</p> - -<p>Il tourna le dos et, appuyé sur un bâton -noueux, s’enfonça péniblement sous les hautes -avenues, tandis que Gwennolé, l’âme triste et -amollie sans qu’il sût pourquoi, descendait à pas -lents vers la mer.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>II</h3> - - -<p>J’ai tenu à rapporter tout au long la légende. -Le vœu de Gralon fut accompli, l’église fut -édifiée sur l’emplacement qu’il avait désigné ; -trois valises d’or, sauvées du naufrage de Ker-Is, -suffirent à peine à couvrir les frais du monument, -qui eut, en effet, s’il faut en croire la tradition, -autant de piliers de pierre que le pays de Rumengol -avait d’arbres. C’est dire que le sanctuaire -actuel n’en est qu’une réduction mesquine. Mais, -comme s’exprime le proverbe, il ne faut pas -mesurer aux proportions de l’église la grandeur -des miracles. L’humble chapelle d’aujourd’hui a -gardé, aux yeux des Bretons, le même prestige -que la somptueuse basilique d’autrefois. Ils y -accourent de toutes parts, toute l’année durant, -et de l’Argoat et de l’Armor<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label">[30]</span></a> L’Argoat (pays des bois) désigne surtout l’intérieur de -la Bretagne ; l’Armor, le littoral.</p> -</div> -<p>Un soir d’août, je débarquais au Cloître-Plourin, -petite halte de la ligne de Carhaix, perdue -dans une steppe marécageuse, au milieu d’une -région de tourbières éventrées, étalant çà et là -des lèpres noires et des miroirs d’une eau stagnante -et sinistre. Pas d’autre maison que la gare. -J’avais dessein de visiter les Kragou, sorte de -vagues en pierre, rebroussées dans la direction -de l’ouest, qui hérissent de leurs crêtes étranges -cette partie de la montagne d’Aré. Je pris la seule -route qui s’offrait à moi, un de ces chemins primitifs, -faits de deux ornières enserrant une sente -herbeuse, et qui, selon l’adage breton, ne sont -guère fréquentés que du chariot des âmes en -peine. Une vieille cependant y marchait à quelque -distance devant moi, une pauvre vieille à -l’allure hésitante, les pieds chaussés de lourds -souliers d’homme, la taille si courbée, que ses -longs bras avaient l’air de prendre naissance dans -ses reins. En passant à côté d’elle, je la « bonjourai ». -Elle me répondit d’une voix jeunette au -timbre argentin. J’ai souvent observé que chez -nous, les femmes du peuple gardent jusqu’aux -extrêmes limites de l’âge je ne sais quel charme -d’enfance. Il était évident aussi qu’elle éprouvait -un sentiment de joie à rencontrer un être humain -dans cette immense solitude. La tristesse des -choses autour d’elle lui causait une impression -pénible qu’augmentait encore la mélancolie du -soir, et cette espèce d’effroi qu’il traîne à sa suite -en nos climats occidentaux. Elle engagea la conversation, -exprima l’espoir que nous avions peut-être -à suivre longtemps ensemble la même route.</p> - -<p>— Moi, dit-elle, je voudrais atteindre le bourg -de Berrien avant l’extinction des lumières. Malheureusement, -je ne suis plus ingambe. Je vais -comme une loche.</p> - -<p>D’une des poches de son tablier le col d’une -burette sortait.</p> - -<p>— Vous êtes sans doute pèlerine ? demandai-je.</p> - -<p>— Je le fus, oui. Naguère on ne voyait que -moi sur les routes. Mais les forces s’usent, j’ai -près de quatre-vingts ans ; je devrais être déjà -couchée dans ma maison du cimetière. Je pratique -encore pourtant, parce qu’il faut vivre jusqu’au -bout, n’est-ce pas ?</p> - -<p>Elle m’apprit qu’elle se rendait à Rumengol, -par Berrien, Commana, à travers tout le pays -montueux. Et il y avait deux jours qu’elle voyageait, -depuis Plounévez-Moédec, dans les Côtes-du-Nord, -jouxte la forêt de Coat-an-Noz. Elle -allait prier la Vierge de Tout-Remède<a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a> pour le -prompt trépassement d’un moribond qui souffrait -des affres infinies sans pouvoir exhaler son dernier -souffle.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label">[31]</span></a> De <i>Rumengol</i>, nom de lieu, dont la signification s’est -perdue, le clergé a fait <i lang="br" xml:lang="br">Remed-oll</i>, ce qui veut dire Tout-Remède.</p> -</div> -<p>Pour me retenir plus longtemps à son côté, -elle se mit à me donner des détails sur les rites -qu’elle aurait à accomplir, une fois parvenue au -lieu de son pèlerinage. Elle s’agenouillerait -d’abord en face du porche où Gralon est représenté -implorant pour les Bretons la tendresse de -Notre-Dame, Mère de la chrétienté. Elle ferait -ensuite à trois reprises le tour de la chapelle, -pieds nus, ses souliers dans les mains, en marchant -à l’encontre du soleil et en récitant la très -ancienne ballade, en langue armoricaine, connue -sous le nom de <i>Rêve de la Vierge</i><a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label">[32]</span></a> Cf. <i lang="br" xml:lang="br">Soniou Breiz-Izel</i>, t. II, p. 344.</p> -</div> -<div class="poetry"> -<div class="verse">Dame Marie la douce en son lit reposait</div> -<div class="verse">Quand il lui vint un rêve ;</div> -<div class="verse">Son fils passait et repassait</div> -<div class="verse">Devant elle, et la contemplait…</div> -</div> - -<p>Je dus entendre toute l’oraison, qui est d’ailleurs -exquise et empreinte d’une fraîcheur, en quelque -sorte, galiléenne… Viendrait alors la prière dans -l’église. La bonne femme allumerait un cierge -aux pieds de l’image sacrée, le laisserait brûler -un instant, puis, brusquement, l’éteindrait, pour -signifier à la Glorieuse Marie quel genre de service -on attendait d’elle. Il était fort à présumer -qu’au même moment, là-bas, à Plounévez-Moédec, -l’agonisant rendrait l’âme. Sinon, elle avait -encore une ressource : elle irait à la fontaine de -la sainte et y emplirait sa burette. Au retour, elle -répandrait quelques gouttes de cette eau sur les -paupières du patient, et ses yeux aussitôt se renverseraient -dans leurs orbites, et la douleur le -quitterait avec la vie.</p> - -<p>— C’est, je crois bien, la cinquante-sixième -fois que je fais ce parcours, et pour cinquante-six -vœux différents. Il n’est pas de grâces que Rumengol -ne dispense : il guérit des tourments d’esprit -comme des infirmités du corps. Gralon en fut -le premier miraculé. Le démon de sa fille Ahès -le possédait et troublait ses nuits. Notre-Dame -l’en délivra…</p> - -<p>Lancée sur ce chapitre, la vieille ne tarit plus. -Mais, nous étions sur la pente des Kragou.</p> - -<p>— Ah ! vous allez aux Roches, fit-elle, avec -un léger frisson. Dieu vous garde !… Moi, mon -chemin est par cette trouée.</p> - -<p>Elle disparut peu à peu dans un repli de la -montagne. Arrivé au faîte, je me hissai sur une -des grandes pierres, et je la revis, la pauvre -vieille, qui se hâtait de son pas clopinant, sous -la tombée grise du crépuscule ; à deux lieues vers -le sud, par-delà le désert des tourbières, un clocher -pointait au-dessus d’un bouquet d’arbres, -égrenant dans l’air calme des tintements mélancoliques. -L’angélus sonnait à Berrien.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>III</h3> - - -<p>C’est dans la première semaine de juin, au -joli mois de la fenaison. Le train de six heures -vient d’entrer en gare de Quimper, regorgeant de -monde. Sur tout le trajet, depuis Lorient, il a -cueilli des pèlerins. On les entrevoit par le cadre -des portières, assis bien sagement, figures -sérieuses et recueillies. Il y a parmi eux des -Vannetais, des Gwénédours aux cheveux plats, -aux traits énergiques durement sculptés ; des -hommes de Scaër aux belles carrures, en des -vestes noires soutachées de velours ; des gars -d’Elliant, engoncés dans leurs cols raides, des -saints-sacrements brodés dans leur dos. Beaucoup -de femmes : celles-ci flétries avant l’âge, la -peau terreuse, la taille élargie par les travaux des -champs et les maternités incessantes ; celles-là, -délicieusement fraîches, pures fleurs d’idylles, -laissant flotter ainsi que des pétales blancs les -ailes éployées de leurs coiffes.</p> - -<p>Sous le hall, des groupes stationnent devant -les compartiments bondés : paysans et paysannes -de la banlieue quimpéroise, gens de Kerfeunteun -et d’Ergué, de Plomelin et de Fouesnant. On attelle -des wagons supplémentaires qui sont immédiatement -pris d’assaut. Le train repart, emportant -cette caravane de croyants, grossie de halte en -halte.</p> - -<p>Je me suis faufilé à grand’peine dans une voiture -occupée principalement par des soldats, — de -petits conscrits bretons, imberbes pour la plupart, -les mains calleuses encore de la charrue, -l’air rustique sous l’uniforme. Ils ont eu l’heureuse -chance de n’être point dépaysés, d’avoir -leur garnison à portée de leurs villages ; et, disposant -d’une permission de vingt-quatre heures, ils -les vont passer à Rumengol, par dévotion sans -doute, mais aussi parce qu’ils savent qu’ils y -rencontreront leurs parents, leurs amis et — comme -bien l’on pense — leurs douces<a id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">[33]</a>. Cette -perspective et le sentiment qui s’y joint d’une -liberté momentanément reconquise ne laissent -pas de les surexciter quelque peu. Ivresse passagère, -du reste, vite évaporée. La gaieté, dans -notre race, n’a qu’un épanouissement rapide et -se fane aussitôt. Maintenant, ils devisent entre -eux gravement, semblent se concerter à mi-voix. -Sur l’invitation de ses camarades, un d’eux se -lève, un tout jeune homme, presque un adolescent. -Aux lignes délicates de son visage, à ses -yeux fins, couleur d’herbe roussie, on devine un -pâtre des monts. Après s’être recueilli une -seconde, il attaque d’une voix claire, habituée à -retentir dans les grands espaces, non un refrain -de chambrée, comme on eût pu s’y attendre, mais -une complainte mystique, au rythme alangui, le -cantique populaire de Notre-Dame de Rumengol :</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_33" href="#FNanchor_33"><span class="label">[33]</span></a> C’est par cette gracieuse appellation que les Bretons -désignent la bien-aimée.</p> -</div> -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Lili, arc’hantet ho delliou,</i></div> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">War vord an dour ’zo er prajou ;</i></div> - -<div class="verse stanza"><i lang="br" xml:lang="br">Douè d’ezho roas dillad</i></div> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">A skuill er meziou peb c’houèz vad…</i></div> - -<div class="verse stanza">Des lys, aux feuilles argentées,</div> -<div class="verse">Sont au bord de l’eau, dans les prés ;</div> - -<div class="verse stanza">Dieu leur donna des vêtements</div> -<div class="verse">Dont l’odeur au loin embaume les champs…</div> -</div> - -<p>Le chœur des troupiers reprend chaque strophe, -lui communiquant une ampleur immense ; et le -chant semble fuir au loin derrière nous, emporté -dans un vent de vitesse, avec les grandes fumées -blondes qui font sillage aux deux flancs du train. -C’est une sorte d’églogue religieuse, doux-fleurante, -imprégnée d’un double parfum de nature -et de piété. Elle évoque dans l’atmosphère du -wagon, sans air et sans jour, où nous sommes -parqués, des visions de courtils lumineux, de -coteaux boisés, d’eaux courantes au creux des -vallons, et d’un sanctuaire dressant à mi-pente -son clocheton gris brodé de lichens.</p> - -<p>Ce qu’il nous est donné d’entrevoir de la contrée -que nous traversons ajoute encore à cette impression -de fraîcheur et de rusticité. La verte et -ondoyante Cornouailles déploie de part et d’autre -la splendeur grasse de ses pâturages, le miroitement -de ses rivières, le bleu rempart de ses -collines dont les dentelures, sous le soleil couchant, -sont comme burinées d’un large trait d’or. -Un ciel léger, des frissons tièdes, la vivante haleine -de la mer. On monte, on monte. Une ligne de -hauteurs austères et dénudées se dessine ; des -pyramides de pierres entassées les couronnent, -semblables à des <i>cairns</i> des anciens âges ; une -nappe d’eau canalisée réfléchit leurs grands profils, -et, sur ses bords, des maisons blanches sont -rangées paisiblement, leurs façades un peu assombries -par les reflets d’ardoises qu’y projettent les -carrières d’alentour. C’est ici Châteaulin, une -sous-préfecture d’Arcadie. On franchit le canal -sur un viaduc d’où l’œil domine un instant ses -courbes harmonieuses, l’écharpe d’azur mat qu’il -déroule, à travers des solitudes presque vierges, -jusqu’à la pointe de Landévennec. L’Aulne passée, -on entre dans un pays nouveau ; il n’a point l’âpreté -des cimes qu’on laisse après soi, mais encore moins -l’aspect joyeux, cette riante figure des choses, qui -caractérise la Cornouailles du sud. Région de -plateaux découverts, coupée de ravins profonds -comme celui de Pont-ar-Veuzèn, ou de combes -tristes comme celle de Lopérec, sa physionomie -respire un je ne sais quoi de sobre et de grave, -annonce déjà le Léon. Le train s’arrête dans une -petite station en rase campagne ; un employé crie :</p> - -<p>— Quimerc’h ! Les voyageurs pour Rumengol -descendent !</p> - -<p>Les wagons débarquent sur le quai une multitude -grouillante, silencieuse et bariolée. Il est -huit heures et demie environ. Le ciel, d’une blancheur -lactée, s’est peuplé d’une procession de nues -qui semblent s’acheminer, elles aussi, dans notre -direction. Les pèlerins s’égrènent au long d’une -route grimpante, bordée çà et là d’auberges. Sur -un palier, le bourg de Quimerc’h, transporté en -cet endroit depuis l’ouverture de la voie ferrée, -groupe autour d’une église neuve quelques maisons -banales. Et cela n’est pas sans causer une -déception, ce village improvisé, au milieu de ces -grands horizons sévères reposant sur des assises -de granit bâties pour l’éternité. Par delà le bourg, -la côte recommence ; les bras d’un calvaire se -dessinent au sommet, sur le fond encore illuminé -du couchant. On a de là-haut une des plus admirables -vues de Bretagne. Une terre singulièrement -attirante dévale à vos pieds ; tout au bas, des -silhouettes de toits pointus, un vieux décor de ville -moyenâgeuse gravé à l’eau-forte<a id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">[34]</a> ; à gauche, des -images grises et fuyantes, de vagues estompes -lointaines, pareilles à des nuages immobilisés, et -qui sont, d’abord, les crêtes du Ménez-Hôm, puis -le trident que plante au large le promontoire de -Crozon, la « main à trois doigts » dont il fouille -les entrailles de l’Atlantique ; — à droite, la rade, -ce que les Bretons appellent la <i>mer close</i>, une -filtrée d’Océan au sein des labours et des bois, -quelque chose de froid et de clair, la lumière glacée -d’une eau dormante où vibre encore l’adieu du -soleil disparu et où les houles viennent mourir en -un pâle et dernier frisson ; — en deçà, une échancrure -profonde, pleine d’ombre verte, et, de l’autre -côte du ravin, la croupe brune du pays d’Hanvec -qui porte suspendue à son flanc la petite Mecque -bretonne, la sainte oasis de Rumengol.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_34" href="#FNanchor_34"><span class="label">[34]</span></a> Le Faou.</p> -</div> -<div class="chapter"></div> - -<h3>IV</h3> - - -<p>Au sommet de la montée, comme je vais pour -m’engager dans le chemin creux qui, à travers le -vallon, pique droit sur la bourgade sacrée, je fais -rencontre du conscrit de tantôt, du joli pâtre -soldat. Assis sur le rebord de la douve, il se -déchausse, noue ensemble les cordonnets de ses -souliers et retrousse son pantalon rouge sur ses -fins mollets de grimpeur de landes. Nous échangeons -un regard, quelques mots. Je le complimente -sur sa voix de rossignol.</p> - -<p>— Oui, — me répond-il, — c’est un bien beau -cantique que celui-là ! Au catéchisme, on nous le -faisait chanter. J’aime à le fredonner à la caserne, -et il n’est pas besoin de me prier longtemps pour -que je le redise, en quelque lieu que je sois. Les -gens qui vont de chez nous au pardon de Rumengol -l’entonnent tout le long de la route… Je suis -de Saint-Riwal, dans le Ménez : un quartier -pauvre, trop de pierres, des bruyères, un peu de -seigle et de blé noir. Mais il n’y a de terre chaude -au cœur et douce aux yeux que celle où l’on -est né…</p> - -<p>Tandis que nous voyageons de compagnie (ses -camarades se sont attardés à boire dans les auberges), -il m’explique qu’il est le cinquième enfant -de sa famille ; il me parle de son père, de sa mère, -de sa sœur aînée, mariée à un « tourbier » du -Yeûn<a id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">[35]</a>, de sa marraine qui a quelque bien et qui -lui a promis, quand il aura fini son temps, de lui -faire cadeau d’une paire de bœufs pour entrer en -ménage. Car, sitôt de retour chez lui, il compte -prendre femme. Il s’est féru d’une fille de Braspartz. -Depuis trois ans il ne rêve que d’elle, quoiqu’il -ne lui ait jamais dit une parole d’« amitié ». -Il l’a connue un jour au pardon d’une chapelle -détruite, à Saint-Kaduan. C’était un soir comme -celui-ci. Il était allé là par désœuvrement, par -piété aussi. Même quand les saints n’ont plus -d’oratoire, il convient d’être assidu à leur fête. Il -y avait sur la pelouse beaucoup de jouvencelles. -Il n’en vit qu’une, qui lui riait du regard. Incontinent, -son destin fut fixé. Il avait, selon son -expression, « trouvé sa planète ». La fille, depuis -lors, est dans son souvenir comme une constellation -au fond d’un ciel pur. C’est l’éternel poème de -l’amour breton, si sobre et si chaste, tel que le -célèbrent les <i lang="br" xml:lang="br">Soniou</i>, tel qu’il persiste à fleurir au -cœur de la race. Rien de passionné, ni de troublant : -un attendrissement qui pénètre toute l’âme, -mêlé d’un je ne sais quoi de religieux. Ils aiment -comme on prie, ces Armoricains, avec recueillement -et en silence.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_35" href="#FNanchor_35"><span class="label">[35]</span></a> Tourbière immense qui s’étend au pied du Mont Saint-Michel -dans les montagnes d’Aré.</p> -</div> -<p>Le chemin creux où nous marchons s’enfonce -entre de hauts talus semi-éboulés : des branchages, -au-dessus de nous, se rejoignent, formant treillis ; -dans les fossés, des cressonnières bruissent d’un -chuchotement clair, de la menue et grêle chanson -des sources invisibles. Nul vent : les feuillages -dorment, ou plutôt ils ont cet air d’attente que -prennent les choses en s’immobilisant. Quelques -vaches paissent à l’aventure. Nous croisons des -chars-à-bancs bondés de paysans qui ont déjà terminé -leurs dévotions et s’en retournent. Une -femme portant la coiffe de Pleyben nous dépasse : -elle est en corps de chemise et elle court, les pieds -en sang, l’haleine oppressée.</p> - -<p>— Celle-ci doit avoir fait un grand vœu, -prononce le conscrit.</p> - -<p>Il vient de couper à une touffe de coudrier une -baguette de pèlerin, et il en sculpte l’écorce avec -la pointe de son couteau, en fait une sorte de -thyrse, enguirlandé d’un mince ruban vert où des -lettres s’entrelacent.</p> - -<p>… L’horizon s’est ouvert, tout d’un coup ; les -talus se sont écartés comme les battants d’un -porche. Nous prenons par un sentier de traverse, -entre des fougeraies odorantes et des ajoncs en -fleur. L’ombre du soir s’épaissit derrière nous, -mais sur le versant d’en face une lumière mystérieuse, -d’une infinie délicatesse de teintes, demeure -épandue, renvoyée peut-être par les miroirs lointains -de la mer. Et, dans cette auréole qu’on dirait -surnaturelle, Rumengol se détache, avec l’extraordinaire -netteté d’un village d’Orient, aux couleurs -féeriques et invraisemblables. La flèche de l’église -est d’un rose vif, comme si on l’avait taillée dans -la Pierre Rouge d’autrefois. Elle apparaît comme -le centre de tout le paysage qui se groupe autour -d’elle, figé dans une adoration muette et, en -quelque sorte, prosterné. Les choses ont des attitudes -de prière, de longs agenouillements, et un -murmure s’exhale des champs, des landes, des -prés, qui vous remue le cœur, en fait se dégager -le parfum subtil des vieilles oraisons désapprises. -Voici que je me mets à fredonner avec le conscrit -les strophes du cantique local :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Lili, arc’hantet ho dêlliou…</i></div> -</div> - -<p>D’une friche voisine, un autre refrain nous -répond, mais hurlé à tue-tête, et d’un caractère -singulièrement profane. C’est une bande de matelots -ivres, de « cols-bleus » venus au pardon en -bordée, et qui, se tenant par le bras, dansent -devant une espèce de <i>gourbi</i> en toile une ronde -tumultueuse :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Entre Brest et Lorient,</div> -<div class="verse i3">Leste, leste.</div> -<div class="verse">Entre Brest et Lorient,</div> -<div class="verse i3">Lestement.</div> - -<div class="verse stanza">Les gabiers de la misaine</div> -<div class="verse">Sont des filles de quinze ans…</div> - -<div class="verse stanza">Entre Brest et Lorient</div> -<div class="verse i3">Leste, leste…</div> -</div> - -<p>Très leste, en effet, cette chanson de gaillard -d’arrière, un peu inattendue aussi, en ces parages -dévotieux qui invitent à la discrétion et au -silence. J’en fais la remarque à mon compagnon, -pensant que des gauloiseries qui me semblent, à -moi, inopportunes lui causent une impression -plus pénible encore et où sa foi même est intéressée. -Mais il n’en paraît nullement scandalisé, -bien au contraire ; et c’est lui, le croyant, qui me -donne une leçon de tolérance :</p> - -<p>— Eh ! ces gens-là chantent ce qu’ils savent. -Qu’importe ce qu’ils chantent, pourvu qu’ils -chantent ! La Vierge de Rumengol n’y regarde -pas de si près. Elle entend le bruit que font leurs -voix : ça lui suffit. C’est une preuve qu’ils se sont -dérangés pour elle, qu’ils sont accourus de Landévennec -ou de Recouvrance pour lui rendre -visite sur sa terre et dans son oratoire ; elle se dit -qu’ils ont été exacts une fois de plus, les francs -gars de la flotte ; et elle est toute joyeuse de les -revoir, croyez-le bien, de les revoir en bonne -santé et en belle humeur. Le reste, elle n’en a -cure. C’est une vraie Mère, pas du tout pleurnicharde. -Vous la contemplerez tout à l’heure et -vous verrez quelle mine accueillante elle a, dans -sa robe d’or. Elle est là pour consoler, non pour -gronder et se mettre en colère. Elle a le sourire -sur les lèvres et elle veut qu’on ait la gaieté dans -le cœur. Ses meilleurs amis sont ceux qui viennent -à elle, un couplet quelconque entre les -dents. Ce n’est pas sans raison que sa fête s’appelle -<i>le pardon des chanteurs</i> !…</p> - -<p>Or çà, hardi, les matelots ! Allez-y gaiement, -et que Notre-Dame de Rumengol vous tienne en -joie !</p> - -<p>Comme nous approchons du <i>gourbi</i>, ils nous -aperçoivent, et hèlent le soldat.</p> - -<p>— Ohé ! <i lang="br" xml:lang="br">Bragou-rû</i><a id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">[36]</a>, trinque avec nous !</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_36" href="#FNanchor_36"><span class="label">[36]</span></a> Pantalon rouge.</p> -</div> -<p>Une fillette en bonnet de velours verse du cidre -à plein pichet. Et le <i lang="br" xml:lang="br">bragou-rû</i> de me planter là, -pour s’attabler sous le ciel nocturne avec la -troupe en goguette des cols bleus. Je continue à -descendre le sentier ; l’interminable chanson de -bord, un moment interrompue, reprend de plus -belle. Seulement, aux voix avinées des marins, -une autre voix maintenant se mêle, les dominant -toutes, — une voix d’enfant de chœur, d’une -merveilleuse sûreté de timbre, et qui, à chaque -retour du refrain, part en fusées aiguës, éparpillant -les notes dans l’espace, avec une alacrité -d’alouette :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Entre Brest et Lorient,</div> -<div class="verse i3">Leste, leste ;</div> -<div class="verse">Entre Brest et Lorient,</div> -<div class="verse i3">Lestement !…</div> -</div> - -<p>L’éloignement ne me permet plus de percevoir -distinctement les paroles ; à cause de cela peut-être, -je trouve à ce chant, de plus en plus atténué -et confus, un charme qui va croissant à mesure -que, par l’effet de la distance, il se transfigure et, -si je puis dire, s’idéalise. Il rythme à présent mon -pas, il me berce l’âme, il m’incline à de pieuses -songeries. S’il venait à se taire, la poésie de ce -beau soir m’en paraîtrait diminuée.</p> - -<p>Les abris de grosse toile se font de plus en plus -nombreux aux deux bords de la route : quelques-uns -s’éclairent d’une petite chandelle de suif -plantée dans un verre. Passé le ruisseau qui -gazouille au fond du vallon, ils forment rue, sur -la pente opposée. La brume des prairies les enveloppe, -puis s’élève dans l’air en une procession -d’êtres aériens traînant de longues mousselines. -Sous les tentes, des gens causent bruyamment, -s’embrassent par-dessus les tables, échangent -mille démonstrations d’amitié. D’aucuns se penchent, -à deux et à trois, sur un réchaud de charbon -pour y allumer leurs pipes minuscules et, quand -un jet de flamme lèche leur visage, leur cuir rasé -de frais, ils éclatent tous ensemble d’un large rire -qui fait tressaillir au loin les échos vibrants de -la nuit. La foule, sur la chaussée, est déjà compacte. -Çà et là, un trou se creuse dans l’ondoyante -mêlée : c’est quelque mendiant, assis à terre à la -façon d’un tailleur ou d’un bouddha, et qui brame -sa plainte en agitant des amulettes, toute une -ferraille bénite suspendue à son cou. On s’écarte -de lui avec un respect superstitieux, non sans -jeter une pièce de monnaie dans son escarcelle. -Les pauvres de Rumengol composent, dit-on, une -catégorie à part, une espèce de congrégation -douée de facultés singulières. L’esprit des âges -habite en eux : ils se meuvent sans peine dans -les arcanes du passé et pénètrent très avant dans -les mystères de l’avenir. Il en est parmi eux qui -ont vécu plusieurs vies et dont la mémoire est -restée dépositaire des grands secrets d’autrefois. -La race morte des magiciens et des enchanteurs -leur a légué ses prestiges, son art, ses formules. -Ils savent guérir avec une parole, tuer avec un -regard. Malheur à qui ne leur rend point les hommages -qui leur sont dus ! On vous racontera l’histoire -de ce paysan du Laz qui, ayant bousculé -l’un d’eux, fut sept ans sans revoir sa chaumière -dans la montagne. Quelque chemin qu’il prît, il -était toujours ramené à Rumengol ; à force de -marcher il n’avait plus de chair sous la plante des -pieds, et, lorsque enfin, le charme ayant cessé, il -se retrouva devant sa porte, sa femme qui s’était -crue veuve était enceinte d’un second mari.</p> - -<p>On vous racontera encore ceci, qui est non -moins surprenant.</p> - -<p>A l’un des derniers pardons, une jeune fille -s’en retournait chez elle, à la brune, du côté de -Logonna. Par exception, il pleuvait, et elle avait -ouvert son parapluie. Soudain, un homme se leva -du fossé, un très vieil homme dont le dos pliait -sous une moisson d’années. Il était vêtu de haillons -sordides, mais à l’un des doigts de sa main -gauche une émeraude brillait.</p> - -<p>— <i lang="br" xml:lang="br">Pennhérès</i><a id="FNanchor_37" href="#Footnote_37" class="fnanchor">[37]</a>, dit-il, en interpellant la jeune -fille, si vous me donniez place sous votre parapluie, -je pourrais regagner mon gîte sans me -faire tremper. Je ne vais qu’à une <i>pipée</i><a id="FNanchor_38" href="#Footnote_38" class="fnanchor">[38]</a> d’ici et -ne vous embarrasserai pas longtemps.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_37" href="#FNanchor_37"><span class="label">[37]</span></a> Héritière, fille de bonne maison.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_38" href="#FNanchor_38"><span class="label">[38]</span></a> Le temps de fumer une pipe.</p> -</div> -<p>Il parlait d’un ton si humble que la <span lang="br" xml:lang="br">pennhérès</span> -en fut touchée.</p> - -<p>— A votre service ! répondit-elle.</p> - -<p>Ils se mirent à cheminer côte à côte, sous -l’averse qui redoublait de violence, la jeune fille -garantissant de son mieux le vieillard. Celui-ci, -malgré son antiquité, marchait d’un pas dispos, -d’une allure aisée et légère, comme si les pans de -sa veste, fouettés de la pluie et du vent, lui eussent -tenu lieu d’ailes.</p> - -<p>— Vous êtes une belle enfant, disait-il, et, ce -qui a plus de prix, vous avez l’air d’une enfant -sage. J’ai eu jadis une fille qui vous ressemblait : -elle avait votre âge, votre taille, et, comme vous, -de blonds cheveux couleur de paille claire. Je -l’aimais de toute mon âme. Mais elle n’avait point -votre sagesse ; la soif des choses défendues brûlait -son cœur, ses yeux et ses lèvres. Elle a été la -tristesse de ma vie, elle est ma honte dans l’éternité.</p> - -<p>Il se tut : sur sa figure misérable les larmes -ruisselaient. La <span lang="br" xml:lang="br">pennhérès</span> se sentait troublée, -comme au contact d’une personne surnaturelle. -Au bout d’un instant il reprit :</p> - -<p>— Je vous donnerais bien, en guise de remercîment, -cette émeraude qui me vient d’elle, mais -elle ne vous porterait pas bonheur. D’ailleurs la -bénédiction de Notre-Dame de Tout-Remède est -sur vous : cela vaut mieux que tous les diamants.</p> - -<p>Puis, s’arrêtant auprès d’une brèche :</p> - -<p>— Ma route maintenant est par ici. Que l’ange -des voyages paisibles vous accompagne !</p> - -<p>Elle le vit disparaître dans les guérets, en sanglotant, -et au même moment, par delà les coteaux -embrumés, il se fit une grande déchirure blanche -dans la direction de la mer. Elle serra vivement les -paupières et se signa par trois fois, pour écarter -d’elle et des siens l’influence de Mary Morgane. -Quand, de retour au logis, elle eut narré à ses -parents cet épisode de son pèlerinage, les anciens -de la famille gardèrent quelque temps un silence -embarrassé ; puis, l’un d’eux murmura :</p> - -<p>— Nous allons réciter, avant de commencer -les <i>grâces</i>, un <i lang="la" xml:lang="la">De profundis</i> pour le repos du Roi -Gralon…</p> - -<p>On conçoit sans peine que de pareilles légendes — et -il y en a tout un cycle — ne contribuent -pas peu à faire des mendiants de Rumengol des -êtres en quelque sorte mystiques et sacrés. Ajoutez -que la plupart de ces quêteurs d’aumônes ne se -montrent en ce lieu qu’une fois l’an, qu’ils y -viennent on ne sait d’où, de régions très diverses -et souvent fort éloignées, qu’un mystère, par -conséquent, plane sur leurs origines, laissant le -champ libre à toutes les conjectures. J’ai rencontré -là, à trente, à quarante lieues de chez elles, -des femmes du Trégor dont la figure m’était -familière depuis mon enfance ; je les retrouvais, -après ce long espace de temps, telles que je les -connus, sans un pli de plus à leurs traits sans -âge, la peau noirâtre et fumée comme celle des -momies, leurs maigres mollets de coureuses de -pardons toujours allègres et vifs, leurs yeux striés -de fibrilles sanguinolentes couvant le même fanatisme -obstiné et silencieux. — Enfin, il faut en -convenir, il n’en est pas un de ces mendiants qui -n’ait son genre de beauté. C’est à croire que la -race des vagabonds et des loqueteux n’envoie ici -que ses spécimens les plus remarquables, ses -types les plus intéressants et les plus parfaits. -J’en ai vu qui se drapaient dans leurs guenilles -avec une inconsciente majesté de chefs barbares. -Je me rappelle être resté en contemplation devant -l’un d’eux. On eût dit un pasteur de peuples. Il -était assis sur la margelle de la fontaine, à l’entrée -du bourg. Il avait les jambes croisées, le corps -penché en avant, les mains appuyées à une trique -de châtaignier grosse comme le tronc d’un jeune -plant. Le sommet dégarni de son crâne luisait à -la clarté des étoiles ainsi qu’un miroir de bronze. -De ses tempes à ses épaules tombaient des mèches -de cheveux fins, d’une blancheur blonde, semi-lune -et semi-soleil ; elles encadraient un profil -sculptural, une tête de mage antique au nez -busqué, aux pommettes saillantes, des broussailles -grises ombrageant les yeux aigus, les -lèvres noyées dans les flots harmonieux d’une -barbe d’argent. Sa sébile posée à terre, à ses -pieds, semblait attendre, non des aumônes, mais -des offrandes. Il y avait dans toute sa personne -une noblesse qui imposait. J’observai que les -pèlerins, en allant faire leurs libations à la source, -lui témoignaient une vénération mêlée de crainte, -comme s’il eût été, sinon le dieu, du moins le -prêtre gardien de la fontaine.</p> - -<p>— Qui est ce vieux pauvre ? demandai-je à un -passant.</p> - -<p>— Ni moi, ni d’autres ne saurions vous le dire. -On l’appelle <i lang="br" xml:lang="br">Pôtr he groc’hen gawr</i>, l’homme à la -peau de chèvre, à cause de cette fourrure à demi -pelée que vous lui voyez sur le dos et qui lui -donne un faux air de Jean le Baptiseur. On ne -sait rien de plus sur son compte, et il est probable -qu’on n’en saura jamais davantage, parce -qu’il est — ou feint d’être — d’une surdité à -déconcerter toutes les questions. Il y en a qui -prétendent que c’est un saint, il y en a qui prétendent -que c’est un sorcier : ceux-ci se fondent -sur ce qu’il excelle à débiter la messe en latin, -aussi couramment qu’un évêque ; ceux-là, sur ce -qu’on ne lui connaît aucun défaut, pas même de -s’enivrer, comme font ses pareils, avec les sous -qu’il ramasse. Il arrive régulièrement la veille du -pardon, s’assied toujours en cet endroit, y passe -la nuit dans cette posture, quelque temps qu’il -fasse, et le lendemain matin, après avoir salué la -Vierge, reprend à travers pays son voyage de -Juif-Errant.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>V</h3> - - -<p>L’unique rue de Rumengol, bordée à gauche -par une dizaine de maisons, à droite par le murtin -du cimetière, est encombrée de « boutiques », -d’étalages en plein vent où scintille aux lueurs -des lampes ou des torches le clinquant des chapelets, -des médailles, des bagues, des épinglettes, -tandis que les dessins pieux des scapulaires -d’étoffe se balancent doucement au souffle du -soir. Des paysannes sont là, attroupées, s’extasiant -devant ces merveilles. Les hommes font -cercle de préférence autour du jeu de <i lang="br" xml:lang="br">mil ha kaz</i><a id="FNanchor_39" href="#Footnote_39" class="fnanchor">[39]</a> -si populaire parmi les Bretons, ou rivalisent -d’émulation au rude exercice de la tête-de-Turc. -Il se faut ouvrir une trouée au milieu de tous ces -gens qui stationnent, et ce n’est point chose -aisée, car un Breton ne se dérange jamais de son -propre mouvement ; il ne bouge que si on le -houspille, surtout aux heures de flânerie, où il est -de pierre ; on pourrait alors lui marcher dessus -sans qu’il bronchât. A force de jouer des coudes, -je finis par atteindre l’auberge qui m’a été recommandée. -Elle est à l’extrémité du bourg, à deux -pas de l’église ; ses étroites fenêtres de granit -flamboient dans sa façade tassée et toute noire. -Une pourpre d’incendie embrase le rez-de-chaussée -et des étincelles courent, rapides, sur les -solives du plafond, accrochant çà et là d’éphémères -constellations. Dans l’âtre, la flamme s’épanouit -en une immense gerbe rouge ; le ventre des -marmites fait entendre des bruits sourds et précipités -comme un galop de mer qui monte. Et, -dans cette atmosphère de fournaise, une cinquantaine -d’êtres humains empilés les uns sur les -autres soupent d’un cœur content, sans même -avoir l’idée d’emporter leur repas pour l’aller -manger sur le talus du champ voisin, à la fraîcheur -de la nuit. Quelques-uns ont dû s’accroupir à -terre, leur assiette entre les genoux. Ils ne s’en -indignent ni ne s’en plaignent. Un pèlerin n’est pas -un commis-voyageur. Il s’installe où il trouve -place, s’accommode de ce qu’on lui sert et paie ce -qu’il doit en y joignant un brave merci. Je suis -venu à Rumengol en pèlerin de lettres et n’ai -nulle envie de faire le difficile. J’aimerais toutefois -un bout de banc où m’asseoir, auprès d’un -trou quelconque par où respirer.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_39" href="#FNanchor_39"><span class="label">[39]</span></a> Sorte de <i>roulette</i> très primitive.</p> -</div> -<p>— Montez à l’étage, — me dit l’hôtesse.</p> - -<p>Une pièce basse, sans autre meuble qu’une -table faite de quelques planches disposées sur -des barriques vides en guise de tréteaux. Les -convives, pour atteindre aux plats, sont à peu -près forcés de se tenir debout. Ceux qui ont fini -ou qui n’ont pas encore eu leur pitance occupent -leur attente ou leur loisir à de monotones parties -de cartes. A chaque fois qu’un poing s’abat sur -les ais mal ajustés, les assiettes brimbalent, et les -verres dansent. Les conversations sont bruyantes ; -une aigre odeur de cidre répandu vous prend aux -narines : il y a déjà de l’ivresse dans l’air… La -petite servante qui me guide pousse une porte au -fond de la salle et m’introduit dans un retrait où -il y a une vraie table et — Dieu me pardonne — des -chaises. Ici, tout est paix et silence : la -croisée s’ouvre sur un verger et, plus bas, sur la -vallée toujours parée du grand voile nuptial que -déroulent autour des peupliers et des saules les -mystérieuses fées des eaux. C’est un coin de solitude, -tel que je n’en eusse pas osé rêver. Je m’apprête -à faire honneur à la « portion » de ragoût qui -fume devant moi, quand un ronflement, parti d’un -des angles obscurs de la chambre, vient soudain -m’avertir que j’ai un compagnon et que je vais -même, grâce à lui, dîner en musique.</p> - -<p>— Ce n’est rien, — murmure la servante, — c’est -<i>l’homme aux chansons</i> : il s’est mis là pour -faire un somme ; il ne vous gênera point.</p> - -<p>Et, après cette explication sommaire, elle s’esquive. -Voyons cependant quel peut bien être cet -homme aux chansons ! Je m’approche du dormeur : -il est couché de son long sur le plancher, -la face tournée vers la muraille, la tête appuyée à -un havresac bourré de paperasses. Ce vieux -havresac en peau de veau, le poil en dehors et -tout élimé, ou je me trompe fort, ou je l’ai rencontré -plus d’une fois avant aujourd’hui. A son -seul aspect je sens au plus profond de moi comme -un jaillissement de souvenirs. C’est ma <i>contrée</i> -natale, c’est la Bretagne du Trégor qu’il évoque -tout entière à mes yeux. Pourvu que ce soit lui !… -J’abaisse la chandelle que je tiens vers le visage -de l’homme. Il fait un mouvement, je le reconnais, -je m’écrie :</p> - -<p>— Yann Ar Minouz !…</p> - -<p>Il ne vous dit rien sans doute, ce nom à mine -exotique et qui sonne si étrangement. Retenez-le -néanmoins ; c’est celui de notre dernier barde. Je -devrais, hélas ! écrire : c’était… Car Yann Ar -Minouz n’est plus. Les journaux des Côtes-du-Nord -ont annoncé, voici près d’un an, qu’il était -décédé à Pleumeur-Gautier, dans la cinquante-septième -année de son âge. On ne trouvera pas -mauvais assurément que je lui consacre ici une -longue parenthèse. Les habitués du pardon de -Rumengol le pleurent encore. Il est resté pour -eux le « rimeur » sans égal. Selon l’expression -d’une pèlerine qui ne passe jamais ma porte sans -y heurter, « il brillait au milieu des autres chanteurs -comme un louis d’or parmi les gros sous ». -Mais, c’est surtout dans les régions de Tréguier, -de Lannion, de Paimpol, qu’il laisse un vide attristant. -Avec lui s’en est allée dans la tombe la muse -de la poésie nomade, une bonne fille un peu -bohème, pas très soignée dans sa mise ni assez -difficile peut-être quant au choix de ses inspirations, -mais vaillante, infatigable, le pied leste, la -lèvre prompte, et qui, de sa voix nasillarde, -menait à travers la presqu’île le branle joyeux des -pardons. Dieu me garde de vous présenter Yann -Ar Minouz comme un émule des Liwarc’h-hen ou -des Taliésinn<a id="FNanchor_40" href="#Footnote_40" class="fnanchor">[40]</a> ! Il m’en voudrait d’en faire -accroire à son sujet, lui qui se gaussait si volontiers -des prétentions d’autrui ! Ce n’était point un -esprit de haut vol : ce n’était pas non plus le premier -venu. S’il n’a point fait revivre parmi nous -la tradition des grandes écoles bardiques, il en a -du moins prolongé l’agonie. Barde il s’intitulait — un -peu naïvement, sans doute, ayant adopté le -mot à tout hasard, sans s’inquiéter autrement de -ce qu’il pouvait signifier ; barde il était, à vrai -dire, et par goût et par tempérament.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_40" href="#FNanchor_40"><span class="label">[40]</span></a> Bardes célèbres de l’ancienne Bretagne. Cf. le Myvyrian.</p> -</div> -<p>— Je n’ai jamais été qu’un chanteur de chansons — m’a-t-il -conté bien souvent ; — et tel que -je suis né je mourrai. On a voulu m’apprendre -toutes sortes de métiers : j’étais impropre à tout, -hormis à faire des vers ; cela seul me plaisait, de -cela seul j’étais capable. Dans mon enfance, je -fus employé à garder les vaches, mais, un matin -qu’il soufflait grand vent, je laissai là mes bêtes, -et je partis du côté où le vent soufflait. C’était -l’année qui suivit ma première communion. -Depuis lors, je cours les chemins. Je mange où -l’on me donne, je couche où l’on m’accueille. -Mais, aux maisons bâties je préfère la maison sans -toit, l’auberge de la Belle-Étoile, comme je préfère -aussi le gazouillis des oiseaux à la conversation -des hommes.</p> - -<p>Aux vacances dernières, étant de passage à -Pleumeur, j’allai voir sa veuve, Marie-Françoise -Le Moullec, et nous nous entretînmes du mort, -couché à quelques pas de nous, à l’ombre de -l’église, dans le pacifique enclos des tombes.</p> - -<p>Yann vint au monde à Lézardrieux. Son père -passait pour très instruit, parce qu’il savait lire, -et joignait à ses occupations de tisserand les fonctions -de maître d’école. Sa tâche du jour terminée, -il réunissait chez lui une douzaine de galopins -du voisinage et leur faisait la classe, c’est-à-dire -leur enseignait le catéchisme, leur apprenait à -reconnaître la place de chaque office dans le -paroissien, et leur bourrait la mémoire de vieilles -complaintes flétrissant les forfaits des seigneurs -d’autrefois ou célébrant les vertus des saints -locaux. Cette forme élémentaire de culture convenait -à merveille à l’esprit de Yann ; il fit de si -rapides progrès que son père, rêvant pour lui les -hautes destinées du sacerdoce, l’envoya étudier à -Pleumeur où il y avait un instituteur en titre, -muni de plusieurs diplômes. Yann fut ainsi initié -au français et même quelque peu au latin<a id="FNanchor_41" href="#Footnote_41" class="fnanchor">[41]</a>. Mais -il en eut tout de suite assez. On ne chantait pas -de chansons bretonnes à l’école de Pleumeur : il -la déserta. Son père le trouva un beau matin -endormi dans l’étable.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_41" href="#FNanchor_41"><span class="label">[41]</span></a> Il garda toujours un goût très vif pour la lecture. Il -se fournissait de livres chez Jeanne-Marie Lucas, à Paimpol, -qui n’eut pas d’abonné plus fidèle, et il les dévorait avec -avidité, en cheminant d’un bourg à l’autre. Il s’inspirait -volontiers de cette littérature d’emprunt, composée surtout -de romans médiocres. De là tant d’inepties dans son œuvre.</p> -</div> -<p>— Qu’est-ce que tu fais là ? — demanda-t-il -courroucé.</p> - -<p>— La porte de la maison était close, quand je -suis rentré, hier : je n’ai pas voulu vous réveiller.</p> - -<p>— Tu as donc congé aujourd’hui ?</p> - -<p>— Non. Mais, je ne resterai plus là-bas, et, si -vous m’y ramenez de force, vous ne me reverrez -plus.</p> - -<p>On usa de tout pour fléchir l’enfant. Menaces, -coups, supplications, rien n’y fit.</p> - -<p>— Tu iras donc gagner ton pain ! — lui dit-on.</p> - -<p>Et on le loua à un fermier de Saint-Drien. Depuis -l’aube jusqu’au crépuscule du soir, il fut censé -surveiller les vaches, les taureaux et les génisses, -dans les pacages illimités. En réalité, il passait -le temps, assis entre deux touffes d’ajonc, à -écouter un oiseau mystérieux qui s’était mis à -siffler dans sa tête, ou bien à contempler de -magiques horizons, visibles pour lui seul, vers -lesquels l’attirait un aimant si fort qu’il en avait -des fourmillements dans les jambes. C’est là, dans -la paix des landes mélancoliques, que pour la première -fois l’Esprit de la poésie primitive le vint -visiter<a id="FNanchor_42" href="#Footnote_42" class="fnanchor">[42]</a>. Il n’avait, en effet, que douze ans lorsqu’il -composa sa pièce de début, celle-là même -qui, refondue et remaniée, s’est appelée plus tard -« Confession de Jean Gamin » (<i lang="br" xml:lang="br">Covizion Yann -Grennard</i>). Il y disait :</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_42" href="#FNanchor_42"><span class="label">[42]</span></a> Le <i>recteur</i> de Pleumeur, M. Barra, lui avait donné les -premières leçons de métrique bretonne. « Sois barde ! » -disait à Yann cet homme vénérable ; « après celle de prêtre, -je ne sais pas de plus belle vocation ».</p> -</div> -<div class="poetry"> -<div class="verse">Je suis un garçonnet, hardi et insouciant ;</div> -<div class="verse">Rien ne m’agrée tant que de jouer à la toupie ;</div> -<div class="verse">Faire l’école du renard<a id="FNanchor_43" href="#Footnote_43" class="fnanchor">[43]</a> me plaît aussi</div> -<div class="verse">Dénicher des nids, lutter et me battre.</div> -</div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_43" href="#FNanchor_43"><span class="label">[43]</span></a> L’école buissonnière.</p> -</div> -<div class="poetry"> -<div class="verse">Déchirée est ma veste, en lambeaux mon gilet ;</div> -<div class="verse">Mes braies ne tiennent plus, mon chapeau n’a plus de rebords,</div> -<div class="verse">A force d’échanger des horions avec les camarades ;</div> -<div class="verse">Et, quand je rentre à la maison, là encore les coups de bâton m’attendent.</div> - -<div class="verse stanza">De souper, hélas ! souvent je me dois passer</div> -<div class="verse">Et coucher dehors la nuit, ô la triste pénitence !</div> -<div class="verse">Loin de me soumettre pourtant, je me révolte ;</div> -<div class="verse">« Vieil étourdi ! » est le nom dont je gratifie mon père.</div> - -<div class="verse stanza">Ma petite mère est tendre et cherche à m’excuser :</div> -<div class="verse">Au lieu de lui en savoir gré et de lui éviter l’angoisse,</div> -<div class="verse">Je l’appelle « face rousse ! » et c’est tout ce que je trouve pour la remercier.</div> -<div class="verse">Il n’y a pas à dire ; décidément, je suis un être incorrigible…</div> -</div> - -<p>De ces turbulences, de ces effronteries de gamin, -il se corrigea avec l’âge, mais, le fond d’indiscipline -qui était en lui, il ne s’en défit jamais. Sa veuve, -qui n’eut pas précisément à se louer de ses façons, -a retenu de lui l’image d’un homme très doux, -d’une inépuisable bonté de cœur dans les circonstances -ordinaires de la vie, mais incapable de -se gouverner lui-même et impatient de toute -contrainte. Il n’avait de mesure en rien. Souvent -il se mettait à pleurer à chaudes larmes, sans -qu’on sût pourquoi. Il aimait à s’envelopper de -mystère, n’ouvrait à personne sa pensée, détestait -les questions. Ce qui frappait surtout chez lui, -c’était son humeur vagabonde. Il conserva jusqu’à -sa mort le tempérament inquiet et aventureux -d’un poulain sauvage. Pour peu qu’on lui fît -sentir l’entrave, il se cabrait. Le maître chez -lequel il servait lui ayant reproché de « muser », -au lieu d’avoir l’œil sur le troupeau confié à ses -soins, on sait comment il prit la chose. Le soir de -ce jour-là, le troupeau rentra sans le pâtre. Yann -ne reparut à Saint-Drien que dix ans après. Le -village avait changé d’aspect dans l’intervalle ; la -plupart des masures s’étaient donné des airs de -maisons, avaient remplacé leurs cloisonnements -d’argile par des murs en pierres, leurs toits de -chaume par des ardoises. Une seule était demeurée -la même, et c’est à la vitre de sa lucarne qu’il -vint heurter. Il ne doutait point que Marie-Françoise, -sa petite amie d’autrefois, ne l’y attendît. -Il la retrouva, non pas telle qu’il l’avait quittée, -mais telle qu’il souhaitait de la revoir. Ils s’épousèrent -« devant Dieu et le Gouvernement ». Le -lendemain des noces, la femme dit à son mari :</p> - -<p>— Yann, mon amour, il faut songer à ceux qui -naîtront de nous. Il y a dans notre ciel un nuage : -tu n’as point de métier. Moi, je suis bonne fileuse. -Si tu te faisais broyeur de lin !…</p> - -<p>Il se fit broyeur de lin. Et pendant une année -il travailla en conscience. Parfois des tristesses -subites rembrunissaient son front, mais elles se -dissipaient aussitôt. Tout en travaillant, il composait, -et, le dimanche venu, au sortir de la messe, -il s’attablait avec quelques camarades dans une -salle d’auberge, pour leur débiter ses couplets -nouveaux. Très sobre, du reste, ne buvant jamais -que du café. Très religieux aussi : il assistait régulièrement -à tous les offices. Au bout de l’an, -Marie-Françoise Le Moullec lui donna une fille. -Il la fit baptiser du nom de la Vierge et se prit -pour elle d’une véritable adoration, à un tel point -qu’il en eut l’esprit comme troublé. Dès lors il ne -fut plus aussi attentif à l’ouvrage. Il restait de -longues heures en extase auprès du berceau de -l’enfant. Sa femme tenta de le morigéner ; il la -laissait dire, la pensée ailleurs.</p> - -<p>— Yann, prononça-t-elle un jour, tu aimes -trop la petite. Les enfants qu’on aime trop vivent -peu ; ils se fanent comme l’herbe à l’ardent soleil.</p> - -<p>En rappelant à son mari ce vieil adage, elle -espérait le ramener à des sentiments plus mesurés -et plus calmes. Ce fut le contraire qui eut lieu. -A partir de ce moment, Yann ne quitta plus la -fillette. Ses nuits même, il les passa à l’écouter -dormir. Le jour, quand le temps était clément, il -l’emportait dans ses bras, la serrant contre sa poitrine -d’une étreinte éperdue, et, jusqu’aux premières -fraîcheurs du soir, il la promenait à travers -labours et landes en lui chantant de très jolies -choses qu’il n’écrivit jamais. Il croyait dépister -ainsi le malheur dont l’avait menacé sa femme. -Il n’y réussit point : à l’âge de six ans, l’enfant -mourut. Le désespoir du père fut infini comme -son amour. Il fallut lui arracher des mains le -cadavre et, la cérémonie funèbre terminée, la mère -dut s’en retourner seule au logis.</p> - -<p>— Je ne remettrai les pieds chez nous, avait -dit Yann, que lorsque ma fille morte y sera -rentrée !</p> - -<p>Il était fermement convaincu qu’elle ne tarderait -pas à ressusciter. La Vierge, sa marraine, ferait -pour elle ce miracle. Il se mit à pérégriner, en -attendant, — heureux au fond de reprendre sa -vie errante, de ne plus traîner le boulet des -besognes sédentaires et de rouvrir dans l’espace -ses ailes de moineau franc. A courir les routes, sa -douleur s’usa. La poésie acheva de le consoler. Sa -réputation de <i>rimeur</i> s’était déjà étendue au loin. -Les gens le venaient trouver pour lui commander -des vers ; il en faisait avec une égale habileté sur -n’importe quel sujet : de mélancoliques, pour les -amoureux dédaignés, — de satiriques, contre les -patrons avaricieux ou les filles coquettes. Plus -volontiers il chantait les grands saints de Bretagne, -célébrait les dévotions locales et disait les vertus -régénératrices des sources. Il n’y eut plus de pardon -sans lui. Yann Ar Guenn<a id="FNanchor_44" href="#Footnote_44" class="fnanchor">[44]</a>, le barde aveugle -de Kersuliet, alors retiré sous la tente, apprit avec -joie qu’un successeur lui était né et manifesta -le désir de l’entendre. Yann Ar Minouz s’empressa -de se rendre à l’appel de celui qu’il nommait son -« parrain ». Leur entrevue eut lieu dans l’humble -chaumine « du bord de l’eau », au pied de la -Roche-Jaune, en aval de Tréguier. L’aveugle y -vivait reclus depuis quelques années, cloué par les -maux de la vieillesse à son escabelle de chêne, -n’ayant d’autre distraction que de prêter l’oreille -au <i>plic-ploc</i> des rames, quand montaient avec la -marée les lourds chalands chargés de goémon ou -de sable, et de guetter, selon sa propre expression, -le passage silencieux du bateau des âmes où il se -devait embarquer avant peu pour l’autre monde. -Elle fut touchante, cette entrevue, et quasi solennelle. -Yann Ar Minouz, longtemps après, ne se la -remémorait qu’avec émotion :</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_44" href="#FNanchor_44"><span class="label">[44]</span></a> Cf. sur ce poète populaire, Introduction des <i lang="br" xml:lang="br">Soniou -Breiz-Izel</i>, p. <small>XXIV</small>.</p> -</div> -<p>— Voilà : quand j’eus poussé la porte, je me -trouvai dans une pièce étroite où il faisait noir -comme chez le diable. Dans le fond pourtant, sur -l’âtre, il y avait un feu de mottes qui brûlait -sans éclat. Une voix cassée de vieille femme -durement me demanda : « Que vous faut-il ? » Je -répondis que j’étais Yann Ar Minouz et que j’étais -venu pour saluer le <i>père aux chansons</i>, le très -illustre Dall<a id="FNanchor_45" href="#Footnote_45" class="fnanchor">[45]</a> Ar Guenn. La vieille aussitôt de -changer de ton et de m’adresser des paroles de -miel : « Dieu vous bénisse, ami Yann ! Il tardait -à mon mari de vous connaître… Je suis Marie -Petitbon. Vous allez goûter de mes crêpes. Je -les fais aussi bien que Dall Ar Guenn les vers… -Approchez-vous du foyer. Que mon pauvre homme -du moins vous embrasse, puisqu’il ne peut vous -voir ! » Ah ! c’était une belle discoureuse, je vous -promets, et qui n’avait pas sa langue dans la -poche de son tablier. Mais, tandis qu’elle me fêtait -de la sorte, moi je ne songeais qu’à me repaître -les yeux du bonhomme dont je commençais à -distinguer la grande forme osseuse, assise et -comme repliée dans un coin de la cheminée. Mon -cœur battait à se rompre. Lorsqu’il tourna vers -moi son visage majestueux, encadré de cheveux -blancs comme givre, et à qui l’immobilité des paupières -communiquait quelque chose de plus qu’humain, -je crus voir le Père Éternel en personne et -je fus sur le point de tomber à genoux. Il me -tendit sa main ridée. « Chante ! » me dit-il. Deux -heures durant je chantai. Si je faisais mine de -m’arrêter, il me disait : « <span lang="br" xml:lang="br">Dalc’h-ta, mab, dalc’h-ta<a id="FNanchor_46" href="#Footnote_46" class="fnanchor">[46]</a> !</span> » -Je lisais sur sa figure un vrai contentement. -Quand j’eus fini, il murmura : « Allons ! -allons ! désormais je peux mourir tranquille ». Et -m’attirant à lui, il me donna l’accolade. J’avais en -moi l’allégresse d’un missionnaire que son évêque -vient de consacrer.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_45" href="#FNanchor_45"><span class="label">[45]</span></a> En Basse-Bretagne, on désigne le plus souvent les -infirmes par leur infirmité. <i lang="br" xml:lang="br">Dall Ar Guenn</i>, l’aveugle Le -Guenn ; <i lang="br" xml:lang="br">Tort Ar Bonniec</i>, le bossu Le Bonniec. Cela ne -passe nullement pour une irrévérence.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_46" href="#FNanchor_46"><span class="label">[46]</span></a> « Va donc, fils ! Va donc ! »</p> -</div> -<p>Cette consécration fut pour beaucoup dans les -nobles illusions dont Yann se berça, tant qu’il -vécut, sur la qualité de son talent. Il avait de son -art une très haute idée et ne pensait pas moins -de bien de la façon dont il l’exerçait. Les ouvriers -de l’ancienne imprimerie Le Goffic, à Lannion, -n’ont pas oublié de quel air de condescendance et -de supériorité ce barde équipé en mendiant déposait -sur le marbre ses extraordinaires manuscrits. -De ceux-ci, j’ai quelques spécimens en -ma possession. Le papier en a été ramassé -Dieu sait où, comme par un crochet de chiffonnier. -Ce sont marges de journaux, versos de -prospectus, feuilles arrachées à des livres de -comptes, copies d’écoliers barbouillées d’encre et -maculées de la poussière des chemins. Un bout -de fil les relie. La grosse écriture de Yann y a -tracé ses longs sillons, d’une allure à la fois obstinée -et fantaisiste ; telles les épaisses et sinueuses -tranchées que la charrue creuse au sein des -friches d’automne. Lourdes sont les strophes, en -général ; pénible ou négligée est la langue. Mais -de-ci de-là un vers s’envole, un joli vers sonore -qui sur ses ailes emporte toute la pièce. Pour -égayer la monotonie des landes, souvent c’est -assez du chant d’un oiseau.</p> - -<p>C’est par blocs de dix, de vingt mille exemplaires -que le poète faisait imprimer ses élucubrations. -Pour plus de commodité, il les répartissait -entre les quatre ou cinq régions qu’il avait coutume -de parcourir ; il en confiait le dépôt à des -amis sûrs, lesquels se chargeaient de le fournir de -marchandise au fur et à mesure des besoins de la -vente. Ainsi le havresac en peau de veau ne se -vidait que pour se remplir. Dès les premiers jours -de mars, Yann entrait en campagne. Alors s’ouvre -en terre bretonnante l’ère des foires et des pardons. -Alors, sur les deux versants des monts -d’Aré, les routes se peuplent de piétons, de -bestiaux, de carrioles. Alors les écus d’argent -se réveillent sous les piles de linge, au fond des -armoires ; les gars sortent leurs vestes neuves et -les filles leurs coiffes brodées. La face encore -mouillée de la vieille péninsule s’éclaire d’un fin -sourire. Rien n’est délicat et attendrissant comme -ces printemps occidentaux : ils ont un charme, -une douceur, un je ne sais quoi de virginal qui -n’est qu’à eux. Une lumière d’or pale ondule -dans le ciel ; l’air reste aiguisé d’une pointe de -fraîcheur saline. Les lointains sont bleus, d’un -bleu atténué, presque transparent. Au sommet des -collines, les clochers s’élancent d’un jet plus hardi -se renvoyant d’une paroisse à l’autre le tintement -de leurs carillons. Ces grêles sonneries, il suffit -d’avoir fréquenté d’un peu près le peuple breton -pour savoir quelle action puissante elles exercent -sur son âme, quel retentissement elles ont en lui. -S’il se trouvait, dit la légende, un plongeur assez -audacieux pour aller mettre en branle le bourdon — depuis -si longtemps muet — de Ker-Is, la -ville entière, la <i>Belle aux eaux dormant</i>, renaîtrait -dans toute sa splendeur à la surface des flots qui -l’ont engloutie. C’est en somme le miracle qui -s’accomplit tous les ans au sein de la race, dès -que s’éparpillent sur le pays les premières volées -des cloches de pardons. Un monde inattendu de -sentiments, d’une grâce singulièrement jeune et -poétique, émerge soudain des profondeurs grises -de la conscience bretonne, évoqué par ces musiques -aériennes. Ce peuple d’ordinaire si grave -devient alors d’une gaieté, d’une insouciance -d’enfant. Il déserte ses toits de chaume où l’hiver -l’a tenu enfermé, sans même prendre la précaution -de tirer derrière lui la porte. Il se disperse au -dehors, vers les villes voisines, ou s’assemble -autour de ses chapelles et de ses oratoires, souvent -sur les bords d’une simple fontaine à peine visible -sous les saules, au milieu d’un pré. Du prix du -temps, du prix même de l’argent il n’a plus -qu’une notion confuse. Une fringale de plaisir -s’est emparée de lui. Plaisirs discrets d’ailleurs, -innocents presque toujours, rarement grossiers. -Des luttes et des danses, voilà ses distractions -favorites. Mais au-dessus de tout il place les -chants, et les chanteurs de profession lui sont -sacrés.</p> - -<p>Yann n’avait qu’à paraître pour que la foule -s’attroupât et, tant qu’il lui plaisait de se faire -entendre, elle demeurait suspendue à ses lèvres. -On s’arrachait les feuilles volantes où la chanson -s’étalait <i>en écriture moulée</i>. Les jeunes filles les -glissaient, repliées soigneusement, dans l’entre-deux -de leur châle ou dans la <i>devantière</i> de leur -tablier ; les gars en bourraient leurs poches ou -les épinglaient à leur chapeau. Il n’est pas une -ferme en Trégor où l’on ne trouve, jaunissant -au soleil, à côté de la <i>Vie des Saints</i>, dans l’embrasure -de la fenêtre, les œuvres en tas de Yann -Ar Minouz. Les pièces de deux sous pleuvaient -littéralement aux pieds du barde. Il n’eût tenu -qu’à lui d’amasser ainsi une modeste aisance, -démentant le dicton qui veut que la poésie soit -un métier de meurt-de-faim. Mais il était trop de -son pays et de sa race pour avoir le sens de l’économie. -Il se contentait de vivre au jour le jour, -dépensait sans compter, en vrai seigneur de lettres, -et, dans les semaines d’opulence, se payait le luxe -d’une cour de gueux qui se gobergeaient à ses -frais en exaltant sa générosité.</p> - -<p>Pas une fois il ne lui vint à l’esprit d’envoyer à -sa femme quelque peu de l’argent qu’il gagnait. -Il semblait ne se souvenir plus qu’elle existât. -Elle, de son côté, avait trop d’amour-propre pour -s’abaisser à recourir à lui. Il lui avait laissé, en -l’abandonnant, quatre « créatures » sur les bras, -quatre gaillards de fils nés dans les quatre ans -qui précédèrent la mort de la petite Marie. -Pour les élever, elle se mit en service. Pendant -qu’elle peinait chez les autres, une voisine -obligeante surveillait sa maison et gardait sa -marmaille.</p> - -<p>— Un soir que je rentrais de l’ouvrage, j’aperçus -un homme qui se haussait pour regarder -par la lucarne à l’intérieur de la chaumière. Je -reconnus Yann. Son coup d’œil jeté, il s’en alla. -Il était sans doute venu voir si la petite Marie -n’était pas encore ressuscitée. A de longs intervalles -il fit ainsi quelques retours dans nos parages ; -une seule fois nous nous rencontrâmes. Il me dit, -d’un ton affectueux : « Bonjour, Marie-Françoise » ; -je lui répondis : « Bonjour Yann » ; et ce -fut tout. Il ne me demanda même point de nouvelles -de nos fils, dont l’aîné était déjà établi -maçon, à Lézardrieux.</p> - -<p>A l’occasion du mariage de ce fils aîné, les deux -époux se rapprochèrent. Yann vint en personne -apporter son consentement. Il ne témoigna ni -repentir, ni embarras, fut gai, enjoué, chanta -force chansons et, la nuit de noces, s’alla coucher -tranquillement aux côtés de sa femme, dans le lit -de leurs éphémères amours. Le lendemain, il -reprenait son essor. Mais, dans la semaine, on le -revit. Et peu à peu il se fixa. A dormir à la belle -étoile il avait gagné des rhumatismes ; la voix -aussi s’était enrouée et les poumons commençaient -à manquer d’haleine. La tiédeur paisible -du foyer eut bientôt fait d’engourdir en lui les -dernières révoltes de l’instinct nomade. Il finit -par accrocher son bâton de voyage à l’angle de -la cheminée, en murmurant le vers de Proux :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Hac ar c’henvid da steuïn ouz va fenn-baz déro<a id="FNanchor_47" href="#Footnote_47" class="fnanchor">[47]</a>.</i></div> -</div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_47" href="#FNanchor_47"><span class="label">[47]</span></a> Les araignées peuvent tisser leur trame autour de mon -<i lang="br" xml:lang="br">penn-baz</i> de chêne.</p> -</div> -<p>Désormais, il ne s’éloigna plus de Pleumeur, -si ce n’est pour accomplir annuellement deux -pèlerinages auxquels il demeura fidèle jusqu’au -bout, quoi qu’on fît pour l’en détourner : le -premier au Ménez-Bré, où s’élève la chapelle de -saint Hervé, patron des bardes ; — le second à -Rumengol, rendez-vous traditionnel des chanteurs.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VI</h3> - - -<p>Il s’est assis en face de moi, auprès de la -fenêtre ouverte par où nous arrive à petites bouffées -la délicieuse fraîcheur de la nuit.</p> - -<p>— Oui, pourquoi ce pardon s’appelle-t-il le -<i>pardon des chanteurs</i> ? Vous me le direz peut-être, -vous Yann, qui savez toutes choses. Il doit y -avoir une autre raison que celle que m’a donnée -le conscrit.</p> - -<p>— Assurément, il y en a une autre, la vraie. -Je vais vous l’apprendre, puisque vous l’ignorez. -C’est de l’histoire, ceci.</p> - -<p>Lorsque le roi Gralon, après avoir terminé -son purgatoire sur la terre, franchit enfin le seuil -du paradis, la première personne qu’il rencontra -fut la Vierge, laquelle se mit à le remercier fort -honnêtement de la belle église qu’il avait commandé -de lui bâtir. « S’il manquait encore quelque -chose à votre bonheur, ajouta-t-elle, sachez -que je suis toute disposée à vous l’accorder. — Hélas ! -répondit le vieux roi, tant que ma fille -Ahès continuera de faire dans la mer de Bretagne -son triste métier de tueuse d’hommes, -cette idée me poursuivra et je ne serai pas heureux. » -La Vierge baissa la tête. « A cela je ne -peux rien, dit-elle. — Tu pourrais du moins -l’empêcher de nuire, écarter d’elle la malédiction -des peuples en lui ôtant sa voix séduisante, -instrument de tous ses crimes ! — Non plus, -ô Gralon. Ce qui est doit être. Mais écoute. Je -ferai naître une race de chanteurs qui chanteront -à voix aussi douce que la sirène et, par les mêmes -armes, combattront ses maléfices. J’unirai en eux -le don des beaux rythmes au culte des pieuses -pensées. Où Ahès aura passé, semant le deuil et -l’épouvante, ils passeront, semant l’espérance et -le réconfort. Ils berceront les douleurs qu’elle aura -causées, rendront la paix aux âmes qu’elle aura -remplies de consternation. Et, de même que je -suis la Vierge de Tout-Remède, ils seront les guérisseurs -de tout souci. Le mois de mai, qui est -mon mois, les verra chaque année accourir à -mon pardon de Rumengol. Là coulera pour eux, -d’une onde intarissable, la source des sônes et des -gwerz ; et de là ils se répandront, pour célébrer -à travers le monde la force des hommes d’Armorique, -la grâce de leurs filles, les exploits de leurs -ancêtres, et ta propre destinée, ô Gralon ! Guérets -et landes, aires des fermes et places des villages -retentiront de leurs accents infatigables. Et l’on -dira d’eux, du plus loin qu’on les apercevra : — Voici -venir les rossignols de la Vierge ! »</p> - -<p>Ainsi parla Notre-Dame, et le vieux roi sentit -une grande joie dans son cœur. Vous savez -maintenant ce que vous désiriez savoir.</p> - -<p>Je prononce devant Yann le nom du poète -breton Le Scour, qui s’intitula <i>Barde de Rumengol</i>.</p> - -<p>— Certes — fait-il — il a plus qu’aucun autre -mérité ce titre. Il a écrit tout un <i>livret</i><a id="FNanchor_48" href="#Footnote_48" class="fnanchor">[48]</a> en -l’honneur de ce sanctuaire. J’ai connu Ar Scour. -Il menait de front l’art des vers et le négoce des -vins. C’était un barde riche ; l’espèce en est rare. -Au moins ne dédaignait-il pas ses confrères pauvres, -ceux qui, comme moi, n’ayant pas de vin -à vendre, sont obligés de vivre de leurs vers. Il se -montrait serviable envers eux, leur ouvrait volontiers -sa porte et sa bourse. La maison qu’il habitait -à Morlaix était hospitalière à quiconque faisait -profession de rimer. Parmi les chants qu’il a -composés, il en est qui dureront aussi longtemps -qu’on parlera breton en Bretagne. Qui ne sait par -cœur la <i lang="br" xml:lang="br">Gwennili tréméniad</i> (l’Hirondelle de passage) ? -De méchantes langues, il est vrai, ont -prétendu que ses meilleures pièces n’étaient pas -de lui, que d’autres y avaient mis leur talent et -qu’il n’avait eu la peine que d’y mettre son nom. -Il y a beaucoup d’exagération dans ces racontars. -Je dois dire toutefois que <i lang="br" xml:lang="br">Plac’hik Eussa</i><a id="FNanchor_49" href="#Footnote_49" class="fnanchor">[49]</a> — le -morceau le plus achevé incontestablement -de sa <i lang="br" xml:lang="br">Télen Rumengol</i> — est une très ancienne -gwerz qu’il s’est appropriée et dont il s’est contenté -d’épurer la forme. Enfant, je l’ai entendu -chanter à mon père. Il la fredonnait, en poussant -la navette, — et cela, sur un air si lent et si -triste qu’il nous faisait pleurer tous. J’ai retenu -sa méthode. Si vous êtes encore là, ce tantôt, -quand arriveront les processions d’Ouessant, -passez au cimetière ; vous verrez comme je lui -sais tirer les larmes des yeux, à cette impassible -race de forbans !</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_48" href="#FNanchor_48"><span class="label">[48]</span></a> L’opuscule <i lang="br" xml:lang="br">Télen Rumengol</i> (la Harpe de Rumengol).</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_49" href="#FNanchor_49"><span class="label">[49]</span></a> « La fillette d’Ouessant ».</p> -</div> -<p>Nous sortons ensemble, mais sur le seuil de l’auberge -nous nous séparons. Puisque cependant je -l’ai réveillé de son somme, Yann en veut profiter -pour commencer sa tournée dans les <i>débits</i> et sous -les tentes. Il compte bien y écouler les exemplaires -qui lui restent de sa fameuse <i>Dispute entre l’Eau-de-Vie -et le Café</i>. Moi, j’ai pris à gauche. Voici le -porche du cimetière dessinant son grand arc -sombre et, à côté, un if immense, un arbre aussi -vieux que les temps, l’arbre des morts, sorte de -baobab funèbre engraissé de la pourriture humaine -de plusieurs siècles. Un tronc bizarre, tourmenté, -tordu en spirale, les racines crevant le mur, les -branches poussées dans une seule direction et -très bas, presque au ras des tombes. Il couvre de -son ombre le pauvre enclos, y verse sa tristesse -lourde, si dense, étalée en une flaque noire et -sans rides. Une allée plantée de croix conduit au -porche de l’église : il règne dans ce caveau une -obscurité compacte ; des bruits de respirations -endormies rythment le silence. A la mince -lueur qui filtre par instants, lorsque viennent à -s’entre-bâiller les battants de la nef, on distingue -des formes d’hommes, de femmes, vautrés pêle-mêle -sur les bancs de pierre, au long des parois. -Un mendiant étendu la tête sur son bissac, avec -son bâton de route entre les jambes et un barbet -à ses pieds, a l’air sculptural d’un évêque de -granit couché dans un enfeu, les mains jointes -sur sa crosse, les sandales appuyées à quelque -animal héraldique.</p> - -<p>Dans l’église, à dix heures. Un peu trop doré, -cet intérieur d’église, trop surchargé d’ornements -criards. Il est éclairé vaguement par des cierges -qui brûlent derrière un pilier où s’adosse la -madone du lieu. Et cette lumière, émanée comme -d’une source invisible, cette lumière diffuse est -d’une mystique douceur. Elle effleure d’une -caresse les coiffes blanches des « prieuses » : -coiffes de Douarnenez aux mailles fines, coiffes -de Carhaix aux fonds aplatis, coiffes de Concarneau -pareilles à des raies fraîchement pêchées, -coiffes de Châteaulin aux ailes palpitantes, coiffes -léonardes bombées comme des vases aux anses -grêles et délicates. Dans l’abside, prosterné en -cercle devant les marches de l’autel, un groupe de -femmes murmure les <i lang="la" xml:lang="la">ave</i> du rosaire et, de toute -l’église, leur répond un plaintif chuchotement. Et -cela est d’une poésie troublante, cette interminable -oraison qui tout à coup semble s’éteindre et soudain -reprend, imprécise toujours et ondulante, -ainsi qu’un frisselis de feuilles aux souffles irréguliers -du vent. Prière exhalée comme en rêve -par un millier de lèvres assoupies. Jusqu’au matin -se continuera la veillée. Tous ces gens harassés -ont fait vœu de passer la nuit dans le sanctuaire : -pour rien au monde ils ne quitteraient leur poste, -pas même pour le meilleur des lits. La fatigue -des traits, l’abandon des membres ajoutent encore -à l’étrangeté du spectacle, font songer aux chœurs -de suppliants des tragédies antiques. La comparaison -n’est point aussi paradoxale qu’on le pourrait -supposer. J’ai vu là des figures d’une admirable -morbidesse, des types irréprochables de -beauté austère et douloureuse. Telle, cette jeune -fille qui a laissé rouler sa tête sur l’épaule de son -frère ou de son fiancé ; elle dort d’un sommeil -qui ressemble à une extase et, jusque dans l’affaissement -de tout son être, elle garde un je ne -sais quoi de souple, de svelte et d’harmonieux. -Telle aussi, cette paysanne assise sur ses talons, -face triste, vieillie avant l’âge, plissée par les -soucis, polie, usée par les larmes ; elle égrène -d’une main son chapelet, de l’autre elle soutient -le corps de son fils — grand adolescent pâle, -rongé par quelque maladie incurable — qui -repose, allongé en travers sur ses genoux ; elle -le couve ardemment des yeux, semble le bercer, -comme d’une chanson sans fin, de ses récitations -obstinées de patenôtres. Et c’est en vérité une -Mère aux Sept Douleurs que cette femme, une -pathétique et vivante image de la <i lang="it" xml:lang="it">Pietà</i>…</p> - -<p>Au dehors, un chant s’élève, — une mélopée -lente, en mineur, une de ces pénétrantes psalmodies -bretonnes où sans cesse la même phrase -revient, tantôt sourde comme un sanglot, tantôt -aiguë et stridente comme le hurlement d’un chien -blessé. C’est une autre veillée qui commence, la -veillée des cantiques, dans le cimetière. Pèlerins -et pèlerines ont pris place parmi l’herbe des -morts ou sur les tertres des tombes. Juchée sur -une tombe plus haute, le dos à la croix, une fille -chante, — une fille de Spézet, longue et mince, -le buste serré dans un corsage noir à galons de -velours, la tête menue, les yeux trop grands. Une -voisine accroupie à ses pieds lui souffle les premières -paroles de chaque couplet qu’elle déchiffre -à mesure dans un vieux recueil d’hymnes, au -vacillement fumeux d’une chandelle. La voix de -la chanteuse a des vibrations singulières ; ce sont -d’abord des notes basses, voilées, qu’on dirait -venues de très loin et qui restent comme suspendues -dans l’air ; puis, brusquement, ou du moins -sans transition appréciable, le chant se précipite, -s’exaspère, éclate en un grand cri rauque, de -sorte que la fille est à bout de voix quand elle -arrive à la fin de chaque strophe. L’assistance -alors entonne le refrain, le <i lang="br" xml:lang="br">diskân</i>, sur un -rythme large et traînant, d’une infinie tristesse. -Et la chanteuse de reprendre aussitôt, sans une -pause, sans une relâche. Les artères de son cou -rejeté en arrière sont tendues comme des cordes : -sur ses joues enflammées la sueur ruisselle ; le -corsage s’est dégrafé à demi sous l’effort de la -poitrine ; le lacet de la coiffe s’est rompu : il -n’importe. Époumonnée, hors d’haleine, elle -s’entête à chanter. Vainement lui offre-t-on de la -suppléer un instant. Elle ne veut pas. Elle redouble -d’acharnement, au contraire, elle se grise, -elle s’exalte. C’est presque du délire, de la fureur -sacrée. On rêve d’une prêtresse des cultes primitifs, -d’une possédée des anciens dieux. Des parcelles -subtiles de leur âme ont dû survivre dans -cette atmosphère de Rumengol.</p> - -<p>… Je m’en suis allé par des sentiers de traverse, -le long de la petite rivière, vers Le Faou. -Il est trois heures environ. Déjà des blancheurs -rosées illuminent doucement les confins du ciel. -C’est à croire qu’il dit vrai, le dicton local, qui -prétend qu’ici, tant que dure le pardon, la nuit -même est encore du jour. La brise de mer s’est -levée. Entre les verdures une chose claire apparaît, -une pointe d’Océan enfoncée au cœur des -terres. Et voici Le Faou, vieux murs, vieilles -ardoises, toute une bourgade citadine d’un aspect -d’autrefois, dominée par la <i>maison de ville</i>, débris -monstrueux de l’époque féodale. Un quai, une -mâture de sloop finement découpée sur le fond -gris-perle des eaux lointaines, la solitaire silhouette -d’un <i>gabelou</i> perchée à l’extrémité du môle dans -l’attitude d’un cormoran au repos. Les brumes -d’ouest en s’effrangeant découvrent des promontoires -hantés de grands noms ou de miraculeux -souvenirs, Kerohan, le Priolly, Landévennec. Une -forme de nuage, flottante d’abord, peu à peu se -précise, se condense, se tasse, et c’est le Ménez-Hom, — le -<i>chef de troupeau</i> des Monts-Noirs, leur -vedette sur l’Atlantique, — avec sa croupe -renflée, son mufle à ras de sol, tendu vers la -large, comme flairant un perpétuel danger.</p> - -<p>Cependant, sous les reflets encore indécis de la -lumière orientale, la mer frissonne, la mer <i>s’éveille</i>. -Des pourpres légères se répandent à sa surface : -telles les rougeurs dont se colore le sein pâli -d’une vierge, quand son cœur se met à battre à -l’approche du bien-aimé. Je ne sais rien de comparable -à ce réveil de la mer, dans le crépuscule -matinal d’une belle journée d’été breton. Il semble -qu’on assiste à l’aurore primitive, à la première -apparition du jour sur le monde, lorsque les eaux -furent séparées des continents et la lumière d’avec -les ténèbres. Dans ces grands paysages tranquilles -d’extrême occident — où l’homme, resté frère des -choses, n’a pas encore imposé à celles-ci sa personnalité -envahissante et déformatrice — les -levers d’aube ont gardé toute la poésie, tout le -charme de leur grâce adolescente et de leur mystérieuse -majesté.</p> - -<p>… Au tournant de l’île de Tibidi, du « rocher -de la prière » — ainsi appelé des fréquentes -retraites qu’y firent Gwennolé et ses disciples — une -voile se montre, et, derrière elle, on en voit -poindre d’autres, piquant çà et là de notes brunes -la grise uniformité des lointains. C’est la procession -des barques d’Ouessant qui fait son entrée -dans la « rivière ». Lourdes et robustes gabarres -de pêche, taillées pour la lutte quotidienne avec -l’autan, mais qu’on a parées pour la circonstance -à l’instar des nefs sacrées. Serait-ce que l’eurythmie -de ces flots calmes, dans cette méditerranée -abritée et silencieuse, les déconcerte et les -intimide, elles, les habituées de la tempête, les -affronteuses des houles déchaînées ? Ou bien -faut-il croire qu’elles ont quelque sentiment de -la solennité de leur rôle ? Toujours est-il qu’elles -s’avancent avec une sorte de lenteur grave, de -cette allure noble et cadencée que devaient avoir -les trirèmes helléniques voguant vers la blanche -Délos, à travers le <i>sourire innombrable</i> de la mer. -Elles s’engagent dans le chenal, à la file, « amènent » -leur toile, rangent le quai, accostent, -débarquent leurs passagers : et toutes ces manœuvres -s’accomplissent sans bruit, presque sans -gestes. Les femmes prennent terre les premières ; -d’aucunes, fidèles à la coutume antique, se prosternent -pour baiser le sol, à l’endroit où commence, -au dire de la tradition, la zone bénie, le -domaine de Notre-Dame. Et maintenant elles -s’acheminent par groupes vers la « maison de la -sainte ». Toutes vont pieds nus, toutes ont un -cierge dans les mains. Grandes pour la plupart, un -peu hommasses, les traits réguliers, mais durs et -d’une fermeté trop virile, la peau du visage non -point hâlée, rosée plutôt — chez les vieilles comme -chez les jeunes — de ce rose vif des chairs conservées -dans la saumure. Seuls, les yeux sont beaux : -leur nuance d’un roux verdâtre fait penser à des -transparences d’eau marine dormant au creux des -roches sur un lit de goémons. Ce sont, d’ailleurs, -des yeux tristes et qui mirent, en leur limpidité -dolente, l’ombre des deuils passés ou le pressentiment -des catastrophes à venir. Il n’en est pas une, -de ces Ouessantines, qui de la naissance à la mort -ne soit vouée à un pleur éternel. Elles vivent toujours -en proie aux épouvantements de la mer -qui leur prend leurs pères, leurs fiancés, leurs -époux, leurs fils. De là ce costume de veuve dont -elles se revêtent, pour ainsi dire, au sortir du -berceau et qu’elles ne quittent plus jusqu’à la -tombe. Noir le corsage, noire la jupe, noir le -tablier, noire enfin la gaine d’étoffe où s’enfonce -et se dissimule le béguin blanc aux rigides cassures. -Elle a quelque chose d’hiératique, cette -grande coiffure carrée, et elle rappelle d’assez -près, avec ses pans tombants, le <i>pschent</i> de l’ancienne -Égypte. — Aucun atour, nulle coquetterie. -La chevelure même, orgueil de la femme, couronne -de sa royauté, s’effiloque sur la nuque ou -pend le long des joues en mèches écourtées et -vagabondes. Tout cela, cet accoutrement sombre, -ces crins épars autour de ces faces mornes, plus -encore l’espèce de lamentation qui s’exhale des -lèvres en guise de prière, tout cela vous serre le -cœur, éveille dans l’esprit des images funèbres : -on croit voir passer un troupeau de victimes que -chasserait devant elle l’antique Fatalité.</p> - -<p>Elles suivent la route, absorbées dans leurs -dévotions, sans se laisser distraire par la tiédeur -intime du paysage, par cette flore odorante, par -cette jeune verdure dont leurs regards pourtant -sont si peu coutumiers et dont beaucoup d’entre -elles respirent aujourd’hui pour la première fois -le pénétrant arome. Ce sont choses qui ne les -touchent point, si sevrées qu’elles en puissent être -dans leur île sauvage, presque à nu sous son -maigre manteau d’herbe brûlée. Elles passent -indifférentes à toutes ces séductions de la « Grande -Terre » ; elles n’ont d’yeux que pour la fine -aiguille de granit qui se profile là-haut, sur la -crête, derrière le rideau des bois. Droit au-dessus -de la pointe, une étoile attardée brille encore, -d’un faible scintillement, dans le ciel à moitié -envahi par le flot montant de la lumière. Et cette -petite clarté pâle apparaît vraisemblablement aux -Ouessantines comme un <i>signe</i> céleste, car elles -ne l’ont pas plus tôt aperçue qu’elles entonnent -d’un commun élan l’hymne de la Vierge, transcription -bretonne de l’<i lang="la" xml:lang="la">Ave maris stella</i>.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Ni ho salud, stéréden vor !…</i></div> -</div> - -<p>Les voix rebondissent au loin dans le large écho -des montagnes. Les hommes restés un peu en -arrière pressent le pas. Je me suis mêlé à leur -groupe : une cinquantaine de grands gars en <i>tricot</i> -de laine grise ou bleue, avec des muscles énormes, -des poings de géant et de bonnes figures placides, -d’une enfantine douceur. Des touffes de sourcils -enchevêtrés ombragent leurs prunelles trop -claires, aux teintes indécises, comme délavées par -les embruns. Ils sont accueillants et expansifs. -Ils m’apprennent qu’ils sont partis d’Ouessant la -veille, qu’ils ont mis près de dix heures à franchir -l’Iroise et qu’ils ont emporté des provisions pour -trois jours, « parce que, chez nous, voyez-vous, -on sait bien quand on sort, mais on ne sait -jamais quand on rentre ». D’espace en espace un -aubergiste les hèle, assis sur un tonneau, dans la -douve, auprès de son comptoir couvert de bouteilles :</p> - -<p>— Eh bien ! les <i>gens de l’Enès</i><a id="FNanchor_50" href="#Footnote_50" class="fnanchor">[50]</a>, on ne prend pas -un <i>boujaron</i> ?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_50" href="#FNanchor_50"><span class="label">[50]</span></a> <i>Ile.</i> Les insulaires des côtes bretonnes appellent leur -île l’<i>Ile</i> tout court, comme les continentaux ne les désignent -d’ordinaire que par le nom d’<i>Iliens</i>, sans autre qualification.</p> -</div> -<p>Gaiement ils répondent :</p> - -<p>— Nous en prendrons deux au retour.</p> - -<p>Ils sont à jeun depuis minuit, afin de pouvoir -communier à la messe d’aube. Chacun d’eux -accomplit le pèlerinage pour son clan et doit rapporter -à tous les siens la bénédiction de Notre-Dame. -Il n’y a pas de famille dans l’île qui n’ait -parmi eux son représentant, son délégué, muni des -recommandations les plus expresses. Souvent on -le tire au sort, à la courte paille. Son premier -soin, dans la semaine qui précède le départ, est de -faire visite à toute la parenté, depuis le grand-oncle -jusqu’à l’arrière-petit-cousin. Tous ont à le -charger de quelque « commission » pour la sainte. -C’est l’aïeul qui sent que sa vue baisse et qui -demande qu’elle lui soit conservée ; c’est la tante -Barba qui a les « gouttes » et qui supplie qu’on -l’en délivre ; c’est <i>tonton</i> Guillou, tourmenté par un -procès, et qui compte sur la Vierge pour intervenir -auprès des juges ; c’est Gaïdik Tassel, une -nièce souffrante, surnommée la <i>Trop-blanche</i>, à -cause de sa pâleur : elle se languit, à peine au -seuil de ses vingt ans, d’un mal dont ni elle, ni -personne ne saurait dire la cause ; mais la Vierge -de Tout-Remède s’y reconnaîtra… Que d’autres -vœux encore ! Et que de prescriptions, dont -quelques-unes fort compliquées ! « Ce sou que -voici, tu le déposeras dans le tronc de l’église ; -celui que voilà, tu le laisseras tomber dans la -fontaine. Garde-toi de confondre. » Ou bien : -« Tu allumeras un cierge à la droite de la madone -et tu noteras combien de sauts aura fait la flamme -avant de brûler d’une clarté tranquille. » Bref, -tout un système inextricable de rites où notre -mémoire de civilisés se perdrait. L’<i>îlien</i>, lui, s’y -retrouve aussi aisément que dans l’écheveau -d’agrès de sa gabarre. Il range, il ordonne tout -cela dans sa tête, avec les habitudes de méthode -et de classement particulières aux matelots. Soyez -assuré qu’il n’omettra aucun détail et qu’il s’acquittera -point par point de la mission de confiance -dont il est investi. Pour peu qu’il y manquât, il -croirait commettre un sacrilège. La destinée des -êtres qui lui sont chers n’est-elle pas intéressée -à ces pratiques ? Et lui-même n’est-il pas le premier, -du reste, à avoir foi en leur efficacité ?</p> - -<p>On ne cite qu’un seul exemple d’<i>îlien</i> ayant -failli. Le malheureux aimait à boire ; le démon de -l’eau-de-vie le possédait. Il s’oublia dans une des -tavernes du Faou, ne mit pas les pieds à Rumengol. -Quand les personnes qu’il avait amenées -revinrent du pardon, elles le trouvèrent dégrisé et -repentant ; elles ne refusèrent pas moins de s’en -retourner à son bord, et bien elles firent, car on -n’entendit plus parler de lui ni de sa barque : -la mer ne rendit même pas son cadavre.</p> - -<p>Et l’Ouessantin qui me fournit ces renseignements -ajoute d’un ton grave :</p> - -<p>— Heureux encore qu’il n’ait pas attiré sur sa -race de pires infortunes !</p> - -<p>— Dans quel dessein ces femmes vous ont-elles -donc accompagné, au lieu de se faire représenter -par un père, un mari, un fils ou quelque cousin ?</p> - -<p>— Hé ! prononce-t-il, — c’est apparemment -qu’elles n’ont plus ni l’un ni l’autre. Ils sont nombreux -à l’Ile, les foyers sans hommes ; et il se -couche chaque année bien des Ouessantins dans -le grand cimetière où l’on est à soi-même son -propre fossoyeur !</p> - -<p>Du geste, il me montre là-bas l’Océan, — la -douce mer rose, voluptueusement étalée sur un -peuple de morts…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VII</h3> - - -<p>A petits coups pressés, la cloche tinte. Et c’est -le signal d’un remuement universel. Des granges, -des étables, de la soupente des auberges se lève -une multitude en désordre, visages encore bouffis -de sommeil, avec du foin dans les cheveux et des -plaques de poussière dans le dos. On se débarbouille -en un tour de main d’un peu d’eau -puisée à l’auge de la cour. Les femmes redressent -leur coiffe, tapotent leurs jupes et leur tablier. Des -files interminables s’acheminent vers le sanctuaire. -Il sort du monde de partout ; il en surgit des prés, -il en descend des arbres même, des gros chênes -nains sculptés par le temps en forme de sièges. -La terre de Rumengol tout entière présente -l’aspect d’un lit défait, d’une couche immense où -des milliers d’êtres ont dormi ; et, des herbes -écrasées, des grands foins foulés gardant l’empreinte -des corps, un parfum monte qui embaume -l’espace.</p> - -<p>Çà et là des tas de cendres fument encore, -pareils à des feux de bivouacs abandonnés.</p> - -<p>En juin, saison des nuits tièdes, les paysans bretons -ne font point rentrer les troupeaux, les laissent -paître ou ruminer en liberté sous les étoiles, -pour les reposer de l’étable. Et Rumengol, avec ses -eaux vives dans son vallon accidenté, est un centre -renommé d’élevage. Aussi, en ce clair matin, tous -les alentours de la bourgade sont-ils comme mouchetés -de taches blanches, ou rousses, ou noires. -C’est par centaines qu’il faudrait nombrer les têtes -de bétail éparses sur les pentes. Elles se meuvent -avec la belle indolence des animaux repus ; un -peu étonnées d’une telle affluence de monde dans -la monotonie habituelle de leur solitude, elles -appuient aux claies des barrières ou tendent par-dessus -les haies d’ajonc leurs mufles emperlés de -rosée, et meuglent doucement en roulant leurs -gros yeux graves. Plus d’un pèlerin allonge le -bras pour caresser leur poil au passage ; elles font -partie du décor traditionnel de la fête. N’est-il pas -écrit dans la Vie de la Vierge qu’elle enfanta le -<i lang="br" xml:lang="br">Mabik</i> au milieu des bœufs ? Et Notre-Dame de -Tout-Remède n’a-t-elle pas souci des bêtes à -l’égal des hommes ?</p> - -<p>Une année, des saltimbanques — des mécréants — dérobèrent -nuitamment une vache. Ils l’avaient -emmenée dans la forêt du Kranou et s’apprêtaient -à l’abattre pour se régaler de sa chair, quand -éclata un orage subit que rien dans l’état de l’atmosphère -ne faisait prévoir. Trois coups de -tonnerre retentirent, foudroyant à la fois les -voleurs et l’arbre auquel la vache était attachée, -mais sans causer à celle-ci le moindre dommage, -bien au contraire : car, son lien ayant été rompu -dans la secousse, elle put rejoindre le troupeau -avant même qu’on eût eu le temps de s’apercevoir -qu’elle y manquât. Par la suite il résulta pour -elle de cette aventure quantité d’avantages. Nul ne -douta, en effet, qu’elle n’eût été sauvée par un -miracle ; on la considéra comme une « protégée » -de la Vierge et on la traita avec les égards dus à -sa qualité ; elle eut désormais la meilleure litière -et le râtelier le mieux garni, et, après avoir vécu -dans l’abondance, elle mourut paisiblement de -vieillesse, sans avoir connu l’exil des foires lointaines…</p> - -<p>Pour se faire une idée de la surprenante variété -de notre race, de la diversité de ses types et de la -richesse de ses costumes, il n’est que d’assister à -la sortie de la messe d’aube, dans le cimetière de -Rumengol, le jour du pardon. Toute la Bretagne -est rassemblée là comme en un raccourci puissant. -Que de reliefs et de contrastes ! Ici, les Léonards -aux grand corps, spéculateurs hardis et fanatiques -sombres, nés pour être marchands ou prêtres, -et dont les lèvres dédaigneuses ne se desserrent -volontiers, dit-on, que pour réciter la prière ou -parler argent. Près d’eux, les Trégorrois, aux -yeux vifs et nuancés, à la physionomie ouverte, -discoureurs aimables, avec une pointe d’ironie -dans leur sourire. Là, les <i lang="br" xml:lang="br">Tran’Doué</i><a id="FNanchor_51" href="#Footnote_51" class="fnanchor">[51]</a>, équipés à la -façon des Mexicains d’une veste brodée de jaunes -arabesques et d’un pantalon très ample s’évasant -au-dessus des chevilles : beaux hommes pour la -plupart, la figure encadrée d’un large collier de -barbe rousse, ils laissent à leurs femmes les -besognes qui déforment, n’ont, quant à eux, -d’autre souci que de promener leur fière prestance -de mâles à travers les foires et les pardons. -Et voici le bleu clair, le bleu azuré des <i lang="br" xml:lang="br">glazik</i><a id="FNanchor_52" href="#Footnote_52" class="fnanchor">[52]</a> -de Cornouailles, où courent en festons les tons -d’or de la fleur du genêt. Un peu lourds et pansus, -ces Bretons du sud, et joyeux d’une bonne joie -matérielle qui éclate dans leurs faces rondes, -rases, roses et poupines, dans leur goût des couleurs, -des choses voyantes, dans l’allégresse grivoise -de leurs chansons. Ils ne font que mieux -ressortir l’élégance montagnarde des fils de l’Aré, -souples et droits ainsi que des pins, et pareils, -dans leur accoutrement de laine brune, à des pasteurs -des temps primitifs, — ou la gravité hautaine -des forbans de l’Aber, souvent comparés -aux palikares des côtes grecques et qui portent -comme eux le bonnet et la fustanelle, grands -gars superbes, avec des bras d’une envergure -immense et le profil aigu d’un oiseau de mer fendant -l’espace.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_51" href="#FNanchor_51"><span class="label">[51]</span></a> On appelle ainsi, du juron qui leur est familier, les -hommes du canton de Pont-Labbé, les maris des <i lang="br" xml:lang="br">Bigoudenn</i>.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_52" href="#FNanchor_52"><span class="label">[52]</span></a> <i lang="br" xml:lang="br">Glazik</i>, les hommes vêtus de bleu.</p> -</div> -<p>Debout sur une éminence, sur une sorte de -dune herbeuse qui prolonge à gauche le cimetière -et au sommet de laquelle se dresse un -oratoire, Yann Ar Minouz attaque de sa voix -rauque, la complainte de <i lang="br" xml:lang="br">Plac’hik Eûssa</i>.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i1">A l’île Eûssa fut une fille,</div> -<div class="verse i1">Jolie et sage comme un ange,</div> - -<div class="verse i1 stanza">Jolie et sage comme un ange,</div> -<div class="verse i1">Et son nom était Corentine.</div> - -<div class="verse i1 stanza">Hélas ! elle n’avait pas quinze ans,</div> -<div class="verse i1">Déjà lourde croix elle portait.</div> - -<div class="verse i1 stanza">Sur un rocher, jouxte la mer,</div> -<div class="verse i1">La fille pleurait pleurs amers.</div> - -<div class="verse i1 stanza">Et de plein cœur elle priait</div> -<div class="verse i1">Et vers les cieux ainsi criait…</div> -</div> - -<p>Un oblique rayon de soleil se joue sur les -tempes dégarnies du barde. Iliens et Iliennes ont -fait cercle autour de lui : ils boivent ses paroles -et suivent le mouvement de la chanson jusque -dans l’expression de son visage. Car il ne se contente -pas de chanter, il mime ; si bien que la -complainte se transforme en un drame monologué. -Et quel prestigieux acteur que ce Yann ! Il -a joint les mains, il lève au ciel un regard mouillé -de larmes ; sa voix, traînante au début, éclate en -accents déchirants :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i1">— En se battant contre l’Anglais,</div> -<div class="verse i1">Mon père s’est noyé dans la mer profonde.</div> - -<div class="verse i1 stanza">Le cœur de ma mère se fendit,</div> -<div class="verse i1">Quand ce malheur elle entendit.</div> - -<div class="verse i1 stanza">Et je n’ai plus personne, hélas !</div> -<div class="verse i1">Que faire désormais ici-bas ?</div> - -<div class="verse i1 stanza">Je n’ai plus hélas ! sur la terre</div> -<div class="verse i1">Proche ni parent, père ni mère.</div> - -<div class="verse i1 stanza">Père ni mère, proche ni parent ;</div> -<div class="verse i1">Vivre m’est deuil et navrement !</div> -</div> - -<p>Une des Ouessantines s’est caché la figure dans -son mouchoir : on sent qu’elle fait effort pour -étouffer des sanglots. Le marin avec qui j’ai causé -tantôt me chuchote à l’oreille :</p> - -<p>— Elle a une <i>cœursée</i>, la pauvre ! On jurerait -que c’est sa propre <i>gwerz</i>, en vérité, que l’homme -aux chansons lui débite là.</p> - -<p>Sur un rythme plus doux, avec un balancement -léger de tout le corps, Yann poursuit :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i1">Mais non !… Il est au ciel un Père,</div> -<div class="verse i1">Et à Rumengol bonne Mère !</div> - -<div class="verse i1 stanza">Ma mère bien souvent m’a dit</div> -<div class="verse i1">De prier la Vierge bénie,</div> - -<div class="verse i1 stanza">La Vierge tendre de Rumengol,</div> -<div class="verse i1">Et jamais ne serais abandonnée.</div> - -<div class="verse i1 stanza">Étendez votre main sacrée,</div> -<div class="verse i1">Vierge, sur votre enfant navrée.</div> - -<div class="verse i1 stanza">Moi, la mineure<a id="FNanchor_53" href="#Footnote_53" class="fnanchor">[53]</a> à l’abandon,</div> -<div class="verse i1">J’irai pieds nus à votre pardon ;</div> -</div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_53" href="#FNanchor_53"><span class="label">[53]</span></a> Orpheline.</p> -</div> -<div class="poetry"> -<div class="verse i1">J’irai pieds nus demander aide</div> -<div class="verse i1">A votre maison de Tout-Remède.</div> - -<div class="verse i1 stanza">Et sept fois je ferai le tour</div> -<div class="verse i1">Du grand autel sur mes genoux ;</div> - -<div class="verse i1 stanza">Sept fois le tour de votre sanctuaire,</div> -<div class="verse i1">Vierge, patronne des Bas-Bretons !</div> - -<div class="verse i1 stanza">Madame Marie, les pauvres gens</div> -<div class="verse i1">Ne vous sauraient faire de présents.</div> - -<div class="verse i1 stanza">Ni ceinture de cire<a id="FNanchor_54" href="#Footnote_54" class="fnanchor">[54]</a>, ni cierge,</div> -<div class="verse i1">Rien !… sinon leur prière, ô Vierge.</div> -</div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_54" href="#FNanchor_54"><span class="label">[54]</span></a> Les cordons de cire dont les pèlerins entourent l’église.</p> -</div> -<div class="poetry"> -<div class="verse i1">Pauvre comme eux, pour seul trésor</div> -<div class="verse i1">J’ai mes cheveux blonds couleur d’or.</div> - -<div class="verse i1 stanza">Je tresserai pour vous une guirlande</div> -<div class="verse i1">Faite avec ma chevelure blonde,</div> - -<div class="verse stanza">Faite avec les fleurs des champs, les simples fleurs ;</div> -<div class="verse">En gouttes de rosée y brilleront mes pleurs.</div> -</div> - -<p>Elle brille aussi, la triste rosée des larmes, dans -les yeux des femmes qui sont là ; elle trace de -larges sillons humides sur leurs joues hâlées, -s’égoutte lentement dans les plis de leur petit -châle noué en croix. Les hommes eux-mêmes -sont émus : sans cesse ils s’essuient les paupières -du revers de leurs grosses mains toutes tailladées -et noires de goudron. Et, de minute en minute, -le groupe des auditeurs grossit : le pardon afflue -vers le chanteur dont le buste ensoleillé domine -la foule, la chemise ouverte, son poitrail nu hérissé -de touffes de poils fauves. Le récitatif reprend, -d’une allure dolente et comme alanguie :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i1">S’est mise Corentine en chemin,</div> -<div class="verse i1">Sa baguette blanche à la main ;</div> - -<div class="verse i1 stanza">Passe la mer, suit le chemin</div> -<div class="verse i1">Qui mène aux cieux, qui mène aux saints.</div> - -<div class="verse i1 stanza">Et la voici déjà tout proche :</div> -<div class="verse i1">Du clocher on entend la cloche.</div> - -<div class="verse i1 stanza">Elle s’agenouille, en le voyant,</div> -<div class="verse i1">Son cœur palpite, en l’entendant.</div> - -<div class="verse i1 stanza">A Rumengol quand se trouva,</div> -<div class="verse i1">Les pieds de la Vierge baisa.</div> - -<div class="verse i1 stanza">Et dit : — Ma Mère, Mère bénie,</div> -<div class="verse i1">J’aimerais bien mourir ici !</div> - -<div class="verse i1 stanza">Je n’ai plus personne à aimer.</div> -<div class="verse i1">Daignez me prendre et m’emporter !</div> - -<div class="verse i1 stanza">Ici mon corps reposera,</div> -<div class="verse i1">Mon âme avec vous s’en ira.</div> -</div> - -<p>Yann s’interrompt, éponge avec sa manche son -front où la sueur perle, puis, d’un ton sacramentel, -imposant les mains à l’assistance :</p> - -<p>— Chrétiens, signez-vous ! La Vierge va parler.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i1">Alors, la Vierge avec douceur</div> -<div class="verse i1">A dit à la fillette en pleurs :</div> - -<div class="verse i1 stanza">— Sur terre il n’est que gens méchants ;</div> -<div class="verse i1">Que Dieu te sauve, mon enfant !</div> - -<div class="verse i1 stanza">Ta douce âme et ton pauvre cœur</div> -<div class="verse i1">Sont maintenant purs comme l’or.</div> - -<div class="verse i1 stanza">Viens, Corentine, au ciel profond,</div> -<div class="verse i1">Louer Jésus, le Maître bon.</div> - -<div class="verse i1 stanza">Et Corentine se mourait,</div> -<div class="verse i1">Et à voix haute elle disait :</div> - -<div class="verse i1 stanza">— A la Vierge je donne mon cœur,</div> -<div class="verse i1">Ma malédiction aux Anglais !</div> -</div> - -<p>Ce vers final, cri de guerre de la race, le barde -le lance à pleins poumons, d’un timbre si âpre -et si vibrant que la foule tressaille, frémit, sentant -passer en elle le frisson des grandes haines -ataviques, vieilles de douze cents ans !…</p> - -<p>Le soleil est haut sur l’horizon. Déjà commencent -à déboucher, devers Le Faou, Landerneau, -Châteaulin, les omnibus et les breaks aux essieux -criards, bondés de familles bourgeoises qui viennent -à Rumengol comme à une fête foraine, histoire -de se gaudir de la paysantaille et de manger -du veau froid sur l’herbe où les pèlerins ont -dormi. Le vrai pardon désormais est clos. C’est -l’heure de fuir, si je veux emporter intactes les -fortes impressions de la nuit et du matin naissant.</p> - -<p>Je trinque une dernière fois avec le vieux poète -trégorrois dans l’auberge où la veille nous nous -sommes rencontrés. Nous échangeons de mélancoliques -adieux.</p> - -<p>— J’ai le pressentiment — me dit-il — que -je ne chanterai plus aux Iliennes la triste chanson -de <i lang="br" xml:lang="br">Plac’hik Eûssa</i>. Ce n’est point là ce qui me fait -peine, mais de songer que les temps sont proches -où c’en sera fini en Bretagne des belles <i>gwerz</i> -aimées de nos pères et des <i>sônes</i> délicieuses qui, -jusque sur la lèvre défleurie des aïeules, sonnent -aussi gai qu’un oiseau de printemps. Toutes ces -choses sont près de mourir, et d’autres encore qui -ont réjoui nos âmes. Les pardons, hélas ! les pardons -eux-mêmes disparaîtront. J’en sais dont je -suis probablement le seul à me souvenir. Les -chemins où je marche à présent sont jonchés de -chapelles en ruines. Le fantôme de la cloche -continue à tinter au-desssus du clocher détruit ; -j’ai souvent ouï, le soir, son glas mystérieux et -plaintif. Mais, à part moi, qui donc prête l’oreille -pour l’entendre ? Nos prêtres sont les premiers -à tuer nos saints, à laisser tomber leur culte en -oubli<a id="FNanchor_55" href="#Footnote_55" class="fnanchor">[55]</a>. Eh oui ! ce sont eux qui travaillent à -faire le vide autour de nos sanctuaires les plus -vénérés, en entraînant les paroisses par troupeaux -vers les églises lointaines, vers les Vierges étrangères, -à Lourdes, à la Salette, à Paray-le-Monial ! -Quel besoin ont-ils de dépayser la dévotion bretonne ? -Qu’ils prennent garde qu’à tant voyager -elle ne s’altère. Ma mère déjà déplorait ces -modes nouvelles. « Le paradis, disait-elle, ne se -gagne qu’aux pieds des saints de son pays. » -J’augure mal des jours à venir. Grâces à Dieu, -je ne les verrai point : on aura depuis longtemps -jeté sur ma face le drap sous lequel on dort pour -jamais…</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_55" href="#FNanchor_55"><span class="label">[55]</span></a> Disons néanmoins que dans le cours des deux dernières -années il s’est produit une réaction dans le clergé -breton en faveur des vieux saints nationaux.</p> -</div> -<p>Je m’en retourne vers Quimerc’h par le sentier -des fougères. A mi-côte je croise deux bons vieux -Cornouaillais en goguette qui, s’arc-boutant des -épaules, se racontent simultanément des histoires -sans fin, et ne s’écoutent ni l’un ni l’autre. Leur -double soliloque me suit quelque temps, puis -s’évanouit dans le profond silence. C’est maintenant -une paix vaste, le calme saisissant d’un -désert. Dans la direction du nord, les bois du -Kranou moutonnent à perte de vue ; vers l’ouest, -la mer flambe ainsi qu’un bain de métal en fusion. -Rumengol, son pardon, ses mendiants, ses chanteurs, -tout cela semble avoir glissé dans l’ombre -du ravin ; la croupe dorée du pays d’Hanvec s’affaisse -à son tour, tandis que se déroulent au loin, -sur le fond du ciel, les cimes bleuâtres de l’Aré. -Pas un clocher à l’horizon, pas un toit, pas même -une de ces grêles fumées, révélatrices de la présence -de l’homme. On a de nouveau la sensation -d’une terre vierge, d’un monde à peine éveillé du -chaos. Le paysage tout entier apparaît comme figé -encore dans la raideur des choses primitives, et -l’on jurerait qu’on n’y a point changé de place -une pierre depuis le fabuleux soir d’automne où -le soleil s’y coucha sur la mort de Gralon.</p> - -<p>Soudain, un cri part, un sourd et sinistre -mugissement déchire la solitude : du sein d’une -colline éventrée un train se précipite, et la civilisation -passe, au branle des wagons, sans souci -des fleurs d’âme qu’elle écrase et des grands symboles -qu’elle anéantit. La douloureuse prédiction -de Yann Ar Minouz me revient en mémoire. -Aux futurs pardons de Rumengol reverra-t-on -les chanteurs ?</p> - -<p>Discret et charmant Esprit de l’antique chanson -bretonne, tes fervents se font rares. Dans la hiérarchie -nouvelle, mieux vaut être cantonnier que -barde. De vieilles fileuses, des tailleurs de campagne, -de pauvres pâtres, de nomades sabotiers, -voilà les seuls qui te vénèrent encore d’un culte -simple et profond. Ta voix mélodieuse est condamnée -à s’éteindre avec le bruit du dernier rouet. -Aux générations qui te furent hospitalières d’autres -ont succédé, trop affairées pour t’entendre, -trop matérielles pour te goûter. Discret et charmant -Esprit de l’antique chanson bretonne, toi -qui portas si longtemps sur tes ailes le rêve de -notre race, je songe avec tristesse à l’heure -prochaine où tu ne seras plus.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch3">SAINT-JEAN-DU-DOIGT<br /> -LE PARDON DU FEU</h2> - -<p class="dedic">A Madame Émile Cloarec.</p> - - - - -<h3>I</h3> - - -<p>La fête du solstice d’été, qui n’est plus guère, -ailleurs, qu’une façon de divertissement populaire, -se célèbre encore en Bretagne avec une foi -aussi ardente, aussi recueillie qu’au temps des -adorations primitives, des premiers agenouillements -de l’homme devant le soleil. Et, dans la -nuit du 23 au 24 juin, l’on peut dire sans exagération -que, des hautes terres de l’intérieur au bas -pays du littoral, de l’Argoat à l’Armor, il n’y a -pas une bourgade, pas un hameau, pas même -une ferme isolée au milieu des landes ni une -hutte de sabotiers ensevelie sous le couvert des -bois qui ne se fasse une obligation sacrée d’édifier -son bûcher symbolique et d’invoquer la flamme -ou de se prosterner autour des cendres, selon des -rites dont le sens s’est perdu au cours des âges, -mais dont les formules et les gestes n’ont pas dû -varier beaucoup depuis les plus lointains passés.</p> - -<p>J’ai tâché de décrire naguère le spectacle d’une -de ces « Nuits des feux », tel qu’il m’avait été -donné d’y assister en pleine montagne, dans le -site peut-être le plus sauvage de l’Aré. Mais le -lieu plus spécialement réputé pour être le centre -et comme le sanctuaire privilégié des antiques -cultes solaires, c’est, à la limite du Trégor, vers -l’ouest, un cap fleuri d’ajoncs qui fait pendant à -la pointe de Primel et protège des âpres vents de -Manche la secrète, la délicieuse vallée de Traoun-Mériadek.</p> - -<p>Mériadek est un des noms vénérés de notre -hagiographie locale. Celui qui le porta fut, au -dire des légendaires, un personnage de grande -race, arrière-neveu du fabuleux roi Conan, ce -Pharamond de la Bretagne. Albert de Morlaix, -qui a rédigé sa vie, nous apprend qu’il mourut -évêque de Vannes, après s’être longtemps voué à -la solitude, sans autre compagnon de pénitence -qu’un clerc, en un canton propice à la retraite, -non loin de la ville actuelle de Pontivy. Mais les -gens de Traoun-Mériadek n’acceptent pas cette -tradition. « A chacun son saint, affirment-ils. -Mériadek est nôtre et n’a jamais bougé de nos -parages depuis le jour béni où, parti de la terre -saxonne avec son frère Primel, il vint aborder -en ce havre sur une roche creusée en forme -de barque, que des goémons enguirlandaient. -Le pays était plaisant, abrité, plein de beaux -ombrages, égayé par le chant des ruisseaux. -Mériadek dit à Primel : « Je suis l’aîné : c’est à -moi de choisir. J’opte pour cet endroit. Va donc -en ta direction et que Dieu te conduise ». Primel -baissa la tête et vit un galet arrondi à ses pieds. -Il le ramassa, le brandit, le lança devant lui. -Retombé sur le sol, le galet se mit à rouler comme -une boule, du côté du soleil couchant. Primel le -suivit et ne s’arrêta que là où la pierre s’arrêta -elle-même, dans les grèves rocheuses de Plougaznou -qu’elle habitait, il faut croire, avant que -la mer l’en eût arrachée. Et saint Mériadek resta -seul parmi nous jusqu’au moment où saint Jean -le Baptiseur lui fut adjoint comme patron de -notre église. »</p> - -<p>Mériadek subit, en effet, le sort de beaucoup -de nos vieux thaumaturges nationaux. Dès les -premières années du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle, il fut, sinon -dépossédé, du moins relégué au second plan par -l’institution d’un nouveau culte. Sans doute ne le -jugeait-on plus assez orthodoxe. Trop d’éléments -païens demeuraient mêlés à la dévotion dont il était -l’objet. Les habitants de cette côte sont tenus, de -nos jours encore, pour des cerveaux peu dociles. -Lorsque, il y a quelque cent ans, le voyageur -Cambry passa chez eux, il fut frappé de leur -réserve ombrageuse et de l’accent farouche avec -lequel ils se proclamaient les « durs gars de la -zone maritime », <i lang="br" xml:lang="br">pôtred called an Arvorik</i>. Isolés -du monde par des remparts de collines abruptes -et par une mer hérissée d’écueils, ils se sont -attardés, avec un entêtement invincible, dans des -conceptions et des pratiques plusieurs fois millénaires. -En aucune autre région de la Bretagne, -peut-être, l’esprit du vieux naturalisme celtique -ne s’est perpétué plus intact. Les choses, il est -vrai, n’y ont pas moins contribué que les âmes. -Ce ne sont, de tous côtés, que fontaines qui -sourdent : elles s’épanchent des prés, des landes, -elles jaillissent du roc même, donnant l’impression -d’une fécondité intarissable, de mamelles toujours -ruisselantes qui verseraient éperdument la -force, la fraîcheur, la santé, la vie. Comment la -vénération des pèlerins ne se fût-elle pas agenouillée -de tout temps aux margelles de ces -divonnes sacrées ? Et, quand on lève les yeux vers -les hauteurs d’alentour, à contempler l’aspect -solennel de ces grands promontoires où le soleil, -l’<span lang="br" xml:lang="br">Heöl</span> breton, frère de l’Hélios grec, promène par -les purs matins d’été les frissons d’une lumière si -délicate et, le soir, laisse traîner des clartés si -longues, des pourpres si somptueuses, comment -s’étonner que des générations de Celtes en aient -fait un lieu d’adoration, une sorte de temple à ciel -ouvert dédié à celui qu’ils appellent encore « le -roi des astres » et dont la rayonnante présence -leur est d’autant plus douce que dans leur climat -brumeux ils en sont fréquemment privés ?</p> - -<p>Impuissant à détruire ces idolâtries locales, -le christianisme tenta, comme on sait, de les -détourner à son profit. Il édifia des chapelles -auprès des sources, plaça des images de la Vierge -au creux des chênes druidiques, démarqua les -mythes en les frappant à son empreinte et substitua -les noms de ses saints aux forces naturelles -divinisées. C’est ainsi, je suppose, que le bon -Mériadek, hypothétique évêque de Vannes, fut -convié à recueillir, en ce coin du Trégor, des -hommages antérieurement adressés au soleil. Certains -traits de sa légende justifiaient cette attribution. -Un Mystère cornique, précieuse épave -d’un idiome aujourd’hui sombré, nous le montre -doué du « don de lumière », dissipant la nuit des -yeux éteints, rouvrant à la clarté céleste les prunelles -enténébrées.</p> - -<p>Il est à penser toutefois que l’intronisation de -son culte dans la combe de Traoun-Mériadek -n’eut pas tous les effets heureux qu’on en attendait. -L’âme des Bretons est un peu comme leur -terre. On croit l’avoir écobuée à fond, avoir passé -au feu les moindres souches. Qu’elle reste seulement -une année en jachère : au printemps d’après -les racines brûlées sont redevenues vivaces et, -bruyères, ajoncs, gentils, toute la végétation primitive -a refleuri. Aux environs du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle, la -vertu de saint Mériadek avait probablement perdu -son efficace. L’ancienne frondaison barbare, -riche d’une sève plus profonde, l’avait, sans -songer à mal, envahie, recouverte, à demi étouffée. -Cela était dans l’ordre des choses. Et puis, qui -sait ! Le clergé lui-même avait peut-être cessé -d’avoir foi aux mérites de ce saint suranné. Il y a -une mode pour les saints, et qui est sujette aux -pires vicissitudes, comme toutes les modes. En -Bretagne, nos pères n’ont eu que trop souvent -l’occasion de le constater.</p> - -<p>Renan a conté quelque part l’histoire d’une -statue de saint Budoc que le curé, sous prétexte -qu’elle tombait de vétusté, remplaça subrepticement -par une vierge de Lourdes. Que d’escamotages -de ce genre on pourrait citer ! Longue, par -exemple, serait la liste des paroisses bretonnes où -le patron celtique a dû s’effacer devant saint -Pierre. L’œuvre de romanisation à laquelle -s’acharnèrent en vain les légions des empereurs, -il semblerait parfois que les prêtres, issus pourtant -de la race, se fussent donné pour tâche de la -faire aboutir. De bonne heure ils se sont appliqués -à dénationaliser la piété de leurs ouailles. -Ils y ont en partie réussi. Saint Mériadek est une -de leurs nombreuses victimes. On s’aperçut un -beau jour qu’il manquait décidément de prestige -et, tout aussitôt, son humble chapelle se transformait -en une spacieuse église où l’on voulait -bien le tolérer comme un hôte, mais dont le seigneur -et maître devenait dorénavant le Baptiste. -La vallée même, désignée par son vocable, changea -de nom. Il ne fut plus question de Traoun-Mériadek : -ce fut désormais la trêve — aujourd’hui -la commune — de Saint-Jean-du-Doigt.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>II</h3> - - -<p>D’ordinaire, quand ces sortes de substitutions -remontent, comme c’est le cas, à des époques -assez reculées, il est difficile, pour ne pas dire -impossible, de savoir dans quelles conditions elles -se sont produites. Ceux qui les provoquent ne se -soucient naturellement pas d’en perpétuer le souvenir. -Plutôt s’emploieraient-ils à le faire disparaître, -ne fût-ce que pour renforcer la tradition -récente de toute l’autorité des longs âges. Ici, -nous avons, par exception, la chance d’être renseignés, -grâce au plus crédule, au plus indiscret, -mais au plus charmant aussi des hagiographes -bretons : j’ai nommé Albert Legrand.</p> - -<p>Il vivait dans la première moitié du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle, -à Morlaix, dont il était originaire et où il s’était -fait moine, au couvent de Cuburien. Il unissait à -un esprit cultivé l’âme la plus enfantine. Il avait -conservé tous les goûts du peuple dont il était -sorti : l’amour des belles histoires, la passion du -merveilleux. Sa dévotion pour les saints de son -pays, pour les « saints patriotes » comme il les -appelle, était sans bornes. Leurs surprenantes -odyssées, la richesse et la variété de leurs aventures -l’enchantaient. Elles étaient flottantes encore, -pour la plupart, livrées aux hasards et aux -incertitudes de la mémoire populaire. Il jugea -qu’il ne pouvait faire œuvre à la fois plus chrétienne -et plus bretonne que de les fixer. Dès qu’il -en eut obtenu licence de ses supérieurs, il entra -proprement en campagne.</p> - -<p>Il ne s’agissait, en effet, de rien moins que de -parcourir toute l’Armorique, de la visiter par le -menu, en interrogeant les archives et les gens, en -s’arrêtant aux églises, aux oratoires, partout où -quelque personnage de notre légende dorée avait -laissé l’empreinte de ses pas ou le parfum de ses -vertus. On ne vit plus qu’Albert de Morlaix par -les routes. Ce frère quêteur fut une espèce de -Pausanias breton. Il conversait avec les rustiques -dans leur langue qui est, chez nous, le seul -sésame. Sa qualité de franciscain lui ouvrait, -d’autre part, les presbytères. Non content de s’informer -auprès des « recteurs », il questionnait -encore à la cuisine leurs gouvernantes, les <i lang="br" xml:lang="br">carabassenn</i>. -On n’avait pas avec lui de réticences : on -lui confiait tout ce que l’on savait, et lui, pèlerin -fervent, se faisait tout oreilles. Il put engranger -ainsi, gerbe à gerbe, la plus opulente moisson. -De retour à Cuburien, en ce calme paysage -d’arbres et d’eaux où défilaient, le soir, devant sa -cellule monacale, des voiles et des chants de mariniers, -il rédigeait avec une conscience admirable -les notes recueillies au cours de ses excursions, -édifiant du labeur de ses nuits sa volumineuse -<i>Vie des saints de la Bretagne Armorique</i>, se délectant -lui-même à rassembler les épisodes épars de -cette espèce de théogonie bretonne qui mêle, -combine, embrasse et comprend tout, l’histoire et -le roman, le poème épique et le conte. Il y eut -chez Albert Legrand de l’Homère, de l’Hésiode, -de l’Hérodote et du Plutarque. Il a été le premier -et le plus délicieusement ingénu de nos folkloristes.</p> - -<p>Nulle route ne dut lui être plus familière que -celle de Plougaznou, la grande paroisse côtière de -qui relevait à cette époque la chapellenie de Saint-Jean-du-Doigt. -Elle était déjà très fréquentée des -Morlaisiens, qui y trouvaient pour leurs jours de -désœuvrement une promenade fort alléchante et -des plus variées. On n’avait pas attendu que les -touristes de France ou d’Angleterre eussent découvert -les puissantes maçonneries géologiques qui -ceignent comme autant de bastions cyclopéens la -Pointe de Primel, pour aimer à s’étendre dans -leur ombre, sur les tapis d’herbe fine et drue qui -feutrent leur base, devant l’horreur magnifique -d’une mer que hérissent, même par temps calme, -d’étincelantes crinières de vagues et que déchirent -des fronts d’écueils noirs, pareils à des licornes -des âges monstrueux. Frère Albert n’eût pas été -Breton, s’il n’avait eu le sentiment le plus vif de -la magie de la nature. Et cette disposition, le -commerce presque exclusif qu’il avait noué avec -les saints de sa race n’avait pu que la confirmer, -que la développer encore. Il n’avait pas été sans -remarquer que, dans le choix qu’ils faisaient de -leurs établissements, l’instinct esthétique ne les -guidait pas moins que la préoccupation religieuse. -En fuyant le monde pour se rapprocher de Dieu, -ils ne renonçaient point à la beauté des choses. -Ils voulaient à leur prière un vaste champ de -contemplation. Leurs « maisons de pénitence » -s’ouvraient tantôt sur les solennelles perspectives -des bois, tantôt, et plus souvent, sur les infinis de -la mer. Cette mer, qu’il s’agisse de la britannique -ou de l’océane, Albert Legrand n’en prononce -jamais le nom sans une sorte d’attendrissement -pénétré. Il l’aime visiblement, de l’indéfectible -amour qu’elle inspire à quiconque naquit sur ses -bords.</p> - -<p>Mais ce n’est point à cause d’elle seulement -qu’il eut toujours une prédilection particulière -pour la région de Plougaznou et de Saint-Jean-du-Doigt. -Il y était attiré encore par les rendez-vous -annuels que s’y donnaient d’énormes affluences -de pèlerins accourus des quatre évêchés bretons. -La petite vallée perdue aux confins du Trégor -était, en effet, devenue depuis le siècle précédent -le foyer peut-être le plus ardent de la dévotion -nationale. Sa réputation miraculeuse s’était répandue -dans toute la péninsule, avait même reçu -la consécration officielle. Nos ducs avaient pris -sous leur patronage l’humble ravin ; ils avaient -contribué de leurs deniers à l’érection de la nouvelle -et spacieuse église qui avait remplacé l’ancien -sanctuaire, et sans cesse témoignaient envers -elle de leur sollicitude, en la comblant de cadeaux -de toute nature, reliquaires précieux, lourdes -bannières historiées, ostensoirs d’or, croix sonnantes -en argent massif.</p> - -<p>L’an de grâce 1506 avait mis le dernier sceau, -et le plus significatif, à la gloire de Traoun-Mériadek. -La reine Anne qui gardait jusque sur -le trône de France ses nostalgies de « petite -Brette » avait obtenu du roi Louis XII de se venir -conforter l’âme en son pays. Elle voulut tout -revoir, accomplir, elle aussi, son <i lang="br" xml:lang="br">Trô-Breiz</i> selon -l’usage de ces temps où nul Breton ne se fût jugé -quitte envers sa conscience, s’il n’avait, au moins -une fois en sa vie, fait le pèlerinage des sept -saints et visité dans leurs cathédrales respectives -les sept apôtres patriarcaux, les sept chefs spirituels -de la Bretagne. Partie de Nantes, elle traversa -successivement Guérande, Vannes, Quimper, -fit neuvaine à Notre-Dame du Folgoët, et se -rendit par Saint-Pol à Morlaix, où l’attendait une -réception triomphale. Elle y arriva assez mal en -point. « Une défluxion, nous dit Albert Legrand, -lui était tombée sur l’œil gauche. » Naturellement, -on ne manqua pas de lui faire observer que -le remède était là tout près. L’occasion était trop -belle de concilier à Saint-Jean-du-Doigt les bonnes -grâces de la reine. Elle ne se fit point prier et, -toute transportée des merveilles qu’on lui contait -de la sainteté du lieu, elle parla même d’entreprendre -à pied le trajet, comme la plus humble -des « pardonneuses ». C’est tout au plus si elle -accepta de se laisser mener en litière une partie -du chemin. Passé le village de Kermouster, -comme on s’engageait sur la haute crête aride -connue sous le nom de Lann ar Festour, elle commanda -qu’on la mît à terre. Un calvaire se dressait -au milieu des ajoncs, sur le bord de la route : -elle s’assit, à en croire la tradition, sur une des -marches, pour se déchausser ; et ce fut pieds nus, -prétend un poète populaire, qu’en vraie Bretonne -qu’elle était, elle dévala vers Saint-Jean. Inutile -d’ajouter qu’elle y trouva prompte guérison et -qu’elle s’en montra royalement reconnaissante. -Elle commença par anoblir tous les habitants de -la bourgade et, d’un clan de paysans et de -pêcheurs, fit, selon le mot d’un de leurs descendants, -une « bordée » de gentilshommes. L’église -n’était pas entièrement achevée : elle assura de -quoi la parfaire. Enfin, les multitudes de pèlerins -qui s’empressaient annuellement vers Traoun-Mériadek -étant contraints le plus souvent, faute -de place dans les maisons, de gîter à la belle -étoile, sur l’aire des cours ou dans l’herbe des prés, -elle eut la délicate idée de fonder à leur intention -une hôtellerie fort bien pourvue qui subsiste encore.</p> - -<p>Je passe sur quantité d’autres dons. Aucun -d’eux ne valait sa visite même. Le nouvel établissement -était désormais certain de prospérer. Il -avait pour lui la plus glorieuse des attestations, -inscrite au registre de ses fastes : la « Duchesse -bénie », la « Douce des Douces » figurait au -nombre de ses miraculées !… A l’époque d’Albert -Legrand, sa fortune avait probablement atteint -son apogée. C’est par milliers, par dizaines de -mille, que les dévots s’assemblaient, dès la matinée -du 23 juin, dans la combe trop étroite, couronnaient -les hauteurs circonvoisines, débordaient -jusque sur la grève. Autant de gens à confesser, -à faire communier, à diriger dans les évolutions -complexes des rites que j’essaierai tout à l’heure -de décrire. Le clergé local n’y pourrait suffire -aujourd’hui, avec ses seules forces : encore moins -l’eût-il pu il y a deux cents ans. Les prêtres des -paroisses d’alentour lui venaient en aide, comme -c’est l’usage ; mais, le principal renfort, nul doute -que ce ne fût Cuburien, avec son rucher de -moines, qui le lui fournit. Et, parmi eux, comment -le premier convié à la tâche n’eût-il pas été -l’infatigable zélateur des saints et des sanctuaires -de la Bretagne, le Père Albert ? Qui donc était plus -qualifié que lui pour présider, dans la contrée, à -ces solennelles assises de la foi bretonne dont il -s’était donné pour mission de reconstituer l’histoire -et de débrouiller les origines ? A Morlaix, -paraît-il, ceux qui le croisaient dans la rue avaient -coutume de dire, en le désignant :</p> - -<p>— Voilà celui qui revient du paradis et qui a -conversé avec nos saints.</p> - -<p>Il n’était pas moins universellement connu à la -campagne qu’à la ville, ni moins universellement -aimé. Privilège presque unique, car les membres -des ordres religieux ne semblent pas avoir joui, -chez nous, d’une bien grande sympathie. La -mémoire populaire leur est, en général, peu clémente -et nos chants, nos <i lang="br" xml:lang="br">gwerziou</i>, nos traditions -orales les traitent avec une rancune parfois -féroce. Il en est qui rangent le froc au nombre -des fléaux les plus redoutables, sur la même -ligne que la lèpre, la famine et la peste. Le -Père Albert est peut-être le seul moine que la -vindicte paysanne ait épargné.</p> - -<p>— Oh ! lui, — me déclarait naguère, à son -propos, une vieille fileuse de Lanmeur, — il n’y -a pas eu deux hommes de son espèce. J’ai ouï -conter qu’il avait fait, de son vivant, le voyage -du ciel et qu’ensuite, lorsqu’il cheminait par les -routes, on devinait de loin son approche à l’odeur -suave qui s’exhalait de ses habits.</p> - -<p>Dans toute la banlieue de Morlaix, et même -au delà, il n’était pas de grand pardon sans lui. -Celui de Saint-Jean-du-Doigt le vit souvent.</p> - -<p>Je me le représente grimpant les montées poudreuses, -en robe brune de récollet, tête nue, sous -les ardeurs du soleil dont c’est la fête, salué d’une -parole déférente par les pèlerins qui passent, se -mêlant à leurs groupes, causant avec eux dans -leur langue, et surtout s’employant à les faire -causer. Puis, c’est le soir, là-bas, au fond de la -verdoyante vallée, dans le potager du presbytère, -aussi vaste qu’un jardin d’abbaye. Retiré derrière -le treillis de quelque tonnelle, le doux religieux en -qui revit un peu de l’âme de François d’Assise, -père de son ordre, médite sous le foisonnement -embaumé des chèvrefeuilles et parmi des vols de -martinets le sermon qu’il doit prononcer le lendemain, -à la messe d’aube. Et il relit, dans le crépuscule -encore lumineux, l’ode en distiques latins -que publia, vers 1605, dans ses <i lang="la" xml:lang="la">Nugæ poeticæ</i>, -messire Guillaume le Roux, prêtre, natif de la -paroisse de Plougaznou. Et il feuillette à nouveau -les mémoires manuscrits de noble et discret -Yves Legrand, un de ses parents peut-être, chanoine -de Léon, aumônier du duc François II, -dont il a su dénicher les cahiers, à demi rongés -des vers, dans les bahuts à offrandes de la sacristie -de Saint-Jean. Et il s’use enfin les yeux à tenter -de déchiffrer une fois de plus, en la ressuscitant à -l’aide « d’un secret qu’il possède », l’écriture -presque entièrement effacée d’une vieille charte -communiquée par un sieur de Pen-ar-Prat, de -Guimaëc, et qui n’est rien moins, à son avis, que -le procès-verbal, dûment authentique, de la visite -de la reine Anne, ainsi que des circonstances surnaturelles -dont cette visite fut accompagnée.</p> - -<p>Maintenant que nous connaissons ses textes, -asseyons-nous aussi près que possible de la -chaire pour écouter son prône. La mélopée glapissante -de la horde des mendiants s’est tue dans -le cimetière. Une foule recueillie remplit la nef, -moutonne par delà le porche, s’immobilise à -croppetons, emmi les tombes. Ayons le cœur -simple de ces fidèles. Ce que le bon franciscain -va nous conter, c’est l’<i>Histoire de la translation -miraculeuse du doigt de saint Jean-Baptiste, de -Normandie en Bretagne, le premier jour d’aoust</i>.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>III</h3> - - -<p>Sachez donc qu’après la décollation du Précurseur, -son corps décapité fut enlevé par ses disciples -et enterré par eux aux abords de la ville de -Sébaste, où sa sépulture ne tarda pas à devenir -le théâtre d’une infinité de prodiges. Ils étaient -encore si fréquents et si notoires au temps de -Julien l’Apostat que le bruit en arriva jusqu’aux -oreilles de ce prince. Furieux, il commanda d’exhumer -les saintes reliques, de les brûler et d’en -disperser les cendres au vent. Les Gentils n’eurent -rien de plus pressé que d’obéir. Mais le bûcher ne -fut pas plus tôt allumé qu’une pluie providentielle -survint, si véhémente qu’elle éteignit le feu. Les -chrétiens aux aguets purent sauver une partie -des ossements, les uns entiers, les autres calcinés -à demi, et les déposer en lieu sûr pour, ensuite, -se les partager et les répandre à travers le monde.</p> - -<p>Il serait peut-être un peu compliqué de suivre -chacune de ces reliques en son exode, quoique le -Père Albert ne s’en fasse point faute. Attachons-nous -seulement à l’index de la main droite, qui -fut le doigt par lequel saint Jean désigna le Sauveur, -en disant la grande parole annonciatrice : -« Voici l’Agneau de Dieu !… » Les Maltais prétendent -le posséder en leur île. Mais notre auteur -n’est pas éloigné de penser que les Maltais sont -gens sujets à caution. Par esprit de conciliation -toutefois, il leur concède qu’il se peut qu’ils -détiennent un des quatre autres doigts de la -dextre du Baptiste. Pour l’index, en revanche, -pas de contestation possible. Plutôt que de transiger -sur cet article, « nos Bretons voudraient -mourir ». L’index véritable est à Plougaznou, et -nulle part ailleurs. Et ce qui en fait foi, c’est la -manière même dont il y fut apporté.</p> - -<p>Sur le territoire de la commune de Buhulien, -au bord de Léguer, dans la plus romantique des -vallées trégorroises, dort, bercée par le tic-tac -d’un moulin, une petite chapelle sans style et -sans âge, un fruste oratoire des prairies autour -duquel se viennent ébattre les « artisanes » lannionaises, -une fois l’an, le jour du pardon, mais -qui n’a guère pour visiteuses, en temps ordinaire, -que des pastoures gardant leurs vaches ou de -rares « pèlerines » restées fidèles à des dévotions -surannées. A l’intérieur, se voit au-dessus de -l’unique autel la statue d’une sainte, vêtue de la -robe blanche des vierges, la palme du martyre à -la main et, à ses pieds, un buisson de flammes -qui montent vers elle, mais sans la toucher. C’est -l’image de la patronne du lieu. Elle a nom Tècle, -ou, comme disent les Bretons, Tékla. Cette pauvre -« maison de prière » est, je crois bien, la seule -en Bretagne qui lui soit consacrée. Une gwerz -incomplète nous relate, d’après les passionnaires, -quelques traits de sa légende.</p> - -<p>Elle était d’Iconium et fut une des premières -catéchumènes de saint Paul. Sa mère ayant voulu -la contraindre à se marier, elle préféra braver les -plus cruels supplices plutôt que d’y consentir. -Condamnée à être brûlée vive, elle s’élança d’elle-même -dans « le feu brillant ». Mais les flammes -s’écartèrent, refusant d’« offenser son corps et -d’effleurer ses habits ». En même temps crevait -une pluie soudaine qui noyait d’eau le bûcher, à -la grande stupéfaction des bourreaux. Pareille -intervention divine s’était produite, on l’a vu, -pour les restes de saint Jean-Baptiste. Est-ce à -cause de l’identité des deux miracles que Tècle -passa dans la suite pour avoir été une des pieuses -personnes qui aidèrent à la diffusion de ses reliques -en Occident ? Ce n’est point Albert de Morlaix -qui pourrait nous renseigner à cet égard. Sa -science hagiographique s’arrête aux frontières de -son pays, et Tècle, en sa qualité de sainte exotique, -n’était pas pour l’intéresser. Sans doute n’avait-il -jamais descendu l’ombreuse vallée du Léguer où -se blottit le toit de sa petite chapelle, comme une -hutte de berger, dans les hautes herbes. Il nous -confesse avec son habituelle sincérité que tout ce -qu’il sait de cette « jeune vierge », c’est qu’à une -époque qu’il ignore elle fit don du précieux index -à une bourgade inconnue de Normandie.</p> - -<p>Un de ses commentateurs, M. de Kerdanet, -pense avoir découvert le nom de la bourgade. Ce -serait, à l’entendre, le village de Saint-Jean du -Day, dans les parages de Saint-Lô. Toujours est-il -qu’un seigneur de ce quartier, quel qu’il fût, avait -à son service un Bas-Breton de Plougaznou ; -Albert Legrand ne spécifie pas à quel titre ; mais -comme il nous avertit que c’était au temps où les -Français, ranimés par Jeanne d’Arc et par le connétable -de Richemont, achevaient d’expulser de -Normandie les derniers Anglais, il est à présumer -que notre Trégorrois (dommage, observe le légendaire, -qu’on n’en sache le nom, digne d’une éternelle -mémoire), il est à présumer, dis-je, que -notre Trégorrois s’était engagé pour combattre -l’ennemi héréditaire, le « Saozon » haï. Il y eut -force condottières bretons à payer de leurs personnes -dans cette guerre de Cent Ans. Les femmes -même s’embrasaient d’une sorte de fièvre mystique -et se mettaient en chemin, comme pour une -croisade. On a retenu l’histoire de cette humble -illuminée, la Pierronne, partie sur la foi de ses -rêves, un chapelet aux doigts, sans autre compagnie -qu’une paysanne de son voisinage, et qui, si -elle n’a point partagé la gloire de la Pucelle, eut -du moins avec elle cette ressemblance d’obéir -aux mêmes appels et de mourir de la même mort. -Ce qui prouve que le gars de Plougaznou avait -dû, selon l’expression populaire, se louer pour être -homme d’armes, c’est que, son congé fini, il reprit -la route de son terroir. Il y rentrait plus riche -qu’il ne l’avait quitté, mais d’un genre de richesse -qui montre admirablement à quel point ce soudard -était bien de son pays et de sa race.</p> - -<p>Tandis que, autour de lui, les gens des autres -« nations » enrôlés sous la même bannière tiraient -de la guerre, comme c’est l’usage, tous les profits -qu’elle peut donner, devinez à quelle espèce de -butin peu monnayable s’attachaient toutes les -convoitises de ce Bas-Breton… Au doigt de saint -Jean ? Vous l’avez dit ! Chaque fois qu’il allait -entendre messe ou vêpres à l’église, en Breton -aussi consciencieux à bien prier qu’à se bien -battre, il ne pouvait distraire sa vue du reliquaire -où le bienheureux index était exposé. Non qu’il lui -vînt jamais à l’esprit de se l’approprier par fraude : -l’idée d’une telle profanation aurait révolté son -âme de croyant. « Et pourtant, songeait-il avec -mélancolie, quel cadeau à faire à ma paroisse ! » -La veille de son départ, il se rendit « à son accoutumée » -devant le tabernacle, pour prendre congé -du saint doigt. Longtemps il demeura prosterné, -tendant vers l’objet de son désir toutes les facultés -de son être. Quand il se releva, il fut tout étonné -de se sentir un autre homme ; non seulement il -n’éprouvait plus le moindre regret à s’éloigner, -mais une allégresse inconnue s’était répandue dans -ses membres, une joie mystérieuse exaltait son -cœur et sa pensée. Il se mit en route d’un pas si -léger qu’il lui semblait avoir des ailes. Il ne marchait -pas, il était porté. Les âpres chemins d’alors, -labourés de profondes ornières ou pavés encore -par places d’énormes dalles romaines, s’assouplissaient -en quelque sorte sous ses pieds, se faisaient -moelleux et doux, comme des tapis d’autel. Sur -son passage, les herbes des talus frémissaient, -ainsi que des chevelures vivantes ; les arbres inclinaient -vers lui leurs troncs, en des attitudes de -respect, et de leurs feuillages s’exhalait un bruissement -de paroles confuses, un murmure pieux, -comme d’une oraison psalmodiée en commun. -Les pierres même se rangeaient.</p> - -<p>A la première ville qu’il traversa, sur le soir de -cette journée, il se produisit un phénomène encore -plus étrange, si possible. Les cloches de tous les -clochers entrèrent en branle spontanément, dans -les églises déjà closes, saluant le gars breton d’un -carillon triomphal, tel qu’on n’en avait jamais ouï -même aux visites de l’archevêque. Les habitants, -épouvantés, crurent d’abord à un tocsin d’alarme. -Puis, quand il fut avéré que la cause de toutes ces -retentissantes sonneries, c’était uniquement ce -vagabond mal vêtu, à l’air simplet, on l’arrêta. -Interrogé, il ne sut que répondre. Et d’ailleurs, -qu’eussent pu comprendre ces Normands à son -baragouin de Plougaznou ? Il fut accusé de sorcellerie -et enfermé à triple verrou, en attendant -d’être jugé. Lui, cependant, ne s’émut point ; il -s’endormit plein de calme, et, dans son sommeil, -il rêva qu’il était assis sur la hauteur, au-dessus -de Traoun-Mériadek, à la place où de temps immémorial -se construit le <i lang="br" xml:lang="br">tantad</i><a id="FNanchor_56" href="#Footnote_56" class="fnanchor">[56]</a>. Quand il se réveilla, -le matin, ce fut vainement qu’il chercha autour -de lui les murailles sombres de la prison. Il se -trouvait que son rêve était devenu une réalité. Il -était assis, en effet, dans le fin gazon parfumé de la -lande bretonne. De cachot il n’y avait plus trace. -Sur sa tête, au lieu d’une voûte de pierre, planait -l’immensité du ciel libre. Le soleil d’août se dégageait -tout flambant des dernières vapeurs de -l’aube, faisait étinceler de mille feux les gouttes -de rosée suspendues aux toiles des araignées nocturnes, -parmi les ajoncs, et réfléchissait dans les -miroirs encore brouillés de la mer les prestigieuses -irisations de ses rayons naissants. L’exilé respira -l’haleine de son pays. Ses yeux reconnurent le -visage des choses familières : les voix de la terre -ancestrale bourdonnèrent délicieusement à son -oreille. Près de lui, chuchotait derrière sa margelle -moussue l’eau prophétique d’une fontaine -qu’il avait dû consulter plus d’une fois sur son -destin, et, du fond de la vallée, montait vers lui -l’angélus de Saint-Mériadek, dans un clair tintement -d’allégresse.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_56" href="#FNanchor_56"><span class="label">[56]</span></a> <i lang="br" xml:lang="br">Tantad</i>, bûcher.</p> -</div> -<p>Il se leva, s’engagea dans la descente abrupte. -Deux ou trois chaumines formaient à cette époque -tout le village. Le charron, l’aubergiste <i>bonjourèrent</i> -successivement le voyageur, sans d’ailleurs -se douter que ce fût quelqu’un de la « contrée ». -Il ne tourna pas la tête pour leur répondre, mais, -franchissant l’échalier du cimetière, s’empressa -vers la chapelle où le desservant commençait -l’office matinal. Une assistance de dévotes étaient -là, agenouillées à entendre la messe. Notre -homme prit place parmi elles et, comme elles, se -prosterna en oraison. Soudain, comme il avait les -mains jointes, il lui sembla que la paume de sa -droite s’ouvrait. Le sang ne coula point, mais de -la fissure béante une <i>chose</i> jaillit et, par-dessus la -balustrade du chœur, alla tomber, du côté de -l’Épître, sur la nappe du maître-autel. En même -temps les cierges s’enflammaient, sans que personne -y eût mis le feu, et, dans la tour, les cloches -(dont nul sonneur pourtant ne tirait les cordes) -lancèrent à toute volée, aux quatre coins du -ciel, le plus superbe des « grands carillons ».</p> - -<p>Vous pensez s’il y eut bientôt foule dans le -sanctuaire. De tout le pays on accourut. Les -dames nobles descendirent vers le Traoun à -l’amble de leurs haquenées ; les moissonneurs, -désertant l’août, abandonnèrent leurs faucilles -en plein sillon et s’en vinrent tels qu’ils étaient, -en corps de chemise, dans le débraillement du -travail. Il va sans dire que, dans le nombre, -figuraient les parents du jeune Breton. Et l’on se -bousculait, et l’on criait :</p> - -<p>— Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce qu’il y a -encore ?</p> - -<p>Il y avait que l’esquille qui avait si miraculeusement -sauté du bras du soudard sur l’autel n’était -autre — on l’a deviné — que le doigt de saint Jean. -La précieuse relique n’avait pas voulu se séparer -de son fervent adorateur. Elle l’avait suivi, à son -insu, logée entre sa peau et sa chair, et, plantant -là les Normands, acceptait, pour l’amour de lui, -de se faire naturaliser bretonne…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IV</h3> - - -<p>Telle est, dans ses grandes lignes, avec addition -seulement de quelques variantes populaires, la -légende dont le pieux hagiographe morlaisien -nous a transmis la mémoire. Quelle part de vérité -renferme-t-elle et qu’y a-t-il d’authentique dans -l’aventure du gars de Plougaznou rapportant chez -lui, sinon entre peau et chair, peut-être au fond -de son havresac, le fruit de son larcin sacré ? Ce -sont là questions épineuses et que je ne me charge -point de résoudre. Il n’est pas sans intérêt toutefois -de remarquer que, de l’aveu du Père Albert, -ceci se passait sous le règne du duc <i>Jean</i>, cinquième -du nom, que ce duc guerroya fort en -Normandie, contre les Anglais, et qu’il était singulièrement -adonné à la dévotion, ne perdant pas -une occasion de faire montre envers les églises de -sa piété et de sa magnificence. C’est lui qui, prisonnier -des Clisson, fit vœu, s’il redevenait libre, -d’accomplir le pèlerinage de Jérusalem, et qui, -plus tard, ne trouvant pas le loisir de se mettre -en route, dépêcha à sa place un « homme notable -et suffisant » avec mission d’offrir au Saint-Sépulcre -un cadeau de cent florins d’or.</p> - -<p>Il n’en usait pas moins libéralement avec les -sanctuaires de Bretagne, ainsi qu’on le peut voir -dans les comptes de ses argentiers. Ce ne sont -que fondations de messes et donations pieuses, à -Saint-Julien de Vouvantes, à Notre-Dame du Mené, -à Notre-Dame du Bodon, à Notre-Dame de Brélevenez, -enfin, si joliment perchée au haut de ses -trois cents marches de pierre, sur son vert coteau -lannionnais. N’est-ce pas lui encore qui édifiait à -saint Yves, dans la cathédrale de Tréguier, un -tombeau qu’il faisait couvrir « d’argent » ? Et que -dire des largesses vraiment princières dont il ne -cessait de combler la collégiale du Folgoat ? Le -clergé de Plougaznou dut se désoler plus d’une -fois de cette manne dorée qui pleuvait sur les -sanctuaires voisins, sans qu’il en pût recueillir la -moindre parcelle. Ce que l’on jalouse, en pareil -cas, ce n’est pas seulement le profit, c’est la -gloire. Il est dur de voir grandir autour de soi des -cultes prospères, tandis que l’on reste une église -pauvre sur une terre dédaignée. Il y avait bien, -sans doute, ce pèlerinage annuel du 24 juin à la -chapelle de saint Mériadec, le « pardon du feu », -comme on disait. Mais, outre que c’était là une -pratique d’une orthodoxie fort contestable, les -foules qu’elle rassemblait, composées presque -uniquement de paysans grossiers, n’étaient guère -pour lui prêter de l’éclat et attirer sur elle les -regards d’un duc.</p> - -<p>Ah ! si, du moins, parmi ces rustres s’était -révélé soudain quelque doux illuminé, comme fut -ce bon « fol » de Salaün dont les angéliques visions -avaient, au siècle précédent, assuré la fortune de -Notre-Dame du Folgoat !… Le désir, a-t-on -remarqué, finit par créer son objet. Joignez qu’il -n’y a pas de contrée au monde où la faculté -mythique soit plus puissante qu’en Bretagne. La -légende y est une production naturelle et toute -spontanée. Celle du « Doigt de saint Jean », éclose -sous les feuillées ombreuses du Traoun-Mériadek, -eut tôt fait de prendre son essor et de voler, -sur les lèvres des hommes, jusqu’aux oreilles de -Jean V. Il avait précisément dans son entourage -un certain Mériadek Guicaznou, dont le nom dit -assez la provenance, et qui ne dut pas être le dernier -à lui faire part de la miraculeuse aventure -arrivée en son pays d’origine. La trame en était -ingénieuse et charmante, très propre à flatter -l’imagination populaire. Mais le duc lui-même ne -pouvait manquer d’en recevoir une impression -très vive, et cela pour deux motifs : d’abord, -parce que la conquête morale de la relique s’était -accomplie par l’entremise d’un de ses hommes -d’armes ; ensuite, et surtout, parce que cette -relique était celle de saint Jean, son vénéré -patron. A supposer donc, comme le veut le sévère -bénédictin, Dom Lobineau, que la légende eût été -fabriquée de toutes pièces, elle avait du moins -toutes chances de donner les fruits heureux qu’on -s’en était promis.</p> - -<p>Et en effet, du jour au lendemain, la rustique -solitude de Traoun-Mériadek connut les prestiges -de la célébrité. La faveur ducale s’était étendue -sur elle. Ce ne furent, dans le principe, que de -menues offrandes : un étui d’argent, par exemple, -pour sauvegarder le précieux doigt. Puis vinrent -les grosses libéralités, en vue de permettre l’érection -d’une nef capable de contenir les nouveaux -fidèles. Car maintenant que le prince avait pris ce -coin de terre sous sa haute protection, des chevauchées -de gentilshommes s’y acheminaient par -les étroits sentiers caillouteux, battus jusqu’alors -des seuls manants. Moins de trois ans après la -date qui est assignée, dans Albert Legrand, au -transfert de la relique, c’est-à-dire dès 1540, on -posait, sur l’emplacement de la chapelle primitive, -la première pierre de l’édifice actuel. Et Saint-Jean-du-Doigt -devenait un des grands « lieux dévots » -de la Bretagne.</p> - -<p>A la fin du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, sa vogue n’avait pas -décru. Cambry, qui le visita sous le Directoire, -en parle dans des termes, sans doute fort irrévérencieux, -comme il sied à un voltairien, mais qui -n’attestent pas moins de quel crédit il jouissait -encore à cette époque. « On n’avait rien négligé, -dit-il, pour frapper l’imagination des nombreux -pèlerins qui se rendaient en ce séjour de miracles -et d’enchantements. Les sentiers qu’on foulait -en l’approchant étaient sacrés. Des saints -épars, grossièrement sculptés, peints, dorés, se -trouvaient sur la route auprès des cabarets où la -tête se montait par les fumées de l’eau-de-vie. » -Quand, la Révolution passée, l’église de Saint-Jean -rouvrit ses portes, son riche trésor était -intact : aucune des somptueuses pièces d’orfèvrerie -qui le composent ne manquait à l’appel. -Les monuments eux-mêmes n’avaient pas souffert. -On y eût vainement cherché trace d’un de -ces actes de vandalisme dont tant de sanctuaires -finistériens ont conservé les tristes marques. Il -va de soi que l’on en fit honneur à la relique. -Des gens de la bourgade contèrent qu’ils avaient -vu, de nuit, des archanges, l’épée nue et flamboyante, -en faction devant les vitraux.</p> - -<p>Il y eut mieux encore, paraît-il. C’était en 93, -« l’année de Robespierre ». Comme, à défaut des -offices accoutumés, on se proposait de célébrer, -à tout le moins entre laïques, la cérémonie -du <i lang="br" xml:lang="br">tantad</i>, un des sans-culottes de Plougaznou -vint, au nom des commissaires du district, faire -défense de procéder à l’allumage, avec menace, -si l’on passait outre, de traduire les coupables -devant le tribunal révolutionnaire. La perspective -de la prison et peut-être de la guillotine intimida -les plus hardis. Le feu traditionnel ne fut point -allumé. Mais, à l’heure même où il était d’usage -qu’on y plongeât le premier brandon, une immense -rougeur d’incendie embrasa soudain le ciel nocturne, -dans la direction de Plougaznou ; des -appels désespérés de <i lang="br" xml:lang="br">corn-boud</i> retentirent, sonnant -l’alarme ; la violence des flammes était telle -que leurs reflets balayaient au loin la mer. Le -sans-culotte s’enfuit, éperdu. C’était sa ferme qui -brûlait. Lorsqu’il atteignit la hauteur qu’elle -occupait, il n’y trouva qu’un monceau de cendres. -Il n’était pas jusqu’à son nombreux bétail, -le plus beau de la paroisse, qui n’eût été consumé -vivant dans les étables. Plusieurs jours après, la -fumée de ces chairs grésillantes planait encore -sur le pays, en une âcre vapeur d’holocauste.</p> - -<p>On rechercha l’incendiaire, mais sans espoir de -le découvrir. Il ne fit doute pour personne que -c’était saint Jean lui-même qui s’était vengé. En -quoi, du reste, il prévint des malheurs beaucoup -plus considérables. Car c’est un dicton local que, -si nul feu ne brillait à la Saint-Jean, de toute -l’année d’après on ne verrait point le soleil.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>V</h3> - - -<p>Le soleil ! Ce fut au toucher de ses premiers -rayons que je rouvris les yeux, le 23 juin 1898, -dans l’hospitalière demeure de Kersélina. Et -jamais, je crois bien, sa lumière ne m’avait paru -plus charmante qu’en ce calme décor de collines -boisées, d’une grâce tout arcadienne, autour -desquelles ondulent, avec des souplesses et des -chatoiements d’écharpes, les méandres harmonieux -de la rivière de Morlaix. On eût dit que -l’astre avait conscience qu’on se disposait, le jour -même, à célébrer sa fête. Il resplendissait, à travers -la fine buée matinale, d’un éclat fluide, opalin -et doux. Sa caresse courut sur les verdures inclinées -des pentes, en une silencieuse cascade de -flots ambrés. Puis, elle sema de scintillements -les pelouses du bord de l’eau, empourpra le -chemin de halage, pailleta les graviers de la rive, -s’épandit enfin par longues nappes frémissantes -dans l’estuaire dont la face encore brouillée -s’éclaircit soudain et se rosa d’un beau sang vif…</p> - -<p>— Allons ! cria sous ma fenêtre une voix amicale, -voici l’heure de l’appareillage pour les barques -de Locquénolé !</p> - -<p>Jadis, c’était le plus souvent par mer que les -pèlerins du littoral se rendaient au pardon de -Saint-Jean. De toute la côte léonnaise et trégorroise -des centaines de bateaux mettaient à la voile, -dès l’aube, emportant des paroisses entières vers -le havre, habituellement infréquenté, de Traoun-Mériadek. -Les anciens du pays évoquent avec -un enthousiasme mêlé de regret le souvenir de -ces pompes nautiques. A la tête de chaque -flottille s’avançait, telle une galère paralienne, -une gabarre peinte à neuf et magnifiquement -décorée. Les femmes du village avaient passé la -nuit à l’enguirlander, à la fleurir. Des gerbes -d’iris, des bouquets de roses trémières, d’hortensias, -de tournesols, ornaient sa carène. La croix -de procession, la lourde croix d’argent ou d’or, -garnie de clochettes, planait, solidement amarrée -à la pointe du grand mât. Sur le rouf drapé de -blanc, comme un autel, était « calée », à l’aide de -quelques tenons, la statue du saint patronal, car -les saints eux-mêmes étaient, en ce temps-là, du -pèlerinage ; si l’on négligeait de les y faire figurer, -ils quittaient spontanément leurs niches, disait-on, -et gagnaient le porche de Saint-Jean, sans qu’on -sût comme, par des chemins surnaturels. Aussi -se gardait-on bien de les laisser derrière soi. -Autour de leur image se pressaient le clergé, les -sacristes, les enfants de chœur, tous en surplis, -tous clamant à l’unisson l’hymne de circonstance :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Sceptriger vasti moderator orbis…</i></div> -</div> - -<p>La barque sacerdotale voguait ainsi, au bruit -des chants, suivie de vingt, de trente autres barques -plus humbles qui, dans l’intervalle des -strophes, reprenaient, en guise de refrain :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Nempe divini Digitum Prophetæ…</i></div> -</div> - -<p>Les voix vibraient sous le ciel sonore, et c’était -comme une allégresse immense répandue sur la -mer. Aujourd’hui, la tradition est morte, de ces -régates sacrées. Elles n’étaient pas sans avoir -leurs risques. Les temps les plus beaux, en Bretagne, -sont souvent les plus trompeurs, et sur -cette côte déchiquetée, hérissée de roches et de -lambeaux d’îles, les courants de Manche ont des -effets d’autant plus terribles qu’ils sont plus sournois. -Les riverains le savent et, dans leurs sorties -ordinaires, s’arment de circonspection. Mais quoi ! -le pardon de Saint-Jean-du-Doigt ne se célèbre -qu’une fois l’an. Et quel accident craindre, un -pareil jour ? Foin des précautions quotidiennes ! -C’eût été faire une injure au saint que de ne s’en -remettre pas entièrement à lui. On hissait gaiement -la voile et l’on partait en toute sécurité. Les -cloches carillonnaient ; la mélodie des cantiques -flottait dans l’air ; une ivresse pieuse — et peut-être -un autre genre de griserie, moins idéale — exaltait -les esprits, les tendait dans une préoccupation -unique. Caprices du ciel, traîtrises de la -mer, qui donc y songeait ? Dans les eaux plus -tourmentées du large, l’on s’apercevait tout à -coup que l’embarcation, surchargée de lest -humain, devenait pesante à la manœuvre, fatiguait, -ne gouvernait presque plus. Qu’une risée -la prît en travers, et c’était la perdition possible -par temps calme ; au lieu d’une risée, qu’on suppose -un orage, un de ces subits orages de juin -qui éclatent, aussitôt couvés, et fauchent la mer, -comme une mitraille : la catastrophe alors était -inévitable ; canot et passagers, tout coulait à pic.</p> - -<p>Les fastes du pardon de Saint-Jean n’ont été -que trop souvent assombris par des désastres de -cette espèce. Il va sans dire qu’on a fait le possible -pour en abolir la triste mémoire. Il n’y a même -pas dans le cimetière de Traoun-Mériadek une -inscription funéraire relatant, à défaut du nom -des victimes, du moins leur nombre et la date de -leurs trépas collectifs. Les équipages morutiers -qui disparaissent aux fiords d’Islande ont, dans -les chapelles paimpolaises, une épitaphe de trois -lignes. Ici, rien. Nulle mention de tant de pèlerins -engloutis, nulle parole d’apaisement pour leurs -mânes. Il n’est pas vrai, cependant, que leur souvenir -ait totalement péri. Envers quelques-uns -d’entre eux la muse populaire s’est montrée -pitoyable, et elle les a embaumés dans ses larmes.</p> - -<p>La bourgade de Ploumilliau, proche Lannion, -où s’est écoulé le meilleur de mon enfance, voyait -passer à époques régulières un personnage peu -commun dont l’apparition était toujours saluée -par notre monde de gamins comme un mirifique -événement. On l’appelait Nonnik Plougaznou. -<i>Plougaznou</i>, parce qu’il était, je pense, originaire -de ce pays ; <i>Nonnik</i>, — diminutif d’Yves ou -d’Yvon, — parce qu’en dépit de son âge fort respectable -il était resté, au physique comme au -moral, un pauvre diminutif d’homme. C’était, en -effet, un tout petit vieux, à peine plus haut que -nous qui l’escortions et dont la plupart n’avaient -pas encore fait leurs premières « pâques ». A sa -taille, à ses proportions, et n’eussent été ses cheveux -grisonnants, on l’eût très bien pris pour -l’un des nôtres, d’autant plus qu’avec sa figure -rase et ronde, aux rides molles, pareilles à des -plis grassouillets, avec sa bouche toujours riant -d’un rire sans cause, avec ses yeux surtout, ses -yeux d’une limpidité de source et d’une candeur -inviolée, il avait une physionomie bizarre, énigmatique, -d’éphèbe sexagénaire, de chérubin vieillot. -Et, quant à son âme, rien n’en égalait la douce -ingénuité. Il se disait et se croyait fils de roi. -Pour se montrer digne de sa naissance, il se faisait -une obligation de n’être vêtu comme personne, -et, par l’étrangeté de son accoutrement, il -n’était pas loin de ressembler, en effet, au rejeton -de quelque roi nègre. Il avait la passion du sauvage -pour l’oripeau civilisé. Les gens flattaient -son innocente manie, mettaient en réserve à son -intention les frusques les plus extravagantes et -les plus surannées, toute une garde-robe d’antiquailles -dont il se parait avec gloire. J’ai vu ainsi, -sur le dos de Nonnik Plougaznou, des habits bleu -ciel qui dataient des temps de l’émigration, des -vestes de hussards qui avaient traversé les champs -de bataille de l’Empire, jusqu’à des chemises -rouges de partisans garibaldiens, égarées — à la -suite de quelles aventures ? — en ces parages d’extrême -occident. Il n’y avait qu’une pièce de son -costume qui jamais ne variât, à savoir le chapeau -haut de forme, verdi par les pluies, roussi par les -soleils, tout en plaies et en bosses, ruine croulante -et lamentable qu’une couronne de fleurs -artificielles encerclait. Cette couronne était pour -Nonnik l’emblème de sa royauté illusoire. Il fût -mort plutôt que de permettre qu’on y touchât.</p> - -<p>Il avait, au reste, l’humeur la plus débonnaire. -Il levait bien son bâton, lorsque notre bande -joyeuse le harcelait de trop près, mais c’était du -même geste noble que s’il eût promené sur nous -un sceptre. Nous n’aurions d’ailleurs pas eu l’idée -de lui manquer d’égards : les fous, en Bretagne, -sont sacrés. Puis, à l’indisposer, nous nous serions -privés d’une satisfaction rare, celle de l’entendre -chanter. Car il chantait aussi mélodieusement -qu’un rossignol des futaies, ce fantastique étourneau -voyageur, de plumage si incohérent. A -Ploumilliau, c’est sur l’échalier de pierre du -cimetière qu’il avait coutume de s’aller asseoir. -Là, ôtant un de ses sabots, il l’appuyait à son -épaule, comme il eût fait d’un violon, et, la main -droite suspendue, commençait à racler les cordes -absentes avec un archet imaginaire. Une musique -de silence, perceptible pour lui seul, naissait sans -doute, à son appel, des profondeurs du bois grossier. -Il n’était plus le même homme. Sa tête -mollement inclinée se transfigurait ; une ardeur -passionnée s’allumait dans ses prunelles ; le sourire -un peu béat de ses lèvres avait soudain -quelque chose d’inquiet et de frémissant. Rangés -devant lui, nous assistions muets nous-mêmes à -sa muette extase, sachant que c’était sa façon de -préluder. Et voici qu’avec le susurrement léger -d’une eau qui va sourdre, sa voix, une voix toute -jeune, d’une fraîcheur et d’une pureté de fontaine, -montait. Je me suis laissé dire qu’on n’en a plus -ouï de pareille dans nos campagnes. J’aurais souhaité -que Nonnik fût encore de ce monde quand, -naguère, M. Bourgault-Ducoudray entreprit de -recueillir les mélodies bretonnes : il fût, j’en suis -sûr, apparu au maëstro comme l’héritier direct -d’un de ces harpeurs armoricains ou gallois dont -la fortune fut si considérable dans l’Europe du -moyen âge. Il avait un don naturel d’harmonie. -Nous, il nous émerveillait.</p> - -<p>Ce n’est pas que son répertoire eût grande -variété. En dehors du pays de Plougaznou, de -Saint-Jean-du-Doigt, et des traditions qui lui -étaient spéciales, Nonnik ignorait tout de l’univers. -Ce coin de terre, le premier qu’avait connu son -regard, était aussi resté, dans la nuit confuse -de son intelligence, la seule image familière qui -brillât de quelque lueur. Son palais chimérique, -c’est là, dans les roches crénelées désignées sous -le nom de « Château de Primel », qu’il le situait. -Célébrer l’histoire de la région était pour lui une -manière d’exalter ses propres rêves. Il s’en acquittait -avec une ferveur d’hiérophante. Son triomphe, -toutefois, c’était la <i>gwerz</i>, la complainte de « Matélina -Troadec ». Il y mettait un tel accent de -mélancolie et de pitié qu’il vous navrait l’âme.</p> - -<p>L’événement dut se passer dans la seconde -moitié du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle, au temps de ce Locmaria, -seigneur du Guerrand, qui fut des amis de madame -de Sévigné, mais que ses vassaux de Bretagne -flétrirent du surnom de <i lang="br" xml:lang="br">Markiz brûn</i>, de « marquis -au poil roux », non pas tant à cause de la couleur -de ses cheveux que parce qu’il était prudent de -se garer de lui, comme d’un fauve. Il était surtout -dangereux pour les femmes : leur vertu n’avait -pas de pire ennemi. Celles qui ne lui cédaient pas -de bon gré, il ne répugnait nullement à les « faire -marquises » par force. Dès qu’on le savait de -retour dans ses terres, le cri d’alarme se propageait -de proche en proche : « La bête est lâchée, -disait-on : ramassez vos poules ! » La jolie Matélina -Troadec ne fut point ramassée à temps, il -faut croire, car le début de la <i>gwerz</i> nous apprend, -à mots couverts, que « quoique simple paysanne, -elle a donné le jour au fils d’un marquis ». Triste -honneur, hélas ! et que ses parents lui font cruellement -expier. Ils n’entendent point peiner de -leurs bras pour nourrir l’héritier d’un riche -homme. Voici venue la fête du Feu : les barques -vont cingler vers Saint-Jean. Ce pardon, le plus -beau de la contrée, Locmaria ne peut manquer -d’y être. Eh bien ! que Matélina s’y rende elle-même -et qu’elle saisisse cette occasion de présenter -publiquement au marquis sa progéniture !… -La jeune fille résiste, supplie. N’est-ce pas assez -de sa honte, sans y ajouter encore l’esclandre ? -Puis, ce n’est pas sa pudeur seulement qui se -révolte ; elle est hantée de sombres pressentiments.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Mon père, ma mère, si vous m’aimez,</div> -<div class="verse">Vous ne m’enverrez pas au pardon de Saint-Jean.</div> -<div class="verse">Une voix secrète m’avertit</div> -<div class="verse">Que, si je vais sur la mer, je serai noyée.</div> -</div> - -<p>Ni le père ni la mère ne se laissent attendrir. -Force est à la pauvrette de s’attifer. A chaque -pièce de son costume qu’elle revêt, robe blanche -et tablier de taffetas jaune, elle songe, en gémissant, -qu’elle s’enveloppe de ses propres mains -dans son linceul ; et, lorsqu’elle met le pied dans -la barque, elle a la certitude qu’elle « entre dans -sa mort ». Ses craintes ne tardent pas à se -réaliser.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Matélina Troadec disait,</div> -<div class="verse">Comme la barque penchait sur le côté :</div> -<div class="verse">— Récitez tous vos chapelets,</div> -<div class="verse">Cependant que j’entonnerai vêpres.</div> -</div> - -<p>Elle n’a pas fini le premier verset que le sinistre -prévu s’accomplit. Au moment de disparaître, elle -se souvient que saint Mathurin, son patron, est -« le maître du vent et de l’eau ». Elle lui recommande -son enfant, le prie de le conduire sain et -sauf au rivage. Sa prière fut exaucée, car, le soir -même, dans la grève de Traoun-Mériadek, abordait -sur une planche un enfant</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Qui portait une robe de satin blanc</div> -<div class="verse">Pour montrer qu’il était le fils d’un marquis.</div> -</div> - -<p>Quant à Matélina, lorsque l’on retrouva son -cadavre, elle était « à dix-huit brasses au fond de -la mer et tenait dans la main un rameau de vert -goémon ».</p> - -<p>— Pourquoi ce rameau de goémon vert ? demandions-nous -à Nonnik.</p> - -<p>— Pour être sa palme de martyre, répondait-il, -les yeux au ciel, comme s’il eût vu rayonner là-haut -le pâle et doux fantôme de cette morte -d’antan.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VI</h3> - - -<p>Aujourd’hui, l’ère de ces hasardeux pèlerinages -par mer est heureusement à peu près close. Il n’y -a plus guère que deux ou trois communes où -l’usage s’en soit perpétué. Locquénolé est de ce -nombre, et l’on y peut prendre une idée du spectacle -que présentaient autrefois les grands départs -processionnels. Nous sommes descendus, à travers -bois, jusqu’à l’ouverture de l’estuaire où la -petite bourgade abrite sous une coupole de feuillages -son port ombreux. Elle est située sur la -rive léonnaise, mais l’âpre Léon expire ici, fait -déjà place à la douceur, à la mansuétude trégorroise. -La transition est visible aussi bien dans -la race que dans la nature du sol. On sent une -âme plus légère, plus riche de poésie et de gaieté.</p> - -<p>Nous arrivons comme les bateaux s’ébranlent. -Leurs pavois multicolores frémissent dans l’air -avec les mille chatoiements d’ailes d’une nuée de -papillons captifs. Tous les bancs sont garnis. -Des jeunes filles, surtout, et des jeunes gens. Des -bouts de châles pendent jusqu’à friser l’eau, le -long du bordage. On s’interpelle joyeusement -d’une barque à l’autre :</p> - -<p>— Hé ! Anaïs, tu mouilles ta frange !</p> - -<p>Des rires fusent et s’égrènent. Ce n’est pas -sans raison qu’elle est devenue proverbiale, la -belle humeur des « filles de Locquénolé ». Elles -vont au pardon comme à une gaillarde aventure -de mer et d’amour. D’aucunes se font un divertissement -d’aider aux rameurs, car on attend d’être -en plein chenal pour hisser la voilure. Comme la -dernière batelée défile devant nous, l’homme de -barre nous crie :</p> - -<p>— Vous n’en êtes pas ?</p> - -<p>Et, sur notre réponse que nous optons pour la -voie de terre :</p> - -<p>— Tant pis ! fait-il… A vous embarquer parmi -mes paroissiennes, vous eussiez eu double bénédiction.</p> - -<p>Les « paroissiennes », alors, de le huer avec -une colère feinte, et les quolibets de pleuvoir, et -les rires d’éclater de plus belle. Mais voici que, -barque après barque, la menue flottille entre dans -le réseau veinulé des courants. Il y a soudain -comme une accalmie solennelle. On n’entend plus -que le grincement des poulies, le claquement des -toiles qui s’éploient. C’est fini de plaisanter : la -vraie traversée commence. La rigide forme de -pierre du <i>Taureau</i>, vautrée au centre de la baie, -découpe sur la mer lisse son mufle d’ombre. Il -plane sur ce récif autant de souvenirs sinistres -qu’il y a de cormorans noirs qui s’y viennent percher. -C’est un avertisseur sévère. Sa vue suffit -à répandre du sérieux dans les pensées. Les mariniers, -maintenant, veillent à leurs écoutes et les -« pardonneuses », tout à l’heure si folâtres, n’ont -plus aux lèvres que des cantiques. Le rythme des -voix semble onduler avec le mouvement des chaloupes -et s’épanouir derrière elles dans le remous -élargi de leur sillage.</p> - -<p>Nous avons regagné, sur l’autre berge, les -hauteurs de Kersélina, que nous percevons encore -l’écho de ces chants lointains auxquels répondent, -de toutes les campagnes d’alentour, des tintements -grêles d’angélus, perlant, comme une rosée -de sons clairs, dans le vent matinal. Il n’est, à -trois lieues à la ronde, cloche d’église ou de -moutier qui ne se croie tenue de fêter le pardon -de Saint-Jean-du-Doigt à l’égal de son propre -pardon. Ainsi les carillons d’autrefois saluaient au -passage le soldat miraculeux. Rien de plus intime, -d’ailleurs, ni de plus discret que ces musiques -aériennes, éparses sur le grand pays ensoleillé. -Les pèlerins les reconnaissent à leur timbre et -interprètent leur langage : « C’est par ici ! » -dit l’une ; « Dépêche-toi ! » insiste l’autre ; « A -Saint-Jean, les gars ! A Saint-Jean, les gars ! » -marmotte précipitamment une troisième. Et, peu -à peu, du fond des terres, une rumeur sourde va -montant. Bruits de pas et bruits d’oraisons. Il -s’est fait comme une levée générale : toute la -contrée s’est mise en marche dans le même sens, -attirée par une sorte d’aimantation. Nous y cédons -nous-mêmes, malgré nous, et nous partons dans -la grande chaleur, plus tôt que nous n’en avions -dessein. On ne respire pas impunément la contagion -des fièvres sacrées.</p> - -<p>Le conducteur de la voiture qui nous emporte -est un homme de Plouvorn, un Léonard très sage -et très positif. Mais l’idée qu’il roule vers le -Traoun suffit à éveiller en lui des émotions vagues -et comme un attendrissement ingénu.</p> - -<p>— Je n’ai pas revu Saint-Jean depuis l’année -de mon tirage au sort, me conte-t-il en breton. -Nous étions treize conscrits qui avions fait vœu -de nous y rendre pieds nus, si nous ramenions -un bon numéro. Et treize nous fûmes à nous -mettre en route. Toute la nuit nous voyageâmes, -sans échanger une parole et sans tourner une -seule fois la tête. Les brumes flottantes des prairies -marchaient devant nous, comme pour nous -indiquer le chemin. Je n’ai jamais été aussi content -de vivre que cette nuit-là. Nous ne sentions -aucune fatigue. La terre et le ciel embaumaient -une odeur suave qui nous rafraîchissait les -membres, comme un onguent…</p> - -<p>Et il ferme à demi les yeux, pour humer encore -l’arome de cette nuit mystique qui est toute la -poésie de son passé… Derrière nous s’abaissent -les verdures profondes suspendues en festons aux -deux flancs de la vallée de Morlaix, tandis qu’à -l’opposite, vers le septentrion, les longs plateaux -mouvementés de l’<i>Armor</i> trégorrois étagent leurs -lignes plus sobres. Une dernière cassure abrupte -nous en sépare, — la gorge étrangement secrète -et sauvage du Dourdû. La mer, qu’on ne comptait -plus retrouver que sur la côte, fait ici la -réapparition la plus inattendue, la plus soudaine. -Car c’est bien de la mer, cette belle eau glauque -qu’on franchit sur un pont rustique et qui se joue -entre des rives fleuries de bruyères ou bordées -d’aunes, comme une Sirène égarée parmi des -Oréades. La descente au creux de cet entonnoir -est si rapide qu’il n’y a pas à s’étonner qu’elle ait -été cause de plus d’un accident mortel, ainsi -qu’en témoignent des croix érigées de place en -place, comme sur une voie funéraire, et une -plaque de marbre encastrée dans un pignon d’auberge.</p> - -<p>En fait d’auberge, il en est une, sur les confins -de cette région, au seuil de laquelle notre attelage -s’arrête de lui-même. Que de fois n’y sommes-nous -pas venus, dans l’été de 1898 ! Elle porte -pour enseigne : <i>A la bonne rencontre.</i> C’est un lieu -désormais historique dans les annales des lettres -bretonnes. La rénovation du théâtre populaire -armoricain eut là son berceau. Là, dans la vieille -maison grise, servant tout ensemble de métairie, -de débit de boissons et de four banal, Thomas -Park — <i lang="la" xml:lang="la">vulgo</i> Parkik — conçut le projet hardi de -rendre à nos mystères leur ancien lustre ; là, il -groupa autour de lui les premiers compagnons -bénévoles de son entreprise ; là, durant les loisirs -de plusieurs hivers, il les nourrit de ses leçons et -les enflamma de son zèle ; de là, enfin, il devait -les mener, un jour, à la conquête des âmes… -Depuis le matin, il nous guette ; et il accourt en -habits de travail, le visage, les mains saupoudrés -de farine. Il vient de terminer la « fournée » ; les -tourtes de pain chaud fument encore sur le parquet -de terre battue ; des paysannes se penchent -pour les reconnaître, vérifient le sceau spécial -dont chacune est marquée.</p> - -<p>— Il me tarde, à moi aussi, d’être sur la route -de Saint-Jean ! nous dit Parkik.</p> - -<p>Cependant, lorsque nous lui offrons de le -prendre avec nous, il refuse doucement, non sans -glisser un furtif coup d’œil vers une toute jeune -fille occupée à choisir son pain, parmi les femmes. -Et, d’une voix hésitante, un peu confuse :</p> - -<p>— C’est que, voyez-vous, je suis engagé…</p> - -<p>Il y a des épousailles sous roche. S’il ne nous -les annonce pas plus explicitement, c’est qu’il -attend, selon l’usage, que le pardon du Feu les -ait consacrées. Pour que les préliminaires deviennent -définitifs, ne faut-il pas avoir bu ensemble -aux fontaines saintes, ensemble passé l’« herbe -d’amour » à l’épreuve du Tantad ?… A mesure -que nous avançons dans la direction de Plougaznou, -nous en croisons sans cesse, de ces couples -de fiancés champêtres, cheminant côte à -côte le long des douves, dans l’ombre courte des -talus dont les ajoncs les frôlent de leurs grands -thyrses dorés. L’homme, conformément au code -de la galanterie bretonne, porte le parapluie de la -fille, la pointe en l’air. Elle, vaguement souriante -et les yeux baissés, marche comme dans un rêve. -Ne leur demandez pas ce qu’ils se disent : leur -conversation est tout intérieure : en vrais amoureux -de Bretagne, « ils ne se parlent qu’en -dedans ».</p> - -<p>Non moins silencieux, du reste, sont la plupart -des pèlerins qui, soit à pied, soit en chars à bancs, -s’échelonnent sur notre parcours. L’accablement -de l’heure y est pour quelque chose. Une atmosphère -de feu pèse sur le sol incandescent, et la -poussière de la route brûle comme une cendre. -Les gousses noires des genêts éclatent avec des -pétillements d’incendie. Joignez qu’aux approches -du littoral le pays se dénude, revêt des aspects -éblouissants de steppe. Pas un îlot de feuillage -où reposer la vue ; rien qui fasse écran. A peine, -de-ci, de-là, un maigre bouquet de pins balançant -à la cime de leurs fûts rougeâtres des panaches -aussi inconsistants que des fumées et qu’on dirait -volatilisés. Les ors des landes rutilent, les eaux -vaseuses des tourbières ont des miroitements -d’étain fondu. C’est une fureur, une orgie de -lumière. Il n’est pas jusqu’aux rares maisons disséminées -dans ces grands espaces, vieux logis de -pierre ou cahutes en pisé, qui ne mêlent une note -ardente à l’embrasement universel. La coutume -est, en effet, de les recrépir à neuf en l’honneur -de la fête du Tantad. Toute la semaine, des -équipes de badigeonneurs ont arpenté ces parages. -Le lait de chaux a coulé à pleines seilles. On l’a -prodigué aux façades, aux cheminées, à l’ardoise -même ou au glui des toits. Et maintenant les -chaumines endimanchées resplendissent d’une -blancheur crue, font penser à des marabouts -algériens sur les Hauts-Plateaux.</p> - -<p>Heureusement pour les piétons que d’antiques -chapelles votives leur tiennent en réserve, de -distance en distance, d’exquises haltes d’ombre -et d’humide fraîcheur. Closes comme des tombes -le reste du temps, il est entendu qu’elles doivent -demeurer ouvertes, jour et nuit, pendant la période -du pèlerinage. Il y règne une demi-obscurité de -crypte. Tout le moisi des siècles pleure le long -de leurs murs verdis et, dans les vasques des -bénitiers, frissonnent des plantes fontinales. Nous -visitons, en passant, une de ces chapelles, bâtie -sur les ruines d’une Commanderie de Templiers, -au village de Kermoustêr. Quand nos yeux se -sont faits au pâle jour de soupirail qui descend -par les lucarnes à vitraux, nous distinguons de -grands corps d’hommes qui, dépoitraillés, le pantalon -troussé jusqu’à mi-jambes, dorment vautrés -sur les dalles, avec leur veste sous la tête, en -guise d’oreiller. A l’espèce de chechia qui les -coiffe, à leur profil osseux et mince, à leur nez -recourbé en bec d’oiseau de proie, il est aisé de -reconnaître des <i lang="br" xml:lang="br">Paganiz</i>, durs goémonniers de -Guissény ou de l’Aber-Vrac’h, issus d’un sang de -naufrageurs. Ils ont dû partir hier de l’extrême -Léon et voyager toute la nuit, aux étoiles. Mais -ce n’est là qu’un jeu pour ces éternels coureurs -de grèves. Et puis, que ne feraient-ils pas pour -saint Jean ! Leurs pères, dit-on, le priaient en ces -termes :</p> - -<p>« Jean de Plougaznou, par la vertu de ton -doigt aiguise notre vue. Donne-nous le regard -des cormorans, qui perce les ténèbres de la mer -et de la nuit, afin que nous voyions venir de loin -l’épave et, de plus loin encore, le maltôtier<a id="FNanchor_57" href="#Footnote_57" class="fnanchor">[57]</a> ».</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_57" href="#FNanchor_57"><span class="label">[57]</span></a> C’est le nom par lequel on désigne presque toujours -en Bretagne le douanier.</p> -</div> -<div class="chapter"></div> - -<h3>VII</h3> - - -<p>Un carrefour, la bifurcation de deux routes. -L’une file tout droit sur Plougaznou, dont la bourgade -et le clocher se détachent en silhouette au -sommet d’une large croupe chauve derrière -laquelle on devine la fin des terres, l’ouverture -béante de l’immensité. L’autre, il n’y a pas à -douter un instant où elle mène. A son embranchement -est un calvaire qui fait par la même -occasion l’office de poteau indicateur. Un bras, -détaché de quelque Christ hors d’usage, a été -cloué au fût de la croix, et son geste est si clair -que le toucher des aveugles ne s’y trompe pas -plus que les yeux des voyants.</p> - -<p>Ils sont légion à cette fête de la lumière, les -aveugles ! Beaucoup y viennent exhiber leurs -prunelles éteintes, pour faire argent de leur infirmité. -Peut-être même tous ne sont-ils pas des -« emmurés » authentiques. La mendicité, qui fut -longtemps un sacerdoce en Bretagne, s’y transforme -peu à peu en une industrie, comme ailleurs, -et qui a ses chevaliers. Mais ils sont nombreux -aussi, les infortunés que leur foi seule et l’attente -d’une guérison, vingt fois espérée, vingt fois -remise, entraînent vers les puissances curatives -du Tantad. Pourquoi la flamme sainte ne renouvellerait-elle -pas en leur faveur le miracle qu’elle -passe pour avoir si souvent accompli ? Telle est -la pensée qui se peut lire sur plus d’une face fervente -aux paupières douloureusement contractées. -D’aucuns la proclament tout haut, avec une singulière -intensité d’accent, témoin, par exemple, -ce chef sabotier du « Bois de la Nuit »<a id="FNanchor_58" href="#Footnote_58" class="fnanchor">[58]</a> rencontré -au moment où la prudence et plus encore le pittoresque -du coup d’œil nous invitent à quitter la -voiture, pour descendre à pied, mêlés à la foule, -la rampe délicieusement agreste de Traoun-Mériadek.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_58" href="#FNanchor_58"><span class="label">[58]</span></a> En breton <i lang="br" xml:lang="br">Coat-an-Noz</i>, dans les Côtes-du-Nord, entre -Gurunhuël et Belle-Isle-en-Terre.</p> -</div> -<p>Vigoureux et de taille élancée comme les hêtres -de sa forêt natale, il chemine d’une allure à la -fois fougueuse et saccadée, en s’appuyant du -poing à l’épaule d’une jeune fille qu’il domine de -toute la tête. Leur groupe évoque des réminiscences -antiques. Vous diriez d’un Œdipe breton -conduit par une Antigone paysanne. Par intervalles -ils se renvoient quelques mots brefs, toujours -les mêmes. L’Œdipe demande, d’une voix -concentrée :</p> - -<p>— Eh bien, commence-t-on à l’apercevoir ?</p> - -<p>Et l’Antigone répond, les mains en abat-jour -au-dessus des yeux :</p> - -<p>— Non, mon père, pas encore.</p> - -<p>Brusquement, elle s’arrête et dit :</p> - -<p>— Le voilà !</p> - -<p>« Lui », c’est le coq doré qui surmonte la flèche -en plomb de Saint-Jean : il vient d’émerger au -creux du val, entre deux vagues de verdures, -dans le soleil. L’aveugle s’est prosterné, d’un -mouvement si impétueux que nous avons cru, -d’abord, à une chute. Et, promenant ses mains à -plat sur le sol poudreux, il s’écrie :</p> - -<p>— Terre de Saint-Jean, ô toi que j’embrasse !… -Des yeux ! rends-moi des yeux ! Que je ne m’en -retourne point, sans t’avoir contemplée !</p> - -<p>Quelqu’un, près de nous, murmure au passage :</p> - -<p>— Je le reconnais : il est déjà venu l’année -dernière… C’est l’homme que la foudre a touché.</p> - -<p>Soyez sûr qu’il reviendra de même l’an prochain, -et toutes les années qui suivront, tant qu’il -en aura la force. Ses jambes s’useront plus vite -que sa patience. Sa résignation, comme celle de -toute cette race soi-disant fataliste, est faite d’une -espérance infinie… Et de quelles séductions extraordinaires -lui et ses pareils ne doivent-ils point la -revêtir en imagination, cette « Terre de Saint-Jean », -patrie du feu et de la lumière, vers qui se -tendent, avec une confiance si indomptable, -toutes les énergies de leur désir !</p> - -<p>Elle est là, qui déploie à nos pieds son hémicycle -charmant, et, après les grandes étendues -torrides dont nous sortons, c’est, en vérité, l’oasis, -avec tout ce que le mot éveille de frais, de riant, -de pastoral. Une courbe de collines rocheuses -terminées en promontoires enserre une vallée -profonde, délicieusement feuillue. Tous les verts -y marient leurs nuances, depuis les plus légers, -les plus délicats, jusqu’aux plus opulents et aux -plus sombres. Dans la perspective, la mer apparaît ; -on la voit en hauteur sur le ciel dont elle ne -se distingue que par un bleu, non pas plus dense, -mais plus vibrant. Elle repose entre les deux -pointes extrêmes de Plougaznou et de Guimaëc -comme entre les bords d’une coupe immense, -merveilleusement ouvragée, où courent, ainsi que -des incrustations de gemmes, l’améthyste des -bruyères et l’or des ajoncs. C’est un des attraits -spécifiques de Traoun-Mériadek, cette grâce sylvestre -unie à la splendeur du décor marin. Mais, -ce que l’on y goûte davantage encore, surtout au -seuil brûlant de l’été, c’est l’abondance et, en -quelque sorte, le foisonnement des eaux vives. -On les respire dans l’air, avant qu’elles se soient -montrées. On les sent filtrer de toutes parts, en -gouttes perlantes, en ruissellements silencieux. -Il semble qu’à presser du pied le sol, on les en -ferait jaillir, comme d’une mamelle trop pleine, -par tous les pores.</p> - -<p>Nous sommes désormais dans l’empire des -naïades. La route même leur appartient. Nous -marchons, enveloppés, baignés, de leur haleine -de mousse humide. A chaque pas, quelque source -surgit. Celle-ci dort, immobile, sous une nappe -de lentilles d’eau ; celle-là nourrit une cressonnière -touffue où achève de s’enlizer une antique -croix monolithe, datant de l’époque gallo-romaine ; -cette autre, désespoir de l’agent voyer, s’échappe -sournoisement du cailloutis de la chaussée qu’elle -dégrade et ravine à plaisir ; une quatrième… Mais -ce serait extravagance pure que de les vouloir -dénombrer. Un dicton local n’affirme-t-il pas -qu’il coule plus de fontaines à Saint-Jean qu’il -n’entrera d’âmes dans le Paradis !</p> - -<p>Un temps fut, toutes ces naïades eurent leur -temple, toutes ces fontaines, leur édicule en -pierres sculptées. Plusieurs en ont conservé de -beaux restes. Une surtout veut être mise hors de -pair. Elle s’épanche dans l’enclos même de l’église -et, pour cette raison, a toujours été l’objet d’une -vénération sans égale. On lui a donc élevé un -habitacle digne des mérites qu’on lui prête ; et ce -n’est pas une médiocre surprise pour le voyageur -que de découvrir en cet humble cimetière de -village, au fond d’une combe perdue, un des -spécimens les plus élégants de l’art de la Renaissance -en Bretagne. Il fut un maître à sa façon, -le ciseleur inconnu qui, d’une masse informe de -plomb, sut dégager cette œuvre svelte, cette -vivante fleur de métal, aux trois calices harmonieusement -superposés, sécrétant eux-mêmes et -se versant de l’un à l’autre la rosée qui perpétuellement -les abreuve et les reverdit. Dans le pays, on -la désigne sous le nom de <i lang="br" xml:lang="br">Feunteun-ar-Bis</i>, la -« Fontaine du Doigt », ou encore de « Source-Mère », -<i lang="br" xml:lang="br">Ar Vamm-Vommen</i>. Une pèlerine avec -qui je cause dans la descente me dit à son sujet :</p> - -<p>— Lorsque le jeune soldat, porteur de la relique, -se retrouva dans sa paroisse, il vint d’abord à -cette fontaine se rapproprier, avant d’assister à -la messe, et nettoyer son visage et ses mains de -la poussière des routes normandes. L’eau, incontinent, -se mit à bouillir, comme sous l’action -d’un grand feu. C’était la vertu du saint Doigt -qui venait de passer en elle. Elle en demeure -imprégnée depuis lors. Pour plus de sûreté, -cependant, tous les ans, après le Tantad, le clergé -plonge à nouveau la relique dans la fontaine et -chaque fois, dit-on, celle-ci fume comme au contact -d’un fer rouge. Mais son efficacité est éternelle. -Il n’y a pas de maladie dont elle ne guérisse -en tout temps. Aussi est-ce par elle que l’on -commence ses dévotions et par elle qu’on les -finit. Voyez plutôt comme il y a déjà foule autour -du bassin…</p> - -<p>Masqué par les arbres, le village se dérobe -encore ; mais, dans une éclaircie, l’on aperçoit un -coin de cimetière et des irisations d’eaux jaillissantes, -flottant et se jouant au-dessus d’un fourmillement -humain dont on ne distingue guère -que les chapeaux noirs, les coiffes blanches et -des bras, d’innombrables bras tendus en un même -geste invocateur… L’odeur de mousse humide se -fait plus forte, plus pénétrante, mêlée à une -senteur capiteuse de flouve pâmée. Par instants, -des souffles iodés annoncent la plage toute -proche.</p> - -<p>Puis, ce sont des parfums d’une autre espèce, — moins -agréable, — exhalés par des cuisines en -plein air. Dans les menus prés qui bordent le -chemin, au bas de la pente, des cabaretières -venues de Morlaix ou de Lanmeur ont improvisé -des âtres primitifs, à l’aide de quelques galets des -grèves. A genoux dans l’herbe fauchée, elles -pétrissent de la pâte, pèlent des pommes de terre, -font sauter des crêpes ou rissoler des saucisses. -Des piquets de bois liés en faisceaux supportent -les chaudrons. Une sorcière aux traits barbouillés -de suie, accroupie à côté d’une marmite sans -couvercle, ne s’interrompt d’en remuer le contenu -que pour glapir, en breton, avec le grasseyement -traînard particulier aux Morlaisiennes des faubourgs :</p> - -<p>— Du café, mes braves gens ! Du bon café !… -A deux sous, l’écuelle !</p> - -<p>Et, après les feux de bivouac, voici le baraquement -forain, toute une ruelle de boutiques où, -sous les auvents de toile criblés de soleil, étincellent -les verroteries et les clinquants. De maisons -bâties il n’y a toujours point trace. Par delà -les étalages pourtant un porche se dresse, un -arc de triomphe monumental, majestueux et solitaire -comme une ruine, vestige superbe, dirait-on, -de quelque civilisation disparue. Des statues -s’effritent dans ses niches. Entre les pierres disjointes -courent les végétations rampantes et tenaces, -amies des vieux murs. Et deux mendiants, -deux êtres aussi délabrés, aussi vétustes que les -contreforts auxquels ils s’appuient, ont l’air de -prophétiser sur Ninive. En réalité, ce sont les perfections -de <i lang="br" xml:lang="br">Sant Iann Badézour</i> qu’ils exaltent.</p> - -<p>Ce porche est l’entrée du cimetière. Nous -sommes à Saint-Jean.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VIII</h3> - - -<p>Pour enfouie que soit la petite bourgade mystique -au plus secret de son cirque de collines et -sous l’impénétrable couvert de ses ombrages, -encore ne laisse-t-elle pas de recevoir, de temps -à autre, la visite d’un touriste en quête d’inédit -ou d’un amateur de villégiatures pas cher. On y -trouve donc une auberge décorée du nom d’hôtel, -la plus avenante, d’ailleurs, qui se puisse rêver. -Mais ce qui lui donne un intérêt tout spécial, un -jour de pardon, c’est sa situation privilégiée en -face de l’église, dont elle forme, pour ainsi dire, -une annexe profane, et c’est aussi la vue qu’on -en a sur les arrière-plans du vallon, vers la mer. -De la chambre qui m’est attribuée à l’étage, le -regard plonge, par la baie du portail, jusque dans -la pénombre bleuâtre de la nef, constellée de cires -ardentes, embrasse les évolutions des pèlerins -dans le cimetière, autour de la fontaine sacrée, -suit la molle inflexion des prairies, en contre-bas -du bourg, et n’est arrêté que par l’énorme étrave -rocheuse qui abrite Saint-Jean-du-Doigt, du côté -de l’occident.</p> - -<p>Un sentier de montagne serpente au revers de -cette crête abrupte, parmi des sicots de chênes -nains, des traînées de bruyère rose et de somptueux -champs d’ajoncs.</p> - -<p>— Par là, m’a dit l’hôtesse, va descendre, au -premier son de vêpres, la procession de Plougaznou. -C’est un spectacle qui en vaut la peine, -vous verrez.</p> - -<p>Justement, les cloches s’ébranlent. Et, comme -si elle n’eût attendu que ce signal, une grande -bannière écarlate, lamée d’or, s’érige par degrés -de derrière la hauteur, puis, tout à coup, se détache -en plein ciel, et s’enfle, pareille à la voilure -de pourpre de quelque vaisseau prestigieux. A sa -suite, il en point une seconde, une troisième, -d’autres encore, balançant au rythme de la -marche, celles-ci leurs velours violets ou cramoisis, -celles-là, leurs brocarts émeraude. Quand le -cortège s’engage dans la pente ensoleillée, l’effet -n’est véritablement pas banal, de toutes ces oriflammes -échelonnées comme en une merveilleuse -gamme de teintes que la magnificence de -la lumière enrichit d’une splendeur unique. Des -jeunes filles vêtues de blanc, des Trégorroises -aux frêles cornettes empesées, d’une finesse et -d’une transparence d’élytres, se pressent au pied -de chaque hampe, sur les pas du porteur, et tiennent, -j’allais écrire manœuvrent, les cordons, -car, aux endroits trop escarpés, elles sont obligées -de s’y suspendre comme à des câbles, pour -redresser la lourde étoffe et permettre à l’homme, -que le fardeau entraîne, de ressaisir son équilibre -compromis. En sorte qu’elle vous revient tout -naturellement à l’esprit, la comparaison du navire -de féerie, célébré dans une vieille chanson de -bord, dont les agrès étaient de fil d’argent et -l’équipage composé de pucelles.</p> - -<p>Des guetteurs, postés dans les galeries hautes -du clocher, sont descendus en criant :</p> - -<p>— Plougaznou ! Plougaznou !</p> - -<p>Un remuement de foule se fait dans l’église. -C’est la procession de Saint-Jean qui sort à son -tour, enseignes déployées. Le rite veut qu’elle -aille recevoir celle de Plougaznou, à la limite des -deux paroisses. Le lieu de la rencontre est un -antique pont de roches jeté, en aval du village, -sur le ruisseau qui sert de ligne de démarcation. -De chaque côté, les croix s’avancent, s’inclinent, -se donnent le baiser de paix. Puis, les bannières -imitent les croix, penchant l’une vers l’autre les -éclatantes images de saints dont elles sont ornées. -Quand la grande bannière de Saint-Jean va pour -rendre l’accolade, il se produit soudain dans -l’assistance un mouvement de curiosité vive et -presque d’angoisse. C’est qu’elle n’est pas d’un -maniement facile, cette colossale tapisserie, chef-d’œuvre -de plusieurs générations de tisseurs d’or, -où toute la scène du baptême du Christ est représentée. -Elle jouit d’une renommée sans égale dans -toute la Bretagne bretonnante, non seulement -pour sa beauté, mais pour son poids. A cause de -cela surtout, elle passe pour une espèce de palladium. -Son armature transversale a l’ampleur -d’une vergue, et sa hampe, l’épaisseur d’un mât. -Aussi n’y a-t-il que des athlètes à pouvoir briguer -l’honneur de la porter. Il n’en est point de plus -recherché, en cette partie du Trégor. Jadis, on le -décernait au concours. Pas de commune, pas -même de hameau qui n’envoyât son champion. -Vainqueur, il était entouré de la même considération -que, chez les Grecs, le gagnant de la couronne -olympique. Il devenait pour ses compatriotes -un sujet d’orgueil : on parlait de lui -comme d’un mortel d’essence supérieure, comme -d’un héros, et les Pindares du canton rimaient -des strophes à sa louange.</p> - -<p>De nos jours, les pèlerins du dehors ont cessé -de prendre part à ce sport sacré. Mais les jeunes -hommes de Saint-Jean continuent de le pratiquer -avec autant d’ardeur que leurs pères. Quatre, cinq -mois avant le pardon, ils se réunissent tous les -dimanches dans une aire de ferme, pour s’exercer -à « l’épreuve de la perche ». Le poids de cette -perche, très longue et garnie de ferraille à son -extrémité la plus grosse, a été calculé d’après -celui de la bannière, et l’épreuve consiste, d’abord -à la soulever de terre, en la saisissant par le bout -mince, puis à la mâter toute droite, enfin à la -promener un nombre déterminé de fois autour -de l’aire, à travers les fumiers mous et les brousses -sèches dont le sol est jonché. C’est, du reste, un -métier où il n’est pas rare que l’on se casse les -reins.</p> - -<p>— Voyez-vous, — me dit un processionneur -auprès duquel je me suis faufilé, — il y a toujours -à craindre mort d’homme sur ce pont, au -moment où la grande bannière s’incline pour le -salut… Une année, j’ai vu le porteur s’abattre -raide, les veines de la poitrine rompues. Le recteur -n’eut même pas le temps de l’administrer. -Par exemple, on lui fit des funérailles de prince, -et sur sa pierre tombale…</p> - -<p>Un vaste murmure d’admiration a couvert la -voix de mon interlocuteur. Les yeux brillent, les -faces rayonnent. On se pousse les coudes. Des -interjections courent, entre haut et bas, de lèvres -en lèvres :</p> - -<p>— Hein ! ce petit Landouar, tout de même !…</p> - -<p>— Ça, au moins, c’est une révérence !</p> - -<p>— Pas un pli dans le visage !…</p> - -<p>— Ni un tremblement dans le jarret !…</p> - -<p>L’hymne entonnée à tue-tête par les chantres, -les cloches qui, maintenant, sonnent à toute -volée empêchent sans doute ces propos flatteurs -de parvenir aux oreilles du petit Landouar. Mais, -arriveraient-ils jusqu’à lui, il ne les entendrait -pas. Il est tout entier à sa fonction, l’esprit -ramassé comme les muscles, ses doigts crispés -et durcis, pareils à de jaunes sarments de lande, -son cou de taurillon rentré à demi dans ses -épaules noueuses et trapues, le regard fixe, -hypnotisé par cette grande soie flottante qui -plane au-dessus de lui comme une gloire et -l’exalte, pour une minute désormais inoubliable, -jusqu’à l’ivresse des triomphateurs.</p> - -<p>Il n’est d’ailleurs pas au bout de sa tâche. Là-bas, -devant le porche du cimetière, d’autres processions -attendent le baiser d’accueil. Voici -Garlan, voici Lanmeur, voici Loquirec. Et j’en -passe. Tout le pays d’entre l’estuaire de Morlaix -et la Pointe d’Armorique a délégué ses prêtres et -ses croix, ses oriflammes les plus éclatantes et -ses suisses les plus chamarrés. Et c’est un papillotement -indicible, une débauche, une frénésie -de couleurs. Ah ! qu’elle est loin, la Bretagne -conventionnelle, la Bretagne éteinte et grise des -faiseurs de vers et des littérateurs ! Ici, tout vibre, -tout resplendit, tout flamboie. Les haleines du -feu ont, en quelque sorte, vitrifié le ciel et la -mer ; la terre même répand une odeur chaude et -comme fermentée. Les herbes, les sources distillent -je ne sais quels baumes. Une exubérance -vraiment divine épanouit toutes choses. On sent -frémir autour de soi les mystérieuses puissances -de la vie et de la fécondité. Aussi bien, l’instant -approche où le disque solaire, avant de précipiter -sa chute vers l’horizon, va darder sur la colline -vouée à son culte toute la véhémence de ses -rayons élargis.</p> - -<p>Elle se dresse, cette colline, à l’orient du village -dont elle porte les dernières maisons accrochées -à son versant. Un raidillon y monte par le plus -court, entre deux hauts talus surplombants où -des souches de chênes, vieilles de plusieurs siècles, -tendent vers vous des moignons difformes, -comme une séquelle de mendiants monstrueux. -Le sol est raviné sous les pieds : il semble que -l’on marche dans le lit desséché d’un torrent. Un -torrent d’hommes, de femmes, s’y engouffre, en -effet, mais pour escalader la crête. On se hâte, -on se bouscule. C’est à qui parviendra le plus -vite sur le lieu du Tantad. Je retrouve à mi-côte -l’aveugle du Bois-de-la-Nuit. Ce n’est plus sa -fille qui le guide, c’est lui qui l’entraîne. Il grimpe -de son allure désordonnée de somnambule, se -heurtant aux gens, trébuchant aux pierres, roulant -au-dessus du flot humain sa belle tête douloureuse -et farouche de Titan foudroyé.</p> - -<p>— Çà, <i>cousin</i>, — lui dis-je, dans la langue de -sa montagne, et en me servant d’une appellation -chère aux sabotiers, — qu’est-ce donc qui vous -presse si fort ? Savez-vous que votre jeune fille -est tout en nage ?</p> - -<p>— Oh ! fait-il, elle se reposera là-haut. Moi, il -me faut ma place au Tantad !</p> - -<p>Puis, d’une voix plus sourde :</p> - -<p>— Si je n’ai pas été guéri l’an dernier, c’est -ma faute : j’aurais dû m’avancer plus près de la -flamme. Cette fois, je veux être à la toucher, -sentir sa brûlure jusqu’au fin fond de mes prunelles…</p> - -<p>Et, stimulé par l’attente, que dis-je ? par la certitude -du miracle, il se rue d’un élan plus impétueux -encore à l’assaut de la cime sainte qui, tout -à l’heure, va se couronner d’un buisson ardent, -ainsi qu’un Horeb breton.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IX</h3> - - -<p>Trois chemins se croisent sur le sommet, dessinant -un carrefour, une de ces esplanades triangulaires -qui, comme les <i lang="la" xml:lang="la">trivia</i> de l’ère païenne, -passent, en Bretagne, pour des lieux sacrés ! Les -restes visibles d’un dallage attestent qu’une des -nombreuses voies romaines qui, de Carhaix ou Vorganium, -gagnaient la mer, eut ici son point d’aboutissement. -Les divinités latines et gauloises ont -fraternisé sur ces hauteurs. Un peu de leur âme -y survit toujours, mêlé à l’espace, à la lumière, au -rire des vagues, aux champs de blé noir en fleur -et de grands seigles frissonnants. Le christianisme -a eu beau multiplier ses symboles, il ne -les a point exorcisées. C’est ainsi qu’un calvaire -planté au centre du carrefour a pour socle des -pierres empruntées à l’ancienne route et que des -légionnaires ont équarries. Tout à côté se creuse -le bassin monumental d’une fontaine — oui, -d’une fontaine encore ! — où la divonne primitive -continue de servir à des ablutions peu orthodoxes, -sous les yeux, d’ailleurs placides, d’une -statue enguirlandée de saint Jean.</p> - -<p>Mais ce qui reporte surtout l’esprit aux formes -les plus antiques de la croyance humaine, c’est -la pyramide du Tantad. Elle se dresse en une -meule énorme, semblable au bûcher de quelque -chef homérique, dominant le pays entier, écrasant -le calvaire lui-même de son ombre. Pour la -construire, chaque « feu » de la commune a -fourni sa gerbe d’ajonc. Des hommes, toute la -journée d’hier, ont empilé, tassé. Puis, sur le soir, -les femmes ont parfait l’œuvre. Elles sont venues -en chœur y suspendre des rubans, des feuillages, -y piquer des roses et des pavois, donner un air de -grâce riante à sa lourde architecture hérissée. -Après quoi, pour finir, l’on a tendu par-dessus la -vallée le câble qui, de temps immémorial, doit -relier le Tantad au clocher de l’église. Que si vous -demandez à quel usage, vous recevrez des indigènes -cette réponse quelque peu sibylline :</p> - -<p>— C’est par là que monte le Dragon.</p> - -<p>A l’époque où écrivait Cambry, il en était à -Saint-Jean comme dans tous les pays où s’est -conservée la tradition des fêtes du solstice, et l’on -ne procédait à l’embrasement du Tantad qu’à la -nuit close. On le différait même jusqu’à ce que -l’obscurité fût complète. Soudain, à l’appel du -<i lang="la" xml:lang="la">Veni Creator</i> poussé par les prêtres, un archange -éblouissant de feux et d’artifices fendait les -ténèbres, volait au bûcher, et, après l’avoir frôlé -de ses ailes flamboyantes, s’évanouissait. Tout le -monde n’était évidemment pas dupe du sortilège. -Mais l’étrangeté de cette scène nocturne ne laissait -pas de causer une forte impression aux plus -avertis. Et combien étaient-ils en Basse-Bretagne, -au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, de « pardonneurs » à qui les prestiges -de la pyrotechnie fussent familiers ? Quant -aux autres, — c’est-à-dire à la presque universalité, — l’on -conçoit sans peine leur émerveillement -et leur trouble. La plupart en étaient encore -à l’ingénuité du moujik russe qui, dans l’église -du Saint-Sépulcre, le jour de Pâques, regarde -descendre le Saint-Esprit en une pluie d’étoupes -enflammées. Ils n’avaient point le sentiment -d’assister à une fantasmagorie pieuse, mais bien -à un phénomène surnaturel. Et ils étaient d’autant -moins éloignés de croire à la réalité céleste de -l’ange que la nuit ne leur permettait de rien distinguer -de l’appareil qui le faisait mouvoir ! Quelles -danses frénétiques autour du Tantad ! Et, ensuite, -quels retours délirants sous le tiède firmament de -juin, criblé d’étoiles ! Beaucoup ne se couchaient -pas, restaient par troupes à errer dans les landes -et le long des grèves, ou à se poursuivre les uns -les autres, avec des : « Iou ! » sauvages, en agitant -des brandons.</p> - -<p>C’est, je pense, pour obvier à ces désordres, -d’un caractère par trop orgiastique, auxquels les -femmes elles-mêmes n’étaient point sans prendre -plaisir, qu’il fut jugé préférable d’avancer la cérémonie -du Feu et de la célébrer à l’issue des -vêpres, en plein jour. Mais, du coup, la suppression -de l’ange s’imposait. Il n’avait plus de raison -d’être. Le jeu de son apparition devenait une -machinerie vulgaire, susceptible peut-être de -prêter à rire, du moment qu’il fonctionnait à -découvert et laissait voir ses ficelles — c’est le -mot propre — aux yeux les plus abusés. On le -relégua donc dans quelque grenier, en lui substituant -une simple boîte d’artifice. C’est cette boîte -que les bonnes gens appellent « le Dragon ».</p> - -<p>— Si vous cherchez une place, les meilleures -sont de ce côté, fait derrière mon dos une voix -connue.</p> - -<p>Parkik, avec sa « douce ». Ils sont montés tout -droit au Tantad ; à vrai dire, ils ne sont venus que -pour lui. Et leur cas est celui de la majorité des -pèlerins, il faut croire, puisque, au lieu de se -rendre à vêpres, la multitude s’est précipitée vers -la hauteur. Ce n’est pas l’esplanade seulement -qui est envahie : les talus d’alentour, les cultures -même qu’ils enclosent sombrent, sillon après -sillon, sous le flux sans cesse grossissant où, parmi -le noir compact des feutres d’hommes, la légèreté -des coiffes féminines frisotte avec des blancheurs -d’écume. Vainement les métayers des fermes voisines -s’efforcent de sauvegarder leurs champs.</p> - -<p>— Épargnez au moins le blé ! supplient-ils d’un -ton lamentable.</p> - -<p>— Bah ! saint Jean vous dédommagera ! leur -est-il riposté.</p> - -<p>Notez qu’en temps ordinaire ces féroces piétineurs -de moissons tiendraient pour sacrilège -celui d’entre eux qui se risquerait à fouler un -épi. « Sois pieux envers l’herbe du pain, respecte-la -comme ta mère », dit un proverbe breton. Mais -il s’agit bien de proverbes, le jour du Tantad !…</p> - -<p>— Puis, m’explique Parkik, soyez sûr qu’au -fond les paysans lésés ne sont pas aussi fâchés -qu’ils en ont l’air. Ils ne sont pas nés de ce matin. -Lorsqu’ils ont semé, à l’automne, ils savaient de -science certaine que la récolte n’irait point à -maturité. S’ils ont semé quand même, c’est qu’il -leur plaisait ainsi… Il y a des pertes qui sont des -gains… Orges, froments, seigles saccagés, tout -cela, monsieur, c’est <i lang="br" xml:lang="br">Lôd an Tân</i> (la part du -Feu) ! Et l’offrande qu’on fait au feu, le feu la -rembourse au centuple.</p> - -<p>— Alors, ces malheureux qui se plaignent -seraient plus malheureux encore si les fidèles du -Tantad ne leur donnaient pas sujet de se plaindre ?</p> - -<p>— Comme vous dites. La preuve, c’est qu’il n’y -a pas dans la paroisse de fermiers plus prospères.</p> - -<p>D’aucuns ne s’en remettent pourtant pas exclusivement -à la « bénédiction du Feu » du soin de -les rémunérer. Car, tandis que nous achevons de -nous hisser sur la lisière d’un champ d’avoine -formant terrasse, des paroles aigres s’échangent -près de nous entre une femme aux allures de -mégère et des pèlerins déjà installés.</p> - -<p>— Je vous dis que c’est un sou par place ! hurle-t-elle.</p> - -<p>— Comme à l’église, alors ? objecte quelqu’un, -d’un ton gouailleur.</p> - -<p>— Parfaitement, et si vous trouvez que c’est -trop cher, décampez !</p> - -<p>— Jamais de la vie !… La vue du Tantad est à -tout le monde.</p> - -<p>— Oui, mais mon champ est à moi, peut-être ?</p> - -<p>— Oh ! nous ne l’emporterons pas, soyez tranquille !</p> - -<p>Finalement chacun s’exécute, non sans accompagner -son obole d’une imprécation :</p> - -<p>— Puisse notre monnaie vous coller aux mains !</p> - -<p>— Que les flammes du Tantad vous consument -dans l’éternité !…</p> - -<p>Je regarde Parkik. Scandalisé, il hoche la tête -et soupire :</p> - -<p>— Ce sont les mœurs nouvelles… Les étrangers -de la saison des bains ont introduit dans la contrée -la maladie de l’argent… Et maintenant cette -avaricieuse profite de ce que son lopin de terre -est le mieux situé.</p> - -<p>Le fait est que nous y serons admirablement pour -tout voir. Quelques mètres à peine nous séparent -du Tantad, et, par delà les épaisses houles vivantes -qui déferlent à sa base comme autour d’un -gigantesque récif, nous embrassons le panorama -de Traoun-Mériadek, avec le cercle de Manche, -le riche diadème d’eau bleue qui l’enserre, depuis -les roches de Primel jusqu’aux plages solitaires -du Crec’h-Meur. A nos pieds s’amorce la route en -lacet où va, dans peu d’instants, se déployer la -pompe des cortèges officiels. De pente relativement -douce, elle descend vers la bourgade en suivant -toute la courbe de la vallée qu’elle traverse -dans sa plus grande largeur. Des rangées de -frênes, de sveltes et fines colonnades de peupliers -la bordent, en font une espèce d’avenue verte, -baignée d’un jour plus discret. Ajouterai-je, -quoiqu’on l’ait deviné déjà, qu’à chacun de ses -paliers s’égoutte d’une margelle moussue le pleur -tintant d’une fontaine ?</p> - -<p>Les innombrables paires d’yeux de la foule -tantôt consultent le soleil, tantôt s’abaissent vers -le clocher de Saint-Jean. Un vent d’impatience fait -onduler les têtes par longues vagues et gronder -le bourdonnement des voix en une puissante -rumeur de mer. La timide fiancée de Parkik elle-même -se laisse gagner à la fièvre générale, au -point de froisser entre ses doigts le bouquet de -« fleurs de feu » qu’une pauvresse vient de lui -vendre.</p> - -<p>Tout à coup, un cri, — un cri formidable, — jailli -de plus de deux mille poitrines :</p> - -<p>— La fusée !</p> - -<p>On se montre le ciel, au-dessus de l’église. J’ai -juste le temps d’y voir briller une infime lueur et -se dissiper une pincée de cendre. Mais dans les -nerfs de la multitude le tressaillement des grandes -liesses populaires a passé. Là-bas, toutes les cloches -à nouveau sont en branle. La combe entière -vibre comme une immense cuve sonore. Et les -oriflammes aussi font leur réapparition. Elles -tourbillonnent un moment à l’intérieur du cimetière, -puis s’engagent dans la voie sainte. Nous -les voyons glisser une à une, avec une lenteur -majestueuse, tels que de splendides fantômes, -sous les arbres. Les dernières sont encore au fond -de la vallée que les premières débouchent sur le -plateau. A mesure qu’une croix surgit, allumant -ses fulgurations d’argent ou d’or parmi les reflets -des velours et des soies, une acclamation retentit -et la salue du nom de la paroisse dont elle est -l’emblème. La procession se déroule au bruit des -chants. Par intervalles, des fusillades éclatent, -qui lui donnent un faux air de fantasia orientale. -Et, tout aussitôt, c’est une autre image qui se -présente, évoquant, cette fois, non plus le souvenir -seulement, mais l’illusion même des lustrations -antiques. Un chœur de jeunes filles s’avancent, -précédées d’un bélier blanc qu’un enfant, -vêtu d’une peau de bique, conduit. Elles tiennent -l’animal par des laines multicolores attachées à -son cou. Sa toison a été soigneusement lavée, -peignée ; des touffes de rubans flottent à ses -cornes. Quant à l’enfant qui l’escorte, il marche -avec un sérieux, une gravité de jeune victimaire. -L’honneur pour lui n’est pas mince d’avoir -été appelé à mener l’« Agneau bénit ». Tant -de ses camarades y aspiraient, qui, comme -lui, réunissaient les deux conditions requises : -n’avoir pas franchi l’âge d’innocence et être -inscrit au registre des baptêmes sous le prénom -de Jean !</p> - -<p>Les gendarmes ont ouvert une percée dans la -foule et fait évacuer les abords immédiats du -Tantad. Un vieux tambour, qu’on dirait échappé -d’une gravure de Raffet, bat de ses mains séniles -une caisse falote et surannée. Les gardes nationaux — en -Bretagne rien ne meurt — forment la -haie, appuyés à d’extravagantes espingoles à -pierre dont plus d’une a besogné dans les -guerres chouannes. Et alors commence le défilé -des diverses processions autour du bûcher. Pendant -que les bannières passent après les bannières -et que les miraculés d’hier et de demain se succèdent -en une kyrielle interminable, qui égrenant -des chapelets, qui brandissant des cierges, des -paysans, près de la fontaine, attachent des pièces -d’artifices à des poteaux dont je n’avais pas -encore compris l’utilité.</p> - -<p>— Ils n’ont pourtant pas l’intention de les tirer -tout de suite ? dis-je à Parkik.</p> - -<p>— Si fait, me répond-il. C’est le préambule -obligé du Tantad.</p> - -<p>Il faut avoir assisté à des épisodes de ce genre, -qui, partout ailleurs, seraient d’une bouffonnerie -irrésistible, pour savoir jusqu’où peut aller la -capacité d’idéalisme de cette race. Je reverrai -toujours le frémissement d’aise de ce peuple si -délicieusement enfantin, à chaque fusée qui partait -en sifflant. Elle zébrait à peine le ciel d’un -trait blanchâtre et, là-haut, au lieu de se résoudre -en étoiles, avortait. Mais les âmes n’en étaient, -pour cela, ni moins passionnées, ni moins ravies. -Là où mes yeux à moi n’apercevaient qu’un pâle -flocon de fumée grise, les leurs contemplaient -toute une magique floraison d’astres. Ils réfléchissaient -dans l’espace le mirage de leur propre -songe. Et quels transports d’écoliers ! Quelles joies -violentes et puériles, toutes les fois que la -baguette enflammée menaçait de fondre sur -quelqu’un, au risque de le blesser !…</p> - -<p>Comme je demande si l’on n’a jamais eu à -déplorer d’accident, un voisin prononce :</p> - -<p>— Depuis que je me connais, je n’en ai entendu -mentionner qu’un seul et, s’il se produisit, ce fut -par la permission de saint Jean.</p> - -<p>— Ah ?</p> - -<p>— Oui, un bourgeois de la ville, un mécréant, -était venu comme ça en partie de plaisir, pour -faire son monsieur et pour se gausser. « Sont-ils -brutes, ces gens-là, disait-il, de tirer un feu d’artifices -à cinq heures du soir, au mois de juin, en -plein soleil ! » Il n’avait pas fini, qu’une baguette -lui crevait l’œil. Sa moquerie s’acheva en un -beuglement affolé. La punition était rude. Mais -voilà ! le Feu est comme la Terre : il est trop vieux -pour souffrir qu’on lui manque de respect.</p> - -<p>Il s’est fait un calme relatif. Les prêtres ont -pris place sur les degrés du calvaire et les -oriflammes ont été momentanément mises à -l’abri dans une cour de ferme. Seule, la maîtresse-bannière -de Saint-Jean demeure debout en face -du Tantad. Sur un signe du « recteur », Landouar, -le petit athlète au torse noueux et tout en -râble, l’élève et l’abaisse par trois fois.</p> - -<p>— C’est le signal ! — m’avertit Parkik à mi-voix, -comme s’il parlait dans une église.</p> - -<p>La foule elle-même s’est tue. Tous les regards -sont dirigés vers la galerie de la tour où s’agitent -de minuscules formes humaines dans l’ardeur des -derniers préparatifs. Il s’écoule quatre ou cinq -minutes solennelles. Les visages se tendent, -avides, presque anxieux. Enfin, la corde tressaute. -Et, avec le fracas d’une décharge de mousqueterie, -le « Dragon » s’élance, en oscillant… Les -vœux que l’on fait durant qu’il franchit les airs -sont, paraît-il, sûrs d’être exaucés, à la condition, -toutefois, qu’il vole d’un trait jusqu’au but. Car -il arrive qu’il reste en détresse ou même qu’il -rebrousse chemin. Les gens préposés à sa manœuvre -racontent qu’il a son humeur et ses -caprices : précisément, le voici qui feint de se -ralentir. Déjà des bouches désappointées murmurent :</p> - -<p>— Pas de chance ! C’est raté !</p> - -<p>Mais non. Ce n’était qu’une fausse alerte. Les -souhaits conçus seront valables. Il a victorieusement -accompli son trajet aérien et planté sa morsure -dévorante au flanc du bûcher… Un crépitement -léger, quelques fumerolles, — et, d’un essor -brusque, la flamme bondit, monte, se propage.</p> - -<p>— <i lang="br" xml:lang="br">An Tân ! An Tân !</i><a id="FNanchor_59" href="#Footnote_59" class="fnanchor">[59]</a></p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_59" href="#FNanchor_59"><span class="label">[59]</span></a> Le Feu ! Le Feu !</p> -</div> -<p>Il monte, lui aussi, il se propage, à l’instar de -la flamme, le cri, le cri sacré des immémoriales -liturgies solaires, jailli du plus profond de l’âme -des ancêtres aux lèvres de leurs lointains descendants. -Ainsi les Celtes primitifs glorifiaient l’Esprit -de lumière et de vie, autour des feux de la -tribu, sur les pentes de l’Himalaya. Leur race, -depuis lors, a traversé, dans le temps, bien des -millénaires et, dans l’espace, d’incommensurables -lieues d’étendue. L’héritage reçu d’eux, elle -en a semé les bribes au cours des siècles et au -hasard des routes. Il n’importe. Sur cette cime et -à cette heure, il est impossible de ne se figurer -point que c’est l’écho de leur grande voix qui, -par delà les distances et les âges, vient se répercuter -encore dans les arcanes de la conscience -bretonne, aux confins des mers d’occident.</p> - -<p>— <i lang="br" xml:lang="br">An Tân ! An Tân !…</i></p> - -<p>Le spectacle est d’une indicible beauté barbare. -Souple et reptilienne, la flamme enlace maintenant -le bûcher de ses anneaux. Sous cette puissante -étreinte, il semble s’éveiller, secouer sa torpeur -de chose, s’élever à l’être. Une vie monstrueuse -anime sa masse jusqu’alors immobile. -L’âpre caresse du feu le creuse, le fouille, le -sculpte, en quelque sorte, et peu à peu dégage -du bloc informe une statue, un colosse, une -espèce de Moloch noir auréolé d’une nue ardente -et drapé d’une pourpre d’incendie.</p> - -<p>— <i lang="br" xml:lang="br">An Tân ! An Tân !…</i></p> - -<p>Le rayonnement du dieu est devenu si intense -qu’on n’en peut plus supporter ni la chaleur ni -l’éclat. Les prêtres ont fui. La multitude elle-même -se recule. Il n’y a que l’aveugle du Bois-de-la-Nuit -qui, le front découvert et le rosaire aux -doigts, s’obstine à braver la fournaise, à fixer sur -elle, désespérément, le regard immuable et tragique -de ses yeux éteints. Un bruit d’orgues -immenses, une tempête de sons s’enfle et se -déchaîne par rafales dans les entrailles rouge -sombre du Tantad. Tout à coup, un mugissement -plus fort suivi d’un soupir très long, très atténué. -C’est la flambée suprême, avant le brusque déclin.</p> - -<p>— <i lang="br" xml:lang="br">An Tân ! An Tân !…</i></p> - -<p>L’invocation, cette fois, a la douceur mélancolique -d’un adieu. Lentement, avec le frisselis -d’une soie qui s’affaisse, les braises se sont effondrées, -tandis qu’au-dessus il se faisait comme -une assomption de flammes dans le ciel… La fille -du sabotier, se rapprochant de son père toujours -debout à la même place, l’a saisi par le bord de -sa veste et lui a dit d’une voix dolente :</p> - -<p>— C’est fini !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>X</h3> - - -<p>Je suis descendu de la colline sainte, comme -les clartés du soleil, masquées à demi par les -hautes terres occidentales, commençaient elles-mêmes -de s’en retirer. Pour changer d’itinéraire, -j’ai pris la route processionnelle où le feuillage -délicat des frênes et des peupliers découpait de -fines guipures d’ombre mauve. Assises sur les -margelles des fontaines, des vieilles, une écuelle -à la main, une sébile dans leur giron, vantaient -la vertu de chaque source aux pèlerins du Tantad.</p> - -<p>— Vous qui avez été au feu, disaient-elles, -venez à l’eau, passants !</p> - -<p>Et, tout le long de la rampe sinueuse, j’ai -voyagé de la sorte, parmi des murmures de litanies, -semblables à des fredons d’abeilles autour -d’un rucher. Un grand calme tombait du ciel -rafraîchi, et la lumière déclinante avait un air de -félicité lasse, avec quelque chose d’orageux encore, -néanmoins, et de trop éclatant. Chez les gens -aussi, les traits détendus conservaient un reste -d’exaltation. Ils cheminaient, avares de gestes et -de paroles, mais l’ivresse se lisait au brillant des -prunelles.</p> - -<p>Tous, ils emportaient des « souvenirs » du Feu.</p> - -<p>Les uns y avaient fait roussir leurs gaules de -pardonneurs, coupées à l’arrivée en terre de Saint-Jean. -Les autres, plus prompts ou plus adroits au -pillage des tisons, avaient remplacé le bâton de -pèlerinage par une tige d’ajonc carbonisé. Les -jeunes filles tenaient des bouquets dont la flamme -avait consumé les fleurs. Des groupes se séparaient, -pour s’en aller chacun dans la direction -de son village, et se renvoyaient, en guise d’« au -revoir », le souhait sacramentel :</p> - -<p>— <i lang="br" xml:lang="br">Yéc’hed ha joa a-beurz sant Yann vinniget !</i> -(Joie et santé de la part de saint Jean béni).</p> - -<p>Dans le cimetière, la horde sauvage de mendiants -et d’estropiés qui y monte la garde jour et -nuit apprêtait son coucher dans l’entre-deux des -tombes, sur les bancs de pierre du porche et -jusque sous la voûte de l’ossuaire en forme d’oratoire -où jadis brûlait la lanterne des morts. Je -n’ai fait que traverser l’église. Devant un pilier -ceint d’un triple rang de cierges, un prêtre donnait -à baiser aux fidèles les reliques de saint -Mériadek et de saint Maudez. Un autre, en permanence -à la balustrade du chœur, touchait les -yeux malades du bout de l’étui de vermeil contenant -le doigt du Précurseur. Enfin, près d’une -sorte de lavabo en zinc aménagé dans un enfeu, -des femmes se mouillaient les paupières et les -lèvres avec leurs mouchoirs, qu’elles trempaient et -retrempaient dans l’eau miraculeuse, — <i lang="br" xml:lang="br">Dour ar -Bis</i><a id="FNanchor_60" href="#Footnote_60" class="fnanchor">[60]</a>, ainsi qu’on en est prévenu par l’inscription -bretonne placée au-dessus des robinets… J’ai -laissé tout ce monde à ses pratiques et, sans autre -compagnie que la claire chanson du ruisseau de -Traoun-Mériadek, plus argentine encore dans le -recueillement du soir, j’ai gagné la grève.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_60" href="#FNanchor_60"><span class="label">[60]</span></a> L’eau du Doigt.</p> -</div> -<p>Des sentiers, fleuris de troènes, d’aubépines, de -sureaux, y conduisent en côtoyant des fermes -anciennes, des manoirs déchus, bâtis « du temps -que vivait la Reine Anne et que Saint-Jean n’était -peuplé que de gentilshommes ». Mais à l’extrême -pointe, c’est le désert complet, l’infinie solitude. -J’y suis arrivé à l’heure de la mer étale. Les promontoires -se dressaient, en une série étagée de -hautes proues immobiles, sur les profondeurs -splendides du couchant. Et derrière leurs carènes -d’ombre, là-bas, dans les lointains vers lesquels -ils semblaient n’attendre qu’un signe pour voguer, -un autre <i lang="br" xml:lang="br">Tantad</i> achevait de s’éteindre, le féerique, -le merveilleux Tantad où, chaque soir, se prodiguent -en spectacle au monde les incomparables -magies du soleil.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch4">LA TROMÉNIE DE SAINT RONAN<br /> -LE PARDON DE LA MONTAGNE</h2> - -<p class="dedic">A José-Maria de Heredia.</p> - - - - -<h3>I</h3> - - -<p>Qui n’a présente à la mémoire la jolie page, -d’une si railleuse bonhomie, que l’auteur des -<i>Souvenirs d’enfance et de jeunesse</i> a consacrée à -l’humoristique saint Ronan, ancêtre patronymique -du clan des Renan dans la Bretagne -armoricaine ?</p> - -<p>« Entre tous les saints de Bretagne, il n’y en -a pas de plus original. On m’a raconté deux ou -trois fois sa vie, et toujours avec des circonstances -plus extraordinaires les unes que les autres. Il -habitait la Cornouailles, près de la petite ville qui -porte son nom (Saint-Renan). C’était un esprit -de la terre plus qu’un saint. Sa puissance sur les -éléments était effrayante. Son caractère était violent -et un peu bizarre ; on ne savait jamais -d’avance ce qu’il ferait, ce qu’il voudrait. On le -respectait ; mais cette obstination à marcher seul -dans sa voie inspirait une certaine crainte ; si -bien que, le jour où on le trouva mort sur le sol -de sa cabane, la terreur fut grande alentour. Le -premier qui, en passant, regarda par la fenêtre -ouverte et le vit étendu par terre, s’enfuit à toutes -jambes. Pendant sa vie, il avait été si volontaire, -si particulier, que nul ne se flattait de pouvoir -deviner ce qu’il désirait que l’on fît de son corps. -Si l’on ne tombait pas juste, on craignait une -peste, quelque engloutissement de ville, un pays -tout entier changé en marais, tel ou tel de ces -fléaux dont il disposait de son vivant. Le mener à -l’église de tout le monde eût été chose peu sûre. -Il semblait parfois l’avoir en aversion. Il eût été -capable de se révolter, défaire un scandale. Tous -les chefs étaient assemblés dans la cellule autour -du grand corps noir, gisant à terre, quand l’un -d’eux ouvrit un sage avis : « De son vivant nous -n’avons jamais pu le comprendre ; il était plus -facile de dessiner la voie de l’hirondelle au ciel -que de suivre la trace de ses pensées ; mort, -qu’il fasse encore à sa tête. Abattons quelques -arbres ; faisons un chariot, où nous attellerons -quatre bœufs. Il saura bien les conduire à l’endroit -où il veut qu’on l’enterre. » Tous approuvèrent. -On ajusta les poutres, on fit les roues avec des -tambours pleins, sciés dans l’épaisseur des gros -chênes, et on posa le saint dessus.</p> - -<p>» Les bœufs, conduits par la main invisible de -Renan, marchèrent droit devant eux au plus épais -de la forêt. Les arbres s’inclinaient ou se brisaient -sous leurs pas avec des craquements effroyables. -Arrivé enfin au centre de la forêt, à l’endroit où -étaient les plus grands chênes, le chariot s’arrêta. -On comprit ; on enterra le saint et on bâtit son -église en ce lieu. »</p> - -<p>La légende populaire, plus fruste sans doute, -ne laisse pas d’avoir aussi son charme. J’en ai -recueilli les principaux épisodes dans le pays -même où le saint passa la plus grande partie de -sa vie. On y trouvera précisées quelques-unes des -circonstances extraordinaires auxquelles M. Renan -s’est contenté de faire allusion.</p> - -<p>Ronan eut pour patrie d’origine l’Hibernie<a id="FNanchor_61" href="#Footnote_61" class="fnanchor">[61]</a>, -berceau traditionnel de la plupart des thaumaturges -celtiques. Je demandais un jour à une -vieille femme de Bégard :</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_61" href="#FNanchor_61"><span class="label">[61]</span></a> L’Irlande.</p> -</div> -<p>— Où donc la situez-vous, cette Hibernie -dont le nom revient si fréquemment sur vos lèvres ?</p> - -<p>— J’ai ouï dire — me répondit-elle — que -c’était un lambeau détaché du paradis. Dieu en fit -une terre abrupte et solitaire qu’il ancra, avec -des câbles de diamant, dans des régions de la -mer inconnues des navigateurs. Dès qu’elle eut -touché les eaux, celles-ci perdirent toute amertume, -et, dans un rayon de sept lieues à la ronde, -devinrent douces à boire comme du lait. L’île -était dérobée à tous les yeux par un brouillard -impénétrable qui flottait en cercle autour d’elle, -mais une lumière paisible, toujours égale, en -éclairait l’intérieur. Là voletaient, sous la forme -de grands oiseaux blancs, les âmes prédestinées -des saints ; de là elles partaient, au premier -signal, pour aller évangéliser le monde. Je me -suis laissé dire qu’elles étaient primitivement au -nombre de onze cent mille. Quand l’heure du -départ eut sonné pour la onze cent millième, les -câbles de diamant se rompirent et l’île remonta -au ciel avec la légèreté d’un nuage.</p> - -<p>En ces temps-là, on pêchait la morue au large -des côtes bretonnes, et il n’était pas rare que l’on -séjournât des semaines entières sur les lieux de -pêche. Une nuit que les hommes dormaient, -étendus au fond des barques, il se fit dans la mer -un grand remous. Le matelot de quart éveilla -ses compagnons. « Voyez donc ! » dit-il. Ils virent -une chose étrange. Un rocher s’avançait, fendant -les eaux et traînant derrière lui un long sillage -harmonieux, comme si les vagues, à son contact, -eussent vibré. Il était fleuri de goémons d’une -espèce inconnue qui dégageaient un parfum si -délicieux et si fort que toute l’atmosphère, que la -mer même en étaient embaumées. Sur le sommet -du roc, une figure agenouillée priait, le front -auréolé d’un nimbe dont s’illuminait au loin la -nuit. C’était saint Ronan qui abordait aux rivages -d’Armorique.</p> - -<p>Il prit terre dans un des havres du Léon. Il ne -pouvait pas tomber plus mal. Le littoral de ce -canton était alors habité par une population de -forbans, naufrageurs et pilleurs d’épaves. Ils adoraient -des divinités farouches, qu’ils identifiaient -avec les chênes des bois et les écueils de l’Océan. -Ils ne dépouillèrent pas le saint, dont tout l’avoir -consistait en une robe de bure trop sordide pour -exciter leur convoitise, mais ils ne manquèrent -aucune occasion de lui témoigner combien sa -présence parmi eux leur était désagréable ; et, -quand il voulut leur parler de la loi nouvelle, de -la loi que Christ avait scellée de son sang, ils lui -tournèrent le dos avec mépris, en le traitant de -rêveur, ce qui dans leur bouche était la pire des -injures. Ronan dut renoncer à convertir ces barbares : -désespérant d’adoucir leurs mœurs, il -résolut du moins d’en atténuer par tous les -moyens possibles les effets. Les saints hibernois -ne voyageaient jamais sans être munis d’une cloche -portative dont le son, entre autres vertus, avait -la propriété de se faire entendre distinctement -jusqu’aux plus extrêmes confins du monde. Ronan -se servit de la sienne pour avertir en temps de -brume les navires égarés et leur signifier qu’ils -eussent à s’éloigner de la côte. Ainsi les naufrages -devinrent fort rares, en dépit des feux que les -indigènes ne se faisaient pas faute d’allumer sur -les hauteurs. Ces derniers en conçurent une violente -indignation. Les femmes surtout étaient -très montées.</p> - -<p>— Jusqu’à présent, disaient-elles, la mer avait -été pour nous une nourrice aux mamelles inépuisables ; -les cadavres aux beaux bijoux abondaient -sur nos grèves ; l’orage était notre pourvoyeur : -chaque aube apportait avec elle sa -moisson. Rappelez-vous, ô hommes, les tonneaux -de vin doré où vos lèvres ont bu tant de fois une -ivresse mystérieuse qui décuplait vos forces et de -surprenants délires qui nous rendaient plus belles -et plus désirables à vos yeux. Que ces choses sont -déjà anciennes ? Du jour où l’anachorète étranger -a paru au milieu de nous, la fortune a changé. Ce -doit être quelque enchanteur pervers : il nous a -jeté un sort, il a juré de nous faire périr de -misère. Qu’attendez-vous pour nous débarrasser -de lui ?</p> - -<p>Ces paroles arrivèrent aux oreilles du saint. -Pour n’avoir pas à châtier les gens qui les avaient -proférées, il décida de s’enfoncer plus avant dans -les terres et, ayant retroussé les pans de sa robe -d’ermite, il se mit en route vers d’autres climats. -Le rocher sur lequel il avait traversé les flots et -qu’il appelait sa « jument de pierre » le suivit -dans ce nouvel exode. Ils franchirent des rivières -encore innomées, s’engagèrent dans de ténébreuses -forêts dont les arbres se souvenaient -d’avoir été des Dieux. Parfois, des fourrés inextricables -entravaient leur marche. Ronan faisait -alors tinter sa clochette et les ronces, pâmées, se -désenlaçaient d’elles-mêmes. Ils parvinrent, au -sortir des bois, dans une région haute et découverte, -semée seulement de bruyères et d’herbes -odoriférantes, que dominait une montagne nue, -arrondie, pareille à la coupole d’un temple. -Ronan planta en terre son bâton de pèlerin, et le -bâton aussitôt se transforma en une croix de -granit, pour lui marquer que ce lieu était celui -où il se devait arrêter. La « jument de pierre » -se coucha sur le sol ; le saint se mit en prière. -C’était l’heure du soir, si particulièrement douce -en Bretagne. Au pied du <i lang="br" xml:lang="br">ménez</i>, vers l’occident, -des campagnes heureuses étaient comme blotties. -Des toits invisibles, voilés de feuillage, exhalaient -dans l’air de calmes famées. Plus loin, la mer -s’éteignait ; dans ses eaux, grises comme des -cendres, les dernières lueurs du soleil disparu -achevaient de mourir.</p> - -<p>— Que la paix demeure à jamais en cette solitude ! -murmura le saint.</p> - -<p>Son vœu a été exaucé. Nulle part au monde -peut-être le silence n’est plus grand, plus profond, -plus apaisant que sur cette humble cime -bretonne. Elle a conservé son aspect primitif, son -air inviolé d’autrefois. On y peut voir des troncs -de genêts plusieurs fois séculaires. Les bestiaux -y viennent brouter l’herbe de printemps, mais -l’homme n’a pas encore osé désaffecter cette terre : -elle est restée ce qu’elle était il y a douze cents -ans, une colline vierge, une sorte d’oasis du rêve.</p> - -<p>Ronan y passa des jours exquis, en tête à tête -avec les vents qui, soufflant parfois du côté de -l’Hibernie, lui apportaient jusqu’en ce désert -d’Armorique le parfum de son île lointaine. Il -s’était construit là un <i>pénity</i>, une maison de -pénitence, grossièrement faite de quelques branches -liées entre elles à l’aide d’un peu de mortier. -Il n’y demeurait d’ailleurs que la nuit, pour -réciter ses vigiles et pour dormir. Le reste du -temps il vivait dehors. Dès l’aube il était sur -pied, pèlerinant par les sentiers de la montagne. -Il avait adopté un circuit qu’il accomplissait ponctuellement -deux fois par jour, sans dévier d’une -semelle, le matin, dans le sens du soleil et, le -soir, à rencontre de l’astre. La pluie même ne -l’arrêtait point : elle l’arrosait sans le mouiller. -Le tour qu’il décrivait sur les flancs du <i lang="br" xml:lang="br">ménez</i> -comportait plusieurs lieues. Il cheminait des -heures entières, conversant avec les choses dont -le muet langage lui était familier. Les bêtes aussi -lui étaient chères. Elles le lui rendaient. Du plus -loin qu’elles le voyaient venir, elles accouraient -à lui. Pour leur inspirer plus de confiance, il -s’amusait souvent, dit-on, à revêtir leur forme. -Il apprivoisait les plus féroces et les moralisait. -Un loup qui l’avait en grande vénération s’imagina -lui être agréable en déposant, un jour, à ses -pieds un pauvre agnelet tout pantelant. Le saint -commença par ressusciter l’innocente victime et -tint ensuite au ravisseur un discours si touchant -qu’il le convertit pour jamais. C’est depuis lors -qu’on a coutume de dire : « Doux comme le loup -de saint Ronan ».</p> - -<p>S’il recherchait le commerce des animaux et -s’il se plaisait même en la compagnie des plantes, -en revanche il fuyait les hommes. Il avait gardé -de sa première rencontre avec eux, sur les rivages -inhospitaliers du Léon, un souvenir amer mêlé -peut-être de quelque mépris. S’il lui arrivait d’en -croiser un sur son chemin, il le regardait avec -des yeux si terribles que le malheureux, saisi -d’épouvante, en demeurait hébété pendant des -semaines. C’était un avertissement, que le saint -leur donnait, qu’ils eussent à laisser libre la voie -où il était désormais résolu de marcher seul. Il -y gagna de n’être plus diverti dans ses promenades, -mais sa réputation en souffrit. Une légende -redoutable se créa autour de sa personne. On le -soupçonna d’être sorcier et nécromancien ; des -pâtres affirmèrent l’avoir vu, déguisé en bête, -courir le garou ; on l’accusa de semer mille maux -par le pays. On le rendit responsable de tous les -méfaits des éléments, auxquels il était censé commander. -Un ouragan de grêle dévastait-il les -moissons dans la plaine, une tourmente subite, -bouleversant la mer, faisait-elle voler en éclats -les barques des pêcheurs, c’étaient là autant -d’effets de la pernicieuse magie de Ronan.</p> - -<p>Il faut avouer que, non content d’inquiéter -l’opinion, il semblait parfois avoir pris à tâche -de l’exaspérer. Un jour qu’il se promenait sous -les ombrages touffus de la forêt de Névet, proche -de son ermitage, il aperçut un bûcheron en train -d’abattre un chêne. Chaque coup de hache arrachait -à l’arbre une plainte sourde qui retentissait -douloureusement dans le cœur du solitaire.</p> - -<p>— Qu’as-tu donc à maltraiter ainsi ce vieillard -des bois ? demanda-t-il, courroucé.</p> - -<p>— J’ai, répondit l’homme, que j’en veux faire -des planches pour mon grenier.</p> - -<p>— A moins que ce ne soit pour ton cercueil ! -répartit le saint.</p> - -<p>Au même instant le chêne tombait, écrasant le -bûcheron dans sa chute. Que Ronan fût le vrai -coupable, cela ne fit de doute pour personne : on -ne songea plus, dans toute la contrée, qu’aux -moyens de se débarrasser de lui. Des conciliabules -secrets furent tenus dans les clairières, à la -pâle lumière de la lune, déesse des entreprises -nocturnes, que ces païens adoraient. Déjà l’on ne -parlait de rien moins que d’aller surprendre l’anachorète -dans sa hutte de branchages et de le -frapper traîtreusement en plein sommeil, quand -le chef du manoir de Kernévez, homme sage et -tolérant, intervint dans la discussion en faisant -observer combien une pareille conduite serait non -seulement criminelle, mais périlleuse.</p> - -<p>— De deux choses l’une, conclut-il : ou bien -Ronan n’a pas la puissance néfaste que vous lui -attribuez ; et alors pourquoi violer, en le massacrant, -les lois divines et humaines ? — ou bien -il la possède en réalité, et, dans ce cas, que -peuvent contre lui vos misérables embûches ? S’il -est l’enchanteur que vous dites, il n’a rien à -craindre de vos rancunes, tandis que vous, si -vous l’irritez, vous avez tout à craindre de sa -colère.</p> - -<p>Cette argumentation refroidit le zèle des plus -ardents.</p> - -<p>— A votre place, continua le maître de Kernévez, -je déléguerais vers lui quelqu’un pour lui -soumettre nos doléances. Entre nous soit dit, je -ne le crois pas aussi méchant que vos imaginations -vous le représentent. Il m’est arrivé quelquefois -de le suivre à distance, dans ses tournées -du matin. Savez-vous à quoi je l’ai toujours vu -occupé ? A délivrer les mouches de ces trames -légères que les araignées de nuit tissent dans les -ajoncs !… Un esprit démoniaque n’a point de -ces sollicitudes.</p> - -<p>Une voix dans l’assistance cria :</p> - -<p>— Sois donc notre envoyé et plaide auprès de -lui notre cause !</p> - -<p>— J’allais vous le proposer, répondit le chef -de maison, le <i lang="br" xml:lang="br">penn-tiern</i>, avec la simplicité et le -calme qui lui étaient habituels.</p> - -<p>Sans plus tarder, il se mit en route pour la -montagne. La lune s’était couchée ; mais, au -sommet du <i lang="br" xml:lang="br">ménez</i>, la cellule de l’ermite brillait -comme un sanctuaire mystérieux. Ronan dormait, -allongé sur la terre nue, les mains en croix, la -tête éclairée d’une lumière étrange. Ses pieds -dépassaient le seuil de la hutte, que ne fermait -aucune porte. Le maître de Kernévez s’assit dans -l’herbe pour attendre le réveil du saint. Il se -sentait le cœur vaguement troublé et, dans sa -cervelle de barbare, des idées singulières se -remuaient qui lui étaient un objet d’étonnement -et d’effroi.</p> - -<p>Cependant l’aube commençait à poindre. Dès -que le premier rayon eut caressé l’échiné de la -jument de pierre, celle-ci poussa un hennissement -très doux, et tout aussitôt l’anachorète -ouvrit les yeux. Il ne témoigna nulle surprise de -voir le <span lang="br" xml:lang="br">penn-tiern</span> à quelque pas de l’ermitage -dans l’attitude d’un suppliant, mais, étant allé à -lui, il lui commanda de se lever et de le suivre. -Ils se mirent à cheminer ensemble à travers la -haute solitude. Leur vue s’étendait au loin sur -les campagnes et sur la mer que le soleil naissant -baignait d’une vapeur de pourpre et où des harmonies -ineffables flottaient suspendues. Le maître -de Kernévez avait toujours vécu dans ce site : il -le connaissait en ses moindres détails, mais, pour -la première fois, le sens intérieur lui en était -révélé. Il lui sembla qu’il le contemplait avec des -yeux nouveaux et plus parfaits. Et il versa des -larmes d’attendrissement, sans savoir pourquoi, -comme un enfant ou comme un homme ivre. -Ronan lui dit :</p> - -<p>— Pleure, pleure. C’est Dieu qui entre en toi.</p> - -<p>Autour d’eux, les fougères embaumaient ; des -haleines tièdes et suaves se jouaient dans les -transparences de l’air. Jamais aurore n’eut plus -de grâce et ne para le monde d’une plus exquise -séduction. Quand Ronan jugea l’âme de son -compagnon suffisamment ameublie, détrempée, -et prête à recevoir la bonne semence, il commença -de lui conter la merveilleuse histoire de -Jésus qui consacra le désert comme un lieu de -prière, de Jésus qui prêcha du haut des monts, -avec la mer à ses pieds, et enseigna aux fils des -hommes l’amour universel. L’anachorète qu’on -avait dépeint d’humeur si farouche parlait avec -tant d’onction et de charme, les récits qu’il faisait -de l’ère galiléenne étaient par eux-mêmes si captivants -que le chef laboureur en oublia tout le -reste. Le saint dut le congédier, en lui montrant -l’aile grise du soir qui déjà s’éployait dans le ciel.</p> - -<p>— Que t’a dit le personnage de là-haut ? interrogèrent -les gens de la plaine, pâtres et pêcheurs, -quand le maître de Kernévez fut redescendu -parmi eux.</p> - -<p>Il leur répéta mot pour mot les discours de -Ronan qu’il portait gravés dans sa mémoire, -s’efforça d’en reproduire jusqu’à l’accent. Il fut -éloquent avec simplicité. Plus d’un dans l’auditoire -se laissa toucher. Mais les autres, le grand -nombre, après l’avoir écouté non sans stupeur, ne -tardèrent pas à murmurer contre lui et à échanger -à son sujet des propos amers. Ils ne pouvaient -s’expliquer qu’un homme aussi avisé que le -<span lang="br" xml:lang="br">penn-tiern</span> se fût fait tout à coup l’apôtre de nouveautés -impies, subversives des anciens cultes. -Ils ne doutèrent point que l’ermite ne l’eût ensorcelé. -Leur haine contre Ronan s’en accrut ; et, -quant au maître de Kernévez dont ils avaient si -longtemps vénéré la sagesse, ils n’eurent dorénavant -pour lui que la superstitieuse pitié dont on -entoure en Bretagne les <i>innocents</i> et les fous.</p> - -<p>Il ne s’en émut ni ne s’en plaignit. Il vit s’écarter -de lui ses amis les plus chers, sans en éprouver -de ressentiment. N’étaient-ce pas, au dire de -Ronan, les conditions ordinaires de tout début -dans l’apprentissage de la sainteté ? Il ne se passait -point de jour qu’il ne se rendît auprès du -solitaire, dans un lieu dont ils étaient convenus, -sur la lisière du domaine de Kernévez, à mi-pente -de la montagne. Une haie de prunelliers sauvages -les mettait à l’abri des regards indiscrets ; des -pins parasols ombrageaient leur tête, et la mer, -par une éclaircie, s’étalant devant eux à perte de -vue, ouvrait à leurs pensées, à leurs méditations -en commun, le champ de son immensité. Là, le -fruste disciple de Ronan s’initia aux séductions -de la vie contemplative. Il y prit un tel goût qu’il -en vint bientôt à considérer tout autre soin -comme indigne qu’on s’y appliquât. A savourer -les secrètes voluptés de la conscience, ce paysan -dépouilla jusqu’à la passion de la terre. Lui qu’on -citait naguère comme le modèle des laboureurs, -il se désintéressa de ses cultures, cessa de surveiller -son personnel, laissa les domestiques agir -en maîtres. On en jasa dans la contrée. Finalement, -sa femme fut avertie.</p> - -<p>Vivant dehors par métier, tandis qu’elle était -retenue à l’intérieur du logis par ses devoirs de -ménagère, il avait pu lui dérober quelque temps -ses pieuses escapades et fréquenter le saint sans -éveiller ses soupçons. Mais il prévoyait bien qu’un -jour ou l’autre tout lui serait dévoilé. Des commères -complaisantes s’en chargèrent. Comme il -revenait un soir à la ferme, au sortir d’une entrevue -avec Ronan, il trouva sur le chemin sa femme -qui l’attendait, blême de colère.</p> - -<p>— Ainsi, cria-t-elle, voilà comment vous vous -comportez ! J’en apprends de belles sur votre -compte ! On vous croit au travail avec les serviteurs, -et vous fainéantez là-haut en compagnie d’un -être louche qui est l’opprobre et la terreur du pays. -Avez-vous donc juré de mettre vos enfants sur la -paille et, moi, de me faire mourir de désespoir ?…</p> - -<p>La légende, qui pratique la sélection à sa façon, -n’a pas retenu le nom du maître de Kernévez ; -mais elle nous a transmis celui de sa femme. Elle -s’appelait Kébèn. M. de la Villemarqué a voulu -voir en elle une sorte de druidesse farouche, reine -de la forêt sacrée<a id="FNanchor_62" href="#Footnote_62" class="fnanchor">[62]</a>. Le peuple s’en fait une image -moins noble, mais plus voisine peut-être de la -réalité. C’était tout bonnement une fermière économe, -un peu serrée, dure à elle-même et dure -aux autres, uniquement préoccupée d’arrondir -son pécule et de léguer à ses enfants un bien -solide, exempt d’hypothèques. D’un caractère -très entier, elle menait sa maison au doigt et à -l’œil. Au reste, femme entendue et capable, ne -commandant jamais rien que de sensé. Son mari -s’était toujours effacé devant elle. On conçoit sa -fureur, quand elle s’aperçut qu’il lui échappait. -Elle le somma de rompre avec le thaumaturge ; -pour la première fois de sa vie, il lui tint tête, -opposant à toutes ses objurgations, à toutes ses -invectives, une douceur tranquille et obstinée.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_62" href="#FNanchor_62"><span class="label">[62]</span></a> Cf. <i lang="br" xml:lang="br">Barzaz-Breiz</i>, Légende de saint Ronan, notes.</p> -</div> -<p>A partir de ce moment, le manoir de Kernévez, -jusque-là si ordonné, si paisible, devint un enfer.</p> - -<p>Du matin au soir, Kébèn tournait dans la vaste -cuisine comme une louve en cage, grinçant des -dents et hurlant. Les enfants se fourraient dans -les coins, derrière les meubles, et pleuraient en -silence, n’osant plus approcher leur mère. Valets -et servantes quittèrent la maison l’un après -l’autre : le domaine tomba en friche, les troupeaux -dont nul ne prenait soin vaguèrent dans -les champs, à l’abandon. L’homme continuait de -se rendre à la montagne, auprès du saint, indifférent -au spectre de la ruine qui de toutes parts -commençait à se dresser autour de lui. Il n’avait -plus de souci des choses terrestres. Il habitait -dans son rêve comme dans une tour très haute -d’où il ne voyait que du ciel.</p> - -<p>Un vertige d’une autre sorte égarait l’esprit de -Kébèn. Son idée fixe était de se venger de Ronan, -qu’elle appelait le débaucheur d’hommes. Elle -s’aboucha avec les ennemis du thaumaturge. On -sait qu’ils étaient nombreux. Des réunions clandestines -se tinrent à Kernévez, pendant les absences -du mari. On y buvait de l’hydromel dans des -cornes d’auroch. Au bout de quelques jours de ce -régime, Kébèn, devant une assemblée de fanatiques -exaltés jusqu’au délire, déclara qu’il fallait -cette nuit même, à la faveur des ténèbres, marcher -à la hutte de l’ermite, y mettre le feu et l’y -brûler vif.</p> - -<p>— Allons ! s’écrièrent-ils d’une seule voix.</p> - -<p>Mais leur enthousiasme dura peu. A la fraîcheur -nocturne leur ivresse s’était dissipée, faisant -place, chez les plus hardis, à de mystérieuses -appréhensions. Ils crurent ouïr dans le vent des -paroles de menace. Les bruyères où leurs pieds -s’empêtraient leur semblèrent un filet magique -tendu sous leurs pas. Une étrange apparition -acheva de les terrifier. La forme démesurée d’une -bête venait de surgir debout sur le sommet de la -montagne, et, par trois fois, un hennissement -épouvantable déchira la nuit. Toute la bande se -dispersa comme un vol de moineaux. Seule, -Kébèn demeura : sa haine la cuirassait contre la -peur. A l’appel de la jument de pierre, Ronan -était sorti de son oratoire. Il s’avança vers la -mégère et lui dit :</p> - -<p>— Garde-toi de franchir l’enceinte marquée -par des houx. C’est ici un lieu interdit aux femmes.</p> - -<p>Kébèn, ramassée sur elle-même, s’apprêtait à -lui sauter au visage ; mais, quand elle voulut -s’élancer, une force surnaturelle la cloua sur place -et ses jambes se raidirent sous elle, comme pétrifiées. -Alors, dans l’impuissance de sa rage, elle -vomit un flot d’injures, traitant le saint des noms -les plus odieux.</p> - -<p>— Ah ! oui, — hurlait-elle, — tu interdis aux -femmes l’accès de ton repaire, mais tu y attires -les hommes, sorcier de malheur !… Réponds, -qu’as-tu fait du maître de Kernévez ? Quel philtre -de démence lui as-tu versé ?… Nous ne te cherchions -point : pourquoi nous es-tu venu trouver ?… -Regarde ce manoir, là-bas, sous les hêtres. On y -travaillait dans la joie et dans la concorde. Une -fumée heureuse s’élevait du toit comme une perpétuelle -action de grâces aux dieux d’en haut. Eh -bien ! tes artifices en ont chassé la prospérité pour -y installer la ruine. Où régnait la paix des âmes, -tu as déchaîné la guerre conjugale. Par le soleil et -par la lune, sois maudit !</p> - -<p>Le saint, les yeux au firmament, priait. Son -oraison finie, il prononça :</p> - -<p>— Femme, je te rends l’usage de tes membres ; -retourne vers tes enfants à qui tu n’as pas -donné à manger ce soir et dont le gémissement -m’a empêché d’entendre tes paroles.</p> - -<p>Une plainte, en effet, une plainte discrète et -continue sanglotait dans le vent de la mer.</p> - -<p>— Nous nous rencontrerons encore ! grommela -Kébèn d’un ton de défi.</p> - -<p>— Dieu fasse que ce soit au ciel ! répondit Ronan.</p> - -<p>La femme de Kernévez rentra au logis, l’âme -ulcérée. Pendant plusieurs jours elle resta -accroupie sur la pierre de l’âtre, sans qu’on pût -lui arracher un mot ni la décider à s’étendre dans -un lit. Elle méditait, dans l’immobilité et le silence, -quelque horrible dessein. Une nuit enfin, après -s’être assurée qu’autour d’elle chacun dormait, -elle se leva et pénétra dans la pièce où les enfants -étaient couchés. Là reposait, parmi ses frères, -Soëzic, la fille aînée, à peine âgée de huit ans : -petite blondinette, jolie et délicate comme un -ange, la préférée de son père à cause de sa gentillesse -et de sa douceur. Kébèn la prit dans ses -bras avec précaution, pour ne la point réveiller, -et s’achemina sans bruit vers la grange. Il y avait -dans un coin de cette grange, dissimulé derrière -un tas de fagots, un vieux bahut hors de service, -fait d’un énorme tronc de chêne creusé au feu, -avec des parois aussi épaisses que celles des sarcophages -en granit où l’on avait coutume d’ensevelir -les chefs de clan. La mère dénaturée déposa l’enfant -au fond du coffre, rabattit le lourd couvercle, -ferma la serrure à double tour, puis, ayant repris sa -place sur le foyer, se mit tout à coup à pousser -des cris atroces, des cris de bête qu’on égorge.</p> - -<p>Le maître de Kernévez sauta à bas du lit, -épouvanté :</p> - -<p>— Qu’y a-t-il, femme ? Au nom de Dieu, -qu’y a-t-il ?</p> - -<p>Elle lui montrait la porte de la chambre des -enfants. Il alla voir, constata que la fillette avait -disparu. Déjà des voisins étaient accourus au -bruit : la cuisine fut bientôt pleine de curieux. -Alors seulement Kébèn parla.</p> - -<p>Depuis sa querelle avec le thaumaturge, elle -s’attendait, déclara-t-elle, à quelque événement de -ce genre. Il l’en avait menacée, et c’est pourquoi -tous ces temps-ci elle avait tenu à rester sur ses -gardes. Or, voilà que cette nuit, comme elle s’assoupissait -de fatigue, elle avait été réveillée en -sursaut par une voix qui geignait faiblement : -« <i lang="br" xml:lang="br">Mamm ! Mamm !</i> » Elle avait essayé de se lever, -mais en vain. Un sortilège la paralysait. Au même -moment, la forme monstrueuse d’un homme-loup -passait devant elle, emportant en travers dans sa -gueule le corps ensanglanté de Soëzic.</p> - -<p>Évidemment, cet homme-loup ne pouvait être -que Ronan. Tel fut l’avis unanime. Le mari -voulut intervenir, risquer une observation. Mais on -était fixé sur la valeur de ses conseils ! L’assistance -entière lui ferma la bouche. Il fut arrêté, séance -tenante, qu’on se rendrait à Quimper de ce pas, -pour dénoncer au roi Gralon-Meur l’abominable -crime et demander justice contre le malfaiteur.</p> - -<p>Le cortège, grossi de village en village, accompagna -Kébèn jusque dans le palais du roi. -Gralon-Meur fut ému par une manifestation aussi -imposante ; il dépêcha des archers vers le saint, -avec ordre de le lui amener sur le champ. En le -voyant paraître, il ne douta point que la populace -n’eût dit vrai. Avec sa face velue, avec ses ardentes -prunelles d’ascète, ombragées d’épais sourcils, -avec sa houppelande de bure grossière, salie, -usée, effilochée, jaunie, pareille à la fourrure d’un -fauve et nouée aux reins par une ceinture d’écorce, -avec ses pieds souillés de boue, avec ses doigts -aux ongles pointus et noirs comme des griffes, -le solitaire avait les dehors d’un animal sauvage -plutôt que d’un être humain.</p> - -<p>— Nous allons bien savoir s’il participe de la -nature de l’homme ou de celle du loup, — prononça -Gralon. — J’ai là deux dogues qui nous -renseigneront à cet égard.</p> - -<p>Les terribles bêtes furent lâchées sur Ronan ; -mais, au lieu de le mettre en pièces, elles se couchèrent -docilement à ses pieds, léchant ses haillons, -implorant de lui une caresse.</p> - -<p>Il y eut dans la foule une grande stupeur. -Gralon-Meur, s’étant avancé vers l’anachorète, -s’inclina et dit :</p> - -<p>— Pour que mes chiens t’aient respecté, il -faut qu’un pouvoir singulier soit en toi. Parle -donc et confonds tes accusateurs, afin que justice -soit faite.</p> - -<p>— Je parlerai, — répondit Ronan, — non à -cause de moi qui n’ai de comptes à rendre qu’à -Dieu, mais à cause de l’enfant, victime innocente -de cette odieuse machination ; commande, ô roi, -qu’on apporte ici le coffre qui est à Kernévez, -dans la grange, derrière un tas de fagots.</p> - -<p>Il fut fait selon sa volonté. Quand on ouvrit le -bahut de chêne, on y trouva la fillette, blanche -comme cire ; elle était étendue sur le côté, -morte. Dur eût été de cœur celui qui n’eût -pleuré en la voyant. Ronan lui-même, pour la -seule fois de sa vie, dit-on, donna des marques -d’attendrissement. Il se pencha au-dessus du -cadavre et, l’appelant par son nom, d’une voix -très douce, il murmura :</p> - -<p>— Petite Soëzic, fleurette jolie, tes yeux se sont -clos avant l’heure. Dieu veut que tu les rouvres et -qu’ils contemplent longtemps encore le soleil béni.</p> - -<p>Il dit. Les fraîches couleurs de l’enfance reparurent -aussitôt sur le visage de la morte, et elle -se leva du coffre en souriant.</p> - -<p>La foule, transportée à la vue du miracle, trépignait -d’allégresse, exaltant les vertus du saint, -criant qu’il fallait lapider Kébèn. Mais Ronan :</p> - -<p>— J’entends — fit-il — que cette femme s’en -retourne chez elle saine et sauve.</p> - -<p>A partir de ce jour, le solitaire vécut honoré de -tous dans la contrée qui jusque-là lui avait été si -marâtre. La religion qu’il professait supplanta les -anciens cultes. Toutefois il ne changea rien à ses -habitudes, s’abstint comme par le passé de tout -commerce direct avec les hommes, si même il ne -se montra pas encore plus secret ; de sorte que la -vénération qu’il inspirait resta mêlée de quelque -crainte. On le suivait du regard, de loin, dans sa -promenade quotidienne, mais on n’aurait jamais -eu la hardiesse de l’aborder. Quand on s’adressait -à lui, c’était par l’intermédiaire du maître de Kernévez, -la seule créature humaine qu’il accueillît -sans répugnance et dont il écoutât volontiers les -propos. Saint Corentin vint un jour lui faire -visite à son oratoire, dans le dessein, à ce que -l’on prétend, de se démettre en sa faveur de son -épiscopat de Quimper ; il trouva la porte fermée -par une simple toile d’araignée, voulut passer au -travers et ne put réussir à rompre la trame ; il -comprit que Ronan refusait de le recevoir et -rebroussa chemin, non sans dépit.</p> - -<p>C’est au printemps, la veille du vendredi saint, -que mourut le thaumaturge de la montagne. Sitôt -qu’il eut rendu l’âme, de grands nuages aux formes -bizarres et tourmentées accoururent de tous les -points de l’horizon et se rassemblèrent autour de -la cime, étendant un voile de ténèbres sur le pays -environnant, tandis que de l’oratoire s’élevait -vers le ciel une longue colonne de fumée blanche. -Par ces signes on fut averti que Ronan n’était -plus ; mais on attendit au troisième jour, avant -de franchir l’enceinte des houx sacrés. L’humeur -du saint était à redouter même après sa mort. Il -fallut que le <span lang="br" xml:lang="br">penn-tiern</span> entrât le premier dans la -cellule. Le cadavre ne présentait aucune trace de -décomposition ; il était couché dans la posture -qui, de son vivant, lui était familière, ses pieds -de marcheur obstiné dépassant le seuil ; les mèches -hérissées de ses cheveux étaient lumineuses comme -des flammes ; d’une main il pressait sur sa poitrine -un livre aux fermoirs richement ouvragés, sans -doute un répertoire de formules magiques, pensèrent -les paysans ; dans l’autre il tenait la clochette, -compagne mélodieuse de ses migrations.</p> - -<p>On a vu de quelle façon il fut procédé aux -funérailles. Dès que le corps eut été placé sur le -chariot, les bœufs se mirent en marche et la clochette -de fer commença d’elle-même à tinter. -Pendant toute la durée du trajet, elle sonna ainsi, -à petits coups grêles et lents, comme un glas. -L’attelage s’était immédiatement engagé dans la -sente que Ronan avait accoutumé de parcourir -chaque matin et chaque soir. En traversant les -terres de Kernévez, il arriva près d’un lavoir où -Kébèn lavait. Cette femme singulière, depuis -l’aventure du coffre, n’avait plus fait parler d’elle ; -mais elle ne s’était ni amendée, ni assagie. La -clémence de Ronan, au lieu d’apaiser sa haine, -l’avait exacerbée. Lorsqu’elle apprit sa mort, elle -eut un tel accès de joie cynique que momentanément -on la crut folle. Non seulement elle -refusa de prendre le deuil avec les autres ménagères -du quartier ; mais elle choisit le jour des -obsèques pour faire sa lessive, commettant de la -sorte un double scandale, puisqu’en ce même jour -se célébrait la fête de Pâques.</p> - -<p>Le cortège s’avançait dans un recueillement -silencieux, au son de la petite clochette, quand, -parmi des bruits de battoir, une chanson narquoise -s’éleva de derrière les saules qui bordaient l’étang :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Bim baon, cloc’hou !</i></div> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Marw ê Jégou</i></div> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Gant eur c’horfad ywadigennou<a id="FNanchor_63" href="#Footnote_63" class="fnanchor">[63]</a> !…</i></div> -</div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_63" href="#FNanchor_63"><span class="label">[63]</span></a> C’est un refrain populaire très répandu en Bretagne -et que l’on chante aux enfants pour les bercer.</p> -</div> -<div class="poetry"> -<div class="verse">Bim baon, les cloches !</div> -<div class="verse">Il est mort, Jégou,</div> -<div class="verse">D’une ventrée de boudin !</div> -</div> - -<p>Ainsi chantait, à voix haute et stridente, Kébèn -l’effrontée. Les bœufs cependant débouchaient -dans le pré ; et ils cheminaient droit devant eux, -sans souci du linge qui séchait étalé sur l’herbe. -Déjà ils piétinaient de leurs durs sabots les nappes -de toile fine. Kébèn, du coup, cessa de chanter. -Échevelée, noire de fureur, elle se jeta à la tête -des animaux :</p> - -<p>— Arrière, sales bêtes ! — cria-t-elle.</p> - -<p>Et, brandissant son battoir, elle les en frappa -avec une telle violence qu’elle écorna l’un d’eux. -Ils n’en continuèrent pas moins leur route, de -leur bonne allure tranquille. Alors la rage de -Kébèn se tourna contre le cadavre. Elle s’était -cramponnée au chariot, au risque de se faire -écraser ; et, à chaque tour de roue, des paroles -insensées, des injures inexpiables s’échappaient -de ses lèvres.</p> - -<p>— Va, charogne, va rejoindre dans le charnier -où elle pourrit la louve qui fut ta mère !… -Tu dois être content, fléau des ménages !… Grâce -à toi, la plus belle lessive du pays est en pièces… -Ris donc, artisan de malices, fourbe des fourbes, -nuisible jusque dans la mort !… Ha ! Ha ! Et -dire qu’il y a des benêts qui te pleurent !… Quant -à moi, tiens, voilà mon adieu !</p> - -<p>Horrible profanation ! Elle venait de lui cracher -à la figure. Ce fut du reste son dernier outrage. -Le sol au même instant s’entre-bâilla sous elle et -l’engloutit.</p> - -<p>Au bout de trois heures de marche, la clochette -s’étant tue, les bœufs s’arrêtèrent. On était en -pleine forêt, sur le versant occidental de la montagne. -Une fosse fut bientôt creusée, mais, lorsqu’il -s’agit d’y descendre le corps du saint, les -efforts réunis de vingt hommes demeurèrent -impuissants à le soulever. « Peut-être ne veut-il -pas qu’on l’enterre », opina quelqu’un ; « laissons-le -en cet état, et attendons les événements. » Or, -il advint une chose extraordinaire. Dans l’espace -d’une nuit, le cadavre se pétrifia, ne fit plus qu’un -avec la table du chariot transformée en dalle -funéraire, et apparut comme une image éternelle -sculptée dans le granit d’un tombeau. Les arbres -d’alentour étaient eux-mêmes devenus de pierre ; -ils s’élançaient maintenant avec une sveltesse de -piliers, entre-croisaient là-haut en guise de voûte -les nervures hardies de leurs branches. Tel fut, -d’après la légende, le premier schème de l’église -de Locronan et du cénotaphe qui s’y voit encore, -dans la chapelle du Pénity.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>II</h3> - - -<p>Si jamais vous visitez Locronan, faites en sorte -d’y arriver par la « vieille côte ». La montée, au -début, n’est pas engageante ; c’est moins un chemin -qu’une ravine, que le lit desséché d’un torrent. -Mais, à mesure que l’on approche de la crête, -la route s’aplanit, se dilate, retrouve sa noble -aisance d’ancienne voie royale. Borné encore, vers -l’occident, par un dernier renflement des terres, -l’horizon s’est découvert peu à peu dans la direction -du sud et du septentrion. Derrière vous s’estompent -les grandes houles bleues du Quimperrois ; -à votre droite s’enlève sur le ciel la montagne -sacrée, avec son énorme croupe creusée de plissements -rugueux où les traînées de bruyères semblent -des fumées roses courant à ras de sol ; à -gauche, un pays vert — d’un vert lumineux, d’un -vert fauve — déroule jusqu’à la mer océane la -nappe onduleuse de ses feuillages. Des pins bordent -la route, mais sans entraver la vue qui se -joue librement entre leurs fûts ébranchés ; et l’on -a au-dessus de soi l’aérienne mélopée de leurs -cimes. Ajoutez que nulle part ailleurs, en Bretagne, -on ne respire mieux ce que le poète appelle</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">L’ivresse de l’espace et du vent intrépide.</div> -</div> - -<p>Le vent s’acharne d’une aile infatigable sur ce -haut plateau. On est, pour ainsi dire, bouche à -bouche avec l’Atlantique qui vous souffle à la face, -de tout près, sa rude haleine salée, vous fouette -la peau de ses larges embruns. Le bruit des vagues -se fait si distinct qu’on se croirait sur un sommet -de falaise : on s’attend à recevoir dans les jambes -un paquet d’écume. Point. De l’abîme, béant à -vos pieds, c’est un clocher qui surgit, un clocher -veuf de sa flèche, une énorme tour carrée aux -étroites et longues ogives d’où s’envolent, non -des goélands, mais des corbeaux. Plus bas, voici -l’église tassée de vieillesse, sous sa toiture gondolée ; -et près d’elle se montre le cimetière, un -arpent de montagne clos de murs en ruine et foisonnant -d’herbe. On descend une pente raide, -sinueuse, presque une rue, avec les restes d’un -pavage ancien. Jadis, au temps d’une prospérité -qui n’est plus qu’un mélancolique souvenir, c’était -par ici que la diligence de Quimper à Brest faisait -à Locronan son entrée, dans un fracas de ferrailles -et de grelots, semant sur son passage le mouvement, -la gaieté, la vie. Les femmes, leur poupon -dans les bras, accouraient sur le seuil des petites -maisons basses qui, toutes, portent inscrites dans -leur linteau la date de leur construction et les noms -des ancêtres qui les édifièrent. Les hommes eux-mêmes, -tisserands pour la plupart, se soulevaient -sur les pédales des métiers et, par la lucarne -entr’ouverte, saluaient le postillon d’un lazzi, les -voyageurs d’un souhait de bon voyage. A l’animation -d’autrefois a succédé, hélas ! un morne -silence. Les chemins de fer ont tué les messageries, -et les machines les métiers à main. De ceux-ci, -il subsiste peut-être une dizaine, et qui chôment -plus souvent qu’ils ne travaillent. Au commencement -du siècle, ils étaient environ cent -cinquante, où se venaient approvisionner de toile -à voile tous les ports du littoral cornouaillais. Du -matin au soir et d’un bout du bourg à l’autre -retentissait alors, selon l’expression d’un habitant -du lieu, l’allègre chanson de la navette.</p> - -<p>On vous contera que saint Ronan fut l’inventeur -de cette industrie, qu’il la pratiqua lui-même — sans -doute dans l’intervalle de ses promenades — et -l’enseigna au <span lang="br" xml:lang="br">penn-tiern</span>, son compagnon de -prière. Avant lui les pêcheurs se contentaient de -suspendre des peaux de bêtes aux mâts de leurs -embarcations. Il fit planter du chanvre, montra -l’art d’en tisser les fibres. Une source d’abondance -et de richesse ruissela sur le pays. L’opulence des -bourgeois de Locronan devint aussi proverbiale -que celle des armateurs de Penmarc’h. On en -peut contempler d’éloquents vestiges dans les -pignons élégamment sculptés ou dans les façades -monumentales qui encadrent la place. Ce sont -demeures de grand style, dont quelques-unes traitées -avec goût dans la manière de la Renaissance. -Si déchues soient-elles de leur antique splendeur, -elles ont encore fière mine, gardent jusqu’en leur -délabrement un air de noblesse et de solennité, -communiquent à l’humble bourg un je ne sais quoi -de magistral qui en impose. Rien de banal, ni de -mesquin. Cela a la majesté solitaire des belles -ruines ; cela en a aussi la pénétrante tristesse. Le -cœur se serre à parcourir les menues ruelles qui, -contournant les maisons, rampent vers la campagne -ou plongent à pic au fond du quartier de -Bonne-Nouvelle (Kêlou-Mad). Ce ne sont que murs -croulants, décombres épars, jonchant au loin les -jardins en friche. On a le sentiment d’une cité -qui s’effrite pierre à pierre, et qui ne se relèvera -plus. Ses habitants même, de jour en jour, l’abandonnent, -émigrent, comme si un sort pesait sur -elle, quelque malédiction à longue échéance proférée, -voilà treize cents ans, par le thaumaturge -de la montagne.</p> - -<p>Mais non. L’esprit de Ronan ne s’est pas retiré -de sa bourgade. Tout au contraire, il en est -resté le génie bienfaisant. C’est grâce à lui si elle -retrouve, à de périodiques intervalles, un semblant -d’animation et de vie. Tous les sept ans, en -effet, comme il arrive, dit-on, pour les villes -mortes de la légende, Locronan se réveille, voit -abonder dans son désert un peuple de pèlerins. -Durant l’espace d’une semaine, il peut se croire -revenu aux jours les plus brillants de son histoire. -Ce miracle, c’est la <i>Troménie</i> qui l’opère.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>III</h3> - - -<p>Troménie est une corruption de <i lang="br" xml:lang="br">Trô-minihy</i> et -signifie proprement « tour de l’asile ». Ces asiles, -ces minihys, dans l’ancienne Église de Bretagne, -étaient des cercles sacrés d’une, de deux, quelquefois -de trois lieues et plus, entourant les monastères -et jouissant des plus précieuses immunités. -Celui qui dépendait du prieuré de Locronan couvrait -une vaste étendue, empiétait sur le territoire -de quatre paroisses : Locronan, Quéménéven, -Plogonnec et Plounévez-Porzay. Le pèlerinage de -la Troménie consiste à en faire le tour, en suivant -une ligne traditionnelle qui n’a pas varié depuis -des siècles. On ne s’écarte guère des flancs du -<i lang="br" xml:lang="br">ménez</i> dont la masse énorme absorbe, confisque la -vue, apparaît comme le centre de la fête. Aussi les -fidèles, peu soucieux d’une étymologie dont le -sens pour eux s’est perdu, expliquent-ils Troménie -par <i lang="br" xml:lang="br">Trô-ar-ménez</i> qu’ils traduisent librement : le -Pardon de la Montagne.</p> - -<p>Quant au trajet à parcourir, c’est celui-là même — on -l’a deviné — où se complut Ronan le marcheur, -du temps qu’il était de ce monde. Voie -étrange hors de toute voie, espèce de sentier mystique, -à peine frayé et que jalonnent seulement, -de loin en loin, des calvaires. Il n’est pas aisé de -s’y reconnaître. Mais au besoin le saint en personne -s’offre à remplir les fonctions de guide.</p> - -<p>Une pauvresse m’a fait ce récit.</p> - -<p>Elle avait promis d’accomplir le pèlerinage, de -nuit, et elle s’était mise en route au crépuscule, -comptant sur la lune pour éclairer ses pas. La -lune ne se leva point. D’épais nuages venus de la -mer avaient envahi le firmament. La vieille cheminait -néanmoins, trébuchant aux pierres, se -cognant parfois le front aux talus. Quand elle fut -au milieu des landes, elle s’arrêta ; elle ne savait -plus de quel côté s’orienter dans les ténèbres. Une -grande peur la prit. Elle allait renoncer à son vœu. -Mais tout aussitôt une voix de pitié se fit entendre -qui la réconforta.</p> - -<p>— Pose tes pieds où je poserai les miens, -disait la voix.</p> - -<p>Elle chercha à voir qui lui parlait de la sorte. -Vainement. Elle ne distingua rien, si ce n’est -deux pieds nus, d’une blancheur éblouissante, qui -marchaient devant elle et qui laissaient à mesure -dans le sol de lumineuses empreintes. Elle put -ainsi parvenir sans encombre au terme de ses -dévotions.</p> - -<p>— Être secourable, s’écria-t-elle en joignant les -mains, apprends-moi ton nom, que je le bénisse -jusqu’à l’heure de ma mort.</p> - -<p>— Tu n’as cessé, tantôt, de l’invoquer dans tes -litanies, répondit la voix.</p> - -<p>Alors, elle comprit, s’agenouilla pour baiser les -pieds du saint ; mais il avait disparu.</p> - -<p>Dès le <small>XII</small><sup>e</sup> siècle, la Troménie septennale -prenait rang parmi les grandes assemblées religieuses -de la Bretagne. On s’y rendait par clans -des points les plus éloignés, — de l’extrême Trégor, -du fond des landes vannetaises. Saint Yves y figura, -accompagné de son inséparable Jehan de Kergoz. -Plus tard les ducs se firent un devoir de s’y montrer. -La tradition s’était déjà répandue qu’il faut -avoir passé par Locronan pour gagner le ciel. Une -année, la fête revêtit un éclat particulier. De -beaux seigneurs aux costumes somptueux, montés -sur des chevaux richement caparaçonnés, débouchèrent -devers Plogonnec, suivis d’une multitude -de gens d’armes et précédés d’un escadron de -trompettes sonnant à pleins poumons. Ils escortaient -un carrosse d’où l’on vit descendre une -mignonnette jeune femme en coiffe du temps, -juste comme la procession traversait la place. Elle -était gente et accorte, avec des yeux clairs, très -doux, et un joli front têtu de Bretonne. Quand -les porteurs des reliques eurent défilé, elle vint se -joindre pieusement à un groupe de fermières qui, -habillées d’étoffes rouges aux chamarrures d’argent -et d’or, formaient une garde d’honneur à la -statue de sainte Anne. Elle marchait difficilement -dans ses petits brodequins peu habitués à fouler -les cailloux des chemins creux ou les aspérités -broussailleuses des landes, et l’on devinait de suite -en elle quelque <i lang="br" xml:lang="br">pennhérès</i> de la ville, mais brave, -résolue, « ne plaignant point sa route ». Penchée -sur le livre d’heures d’une de ses voisines, elle -entonna le cantique à l’unisson des autres voix. -Et, tout le long de la Troménie, elle chanta : on -eût dit qu’un rossignol mélodieux s’égosillait entre -ses lèvres, tant elle savait donner d’onction et de -grâce aux rudes syllabes des versets armoricains. -Les gars préposés aux bannières se détournaient -sans cesse pour la regarder. Ils apprirent au retour -qu’elle avait nom « la duchesse Anne » et qu’elle -était mariée au roi de France.</p> - -<p>Bonne et chère Duchesse, j’ai souvent consulté -à ton sujet les populations de l’Armor trégorrois. -Tu n’es déjà plus pour elles qu’un symbole. Mais -en ce canton de Cornouailles ta mémoire vit, et -presque ta personne. Dans une hutte, sous des -hêtres, — derniers vestiges de la forêt de Névet, — des -sabotiers m’ont parlé de toi comme s’ils -t’avaient connue. Ils dépeignaient ton visage -velouté ainsi qu’un beau fruit ; ils célébraient ta -chevelure, ton sourire, ton charme, se souvenaient -du timbre de ta voix. Pour un peu ils eussent -juré qu’ils étaient présents à cette Troménie où -tu assistas. Qui oserait, après cela, contester la -magique influence de Ronan ?</p> - -<p>On en cite des témoignages bien autrement -significatifs.</p> - -<p>Telle cette Troménie fantastique que le saint, à -ce que l’on prétend, dirigea lui-même. Il tombait -depuis la veille une pluie acharnée, et la montagne -était labourée en tous sens par de véritables torrents. -Le clergé décida que la procession n’aurait -pas lieu, qu’elle serait différée au dimanche d’après. -Cela mécontenta, paraît-il, le susceptible Ronan -qui, de son vivant, ne s’était jamais préoccupé du -temps qu’il faisait pour vaquer à son pèlerinage -quotidien. Voilà que soudain les cloches s’ébranlent. -Un chœur invisible entonne l’hymne de -marche et, par, la baie du portail que le sacristain -affirmait pourtant avoir fermée, jaillit un premier -flot de « Troménieurs », puis un autre, puis -d’autres encore, interminablement. On ne sait qui -ils sont ni d’où ils viennent. Ils ont des figures -jaunes et moisies. Une fade et bizarre odeur -s’exhale de leurs vêtements d’une forme inconnue. -Ils chantent sans remuer les lèvres, et leur voix -est faible, lointaine, semble sortir des entrailles -de la terre. A leur tête s’avance le thaumaturge. -Par-dessus sa robe de bure il a passé les ornements -épiscopaux. Un cercle de lumière entoure son -front, et sa barbe neige resplendit comme une -gloire. Il va, et le sol se sèche à mesure devant -ses pas, et la pluie, respectueuse, s’écarte. Les -grandes, les lourdes bannières s’éploient, portées -à bras tendus par des vieillards mystérieux aux -carrures athlétiques. Et leurs soies, leurs broderies, -leurs images luisent clair comme par une -journée de soleil. Là-haut, dans le ciel, une trouée -d’azur s’est faite, qui se déplace avec la procession, -reste toujours suspendue au-dessus d’elle -comme un dais, tandis qu’à l’entour il ne cesse de -pleuvoir, de pleuvoir à verse…</p> - -<p>On inspecta le lendemain les bannières, rentrées -d’elles-mêmes dans leurs gaines : elles n’avaient -pas reçu une goutte d’eau. Saint Ronan avait -évidemment voulu donner une leçon à son clergé -et à ses paroissiens. L’avertissement fut compris. -Depuis lors, au jour et à l’heure fixés, le cortège -de la Troménie se met en marche, quelque temps -qu’il fasse.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IV</h3> - - -<p>En général, il fait beau. La fête s’ouvre, en -effet, le deuxième dimanche de juillet, dans la -période la plus aimable de l’été breton. J’ai assisté -à la plus récente, à celle de 1893. Au petit matin, -je prenais avec les pèlerins de la région de -Quimper le train de Douarnenez. Il vous dépose -à la station dite de Guengat, — une maisonnette -mélancolique, ceinte de landes et de marais, -à plusieurs kilomètres de tout centre habité. -Comme personnel, un employé unique, une -femme, dont la principale besogne consiste à -regarder passer de temps à autre quelques wagons -et à écouter tinter, le soir, des angélus lointains. -Un étroit ruban pierreux conduit à une route -vicinale, à une de ces délicieuses et minuscules -routes bretonnes qui s’en vont, comme la race -elle-même, d’une allure de flânerie, s’attardent en -mille détours et se laissent mener par leur rêve -pour n’aboutir nulle part. On voyage dans une -ombre lumineuse, entre des talus tapissés d’un -fouillis de plantes, de fleurettes pâles, d’herbes -longues et fines, pendantes comme des chevelures. -On ne voit, on n’entend rien que le reflet -mouvant des feuillages sur la chaussée criblée -de gouttes de soleil et un léger bruit d’eau dans -les cressonnières aux deux bords du chemin.</p> - -<p>Brusquement, dans une éclaircie, surgit la montagne -sacrée, la croupe encore fumante des buées -de l’aube. Des silhouettes de pèlerins se dessinent, -imprécises, sur la crête et le long des pentes. Les -Troménies individuelles, — plus fécondes en -grâces, dit-on, sans doute parce que plus conformes -à l’esprit de la tradition primitive, — ont -commencé de circuler à partir de minuit. Aussi -y a-t-il déjà des gens qui reviennent, les traits un -peu las, les vêtements détrempés par la rosée. Un -premier calvaire se dresse au pied du mont ; sur -les marches, des femmes sont assises et déjeunent -d’un morceau de pain bis graissé de lard. L’une -d’elles, m’interpellant au passage, me crie :</p> - -<p>— Inutile de vous presser. Vous arrivez trop -tard. Le saint n’est plus chez lui.</p> - -<p>Leurs dévotions scrupuleusement accomplies, -nos paysannes plaisantent volontiers. Je riposte :</p> - -<p>— Eh bien ! alors, j’irai chez Kébèn.</p> - -<p>— Pour celle-là, vous la rencontrerez ! m’est-il -répondu. — Et même au lieu d’une, vous en trouverez -cinq cents.</p> - -<p>Il faut savoir que le mauvais renom de la mégère -de Kernévez s’est étendu, bien injustement du -reste, à toutes les ménagères du quartier : il a fait -tache d’huile à travers les siècles.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Entre Locronan et Quéménéven</div> -<div class="verse">Il n’y a femme qui ne soit une Kébèn,</div> -</div> - -<p class="noindent">dit un adage inventé, je suppose, par quelque -commère du bourg voisin, à l’époque où la prospérité -de ce petit pays industrieux faisait autour -d’elle tant de jaloux. Le vieil individualisme celtique -est demeuré vivace en Bretagne, et les rivalités, -les rancunes s’y perpétuent d’un village à -l’autre, avec une jovialité féroce…</p> - -<p>Je suis déjà haut dans la montée que j’entends -encore, derrière moi, rire à gorge déployée mes -Cornouaillaises retour de pardon. Mais, à mesure -que je m’élève, il semble que je pénètre dans une -atmosphère d’infini silence ; on respire dans l’air -ce je ne sais quoi de religieux qui enveloppe partout -les sommets et qui les fit vénérer de nos -ancêtres aryens comme des tabernacles de la divinité. -La brise, qui souffle par lentes bouffées, est -chargée de parfums d’une essence rare, de la fine -senteur des herbes aromatiques ; et les groupes -de nuages dans le ciel ressemblent à de grandes -figures agenouillées… Les sons d’une clochette -ont retenti. Une voix psalmodie en breton :</p> - -<p>— Passant, donnez une obole !… Pour l’amour -de saint Thégonnec, donnez !</p> - -<p>Au fond d’une hutte façonnée, comme jadis -celle de Ronan, de branchages entrelacés et recouverte -d’un drap en guise de toiture, un homme est -accroupi sur une escabelle, un <i lang="br" xml:lang="br">glazik</i> en veste -neuve bordée d’un large galon jaune. Devant lui -est une table parée à l’instar d’un autel et, sur la -table, une statuette de saint, noire, enfumée, une -de ces images barbares particulièrement chères -aux Armoricains, à cause de leur antiquité même. -Un plat de cuivre, à demi plein de gros sous, est -posé auprès de l’icône pour recevoir les offrandes. -C’est là une espèce de péage mystique établi de -place en place sur tout le pourtour de la Troménie. -On en compte jusqu’à soixante et soixante-dix, de -ces logettes éparses aux flancs du mont. Les quatre -paroisses qui avaient une portion de leur territoire -comprise dans l’ancien <span lang="br" xml:lang="br">minihy</span> s’y font représenter -non seulement par le patron de leur église, mais -encore par la multitude des « petits saints » -indigètes en honneur dans les chapelles locales. Et -près de chacun d’eux se tient un délégué de la -fabrique qui, dans un boniment naïf, énumère ses -vertus, rappelle ses miracles, vante les merveilleuses -propriétés de l’eau de sa fontaine, quelquefois -tend à baiser aux pèlerins des fragments de -ses reliques. Le proverbe « chacun prêche pour -son saint » n’a jamais été d’une application plus -directe et plus littérale. Ainsi le culte de Ronan -devient une source de profits pour tous les sanctuaires -de la région. Il est juste d’ajouter que cet -usage, d’une origine fort reculée, ne s’explique pas -uniquement par des raisons de lucre. C’est une -croyance répandue dans toute la péninsule que les -saints d’un même canton se doivent faire visite le -jour de leurs pardons respectifs. Si on ne prend -soin de les y mener, ils s’y transportent, dit-on, -spontanément. Des pêcheurs de la côte trégorroise -m’ont affirmé avoir vu Notre-Dame de Port-Blanc -se rendre par mer, la nuit, à la fête votive de -Notre-Dame de la Clarté. Ne nous étonnons donc -pas si les Urlou, les Corentin, les Thujen, les -Thégonnec et tant d’autres thaumaturges, en perpétuelles -relations de voisinage avec Ronan, -délaissent momentanément leurs oratoires, à l’occasion -de la Troménie, pour le venir saluer sur -les limites de son domaine. Que s’ils bénéficient -par surcroît de quelque aumône, ce serait cruauté -de leur en vouloir. Ils sont si pauvres, les bons -vieux saints, et leurs rustiques maisons si misérables !…</p> - -<p>Le sentier traditionnel traverse en cet endroit -la grand’route. A l’un des angles du carrefour -s’érige une croix fruste taillée tout d’une pièce, -peut-être dans un menhir, plus probablement -dans un de ces blocs de granit connus sous le -nom de <i lang="br" xml:lang="br">lec’h</i> qui servirent, aux premières époques -du christianisme, à marquer en Bretagne les -sépultures. C’est ici la tombe de Kébèn. L’herbe -y est maigre et brûlée ; jamais fleur n’y a fleuri ; -les bruyères même s’en écartent, et les humains -les imitent ; ils la contournent à distance d’un pas -rapide, en se signant. Qui sait si, en dépit du -lourd monolithe qui l’opprime, l’esprit de rébellion -enfermé là ne va pas tout à coup faire éruption -comme un volcan ? J’y ai cependant vu s’agenouiller -une vieille femme, et cela non par inadvertance, -car à sa fille qui la morigénait elle -répondit :</p> - -<p>— Vous êtes jeune encore. Quand vous aurez -été plus longtemps à l’école de la vie, vous aurez -appris la pitié.</p> - -<p>Incessamment des Troménieurs passent, gravement, -tête nue, leur chapeau dans une main, dans -l’autre un chapelet. Ils cheminent en silence -sans échanger une parole : la Troménie est un -« pardon muet ». A leurs yeux vagues, obstinément -fixés devant eux, on devine que toute leur -âme est concentrée dans une oraison intérieure -dont rien ne la saurait distraire, pas même le -splendide horizon qui, vu de ces hauteurs, semble -se déployer au loin comme les branches mouvantes -et merveilleusement nuancées d’un éventail -prestigieux. Ils marchent isolés ou par troupes. -C’est tantôt une famille, avec tous ses membres, -tantôt un village entier, un clan de laboureurs -émigré en masse, hommes et femmes, enfants et -chiens. Les profils se détachent avec une extraordinaire -netteté sur le bleu délicat du ciel, puis -s’évanouissent dans les sinuosités de la montagne.</p> - -<p>Une des principales étapes est celle qui va de -la tombe de Kébèn à la « Jument de pierre ». Le -sentier s’engage entre des ajoncs, franchit des -carrières abandonnées, côtoie des champs de blé -noir, se perd enfin dans une lande, vaste étendue -de gazon roussi, luisante au soleil comme un -miroir immense que les nuages balaient de leurs -grandes ombres. Au milieu de la lande est vautré -le monstre de granit. Il a bien les formes étranges -et colossales de quelque animal des temps fabuleux. -Le culte dont il est l’objet remonte certainement -à une époque de beaucoup antérieure à -notre ère. On sait de quel naturalisme profond -était empreinte la mythologie celtique. Tout dans -la nature lui apparaissait comme divin, les arbres, -les sources, les rochers. Ces antiques conceptions -sont demeurées vivaces au cœur du peuple breton. -Le christianisme s’est superposé à elles ou les a -tirées à lui : ne les pouvant détruire, il les a confisquées. -Mais il n’est pas nécessaire de creuser -très avant dans l’âme de la race pour retrouver -intact le fond primitif. En ce qui est de la pierre -de Ronan, on lui a longtemps attribué une vertu -fécondante. Il y a peu d’années encore, les jeunes -épousées s’y venaient frotter le ventre, dans les -premiers mois du mariage, et les femmes stériles, -pendant trois nuits consécutives, se couchaient -sur elle, avec l’espoir de connaître enfin les joies -de la maternité. On abandonne aujourd’hui ces -pratiques, mais je me suis laissé dire qu’elles ne -sont peut-être pas aussi mortes qu’elles en ont -l’air.</p> - -<p>Les pèlerins de la Troménie se contentent, en -général, de faire le tour de la pierre sacrée. Les -plus dévots, néanmoins, et aussi les gens fiévreux -ou sujets à des maladies nerveuses ne manquent -pas de s’asseoir dans une anfractuosité du roc, -sorte de chaire naturelle sculptée par les pluies, -que Ronan affectionnait en ses heures de sieste -et de méditation. Il jouissait de cette place d’un -des plus admirables panoramas qui se puissent -contempler.</p> - -<p>Les vieux thaumaturges de la légende armoricaine -n’étaient point des ascètes moroses, des -contempteurs de l’univers. Ils font plutôt songer -aux <i>richis</i> de l’Inde. Les austérités de la vie érémitique -ne fanaient en eux ni la délicatesse du -sentiment, ni la fraîcheur de l’imagination. S’ils -recherchaient la solitude, c’était sans doute pour -se vouer plus exclusivement à Dieu, mais aussi -pour entrer en un contact plus direct, plus intime, -avec la frémissante beauté des choses. Ils étaient -des poètes en même temps que des saints. La -magie de la nature les enchantait. La tradition -nous les montre cheminant des jours, des -mois, avant de s’arrêter au choix définitif d’une -demeure. Une boule, dit-on, roulait devant leurs -pas : entendez par là qu’un instinct supérieur les -guidait. Ils attendaient pour bâtir leur cellule -d’avoir rencontré un paysage digne d’alimenter -leur rêve. Aux uns il fallait les hauts lieux, l’immensité -des horizons ; d’autres préféraient le -mystère des vallées, toutes chuchotantes du bruissement -des eaux et du frisson des feuillages. -Presque toujours ils s’arrangeaient de façon à -avoir — petite ou grande — une ouverture sur -la mer. La plupart de leurs oratoires sont, en -effet, situés dans la zone maritime, dans l’<i>Armor</i>. -Ils aimaient la mer pour elle-même, parce qu’elle -est la mer, la seule chose au monde peut-être -dont le spectacle ne lasse jamais ; et aussi, parce -qu’elle est comme la face visible de cet infini qui -obsédait leur âme ; et enfin, parce que ses flots -baignaient là-bas leur patrie ancienne, les grandes -îles brumeuses d’Hibernie et de Breiz-Meur d’où -la tourmente saxonne les avait chassés. Aux soirs -nostalgiques, leur pensée dut s’en retourner plus -d’une fois, dans la houleuse chevauchée des -vagues, vers les monastères tant regrettés d’Iona, -de Clonard, de Laniltud, de Bangor.</p> - -<p>Devant les yeux de Ronan, la baie de Douarnenez, -ou, pour parler comme les Bretons, la -Baie — à leur avis, elle est l’unique — développait -sa courbe harmonieuse, faisait étinceler le -sable fin de ses grèves et, sur la perspective des -eaux, découpait en une suite de figures austères -et hardies la majesté de ses promontoires. On -comprend sans peine la prédilection du saint pour -ce versant du <i lang="br" xml:lang="br">ménez</i>. Il n’y a guère de sites en -Bretagne d’où la vue s’étende plus à l’aise sur -un décor à la fois plus éternel et plus changeant.</p> - -<p>Je gagne le bourg en compagnie d’une aïeule -toute branlante, toute disloquée, qui s’appuie -d’une main sur son bâton de pèlerine, de l’autre -sur l’épaule d’un garçonnet de douze à quinze -ans, son arrière petit-fils. L’enfant flotte en des -vêtements trop larges, défroque presque neuve -de quelque frère aîné « péri en mer ». Il a une -petite mine drôle, très éveillée, avec un je ne -sais quoi de vieillot déjà dans l’expression, des -regards d’une gravité singulière, pleins de choses -d’ailleurs, un air de tristesse prématurée.</p> - -<p>— Il va s’embarquer pour le long cours, -m’explique la bonne femme. Alors, je suis venue -le présenter à saint Ronan. C’est la neuvième -Troménie que j’accomplis. Oui, ce sentier m’a -vue passer neuf fois, avec mon homme, mes -gars, et les fils de mes gars. Je les ai pleurés tous -et n’en ai enseveli aucun. Ils sont dans le cimetière -sans croix. Celui-ci est le dernier qui me -reste. J’ai idée que la mer le prendra comme elle -a pris les autres. Cela est dur, mais il faut que -chacun suive son destin…</p> - -<p>Le mousse, lui, ne dit rien, sourit vaguement -du côté des boutiques installées sur la place ; et -la mer, au pied des collines, s’étale, glauque, -pailletée d’or, attirante et chantante, sirène délicieuse, -doux miroir à prendre les hommes.</p> - -<p>Du dehors, l’église de Locronan dont le vaisseau -principal appartient au <small>XV</small><sup>e</sup> siècle a la noblesse, -l’ampleur de proportions d’une cathédrale. L’intérieur -en est d’un caractère saisissant. On y -accède par un vaste porche en arc surbaissé. Une -impression de vétusté, de délabrement, de grandeur -aussi — de grandeur solitaire et quasi -farouche — vous envahit l’âme, dès le seuil. Des -masses d’ombre se balancent suspendues aux -voûtes ou rampent le long des parois. On se croirait -dans un sous-bois ténébreux, traversé çà et -là de clartés verdâtres. On respire l’horreur des -forêts sacrées. Les piliers, couverts de mousses, -de végétations parasites, rappellent effectivement -les arbres pétrifiés de la légende. Ou bien encore, -on songe à l’église d’une de ces villes englouties, -Tolente, Ker-Is, Occismor, tant les murs dégagent -d’humidité, tant la lumière qui les baigne -est étrange, crépusculaire, spectrale.</p> - -<p>La chapelle du Pénity, accotée à la nef, brille -d’un rayonnement plus vif. Là est la tombe de -l’anachorète, là se détache en relief sur une table -de Kersanton l’hiératique et rude image de Ronan. -Les traits sont d’une belle sérénité fruste : dans -la fixité des prunelles semblent nager encore les -grands rêves interrompus. Une des mains tient le -bâton pastoral, l’autre le livre d’heures. A l’autel, -un prêtre officie<a id="FNanchor_64" href="#Footnote_64" class="fnanchor">[64]</a>. Il bénit l’assistance, et le -défilé commence autour du tombeau. Les dévots -circulent en rangs pressés. Plus de femmes que -d’hommes, et presque toutes de la région de -Douarnenez. Elles sont fraîches, roses, et comme -nacrées, avec des yeux gris, du gris azuré de la -fleur de lin. La coiffe, qui enserre étroitement -le visage, lui donne un air inoubliable de candeur -et de mysticité. Elles touchent du front, à tour de -rôle, le reliquaire en forme de navette que leur -présente un diacre ; puis, se retournant vers le -thaumaturge de pierre, elles lui impriment sur -la face leurs lèvres saines dont les souffles de la -montagne ont singulièrement avivé l’éclat.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_64" href="#FNanchor_64"><span class="label">[64]</span></a> C’était, si je ne me trompe, l’abbé Thomas, aumônier -du Lycée de Quimper, et l’un des principaux zélateurs du -culte des vieux saints nationaux dans le Finistère. On lira -avec fruit l’importante brochure qu’il a consacrée à la -Troménie.</p> -</div> -<p>Et c’est ici la vraie revanche de Ronan.</p> - -<p>La femme, dans la conception des Celtes, apparaît -comme une magicienne exquise et perverse -tout ensemble, douée d’un pouvoir irrésistible, -surnaturel, et qui prend tout l’homme sans rien -livrer d’elle-même. Nos poètes populaires la célèbrent -sans cesse dans les <i lang="br" xml:lang="br">soniou</i>, mais avec quelle -tristesse résignée ! Et qu’il y a parfois d’angoisse -mêlée à leurs effusions d’amour ! Les saints la -craignaient, voyaient en elle un obstacle insurmontable -à la sainteté. Efflam, contraint par son -père de se choisir une épouse, ressentit devant la -beauté d’Enora un tel trouble qu’il s’évanouit sur -le parquet de la chambre nuptiale. Sans l’intervention -d’un ange, il n’eût jamais eu le courage de -s’enfuir. Enora l’ayant rejoint à travers le péril des -eaux, il refusa d’entendre le son de sa voix et lui fit -bâtir un ermitage de l’autre côté de la colline. -Envel ne se montra pas moins impitoyable envers -sa sœur Jûna. Pas une fois il ne lui rendit visite -dans sa cellule qu’une vallée seulement séparait -de la sienne. Il n’apprit sa mort que lorsque la -cloche qu’elle avait coutume de sonner à l’heure -de la prière ne tinta plus.</p> - -<p>Proscrites, anathématisées par les saints, les -femmes usaient de représailles à leur égard. -En plus d’une occasion, elles leur jouèrent de -fort vilains tours<a id="FNanchor_65" href="#Footnote_65" class="fnanchor">[65]</a>. On a vu de quelle haine sans -rémission Kébèn poursuivit Ronan. Je n’ai pas -tout rapporté. Un hagiographe raconte qu’elle -l’accusa publiquement d’avoir voulu lui faire -violence. Mort, elle le traita de la façon que l’on -sait. La trace de l’immonde crachat reparaît toute -fraîche, dit-on, à chaque Troménie, sur la joue -gauche du cadavre de granit ; et c’est elle, c’est -cette souillure ineffaçable que les filles de Cornouailles -viennent, de sept ans en sept ans, essuyer -pieusement avec leurs baisers.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_65" href="#FNanchor_65"><span class="label">[65]</span></a> Cf. <i>Les saints bretons, d’après la tradition populaire</i>. -Annales de Bretagne, 1893-1894.</p> -</div> -<p>Cependant les cloches s’ébranlent. Les vibrations -d’un glas tombent dans l’église à coups -lugubres et espacés ; un chœur de prêtres entonne -l’office des morts. La Troménie n’est pas seulement -un pèlerinage de vivants. Les défunts qui -n’ont pu l’accomplir en ce monde se lèvent du -pays des âmes pour y prendre part. Croyez que -parmi les êtres visibles et palpables, agenouillés -là sur les dalles, rôde tout un peuple d’ombres -évadé des cimetières. Une haleine froide qui vous -fait frissonner, une odeur souterraine dont l’atmosphère -s’imprègne tout à coup : autant de -signes révélateurs de l’approche des défunts, de -la mystérieuse venue des <i>Anaon</i>. J’entends dire -sous le porche, à une fermière de Plogonnec, qu’à -la dernière Troménie, comme elle était en oraison, -elle se sentit chatouiller la nuque par des doigts -glacés. S’étant retournée, elle faillit se pâmer de -stupeur en se trouvant face à face avec son mari -qu’elle avait enterré l’année d’avant et pour qui -justement elle récitait le <i lang="la" xml:lang="la">De profundis</i>. « J’allais -lui parler, mais il lut sans doute mon intention -dans mes yeux, car aussitôt il s’éclipsa… »</p> - -<p>C’est du haut des degrés qui conduisent au portail -qu’il faut jouir du spectacle de la grand’messe. -Par les vantaux ouverts, le regard plonge à travers -la nef jusqu’au fond de l’abside qui, derrière -cette forêt de piliers aux fûts énormes, luit, -inondée de soleil, comme une clairière éblouissante. -Les hommes sont groupés aux premiers -rangs : un flot de têtes rudes et carrées aux longues -chevelures celtiques. Ensuite viennent les -femmes, prosternées dans toutes les attitudes. On -voit palpiter les ailes de leurs coiffes où le jour -multicolore des vitraux met de chatoyantes irisations. -On dirait un vol d’oiseaux de mer -engouffrés dans l’église. Et des chants se traînent -en notes éplorées, des chants pareils à des mélopées -barbares, très graves et très doux.</p> - -<p>De midi à deux heures, il se produit une sorte -de détente. C’est un rude pardon que la Troménie, -et où l’on ne doit ménager ni sa sueur, ni sa -peine. On n’y gagne pas que des indulgences, -mais encore un robuste appétit. L’air vif des hauteurs, -aiguisé de salure marine, et quelque cinq -lieues par les ravines et les landes vous dilateraient -l’estomac d’un citadin ; à plus forte raison, -d’un rustique. D’ailleurs, il n’est point de concours -religieux en Bretagne qui n’aille sans un -semblant de liesse profane. Donc, tandis que -l’église se vide, les auberges s’emplissent. Trouve -place qui peut. D’aucuns vont s’installer hors -bourg, à l’ombre d’un pan de mur, emmi les -ruines enguirlandées de lierre qui jonchent au -loin la campagne. L’unique hôtel du lieu, dont la -vieille façade pleure inconsolablement la mort des -diligences, a tendu son hangar de draps blancs, -comme pour une noce de village. J’y déjeune avec -les Troménieurs d’importance, patrons de pêche -ou riches laboureurs, gens de Plonéis, de Tréboul, -de Kerlaz et de Ploaré. Des bouffées de brise -gonflent les toiles, font claquer autour de nous -toutes ces blancheurs sonores. La foule, sur la -place, va, vient, grossie de quart d’heure en quart -d’heure, exaltée, grisée de son propre bruit. Une -allégresse sacrée commence à vibrer dans l’air.</p> - -<p>Notez ceci. Dans ce vaste bourdonnement -humain, pas une clameur de mendiant, pas une -de ces lamentations geignardes qui vous obsèdent -les oreilles à tous les autres pardons de Bretagne. -Les exhibiteurs de plaies, réelles ou simulées, -ne se montrent point à Locronan ni sur le parcours -du pèlerinage. Il est vrai que la Troménie -est faite pour décourager les infirmes, culs-de-jatte, -tortillards et béquillards de toute espèce. -Elle est avant tout la solennité des ingambes.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>V</h3> - - -<p>Jadis, c’est à coup de poings et de <i lang="br" xml:lang="br">penn-baz</i> qu’on -se disputait l’honneur de porter les grandes bannières -à la procession de saint Ronan. Heureuse -la paroisse dont les champions triomphaient ! -Elle était assurée pour sept ans d’une prospérité -sans égale. Pendant sept ans, il ne naissait chez -elle que des garçons, des « gagneurs de pain », -solides et bien venus ; les poutres des greniers -rompaient sous le poids des récoltes ; les barques -rentraient, le soir, avec des pêches miraculeuses, -et les âmes, comme en un paradis terrestre, -fleurissaient exemptes de souci. Aussi la lutte -pour les bannières dégénéra-t-elle plus d’une -fois en combat sanglant. Il y eut des poitrines -défoncées, des crânes fendus. Le clergé jugea -nécessaire de faire intervenir la force publique. -Mais la présence de la maréchaussée, loin d’en -imposer à la population, l’exaspéra. Chacun y -vit une atteinte aux libertés locales, bien plus, -une sorte de profanation de la fête. Que ne laissait-on -les gens s’arranger entre soi ? Et quel -besoin d’associer ces intrus, ces <i>gallots</i>, à la glorification -de Ronan ?</p> - -<p>Les Bretons entourent leurs saints d’un culte -jaloux. Un vent de révolte traversa les cerveaux -surexcités ; on cria haro sur les « Enfants de -Marie Robin<a id="FNanchor_66" href="#Footnote_66" class="fnanchor">[66]</a>. » Lors de la Troménie qui fut -célébrée le 14 juillet 1737 éclata une véritable -émeute dont un procès-verbal publié dans l’inventaire -des archives départementales nous a conservé -le souvenir. Les gendarmes furent pourchassés à -coups de pierre et ne durent leur salut « qu’à -la vitesse de leurs chevaux ».</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_66" href="#FNanchor_66"><span class="label">[66]</span></a> <i lang="br" xml:lang="br">Bugalè Mari Robin</i>, sobriquet sous lequel on désigne -encore les gendarmes en ce pays.</p> -</div> -<p>— Dao !… Dao ! hurlaient les pèlerins.</p> - -<p>Ce que le sire Dugas traduit en son style de brigadier : -« Donnons dessus !… Saccageons-les !… »</p> - -<p>Les choses se passent aujourd’hui d’une façon -plus civile. L’honneur de porter les bannières est -toujours un objet de brigue, seulement il se paie, -s’octroie à l’enchère au plus offrant. C’est moins -démocratique, sans doute, mais il y a aussi moins -de têtes fracassées et de vestes en lambeaux. La -dévotion n’y perd guère et le trésor du saint y -gagne quelques écus qui, joints à la subvention -de l’État, permettront peut-être de sauvegarder -l’église, sinon de rendre à la tour décapitée la -flèche qu’elle n’a plus.</p> - -<p>Le timbre de l’antique horloge paroissiale a -retenti. Les cloches qui n’attendaient que la sonnerie -de l’heure se mettent en branle toutes à -la fois, et, des églises lointaines, des petites -chapelles enfouies sous le couvert des bois, -d’alertes carillons leur répondent.</p> - -<p>Dans la baie du porche, les voici paraître, les -lourdes, les vénérables bannières, avec leurs -hampes énormes où se crispent les poings des -porteurs. Elles s’inclinent pour franchir la voûte, -balaient le sol de leurs franges, puis, matées à -grand’peine, se tendent soudain comme des voiles -prêtes à prendre le vent. Un frémissement parcourt -leurs vieilles soies ; des feux jaillissent de -leurs paillettes. Et l’on croit voir les saintes -images cligner les paupières aux rayons du -« soleil béni » que depuis sept ans elles n’ont -point affronté. La procession peu à peu s’organise. -En tête s’avancent les croix de vermeil et -d’argent massif, garnies de clochettes qui tintent, -tintent sans fin, avec de jolies voix claires, comme -autrefois la clochette en fer de Ronan. Elle est là -aussi, la clochette enchantée, mais muette, immobile, -clouée sur un coussin de velours, précédant -de quelques pas la statue du thaumaturge. Que -n’a-t-on épargné à celui-ci les ornements épiscopaux -dont il se montra de son vivant si dédaigneux ? -Il eût été plus beau, ce me semble, et plus -<i>nature</i>, dans son manteau de laine sombre, couleur -de peau de bête, la moitié antérieure du crâne -rasée, conformément au canon de la tonsure celtique, -et, dans les mains, au lieu d’une crosse, son -bâton de Troménieur éternel. Une longue, longue -file de saints lui fait cortège. Les reliquaires suivent, -minuscules arches d’or balancées dans un -roulis d’épaules. En dernier lieu viennent les -prêtres, et, sur leurs talons, houleuse, bigarrée, -la foule se précipite.</p> - -<p>Des tambours et des fifres donnent le signal du -départ. Et, sous le soleil qui darde à pic, entre -les façades grises des maisons, comme transfigurées -par la joie, la théorie se déroule en un pêle-mêle -splendide et silencieux. Le ciel, la montagne, -la mer brillent d’une même clarté blonde, coupée -seulement, à de rares intervalles, par les grandes -nappes d’ombre brune qui tombent des nuées en -marche. Toutes choses, dans cette atmosphère -fluide, sont en quelque sorte fondues. Rien ne -borne le regard, les lointains se sont évaporés, -dissous.</p> - -<p>Mais, déjà l’on s’enfonce dans les petits chemins. -Nous avons laissé derrière nous la route -battue, ses oratoires champêtres que le clergé -salue au passage d’un cantique, et sa poussière, -et son aveuglante blancheur. Nous tournons le -dos à la montagne, à la lumière. Le sol se creuse -toujours plus profondément sous nos pas. C’est -presque une voie sépulcrale, pavée d’ossements de -granit. Des deux côtés, de hauts talus surplombent, -et au-dessus s’entrelacent des frondaisons -denses où se tordent, ainsi que les vieilles -poutres au plafond des manoirs, des souches -bizarres qu’on dirait sculptées. Et le soleil ne -pénètre plus. C’est à peine si un jour mystérieux -filtre à travers les branches, pleut çà et là en -larmes d’argent pâle. Les gens défilent en silence : -hommes, femmes, glissent sans bruit, du pas -furtif et pressé des apparitions dans les légendes.</p> - -<p>— On se serait cru en purgatoire, — murmure -auprès de moi un paysan, non sans un vif sentiment -d’aise, quand, la vertigineuse descente enfin -terminée, nous nous retrouvons à ciel ouvert. -Impossible de mieux rendre l’espèce de trouble -superstitieux auquel chacun a été en proie, durant -cette partie du trajet.</p> - -<p>Désormais, tout redevient lumineux, vivant. On -barbotte gaiement dans l’eau des prés ; on franchit -les fondrières sur des jonchées d’iris, de roseaux, -de genêts fauchés ce matin par les pâtres d’alentour ; -on traverse des cours de fermes où des filles -se tiennent accoudées au puits, une écuelle à la -main, pour offrir à boire aux pèlerins altérés. -Nous entrons dans le terroir de Kernévez, à la -limite de Quéménéven. L’ombre de Kébèn y rôde -encore. Son lavoir est là, sous les saules ; là aussi, -la pierre où elle avait coutume de s’agenouiller, -les jours de lessive. La trace de ses genoux y est -restée marquée, et l’on prétend qu’à minuit, lorsqu’il -fait clair de lune, on l’y peut voir tordant son -suaire entre ses doigts de squelette et exprimant -de la toile un mélange abominable de pus et de -sang. Du moins la malédiction qui pèse sur elle -n’a-t-elle pas nui au lieu qu’elle habita. C’est, en -effet, un des coins exquis de la région, avec des -vergers opulents, une mer de blés, des avenues de -hêtres superbes où la Troménie s’attarde à plaisir -et rassemble ses forces avant d’entreprendre l’assaut -de la montagne.</p> - -<p>De ce côté, le <i lang="br" xml:lang="br">ménez</i> se dresse en apparence -inexpugnable. Il a la raideur abrupte des collines -où les Anciens édifiaient leurs acropoles. Porteurs -de croix et porteurs de bannières l’attaquent de -front, hardiment, au pas de charge. Ne vous imaginez -point que ce soit par vaine ostentation de -vigueur. S’ils n’escaladaient tout d’une haleine ce -sentier de chèvres, ils s’affaisseraient exténués à -mi-pente. Les tambours et les fifres les soutiennent -de leur mieux, et la procession suit comme -elle peut, à la débandade, haletante, congestionnée. -Qu’il fait bon respirer l’air de là-haut, -s’éventer aux souffles de l’Atlantique et humer la -grande fraîcheur qui se lève de l’occident, aux -premières approches du soir !…</p> - -<p>Le point du plateau où nous sommes parvenus -a gardé le nom de <i lang="br" xml:lang="br">Plaç-ar-C’horn</i>. Kébèn dut avoir -la main robuste pour faire voler jusqu’ici, d’un -coup de battoir, la corne du bœuf de Ronan. Le -chariot qui portait le cadavre du saint stationna, -dit-on, quelques minutes en cet endroit, sans -doute afin de permettre au thaumaturge d’embrasser -une dernière fois du regard son horizon -préféré. Il y a quelque dix ans, on y a érigé sa -statue, en granit. Elle a un grand tort : celui de -n’avoir point été sculptée par n’importe quel tailleur -de pierres dans la manière si expressive des -primitifs imagiers bretons. Au socle est adossée -une chaire d’où un prêtre va tout à l’heure haranguer -la foule. Et ce sera vraiment le <i>Sermon sur -la Montagne</i>, au centre d’un paysage comparable -pour la délicatesse, pour l’harmonieuse sobriété -des lignes aux sites les plus ravissants de la -Galilée d’autrefois. En attendant, les pèlerins se -restaurent sous les tentes installées là par des -cabaretiers des bourgs voisins, ou s’allongent sur -le gazon, brisés de fatigue, ivres de soleil, sans -pour cela s’interrompre de prier. Le sermon fini, -ils se reformeront en procession, descendront le -versant opposé du <i lang="br" xml:lang="br">ménez</i> par les sentiers de lande -que j’ai parcourus ce matin et ne rejoindront -guère Locronan qu’aux premières étoiles.</p> - -<p>Je n’ai pu entendre le prédicateur, mais je n’ai -pas de peine à me figurer les choses très simples -et très émouvantes qu’il a dû trouver à dire en un -tel lieu, devant un tel auditoire, à cette heure, en -quelque sorte religieuse, du couchant, si propice -à l’évocation des légendes en un pays qui n’a -jamais cessé d’y croire, si même elles ne sont à -ses yeux l’unique réalité.</p> - -<p>… Les bannières, les croix reposent, appuyées -au revers des talus. La baie de Douarnenez -s’étend muette, pâlie par le soir, striée de ces -moires d’azur qui sont comme les veines de la -mer. De fantastiques promontoires se haussent -au-dessus des eaux et peu à peu se rapprochent -ainsi que des murailles mobiles pour enclore l’horizon. -Des chants lointains, des tintements de -clochettes annoncent que les Troménieurs se -sont remis en marche. Et maintenant, tout s’est -tu, même le vent. Une paix immense plane dans -la douceur grise du crépuscule. Les grèves, les -plaines, les vallons s’effacent, noyés d’ombre. -Seule, la croupe de la montagne sainte se détache -en clair sur un fond de nuages et demeure -auréolée d’un nimbe de lumière mourante.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch5">SAINTE-ANNE DE LA PALUDE<br /> -LE PARDON DE LA MER</h2> - -<p class="dedic">A Alexandra Vassilievna</p> - - - - -<h3>I</h3> - - -<p>La première fois que je visitai le sanctuaire de -la Palude, c’était en hiver. Je m’y rendis de Châteaulin, -dans une mauvaise carriole de paysan. Il -faisait un après-midi d’un gris pluvieux qui avait -toute la tristesse d’un crépuscule. L’homme qui -conduisait avait une mine couleur du temps. On -ne voyait de lui qu’un grand feutre aux bords -cassés et une limousine bigarrée dont il s’était -enveloppé tout le corps comme d’un burnous. Ni -à l’aller ni au retour je ne pus lui arracher une -parole. A chacune de mes questions il se contentait -de répondre par un grognement. S’il ne parlait -pas, en revanche il sifflait. Tant que dura le -trajet, il siffla sans désemparer, et toujours le -même air, quelque chanson de pâtre d’une désespérante -monotonie. Je crois l’entendre encore. -Pour compagne de voiture j’avais une petite Crozonnaise -qui revenait de Lourdes et que nous -devions débarquer dans les parages du Ménez-Hom. -Elle s’obstinait, elle aussi, dans un mutisme -farouche, le visage dissimulé sous la cape d’un -épais manteau de bure noire, et, dans les doigts, -un chapelet à gros grains — un souvenir de <i>là-bas</i> — dont -elle faisait glisser les dizaines d’un -mouvement continu et furtif. La prière errait -sans bruit sur ses lèvres minces. Ses paupières -demeuraient opiniâtrément baissées, sans doute -pour ne rien laisser fuir du monde de visions -extatiques qu’elle rapportait de son pèlerinage. -Son front étroit, d’un dessin très pur, était fermé -comme d’une barre. J’eusse souhaité avoir de sa -bouche quelques renseignements sur le grand -pays mélancolique — inconnu pour moi — que -nous traversions et dont les moindres détails -devaient lui être familiers. Mais je devinai tout de -suite en elle une de ces petites sauvagesses de la -côte bretonne pour qui tout homme habillé en -bourgeois, parlât-il leur langue, est un <i>étranger</i>, -un être suspect. Je n’eus garde de la troubler dans -son oraison.</p> - -<p>Ce fut un singulier voyage, ce que les Bretons -appellent « un voyage de Purgatoire » à cause, -sans doute, de l’aspect fantômal que prennent les -lointains sous les ciels bas et troubles, noyés -d’eau.</p> - -<p>Nous gravîmes d’abord une série de paliers, -dans une contrée nue, hérissée seulement çà et là -de pins sombres au feuillage couleur de suie, derniers -survivants d’une forêt décimée. A droite, à -gauche, s’arrondissaient des dos de collines -pareils à des tombes immenses des âges préhistoriques. -J’ai su depuis les noms de ces cairns -étranges. Presque tous sont connus sous des vocables -de saints ; des chapelles se dressent à leur -sommet ou s’accrochent à leurs flancs : petits -oratoires déserts et caducs où trône quelque -vieille statue barbare, et dont la cloche ne -s’éveille qu’une fois l’an, pour tinter une basse -messe, le jour du pardon. Si l’on en croit la -légende, Gildas lui-même eut sa cellule sur une -de ces hauteurs, Gildas, l’apôtre à la parole véhémente, -le Jérémie de l’émigration bretonne. Sa -grande ombre rôde, dit-on, inapaisée, dans ces -parages et il n’est pas rare, durant les nuits de -tempête, qu’on entende gronder sa voix, mêlée -au fracas de l’ouragan.</p> - -<p>A l’auberge des <i>Trois Canards</i>, le véhicule fit -halte. Nous étions au pied du Ménez-Hom. La -Crozonnaise descendit, paya sa place au conducteur, -et s’engagea dans la montagne, tandis que -nous dévalions vers la mer. C’étaient maintenant -des cultures boisées, des champs encadrés d’épais -talus où apparaissait de temps à autre une toiture -de ferme au centre d’un bouquet de chênes, mais -le paysage restait muet et comme inhabité. Nous -traversâmes deux ou trois bourgs, sans voir une -âme, puis de nouveau la terre se dégarnit. Plus -d’arbres, nulle trace de labour. Un souffle âpre -nous fouetta le visage ; des vols d’oiseaux blancs -passèrent en poussant un cri bizarre, une sorte de -glapissement guttural ; le bruit d’une respiration -puissante et sauvage s’éleva, et, par une échancrure -des dunes, j’aperçus l’océan. Je lui trouvai -une mine rétrécie, à la fois odieuse et bête, sinistre -et pleurarde.</p> - -<p>— Nous sommes donc arrivés ? demandai-je à -l’homme, en le voyant sauter à bas de son siège.</p> - -<p>— Oui, me répondit-il d’un ton bref et sans -s’interrompre de siffler.</p> - -<p>De fait, la route semblait finir là, devant un -porche en ruine donnant accès dans une cour au -fond de laquelle une espèce de manoir de forme -primitive croulait de vétusté. On eût dit un logis -abandonné. Mon entrée mit en fuite une bande -de poussins. Le sol de terre battue était jonché -d’outils et d’engins de toute sorte : je dus enjamber -une charrue renversée le soc en l’air ; des -filets de pêche séchaient suspendus aux dents -d’une herse, le long de la muraille, et des hoyaux, -des pioches de carriers traînaient, pêle-mêle avec -des rames, des poulies, des tronçons de mâts, -épaves d’un récent naufrage, sentant le goudron -et la saumure. Je crus m’être trompé, avoir pris -la grange pour l’habitation, et je m’apprêtais à -rebrousser chemin, quand vint se planter en face -de moi, échappée je ne sais d’où, une fillette -d’une douzaine d’années, figure hâve aux yeux -verts et phosphorescents, qui, posant un doigt -sur ses lèvres, me fit signe de ne point parler.</p> - -<p>— Mon père s’assoupit, murmura-t-elle ; pour -Dieu ! donnez-vous garde de le réveiller.</p> - -<p>Elle me montrait à l’autre bout de la pièce un -lit clos, le seul meuble à peu près valide qu’il y -eût en ce pauvre intérieur. Une forme humaine y -était couchée, dans une rigidité cadavérique ; un -linge mouillé recouvrait le visage ; les mains, -étendues à plat sur la couette de balle, étaient -souillées de boue et de sang.</p> - -<p>— Qu’est-ce qu’il a donc, ton père ?</p> - -<p>— Avant-hier, comme il revenait du marché, -un peu soûl, je pense, la charrette lui a passé sur -le corps. Depuis, il n’a cessé de geindre, jour et -nuit, si ce n’est tout à l’heure quand je lui ai -appliqué ce linge sur la face. C’est le premier -repos que je lui vois prendre.</p> - -<p>— Et tu n’as pas appelé de médecin ?</p> - -<p>A cette question si naturelle, la fillette scandalisée -eut un bond d’effarement et, fixant sur moi -ses claires prunelles de chatte sauvage :</p> - -<p>— Ne sommes-nous pas ici dans la terre de -sainte Anne ? prononça-t-elle. Que parlez-vous de -médecin ? Est-ce que la Mère de la Palude n’est -pas la plus puissante des guérisseuses ? Elle saura -bien, sans l’aide de personne, guérir mon père -qui est son fermier. J’ai trempé par trois fois, en -récitant trois oraisons, le linge que voilà dans -l’eau de la fontaine sacrée, et vous voyez par -vous-même comme déjà sa vertu opère. Qu’est-il -besoin d’autre médicament ?</p> - -<p>Elle n’avait pas élevé la voix, de crainte de troubler -le sommeil du malade, mais dans son accent -vibrait une foi sombre. Peut-être y perçait-il aussi -quelque irritation contre moi, car elle ajouta -aussitôt d’un ton presque hostile :</p> - -<p>— Si vous êtes venu pour la clef, vous pouvez -aller. La chapelle est ouverte.</p> - -<p>En me dirigeant vers cette chapelle, je m’attendais -à trouver une antique maison de prière -enfoncée à demi dans le sable des dunes, un de -ces vieux oratoires de la mer comme j’en avais -tant vu le long de la côte, de Douarnenez à Penmarc’h, -avec des murs bas, des fenêtres à ras de -sol, une toiture massive et, pour ainsi dire, râblée, -capable de braver pendant des siècles la colère -tumultueuse des vents. Ce fut une église neuve -qui m’apparut. Quand je dis neuve, j’entends de -construction récente, car les choses en Bretagne -prennent tout de suite un air ancien. Le granit des -murs, fouetté par la pluie, avait revêtu des teintes -de lave. La porte, en effet, était ouverte. J’entrai. -Un intérieur nu, sans poésie et sans mystère ; -un jour blafard ; la propreté morne d’une maison -bien tenue dont le propriétaire serait constamment -en voyage ; çà et là des statues modernes, -d’un goût vulgaire et prétentieux. Je ne laissai -pas d’éprouver un désappointement assez vif, -après toutes les merveilles qu’on m’avait contées -de ce lieu de pèlerinage. J’allais sortir : une petite -toux chevrotante me fit me retourner et, dans le -bas-côté méridional, j’avisai une forme humaine, -repliée et comme écroulée sur elle-même, au pied -d’un pilier. C’était une de ces vieilles pauvresses -dont le type tend à disparaître et qu’on ne rencontre -plus guère qu’aux abords des sources -sacrées. Elle priait devant une image que je -n’avais point aperçue. Sur le socle se lisait cette -inscription : <i>Sainte Anne, 1543</i>. De bizarres ex-voto -pendaient, accrochés à la muraille : des béquilles, -des épaulettes de laine, des linges maculés, des -jambes en cire.</p> - -<p>Je fus frappé de l’extraordinaire ressemblance -de la suppliante avec la sainte, l’une en pierre, -l’autre pétrifiée à demi. Elles avaient mêmes -traits, même attitude et, dans l’expression, le -même navrement, ce masque de douloureuse résignation -si particulier aux visages de vieilles -femmes en ce pays. Leurs accoutrements aussi -étaient pareils, cape grise et jupe rousse, tablier -à large <i>devantière</i> venant s’épingler sous les aisselles. -Ce me fut une occasion de constater que -le costume local a peu varié depuis le <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle. -En outre, je saisissais là sur le vif un des procédés — le -plus original peut-être — de l’art -breton. C’est dans leur entourage immédiat, parmi -les gens du peuple, dont ils faisaient partie et -au milieu desquels ils travaillaient, que nos imagiers -de la bonne époque prenaient leurs modèles. -Ainsi s’expliquent le réalisme naïf de la plupart -des figures sorties de leurs mains, l’intensité de -vie qu’elles respirent, l’empreinte ethnique dont -elles sont marquées. C’est également ce qui fait -que les têtes de nos saints paraissent moulées -sur celles de nos paysans et qu’à voir tel chanteur -nomade, debout au seuil d’une chapelle, on se -demande si ce n’est point un des apôtres du -porche descendu de son piédestal.</p> - -<p>La pauvresse s’était levée à mon approche. -Elle tenait un plumeau rustique, des ramilles de -bouleau nouées d’un lien d’écorce, dont elle se -mit à épousseter religieusement les dalles du -parquet.</p> - -<p>— Savez-vous, lui dis-je, que sainte Anne et -vous avez l’air de deux sœurs.</p> - -<p>— Je suis comme elle une aïeule, me répondit-elle, -et, comme moi, Dieu merci ! elle est Bretonne.</p> - -<p>— Sainte Anne, une Bretonne ? En êtes-vous -bien sûre, marraine vénérable ?</p> - -<p>Elle me regarda de son œil de fée, à travers -ses longs cils grisonnants ; et, d’un ton de pitié :</p> - -<p>— Comme on voit bien que vous êtes de la -ville ! Les gens de la ville sont des ignorants ; ils -nous méprisent, nous autres, gens du dehors, -parce que nous ne savons point lire dans leurs -livres, mais, eux, que sauraient-ils de leur pays, -si nous n’étions là pour les renseigner !… Eh oui ! -sainte Anne était Bretonne… Allez au château de -Moëllien, on vous montrera la chambre qu’elle -habitait, du temps qu’elle était reine de cette contrée. -Car elle fut reine ; elle fut même duchesse, -ce qui est un plus beau titre. On la bénissait dans -les chaumières, à cause de sa bonté, de son infinie -commisération pour les humbles et pour les -malheureux. Son mari, en revanche, passait pour -très dur. Il était jaloux de sa femme, ne voulait -pas qu’elle eût d’enfants. Lorsqu’il découvrit -qu’elle était grosse, il entra dans une grande -colère et la chassa comme une mendiante, en -pleine nuit, au cœur de l’hiver, à demi nue sous -une pluie glacée.</p> - -<p>» Errante et plaintive, elle marcha devant elle -au hasard. Dans l’anse de Tréfentec, au bas de -cette dune, une barque de lumière se balançait -doucement, quoique la mer fût agitée ; et à l’arrière -de la barque se tenait un ange blanc, les -ailes éployées en guise de voiles.</p> - -<p>» L’ange dit à la sainte :</p> - -<p>» — Monte, afin que nous appareillions, car les -temps sont proches.</p> - -<p>» — Où prétendez-vous me conduire ? demanda-t-elle.</p> - -<p>» Il répondit :</p> - -<p>» — Le vent nous mènera. La volonté de Dieu -est dans le vent.</p> - -<p>» Ils voguèrent du côté de la Judée, prirent -terre dans le port de Jérusalem. Quelques jours -plus tard, Anne accouchait d’une fille que Dieu -destinait à être la Vierge. Elle l’éleva pieusement, -lui apprit ses lettres dans un livre de cantiques, et -fit d’elle une personne sage de corps et d’esprit, -digne de servir de mère à Jésus. Sa tâche terminée, -comme elle se sentait vieillir, elle implora le -ciel, disant :</p> - -<p>» — Je me languis de mes Bretons. Qu’avant de -mourir je revoie ma paroisse, la grève, si douce -à mes yeux, de la Palude en Plounévez-Porzay !</p> - -<p>» Son vœu fut exaucé. La barque de lumière -la revint prendre, avec le même ange à la barre, -seulement il était vêtu de noir, pour signifier à la -sainte son veuvage, le seigneur de Moëllien ayant -trépassé dans l’intervalle.</p> - -<p>» Les gens du château, assemblés sur le rivage, -accueillirent leur châtelaine avec de grandes démonstrations -de joie, mais elle les congédia sur-le-champ.</p> - -<p>» — Allez ! leur enjoignit-elle, allez, et distribuez -aux pauvres tous mes biens.</p> - -<p>» Elle avait résolu de finir ses jours terrestres -dans la pénitence. Et désormais elle vécut ici, -sur cette dune déserte, en une oraison perpétuelle. -L’éclat de ses yeux rayonnait au loin sur -les eaux, comme une traînée de lune. Aux soirs -d’orage, elle était la sauvegarde des pêcheurs. -D’un geste elle apaisait la mer, faisait rentrer les -vagues dans leur lit ainsi qu’une bande de moutons -à l’étable.</p> - -<p>» Jésus, son petit-fils, entreprit à cause d’elle -le voyage de Basse-Bretagne. Avant de gravir le -Calvaire, il vint lui demander sa bénédiction, -accompagné des disciples Pierre et Jean. La séparation -fut cruelle : Anne pleurait des larmes de -sang, et Jésus avait beau faire, il ne réussissait -point à la consoler. Finalement il lui dit :</p> - -<p>» — Songe, grand’mère, à tes Bretons. Parle ! -Et, en ton nom, quelque faveur que ce soit, je -suis prêt à la leur accorder.</p> - -<p>» La sainte alors essuya ses pleurs.</p> - -<p>» — Eh bien ! prononça-t-elle, qu’une église me -soit consacrée en ce lieu. Et, aussi loin que sa -flèche sera visible, aussi loin que s’entendra le -son de ses cloches, que toute chair malade guérisse, -que toute âme, vivante ou morte, trouve -son repos !</p> - -<p>» — Il en sera selon ton désir, répondit Jésus.</p> - -<p>» Pour mieux appuyer son dire, il planta dans -le sable son bâton de route, et aussitôt des flancs -arides de la dune une source jaillit. Elle coule -depuis lors, intarissable ; qui boit de son eau, -avec dévotion, sent comme une fraîcheur délicieuse -qui lui rajeunit le cœur et circule à travers -ses membres.</p> - -<p>» Un soir, il y eut dans le pays un grand deuil. -Le ciel se couvrit d’une brume épaisse ; la mer -poussa des sanglots presque humains. Sainte Anne -était morte. Les femmes d’alentour vinrent en -procession, avec des pièces de toile fine, pour -l’ensevelir. Mais on chercha vainement son cadavre : -nulle part on n’en trouva trace. Ce fut une -véritable consternation. Les anciens murmuraient -tristement :</p> - -<p>» — Elle est partie pour tout de bon. Elle n’a -même pas voulu confier à notre terre sa dépouille. -C’est assurément que quelqu’un de nous, sans le -savoir, lui aura manqué.</p> - -<p>» Cette pensée les affligeait. Soudain, le bruit -courut que des pécheurs avaient ramené dans leur -senne une pierre sculptée. Quand on eut débarrassé -la pierre des coquillages et des algues qui l’enveloppaient, -chacun reconnut l’image de la sainte. -Comme il n’y avait pas en ce temps-là de chapelle -à la Palude, on décida de la transporter à l’église -du bourg. Elle fut donc placée sur un brancard. -Elle était si légère que quatre enfants suffirent à la -monter jusqu’à la fontaine. Mais on ne put jamais -la faire aller plus loin. Plus on s’efforçait de la -soulever, plus elle devenait pesante. Les anciens -dirent :</p> - -<p>» — C’est un signe. Il faut lui bâtir ici sa maison.</p> - -<p>» Voilà, mon gentilhomme, la véridique histoire -d’Anne de la Palude, en Plounévez-Porzay. La -voilà, telle que je l’ai retenue de ma mère, qui -l’apprit de la sienne, à une époque où les familles -se transmettaient pieusement de mémoire en -mémoire les choses du passé.</p> - -<p>La bonne vieille, tout en contant, balayait, -amassait la poussière par petits tas, la recueillait à -mesure dans le creux de son tablier. Après m’avoir -parlé de la sainte, elle m’entretint de sa vie, à elle, -de sa longue et monotone vie, nue, vide, silencieuse, -dépeuplée comme ce sanctuaire où elle -achevait de s’écouler péniblement. C’était effrayant, -c’était tragique, à force de simplicité. Une joie -brève, çà et là, une de ces fleurettes éphémères -dont s’étoile au printemps le gazon des dunes. -Quant au reste, des deuils, des glas, et, dominant -tout, le bruit de mâchoires que fait dans les galets -la mer broyant ses victimes.</p> - -<p>— Je n’ai plus de fils ; mes brus sont mortes -ou remariées. Je m’assieds quelquefois aux foyers -des autres, mais j’y suis mal à l’aise ; leur flamme -ne réchauffe point. Des douaniers compatissants -m’ont abandonnée une des huttes basses où ils ont -coutume de s’abriter, la nuit, lorsqu’ils sont de -garde le long de cette côte. J’y couche sur un lit -de varechs. Mais je ne me plais qu’ici. Tous les -matins, je vais à la ferme prendre la clef. Je -remplis les fonctions de sacristine : je sonne les -trois angélus ; je reçois les pèlerins et je leur fais -les honneurs de la maison ; souvent ils me demandent -de réciter pour eux des oraisons spéciales -dont je suis à peu près seule à posséder le secret ; -je les conduis à la source, je leur verse l’eau dans -les manches ou sur la poitrine, suivant le genre -de maladie dont ils sont atteints. Dès qu’ils se -mettent en route pour venir trouver la sainte, j’en -suis avertie par des signes particuliers et surnaturels. -Tantôt c’est le bruit d’un pas invisible dans -l’église déserte, tantôt un craquement dans les -boiseries de l’autel, tantôt enfin, quand il s’agit -d’un grand vœu, de légères gouttes de sueur perlant -au front de la statue. En général, il n’y a de -monde que le mardi, qui est le jour consacré. Le -reste de la semaine, la Mère de la Palude n’a -devant les yeux que ma pauvre vieille face, aussi -délabrée qu’un mur en ruine. Elle me sourit néanmoins, -se montre envers moi pitoyable et douce, -m’encourage, me sauve des tristesses où sans elle -je serais noyée. Je lui tiens compagnie de mon -mieux. Je cause avec elle et il me semble qu’elle -me répond. Je lui chante les <i>gwerz</i> qu’elle aima, -son cantique, le plus beau, je pense, qu’il y ait en -notre langue. Et puis, je nettoie, j’arrose, je balaie. -Je recueille les poussières, j’en donne aux pèlerins -des pincées qui, répandues sur les terres, activeront -le travail des semences, préserveront de tout -dégât le blé des hommes et le foin des troupeaux.</p> - -<p>Je voulus lui glisser dans la main quelques -pièces de monnaie.</p> - -<p>— Le tronc est là-bas, — me dit-elle ; — moi, -je ne suis qu’une servante en cette demeure, je -n’ai pas qualité pour recevoir les offrandes.</p> - -<p>Je craignis de l’avoir froissée, mais, au premier -mot d’excuse, elle m’interrompit et, comme je -prenais congé :</p> - -<p>— Revenez nous voir, mon gentilhomme. -Tâchez seulement que ce soit en été, le dernier -dimanche d’août. Alors, vous contemplerez sainte -Anne dans sa gloire. Nulle fête n’est comparable -à celle de la Palude, et celui-là ne sait point ce -que c’est qu’un pardon, qui n’a pas assisté, sous -la splendeur du soleil béni, aux merveilles sans -égales du pardon de la Mer.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>II</h3> - - -<p>J’ai suivi votre conseil, bonne vieille. Hélas ! -je vous ai cherchée en vain dans l’église et sur la -crête des falaises où vous aviez, disiez-vous, votre -gîte. En vain je me suis adressé aux douaniers de -garde : ce n’étaient déjà plus les mêmes qui vous -furent si hospitaliers ; ils ne se rappelaient pas vous -avoir connue. Sans doute, la barque lumineuse -vous sera venue prendre, vous aussi, par quelque -soir de pluie glacée. Et vous êtes partie pour la -rive idéale, paisiblement, certaine que là-haut une -sainte Anne pareille à celle de vos rêves vous -faisait signe et vous attendait.</p> - -<p>Elle n’exagérait point, l’humble zélatrice de la -Palude, en affirmant que ce pardon est de toutes -les solennités bretonnes la plus imposante et la -plus belle.</p> - -<p>C’était un samedi de la fin d’août, un peu avant -le coucher du soleil. Du sommet de la montée de -Tréfentec, le paysage sacré nous apparut dans un -éclat de lumière rousse. Quel contraste avec la -terre de désolation que j’avais entrevue naguère, -si pâle, si effacée, enveloppée d’une bruine où elle -s’estompait confusément, sorte de contrée-fantôme, -image spectrale d’un monde mort ! Tout, à -cette heure, y respirait la vie : une fièvre de bruit -et d’agitation semblait s’être emparée du désert. -Les dunes même exultaient, et l’Océan, dans les -lointains, flambait ainsi qu’un immense feu de -joie. Plus près de nous, dans le repli de colline -où s’épanche le ruisseau de la fontaine miraculeuse, -une espèce de ville nomade s’improvisait -sous nos yeux. Comme au temps des migrations -des peuples pasteurs — le mot est de Jules Breton — des -tentes innombrables, de toutes formes et -de toutes nuances, s’élevaient, se groupaient, -bombaient au vent leurs toiles bises, donnaient -l’impression d’un campement de barbares, ou -mieux encore, d’un débarquement d’écumeurs de -mer. Beaucoup de ces tentes, en effet, s’étayaient -sur des rames plantées dans le sol, et elles étaient -recouvertes pour la plupart de voilures de bateaux -exhibant, en grosses lettres noires, leur matricule -et l’initiale de leur quartier.</p> - -<p>A l’entour de l’étrange bourgade, les chariots, -renversés sur l’arrière, enchevêtraient leurs roues, -hérissaient la plaine d’une forêt de brancards, -tandis que dans les pâtis voisins les bêtes erraient -à l’aventure.</p> - -<p>Et sur tout cela planait une clameur, un vaste -bourdonnement humain auquel se mêlait, à intervalles -réguliers, en sourdine, le grondement -cadencé des flots. Nous fîmes un circuit pour -gagner l’église. Une tribu entière de mendiants -était couchée à l’ombre des ormes, dans l’enclos. -Ils ne nous eurent pas plus tôt aperçus qu’ils se -ruèrent sur nous, avec des abois de chiens hurleurs. -Jamais encore je n’en avais vu en telle -quantité, pas même au pardon de Saint-Jean-du-Doigt, -où cependant ils fourmillent ; surtout, -jamais je n’en avais rencontré d’aussi insolents ! -Ils ne demandaient pas l’aumône, ils l’exigeaient.</p> - -<p>— Payez le droit des pauvres ! criaient-ils.</p> - -<p>Et ils nous frôlaient de leurs ulcères, ils nous -soufflaient au visage leur haleine nauséabonde, -empuantie par l’alcool. Il fallut jeter en l’air plusieurs -poignées de sous, pour nous débarrasser -d’eux. Comme je m’étonnais que le clergé tolérât -aux abords immédiats du sanctuaire cette horde -cynique et répugnante, mon compagnon, qui me -servait en même temps de cicérone, me répondit :</p> - -<p>— Ils sont ici de fondation. Jadis, ils s’intitulaient -les rois de la Palude. Royauté éphémère, -d’ailleurs ; car il n’y a que le samedi qui leur appartienne. -Arrivés ce matin — nul ne sait d’où, — ils -s’esquiveront cette nuit. Ils terminent en ce moment -leur collecte, et c’est pourquoi ils y mettent -tant d’âpreté.</p> - -<p>— Si pourtant il leur plaisait de rester -demain ?</p> - -<p>— Ils violeraient l’usage, et l’usage en Bretagne -est, selon le vieux dicton, plus roi que le -roi… Puis, demain, les gendarmes seront là ; nos -gueux ont horreur de ces trouble-fête ; la présence -d’un tricorne leur est insupportable : ils aiment -mieux décamper… Demain, enfin, les routes seront -encombrées de voitures ; les infirmes risqueraient -d’être mis en pièces : en sorte que la simple -prudence s’accorde avec la tradition pour conseiller -à la bande un prompt départ. Vous pourrez -avant peu juger par vous-même que cet exode -des loqueteux à la nuit pleine ne manque pas d’un -certain ragoût.</p> - -<p>Nous avions franchi le seuil de l’église.</p> - -<p>Combien reposant, cet intérieur, après le tumulte -du dehors ! Sur les murs blancs couraient des -guirlandes de lierre et de houx. Des ancres symboliques, -ornées de branches de sapin, étaient -appendues çà et là ; des goélettes en miniature, -chefs-d’œuvre de patience et de délicatesse, se -balançaient dans une vapeur d’encens, et, sur son -socle, la sainte, habillée à neuf, avait les grâces -jeunettes d’une aïeule endimanchée. De temps à -autre un pèlerin se levait du milieu de l’assistance -prosternée sur les dalles, s’approchait de l’image -vénérée et, dévotement, baisait le bas de sa robe. -Des mères haussaient leurs enfants à bras tendus -jusqu’à la douce figure de pierre. Et l’odeur des -cires ardentes imprégnait l’air, et leurs fines fumées -bleuâtres montaient, montaient… Peu à peu, la -nef se vida. Quelques vieilles en cape de deuil y -demeurèrent seules à égrener un interminable -rosaire, triste comme une lamentation… C’était -l’heure de souper : la nuit tombait.</p> - -<p>… Une tente basse, profonde, semi-auberge, -semi-dortoir. Des gens ronflent à l’une des extrémités, -tandis qu’à l’autre bout on mange, on boit, -aux vacillantes lueurs d’une chandelle de suif. -Sur la table, des plats d’étain où nagent des saucisses ; -des brocs, des chopines débordantes d’un -cidre huileux, quoique très additionné d’eau, que -la chaleur a fait tourner en vinaigre ; des réchauds -avec de la braise pour allumer les pipes, une -grande jarre pour se laver les mains… Nous -sommes chez Marie-Ange, matrone égrillarde, -qui n’a d’angélique que le nom. D’ordinaire, elle -vend du poisson à Douarnenez, sous les halles, -et c’est seulement par occasion, dans les circonstances -solennelles, qu’elle fait métier de -cabaretière. Croyez qu’elle s’en tire à merveille, -vive, preste, l’œil à tout et un mot pour chacun, -la jambe alerte, le parler hardi.</p> - -<p>La portière de la tente, un pan de toile retenu -par une amarre en guise d’embrasse, s’ouvre sur -l’église et, plus loin, par une fente des dunes, sur -la tranquillité sereine de la mer. Un feu de mottes -brûle à quelques pas, en plein vent ; au-dessus -bout le café de Marie-Ange, dans un chaudron -accroché à un faisceau de branchages. Des vols -d’étincelles s’éparpillent, allument dans l’herbe -desséchée de petites flammes courtes et rapides. -A droite, une masse sombre, la silhouette d’une -roulotte : une fille de bronze, accoudée entre les -colonnes torses de la balustrade, regarde devant -elle, dans le vague, cependant qu’un personnage -difforme cloue au fronton de la voiture cette -mirobolante affiche : <span class="sc">Quéhern oMichel</span>, <i>annonce la -bonne aventure. Certain des pronostics. Garantit la -guérison des verrues.</i> La nuit est tiède, pacifique, -baignée d’une molle clarté de lune qui semble -filtrer par gouttes devers l’orient. On entend respirer -les ondes. Un silence impressionnant a -succédé à l’animation du jour. Le ciel se recourbe -très haut, comme la voûte d’un temple infini, et -l’on se prend à baisser la voix, en causant, de peur -de manquer de respect à ce je ne sais quoi de -divin qui rôde au fond de ce silence majestueux. -Or, voici tout à coup qu’un chant s’élève, une -lente et rauque rapsodie, qu’on dirait hurlée à -tue-tête par un chœur d’ivrognes :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Enn eskopti a Gerné, war vordik ar môr glaz<a id="FNanchor_67" href="#Footnote_67" class="fnanchor">[67]</a>…</i></div> -</div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_67" href="#FNanchor_67"><span class="label">[67]</span></a> En l’évêché de Cornouailles, sur le bord de la mer -bleue…</p> -</div> -<p>Ce sont les mendiants qui déguerpissent. Cortège -fantastique et macabre. Ils défilent en troupeau, -pêle-mêle, célébrant de leurs gosiers avinés -la louange de la Palude et les mérites de la Bonne -Sainte, vraie grand’mère du Sauveur,</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Par qui la rose a fleuri où ne poussait que l’épine.</div> -</div> - -<p>Plus d’un qui titube chante quand même, -comme en rêve. Les femmes emportent dans les -bras des nourrissons « sans père », nés des promiscuités -de hasard, au long des routes. Les -aveugles vont de leur allure hésitante de somnambules, -la face tournée vers le firmament, la -main cramponnée à leur bâton fait de la tige d’un -jeune plant et semblable à une houlette. Des -tronçons d’hommes branlent ainsi que des cloches -entre des montants de béquilles. Un <i>innocent</i> -ferme la marche, un grand corps à la face hébétée, -qu’à sa robe grise, dans l’obscurité, on prendrait -pour un moine. Sur son passage, les gens se -découvrent et se signent, car l’esprit de Dieu habite -dans l’âme des simples. Marie-Ange lui offre, en -termes gracieux, un verre de cidre, mais il n’a -plus soif, au dire de la vieille qui le mène en -laisse. Et il disparaît avec les autres, par la pente -des dunes, dans le noir. Un pèlerin me chuchote -à l’oreille :</p> - -<p>— Sainte Anne a une affection particulière -pour cet idiot. Il y a six ans il tomba malade, à -des lieues d’ici, du côté de la montagne d’Aré, en -sorte qu’il ne put arriver à la Palude pour la fête. -Le pardon en fut gâté. Du vendredi matin au -lundi soir il plut à verse. La bénédiction du ciel -accompagne les innocents.</p> - -<p>Le silence est redevenu profond, sauf, par -intervalles, un hennissement, un appel lointain -de bête égarée, et toujours, toujours, le bruit de la -mer assoupie, calme comme un souffle d’enfant.</p> - -<p>Nous avons descendu les sentiers abrupts qui -conduisent à la plage. Dans les anfractuosités -des roches, des couples étaient assis, jeunes -hommes et jeunes filles, — celles-ci, ouvrières -en sardines, de l’île Tristan, de Douarnenez, de -Tréboul, peut-être même d’Audierne et de Saint-Guennolé, — ceux-là, -marins de l’État accourus -de Brest, en permission, pour embrasser leurs -amies, leurs « douces », pour faire avec elles, -avant la prochaine campagne, une mélancolique -et suprême veillée d’amour. Sainte Anne a l’indulgence -des grand’mères. Elle ne se scandalise -point de ces rendez-vous nocturnes ; elle les favorise, -au contraire, étend sur eux le dais velouté -de son ciel piqué d’étoiles, leur prête sa dune -moelleuse, les recoins discrets de ses grottes -tapissées d’algues, les enveloppe de mystère, de -poésie, de sérénité. Elle sait d’ailleurs l’héréditaire -chasteté de cette race et que l’amour, à ses -yeux, est une des formes de la religion. Marie-Ange, -il est vrai, nous a raconté tantôt l’histoire -d’une <i lang="br" xml:lang="br">Capenn</i>, d’une fille du Cap-Sizun, « qui -attrapa au pardon de la Palude une maladie de -trente-six jeudis ». Mais, si l’on cite de tels -exemples, c’est que précisément ils sont rares. -Les couples que nous avons frôlés se tenaient la -main, sans dire mot, absorbés dans une contemplation -muette où leurs âmes seules communiquaient. -Et leurs pensées paraissaient plutôt -graves que folâtres. Ils me remirent en mémoire -deux vers d’une chanson de bord entendue naguère -au pays de Paimpol :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Rô peuc’h ! rô peuc’h, mestrezik flour !</i></div> -<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Me wél ma maro ’bars an dour…</i></div> - -<div class="verse stanza">Tais-toi ! tais-toi, maîtresse exquise !</div> -<div class="verse">Je vois ma mort dans l’eau.</div> -</div> - -<p>Sur les fiançailles des marins quelque chose de -tragique plane toujours, et les aveux qu’ils échangent -avec les jouvencelles sont le plus souvent -tristes comme des adieux…</p> - -<p>Un coup de sifflet nous avertit que la <i>Glaneuse</i> -venait de stopper. D’habitude, le petit vapeur -côtier franchit la baie en ligne droite, de Morgat -à Douarnenez. Mais, à l’occasion du pardon, il -fait escale à la Palude. Nous nous trouvâmes une -vingtaine de passagers sur le pont. Presque tous -étaient des pêcheurs de la baie ; les rustiques, -aussi bien au retour qu’à l’aller, préfèrent la voie -de terre. Un paysan de Ploaré figurait pourtant -parmi nous, avec sa femme. Mon compagnon, -qui le connaissait, l’interpella :</p> - -<p>— Comment ! vieux Tymeur, vous n’avez pas -craint de vous fier au chemin des poissons ?… -Est-ce un vœu que vous avez fait, ou bien vos -jambes refusaient-elles de vous porter ?</p> - -<p>— Ce n’est ni l’un ni l’autre, répondit-il en se -rapprochant de nous, heureux d’avoir avec qui -causer pendant le trajet. Nos jambes, Dieu merci ! -sont encore solides, et, quant à notre vœu, -Renée-Jeanne et moi nous nous en sommes -acquittés dans la soirée, dévotement, comme il -sied à des chrétiens.</p> - -<p>— C’est donc alors que vous vous êtes réconciliés -avec la mer ?…</p> - -<p>— Non plus. Je lui en voudrai tant que je -vivrai. Elle nous a pris notre fils Yvon, que Dieu -ait son âme ! Ces choses-là ne se pardonnent -point. La mer ! Ni Renée-Jeanne, ni moi, nous -ne pouvons la sentir. Une de nos fenêtres donnait -dessus : nous l’avons murée. La terre est la -vraie mère des hommes ; la mer est leur marâtre. -Si j’étais sainte Anne, je la dessécherais toute, -en une nuit.</p> - -<p>— Oui mais, vieux Tymeur, cela ne nous dit -pas…</p> - -<p>— C’est juste. Après tout il n’y a pas de mal à -vous conter ça, puisque rien n’arrive sans la permission -de Dieu. N’est-ce pas, Renée-Jeanne ?</p> - -<p>Renée-Jeanne, accroupie sur un rouleau de cordages, -marmonnait une série d’oraisons bizarres, -sans doute des formules de conjuration contre -les Esprits malfaisants des eaux. Elle esquissa de -la main un geste vague, et le père Tymeur, après -s’être assuré que nous étions seuls à l’écouter, -commença son récit.</p> - -<p>Voilà. L’année précédente, à pareille époque et -à pareille heure, ils s’en revenaient tous deux, -Renée-Jeanne et lui, vers Ploaré, par la route. -Un peu avant Kerlaz, sur la droite, est le sanctuaire -de la Clarté où les pèlerins de la Palude -ont coutume de faire une station et de réciter -une prière, parce que Notre-Dame de la Clarté -passe pour être la fille aînée de sainte Anne, -comme Notre-Dame de Kerlaz est sa seconde -fille. Nos gens allaient franchir l’échalier de l’enclos, -quand, à la faveur de la lune, ils aperçurent -dans la douve un homme assis sur une espèce de -boîte longue aux ais disjoints, et qui paraissait à -bout de forces, car la sueur pleuvait de son front -dégarni entre ses doigts extraordinairement maigres. -Tymeur l’abordant lui dit avec compassion :</p> - -<p>— Vous avez l’air exténué, mon pauvre parrain.</p> - -<p>— Oui, le fardeau que j’ai à porter est bien -lourd… Y a-t-il encore loin jusqu’à la Palude ? -demanda le malheureux d’une voix triste.</p> - -<p>— Trois quarts de lieue environ. Nous sommes, -ma femme et moi, tout disposés à vous aider, si -nous pouvons quelque chose pour votre soulagement…</p> - -<p>— Certes, vous pouvez beaucoup.</p> - -<p>— Parlez.</p> - -<p>— Ce serait de faire dire une messe à l’église -de votre paroisse pour le repos d’une âme en -peine, d’un <i>anaon</i>… En échange, continua le -trépassé — c’en était un — je vous donnerai un -avis salutaire… Si jamais vous acceptez d’accomplir -un pèlerinage au nom d’un de vos amis, -tenez fidèlement votre promesse de votre vivant, -sinon il vous en cuira comme à moi après votre -mort. Je m’étais engagé à aller à la Palude pour -celui qui est ici, sous moi, dans cette châsse. -Mais, la vie est courte et il y faut penser à la fois -à trop de choses. J’omis la plus importante. J’en -suis bien puni. Depuis je ne sais combien de -temps que je m’achemine vers sainte Anne, je -n’avance chaque année que d’une longueur de -cercueil. Et si vous sentiez comme cela pèse -lourd, le cadavre d’un ami trompé !… En faisant -dire pour moi la messe que je vous demande, -vous abrégerez ma route d’un grand tiers<a id="FNanchor_68" href="#Footnote_68" class="fnanchor">[68]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_68" href="#FNanchor_68"><span class="label">[68]</span></a> M. Le Carguet, le folkloriste du Cap-Sizun, m’a communiqué -une légende analogue à celle-ci et qui avait trait -également au pardon de la Palude.</p> -</div> -<p>Sur ces mots, il disparut. Tymeur et sa femme, -agenouillés sous le porche, y restèrent en prière -jusqu’au petit matin, se bouchant les oreilles -pour n’entendre point ahaner le mort sous son -faix d’ossements et de planches pourries.</p> - -<p>Le vieux concluait :</p> - -<p>— On ne s’expose pas deux fois à de semblables -rencontres. N’est-ce pas, Renée-Jeanne ?</p> - -<p>Renée-Jeanne avait ramené sur son visage sa -cape de laine blanche bordée d’un large galon -de velours noir, et tournait obstinément le dos à -la mer… Elle était cependant délicieuse à voir, la -mer, en cette admirable nuit d’août, tiède et toute -parfumée d’un arôme étrange, comme si les -voluptueuses fleurs des jardins de Ker-Is, éveillées -tout à coup de leur enchantement, se fussent -venues épanouir à la surface des eaux. Elle gisait -là, presque sous nos pieds, la féerique cité de la -légende. Par instants, au creux des houles, on -eût dit que son image allait transparaître ; on -croyait entendre des voix, des bruits, et les phosphorescences -qui brûlaient à la crête des vagues -semblaient l’illumination d’une ville en fête. Nous -rasions de hauts promontoires, de longs squelettes -de pierre aux figures énigmatiques, attentifs -depuis des siècles à quelque spectacle sous-marin -visible pour eux seuls. Le ciel, au-dessus de nos -têtes, était comme un autre océan où, parmi le -scintillement des étoiles, un croissant de lune -flottait.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>III</h3> - - -<p>Le lendemain, dimanche, se leva l’aube du -« grand jour ».</p> - -<p>Je revois Douarnenez émigrant en masse vers -la Palude. Toutes les voitures de la contrée ont -été mises en réquisition et sont prises d’assaut. -Entre les sièges combles on intercale des tabourets -empruntés à l’auberge voisine. Le conducteur se -plante à l’avant, debout, un pied sur chaque -brancard ; les châles multicolores des filles assises -à l’arrière balaient le pavé de leurs franges. Et -les chars à bancs s’ébranlent, lourdement, au -petit trot d’un bidet de Cornouailles, très philosophe -et qui ne s’étonne plus. Les hommes font -les beaux dans leurs vareuses neuves, le béret -rabattu sur les yeux ; ils gesticulent, ils crient, -par besoin, par plaisir, pour se prouver à eux-mêmes -qu’ils sont ailleurs que dans les barques, -où le moindre mouvement, sous peine de mort, -doit être calculé, mesuré, précis, et aussi pour -se « déhanter l’âme », comme ils disent, des vastes -silences de la mer, plus troublants peut-être que -ses colères. A leurs muscles, à leurs nerfs violemment -comprimés il faut de ces brusques -détentes. Le pardon de sainte Anne est une des -soupapes par où se fait jour, chez ces êtres rudes, -le trop-plein des sentiments refoulés. J’ai entendu -des gens graves et officiels leur reprocher l’espèce -de fougue brutale avec laquelle ils se ruent au -divertissement. Ils s’y précipitent, en effet, tête -baissée, joyeux, insouciants, prodigues, quitte à -pâtir ensuite pendant des semaines et des mois. -En matière d’économie domestique, ils en sont -encore à la période sauvage. Qu’un autre les -blâme. Pour moi, qui les ai vus à l’œuvre, sur les -lieux de pêche, dans les sinistres nuits du large, -je songe surtout à la vie de damnés qu’ils mènent, -en proie à un labeur dont l’ingratitude n’a d’égale -que leur patience, et je serais plutôt tenté, je -l’avoue, de les trouver trop rares et trop courtes, -ces quelques trêves de Dieu qui les arrachent à -leur enfer.</p> - -<p>Toute l’animation du port a reflué vers la haute -ville. Les quais sont déserts. Les barques, tirées -à sec sur le sable de la marine, reposent, flanc -contre flanc, en des attitudes abandonnées, heureuses -elles aussi de ce répit de vingt-quatre -heures. Elles sont si lasses, et c’est si bon, même -pour des barques, d’avoir un jour à rêvasser en -paix ! Les filets prennent le soleil, appendus aux -mâts. Et la baie s’étale, vide, à perte de vue, -dominée seulement vers le nord par les blancs -éboulis de Morgat et par les aiguilles de pierre du -Cap de la Chèvre.</p> - -<p>J’ai voulu faire, ce matin, le trajet de la Palude -par le chemin des piétons. La file des pèlerins -s’engage dans les bois de Plomarc’h. Des étangs -mystérieux dorment sous les hêtres. Ici, la fille -de Gralon, Ahès, qu’on appelait encore Dahut, -venait autrefois avec ses compagnes, les blondes -vierges de Ker-Is, laver son linge royal : l’eau des -fontaines a, dit-on, retenu son image, et les -mousses, la fine odeur de ses cheveux. A travers -le réseau des branches, la mer luit. Elle ne nous -quittera guère, au cours du voyage, toujours adorable -et jamais la même, déployant devant le -regard, avec une sorte de coquetterie, les prestiges -sans nombre, la souplesse infinie de son -éternelle séduction. C’est sa fête — ne l’oublions -pas — c’est sa fête aussi bien que celle de sainte -Anne que les Bretons du littoral cornouaillais -célèbrent aujourd’hui. Aux âges très anciens, -alors que la grand’mère de Jésus n’était pas née, -elle était en ces parages l’idole unique. Elle -n’avait point de sanctuaire dans les dunes ; les -cérémonies de son culte s’accomplissaient à ciel -ouvert. Mais le peuple y accourait en foule, -comme à présent, et, comme à présent, l’époque -choisie était le mois de la saison ardente, parce -qu’en cette saison la déesse se révélait dans le pur -éclat de sa beauté, découvrait aux yeux ravis -son beau corps fluide, sa chair transparente et -nacrée, toute frissonnante sous les caresses de la -lumière. Les dévots, rassemblés sur les hauteurs, -tendaient les bras vers elle, entonnaient des -hymnes à sa louange, s’abîmaient dans la contemplation -de ses charmes. Ahès ou Dahut était -sans doute un des noms par lesquels ils l’invoquaient. -Quelle vertu d’incantation était attachée -à ce vocable, nous ne le saurons probablement -jamais.</p> - -<p>Le mythe du moins a survécu. Et son sens primitif -se retrouve aisément sous les retouches plus -récentes que le christianisme lui a fait subir. Ahès -a la démarche onduleuse, la chevelure longue et -flottante, tantôt couleur du soleil, tantôt couleur -de la lune, les yeux changeants et fascinateurs. -Elle habite un palais immense dont les vitraux -resplendissent ainsi que de gigantesques émeraudes. -Elle a des passions tumultueuses, une -rage inassouvie d’amour. Sa préférence va -aux hommes du peuple, aux gars solides et -frustes. Un pêcheur passe, ses filets sur l’épaule : -de la fenêtre de sa chambre, elle lui fait signe de -monter. Plusieurs fois par nuit, elle change -d’amants ; elle danse devant eux toute nue, les -enlace et les endort, en chantant, d’un sommeil -dont ils ne se réveilleront plus. Car ses baisers -sont mortels. Les lèvres où les siennes se sont -appliquées demeurent béantes à jamais. C’est une -dévoreuse d’âmes. Un de ses caprices suffit à -causer des catastrophes épouvantables, efface en -un clin d’œil une ville entière de la carte du -monde. On l’adore et on la hait. Elle est irrésistible -et fatale. Qui ne reconnaîtrait en elle la personnification -vivante de la mer ?</p> - -<p>… Sur la plage du Ris, les pèlerins se déchaussent. -C’est le moment du reflux. Les sables, d’une -blancheur éblouissante, étincellent, pailletés de -mica. On a près d’une lieue de grèves à longer. -C’est plaisir d’appuyer le pied sur ce sol égal, d’un -grain si subtil, et qui a le poli, la fraîcheur d’un -pavé de marbre. Des sources invisibles jaillissent -sous la pression des pas. La grande ombre déchiquetée -des falaises garantit les fronts des ardeurs -du soleil ; et il sort des cavernes creusées par les -flots dans les soubassements de la paroi de schiste -un souffle d’humidité qui vous évente au passage. -Des vols de mouettes et de goélands se balancent -dans l’air immobile, avec des flammes roses au -bout de leurs ailes éployées.</p> - -<p>Une anse, un pré, des landes rousses, presque -à pic. Nous avons repris le sentier de terre, mais -à travers un pays morne, sous un ciel accablant. -Nul abri. Pas un arbre. A peine, dans une combe -imprévue, un bouquet de saules rachitiques au-dessus -d’une fontaine desséchée. Puis, des roches -monstrueuses surplombant l’abîme. Le raidillon -s’accroche à leur flanc ou rampe dans leurs interstices. -En bas, la mer traîtresse guette le passant.</p> - -<p>— Monsieur ! monsieur ! — crie derrière moi, en -breton, une voix haletante, une voix de femme.</p> - -<p>Celle qui m’interpelle de la sorte est une -« îlienne » de Sein, apparemment une veuve, à en -juger par sa coiffe noire et par la rigidité sévère -du reste de son accoutrement.</p> - -<p>— Pardonnez-moi, monsieur, si je vous ai prié -de m’attendre pour franchir cet endroit. Seule, je -n’en aurais point le courage.</p> - -<p>— Le plus sûr, pour vous, si vous craignez le -vertige, est de faire un crochet.</p> - -<p>— Impossible. <i>Mon vœu est par ici.</i></p> - -<p>Ce sentier dangereux lui est sacré. On va voir -pourquoi. Je transcris ses propres paroles.</p> - -<p>Il y a vingt ans, elle s’acheminait vers la Palude -en compagnie de son fiancé. Leurs noces étaient -fixées à la semaine d’après. Ils allaient, elle, -demander à la sainte de bénir leur union ; lui, la -remercier de lui avoir sauvé la vie, l’hiver précédent, -où il avait été toute une nuit en perdition -dans le Raz.</p> - -<p>Ils devisaient justement des angoisses qu’ils -avaient endurées l’un et l’autre pendant cette nuit -terrible.</p> - -<p>— Oui, disait le jeune homme, il s’en est fallu -de peu qu’au lieu de t’épouser je n’épousasse la -mer… Est-elle assez jolie à cette heure, la gueuse ! -ajouta-t-il, en se penchant sur l’eau qui ondulait -doucement, claire et profonde, au pied du roc.</p> - -<p>Mais il n’avait pas fini de parler qu’il se rejetait -vivement en arrière. Il était livide. Il cria :</p> - -<p>— Malheur ! Une lame sourde !</p> - -<p>Une espèce de beuglement monta du gouffre ; -une masse liquide, une forme échevelée de bête -bondit…</p> - -<p>Quand l’îlienne qui s’était évanouie rouvrit les -yeux, un groupe de pèlerines faisaient cercle -autour d’elle, agenouillées et en prières, ne -doutant point qu’elle fût morte.</p> - -<p>— Et Kaour<a id="FNanchor_69" href="#Footnote_69" class="fnanchor">[69]</a> ? — interrogea-t-elle, dès qu’elle -eut recouvré ses sens ; — où est Kaour ?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_69" href="#FNanchor_69"><span class="label">[69]</span></a> Diminutif de Corentin.</p> -</div> -<p>Personne ne put lui donner des nouvelles de -son fiancé. La mer avait une mine innocente et -calme, comme si rien ne s’était passé. On eut -beau chercher le cadavre, on ne le retrouva -jamais.</p> - -<p>Depuis lors, la pauvre fille se rend chaque -année au pardon de la Palude, et toujours par le -chemin qu’ils suivaient ensemble si gaiement ce -jour-là. Mais, parvenue au lieu du sinistre, ses -forces défaillent. Elle a peur de s’entendre appeler -par la voix de Kaour et, d’autre part, elle tient à -lui montrer qu’elle est restée obstinément fidèle à -sa mémoire.</p> - -<p>— Je suis sa veuve, — dit-elle, — puisque nos -bans ont été publiés ; et, à l’île, c’est un sacrilège -de se marier deux fois.</p> - -<p>Tout en causant de ces choses tristes, nous -dévalons vers la grève de Tréfentec. Avant d’arriver -aux premières dunes de Sainte-Anne, nous -avons encore une étendue torride à traverser. La -chaleur est accablante et j’ai très soif. L’îlienne -aussi boirait volontiers. Soudain, elle avise une -gabarre couchée dans les sables. Y courir, -enjamber le plat-bord est pour elle l’affaire d’un -instant, et la voici qui me hèle, debout, une bonbonne -de terre entre les mains. Tandis que je me -désaltère, elle prononce d’un ton quasi joyeux :</p> - -<p>— Service pour service, n’est-ce pas ? Nous -sommes quittes.</p> - -<p>Et, comme je la complimente sur son flair :</p> - -<p>— Je n’ai eu qu’à me souvenir du proverbe. Un -marin, vous le savez, ne s’embarque pas sans -eau.</p> - -<p>Jamais breuvage ne m’a semblé plus délicieux. -Quand les pèlerins de l’équipage remettront à la -voile, ce soir, ils seront probablement quelque -peu surpris de trouver la bonbonne à moitié vide, -mais, pour parler comme ma complice, ils n’auront -que trop lampé dans l’intervalle.</p> - -<p>Le fait est que les tentes de la Palude regorgent -de buveurs. Les femmes elles-mêmes s’attablent -pour déguster le <i>champagne breton</i>, de la limonade -gazeuse saturée d’alcool. Le cirque des dunes -présente l’aspect d’une foire immense, d’une de -ces foires du moyen âge où se mêlaient tous les -costumes et tous les jargons. La fumée des feux -de bivouac tournoie lentement dans l’air épaissi. -La poussière flotte par grands nuages aux teintes -de cuivre. On dirait que les baraques de toile -oscillent sur le vaste roulis humain. Dans cette -mer de bruits et de couleurs, où les boniments -des saltimbanques font chorus avec les troupes -en haillons des chanteurs d’hymnes, au milieu -du tapage, de la bousculade, de la grosse joie -populaire exaltée et débordante, un îlot de -silence, tout à coup, un coin de solitude : -la fontaine. Un parapet la protège et un dallage -de granit l’entoure. Au centre s’élève la statue de -la sainte. Des vieilles du voisinage se tiennent -sur le perron, avec des écuelles et des cruches -pour aider les dévots dans leurs ablutions.</p> - -<p>Une femme de Penmarc’h ou de Loctudy, une -<i lang="br" xml:lang="br">Bigoudenn</i>, gravit les marches d’un pas chancelant. -Elle a la figure terreuse d’une momie, dans -son bonnet de forme étroite brodé d’arabesques -de perles et que surmonte une mitre ; ses lourdes -jupes, étagées sur trois rangs, font trébucher ses -jambes exténuées de malade, et l’on tremble de -la voir s’affaisser subitement entre les bras des -deux jeunes hommes — ses fils — qui l’escortent, -raides et muets.</p> - -<p>Les officieuses vieilles s’empressent autour -d’elle, lui offrent leurs services avec des chuchotements -de compassion, s’enquièrent obligeamment -de la nature de son mal. Elle, cependant, -s’est laissée choir, à bout de forces, sur le banc de -pierre accoté au piédestal de la statue, et, de ses -doigts amaigris, elle se met à dégrafer une à une -les pièces de son vêtement, d’abord le corsage -soutaché de velours, puis la camisole de laine -brune, enfin la chemise de chanvre, découvrant à -nu sa poitrine où s’étale, striée de brins de -charpie, la plaie hideuse d’un cancer.</p> - -<p>Les deux jeunes hommes la regardent faire, le -chapeau dans les mains, comme à l’église. Et j’entends -l’un d’eux, l’aîné, qui explique aux vieilles :</p> - -<p>— Nous avons été avec elle dans tous les lieux -renommés aux environs de notre paroisse, à -saint Nonna de Penmarc’h, à sainte Tunvé de -Kérity, à saint Trémeur de Plobannalec. Nous -l’avons ramenée chaque fois plus souffrante. -Alors, on nous a dit que sainte Anne seule avait -assez de vertu pour la guérir, et nous sommes -venus.</p> - -<p>Les vieilles de se récrier :</p> - -<p>— Quel dommage que vous n’y ayez pas songé -plus tôt !… Il n’y a que sainte Anne, voyez-vous, -il n’y a que sainte Anne ! Chacun sait cela. Il faut -être, comme vous, de la race des brûleurs de -goémon pour l’ignorer.</p> - -<p>Tout en morigénant les fils, elles s’occupent de -la mère, accomplissent en son nom les rites prescrits. -Celle-ci lui barbouille d’eau le visage ; celle-là -lui en verse dans les manches, le long des bras, -une troisième lui prend dans la poche son mouchoir, -le va tremper dans la fontaine et le lui -applique ainsi imbibé sur la partie atteinte ; les -autres se traînent à genoux par les dalles -boueuses, invoquant la patronne de la Palude, -« aïeule de miséricorde, mère des mères, source de -santé, rose des dunes, espérance du peuple breton. »</p> - -<p>Prières improvisées, d’un charme très doux et -très apaisant.</p> - -<p>La malade s’efforce d’en répéter les termes, la -nuque renversée, les yeux levés vers l’image de la -sainte, dans une attitude vraiment sculpturale de -douleur et de supplication.</p> - -<p>C’est une remarque vingt fois faite. Morceaux -de paysages, groupes de gens, tout en Bretagne -s’organise en tableau, spontanément, par une -sorte d’instinct secret. L’artiste n’a qu’à transposer, -presque sans retouche.</p> - -<p>Sous ce rapport, la procession de la Palude est -une merveille. Il n’y a pas d’autre mot pour la -caractériser. Impossible de concevoir quelque -chose de plus complet, une vision d’art plus -intense, plus harmonieuse et plus variée.</p> - -<p>Un ciel qui poudroie, une brume d’or, comme -dans certaines peintures des Primitifs… L’église -en clair avec des tons lilas, aérienne, vibrante, -toutes ses cloches en branle tourbillonnant, pour -ainsi dire, au-dessus d’elle… Çà et là, des verts -pâlis, effacés, le gris des tentes, la rousseur des -falaises et, par derrière, la vasque splendide de la -Baie, ses grands azurs calmes, la frise ouvragée -de ses promontoires, le souple et changeant -feston de ses vagues ourlé d’une écume de soleil.</p> - -<p>Voilà pour l’ensemble du décor.</p> - -<p>Sur ce fond admirable se développe un cortège -de féerie, une longue, une noble suite de figures -graves, historiées, hiératiques, échappées, semble-t-il, -des enluminures d’un vitrail. C’est comme un -défilé d’idoles vivantes, surchargées d’ornements -lourds et d’éclatantes broderies. Les costumes -sont d’une richesse, d’une somptuosité qu’on ne -rencontre plus ailleurs, sauf peut-être chez les -Croates, en Ukraine et dans quelques pays -d’Orient. Chaque famille conserve précieusement -le sien, dans une armoire spéciale qui ne s’ouvre -qu’une fois l’an, pour le « dimanche de sainte -Anne ». On le fait endosser ce jour-là, avec mille -recommandations minutieuses, soit à la fille -aînée, soit à la bru. Toute la maison est présente -à la cérémonie de la toilette. L’aïeule, dépositaire -des antiques traditions, prodigue les conseils, -corrige une draperie, redresse le port de la néophyte, -lui enseigne la démarche qui convient, le -pas solennel et, en quelque sorte, sacerdotal.</p> - -<p>Le spectacle de ces femmes aux parures magnifiques, -s’avançant de leur allure majestueuse, en -ce cadre éblouissant, parmi le chant des litanies -et le son voilé des tambours, est assurément une -des plus belles choses qui se puissent voir et le -souvenir qu’il vous laisse est de ceux qui ne s’effacent -jamais. Vous diriez d’une fresque immense -où se déroulerait, en une pompe d’une mysticité -barbare, un chœur de prêtresses du vieil Océan.</p> - -<p>Longtemps après, on en reste hanté comme d’une -hallucination des anciens âges. Mais voici qui -nous ramène à l’éternelle et angoissante réalité.</p> - -<p>Vieilles ou jeunes, sveltes ou courbées, les -« veuves de la mer » débouchent du porche. L’œil -se fatiguerait à les vouloir dénombrer : elles sont -trop. Elles ont soufflé leurs cierges, pour signifier -qu’ainsi s’est éteinte la vie des hommes -qu’elles chérissaient. La physionomie, chez la -plupart, est empreinte d’une placide résignation. -Les plus affligées dissimulent leurs larmes sous la -cape grise aux plis flasques et tombants. Elles -passent discrètes, les mains jointes, — immédiatement -suivies par les « sauvés ».</p> - -<p>Le rapprochement n’est point aussi ironique -qu’il en a l’air. De ces « sauvés » d’aujourd’hui -combien n’en pleurera-t-on pas au pardon prochain -comme « perdus » ! Par un sentiment d’une -touchante délicatesse, ils ont revêtu pour la circonstance -les effets qu’ils portaient le jour du naufrage, -au moment où la sainte leur vint en aide et -conjura en leur faveur le péril des flots. Ils sont là -dans leur harnais de travail, de lutte sans merci, -le pantalon de toile retroussé sur le caleçon de -laine, la vareuse de drap bleu usée, trouée, -mangée par les embruns, maculée de taches de -goudron, le <i>ciré</i> couleur de safran jeté en travers -sur les épaules. Jadis, pour ajouter encore à l’illusion, -ils poussaient le scrupule jusqu’à prendre -un bain, tout habillés, au pied des dunes, et assistaient -à la « procession des vœux » le corps ruisselant -d’eau de mer.</p> - -<p>Dans leurs rangs figure un équipage au complet. -Le mousse marche en tête. A son cou pend -une espèce d’écriteau à moitié pourri, la plaque -de l’embarcation, seule épave qu’ait revomie la -tourmente.</p> - -<p>Tous ces hommes chantent à haute voix. Leur -allégresse néanmoins, surexcitée chez plus d’un -par les libations de la matinée, demeure sérieuse, -presque triste.</p> - -<p>— Que voulez-vous ? m’a dit l’un d’eux ; sainte -Anne bénie fait pour nous ce qu’elle peut et nous -l’en remercions de toute notre âme. Mais, tandis -que nous clamons vers elle notre action de -grâces, nous entendons là-bas <i>l’autre</i> qui rit… Et -vous savez, quand celle-là vous a lâché une fois, -deux fois, gare à la troisième ! On ne triche pas -impunément la mer.</p> - -<p>… Le soir descend. Les croix, les bannières -viennent de rentrer à l’église. Aussitôt la dispersion -commence. Les chariots s’alignent, s’ébranlent, -partent au grand trot de leurs attelages -reposés. Le torrent des piétons s’écoule par toutes -les issues. Le regard suit longtemps ces minces -files sinueuses et bariolées qui serpentent à travers -champs et peu à peu s’égrènent pour enfin -disparaître derrière les lointains assombris.</p> - -<p>Les voilures qui recouvraient les tentes gisent à -terre. Marie-Ange, affairée, me crie :</p> - -<p>— On lève l’ancre ! On cargue !</p> - -<p>Sur la plaine dévastée retombe, avec la nuit, -le manteau de la solitude. Les roulottes des saltimbanques -et des forains y dressent encore leurs -silhouettes d’arches errantes : demain, elles auront -fui à leur tour. Et la Palude, sous les premiers -brouillards d’automne, va redevenir le -funèbre paysage que j’entrevis naguère, peuplé -seulement d’un sanctuaire abandonné et d’une -ferme en ruine, en face de la mer hostile, aussi -farouche, aussi indomptée que jamais.</p> - - -<p class="c gap small">FIN</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">TABLE</h2> - - -<table summary=""> -<tr><td class="drap small">AVANT-PROPOS</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch0"><small>I</small></a></div></td></tr> -<tr><td class="drap small">SAINT-YVES — LE PARDON DES PAUVRES</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch1">1</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap small">RUMENGOL — LE PARDON DES CHANTEURS</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch2">73</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap small">SAINT-JEAN-DU-DOIGT — LE PARDON DU FEU</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch3">169</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap small">LA TROMÉNIE DE SAINT-RONAN — LE PARDON DE LA MONTAGNE</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch4">257</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap small">SAINTE-ANNE DE LA PALUDE — LE PARDON DE LA MER</td> -<td class="bot r"><div><a href="#ch5">323</a></div></td></tr> -</table> - -<p class="c gap small">291-08. — Coulommiers. Imp. <span class="sc">Paul</span> BRODARD. — P4-08.</p> - - -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU PAYS DES PARDONS ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ -concept and trademark. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. 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