summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
authornfenwick <nfenwick@pglaf.org>2025-01-22 11:58:42 -0800
committernfenwick <nfenwick@pglaf.org>2025-01-22 11:58:42 -0800
commitffb05a2efbfd62403aa59cdd62715933cda4a42d (patch)
tree245dabe58b6fb31b2c2977f8b7c331aa4122096b
parentde3132dde50269bcb3ce1b81fd13cd684d28f2ac (diff)
NormalizeHEADmain
-rw-r--r--.gitattributes4
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
-rw-r--r--old/66682-0.txt8825
-rw-r--r--old/66682-0.zipbin205968 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/66682-h.zipbin275282 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/66682-h/66682-h.htm11775
-rw-r--r--old/66682-h/images/cover.jpgbin59254 -> 0 bytes
8 files changed, 17 insertions, 20600 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..d7b82bc
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,4 @@
+*.txt text eol=lf
+*.htm text eol=lf
+*.html text eol=lf
+*.md text eol=lf
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..8989de9
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #66682 (https://www.gutenberg.org/ebooks/66682)
diff --git a/old/66682-0.txt b/old/66682-0.txt
deleted file mode 100644
index 789faf3..0000000
--- a/old/66682-0.txt
+++ /dev/null
@@ -1,8825 +0,0 @@
-The Project Gutenberg eBook of Au pays des pardons, by Anatole Le Braz
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Au pays des pardons
-
-Author: Anatole Le Braz
-
-Release Date: November 6, 2021 [eBook #66682]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at
- https://www.pgdp.net (This file was produced from images
- generously made available by The Internet Archive/Canadian
- Libraries)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU PAYS DES PARDONS ***
-
-
-
- ANATOLE LE BRAZ
-
- AU
- PAYS DES PARDONS
-
- PARIS
- CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
- 3, RUE AUBER, 3
-
-
-
-
-CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
-
-DU MÊME AUTEUR
-
-Format in-18.
-
-
- LA CHANSON DE LA BRETAGNE 1 vol.
- PAQUES D’ISLANDE 1 --
- LE GARDIEN DU FEU 1 --
- LE SANG DE LA SIRÈNE 1 --
- LA TERRE DU PASSÉ 1 --
- LE THÉÂTRE CELTIQUE 1 --
-
-
-Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y
-compris la Hollande.
-
-
-291-08.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--P4-08.
-
-
-
-
-A LA MÉMOIRE VÉNÉRÉE
-
-DE
-
-MA MÈRE
-
-
-
-
-AVANT-PROPOS
-
-DE LA PREMIÈRE ÉDITION
-
-
-Je n’ai pas à apprendre au lecteur que ce Pays des Pardons où je
-voudrais le conduire, c’est la Bretagne, j’entends la Bretagne
-bretonnante ou--s’il faut un terme encore plus spécial--l’Armorique. Il
-ne serait pas moins superflu, je pense, de dire en quoi consiste un
-_Pardon_. Tout le monde en a vu. On ne voyage pas une semaine en
-Bretagne, durant la belle saison, sans tomber à l’improviste au milieu
-d’une de ces fêtes locales. Elles ne présentent, du reste, aperçues
-ainsi au passage, qu’un intérêt assez médiocre.
-
-C’est le plus souvent aux alentours d’une vieille chapelle qui ne se
-distingue guère que par son clocher des masures du voisinage, tantôt au
-creux d’un ravin boisé, tantôt au sommet d’une lande stérile, balayée du
-vent. Il y a là des gens endimanchés qui vont et viennent, d’une allure
-monotone, les bras ballants ou croisés sur la poitrine, sans
-enthousiasme, sans gaieté. D’autres, attablés dans quelque auberge,
-crient très fort, mais plutôt, semble-t-il, par acquit de conscience que
-par conviction. Les mendiants pullulent, sordides, couverts de vermine
-et d’ulcères, lamentables et répugnants. Dans l’enclos du cimetière
-bossué de tombes herbeuses, véritable «champ des morts», un aveugle
-adossé au tronc d’un if glapit, en une langue barbare, une mélopée
-dolente, si triste qu’on la prendrait pour une plainte. Les jeunes
-couples qui se promènent, et qui sont censés deviser d’amour, échangent
-à peine cinq paroles, se lutinent gauchement, avec des gestes
-contraints. Un de mes amis, après avoir assisté au pardon de la Clarté,
-en Perros, formulait son impression en ces termes:
-
---Décidément, j’aime mieux vos Bretons quand ils ne s’amusent pas: ils
-sont moins mornes.
-
-Son erreur était de croire que ces Bretons s’étaient réunis là pour
-s’amuser. Le Goffic a écrit à propos des pardons[1]: «Ils sont les mêmes
-qu’ils étaient il y a deux cents ans, et vous ne trouverez rien de si
-délicieusement suranné. Ils ne ressemblent point aux autres fêtes. Ce ne
-sont point des prétextes à ripailles comme les kermesses flamandes, ni
-des rendez-vous de somnambules et d’hommes-troncs, comme les foires de
-Paris. L’attrait vient de plus haut: ces pardons sont restés des fêtes
-de l’âme. On y rit peu et on y prie beaucoup...» On ne saurait mieux
-dire. Une pensée religieuse, d’un caractère profond, préside à ces
-assemblées. Chacun y apporte un esprit grave, et la plus grande partie
-de la journée est consacrée à des pratiques de dévotion. On passe de
-longues heures en oraison devant la grossière image du saint; on fait à
-genoux le tour de l’auge en granit qui fut successivement sa barque, son
-lit, son tombeau; on va boire à sa fontaine que protège un édicule
-contemporain du sanctuaire et dont l’eau est réputée comme ayant des
-vertus curatives. Vers le soir seulement, après vêpres, les
-divertissements s’organisent. Plaisirs agrestes et primitifs. On
-s’attroupe pour jouer aux noix, dans le gazon, au pied des ormes. Les
-gars se défient à la lutte, à la course, sous les yeux des filles
-sagement assises sur les talus environnants, ou s’exercent à mâter une
-perche, parmi les applaudissements des vieillards. La danse enfin
-déroule en cercle ses anneaux, sérieuse et animée tout ensemble, avec un
-je ne sais quoi de simple et d’harmonieux dans le rythme qui rappelle
-son origine sacrée... Les retours, à la brune, sont exquis. On s’en
-revient par groupes, dans la fraîcheur du crépuscule, à l’heure où
-commencent à s’allumer les étoiles dans le gris ardoisé du ciel. Une
-sérénité douce enveloppe les choses. Les galants accompagnent chez elles
-leurs promises: ils cheminent côte à côte, en se tenant par le petit
-doigt. L’homme s’est enhardi, la fille ne se sent plus rougir: le
-mystère invite aux aveux. Aux approches de la ferme, pour annoncer leur
-arrivée, ils entonnent à l’unisson une cantilène achetée dans
-l’après-midi à l’éventaire du marchand de complaintes. D’autres couples
-au loin leur répondent, et bientôt, de toutes parts, s’élève une sorte
-de chant alterné qui va s’éteignant peu à peu, avec les derniers
-tintements de l’angélus, dans le grandiose silence des campagnes
-assoupies.
-
- [1] _Les Romanciers d’aujourd’hui_, p. 87-88.
-
-Le charme rustique de ces fêtes, M. Luzel l’a exprimé en un _sône_ resté
-jusqu’à présent inédit et dont on me saura d’autant plus de gré de
-traduire ici les principales strophes.
-
-
-I
-
-Nous avions traversé des champs, des prés en fleurs, des bois où les
-oiseaux s’égosillaient...
-
-Devant moi, marchait, à quelque distance, Jénovéfa Rozel, la plus jolie
-fille qui se puisse rencontrer en Bretagne... Et si bellement accoutrée!
-A un ange elle était pareille.
-
---Bonjour à vous, Jéno jolie!... Jésus, que vous voilà bien attifée! Je
-vous retiens le premier pour danser la ronde.
-
---Grand merci, Alanik. Si je suis bellement vêtue, ce n’est point pour
-aller à la danse. Et puis, vous êtes un moqueur!
-
---Je gagerais volontiers un cent d’amandes que l’on vous verra tantôt, ô
-fleurette d’amour, tourner autour de Jolory[2] en donnant la main à
-Gabik... Gabik est un joli garçon. Ne rougissez point, mon enfant...
-
- [2] Ménétrier renommé au pays de Plouaret.
-
-
-II
-
-... La procession s’avance. Les cloches sonnent à toute volée, si bien
-que le clocher tremble et que l’on entend craquer la charpente sous
-l’effort des sonneurs... Voici la grande bannière qui sort par le
-porche. Voyons qui la porte.
-
-C’est Robert le Manac’h! Celui-là est le plus fort de tous les jeunes
-hommes du pays. Il fait avec la bannière trois saluts coup sur coup.
-C’est un fier gars! Plus d’une fille tient les yeux fixés sur lui.
-
-La seconde bannière est aux mains de Gabik. Ses regards cherchent de
-tous côtés Jénovéfa, son petit cœur... Puis viennent en foule des filles
-vêtues de blanc, jolies, jolies à ravir, chacune portant un cierge...
-
-Et de part et d’autre du chemin on voit, sur les talus, jeunes garçons
-et filles jolies, parmi les fleurs de toute espèce, fleurs d’épine et
-fleurs de genêt. Jusque sur les branches des arbres il y a des enfants
-par grappes...
-
-... Dans la plaine, le recteur, de sa propre main, met le feu au bûcher
-de lande.
-
---Le feu! Le feu de joie!
-
-Et tous de crier en chœur:
-
---Iou! Iou!
-
-Et voici maintenant le tour du ménétrier.
-
-
-III
-
-... Jolory, monté sur sa barrique, appelle les jeunes gens à
-l’_aubade_[3]. Le cœur des jeunes filles tressaille à cet appel...
-
- [3] Nom d’une danse bretonne.
-
-Et maintenant, regardez! Quelle allégresse! En dépit de la chaleur, de
-la poussière, de la sueur, voyez comme on bondit, voyez comme on se
-donne de la peine!...
-
-Le sonneur n’en peut plus: il a beau boire, l’haleine lui manque.
-
---Sonne, sonneur! sonne donc!... Bois et sonne! Sonne toujours!
-
-
-IV
-
-Je ne vois pas Jénovéfa, et Gabik pas davantage; cela m’inquiète, car je
-ne veux pas perdre mon cent d’amandes...
-
-Mais voici le chanteur aveugle!... Peut-être est-ce ici que je les
-trouverai, écoutant quelque chanson nouvelle faite sur deux jeunes cœurs
-malades d’amour...
-
-Non! Le vieil aveugle chante une complainte affreusement triste. Il
-s’agit d’un navire perdu en mer, par un temps épouvantable... Voyons,
-voyons plus loin!... Voici Iouenn Gorvel étendu de son long dans la
-douve, ivre comme un pourceau... Voici Job Kerival...
-
---Dis-moi, n’aurais-tu pas vu Jénovéfa Rozel?
-
---Si fait! je l’ai rencontrée là-bas, descendant... Elle allait,
-j’imagine, à la chapelle, prendre congé du saint.
-
---Était-elle seule?
-
---Nenni. Son doux Gabik l’accompagnait. Qu’il était content et qu’elle
-était jolie!
-
-... Ils ne sont plus dans la chapelle... Ma belle Jénovéfa, je vous
-retrouverai, et avec vous votre Gabik...
-
---Bonjour à vous, ma commère Marguerite... Combien vendez-vous le cent
-de noix?
-
---Mon bon monsieur, ce ne sera pour vous que trois réaux: sans mentir,
-je les vends dix-huit sous aux autres. Les noix sont renchéries... et
-l’on a bien du mal à vivre, car les temps sont durs...
-
-... Et, à présent, à la maison! à la maison!... Le chemin est plein de
-monde revenant du pardon... Et des rires! des chants!
-
---L’aumône au pauvre, au pauvre vieil aveugle, qui ne voit pas plus
-clair à midi qu’à minuit!...
-
-C’est le vieil aveugle Robert Kerbastiou, qui m’a si souvent chanté
-_gwerzes_ et _sônes_.
-
---Oui, voilà deux sous dans votre écuelle, pauvre vieux.
-
---La bénédiction de Dieu soit sur vous, et puissiez-vous vivre
-longtemps!...
-
-
-V
-
-Le beau soir!... Le son aigu du biniou arrive jusqu’à moi, mêlé au
-parfum des fleurs... Le soleil s’abaisse derrière la colline. Là-bas, au
-loin, on chante le _gwerz_ de _Kloarek Laoudour_.
-
-Qui donc est là, sous ce hêtre? Jénovéfa, si je ne me trompe, et Gabik,
-tous les deux!
-
---Le vent est frais sur la hauteur... Et, quand on rentre tard, Jéno, la
-mère gronde!... Mais voici de quoi l’apaiser: voici des amandes pour
-distribuer à chaque enfant, au petit frère, à la petite sœur, et à la
-mère et au père. J’ai perdu, je paie de bon cœur... Puisse Dieu bénir
-jusqu’au bout vos amours!... Ne rougissez pas ainsi! Avant trois mois,
-le recteur vous mariera dans son église!
-
- * * * * *
-
-Voilà bien, dans ses traits essentiels, la physionomie d’un pardon. Qui
-en connaît un les connaît tous. Ils sont innombrables. Chaque oratoire
-champêtre a le sien, et je pourrais citer telle commune qui compte sur
-son territoire jusqu’à vingt-deux chapelles. Chapelles minuscules, il
-est vrai, et à demi souterraines, dont le toit est à peine visible
-au-dessus du sol. Il en est, comme celle de saint Gily, en Plouaret, qui
-disparaissent au milieu des épis, quand les blés sont hauts. Ce ne sont
-pas les moins fréquentées. Un proverbe breton dit qu’il ne faut pas
-juger de la puissance du saint d’après l’ampleur de son église. Beaucoup
-de ces sanctuaires tombent en ruines. Le clergé n’a pas toujours pour
-eux la sollicitude qu’il faudrait, si même il ne tient pas en suspicion
-la dévotion vaguement orthodoxe et toute pénétrée encore de paganisme
-dont ils sont l’objet. Mais, n’en restât-il debout qu’un pan de mur
-envahi par le lierre et les ronces, les gens d’alentour continuent de
-s’y rendre en procession, le jour de la fête votive. Le pardon survit à
-la démolition du sanctuaire. L’été dernier, comme j’allais de Spézet à
-Châteauneuf-du-Faou, je vis sur le bord du canal, à l’endroit où la
-route franchit l’Aulne, une grande foule assemblée.
-
---Que fait là tout ce monde? demandai-je au conducteur.
-
---C’est le pardon de saint Iguinou, me répondit-il.
-
-Je cherchai des yeux la chapelle, mais en vain. Il y avait seulement, en
-contre-bas du pré, une fontaine que voilaient de longues lianes
-pendantes, et, un peu au-dessus, au flanc du coteau, dans une excavation
-naturelle en forme de niche, une antique statue sans âge, presque sans
-figure, un bâton dans une main, dans l’autre un bouquet de digitales
-fraîchement coupées. Nul emblème religieux; pas l’ombre d’un prêtre. Le
-recueillement néanmoins était profond. C’étaient les fidèles eux-mêmes,
-si l’on peut dire, qui officiaient...
-
-Il faut être né de la race, avoir été bercé de son humble rêve, pour
-sentir quelle place immense occupe dans la vie du Breton le pardon de sa
-paroisse ou de son _quartier_. Enfant, il y est mené par sa mère, en ses
-beaux vêtements neufs, et des vieilles semblables à des fées lui
-baignent le visage dans la source, afin que la vertu de cette eau sacrée
-lui soit comme une armure de diamant. Adolescent nubile, c’est là qu’il
-noue _amitié_ avec quelque «douce» entrevue naguère, toute mignonne, sur
-les bancs du catéchisme et qui, depuis lors, a poussé en grâce, comme
-lui en vigueur. Là il se fiance, se donne tout entier, sans phrases,
-dans un furtif serrement de mains, dans un regard. Ses émotions les plus
-délicates et les plus intimes se rattachent à cette pauvre «maison de
-prière», à son enclos moussu, planté d’ormes ou de hêtres, à son étroit
-horizon que borne une haie d’aubépine, à son atmosphère mystique,
-parfumée d’une vapeur d’encens. Vieux, il vient contempler la joie des
-jeunes et savourer en paix, avant de quitter l’existence, cette courte
-trêve à son labeur que le _Génie du lieu_, le saint tutélaire de son
-clan lui a ménagée.
-
-Je devais à ces petits cultes particuliers une mention à cette place,
-précisément parce que ce n’est point d’eux qu’il va être question dans
-le corps du livre. Parmi la multitude des sanctuaires bretons,
-quelques-uns jouissent d’une célébrité qui, débordant les limites du
-hameau, voire celles de la _contrée_, s’étend au pays tout entier. On
-s’y rend en pèlerinage de vingt, de trente lieues à la ronde. La
-croyance populaire est qu’il y faut avoir entendu la messe au moins une
-fois de son vivant, sous peine d’encourir la damnation éternelle. Ce ne
-sont point, comme on le pourrait penser, des églises de ville[4], des
-basiliques aux somptueuses architectures, mais des oratoires modestes,
-peu différents de ceux dont il a été parlé ci-dessus, et que rien ne
-signale à l’attention du passant, si ce n’est peut-être, le seuil
-franchi, un luxe d’ex-voto naïfs appendus aux murailles. Les saints
-qu’on y vénère n’ont pas de spécialité: ils guérissent de tous maux. On
-s’adresse à eux en dernier ressort. Ils sont infaillibles et
-tout-puissants. Dieu n’agit que par leur voie et d’après leurs conseils.
-«S’ils disent oui, c’est oui; s’ils disent non, c’est non.» Toute
-l’année ils ont des visiteurs, et les chemins qui conduisent à leur
-«maison» ne restent jamais déserts, par quelque temps que ce soit, «lors
-même qu’il gèlerait à faire éclater les os des morts». Leurs pardons
-attirent une énorme affluence de peuple. A celui de Saint-Servais, dans
-un repli de la montagne d’Aré, sur la lisière de la forêt de Duault, on
-comptait naguère jusqu’à seize ou dix-sept mille pèlerins appartenant
-aux trois évêchés de Tréguier, de Quimper, de Vannes.
-
- [4] Sauf _Notre-Dame du Bon-Secours_ de Guingamp et l’édifice tout
- moderne de _Sainte-Anne d’Auray_. J’avais d’abord l’intention de
- décrire aussi ces deux pardons qui furent jadis des plus populaires
- en Bretagne. Mais ils ont revêtu, depuis quelque temps, un caractère
- de cosmopolitisme religieux qui ne m’a pas permis de les faire
- entrer dans le cadre de ces études exclusivement bretonnes.
-
-Servais, que les Bretons nomment _Gelvest_ ou encore _Gelvest le Petit_
-(Gelvest ar Pihan), est invoqué comme le protecteur des jeunes semences.
-Il les garantit contre la rigueur des hivers et contre les gelées
-blanches des premières semaines de printemps. Son pardon a lieu le 13
-mai. La veille, à la vêprée (_gousper_), se faisait la belliqueuse
-procession qui a immortalisé, dans les annales de nos paysans, ce pauvre
-sanctuaire de la Cornouaille des Monts. Des paroisses les plus
-lointaines on s’y transportait, les hommes à cheval, les femmes
-entassées dans de lourds chariots. Au lieu de la verge de saule écorcé,
-ordinaire et pacifique emblème des pèlerins, tous ces rudes laboureurs
-brandissaient--assujetti au poignet droit par un cordonnet de cuir--le
-_penn-baz_ de houx ou de chêne, à tête ferrée, formidable comme une
-massue préhistorique. Je laisse ici la parole à une conteuse, la vieille
-Naïc, qui, sept fois, est allée de Quimper à Saint-Servais pieds nus.
-
-«Nous partions en bandes nombreuses. Aux abords de la chapelle nous
-trouvions les _Gwénédiz_, les gens de Vannes. C’étaient eux nos
-adversaires les plus enragés. On attendait vêpres, rangés en deux camps,
-les Gwénédiz d’un côté du ruisseau qui longe le cimetière, nous, de
-l’autre. On se dévisageait avec de mauvais yeux. A vêpres sonnant, les
-battants du portail s’ouvraient, et l’on se ruait dans l’église. On
-voyait au fond de la nef la grande bannière, debout, sa hampe passée
-dans un anneau, près de la balustrade du chœur. Non loin, sur une
-civière, était le petit saint de bois, _Sant Gelvest ar Pihan_. Il y en
-avait tous les ans un nouveau: le même n’aurait pu servir deux fois;
-régulièrement il était mis en pièces.
-
-»On entonne le _Magnificat_.
-
-»Aussitôt, voilà tous les penn-baz en l’air. Après chaque verset, on
-entend: _dig-a-drak, dig-a-drak_. C’est, dans l’église, un effroyable
-cliquetis de bâtons qu’on entrechoque.
-
-»Les Cornouaillais crient:
-
- _Hij ar rew! Hij ar rew!
- Kerc’h ha gwiniz da Gernew!_
-
- Secoue la gelée! Secoue la gelée!
- Avoine et froment à Cornouailles!
-
-»Les Vannetais ripostent:
-
- _Hij ar rew! Kerc’h ha gwiniz,
- Hac ed-dû da Wénédiz!_
-
- Secoue la gelée! Avoine et froment
- Et blé noir aux Vannetais!
-
-»Cependant un gars solide empoigne la bannière dont la hampe a dix-huit
-pieds de haut. Deux autres s’emparent de la civière où est attachée
-l’image du petit saint. Entre les Gwénédiz massés à gauche et les
-Cornouaillais massés à droite, s’avance le recteur de Duault, tout pâle,
-car le moment terrible approche... La bannière s’incline pour passer
-sous la voûte du porche. Soudain une clameur retentit, furieuse, hurlée
-par des milliers et des milliers de bouches:
-
- _Hij ar rew! Hij ar rew!_
-
-»C’est la mêlée des penn-baz qui commence. Ils se lèvent, s’abattent,
-tournoient, décrivent de larges moulinets sanglants. On frappe comme des
-sourds. Le recteur et ses chantres se sont enfuis à la sacristie. C’est
-à qui restera maître de la bannière et de la statuette en bois. Les
-femmes ne sont pas les moins acharnées: elles griffent, elles mordent...
-
-»Il me souvient surtout d’une année. La Cornouailles triomphait. Il y
-avait eu un ouragan de coups, des bras rompus, des têtes cassées. Sur
-les tombes, dans le cimetière, des gens étaient assis qui vomissaient le
-sang à pleine gorge. Le saint avait été réduit en miettes; les hommes
-nous disaient: «Ramassez-en les copeaux dans vos tabliers». La bannière
-seule demeurait intacte. Les Vannetais tentèrent un dernier assaut pour
-nous la reprendre; ils furent repoussés victorieusement et se
-retirèrent, emmenant leurs blessés à qui les cahots des charrettes
-arrachaient des gémissements de douleur, tandis que nous rapportions la
-bannière à l’église en chantant un chant de joie... Cette année-là, en
-Cornouailles, les tiges ployèrent sous le poids des épis.»
-
-Un pardon aussi original méritait d’avoir sa place dans ce volume. Je la
-lui eusse faite d’autant plus volontiers que je suis né en ce coin de
-montagne, dans une vieille maison presque contiguë à la chapelle, où mes
-premiers souvenirs d’enfant me représentent encore ma mère pansant de
-ses mains délicates, avec des onguents dont elle avait le secret, la
-kyrielle des estropiés. Mais la fête, à vrai dire, n’existe plus.
-L’autorité civile, de concert avec l’autorité diocésaine, a lancé contre
-elle une sorte d’interdit. Les pèlerins, sabrés par les gendarmes, se
-sont dispersés. C’en est fini des batailles sacrées en l’honneur de
-Gelvest ar Pihan. Les anciens du pays prétendent que c’est leur
-abolition qui est cause si l’agriculture périclite. Depuis qu’on ne se
-dispute plus à coups de penn-baz la bannière de saint Servais, il semble
-que les laboureurs des trois évêchés aient perdu leur Palladium.
-
-Actuellement, il ne subsiste guère en Bretagne que quatre grandes
-panégyries. Ce sont, à mon avis, autant d’épisodes distincts, et qui se
-complètent l’un par l’autre, de la vie religieuse des Bretons
-armoricains. J’ai tâché de les fixer d’après nature, avec une absolue
-sincérité. J’ai fréquenté à diverses reprises la plupart de ces pardons.
-Mon vœu serait de les avoir évoqués tels qu’ils me sont apparus, dans
-leur beauté fruste, avec les traits propres à chacun d’eux. Il m’a été
-donné de les voir au bon moment. Pour demain leurs aspects se seront
-sans doute modifiés. Une transformation s’accomplit, de jour en jour
-plus profonde, dans les usages et dans les mœurs de la vieille
-péninsule. En ce qui regarde les pardons, on lira plus loin les
-prédictions désenchantées d’un barde[5]. Déjà leur physionomie n’est
-plus la même qu’il y a vingt ans. Les hommes-troncs dont parlait Le
-Goffic ont appris le chemin de nos sanctuaires les plus ignorés. Les
-vendeurs d’orviétan remplacent peu à peu autour des enclos bénits la
-confrérie de plus en plus clairsemée des chanteurs, et les cuivres des
-forains marient maintenant leur grosse musique profane à l’aérienne
-mélodie des cloches. Symptôme plus grave: des dévotions nouvelles se
-substituent aux anciens cultes, et, parmi le peuple, la merveilleuse
-légende des saints nationaux va s’oblitérant... Que si l’âme fleurie des
-Pardons de la Bretagne doit elle-même se faner un jour, puissent ceux
-qui, comme moi, l’ont aimée retrouver en ces humbles pages quelque chose
-de sa poésie et de son parfum!
-
- [5] Cf. _Rumengol_.
-
-Kerfeunteun, 2 avril 1894.
-
- N.-B.--Depuis six ans que j’écrivais les lignes qui précèdent, cet
- ouvrage a fourni une carrière honorable. Je le redonne aujourd’hui
- sans y apporter aucun changement. On y trouvera seulement un «pardon»
- de plus, celui de Saint-Jean-du-Doigt. Puisse ce cinquième épisode
- recevoir du public l’accueil qui fut jadis fait aux quatre autres. Il
- le mérite, sinon par l’intérêt que j’ai tâché d’y mettre, du moins par
- celui qu’il présente dans la réalité. Je veux dire, en terminant, tout
- ce que je dois à l’obligeance de M. le chanoine Abgrall, le plus
- éminent peut-être, en tout cas le plus serviable de nos érudits
- bretons.
-
- Port-Blanc, 3 septembre 1900.
-
-
-
-
-SAINT-YVES
-
-LE PARDON DES PAUVRES
-
-A M. James Darmesteter.
-
-
-
-
-I
-
-
-Saint Yves est le dernier en date et, si je ne me trompe, le seul
-canonisé de nos saints d’origine bretonne[6]. Il est aussi à peu près le
-seul dont la réputation ait franchi les limites de la province. Un an
-après sa canonisation, il avait à Paris, rue Saint-Jacques, une chapelle
-ou collégiale qui a subsisté jusqu’en 1823. Au XIe siècle, on lui
-bâtissait au cœur même de Rome une église avec cette dédicace: _Divo
-Yvoni Trecorensi_; et, plus tard, dans la même ville, on vit se fonder
-sous son patronage des confréries d’hommes de justice qui pourvoyaient,
-par une sorte d’assistance judiciaire, à la défense des pauvres et des
-petits. Angers, Chartres, Évreux, Dijon lui consacrèrent des autels. A
-Pau, le parlement faisait, en robes rouges, une procession en son
-honneur. A Anvers, des fragments de ses reliques, enchâssés dans
-l’irénophore, étaient donnés à baiser, les jours d’audience, aux membres
-de la cour. Rubens peignit pour l’université de Louvain un tableau qui
-le représentait. Dernièrement enfin, on a découvert à San Giminiano,
-près de Pérouse, une fresque de Baccio della Porta qui montre le saint
-avocat donnant à une clientèle en haillons des consultations gratuites.
-
- [6] Ewen, Euzen ou Yves Héloury naquit, le 7 octobre 1253, de noble
- dame Azou du Quinquiz, épouse de Tanaik Héloury de Kervarzin, lequel
- accompagna, dit-on, le duc de Bretagne, Pierre de Dreux, à la
- septième croisade, et fut un des combattants de la Massoure. (Cf. la
- _Vie de saint Yves_, par l’abbé France.)
-
-Mais il va sans dire que c’est surtout en Bretagne, et plus
-particulièrement au pays de Tréguier, que sa mémoire et son culte
-persistent à fleurir.
-
-Les sentiers sinueux qui mènent à travers champs à son sanctuaire du
-Minihy sont fréquentés toute l’année par les pèlerins qui vont implorer
-son aide. Les suppliants affluent des havres de la côte voisine et des
-pentes lointaines du Ménez.
-
-Un soir que je revenais de visiter la tour Saint-Michel, qui domine de
-sa haute ruine solitaire tout le paysage trégorrois, je ne fus pas peu
-surpris de voir poindre à un tournant de la route trois petites lueurs
-qui scintillaient faiblement dans le crépuscule déjà sombre, tandis
-qu’au milieu du grand silence s’élevait un bruit de voix, très doux,
-très monotone, un susurrement continu et plaintif. En m’approchant, je
-distinguai un groupe de femmes assises côte à côte sur un tas de
-pierres, au bord du chemin. Chacune d’elles tenait à la main un cierge
-dont la flamme montait, à peine vacillante, dans l’air tranquille. Je
-leur donnai le bonsoir en breton, et elles s’interrompirent de prier
-pour me demander si elles étaient encore loin de Saint-Yves. Elles
-arrivaient de Pleumeur-Bodou, d’une seule traite, sans avoir pris aucune
-nourriture, et elles se reposaient là, un instant. Leur dessein était de
-passer la nuit en oraison, dans l’église, de faire, comme elles
-disaient, «la veillée devant le saint», puis de s’en retourner chez
-elles, après la première messe, toujours pieds nus et à jeun.
-
---Et vous portez ces cierges, ainsi allumés, depuis Pleumeur?
-
---Sans doute.
-
---Pourquoi?
-
---Parce que cela est dans notre vœu.
-
---Ce vœu, peut-on savoir quel il est?
-
-Ma question, paraît-il, était indiscrète. Les femmes se regardèrent
-entre elles, et la plus âgée des trois, figure sèche et basanée de
-pilleuse d’épaves, me répondit avec dureté:
-
---Vous n’êtes pas monsieur saint Yves béni, ce me semble.
-
-En même temps elle se levait, faisant signe à ses compagnes. Je les vis
-s’enfoncer dans l’obscurité, l’une derrière l’autre, à la file, avec des
-arrêts subits, dès que la flamme des cierges, échevelée par le vent de
-la marche, menaçait de s’éteindre. J’étais aux portes de Tréguier que
-j’entendais encore le fredon, de plus en plus lointain, de leurs voix:
-on eût dit un essaim d’abeilles voyageant d’arbre en arbre, dans la
-profondeur sonore de la nuit...
-
-Cette rencontre m’est restée présente, entre mille autres, faites dans
-les mêmes parages,--sans doute à cause de l’impression de mystère
-qu’elle m’a laissée.
-
-C’est une tradition en Bretagne que chaque saint a sa spécialité
-curative. Maudez guérit des furoncles; Gonéry, de la fièvre; Tujen, de
-la morsure des chiens enragés. Yves, lui, est, selon l’expression
-populaire, bon pour tout. De là sa supériorité. On peut s’adresser à lui
-en n’importe quelle occurrence. Lorsque saint Yves s’est mis une chose
-dans la tête, il en vient toujours à bout. Telle est la conviction
-générale. Aussi, tandis que la plupart des vieux thaumaturges locaux ont
-vu, en ces derniers temps, décroître leur prestige, le sien n’a fait
-qu’augmenter; comme me disait une vieille, il les dépasse tous de son
-bonnet carré. Il est aux yeux des Bretons le savant, le docteur par
-excellence; et ils ont une foi invincible dans ses lumières, certains,
-d’ailleurs, qu’il n’en usera jamais pour les tromper. Car il n’est pas
-seulement la science même, il est encore la droiture incarnée. C’est le
-grand justicier, l’arbitre impeccable et incorruptible. L’image la plus
-fréquente que l’on donne de lui le représente assis dans son tribunal,
-entre le bon pauvre dont il accueille la requête et le mauvais riche
-dont il repousse la bourse. Cela est d’un symbolisme transparent et
-naïf. Soyez assurés que le bon pauvre personnifie le peuple breton
-lui-même, ce peuple de miséreux durcis à la peine, pour qui les
-conditions de la vie sont demeurées si précaires et sur qui n’a pas
-cessé de peser le long héritage d’iniquité dévolu à la plupart des
-communautés celtiques. Lui aussi, comme le bon pauvre, il tient en main
-son rouleau de papier où sont inscrits ses doléances, sa plainte
-séculaire, son indomptable espoir. Car, en dépit des cruelles écoles de
-son passé, il n’a renoncé à aucun de ses vieux rêves, rien abdiqué de
-son idéal ancien. Affamé de justice il est resté fidèle à la religion du
-droit; comme toutes les races qui ont souffert, il se berce d’une grande
-illusion messianique. Et, en attendant le jour improbable où elle
-deviendra une réalité, il met sa confiance en saint Yves, l’avocat des
-humbles, l’irréprochable thaumaturge redresseur de torts. C’est à lui
-que les Trégorrois ont recours toutes les fois qu’ils se tiennent pour
-gravement lésés, et, en le faisant juge de leur querelle, ils
-l’invoquent sous le beau nom de «Saint Yves le Véridique», _Sant Ervoan
-ar Wirionez_[7].
-
- [7] On traduit encore: _Saint Yves de la Vérité_. Je crois être plus
- fidèle au sens exact de l’expression bretonne, en traduisant comme
- je fais, _droiture_ et _vérité_, dans cette langue, se rendant par
- le même terme.
-
-
-
-
-II
-
-
-Le lieu où il donne, en cette qualité, ses audiences n’est point son
-église du Minihy, mais, sur une des collines d’en face, de l’autre côté
-du Jaudy, un étroit emplacement ombragé d’ormes et dominant la crique de
-Porz-Bihan.
-
-Là s’élevait naguère une chapelle dédiée à saint Sul, sur les terres des
-seigneurs du Verger, de la famille de Clisson. Ceux-ci lui adjoignirent,
-vers le XVIIIe siècle, un ossuaire en granit destiné à leur servir de
-caveau funéraire. Après la Révolution, la chapelle subit le sort de
-quantité d’autres oratoires que le manque de ressources des fabriques
-paroissiales, souvent aussi l’incurie du clergé, a laissé tomber en
-ruines. Elle disparut, mais l’ossuaire resta debout. Les statues des
-saints que la chapelle ne pouvait plus abriter y trouvèrent un refuge.
-Parmi elles était une image de saint Yves, très ancienne, d’un caractère
-un peu barbare, et qui, pour ces deux raisons, était regardée par les
-gens du pays comme une reproduction en quelque sorte authentique.
-
-J’ai vu, dans mon enfance, l’édicule de Porz-Bihan.
-
-Une vieille femme de Pleudaniel, où nous habitions, m’y mena un jour.
-Elle s’appelait Mônik--diminutif familier de Mône ou Marie-Yvonne.--De
-son métier, elle était cardeuse d’étoupes; et, tout l’hiver, elle
-cardait. Je m’esquivais, souvent, à la tombée de la nuit, pour aller
-m’asseoir près d’elle dans l’âtre où elle travaillait, accroupie, à la
-lueur d’une chandelle de résine. Elle avait une prodigieuse mémoire, en
-dépit de ses soixante-dix ans, et elle savait des choses surprenantes
-que je n’ai jamais entendu dire qu’à elle. Elle les disait d’une voix
-lente, posée, toujours égale. On avait tant de plaisir à l’écouter qu’on
-ne prenait pas garde au grincement des peignes--si même il n’y avait pas
-dans cet accompagnement strident je ne sais quel charme de plus.
-
-Sur la fin de la saison froide, dès que les pales soleils de mars
-commençaient à luire, Mônik changeait d’occupations. Elle se faisait
-alors «pèlerine». Des gens la venaient trouver, la priaient, moyennant
-un modique salaire, de se rendre à tel oratoire, à telle fontaine qu’ils
-désignaient, et d’y remplir leurs dévotions à leur place. A partir de ce
-moment, ses journées se passaient à trotter les chemins. Un matin, je la
-vis qui achevait de nouer ses souliers sur le pas de sa porte.
-
---Et de quel côté allez-vous aujourd’hui, Mônik vénérable?
-
---Pas loin, mon petit... Au pays de Trédarzec: deux lieues à peine, par
-la traverse.
-
---Savez-vous, mère Mône; puisque c’est si près, laissez-moi vous
-accompagner.
-
-Elle hocha la tête à plusieurs reprises, en faisant: heu!... heu!...
-d’un air indécis, comme si ce que je lui demandais là eût été très
-grave. Puis, au bout d’un instant:
-
---Viens tout de même, me dit-elle.
-
-Nous nous mîmes en route, dans l’exquise fraîcheur des choses matinales.
-J’étais tout fier de voyager ainsi aux côtés de la vieille Mône, que je
-considérais comme une personne d’essence supérieure, en commerce
-perpétuel avec les saints. Nous suivions des sentiers qui n’étaient
-certainement connus que d’elle, et qui coupaient court, à peine frayés,
-à travers les hautes herbes des prairies et les fourrés épineux des
-landes. Un grand silence planait sur la campagne mouillée. Nous
-marchions d’une bonne allure. Voici que, dans la montée de Kerantour, je
-crus m’apercevoir que Mônik boitillait d’une jambe.
-
---Ce n’est rien, fit-elle: j’ai _dû_ mettre dans mon soulier quelque
-chose qui me gêne un peu.
-
---Déchaussez-vous.
-
-Elle eut un geste de la main, comme pour me dire: «Ne t’occupe point de
-cela; c’est mon affaire, et non la tienne». Et elle continua de cheminer
-de la sorte, en marmottant de vagues oraisons auxquelles je ne
-comprenais rien. Au bourg de Trédarzec, elle fit une halte sous le
-porche de l’église, m’invitant à m’asseoir sur une des pierres tombales
-du cimetière pour attendre qu’elle eût fini...
-
-L’instant d’après; nous étions de nouveau en pleins champs.
-
---Maintenant, me dit Mônik, paix! Ne me parle plus... Contente-toi, pour
-te distraire, de siffler aux merles.
-
-Je lui trouvai une mine étrange, un air assombri et presque farouche.
-Dans sa vieille figure flétrie, à la peau rugueuse et plissée comme une
-écorce de chêne, ses petits yeux brillaient d’un éclat singulier. Il me
-vint à l’esprit des pensées déplaisantes qui me gâtèrent toute ma joie
-de tantôt. Si j’avais osé, je serais retourné sur mes pas. Aussi n’ai-je
-gardé de cette partie du trajet que des souvenirs confus. Par
-intervalles, on traversait des aires de fermes. Mônik était
-universellement connue; les ménagères se montraient sur le seuil et la
-saluaient au passage:
-
---Ah! ah! Mônik, on va donc _là-bas_?
-
---Oui, oui, une fois encore!... Quand les choses ne sont pas droites, il
-faut bien recourir à quelqu’un qui les redresse.
-
-Ces propos énigmatiques, échangés d’un ton rapide, n’étaient pas pour
-diminuer mon malaise. Au creux d’un ravin, entre des rebords en granit
-rongés par les mousses, dormait tristement une fontaine à l’eau
-ténébreuse et glacée. Mônik s’agenouilla sur la margelle; je crus
-qu’elle voulait boire. Mais point. Elle se contenta de puiser quelques
-gouttes dans ses deux mains et d’en asperger le sol autour d’elle, en
-murmurant de vagues paroles.--Ce furent ensuite des terres hautes, des
-_meziou_, des friches dénudées et houleuses, un dernier plateau enfin,
-et, devant nous, par delà le miroitement calme de la rivière, Tréguier
-surgit, lumineuse, poussée d’un seul jet, ainsi qu’une ville de rêve,
-avec les teintes pourprées de ses vieux toits, son peuple de clochetons,
-et la flèche de sa cathédrale, toute rose, de grands vols de martinets
-tournoyant au-dessus. Le long du quai planté d’arbres, les vergues des
-navires, enchevêtrées aux branches, semblaient avoir retrouvé la
-frondaison de leurs printemps d’autrefois. Les moindres bruits
-arrivaient à nous, très distincts; on percevait jusqu’au claquement des
-sabots sur le pavé; des refrains de calfats se croisaient dans l’air. A
-l’arrière-plan se voyaient le Minihy, dans un fouillis de verdures, et
-Plouguiel, détaché en silhouette sur un dos de promontoire. Tréguier
-m’apparut, ce jour-là, comme une cité merveilleuse au centre d’un
-paysage enchanté...
-
-Mônik cependant venait de prendre à droite, par une génetaie; un
-colombier désert y projetait son ombre mélancolique. Non loin, deux ou
-trois maisons de pauvres, couvertes en glui; en contre-bas, un bouquet
-d’ormes ébouriffés par les vents d’ouest, et, à leur pied, dans un
-retrait, une petite construction bizarre, semi-chapelle, semi-crèche.
-Nous étions au terme de notre course.
-
---Fais ta prière, enfant, me dit Mône. Ici demeure le grand saint des
-Bretons, ici demeure Yves le Véridique.
-
-C’étaient les premiers mots qu’elle m’adressait depuis Trédarzec. Elle
-ajouta:
-
---Mais, d’abord, regarde bien. Sa statue est celle que tu vois dans cet
-angle. Il y est représenté tel exactement qu’il était de son vivant, du
-temps qu’il était _recteur_ de Tréguier[8].
-
- [8] Ainsi s’exprimait l’excellente femme. Est-il nécessaire de faire
- observer que les gens du peuple ont leur façon personnelle
- d’interpréter, c’est-à-dire de dénaturer l’histoire, et que saint
- Yves a été non pas _recteur_, mais _official_ de Tréguier?
-
-Une vapeur diffuse emplissait le sanctuaire qui ne recevait de jour que
-par la porte et par une espèce de lucarne percée dans un des murs
-latéraux. Au fond était dressé un autel en maçonnerie, blanchi à la
-chaux, où, sur la table de pierre, sans nappe ni ornements, une rangée
-de saints s’appuyaient les uns aux autres, épaule contre épaule, comme
-une bande d’hommes ivres. Ils avaient, pour la plupart, des traits à la
-fois rudes et bénins, encadrés d’une chevelure moutonneuse et d’une
-barbe en collier, et rappelaient à s’y méprendre les gens de notre
-entourage habituel,--pêcheurs du Trieux et mariniers du Jaudy. Une
-statue isolée occupait l’encoignure de droite; c’était elle que me
-désignait Mônik. Elle était de taille humaine, beaucoup plus haute que
-les précédentes, mais tout aussi fruste; le bois en était fendillé,
-pourri, entaché de lèpres et de moisissures. La figure seule avait gardé
-les traces d’un peinturlurage ancien, étrangement blêmi; et sa pâleur
-mate semblait luire dans l’ombre, comme si elle eût été phosphorescente.
-On eût dit la face d’un mort, éclairée d’un reflet de cierges. Je ne la
-contemplai du reste qu’à la dérobée, et dans des dispositions d’âme où
-la peur l’emportait sur la dévotion--et même sur la curiosité. Je
-n’étais pas sans savoir de quels attributs terribles cette image passait
-pour être douée. La cardeuse d’étoupes, durant les veillées d’hiver, par
-des allusions, des demi-confidences, m’en avait instruit un tant soit
-peu. Et je n’étais pas très rassuré de me trouver face à face avec cette
-tête glabre dont les yeux étaient d’une fixité déconcertante.
-
-Mônik avait délacé son soulier gauche--celui du pied dont elle
-boitait,--et, en ayant retiré une de ces petites monnaies de bronze,
-encore fréquentes à cette époque dans le pays et qu’on appelait des
-pièces «de dix-huit deniers», alle l’alla poser délicatement dans un pli
-de l’aube du saint; puis, troussant sa cotte et appuyant ses genoux nus
-au sol humide, elle entra en oraison.
-
-Ce fut long, très long. Je m’étais assis dans l’herbe, en dehors de
-l’oratoire, l’esprit occupé à suivre des voiles qui descendaient la
-rivière, unie et verte comme un lac. Soudain, Mônik se mit à parler tout
-haut, d’un ton âpre. Je me penchai, et je la vis qui, debout,
-interpellait le saint assez durement, en le secouant par l’épaule. A
-plusieurs reprises elle cria en breton:
-
---Si le droit est pour eux, condamne-nous! Si le droit est pour nous,
-condamne-les; fais qu’ils sèchent sur pied et meurent dans le délai
-prescrit[9]!...
-
- [9] La formule est invariablement la même, et l’on emploie toujours le
- pluriel, même lorsqu’il n’y a contestation que d’individu à
- individu,--ce qui était ici le cas, ainsi qu’on le verra plus loin.
-
-Il y avait, dans l’accent et dans le geste, je ne sais quoi de sauvage
-et de troublant.
-
-La vieille sortit du sanctuaire, les yeux allumés d’une flamme mauvaise,
-et en fit le tour à l’extérieur par trois fois. Le troisième tour
-accompli, elle s’agenouilla devant l’entrée. Quand elle se releva, elle
-avait son expression accoutumée, sa figure d’aïeule, d’une enfantine
-douceur, et dont les rides même semblaient sourire.
-
---C’est fini, me dit-elle. Allons-nous-en bien vite!
-
-Il fut délicieux, ce retour, dans la joie de la lumière du midi, par une
-belle journée de printemps hâtif. Mône causait, causait, comme pour se
-dédommager du silence qu’elle avait dû observer jusque-là. A Trédarzec
-elle voulut absolument me faire manger des gâteaux à une petite
-«boutique» en plein vent. Elle était gaie; des bouts de chansons lui
-venaient aux lèvres; jamais je ne lui avais vu cette exubérance. Et elle
-ne boitait plus--oh! plus du tout,--trottinait au contraire, d’une
-allure ingambe, avec des sautillements d’oiseau.
-
---Vous avez l’air tout heureux, vieille mère?
-
---Je suis heureuse, en effet, _mabik_[10]. J’ai un poids de moins sur le
-cœur. Parmi les commissions qu’on me donne à faire, il en est qui ne
-sont pas agréables, mon enfant.
-
- [10] _Fils_, avec le diminutif de tendresse.
-
---Et quelle était celle d’aujourd’hui, s’il vous plaît?
-
---Chut! murmura-t-elle, en faisant mine d’écouter un pinson qui
-s’égosillait au-dessus de nous, dans une touffe d’aulnes.
-
-Je n’osai pas insister; on parla d’autre chose...
-
- * * * * *
-
-Ce que Mône, par scrupule professionnel, se refusait à m’apprendre, je
-l’ai su depuis.
-
-Un patron de barque de Camarel, en Pleudaniel, avait eu maille à partir
-avec son unique matelot, à propos d’un règlement de comptes sur lequel
-ils ne s’étaient point trouvés d’accord. De là des paroles aigres et une
-mésintelligence qui alla croissant. On continua de pêcher ensemble, mais
-on passait souvent vingt et trente heures au large sans échanger un mot.
-Et les personnes entendues de dire:
-
---Vous verrez que cela finira mal!
-
-Une nuit, le matelot se présenta, l’air égaré, les vêtements
-ruisselants, au poste des douanes de Lézardrieux. Il raconta que la
-barque--qui était «mûre»--avait touché une roche, qu’elle avait coulé à
-pic, et que le patron, ne sachant pas nager, avait dû «trinquer» une
-fois pour toutes.
-
-Il n’y avait dans ce récit rien d’invraisemblable. On n’inquiéta point
-le matelot. Les commères de Camarel, cependant, ne laissaient pas de
-jaser; excitée par elles, la veuve du noyé fit un esclandre public, dans
-le cimetière, à l’enterrement du cadavre retrouvé au bout du neuvième
-jour[11].
-
- [11] C’est une croyance invétérée sur le littoral
- armoricain,--justifiée d’ailleurs, m’a-t-on dit, par de nombreux
- exemples,--que la mer ne rend jamais avant neuf jours les cadavres
- des gens qu’elle a engloutis.
-
---Oui! oui! s’écria-t-elle, au moment où le cercueil disparaissait dans
-la fosse,--nous savons comment tu es mort! Ils pleureront aussi,
-crois-moi, ceux que ta perte a réjouis en secret!...
-
-A partir de ce moment, la vie ne fut plus tenable pour le matelot. Il
-n’était point d’avanies qu’il n’eût à subir de la part de la veuve et de
-sa nombreuse parenté. En vain voulut-il se louer à un autre patron:
-partout il lui fut répondu, sur un ton de sanglante ironie, qu’on
-n’avait pas besoin à bord d’un homme qui «portait malheur». Désespéré,
-sur le point de quitter le pays, il se rendit chez Mônik, à la nuit
-close, pour n’être vu de personne.
-
---Il faut qu’Yves le Véridique prononce entre la veuve et moi. Je te
-prie de l’aller trouver en mon nom.
-
-On sait avec quelle ponctualité la «pèlerine» par procuration s’acquitta
-de cet office.
-
-Il paraît que, dans le cours de l’année, la veuve tomba en
-«languissance», sécha sur pied comme une plante atteinte dans ses
-racines et, finalement, trépassa. Le matelot avait eu gain de cause.
-
-C’est chose superflue, j’imagine, de faire remarquer combien cette forme
-populaire du culte de saint Yves rappelle la fameuse épreuve du
-_Jugement de Dieu_ si usitée au moyen âge[12]. Aujourd’hui, le petit
-oratoire de Porz-Bihan n’existe plus. Quand j’y suis revenu, cet été,
-pour y rafraîchir mes impressions d’autrefois, j’ai revu, dans le ravin,
-la vieille fontaine, avec son eau si noire qu’elle ne m’a point renvoyé
-mon image lorsque je m’y suis penché; et, sur le plateau découvert, j’ai
-revu le colombier promenant autour de lui la même ombre solitaire. J’ai
-aussi reconnu les ormes, plus tordus que jamais et comme immobilisés en
-des attitudes paralytiques. Au bord de la route pierreuse, c’était le
-même groupe de chaumières basses aux lourdes toitures, aux murailles
-disjointes étayées par des rames. Mais de l’édicule ancien plus rien ne
-restait, si ce n’est les fondations peut-être, quelques moellons épars
-enfouis sous de grandes ronces où des enfants d’alentour, pareils au
-petit coureur de champs que je fus naguère, cueillaient des mûres à
-pleines mains.
-
- [12] Avec quelque chose de plus moral, toutefois.
-
-J’ai dit ailleurs[13] à quelle occasion le sanctuaire fut détruit. Le
-recteur de Trédarzec, en la paroisse de qui il était situé, y mit le
-premier la pioche. Il le fit raser entièrement et relégua la statue du
-saint dans le grenier du presbytère. Mais il est plus facile de démolir
-un mur que de déraciner une coutume, surtout en Bretagne. On n’en
-continue pas moins de venir prier sur l’emplacement de l’oratoire
-disparu. Dernièrement, une femme du pays de Goëlo, qui avait été spoliée
-par un notaire, y passa la nuit, prosternée sur le sol, sous la pluie
-qui tombait à verse,--et s’en retourna chez elle à demi morte de froid,
-mais sûre d’être vengée. Vous trouverez aux environs des gens pour vous
-affirmer que le saint fait chaque soir le trajet du bourg à Porz-Bihan
-pour reprendre possession, jusqu’au matin, de sa «maison» en ruines: ils
-l’ont rencontré.
-
- [13] Cf. la _Légende de la Mort_, p. 222, note 2. Lire aussi le
- «Crucifié de Kéraliès», ce sobre, délicat et passionnant récit où
- Ch. Le Goffic a reconstitué, dans un autre cadre, les principales
- péripéties du drame de Hengoat. La victime s’appelait, en réalité,
- Omnès, et la vieille sorcière qui l’alla vouer à saint Yves,--la
- Kato Prunennec du roman,--avait nom Kato Briand. Celle-ci fit à
- l’instruction des aveux complets, détailla consciencieusement toutes
- les pratiques rituelles auxquelles elle s’était conformée.
-
-La légende ne s’arrête pas en si bon chemin. S’il faut l’en croire, le
-recteur «sacrilège» fut puni par saint Yves lui-même de son «forfait»,
-voici dans quelles circonstances:
-
-Certaine après-dînée, trois hommes étrangers à la paroisse se présentent
-à la porte du presbytère.
-
---Qu’y a-t-il pour votre service? leur demande la servante.
-
---Nous voudrions parler à M. le recteur.
-
---Il est à table. Que désirez-vous de lui?
-
---Qu’il nous permette de nous agenouiller devant l’image d’Yves le
-Véridique, laquelle est, dit-on, prisonnière dans son grenier.
-
-Impressionnée par le ton singulier dont étaient prononcées ces paroles,
-la servante s’empressa d’avertir son maître, bien qu’il n’aimât guère à
-être dérangé au cours de ses repas. Le recteur, sa serviette à la main,
-parut aussitôt sur le seuil de la salle à manger. Il avait la mine
-furieuse.
-
---Sortez d’ici, cria-t-il, vagabonds de grand’route que vous êtes! Saint
-Yves n’a que faire de vos prières homicides.
-
---Soit! répondit avec calme l’un des inconnus. Puisqu’il en est ainsi,
-nous t’assignons tous les trois à son tribunal. C’est aujourd’hui
-samedi. Il te reste la nuit pour te repentir. Demain tu ne célébreras
-pas la grand’messe!...
-
-Là-dessus, les personnages mystérieux s’évanouirent, sans qu’on sût
-comme.
-
-... Le recteur a gagné son lit à l’heure habituelle. Il est triste. Des
-pensées funèbres le hantent. La servante aussi se sent le cœur étreint
-d’une angoisse. Elle a beau se tourner et se retourner entre ses draps,
-elle ne peut s’endormir; la sinistre prophétie des trois pèlerins
-retentit obstinément à ses oreilles... Soudain, elle sursaute: par
-l’escalier du grenier descend un pas lourd, le pas de quelqu’un «qui
-serait en bois».
-
-Il résonne maintenant dans le corridor. Une porte s’ouvre, un cri part.
-Et c’est ensuite une plainte longue, entrecoupée de hoquets, comme un
-râle. Est-ce chez le vicaire? Il sera toujours temps d’y aller voir. Un
-malheur ne s’apprend jamais que trop vite. Et la servante se tient
-coite, la face au mur, avec une sueur d’épouvante qui lui ruisselle par
-tout le corps...
-
-Lorsqu’on entra le lendemain, au petit jour, dans la chambre du recteur,
-on le trouva dans son lit, mort, et la couverture ramenée sur le visage.
-
-
-
-
-III
-
-
-Est-il besoin d’ajouter que tout cet ensemble de superstitions auquel le
-culte d’_Yves le Véridique_ a donné naissance n’est--aux yeux même de
-nos paysans--qu’une perversion du culte pur, autrement large, autrement
-humain, qu’ils rendent au vrai saint Yves?
-
-Parcourez les chaumières du littoral ou, comme on dit en breton, de
-_l’armor_ trégorrois. Ce qui vous frappe, dès le seuil, c’est une
-enluminure naïve peinte à fresque par un artiste sans prétentions, à
-l’endroit le plus éclairé de la maison,--généralement dans l’embrasure
-de la fenêtre, là où s’épinglent aussi, en leurs cadres rococo, les
-photographies fanées des membres de la famille. Neuf fois sur dix, cette
-enluminure représente saint Yves, et, d’une chaumière à l’autre, le type
-est invariablement le même: figure imberbe et douce, le corps figé en
-une raideur sacerdotale, une bourse dans la main droite, un livre dans
-la gauche, l’air d’un tout jeune prêtre frais émoulu du séminaire, d’un
-_cloarec_[14] récemment promu au gouvernement des âmes. J’ai connu, dans
-mon enfance, des vicaires qui ressemblaient à cette image trait pour
-trait, blonds, roses, le geste embarrassé, les yeux méditatifs,--un
-mélange de paysannerie et de mysticité.
-
- [14] Clerc.
-
-Il exista jadis, de par la Bretagne, une confrérie nomade de peintres
-rustiques qui s’en allaient de bourg en bourg, illustrant ainsi de
-motifs pieux les demeures des humbles. Médiocres barbouilleurs, pour la
-plupart, mais que tourmentait néanmoins un grand rêve d’idéalisme et
-qui, parfois, avaient d’heureuses rencontres, des hasards d’inspiration
-dignes du vieil Orcagna. Je crains fort que, de ces imagiers populaires,
-_Mabik Rémond_ ne soit chez nous le dernier. Il est une des physionomies
-les plus originales de la Bretagne finissante. J’ai tenu à lui faire
-visite, il y a quelques mois. Sa bicoque couronne un rocher de la
-romantique vallée du Guindy[15], à deux kilomètres de Tréguier. Du
-dehors, c’est n’importe quelle masure; à l’intérieur, c’est proprement
-un sanctuaire. L’autel même y est,--au bas bout de la maison,--faisant
-face au foyer. Au-dessus, un tabernacle en terre glaise, enjolivé d’un
-mirifique Saint-Sacrement. Comme meubles, le strict nécessaire: un lit,
-une armoire, accolés l’un à l’autre, et ayant cette gêne vague des
-choses qui se sentent dépaysées. Quant au reste, des murs vides, ou
-plutôt peuplés--peuplés à l’excès--des surabondantes visions de Mabik.
-
- [15] Le Guindy conflue avec le Jaudy, en aval de Tréguier.
-
-Au moment où je franchis le seuil, le maître de céans est assis dans
-l’âtre, sur une escabelle, et surveille la cuisson du repas de midi. Il
-m’accueille sans se déranger, à la façon bretonne.
-
---Si vous êtes chrétien, vous êtes ici chez vous, me dit-il avec cette
-politesse tranquille des hommes du peuple en Basse-Bretagne, qui
-laissent les gens venir à eux.
-
-Deux mascarons grossièrement pétris font saillie aux deux angles de la
-cheminée. L’un tient entre les lèvres, en guise de pipe, la pince en fer
-du _gôlô-lutik_, de la longue, et fluette, et torse chandelle de résine.
-Celui-là, m’explique Mabik, c’est «Ravachol», et l’autre, vis-à-vis,
-c’est le «diable» qui le tente. _Le Petit Journal_ a pénétré jusque chez
-cet illettré d’Armorique.
-
-Nous sommes vite devenus bons amis. Je parle breton, et il fume! Tout en
-puisant à mon tabac, il me raconte sa vie. Il est né, suivant son
-expression, dans une douve quelconque, comme une herbe de hasard. Et
-depuis lors il ramone. Entre temps, il s’est marié et a été, comme il
-dit, «veuf et _reveuf_». Il en est actuellement à sa quatrième femme.
-Et, comme je témoigne quelque commisération:
-
---Oh! fait-il philosophiquement, elles sont toujours un peu _avariées_,
-quand elles m’épousent...
-
-Mais il ajoute aussitôt:
-
---Toutes jolies, en revanche; mes voisins vous le diront.
-
-Lui est laid, chauve, la barbe hirsute et orde, les prunelles de
-travers, un _paysan du Danube_--y compris l’éloquence--avec la suie en
-plus, des plaques de noir de fumée encroûtant ses vieilles joues. Si on
-lui demande pourquoi, ayant la rivière à sa porte, il ne s’y lave
-jamais, il répond, non sans malice, que, pendant un quart d’heure au
-moins, cela troublerait «l’âme claire de l’eau courante» et la
-dégoûterait peut-être de chanter. Elle a bien assez à faire, prétend-il,
-de décrasser les bourgeois. Ces bourgeois, il les exècre; il a pour eux
-le mépris chevelu des rapins de 1830, interprété dans une langue dont je
-me refuse à traduire les violences pittoresques.
-
---Parlons un peu de vos saints, Mabik Rémond. Commentez-moi votre musée.
-
---Voilà. C’est sur ces murailles que je m’essaie. Quand j’ai campé mon
-bonhomme et que je l’ai désormais en main, je passe par-dessus une
-couche de lait de chaux,--et j’entreprends autre chose. Vous voyez ce
-saint Trémeur? Je l’ai refait quinze fois. C’est très difficile à
-attraper, un personnage de cette sorte, qui a sa tête dans les bras au
-lieu de la porter sur ses épaules. Ce saint Laurent aussi m’a coûté
-beaucoup de peine, et plus encore ce saint Herbot... Mes modèles?
-Parbleu, les statues de bois ou de pierre devant qui je m’agenouille
-dans les chapelles, durant mes campagnes de ramonage à travers le pays
-trégorrois, depuis Plestin jusqu’à Paimpol. Je les contemple, je les
-prie, et j’emporte leur image dans mes yeux...
-
-Il est resté fidèle, en effet, à la tradition ancienne. Les «Primitifs»
-bretons lui ont légué leur secret avec leur âme, et il reproduit avec
-une sincérité surprenante leur «faire» inhabile et si expressif. Cela
-est d’un art simpliste, presque grossier, et où cependant se manifestent
-à la fois un symbolisme d’une qualité rare et un sentiment très précis
-de la réalité.
-
---Quand et comment vous est-elle venue, Mabik, l’idée de vous faire
-_peintureur_ de saints?
-
---Hé! sait-on pourquoi les étoiles se lèvent, lorsque descend la
-nuit?... J’ai toujours aimé les belles choses des églises,--des vieilles
-églises d’autrefois, lesquelles étaient pleines de merveilles qu’on ne
-verra plus... Tout enfant, en cheminant comme ça de quartier en
-quartier, pour exercer mon métier de ramoneur, il m’arrivait souvent de
-coucher dans des sanctuaires abandonnés des fabriques et dont on ne
-songeait même plus à fermer la porte. Je restais longtemps sans dormir
-ou bien je me réveillais sans cesse, et je croyais entendre, dans
-l’ombre, les pauvres saints pleurer. Ils me disaient: «Mabik, nous
-sommes plus âgés que ne le serait aujourd’hui ton trisaïeul[16]; notre
-sort est triste; quand nous aurons fini de pourrir, qui se souviendra de
-notre visage?...»--Puis, écoutez-moi bien: les femmes font quelquefois
-des scènes; en pareil cas, moi, je déguerpis. Vous n’êtes pas sans
-connaître l’oratoire en ruines de saint Elud[17], dans la pinède, un peu
-au-dessus de la Fontaine-de-Minuit. Là, j’ai mon refuge, ma maison de
-paix. Là, plus de bruit humain, plus de paroles querelleuses, mais une
-solitude profonde où les jours s’écoulent avec lenteur, sous les grands
-arbres mélodieux... Un hiver, peu de temps après mes secondes noces, j’y
-vécus un peu plus d’une semaine. J’avais pris, pour ma nourriture,
-quelques croûtes de pain, et, quant à la boisson, je n’avais qu’à puiser
-à la source. Les nuits étaient lumineuses et glacées. Je m’étais aménagé
-un toit de fougères qui me garantissait la tête: un feu d’aiguilles de
-pin me réchauffait les pieds. Or, un soir que je venais de m’assoupir,
-quelqu’un m’appela par mon nom. Je rouvris les yeux, et, devant moi,
-dans la brume blanche qui s’élevait de la vallée, je vis surgir une
-apparition, un fantôme de saint que je reconnus aussitôt. C’était Yves
-de Kervarzin, le prêtre secourable, hébergeur des vagabonds et patron
-des sans-le-sou[18]... Tel il s’est montré à moi, celle nuit-là, tel je
-l’ai représenté depuis, partout où j’ai pu, avec sa toque noire, avec sa
-longue soutane, avec son aube fine, si étincelante qu’elle semblait
-tissée de clair de lune.
-
- [16] On dit en breton «da dad kûn» _ton père doux_.
-
- [17] C’est peut-être le site le plus gracieux de l’exquise vallée du
- Guindy. La rivière au bas, claire, chantante, déroulant sur un lit
- de gravier, à travers des prés d’un vert intense, ses méandres
- harmonieux. Sur une des collines de la rive gauche, un bois de pins
- et, à son ombre, les ruines de l’oratoire. Celui-ci devait couvrir à
- peine trois mètres carrés de superficie. Il était bâti de quelques
- pierres mal liées avec de l’argile. On raconte que saint Elud,--le
- même, j’imagine, que saint Iltud,--eut là son ermitage.
-
- Quant à la Fontaine-de-Minuit (Feunteun-Anternoz), son eau
- mystérieuse filtre d’un rocher, au pied de la colline. J’ai dessein
- de raconter ailleurs ses vertus.
-
- [18] «An dud a bemp liard», disait Mabik, les _gens de cinq liards_.
-
-»C’est lui qui a commencé ma réputation. Je l’ai peint d’abord dans une
-ferme, puis dans une autre. Finalement, dès que j’entrais dans une
-maison, on m’appréhendait à la veste:
-
-»--Ramone ou ne ramone pas, cela nous est égal, mais tu vas le dessiner
-là, tu vas dessiner ton _Sant Erwan_!
-
-»Aujourd’hui encore, quand je passe devant les seuils, les petits
-enfants s’attroupent et crient:
-
-»--C’est Mabik Rémond, c’est l’_oiseau noir_ de saint Yves!
-
-»Les meilleures choses, hélas! n’ont qu’un temps. Reste-t-il, en Trégor,
-reste-t-il une seule maison de marin ou de paysan qui n’ait point sur sa
-muraille la grande image sacrée? Pauvre de moi, j’ai dû chercher
-d’autres motifs. Oh! je sais bien, dans notre pays ce ne sont pas les
-saints qui manquent. En ces parages même, il en débarqua des _batelées_
-qui avaient pour pilote Lewias, et Tudual pour capitaine. Je les connais
-tous. Au besoin, je vous dirais leurs noms, leur histoire et la figure
-qu’ils ont laissée d’eux. Je puis, avec un peu de terre à briques et de
-noir de fumée, leur redonner un semblant de vie. On me commande:
-«Fais-nous tel saint, Mabik»; et je le fais. Mais, voyez-vous, si
-j’étais maître de ma destinée, je ne peindrais jamais que des saint
-Yves. Les galopins des campagnes ont raison. Peintre de saint Yves je
-suis, peintre de saint Yves je mourrai!...»
-
-Ainsi me parla Mabik Rémond, en ce paisible après-midi d’août où je fus
-momentanément son hôte, tandis que le moulin de Job-An-Dû _tictaquait_
-ferme au creux du vallon et que les cloches du Minihy carillonnaient
-pour un baptême.
-
-
-
-
-IV
-
-
-Deux années auparavant, aux vacances de 1890, j’étais assis sous les
-grands ombrages du jardin de Rosmapamon. Et là, le plus merveilleux
-enchanteur que la Bretagne ait produit, depuis Merlin, évoquait devant
-un groupe d’intimes--à propos de l’inauguration, alors prochaine, du
-nouveau tombeau de saint Yves--les souvenirs de son enfance qui se
-rattachaient à l’ancien monument.
-
---Je ne l’ai pas vu de mes yeux, disait-il. Il avait été détruit pendant
-la Révolution par ce bataillon de vandales étampois qui a laissé dans
-toute notre Armorique tant de traces funestes de son passage. Mais les
-personnes vénérables de mon entourage en avaient retenu l’image dans
-leur mémoire. Elles m’en ont souvent fait la description. C’était
-vraisemblablement une très belle chose. Nos sculpteurs de pierre du XVe
-siècle étaient des artistes ingénieux et très personnels. Il est bien
-regrettable qu’un tel chef-d’œuvre ait disparu. De mon temps, il n’y
-avait plus à la place où il s’éleva qu’une dalle en marbre rouge que je
-me souviens d’avoir vue. Ma mère avait sa chaise tout à côté, au pied de
-la chaire. Cette dalle fut enlevée depuis, quand on conçut le projet de
-rétablir le monument; et l’on pratiqua des fouilles, dans l’espoir de
-découvrir des reliques. Croiriez-vous que l’on ne trouva rien! Cela est
-à l’honneur de la probité toute bretonne de nos ecclésiastiques... Des
-prêtres italiens eussent infailliblement découvert quelque chose.
-
-Par un respect peut-être trop scrupuleux de la tradition, on a édifié le
-nouveau cénotaphe sur l’emplacement de l’ancien. Je le déplore. Où il
-est, il manque d’air et de lointain. En tout autre lieu, dans le «chœur
-du Duc», par exemple, il eût fait meilleure figure. Il serait du moins à
-souhaiter qu’à l’aide d’un fond approprié, de couleur sombre, on lui
-permît de ressortir davantage[19].
-
- [19] Voir la description que M. de la Borderie a donnée du tombeau. On
- sait d’ailleurs les beaux travaux que ce savant a consacrés à la
- mémoire du saint.
-
-Je déplore aussi que, dans la galerie des personnages qui font cortège à
-la statue de saint Yves, on ait omis ce bon Jehan de Kergoz qui fut son
-mentor, le plus vigilant de ses amis. J’ai visité autrefois, dans un
-vieux manoir de Kerborz, la salle où ils étudièrent ensemble, Jehan
-faisant l’office de répétiteur. Quand vint l’heure du départ si redouté
-des mères bretonnes, du départ pour Paris, c’est à Jehan de Kergoz que
-dame Azou du Quinquiz confia son fils, avec les plus minutieuses
-recommandations. Il prit sa tâche au sérieux et conduisit Yves, comme
-par la main, jusqu’à l’âge d’homme. Vous savez que celui-ci mourut
-prématurément. Jehan s’obstina à vivre jusqu’à ce qu’il lui eût été
-donné d’assister à la canonisation de son élève. Il vint déposer à
-l’enquête, et ce dut être, j’imagine, un très beau spectacle. Il avait
-plus de quatre-vingt-dix ans; néanmoins, il parla avec un enthousiasme
-si juvénile que, non content de convaincre son auditoire, il le fit
-pleurer. C’est dans cette attitude qu’il eût fallu le représenter sur
-une des faces du tombeau. Je l’y ai cherché en vain. C’est une lacune
-fort regrettable.
-
-... Je reproduis avec une fidélité textuelle les termes de la causerie.
-Quant au reste, hélas!--quant à cette grâce à la fois si simple et si
-subtile dont il parait les moindres choses, le prestigieux conteur en a
-emporté le secret.
-
-J’étais à Tréguier, le lundi 8 septembre, deuxième jour du _Triduum_. Le
-contraste était saisissant, de ces vieilles rues engourdies depuis des
-siècles dans une somnolence de cloître, et de ces longues foules
-sinueuses et grouillantes labourées de profonds remous. Le dirai-je?
-L’éclat même donné à ces fêtes froissa dès l’abord ma religiosité
-bretonne. Il y avait là trop de mise en scène, une orchestration trop
-savante, trop de curieux aussi, trop de «blagueurs», trop de
-photographes. Notre race a des pudeurs jalouses, surtout quand il s’agit
-du plus intime d’elle, de ces exquises dévotions surannées où elle se
-réfugie et se complaît. Sous d’âpres dehors, elle est discrète, fine;
-l’ostentation l’effarouche. A ses pardons habituels vous n’entendrez
-guère que des sons voilés de tambours et le sifflet pastoral des fifres.
-Le tintamarre des cuivres bouleverse l’harmonie de son rêve intérieur
-qu’elle ose à peine se murmurer à elle-même. Pour moi, tout ce bruit me
-choquait d’autant plus, en cette circonstance, que je savais de quelle
-réserve délicate s’enveloppe au pays de Tréguier le culte de saint Yves.
-
-Dès les premières nuits de mai, alors que, selon la jolie expression
-locale, le ciel _s’ouvre_, semble planer de plus haut sur la terre,
-l’usage est de se rendre au Minihy par la route obscure et odorante,
-bordée d’aubépines en fleurs. On se réunit après souper, par groupes, au
-pied de l’immense calvaire qui marque l’entrée de l’asile, de l’_ager_
-sacré. C’est à la fois une promenade et une procession; on chemine à pas
-lents, sous les étoiles; l’air est doux, traversé de senteurs
-balsamiques; nulle croix en tête, pas de clergé ni de chantres. Le
-silence est de rigueur. Les prières s’exhalent en un vague chuchotement
-qui ne trouble point la paix des choses. C’est comme un défilé d’ombres
-dans la nuit. Les vieilles citadines, aux délicieuses cornettes
-d’autrefois, étouffent leurs pas menus dans des chaussons de ouate, les
-mains dissimulées sous l’ampleur des manches, à la façon des nonnes. Le
-long des douves, d’intervalles en intervalles, des mendiants sont
-accroupis, manchots, culs-de-jattes, aveugles, lépreux, la plupart
-agitant des torches qui avivent leurs plaies de larges reflets
-sanglants,--tous, clamant et se renvoyant de l’un à l’autre, avec un
-singulier mélange de cabotinage et de sincérité, la mélopée tragique de
-leur misère. D’aucuns ont les genoux comme incrustés dans le sol. On les
-prendrait, à leur immobilité, pour des statues. D’autres sont debout, la
-tête rejetée en arrière; et dans le blanc de leurs yeux convulsés se
-réfléchit par instants la lueur des astres. D’autres encore montrent
-d’un beau geste toute une smala endormie autour d’eux, des chérubins
-crépus couchés à même dans l’herbe du fossé et sur qui veille une
-chandelle de suif avec une fougère pour support. Et les lamentations
-éclatent, voix rauques de vieillards, glapissements aigus de femmes...
-_En hanô sant Erwan!... En hanô sant Erwan[20]!..._ L’aumône versée, la
-plainte s’apaise, et le silence redevient profond. Durant tout le
-trajet, les pèlerins n’échangent pas une parole. C’est le _pardon mut_,
-le «pardon taciturne», une des formes les plus usitées de la dévotion
-bretonne.
-
- [20] Au nom de saint Yves! Au nom de saint Yves!...
-
-Une population qui entend de la sorte la piété n’est guère faite--on en
-conviendra--pour goûter les manifestations pompeuses, toujours un peu
-mêlées et discordantes.
-
---_Ma Doué!_ murmurait auprès de moi une paysanne de Louannec, comment
-prier au milieu de tout ce bruit?
-
-Il y avait là des milliers de gens qui pensaient comme cette paysanne.
-
-Qu’on ne m’accuse pas au moins d’incriminer en bloc, par esprit de
-dénigrement, ces fêtes que l’opinion générale s’accorda à trouver
-«réussies» et dont quelques épisodes--le feu d’artifice mis à
-part--eurent un caractère d’incontestable beauté. Telle, entre autres,
-cette veillée des fidèles dans la cathédrale, pendant la nuit du lundi
-au mardi. Une chose très bretonne, celle-là, très impressionnante aussi.
-Lorsque je pénétrai à l’intérieur de l’église, il était une heure
-avancée. Malgré la fraîcheur nocturne et les courants d’air qui
-s’engouffraient par les portes ouvertes, on respirait une tiédeur fade,
-l’haleine épaissie de la multitude prosternée là et sommeillant à demi,
-en des poses d’hébétement et de lassitude. Les lourds piliers montaient,
-humides, moussus, pareils à d’immenses troncs d’arbres balançant là-haut
-sous les voûtes, au vacillement de quelques cierges, de mystérieuses
-frondaisons d’ombre. Une oraison éparse, continue, monotone, rôdait à
-travers le silence, courait comme un vol de bourdon sur toutes les
-lèvres, peut-être même sur celles des évêques de pierre couchés, les
-mains jointes, sous le cintre bas des enfeux. Dans toute cette obscurité
-confuse et chuchotante, une seule chose lumineuse: le «tombeau»,--sorte
-de catafalque blanc, vivement éclairé par une forêt de cires ardentes et
-où reposait, blanche aussi, de l’étincelante blancheur du marbre,
-l’image funéraire de saint Yves. Le long de la grille qui entoure le
-monument, c’était un perpétuel glissement de silhouettes fantômatiques,
-dans un bruit de prières et de chapelets égrenés. Soudain, une voix
-isolée, une voix d’homme, large et pleine, entonna, sur l’air d’une
-vieille complainte guerrière[21], un cantique en langue armoricaine
-composé par un prêtre de l’endroit[22]:
-
- [21] La _gwerz_ de «Lézobré».
-
- [22] Le chanoine Le Pon.
-
- _N’hen eus ket en Breiz, n’hen eus ket unan,
- N’hen eus ket eur Zant evel sant Erwan..._
-
- Il n’y a pas en Bretagne, il n’y en a pas un,
- Il n’y a pas un saint comme saint Yves.
-
-Cela fit l’effet d’une diane dans la cour d’une caserne endormie. Un
-grand frisson secoua la foule. Les plus engourdis sursautèrent. Un chœur
-formidable se mit à répéter chaque verset à la suite du chanteur. Ce fut
-une clameur folle, éperdue, dont toute la cathédrale vibra. Les cierges
-eux-mêmes, comme ranimés, brûlèrent d’une clarté plus joyeuse. Puis, les
-voix s’éteignant, tout s’assombrit de nouveau; et l’on ne vit plus de
-lumineux au fond de la nef que le blanc cadavre de saint Yves, veillé
-par un peuple de pauvres gens...
-
-Le lendemain, dans une flambée de soleil, à l’issue de la grand’messe,
-les processions débouchaient du porche. Vingt paroisses étaient là,
-clergé en tête, et tous les évêques bretons, successeurs des Pol, des
-Brieuk, des Tudual, et tous les béguinages de la vieille cité monacale,
-les coiffes rabattues sur le visage, les yeux décolorés et craintifs.
-Les cloches se mirent en branle, non seulement celles de la cathédrale
-et des couvents voisins, mais celles encore des bourgs les plus
-rapprochés, de Plouguiel, du Minihy, de Trédarzec, de Kerborz, si bien
-que cela roulait et retentissait dans tout l’espace comme les grandes
-houles ondulées d’une mer sonore. Le défilé commença. Entre deux rangs
-d’oriflammes se balançaient à des hampes aussi solides que des mâts les
-bannières splendidement ouvragées des paroisses, les unes toutes neuves
-et comme constellées, les autres, plus vénérables, étalant avec une
-sorte de gloire leurs ors délustrés et leurs broderies éteintes. Sur la
-plupart se détachaient presque en relief les lourdes images des saints
-du Trégor. On lisait les noms au passage: Trémeur, Tryphine, Coupaïa,
-Bergat, Sezni, Gwennolé, Gonéry, Liboubane, toute une litanie barbare
-que les «étrangers», accourus en amateurs des villégiatures de la côte,
-s’efforçaient en vain d’épeler. Devant le crâne d’Yves Héloury, enchâssé
-dans un magnifique reliquaire, marchaient six pages vêtus de jaune et de
-noir, aux couleurs du saint, et portant sur la poitrine les armes de
-Kervarzin, quatre merlettes sur champ d’or. Derrière venaient les
-prélats, les prêtres; la foule suivait, chantant--sur le ton du vieil
-hymne de guerre--le cantique de «sant Erwân». Et c’était assurément très
-beau.
-
-On fit, en cet appareil grandiose, le tour des rues de Tréguier. Mais,
-au grand étonnement des fidèles, on ne s’engagea point sur les terres du
-Minihy, on n’alla pas rendre visite à saint Yves dans sa vraie «maison».
-Je me plais à croire que ce fut par respect pour de certaines
-convenances que les Bretons ont coutume de formuler dans cet adage: à
-chaque pays son pardon.
-
-
-
-
-V
-
-
-Il n’y en a qu’un qui soit proprement le pardon de saint Yves: c’est
-celui qui se célèbre au Minihy, dans la journée du 19 mai.
-
-... Nous demeurions, en ce temps-là, à Penvénan--un gros bourg triste
-sur un plateau dénudé, coupé de talus broussailleux, entre le Guindy et
-la mer. La commune est vaste. Dans l’intérieur vivent des laboureurs
-aisés, semeurs de froment et pasteurs de troupeaux. Quelques-uns sont
-riches, ont des fermes spacieuses bâties en pierres de taille comme des
-manoirs. Il n’en est pas de même des clans de pêcheurs, disséminés le
-long du littoral. L’aisance est à peu près inconnue dans ces hameaux.
-Les hommes en sont absents pendant cinq et six mois de l’année, presque
-tous occupés aux campagnes lointaines et périlleuses de Terre-Neuve ou
-d’Islande. Beaucoup ne reviennent jamais. Leurs familles tombent dans la
-détresse, vont grossir la bande des «chercheurs de pain». On sait
-d’ailleurs qu’en Bretagne ce n’est pas une honte de mendier, si même ce
-n’est pas un honneur. Les misérables, comme les fous, sont tenus pour
-des êtres sacrés. Qui leur manque de respect encourt la damnation
-éternelle. Aussi les traite-t-on avec les plus grands égards; ils ont
-partout leur écuelle dans le dressoir, leur pailler sous la grange ou
-dans l’étable. Au pays de Tréguier, ils forment une espèce de
-corporation et s’intitulent eux-mêmes, non sans orgueil, les «clients de
-saint Yves». Quand sa fête approche, infirmes et loqueteux se redressent
-dans leurs haillons, font sonner allègrement leurs béquilles:
-
---Voici notre pardon, disent-ils,--_pardon ar bêwien_, le pardon des
-pauvres!
-
-Je voudrais esquisser en quelques lignes la physionomie de l’un de ces
-clients du saint, le plus honnête homme peut-être que j’aie connu. On
-l’appelait Baptiste tout court, comme s’il n’eût jamais porté d’autre
-nom. Il habitait, sur la route de Lannion, une masure à laquelle il ne
-manquait guère que des murailles et un toit. La pluie et la neige y
-avaient leurs libres entrées, et le vent s’y installait comme chez lui.
-Les chats sans domicile pullulaient dans les recoins, indépendamment de
-quantité d’autres bêtes. Quand on en plaisantait Baptiste, il vous
-répondait avec une philosophie tranquille:
-
---_Dûman ê ty an holl_ (Chez moi, c’est la maison de tout le monde).
-
-Il avait des idées très particulières sur l’hospitalité. C’était un
-sage, à la manière des Cyniques, professant pour les réalités
-extérieures une sereine indifférence, n’attachant de prix qu’aux choses
-de l’âme. Cependant il tenait beaucoup à sa pipe, et son front se
-rembrunissait dès qu’il n’avait plus de quoi fumer. Un petit verre
-d’eau-de-vie de temps en temps n’était pas non plus pour lui déplaire.
-Mais, voilà tout. Nulle autre passion ne troubla ce cœur simple. Il
-entra dans la tombe aussi pur qu’au sortir de son berceau d’enfant. Il
-mourut aux abords de sa quatre-vingtième année, une nuit de verglas,
-sans un témoin, sans un cri, «s’étant lui-même fermé les yeux», selon
-l’expression de la voisine qui la première s’aperçut de sa mort. Quand
-on lui retira ses vêtements, on trouva dans ses poches, outre sa pipe et
-sa blague, un vieux morceau de lettre qu’on ne put déchiffrer et, sur sa
-maigre poitrine velue, un scapulaire. Quelques jours auparavant, il
-avait accosté mon père dans la rue.
-
---Je compte sur vous pour me _prêter_ un drap, lorsque le moment sera
-venu de m’ensevelir.
-
-Il ne doutait point d’être un jour à même de le rendre, dans l’autre
-monde. Ainsi les anciens Celtes se fixaient des échéances par delà le
-terme de cette vie. Baptiste différait en ceci des pauvres gens ses
-confrères: non seulement il ne demandait pas l’aumône, mais il la
-repoussait, avec une colère mal contenue, si gracieusement qu’elle lui
-fût offerte. Là-dessus il était intraitable. Il prétendait que le pain
-qui n’a pas été gagné étouffe qui le mange. En descendant, le matin, je
-le trouvais souvent installé dans l’âtre de la cuisine, et fumant. Il
-avait un sentiment inné de la délicatesse, prenait toujours prétexte de
-sa pipe à allumer ou d’une nouvelle à dire pour entrer dans les maisons.
-Encore fallait-il qu’il eût en sympathie les hôtes. Moi, il m’aimait
-pour les choses que j’aimais,--pour tout le passé breton dont je tâchais
-dès lors à rassembler les reliques. Quant à mes parents, il ne
-connaissait dans son entourage personne qui leur fût comparable. En quoi
-il avait bien raison, l’excellent homme!... J’allais à lui, nous nous
-serrions la main et l’on causait... Survenait ma mère qui le priait à
-déjeuner «sans façons».
-
---Au cas où vous auriez quelque besogne à me donner, oui! sinon, vous
-savez que c’est non!
-
-Il y avait toujours «quelque besogne» en réserve pour Baptiste. On lui
-gardait de préférence celles qui paraissaient exiger beaucoup de force,
-comme de transporter du fumier ou de fendre du bois. Il s’en acquittait
-avec une inhabileté charmante, le pauvre vieux! Mais c’était une âme
-douce, prompte aux illusions. Il se persuadait de bonne foi qu’il avait
-fait merveille, et mesurait la qualité de son travail à la sueur
-ruisselante sur ses joues évidées.
-
---Vous vous fatiguez trop, Baptiste, lui disait ma mère. Nous vous
-tuerons dix ans plus tôt.
-
-Ce compliment le touchait aux moelles; il rayonnait. Nous le faisions
-asseoir à table, au milieu de nous, comme c’est l’usage dans les
-anciennes demeures bretonnes. Il avait très faim--ne goûtant pas au pain
-tous les jours--et cependant il fallait le forcer à manger. Que de fois,
-à son insu, nous lui avons empli les poches! Sa conversation était des
-plus intéressantes. Il avait vu «vivre beaucoup de monde et passer
-beaucoup de choses». Des trésors de connaissances populaires accumulées
-roulaient pêle-mêle dans sa mémoire, ainsi que les galets sur la grève à
-l’heure de la marée montante. Je pillais dans le tas, à la façon des
-ramasseurs d’épaves...
-
-Un soir, il se montra sur notre seuil, décemment vêtu de haillons
-presque propres.
-
---Voulez-vous assister au _pardon des pauvres_? me demanda-t-il. Je suis
-attendu chez le fermier de saint Yves,--mon ami Yaouank,--à qui j’ai
-rendu quelques services.
-
-L’aubaine était des meilleures. Je m’empressai d’accepter.
-
-Déjà, au cours de l’après-midi, j’avais cru remarquer que le bourg était
-plus animé que de coutume. De tous les petits chemins de grève
-débouchaient des troupes de mendiants. Hommes, femmes, enfants, ils
-traversaient la place, sans s’arrêter, sans même jeter un regard aux
-portes des maisons, puis tournaient à l’angle de la route de Tréguier où
-ils disparaissaient, entre les haies des ajoncs reverdis.
-
-Nous prîmes la même direction. Il était près de sept heures: derrière
-nous, du côté de Perros, le soleil à son déclin ressemblait à la gueule
-embrasée d’un four. Sur nos têtes, de petites nues floconneuses,
-blanches comme une laine qui sort du lavoir, dormaient au fond du ciel,
-suspendues et immobiles. Quoique ses jarrets eussent fléchi sous le
-poids de l’âge, Baptiste ne laissait pas de cheminer d’une allure assez
-ingambe. Comme je lui en faisais l’observation:
-
---Qui naît pauvre doit avoir bon pied, me dit-il, dans la forme
-sentencieuse qui lui était habituelle. Ce n’est pas sans raison qu’on
-appelle les gens de ma sorte des _baléer-brô_, des batteurs de pays. Le
-pain ne venant pas à nous de lui-même, force nous est d’aller à lui, et
-c’est un métier où il faut des jambes... ou des béquilles, ajouta-t-il,
-en me montrant un éclopé qui se tortillait, un peu en avant de nous,
-entre ses deux piquets de bois.
-
-Baptiste continua:
-
---Les livres vous ont sans doute appris quel marcheur était saint Yves,
-notre patron.
-
---Apprenez-le-moi, _parrain_; les livres ne parlent point de ces choses.
-
---De quoi parlent-ils donc?... En tout cas, voici. Quand Yves fut d’âge
-à fréquenter l’école, ses parents se trouvèrent fort embarrassés. Il n’y
-avait pas à cette époque, dans toute la région du Trégor, un seul maître
-qui fût digne de lui donner des leçons. A Yvias[23], il y en avait un,
-très savant. Mais c’était là-bas, au fin fond du Goëlo, à huit lieues du
-Minihy. Et Azou du Quinquiz ne voulait mettre son fils en classe qu’à la
-condition qu’il prendrait tous ses repas au milieu des siens et qu’il
-rentrerait coucher au logis, chaque soir. L’idée de se séparer de lui
-complètement lui était trop cruelle. D’autre part il importait de le
-faire instruire au plus vite, pour qu’il devînt un grand saint. Yves
-s’aperçut que sa mère avait de longues heures de tristesse et finit par
-lui demander la cause de son chagrin.
-
- [23] Cette légende est probablement née d’un rapprochement établi par
- la logique populaire entre le nom d’_Yves_ et celui d’_Yvias_.
-
---Ce n’est que cela! s’écria-t-il. Ficelle-moi mon abécédaire et mon
-catéchisme. Demain matin, à la première aube, je partirai pour Yvias
-et--sois tranquille--avant midi je serai de retour.
-
-On le laissa faire à sa tête. Il se mit en route pour Yvias, portant sur
-l’épaule son petit paquet de livres noué d’une ficelle. Il était déjà à
-sa place, dans son banc, quand les autres écoliers arrivèrent. Il y
-demeura sans bouger, bien attentif et bien appliqué, jusque vers onze
-heures et demie. A ce moment il se leva.
-
---Qu’avez-vous donc? lui demanda le maître.
-
---Il est temps que je parte. J’entends le pas du sacristain du Minihy
-montant les marches de la tour, pour aller sonner l’angélus.
-
---Cela n’est pas possible.
-
---Mettez votre pied sur le mien. Vous entendrez comme moi.
-
-L’angélus de midi n’avait pas fini de sonner que le jeune saint était de
-retour auprès de sa mère, dans la grande salle de Kervarzin. Ce fut,
-dit-on, son premier miracle; deux années durant il le renouvela deux
-fois par jour.
-
-
-
-
-VI
-
-
-Nous n’avions, ni Baptiste ni moi, les ailes invisibles d’Yves Héloury.
-Le crépuscule tombait, comme nous en étions encore à grimper le
-raidillon qui permet de joindre le chemin du Minihy, sans passer par la
-ville. Nous n’échangions plus guère que de rares paroles. L’ombre invite
-au silence. J’éprouvais cette vague angoisse qui vous pénètre le cœur, à
-mesure que la tristesse grise du soir envahit les choses, comme un
-mystérieux avertissement que tout doit finir. Soudain, au sortir d’une
-brèche, la silhouette--découpée sur le sol--d’un haut clocher solitaire
-et veuf de son église se profila jusqu’à nos pieds. C’était la tour
-Saint-Michel. Nous nous attendions, certes, à la trouver là, debout sur
-cette échine de pays, dans son enclos jonché de ruines; mais
-l’apparition du fantôme de pierre fut si subite qu’elle nous
-impressionna comme une rencontre de mauvais augure; machinalement, nous
-pressâmes le pas. Des corbeaux, perchés dans les trous de la flèche,
-croassaient pour appeler les retardataires de la bande, en secouant
-leurs longues ailes noires qui, dans l’atmosphère trouble du crépuscule,
-nous paraissaient démesurées.
-
---Hâtons-nous! hâtons-nous! murmura Baptiste.
-
-Ce lui fut une occasion, quand nous eûmes perdu de vue le clocher
-sinistre, de me raconter sa légende.
-
-Ceci se passait peu d’années après la mort d’Yves Héloury. Déjà les
-pauvres, ses protégés, avaient fait de son bourg natal un lieu de
-pèlerinage. Ils y venaient comme aujourd’hui de toutes parts, en très
-grande dévotion, et ceux d’entre eux qui habitaient l’_armor_
-traversaient nécessairement pour s’y rendre les terres de Saint-Michel.
-Or, Saint-Michel était en ces temps une espèce de villégiature de
-nobles. Les gentilshommes de Tréguier y avaient presque tous leur maison
-de campagne où ils s’installaient avec leur famille pendant la belle
-saison, depuis la mi-avril jusqu’au commencement d’octobre. Afin que
-leurs dames trouvassent la messe à leur porte, ils avaient édifié à
-frais communs une magnifique église qui, bâtie sur un point culminant,
-dominait de très haut les clochers d’alentour--y compris la cathédrale
-même (à laquelle elle n’avait, dit-on, rien à envier pour la splendeur).
-Et quant au desservant, il avait été stipulé qu’il devrait, lui aussi,
-être de grande race. Bref, on ne vivait dans ce terroir qu’entre
-seigneurs. On y menait d’ailleurs joyeux tapage. Ce n’étaient, tous les
-jours que Dieu fait, que chasses à courre, sonneries de trompes,
-bombances, beuveries, ripailles et ribaudailles. Vous pensez bien que
-ces gens-là n’avaient souci de saint Yves ni de ses pauvres. Lorsqu’ils
-virent que ceux-ci se mettaient à faire passage à travers leurs halliers
-et leurs champs, ils en conçurent de l’émoi.
-
---Laisserons-nous donc ce peuple en guenilles troubler nos plaisirs par
-le spectacle ambulant de sa misère?
-
-Conseil fut tenu. Et, à quelque temps de là, des crieurs firent assavoir
-dans les paroisses que les vingt ou trente domaines sis en Saint-Michel
-seraient frappés dorénavant d’un droit de péage et qu’il serait perçu un
-«sou jaune» par personne et par tête. Faute du paiement duquel le
-délinquant encourrait telle peine qu’il plairait à «messeigneurs» de lui
-appliquer. Exiger d’un va-nu-pieds l’impôt d’une pièce d’or! Vous voyez
-ce que cela avait de drôle. Lesdits seigneurs rirent beaucoup de
-l’invention. Mais ce n’est pas tout de rire, si l’on en croit le
-proverbe; il faut avoir chances de rire longtemps. Les gentilshommes de
-Saint-Michel en firent l’expérience, et elle leur coûta cher.
-
-Un an, deux ans, tout alla bien. L’édit avait porté. Les pauvres
-faisaient un grand détour et «passaient au large». Saint Yves, sans
-doute, n’était pas très content de cette façon d’en user avec les siens,
-mais attendait que le moment fût venu de manifester sa juste colère. Ce
-moment se présenta. Un malheureux aveugle s’égara un jour dans les
-sentiers prohibés. Des gardes le saisirent et l’amenèrent devant
-l’assemblée des seigneurs.
-
---Ah! ah! s’écrièrent ceux-ci, nous en tenons donc un!... Où allais-tu
-ainsi, vagabond?
-
---A Saint-Yves, vénérables sires. Puissent ses bontés être sur vous!
-
---Tu as été pris traversant nos terres. Tu vas payer l’amende!
-
-Pour toute réponse, l’aveugle retourna ses poches qui étaient en
-lambeaux et d’où tombèrent seules quelques miettes de pain d’orge. Les
-seigneurs firent un signe aux gardes. L’instant d’après on hissait le
-pauvre homme dans le clocher et on l’amarrait à l’arbre en fer de la
-croix, au sommet de la flèche.
-
---Prie saint Yves qu’il te rende la vue, lui dirent ses bourreaux. Tu es
-à la meilleure place pour contempler son pardon.
-
-Ils n’avaient pas fini de parler que le ciel devint d’un noir d’encre.
-Une obscurité épaisse enveloppa le monde, comme au jour où mourut le
-Christ. Et, du ventre des nues, s’élancèrent des serpents de feu. En un
-clin d’œil l’église, les manoirs, les bois, les cultures, tout fut
-dévasté, incendié, réduit en cendres. Seule la flèche fut épargnée,
-parce qu’elle portait le corps martyrisé du vieillard. On dit même, au
-sujet de celui-ci, que des mains invisibles dénouèrent ses liens, et
-qu’il se retrouva, sans qu’il sût comme, cheminant sain et sauf dans la
-direction du Minihy. Quant aux gentilshommes de Saint-Michel, il ne
-resta d’eux aucun vestige, si ce n’est leurs âmes qui, transformées en
-corbeaux, sont condamnées à voler sinistrement, jusqu’au jour du
-Jugement dernier, autour du clocher solitaire.
-
---_Doue da bardono d’an Anaon!_ (Dieu pardonne aux défunts!) conclut
-Baptiste, en se signant au front, aux lèvres et à la poitrine.
-
-Nous entrions dans le bourg du Minihy. L’ouverture de l’unique rue
-donnait sur une échappée de campagne dévalant en pente douce vers la
-berge goémonneuse du Jaudy. L’eau de la rivière brillait au bas, d’une
-lumière froide, sous le calme firmament nocturne. Nous longeâmes le
-cimetière où des pèlerins circulaient en silence. Par la baie du
-portail, le regard plongeait dans l’église, suivait une avenue de
-cierges qui allait se rétrécissant et comme s’éclairant à mesure.
-
-Où nous étions maintenant il faisait très sombre; des arbres au
-feuillage épais, des châtaigniers peut-être, formaient voûte au-dessus
-de nous, et, les branches s’abaissant jusqu’aux talus qui bordaient la
-route, on marchait à tâtons comme dans le noir d’un souterrain. Tout à
-coup des abois de chiens, un grand bruit de voix, et la vive lueur d’une
-flambée d’ajoncs secs. Nous franchissions le seuil du manoir de
-Kervarzin.
-
---Y aura-t-il logement pour deux pauvres de plus, s’il vous plaît? clama
-Baptiste d’un ton enjoué.
-
-La vaste cuisine était déjà pleine de mendiants,--d’aucuns debout,
-adossés à la demi-cloison en planches qui garantit du vent de la porte
-le foyer des fermes bretonnes;--d’autres accroupis un peu partout sur le
-sol de terre battue, ou assis, les genoux au menton, sur un petit banc
-qui courait le long des meubles, d’un bout à l’autre de la pièce.
-
-Aux paroles de Baptiste, un paysan à la chevelure bouclée et
-grisonnante, à la mine joviale, se leva de l’âtre et s’avança vers nous.
-
---As-tu jamais entendu dire qu’on ait refusé un pauvre à Kervarzin la
-veille du pardon de saint Yves béni? prononça-t-il avec une gravité
-souriante, sans ôter sa pipe de la bouche et en serrant la main que
-Baptiste lui tendait.--Il n’y a pas que les pauvres à être les bienvenus
-chez moi, poursuivit-il, quand je lui offris la main à mon tour et que
-mon introducteur m’eut nommé; votre père a pu vous dire que chez le
-Yaouank-coz[24] il y a toujours pour les amis une soupe aux crêpes
-chaude et un franc verre de cidre.
-
- [24] C’est ainsi qu’on avait coutume de l’appeler par un jeu de mots
- auquel son nom prêtait: _Yaouank_ en breton veut dire jeune.
- _Yaouank-coz_ équivaut à «le jeune-vieux».
-
-Il avait les manières d’un gentilhomme, ce paysan. Je dus accepter son
-fauteuil de chêne, à l’angle du foyer. Qu’il y faisait bon, devant la
-claire flamme qui montait, montait, illuminant toute la cuisine,
-balayant d’un rouge reflet les battants cirés des armoires,
-transfigurant la face des gueux, éveillant comme une joie d’être sur
-leurs traits flétris et dans leurs yeux morts!... Au crochet de la
-crémaillère une marmite énorme était suspendue; lorsque la servante en
-soulevait le couvercle, il s’en échappait des jets de vapeur blanche et
-une succulente odeur de lard cuit se répandait dans l’air.--La table
-était surchargée d’écuelles; un garçon de labour achevait de les emplir
-de crêpes de blé noir qu’il rompait en les tordant entre ses poings.
-
---Allons, gars! cria le père Yaouank, la soupe est prête.
-
-Comment rendre cette inexprimable scène qui vous rejetait en plein moyen
-âge, au fond de quelque «Cour des miracles»? Au silence relatif qui
-avait régné jusque-là parmi ces gens, harassés pour la plupart et
-heureux de se laisser engourdir au bien-être réchauffant d’une maison
-cossue, succéda brusquement un tumulte, une mêlée, une bousculade
-accompagnée de cris, de jurons même et de horions, tout le monde se
-précipitant à la fois vers la table et chacun s’efforçant d’attraper le
-premier son écuelle. Les infirmes surtout faisaient rage, fourrageaient
-avec leurs béquilles dans les jambes des valides. Un cul-de-jatte, à
-demi écrasé, beuglait, agitant désespérément un bras démesuré terminé
-par une patte immense. Les aveugles trébuchaient, les mains en
-avant,--roulaient leurs prunelles éteintes. Et Yaouank-coz regardait ce
-spectacle, avec sa pipe au coin des lèvres, tranquille, l’air amusé.
-
---Maintenant, à tour de rôle!--commanda-t-il, en barrant de son grand
-corps l’accès de la cheminée;--quiconque fera du désordre passera le
-dernier!
-
-Le calme se rétablit; la «procession de la marmite» commença. Les gueux
-s’approchaient un à un, et présentaient leur écuellée de crêpes que la
-servante arrosait de bouillon. A la clarté de l’âtre, je les
-dévisageais. Oh! les étranges têtes que j’ai vues là! Celles-ci,
-grosses, gonflées, avec des meurtrissures bleuâtres, pareilles à des
-melons d’eau; d’autres maigres, d’une maigreur ascétique, visages
-pétrifiés de morts, toute la vie s’étant réfugiée dans la mobilité
-fébrile des yeux; d’autres, dures et frustes, aux énergiques profils de
-forbans; et il y en avait aussi d’exquises,--j’entends parmi les
-femmes,--d’une adorable mélancolie d’expression, d’une pâleur délicate
-et souffrante. Il me souvient d’une entre toutes: type pur de madone,
-une grâce mystique répandue sur ses traits fins, je ne sais quelle
-suavité dans la démarche. On eût dit un être immatériel. Ses pieds nus,
-bronzés au soleil des grand’routes, effleuraient à peine le sol. Elle
-avait de longues paupières, de très longs cils. Quand elle passa près de
-moi, je vis qu’elle portait au cou des traces de scrofule. Je demandai
-son nom à Baptiste.
-
---C’est une _innocente_. Elle est de Pleumeur. Il paraît qu’elle tombe
-du haut mal et que, pendant six mois de l’année, son corps n’est qu’une
-plaie.
-
-On n’entendit bientôt plus que le bruit des cuillers de bois raclant le
-fond des écuelles; la soupe avait été avalée en quelques lampées. Le
-maître de maison--le _penn-tiégèz_--s’agenouilla sur la pierre du foyer
-et se mit à réciter l’oraison du soir; les mendiants donnaient les
-répons, dans un bredouillement un peu confus, d’une voix ronronnante et
-ensommeillée... En face de moi, de l’autre côté de l’âtre, se dressait
-un lit clos, avec son ouverture étroite comme une lucarne et ses petits
-rideaux de percaline à fleurs retenus par des embrasses. Là, dit-on,
-saint Yves eut sa couchette de paille et son oreiller de granit, durant
-la dernière période de sa courte vie, au temps qu’il était «official» de
-Tréguier avec résidence à Kervarzin, dans sa demeure familiale. Bercée
-au fredon des prières bretonnes, ma songerie évoquait tel autre soir de
-l’an 1292 où,--peut-être à pareille heure,--le bon saint, sur le point
-de prendre son repos, crut ouïr qu’on frappait à la porte. Il ne
-s’étonna point: son manoir n’était-il pas une auberge, secourable à tous
-les sans-gîte et à tous les sans-pain?... Il ne lui vint non plus à
-l’esprit de héler sa vieille servante, qui dormait. Non. Il se leva
-lui-même et, nu-pieds, alla tirer le verrou. (Est-il bien sûr qu’il y
-eût un verrou?) La porte ouverte, une bouffée de vent entra, une bouffée
-de vent froid, chargé de pluie, et aussi la plainte lamentable d’une
-ribambelle de pauvres gens échoués sur le seuil, pitoyablement
-morfondus.
-
---Vite, vite, mes enfants... Je vais rallumer le feu!... Venez çà, je
-vous attendais!...
-
-Certes, oui, il les attendait... D’où ils viennent? Qui ils sont?
-Combien ils sont? Que lui importe!... Il me semble le voir
-s’agenouillant là sur cette pierre où le père Yaouank murmure les
-_grâces_, et soufflant cette braise qui s’éteint, comme faisait tantôt,
-la fille de ferme, et y jetant, comme elle, à pleines brassées, les
-gerbes d’ajonc roux qui flambent clair. Les pauvres gens se sont
-avancés: ils se sont assis sur les escabelles, aux deux coins de la
-cheminée, et leurs haillons fument à la douce chaleur, et leurs visages,
-ruisselants d’eau, tout bleuis de froid, s’éclairent et rayonnent, et
-leurs yeux échangent des regards qui disent:
-
---Qu’on est donc bien chez ce brave homme!...
-
-Yves est allé au garde-manger, il a pris la tourte de pain blanc, un
-reste de porc et de bœuf salé, et il les apporte aux vagabonds pour
-qu’ils s’en régalent:
-
---Rassasiez-vous, mes amis, rassasiez-vous!
-
-Quand le pain, le porc et le bœuf ont été engloutis, le chef de la tribu
-nomade, un grand diable à la peau cuivrée comme un zingaro, tient au
-saint ce discours, après s’être essuyé la bouche du revers de sa manche:
-
---O le plus vénérable et le plus discret des hôtes, je serais le plus
-ingrat des obligés si, ayant reçu de toi cet accueil, je ne t’apprenais
-dès à présent quelle est notre condition. Peut-être, quand tu sauras qui
-nous sommes, nous rejetteras-tu à la nuit ténébreuse et à la pluie
-glacée. Ta bonne foi du moins n’aura pas été surprise.
-
-Je me nomme Riwallon. Priziac, aux confins de la Cornouailles et du pays
-de Vannes, fut mon lieu de naissance. De mon métier, je suis jongleur.
-J’excelle à _rimer_ les sônes d’amour et les chants de guerre; je n’ai
-point mon pareil pour mettre en action les vies des héros et les
-légendes miraculeuses des saints... Celle-ci est Panthoada, ma femme, la
-compagne dévouée de ma longue misère; elle joue de la viole et dit la
-bonne aventure; de plus elle connaît les vertus des herbes et l’art de
-guérir par oraison; enfin elle sait distinguer entre les trois cents
-espèces de furoncles, et en quelle fontaine sacrée il y a remède pour
-chacune... Ceux-là sont mes deux fils; l’un souffle dans le biniou,
-l’autre dans la bombarde; ils ont l’haleine puissante et le doigté
-sûr... Quant à ces deux jouvencelles, mes filles...
-
-Mais Yves a interrompu le jongleur. Il a vu qu’elles sont jolies, les
-jouvencelles, plus jolies peut-être qu’il ne sied à leur pauvreté, et il
-a vu aussi qu’une rougeur subite vient d’empourprer leurs joues pâles.
-
---En vérité, homme, épargne-nous pour ce soir ces récits. Tes enfants,
-ta femme sont exténués; toi-même, tu dois être bien las. Que la paix de
-Dieu soit avec vous dans votre repos! Sachez seulement que cette maison
-est vôtre tant qu’il vous plaira d’y demeurer.
-
-On sait qu’il leur plut d’y demeurer longtemps; onze ans après,
-c’est-à-dire en 1303--époque de la mort du saint--ils y étaient
-encore[25]!
-
- [25] Cet épisode de l’histoire de saint Yves a fourni à M. Tiercelin
- la matière de son beau poème: _Les Jongleurs de Kermartin_.
-
-
-
-
-VII
-
-
-Les «grâces» terminées, Yaouank-coz décrocha une de ces énormes
-lanternes que les rouliers ont coutume de suspendre à l’avant de leurs
-charrettes, et, l’ayant allumée, il m’invita à le suivre. La cohue des
-mendiants s’ébranla derrière nous. La nuit était d’un gris d’ardoise,
-criblée de menues étoiles. Nous traversâmes la cour. Les pas
-s’étouffaient dans le fumier mou dont elle était jonchée. Yaouank tenait
-le fanal élevé au-dessus de sa tête, criait: «Par ici!... Attention à
-cette mare!...» Des portes s’ouvrirent dans des bâtiments bas groupés
-comme les chaumières d’un hameau, et des souffles d’étuves nous
-frappèrent au visage. Nous étions auprès des étables. Les mendiants y
-pénétrèrent à la queue leu-leu, sans bruit; on y avait étendu pour eux
-une litière de paille fraîche. Les plus ingambes grimpèrent à l’échelle
-qui menait au grenier des fourrages. Les vaches, étonnées, meuglaient
-doucement. Du dehors, on voyait aller et venir, tantôt dans le
-rez-de-chaussée, tantôt sous les combles, la grosse lanterne vigilante
-du vieux fermier; il ne se fiait qu’à lui-même pour s’assurer que chacun
-avait son gîte, admonestait celui-ci, installait celui-là, avait l’œil
-surtout à ce qu’il n’y eût point de promiscuités équivoques.
-
-En rentrant au manoir, nous trouvâmes Baptiste dormant, coudes allongés
-sur la table.
-
---Si vous désirez en faire autant,--me dit notre hôte,--voilà mon lit...
-Oh! vous ne m’en priverez pas. Je suis de quart jusqu’à demain... Je
-connais de longue date les pauvres que j’héberge: il n’y a pas de
-malhonnêtes gens parmi eux, mais il peut y avoir des imprudents. La
-tentation de la pipe est forte, et il suffit d’une étincelle pour causer
-un malheur.
-
---Je vous demande en ce cas la permission de veiller avec vous.
-
---Katik, fais-nous un feu de purgatoire, qui nous réchauffe et ne nous
-brûle pas. Un peu de bois et beaucoup de mottes!
-
-La servante exécuta prestement l’ordre du maître, puis s’alla coucher.
-Nous restâmes seuls, assis de part et d’autre du foyer, les pieds à la
-braise qui couvait sous un épais amas de tourbe. Le silence était vaste
-et bruissait néanmoins, comme si tous les grands souvenirs dont cette
-demeure est pleine y eussent tourbillonné en vols mystérieux.
-
---Voyons, Yaouank,--commençai-je,--est-ce vrai, ce que l’on m’a
-raconté?...
-
---Vous voulez parler du «miracle de la soupe», n’est-ce pas?...
-Écoutez-moi bien: je ne suis pas un savant,--tant s’en faut,--mais je ne
-suis pas un imbécile non plus... Non, là, franchement, je ne pense pas
-qu’il vienne à l’idée de personne de me prendre pour un imbécile... Or,
-ce à quoi vous faites allusion, je l’ai vu, vu avec ces yeux que j’ai
-dans la tête et qui sont ceux d’un homme qui voit clair... On a dit, je
-le sais, on a dit que j’étais saoul, ce soir-là... Ce soir-là! En
-vérité, autant dire ce soir!... Saoul! Avec quatre-vingts gueux chez
-moi, comme aujourd’hui, roulés dans la litière de mes étables et dans le
-foin de mes greniers!... J’eusse donc été bête trois fois!
-
-Du reste, voici la chose, très simplement, comme elle s’est passée.
-Dix-huitième jour de mai,--la date où nous sommes. Toute la semaine il
-avait plu à verse, sans discontinuer. Les chemins, aux abords d’ici,
-n’étaient que fondrières: quant aux champs que traversent les sentiers
-de pèlerinage, l’herbe y nageait. Et, le matin, il pleuvait encore; et,
-toute l’après-dînée, il plut, il plut à torrents. Ma ménagère--Dieu ait
-son âme! car elle est morte depuis--se disposait cependant à apprêter le
-souper des pauvres dans le grand _pot-de-fer_, comme de coutume.
-
---Oh! fis-je, si tu m’en crois, tu ne mettras au feu que la petite
-marmite. Par ce temps-là nous n’aurons personne.
-
-Je fus obéi. On ne mit au feu que la petite marmite, laquelle était à
-peine d’une capacité de vingt écuellées. A la tombée de la nuit, il
-avait paru trois hôtes, des gens du voisinage; nous les invitâmes à
-s’asseoir à table, avec nous, et notre intention était de les garder
-aussi à coucher dans la maison. Déjà la servante avait poussé les
-verrous. On s’était groupé autour de l’âtre, et l’on devisait
-paisiblement en attendant de dire les _grâces_... Tout à coup: dao! dao!
-sur la porte.
-
---Encore un,--pensâmes-nous,--à qui l’intempérie n’a pas fait peur!
-
-Ma femme courut ouvrir.
-
---Jésus-Maria! s’écria-t-elle en joignant les mains, comme il y en a!
-comme il y en a!
-
-Nous vîmes entrer un flot de monde. Et, après ceux-ci, il en parut
-d’autres, puis d’autres encore. La cuisine fut bientôt pleine. Tous nos
-mendiants habituels étaient là, ceux de Pleumeur et ceux de Trédarzec,
-ceux de Penvénan, du Trévou, de Kermaria-Sulard... Et parmi eux beaucoup
-de figures inconnues, des pèlerins nouveaux, venus du fin fond du pays,
-de Ploumilliau, de Trédrèz, et même de Pleslin! Ils faisaient pitié à
-regarder, trempés jusqu’aux os, avec des mines si lamentables! Ah! qu’un
-peu de bonne soupe chaude leur eût fait du bien!... Et voilà justement
-qu’il n’en restait plus... Quelques cuillerées peut-être... J’étais
-furieux contre moi-même. Mais aussi est-ce que je pouvais prévoir!...
-Les pauvres gens tournaient vers la cheminée des yeux ardents. Je me
-levai et je leur dis:
-
---Il ne faut point nous en vouloir: c’est la première fois que ceci nous
-arrive. Il faisait un temps si affreux que nous ne vous attendions pas.
-Je le regrette de tout mon cœur, mais nous n’avons pas préparé de soupe
-pour vous.
-
-Une grande stupeur se peignit sur tous les visages, et il y eut un
-silence triste... Alors, un homme se détacha de la bande; la buée qui
-s’élevait des hardes mouillées était si épaisse que je ne pus distinguer
-nettement ses traits. Il mit un pied sur la pierre de l’âtre, ôta le
-couvercle de la marmite, se pencha au-dessus, et prononça d’une voix
-ferme et douce:
-
---Avec ce qui reste de bouillon, on peut toujours réconforter les plus
-malades.
-
-Et, ayant dit, il se retira à l’écart. Sa parole nous en imposa. Ma
-femme se mit à tailler les crêpes dans les écuelles. Et les pauvres de
-défiler devant le foyer,--comme tantôt. La servante versait le bouillon
-à mesure. Un, deux... cinq... dix malheureux se présentèrent à tour de
-rôle; la marmite semblait inépuisable. Vingt autres passèrent, et puis
-vingt autres; la servante continuait à verser. Ma femme était devenue
-toute pâle d’émotion; elle ne suffisait plus à sa tâche, si fort qu’elle
-se dépêchât; un des valets dut lui venir en aide. Moi, j’éprouvais une
-sorte d’angoisse. Tous, nous avions le sentiment que nous assistions à
-quelque chose d’extraordinaire, de surnaturel, et nous retenions nos
-haleines, n’osant respirer. L’oppression du miracle était sur nous...
-Pas un pauvre, je vous l’affirme, ne s’alla coucher sans souper... Voilà
-ce que j’ai vu, il y a de cela aujourd’hui quinze ans.
-
-Quand je cherchai des yeux l’homme qui avait parlé, il avait disparu. Je
-demandai qui il était: personne ne le connaissait. Une vieille dit:
-
---Comme je longeais le cimetière du bourg, je l’ai aperçu franchissant
-l’échalier, et, dès lors, il a marché à côté de moi. Deux fois il m’a
-tendu la main pour sauter des mares. Je crois bien qu’il portait une
-tonsure, car son crâne était tout blanc sous la pluie.
-
-Elle n’ajouta rien de plus, mais chacun demeura convaincu que le
-mendiant étrange n’était autre qu’Yves Héloury, l’antique seigneur de ce
-lieu. Vous en penserez ce qu’il vous plaira. Mais, je vous le répète,
-voilà ce que j’ai vu. Et beaucoup d’autres sont vivants, qui pourraient
-en témoigner.
-
-Yaouank-coz heurta sa pipe à l’ongle de son pouce, pour en secouer la
-cendre, et parut s’absorber dans ses souvenirs. Je m’abstins, il va sans
-dire, de toute réflexion... Baptiste ronflait sur la table. Le balancier
-de l’horloge allait et venait avec de grands coups sourds, fendant
-l’heure, en quelque sorte, comme un bûcheron son bois. A force
-d’entendre ce bruit obsédant et régulier, je finis par m’assoupir à mon
-tour, la nuque appuyée au lit de saint Yves, le cerveau hanté
-d’hallucinations confuses où des pauvres, amarrés à des flèches
-d’églises, mangeaient de la soupe en des écuelles d’or.
-
-... C’est dimanche. Les cloches du Minihy égrènent de jolis sons clairs.
-Le pâle sourire de l’aube argente le ciel. Groupés dans la cour, à
-l’entour du puits, les mendiants achèvent leurs ablutions matinales. Sur
-le toit du colombier, dans le courtil, des pigeons lustrent leurs ailes.
-Un garçon de ferme, les jambes nues, mène ses chevaux à l’abreuvoir.
-L’air est frais, léger, avec des transparences bleuâtres qui idéalisent
-toutes choses. Rien n’a dû changer dans cet horizon depuis les temps où
-y vécut saint Yves. La rivière dort, à marée haute, en une nappe d’eau
-blondissante, encadrée d’arbres nains dont la chevelure baigne dans le
-flot. Des coteaux se succèdent, et s’échelonnent, et fuient, telles que
-des houles de terres fécondes berçant des villages, des parcs, des
-vergers, de vastes cultures morcelées à l’infini. Dans la grise lumière
-des lointains, la silhouette du Goëlo s’estompe délicatement, hérissée
-de pins grêles aux panaches effrangés et flottants comme la fumée d’un
-vapeur qui passe.
-
-... A l’église. On vient de célébrer la basse messe; l’air est imprégné
-de l’odeur des cires ardentes. De minuscules navires aux gréements
-compliqués pendent aux poutres. Des femmes prient, le front dans les
-mains; beaucoup portent le manteau de deuil, d’étoffe noire, luisante,
-tombant à plis harmonieux. Quelques «pèlerines» déguenillées rôdent le
-long des murs, avec de perpétuelles génuflexions et d’incessants signes
-de croix. Sur l’une des parois de la nef se lit le _testament_ d’Yves de
-Kervarzin, où la paroisse du Minihy et les pauvres de toute la Bretagne
-figurent comme principaux légataires. Il fut transcrit là, dit-on, par
-les soins d’une pieuse demoiselle qui avait à expier un gros péché de
-jeunesse[26].
-
- [26] Celui d’avoir représenté la déesse Raison dans un cortège
- officiel, à Tréguier, sous la Terreur.
-
-Dans le cimetière, jouxte le grand portail, est une tombe sculptée,
-d’aspect modeste et sans inscription. Une ouverture en forme de voûte la
-traverse de part en part, dans le sens de la largeur. Les pèlerins s’y
-glissent en rampant sur les mains et sur les genoux. D’aucuns baisent à
-pleines lèvres la dalle funéraire. Quand ils se relèvent, ils ont la
-face souillée de boue, mais radieuse; ils ont puisé à ce rude contact
-une sorte d’énergie sacrée; la vertu vivifiante d’Yves Héloury a passé
-en eux. Car c’est ici qu’il repose,--n’en doutez point,--c’est ici que
-repose l’ami des pauvres qui voulut être enterré pauvrement. Ici
-seulement se peut respirer le parfum de son âme douce, dans cette
-atmosphère embaumée d’odeurs champêtres et de salure marine. Les gens de
-Tréguier lui ont édifié dans leur cathédrale un magnifique cénotaphe. Là
-iront prier les riches, ceux qui recherchent le luxe et les beautés
-factices de l’art jusque dans les objets de leur dévotion. Mais la foule
-des humbles ne désertera jamais les petits sentiers du Minihy. Toujours
-on les verra serpenter en longues «théories» pieuses et murmurantes vers
-la colline ensoleillée que baigne le Jaudy et où la grâce, la mansuétude
-de saint Yves sont restées comme empreintes dans le paisible sourire des
-choses.
-
-
-
-
-RUMENGOL
-
-LE PARDON DES CHANTEURS
-
-A Charles Le Goffic.
-
-
-
-
-I
-
-
-Quand, sur l’injonction de Gwennolé, Gralon eut jeté à la mer le corps
-de sa fille suppliante, les flots qui venaient de noyer Is s’arrêtèrent,
-subitement calmés; et le vieux roi se retrouva seul, avec le moine, sur
-le terre-plein où s’élève aujourd’hui l’église de Pouldahut[27]. Son
-cheval, vieux comme lui, tremblait de tous ses membres et haletait, la
-tête basse, les naseaux encore dilatés par l’épouvante. Gralon caressa
-doucement son cou, lissa les poils de sa crinière souillés d’écume et
-enchevêtrés de goémons. De tous les êtres qu’il avait aimés, c’était
-désormais le seul qui lui restât. La vie lui apparut vide et
-désenchantée; il regretta de n’être point mort avec les autres. Le
-dernier cri de sa fille surtout le hantait, et ce long reproche
-désespéré qu’en la repoussant dans l’abîme il avait lu dans ses yeux.
-C’était donc vrai qu’il avait eu le courage de cette chose atroce? Quoi!
-de ses propres mains il avait noyé son enfant? Il n’avait eu pitié ni de
-ses pleurs, ni de son effroi? Elle se cramponnait à lui, si confiante,
-pourtant! Elle l’implorait d’une voix si douce «Sauve-moi, père,
-sauve-moi, père, sauve-moi!» Et il n’avait écouté que ce moine, cet
-homme de malheur!...
-
- [27] En français Pouldavid, près de Douarnenez.
-
-Gwennolé suivait sur le visage du roi les mouvements tumultueux de sa
-pensée.
-
---Gralon,--dit-il sévèrement,--rends grâces au Dieu qui, par mon
-entremise, t’a conservé les jours de ta vieillesse pour travailler à ton
-salut éternel.
-
-Subjugué par le ton impérieux du moine, le chef du clan de Cornouailles
-leva vers le ciel sa face vénérable toute baignée de larmes--et pria. Le
-vent apaisé du soir se jouait dans sa barbe blanche. Mais d’une détresse
-infinie son cœur était plein, et les paroles qui s’exhalaient de ses
-lèvres étaient navrantes comme des sanglots... Dans les lointains gris
-de la mer le jour achevait de s’éteindre.
-
---Viens!--commanda Gwennolé.
-
-Ils s’acheminèrent au pas de leurs montures du côté du septentrion. Ils
-gravirent d’âpres côtes hérissées de brousses, plongèrent dans des
-ravins peuplés de roches monstrueuses qu’on eût prises pour des
-troupeaux de bêtes d’autrefois, pétrifiées. Très vite ils avaient perdu
-de vue la mer, mais, à travers les grands embruns flottant derrière eux
-dans l’espace, ils perçurent longtemps sa chanson sinistre. Parfois, au
-milieu de ce bruit sauvage, un appel strident éclatait dans la direction
-du large. Gwennolé disait:
-
---Ce sont les goélands qui regagnent leurs nids.
-
-Gralon songeait:
-
---Ainsi elle cria, quand je dénouai violemment ses bras nus, enlacés à
-mon corps!
-
-Et, tout bas, il murmurait: «Ahès! Ahès!...»
-
-Ils marchèrent tant, que le meuglement des eaux n’arrivait plus jusqu’à
-eux. Mais leur souffle salé les enveloppait toujours, et il s’y mêlait
-un parfum d’herbes rares, une odeur que le vieux roi reconnaissait pour
-l’avoir respirée, la veille encore, dans les cheveux dorés de sa fille.
-Il se rappela le baiser qu’il avait coutume de déposer, le matin, sur
-son front frais et poli comme un jeune ivoire. Il se rappela aussi de
-quel air elle lui souriait,--et combien elle était caressante, la
-lumière qui brûlait au fond de ses yeux!... C’était maintenant une nuit
-épaisse. Les pieds des chevaux foulaient une mousse humide, en forêt,
-sous de hautes frondaisons noires, à peine ondulantes, comme figées dans
-l’horreur des mystères antiques que des druides y célébrèrent. Soudain,
-sur les confins de ce pays boisé, à la lucarne d’une hutte, une clarté
-brilla. Primel l’anachorète demeurait là, Primel qu’on disait
-contemporain du Christ.
-
---Reposons jusqu’à l’aube à l’ombre de ce saint homme,--prononça
-Gwennolé.--J’ai l’espérance, ô roi, qu’un calme réparateur te viendra de
-lui.
-
-Celui dont le moine parlait en ce langage presque biblique était debout
-dans la cabane, et, à l’approche des deux voyageurs, il ne bougea pas
-plus que s’il n’eût point été vivant. Sa lourde robe de bure était comme
-incrustée dans sa chair. Le plissement rugueux de l’étoffe, les
-moisissures vertes dont elle était marbrée par endroits lui donnaient
-l’aspect d’une vieille écorce, et tout le corps de l’ermite se dressait,
-immobile et noueux ainsi qu’un tronc d’arbre. Sa tête semblait sculptée
-au-dessus, à coups de hache, par un artisan malhabile, un fabricant
-d’idoles barbares. Mais quelle vierge aux doigts divins avait filé ses
-cheveux si ténus que les araignées se trompaient jusqu’à les insérer
-dans leurs trames? De son cou partaient deux maîtresses branches, qui
-étaient ses bras, étendus dans un geste de bénédiction, et sur qui le
-faîtage de la hutte s’étayait--eût-on dit--depuis des siècles. La plante
-de ses pieds nus s’aplatissait, collée au sol, et leurs ongles s’y
-enfonçaient, démesurés, tordus, pareils à des racines plusieurs fois
-centenaires. On racontait de lui qu’il vivait à la façon des arbres, des
-sucs de la terre et de l’air du ciel. On expliquait par là sa longévité.
-Jamais on ne lui avait vu prendre une autre nourriture. Les paysans
-d’alentour s’étaient même lassés de lui apporter en offrande des vases
-de lait et des quartiers d’agneau, parce qu’il laissait boire le lait
-aux oiseaux et dévorer les quartiers d’agneau par les loups. Il aimait
-d’un seul et immense amour toute la création, les hommes à l’égal des
-bêtes, et, parmi celles-ci, il ne distinguait pas les malfaisantes
-d’avec les bonnes. Chaque être, chaque chose représentait, selon lui, un
-élément d’ordre et de beauté dans l’univers de Dieu. Si vieux qu’il fût,
-son âme était demeurée limpide; nulle expérience mauvaise n’y avait
-déposé son amertume. Il continuait à promener sur le monde le regard
-émerveillé d’un enfant. L’optimisme entêté de sa race s’épanouissait
-dans ses claires prunelles, aux orbites rondes et lisses comme ces trous
-que les piverts creusent dans l’épaisseur des chênes.
-
-Gwennolé, en entrant, se prosterna devant le solitaire, Gralon
-s’accroupit sur un amas de feuilles mortes que les premiers vents
-d’automne avaient balayées dans un coin de la hutte. A peine s’y
-était-il laissé tomber, qu’une torpeur étrange se répandit à travers ses
-veines, comme un calmant mystérieux. Jamais il n’avait éprouvé cette
-douceur de repos, pas même au temps où, après ses grandes chevauchées de
-guerre, il s’allongeait si voluptueusement sous les courtines de son lit
-de Ker-Is tapissé de fourrures de fauves. La douloureuse voix qui,
-depuis la catastrophe, gémissait en lui s’apaisa peu à peu, devint une
-sorte de chant vague, d’une lente mélancolie de berceuse, où son âme se
-fondait, attendrie et tranquillisée. C’était comme si, les yeux ouverts,
-il se fût regardé dormir.
-
-Les deux saints--l’anachorète et le moine--échangeaient des propos qui
-semblaient les versets alternés d’une oraison. On eût dit un bruissement
-d’eaux courantes auquel eussent répondu des frissons de ramures. Dehors,
-les chevaux paissaient, sous les étoiles, sans piquet ni longe, à
-l’aventure. Par le cadre de la porte, on voyait sur les luzernes
-blanchies de givre leurs vastes ombres se mouvoir.
-
-La nuit s’écoula, l’aube vint. Primel bénit ses hôtes et, s’adressant à
-Gralon, il dit:
-
---Dorénavant, fils, lorsque tu te sentiras le cœur troublé par des
-tristesses intérieures, réfugie-toi dans la solitude éternelle des
-choses. Les bois surtout sont tendres à l’homme. Dieu en a fait des
-asiles sacrés où la paix habite, et l’harmonie du monde s’y révèle.
-
-... Au soir de cette journée, les voyageurs mettaient pied à terre
-devant l’abbaye de Landévennec bâtie au bord d’une grève verdoyante, à
-l’endroit où la rivière d’Aulne débouche dans la rade de Brest. Gwennolé
-y avait établi ses disciples, trouvant le lieu propice à la prière et à
-la méditation. La petite communauté formait une espèce de bourg, de
-colonie, semi-monacale, semi-agricole, chaque religieux ayant sa cellule
-à part avec un courtil, des fleurs et quelques ruches. Derrière le
-village, s’étageaient des collines blondes que le soleil du matin
-caressait de ses premiers feux et où ses derniers rayons s’attardaient
-longtemps. Les troupeaux paissaient là, épars sur les pentes, gardés par
-des novices qui les surveillaient d’un œil et, de l’autre, s’exerçaient
-à des lectures de piété dans des rouleaux de parchemins surchargés de
-lourdes écritures gothiques. Là aussi étaient les champs, les cultures,
-dont les moines robustes avaient le soin. Les défrichements gagnaient
-peu à peu les sommets, ouvraient dans la profondeur des fourrés de
-larges éclaircies.
-
-Un bras de mer enserrait les terres de l’abbaye, contournant le pied des
-collines, pénétrant vers l’est dans les contreforts schisteux de la
-Montagne-Noire, évoquant la vision d’un glaive d’archange, d’une grande
-lame tordue et flamboyante. Du côté de l’occident, il s’évasait en une
-méditerranée pacifique aux vaguelettes crêpelées, tels que des frisons
-d’or.
-
-Ce qui donnait plus de prix encore à cette oasis de verdure et d’eau
-calme, c’étaient les vignes austères qui, dans la direction du nord,
-fermaient l’horizon. On devinait un pays nu, tourmenté, battu d’un flot
-sauvage contre lequel il servait en quelque sorte de rempart, et dont il
-brisait les colères, de sa longue étrave de granit. Les assauts de
-l’Atlantique s’y venaient heurter, comme à un colossal parapet. Souvent
-on voyait s’écheveler au-dessus de grandes crinières blanches, avec des
-hennissements de bêtes qui s’ébrouent, tandis qu’au ras des crêtes des
-lueurs couraient, de rapides fulgurations d’éclairs. Et l’on n’en
-goûtait que mieux le charme de ce coin abrité, peuplé seulement de
-cénobites vivant une vie de songe.
-
-Ces influences reposantes agirent promptement sur Gralon, dont la
-vieille âme était de cire. Déjà les choses du passé achevaient de
-s’effacer en lui, quand soudain, une nuit d’hiver qu’il était resté à
-veiller dans sa chambre, il lui sembla entendre une voix douce qui
-chantait. Cette voix ne pouvait venir des cellules du monastère, depuis
-longtemps closes et endormies. Aucun chant, d’ailleurs, pas même celui
-des novices, n’eût eu cette grâce féminine, si attirante, qui, comme une
-lanière subtile, enlaçait à la fois tous les replis du cœur. Le vieux
-roi poussa les volets de bois plein: appuyé au montant de la fenêtre,
-ses yeux plongèrent au loin vers la mer. L’eau luisait, sous la lune,
-d’une clarté d’argent. Dans le pâle scintillement des ondes un buste de
-jeune femme surnageait. La tête, renversée en arrière, traînait une
-longue chevelure flottante, semée de pierres précieuses qui étaient
-peut-être des reflets d’étoiles. Les traits du visage, éclairés d’en
-haut, brillaient étrangement d’une splendeur molle et fluide où les yeux
-s’avivaient comme deux émeraudes, où les lèvres s’épanouissaient comme
-une rose mystique du jardin de la mer. Gralon tendit les bras, cria dans
-l’espace: «Ahès!... Ahès!...» En cette apparition il avait reconnu sa
-fille. Il l’appelait encore qu’elle avait fui, avec la mobilité d’un
-poisson. Mais les deux derniers vers de son incantation demeuraient
-suspendus dans l’air. Et les rayons de la lune les propageaient au loin
-en de pâles et lentes vibrations: telles les cordes lumineuses d’une
-lyre immense.
-
- _Ahès, brêman Mary Morgân,
- E skeud an oabr, d’an noz, a gân._
-
- Maintenant Marie Morgane,
- A la lueur du firmament, dans la nuit, chante.
-
-C’était une croyance des Celtes qu’une fée, idéalement belle et
-cruellement perverse, habitait la mer. Elle avait, disait-on, la figure,
-les seins et les hanches d’une vierge. Le reste de son corps était d’un
-monstre, couvert d’écailles et terminé par une queue fourchue. On voyait
-son torse incomparable surgir au-dessus des eaux, par les soirs alourdis
-qui précèdent les grands orages. Sa chevelure dénouée ondulait
-harmonieusement sur les vagues et, de ses lèvres, un hymne montait,
-d’une langueur triste et si passionnée que les barques s’arrêtaient pour
-l’entendre. Les matelots, éperdus, fascinés, ne pouvaient détourner
-leurs yeux de l’ensorceleuse dont les bras blancs leur faisaient signe.
-Une folie s’emparait d’eux. Et, dépouillant leurs vêtements, ils se
-jetaient à la nage, tout nus, pour la joindre. Elle les regardait venir,
-de ses prunelles ardentes où des flammes vertes brûlaient, et elle les
-étreignait sur son cœur, à tour de rôle, avec la force déchaînée d’un
-élément. Tout aussitôt le ciel se fermait; les nuages tombaient à longs
-plis noirs, ainsi qu’une draperie funèbre, la houle se creusait en un
-lit souple aux profondeurs mouvantes, et l’orchestre de la tempête
-éclatait, formidable. A ses farouches amours la fée voulait un cadre
-terrifiant. Ses baisers distillaient une volupté si âcre qu’on en
-mourait sur l’heure, comme d’un poison. La bouche où la sienne s’était
-collée s’en détachait soudain, flétrie, béante, muette à jamais. Il
-n’était pas de famille sur tout le littoral breton qui n’eût à lui
-reprocher le meurtre de quelqu’un de ses membres. On la nommait _Mary
-Morgane_, ce qui veut dire: née de la mer. Elle était une, et pourtant
-multiple. Nombreuses étaient ses incarnations; mais, c’était toujours la
-même âme de péché qui vivait en chacune d’elles[28].
-
- [28] Il va sans dire que cette tradition, comme tant d’autres d’une
- origine non moins primitive, s’épanouit encore toute fraîche dans
- l’_Armor_ breton.
-
- _Ahès, brêman Mary Morgân..._
-
-Et voilà à quel métier de séduction et de mort Gralon avait voué sa
-fille pour l’éternité!... Le refrain lugubre ne cessa jusqu’au matin de
-retentir à ses oreilles, réveillant dans sa mémoire l’amertume des
-souvenirs, ajoutant à ses anciennes douleurs cette honte nouvelle d’Ahès
-devenue un objet d’opprobre,--Ahès qui fut si longtemps la joie de ses
-yeux et qui aurait dû être la fleur de sa race!
-
-Le soir d’après, même apparition, même chant; et, pendant plusieurs
-nuits consécutives, il en fut ainsi. Le vieillard n’osait plus
-s’allonger sur sa couche; l’obsédante image ne lui laissait pas un
-instant de repos. Brisé de lassitude et d’angoisse, il s’affaissait à
-genoux près de la croisée ouverte, et c’était son tour, maintenant,
-d’implorer sa fille:
-
---Pitié! murmurait-il.--Ma dernière heure est proche. Ne m’empêche pas
-d’oublier! Accorde-moi de mourir en paix!...
-
-Mais, comme lui naguère, la fée des eaux, elle aussi, se montrait sans
-miséricorde. A la fin, pour échapper à cette hantise, il résolut de
-fuir, de s’enfoncer si avant dans les terres que l’haleine même du flot
-marin ne pût parvenir jusqu’à lui. Il déroba un des bissacs dans
-lesquels les paysans du voisinage avaient coutume d’apporter à l’abbaye
-leurs offrandes, et, l’ayant endossé, il se mit en route au point du
-jour, alors que les moines de Landévennec étaient tous à matines. Il
-côtoya la rivière d’Aulne jusqu’au bac de Térénès; la fillette du
-passeur le déposa sur l’autre rive moyennant une bénédiction et une
-oraison qu’il psalmodia d’un ton navré. Elle prenait pour un mendiant en
-tournée le chef vénéré du clan de Cornouailles, l’homme qui fut le
-constructeur d’Is et réunit sur son front toutes les couronnes de
-l’Armorique! Après avoir gravi la montée de Roznoën, il entra dans une
-chaumière, sise au bord du chemin. La ménagère lui dit:
-
---Nous ne donnons l’aumône que le samedi, veille du saint jour du
-dimanche. Voici néanmoins une crêpe et un morceau de lard, parce que
-vous paraissez bien rendu.
-
-Il accepta, en remerciant; et, comme ses vieilles jambes fléchissaient
-sous lui, il demanda la permission de se reposer un instant sur la
-pierre du seuil... Au crépuscule, il traversa la ville du Faou. Withur,
-son cousin et son lieutenant, avait là son château; il donnait une fête;
-les fenêtres de sa demeure flambaient; un brouhaha joyeux se répercutait
-de salle en salle. Gralon voulut s’asseoir sur une borne, près de la
-porte où les invités s’engouffraient. Des gardes vinrent et le
-chassèrent. Il subit cette humiliation sans se nommer. Tout cela faisait
-diversion à son mal, l’arrachait à sa pensée fixe, si torturante! Une
-vallée s’ouvrait sur la droite: il s’y engagea. Le sentier se déroulait,
-ombragé de grêles ramures entre lesquelles glissaient des reflets de
-lune brodant le sol de dessins clairs. Puis, ce furent de hautes
-futaies, des piliers élancés et moussus soutenant des dômes d’ombre, le
-mystère d’une église vide, la nuit. Tous bruits au loin s’étaient tus,
-même la mélopée envahissante, obstinée, de la mer. Gralon se rappela les
-paroles de Primel, l’anachorète:
-
---Les bois sont tendres à l’homme qui souffre. Dieu en a fait des asiles
-sacrés.
-
-Ses sourcils froncés se disjoignirent. Il se sentit plein de sécurité,
-comme si un mur inexpugnable l’eût isolé du reste du monde. Il continua
-d’avancer toutefois, heureux de se baigner et, en quelque sorte, de se
-fondre dans cette atmosphère lénifiante, de goûter plus profondément, à
-chaque pas, cette protection des choses qui allait s’épaississant autour
-de lui. L’avenue où il marchait avait l’ampleur, la majesté d’une nef
-colossale. Et, tout en cheminant sous les arceaux vertigineux, il
-songeait:
-
---S’il est dans les décrets de Dieu que je vive quelques années encore,
-je veux bâtir, à la place de cette forêt et sur son modèle, une
-cathédrale où se dresseront, en pierre indestructible, autant de
-colonnes que voici d’arbres. Et il n’y aura infortune en Bretagne qui
-n’y puisse trouver, comme moi-même à cette heure, soit remède, soit
-consolation.
-
-... Gwennolé cependant, inquiet de la disparition du vieux roi, s’était
-mis à sa recherche. Il le découvrit enfin, dans la retraite qu’il
-s’était choisie, à l’orée de la forêt du Kranou. Il était là, étendu sur
-un lit de mousse que les feuilles tombées brochaient de larmes d’or.
-Près de lui une forme humaine était accroupie, qui n’avait plus d’un
-être vivant que l’apparence. En voyant venir le moine dont la robe de
-bure blanche tranchait vivement sur le fond assombri des bois, Gralon se
-souleva avec effort.
-
---Vous arrivez à temps pour recueillir mon dernier souffle, dit-il. Ne
-prenez point ombrage du vieillard que voici: il a vécu trois âges
-d’homme et connu l’extrémité de la souffrance. Les maux que j’ai endurés
-ne sont rien au prix des angoisses qui l’ont éprouvé. J’ai eu à pleurer
-ma ville engloutie et l’épouvantable destin de mon unique enfant; mais,
-lui, il a perdu ses dieux! A cette misère-là nulle autre n’est
-comparable. Jadis il fut druide: il porte le deuil d’une religion morte.
-Soyez-lui clément et doux. Il vous dira mon vœu suprême, et combien ce
-lieu m’est cher; j’y ai savouré par avance la joie de n’être plus. Je
-dépose en vos mains à tous deux mon âme épurée des souvenirs qui
-troublent...
-
-Il n’en put prononcer davantage; sa tête retomba inerte sur le gazon. Le
-roi de Cornouailles avait trépassé. Gwennolé se mit à murmurer des
-psaumes latins; le druide entonna, d’une voix chevrotante, une mélopée
-en langue barbare; et Gralon, conan[29] de la mer, reposa dans la
-clairière jusqu’au lendemain, veillé par le prêtre du Christ et par le
-dernier survivant des ministres de Teutatès. De singulières pensées
-durent hanter l’âme de ces deux hommes. Peut-être le corps du vieux roi
-suffit-il à combler l’abîme qui les séparait; peut-être, par-dessus son
-cadavre, dans la mélancolie de cette nuit funèbre, les deux formes
-religieuses de l’antique esprit breton se tendirent-elles la main et
-communièrent-elles devant la mort, sous le couvert majestueux des bois.
-
- [29] Chef.
-
-Au point du jour, survint une troupe de cénobites que Gwennolé avait
-mandés. Ils lavèrent à une source voisine la dépouille mortelle du chef
-de clan, l’ensevelirent dans une pièce de lin parfumée de verveine, et
-la chargèrent sur leurs épaules pour la transporter à Landévennec où,
-dans une crypte maintenant effondrée, son sépulcre se voit encore.
-
-Quand ils se furent éloignés, le druide parla:
-
---Frère (car nous avons eu dans le passé de communs ancêtres), celui que
-nous avons conduit ensemble au seuil des demeures futures m’avait prié
-d’être auprès de toi l’interprète de ses dernières volontés. Je lui fis
-promesse de te les aller dire, s’il était nécessaire, jusqu’en ta
-maison, quoiqu’il me soit défendu par mes dogmes de franchir le cercle
-enchanté de cette forêt. Ce qu’il désire de toi, le voici: il entend
-que, par tes soins, une église soit érigée en cette place à la mère
-douloureuse de ton Dieu, afin que les malades y trouvent guérison et les
-affligés miséricorde. Un temps fut--j’étais jeune alors--un bloc de
-granit rouge se dressait ici. Son contact rendait la vue aux aveugles,
-l’ouïe aux sourds, l’espérance aux cœurs en détresse. Puisse le
-sanctuaire que tu édifieras avoir mêmes vertus! Ceci est mon souhait, le
-souhait d’un vaincu résigné au cours changeant des choses, et qui parle
-sans amertume ni animosité. J’ai dit.
-
-Gwennolé resta un instant songeur, les yeux baissés à terre.
-
---Mais, en ce cas,--s’écria-t-il enfin, ému malgré lui de la belle
-sérénité du druide,--c’est vous que nous atteignons, vous dont nous
-envahissons le suprême refuge!
-
---Oh! moi... fit le vieillard.
-
-Et, après un silence, avec un geste de lassitude et de découragement, il
-ajouta:
-
---C’est affaire à mes dieux de me protéger, s’ils existent et s’ils y
-peuvent quelque chose.
-
-Puis, montrant le ciel, d’un bleu délavé, l’azur limpide et pâle des
-matins d’octobre:
-
---Au fond du mystère que nous situons là-haut il n’y a peut-être qu’un
-grand leurre.
-
-Gwennolé, scandalisé, dit sévèrement:
-
---Croire, c’est savoir.
-
-Mais, il se radoucit aussitôt; il se sentait plein de compassion pour
-cette figure vénérable, dernière épave d’un grand culte sombré.
-
---Que ne m’accompagnes-tu à l’abbaye? Nous avons une cellule pour les
-hôtes, et nous enseignons la voix du salut.
-
---J’aime mieux les sentiers de ma forêt, répondit le druide, ils me sont
-familiers. Tous les chemins, d’ailleurs, aboutissent au même carrefour.
-Je te ferai seulement une prière: quand tes ouvriers viendront pour
-bâtir l’église, s’ils trouvaient mes restes pourrissant sur le sol, en
-ces parages, recommande-leur de les enfouir. Adieu!
-
-Il tourna le dos et, appuyé sur un bâton noueux, s’enfonça péniblement
-sous les hautes avenues, tandis que Gwennolé, l’âme triste et amollie
-sans qu’il sût pourquoi, descendait à pas lents vers la mer.
-
-
-
-
-II
-
-
-J’ai tenu à rapporter tout au long la légende. Le vœu de Gralon fut
-accompli, l’église fut édifiée sur l’emplacement qu’il avait désigné;
-trois valises d’or, sauvées du naufrage de Ker-Is, suffirent à peine à
-couvrir les frais du monument, qui eut, en effet, s’il faut en croire la
-tradition, autant de piliers de pierre que le pays de Rumengol avait
-d’arbres. C’est dire que le sanctuaire actuel n’en est qu’une réduction
-mesquine. Mais, comme s’exprime le proverbe, il ne faut pas mesurer aux
-proportions de l’église la grandeur des miracles. L’humble chapelle
-d’aujourd’hui a gardé, aux yeux des Bretons, le même prestige que la
-somptueuse basilique d’autrefois. Ils y accourent de toutes parts, toute
-l’année durant, et de l’Argoat et de l’Armor[30].
-
- [30] L’Argoat (pays des bois) désigne surtout l’intérieur de la
- Bretagne; l’Armor, le littoral.
-
-Un soir d’août, je débarquais au Cloître-Plourin, petite halte de la
-ligne de Carhaix, perdue dans une steppe marécageuse, au milieu d’une
-région de tourbières éventrées, étalant çà et là des lèpres noires et
-des miroirs d’une eau stagnante et sinistre. Pas d’autre maison que la
-gare. J’avais dessein de visiter les Kragou, sorte de vagues en pierre,
-rebroussées dans la direction de l’ouest, qui hérissent de leurs crêtes
-étranges cette partie de la montagne d’Aré. Je pris la seule route qui
-s’offrait à moi, un de ces chemins primitifs, faits de deux ornières
-enserrant une sente herbeuse, et qui, selon l’adage breton, ne sont
-guère fréquentés que du chariot des âmes en peine. Une vieille cependant
-y marchait à quelque distance devant moi, une pauvre vieille à l’allure
-hésitante, les pieds chaussés de lourds souliers d’homme, la taille si
-courbée, que ses longs bras avaient l’air de prendre naissance dans ses
-reins. En passant à côté d’elle, je la «bonjourai». Elle me répondit
-d’une voix jeunette au timbre argentin. J’ai souvent observé que chez
-nous, les femmes du peuple gardent jusqu’aux extrêmes limites de l’âge
-je ne sais quel charme d’enfance. Il était évident aussi qu’elle
-éprouvait un sentiment de joie à rencontrer un être humain dans cette
-immense solitude. La tristesse des choses autour d’elle lui causait une
-impression pénible qu’augmentait encore la mélancolie du soir, et cette
-espèce d’effroi qu’il traîne à sa suite en nos climats occidentaux. Elle
-engagea la conversation, exprima l’espoir que nous avions peut-être à
-suivre longtemps ensemble la même route.
-
---Moi, dit-elle, je voudrais atteindre le bourg de Berrien avant
-l’extinction des lumières. Malheureusement, je ne suis plus ingambe. Je
-vais comme une loche.
-
-D’une des poches de son tablier le col d’une burette sortait.
-
---Vous êtes sans doute pèlerine? demandai-je.
-
---Je le fus, oui. Naguère on ne voyait que moi sur les routes. Mais les
-forces s’usent, j’ai près de quatre-vingts ans; je devrais être déjà
-couchée dans ma maison du cimetière. Je pratique encore pourtant, parce
-qu’il faut vivre jusqu’au bout, n’est-ce pas?
-
-Elle m’apprit qu’elle se rendait à Rumengol, par Berrien, Commana, à
-travers tout le pays montueux. Et il y avait deux jours qu’elle
-voyageait, depuis Plounévez-Moédec, dans les Côtes-du-Nord, jouxte la
-forêt de Coat-an-Noz. Elle allait prier la Vierge de Tout-Remède[31]
-pour le prompt trépassement d’un moribond qui souffrait des affres
-infinies sans pouvoir exhaler son dernier souffle.
-
- [31] De _Rumengol_, nom de lieu, dont la signification s’est perdue,
- le clergé a fait _Remed-oll_, ce qui veut dire Tout-Remède.
-
-Pour me retenir plus longtemps à son côté, elle se mit à me donner des
-détails sur les rites qu’elle aurait à accomplir, une fois parvenue au
-lieu de son pèlerinage. Elle s’agenouillerait d’abord en face du porche
-où Gralon est représenté implorant pour les Bretons la tendresse de
-Notre-Dame, Mère de la chrétienté. Elle ferait ensuite à trois reprises
-le tour de la chapelle, pieds nus, ses souliers dans les mains, en
-marchant à l’encontre du soleil et en récitant la très ancienne ballade,
-en langue armoricaine, connue sous le nom de _Rêve de la Vierge_[32].
-
- [32] Cf. _Soniou Breiz-Izel_, t. II, p. 344.
-
- Dame Marie la douce en son lit reposait
- Quand il lui vint un rêve;
- Son fils passait et repassait
- Devant elle, et la contemplait...
-
-Je dus entendre toute l’oraison, qui est d’ailleurs exquise et empreinte
-d’une fraîcheur, en quelque sorte, galiléenne... Viendrait alors la
-prière dans l’église. La bonne femme allumerait un cierge aux pieds de
-l’image sacrée, le laisserait brûler un instant, puis, brusquement,
-l’éteindrait, pour signifier à la Glorieuse Marie quel genre de service
-on attendait d’elle. Il était fort à présumer qu’au même moment, là-bas,
-à Plounévez-Moédec, l’agonisant rendrait l’âme. Sinon, elle avait encore
-une ressource: elle irait à la fontaine de la sainte et y emplirait sa
-burette. Au retour, elle répandrait quelques gouttes de cette eau sur
-les paupières du patient, et ses yeux aussitôt se renverseraient dans
-leurs orbites, et la douleur le quitterait avec la vie.
-
---C’est, je crois bien, la cinquante-sixième fois que je fais ce
-parcours, et pour cinquante-six vœux différents. Il n’est pas de grâces
-que Rumengol ne dispense: il guérit des tourments d’esprit comme des
-infirmités du corps. Gralon en fut le premier miraculé. Le démon de sa
-fille Ahès le possédait et troublait ses nuits. Notre-Dame l’en
-délivra...
-
-Lancée sur ce chapitre, la vieille ne tarit plus. Mais, nous étions sur
-la pente des Kragou.
-
---Ah! vous allez aux Roches, fit-elle, avec un léger frisson. Dieu vous
-garde!... Moi, mon chemin est par cette trouée.
-
-Elle disparut peu à peu dans un repli de la montagne. Arrivé au faîte,
-je me hissai sur une des grandes pierres, et je la revis, la pauvre
-vieille, qui se hâtait de son pas clopinant, sous la tombée grise du
-crépuscule; à deux lieues vers le sud, par-delà le désert des
-tourbières, un clocher pointait au-dessus d’un bouquet d’arbres,
-égrenant dans l’air calme des tintements mélancoliques. L’angélus
-sonnait à Berrien.
-
-
-
-
-III
-
-
-C’est dans la première semaine de juin, au joli mois de la fenaison. Le
-train de six heures vient d’entrer en gare de Quimper, regorgeant de
-monde. Sur tout le trajet, depuis Lorient, il a cueilli des pèlerins. On
-les entrevoit par le cadre des portières, assis bien sagement, figures
-sérieuses et recueillies. Il y a parmi eux des Vannetais, des Gwénédours
-aux cheveux plats, aux traits énergiques durement sculptés; des hommes
-de Scaër aux belles carrures, en des vestes noires soutachées de
-velours; des gars d’Elliant, engoncés dans leurs cols raides, des
-saints-sacrements brodés dans leur dos. Beaucoup de femmes: celles-ci
-flétries avant l’âge, la peau terreuse, la taille élargie par les
-travaux des champs et les maternités incessantes; celles-là,
-délicieusement fraîches, pures fleurs d’idylles, laissant flotter ainsi
-que des pétales blancs les ailes éployées de leurs coiffes.
-
-Sous le hall, des groupes stationnent devant les compartiments bondés:
-paysans et paysannes de la banlieue quimpéroise, gens de Kerfeunteun et
-d’Ergué, de Plomelin et de Fouesnant. On attelle des wagons
-supplémentaires qui sont immédiatement pris d’assaut. Le train repart,
-emportant cette caravane de croyants, grossie de halte en halte.
-
-Je me suis faufilé à grand’peine dans une voiture occupée principalement
-par des soldats,--de petits conscrits bretons, imberbes pour la plupart,
-les mains calleuses encore de la charrue, l’air rustique sous
-l’uniforme. Ils ont eu l’heureuse chance de n’être point dépaysés,
-d’avoir leur garnison à portée de leurs villages; et, disposant d’une
-permission de vingt-quatre heures, ils les vont passer à Rumengol, par
-dévotion sans doute, mais aussi parce qu’ils savent qu’ils y
-rencontreront leurs parents, leurs amis et--comme bien l’on pense--leurs
-douces[33]. Cette perspective et le sentiment qui s’y joint d’une
-liberté momentanément reconquise ne laissent pas de les surexciter
-quelque peu. Ivresse passagère, du reste, vite évaporée. La gaieté, dans
-notre race, n’a qu’un épanouissement rapide et se fane aussitôt.
-Maintenant, ils devisent entre eux gravement, semblent se concerter à
-mi-voix. Sur l’invitation de ses camarades, un d’eux se lève, un tout
-jeune homme, presque un adolescent. Aux lignes délicates de son visage,
-à ses yeux fins, couleur d’herbe roussie, on devine un pâtre des monts.
-Après s’être recueilli une seconde, il attaque d’une voix claire,
-habituée à retentir dans les grands espaces, non un refrain de chambrée,
-comme on eût pu s’y attendre, mais une complainte mystique, au rythme
-alangui, le cantique populaire de Notre-Dame de Rumengol:
-
- [33] C’est par cette gracieuse appellation que les Bretons désignent
- la bien-aimée.
-
- _Lili, arc’hantet ho delliou,
- War vord an dour ’zo er prajou;_
-
- _Douè d’ezho roas dillad
- A skuill er meziou peb c’houèz vad..._
-
- Des lys, aux feuilles argentées,
- Sont au bord de l’eau, dans les prés;
-
- Dieu leur donna des vêtements
- Dont l’odeur au loin embaume les champs...
-
-Le chœur des troupiers reprend chaque strophe, lui communiquant une
-ampleur immense; et le chant semble fuir au loin derrière nous, emporté
-dans un vent de vitesse, avec les grandes fumées blondes qui font
-sillage aux deux flancs du train. C’est une sorte d’églogue religieuse,
-doux-fleurante, imprégnée d’un double parfum de nature et de piété. Elle
-évoque dans l’atmosphère du wagon, sans air et sans jour, où nous sommes
-parqués, des visions de courtils lumineux, de coteaux boisés, d’eaux
-courantes au creux des vallons, et d’un sanctuaire dressant à mi-pente
-son clocheton gris brodé de lichens.
-
-Ce qu’il nous est donné d’entrevoir de la contrée que nous traversons
-ajoute encore à cette impression de fraîcheur et de rusticité. La verte
-et ondoyante Cornouailles déploie de part et d’autre la splendeur grasse
-de ses pâturages, le miroitement de ses rivières, le bleu rempart de ses
-collines dont les dentelures, sous le soleil couchant, sont comme
-burinées d’un large trait d’or. Un ciel léger, des frissons tièdes, la
-vivante haleine de la mer. On monte, on monte. Une ligne de hauteurs
-austères et dénudées se dessine; des pyramides de pierres entassées les
-couronnent, semblables à des _cairns_ des anciens âges; une nappe d’eau
-canalisée réfléchit leurs grands profils, et, sur ses bords, des maisons
-blanches sont rangées paisiblement, leurs façades un peu assombries par
-les reflets d’ardoises qu’y projettent les carrières d’alentour. C’est
-ici Châteaulin, une sous-préfecture d’Arcadie. On franchit le canal sur
-un viaduc d’où l’œil domine un instant ses courbes harmonieuses,
-l’écharpe d’azur mat qu’il déroule, à travers des solitudes presque
-vierges, jusqu’à la pointe de Landévennec. L’Aulne passée, on entre dans
-un pays nouveau; il n’a point l’âpreté des cimes qu’on laisse après soi,
-mais encore moins l’aspect joyeux, cette riante figure des choses, qui
-caractérise la Cornouailles du sud. Région de plateaux découverts,
-coupée de ravins profonds comme celui de Pont-ar-Veuzèn, ou de combes
-tristes comme celle de Lopérec, sa physionomie respire un je ne sais
-quoi de sobre et de grave, annonce déjà le Léon. Le train s’arrête dans
-une petite station en rase campagne; un employé crie:
-
---Quimerc’h! Les voyageurs pour Rumengol descendent!
-
-Les wagons débarquent sur le quai une multitude grouillante, silencieuse
-et bariolée. Il est huit heures et demie environ. Le ciel, d’une
-blancheur lactée, s’est peuplé d’une procession de nues qui semblent
-s’acheminer, elles aussi, dans notre direction. Les pèlerins s’égrènent
-au long d’une route grimpante, bordée çà et là d’auberges. Sur un
-palier, le bourg de Quimerc’h, transporté en cet endroit depuis
-l’ouverture de la voie ferrée, groupe autour d’une église neuve quelques
-maisons banales. Et cela n’est pas sans causer une déception, ce village
-improvisé, au milieu de ces grands horizons sévères reposant sur des
-assises de granit bâties pour l’éternité. Par delà le bourg, la côte
-recommence; les bras d’un calvaire se dessinent au sommet, sur le fond
-encore illuminé du couchant. On a de là-haut une des plus admirables
-vues de Bretagne. Une terre singulièrement attirante dévale à vos pieds;
-tout au bas, des silhouettes de toits pointus, un vieux décor de ville
-moyenâgeuse gravé à l’eau-forte[34]; à gauche, des images grises et
-fuyantes, de vagues estompes lointaines, pareilles à des nuages
-immobilisés, et qui sont, d’abord, les crêtes du Ménez-Hôm, puis le
-trident que plante au large le promontoire de Crozon, la «main à trois
-doigts» dont il fouille les entrailles de l’Atlantique;--à droite, la
-rade, ce que les Bretons appellent la _mer close_, une filtrée d’Océan
-au sein des labours et des bois, quelque chose de froid et de clair, la
-lumière glacée d’une eau dormante où vibre encore l’adieu du soleil
-disparu et où les houles viennent mourir en un pâle et dernier
-frisson;--en deçà, une échancrure profonde, pleine d’ombre verte, et, de
-l’autre côte du ravin, la croupe brune du pays d’Hanvec qui porte
-suspendue à son flanc la petite Mecque bretonne, la sainte oasis de
-Rumengol.
-
- [34] Le Faou.
-
-
-
-
-IV
-
-
-Au sommet de la montée, comme je vais pour m’engager dans le chemin
-creux qui, à travers le vallon, pique droit sur la bourgade sacrée, je
-fais rencontre du conscrit de tantôt, du joli pâtre soldat. Assis sur le
-rebord de la douve, il se déchausse, noue ensemble les cordonnets de ses
-souliers et retrousse son pantalon rouge sur ses fins mollets de
-grimpeur de landes. Nous échangeons un regard, quelques mots. Je le
-complimente sur sa voix de rossignol.
-
---Oui,--me répond-il,--c’est un bien beau cantique que celui-là! Au
-catéchisme, on nous le faisait chanter. J’aime à le fredonner à la
-caserne, et il n’est pas besoin de me prier longtemps pour que je le
-redise, en quelque lieu que je sois. Les gens qui vont de chez nous au
-pardon de Rumengol l’entonnent tout le long de la route... Je suis de
-Saint-Riwal, dans le Ménez: un quartier pauvre, trop de pierres, des
-bruyères, un peu de seigle et de blé noir. Mais il n’y a de terre chaude
-au cœur et douce aux yeux que celle où l’on est né...
-
-Tandis que nous voyageons de compagnie (ses camarades se sont attardés à
-boire dans les auberges), il m’explique qu’il est le cinquième enfant de
-sa famille; il me parle de son père, de sa mère, de sa sœur aînée,
-mariée à un «tourbier» du Yeûn[35], de sa marraine qui a quelque bien et
-qui lui a promis, quand il aura fini son temps, de lui faire cadeau
-d’une paire de bœufs pour entrer en ménage. Car, sitôt de retour chez
-lui, il compte prendre femme. Il s’est féru d’une fille de Braspartz.
-Depuis trois ans il ne rêve que d’elle, quoiqu’il ne lui ait jamais dit
-une parole d’«amitié». Il l’a connue un jour au pardon d’une chapelle
-détruite, à Saint-Kaduan. C’était un soir comme celui-ci. Il était allé
-là par désœuvrement, par piété aussi. Même quand les saints n’ont plus
-d’oratoire, il convient d’être assidu à leur fête. Il y avait sur la
-pelouse beaucoup de jouvencelles. Il n’en vit qu’une, qui lui riait du
-regard. Incontinent, son destin fut fixé. Il avait, selon son
-expression, «trouvé sa planète». La fille, depuis lors, est dans son
-souvenir comme une constellation au fond d’un ciel pur. C’est l’éternel
-poème de l’amour breton, si sobre et si chaste, tel que le célèbrent les
-_Soniou_, tel qu’il persiste à fleurir au cœur de la race. Rien de
-passionné, ni de troublant: un attendrissement qui pénètre toute l’âme,
-mêlé d’un je ne sais quoi de religieux. Ils aiment comme on prie, ces
-Armoricains, avec recueillement et en silence.
-
- [35] Tourbière immense qui s’étend au pied du Mont Saint-Michel dans
- les montagnes d’Aré.
-
-Le chemin creux où nous marchons s’enfonce entre de hauts talus
-semi-éboulés: des branchages, au-dessus de nous, se rejoignent, formant
-treillis; dans les fossés, des cressonnières bruissent d’un chuchotement
-clair, de la menue et grêle chanson des sources invisibles. Nul vent:
-les feuillages dorment, ou plutôt ils ont cet air d’attente que prennent
-les choses en s’immobilisant. Quelques vaches paissent à l’aventure.
-Nous croisons des chars-à-bancs bondés de paysans qui ont déjà terminé
-leurs dévotions et s’en retournent. Une femme portant la coiffe de
-Pleyben nous dépasse: elle est en corps de chemise et elle court, les
-pieds en sang, l’haleine oppressée.
-
---Celle-ci doit avoir fait un grand vœu, prononce le conscrit.
-
-Il vient de couper à une touffe de coudrier une baguette de pèlerin, et
-il en sculpte l’écorce avec la pointe de son couteau, en fait une sorte
-de thyrse, enguirlandé d’un mince ruban vert où des lettres
-s’entrelacent.
-
-... L’horizon s’est ouvert, tout d’un coup; les talus se sont écartés
-comme les battants d’un porche. Nous prenons par un sentier de traverse,
-entre des fougeraies odorantes et des ajoncs en fleur. L’ombre du soir
-s’épaissit derrière nous, mais sur le versant d’en face une lumière
-mystérieuse, d’une infinie délicatesse de teintes, demeure épandue,
-renvoyée peut-être par les miroirs lointains de la mer. Et, dans cette
-auréole qu’on dirait surnaturelle, Rumengol se détache, avec
-l’extraordinaire netteté d’un village d’Orient, aux couleurs féeriques
-et invraisemblables. La flèche de l’église est d’un rose vif, comme si
-on l’avait taillée dans la Pierre Rouge d’autrefois. Elle apparaît comme
-le centre de tout le paysage qui se groupe autour d’elle, figé dans une
-adoration muette et, en quelque sorte, prosterné. Les choses ont des
-attitudes de prière, de longs agenouillements, et un murmure s’exhale
-des champs, des landes, des prés, qui vous remue le cœur, en fait se
-dégager le parfum subtil des vieilles oraisons désapprises. Voici que je
-me mets à fredonner avec le conscrit les strophes du cantique local:
-
- _Lili, arc’hantet ho dêlliou..._
-
-D’une friche voisine, un autre refrain nous répond, mais hurlé à
-tue-tête, et d’un caractère singulièrement profane. C’est une bande de
-matelots ivres, de «cols-bleus» venus au pardon en bordée, et qui, se
-tenant par le bras, dansent devant une espèce de _gourbi_ en toile une
-ronde tumultueuse:
-
- Entre Brest et Lorient,
- Leste, leste.
- Entre Brest et Lorient,
- Lestement.
-
- Les gabiers de la misaine
- Sont des filles de quinze ans...
-
- Entre Brest et Lorient
- Leste, leste...
-
-Très leste, en effet, cette chanson de gaillard d’arrière, un peu
-inattendue aussi, en ces parages dévotieux qui invitent à la discrétion
-et au silence. J’en fais la remarque à mon compagnon, pensant que des
-gauloiseries qui me semblent, à moi, inopportunes lui causent une
-impression plus pénible encore et où sa foi même est intéressée. Mais il
-n’en paraît nullement scandalisé, bien au contraire; et c’est lui, le
-croyant, qui me donne une leçon de tolérance:
-
---Eh! ces gens-là chantent ce qu’ils savent. Qu’importe ce qu’ils
-chantent, pourvu qu’ils chantent! La Vierge de Rumengol n’y regarde pas
-de si près. Elle entend le bruit que font leurs voix: ça lui suffit.
-C’est une preuve qu’ils se sont dérangés pour elle, qu’ils sont accourus
-de Landévennec ou de Recouvrance pour lui rendre visite sur sa terre et
-dans son oratoire; elle se dit qu’ils ont été exacts une fois de plus,
-les francs gars de la flotte; et elle est toute joyeuse de les revoir,
-croyez-le bien, de les revoir en bonne santé et en belle humeur. Le
-reste, elle n’en a cure. C’est une vraie Mère, pas du tout
-pleurnicharde. Vous la contemplerez tout à l’heure et vous verrez quelle
-mine accueillante elle a, dans sa robe d’or. Elle est là pour consoler,
-non pour gronder et se mettre en colère. Elle a le sourire sur les
-lèvres et elle veut qu’on ait la gaieté dans le cœur. Ses meilleurs amis
-sont ceux qui viennent à elle, un couplet quelconque entre les dents. Ce
-n’est pas sans raison que sa fête s’appelle _le pardon des
-chanteurs_!...
-
-Or çà, hardi, les matelots! Allez-y gaiement, et que Notre-Dame de
-Rumengol vous tienne en joie!
-
-Comme nous approchons du _gourbi_, ils nous aperçoivent, et hèlent le
-soldat.
-
---Ohé! _Bragou-rû_[36], trinque avec nous!
-
- [36] Pantalon rouge.
-
-Une fillette en bonnet de velours verse du cidre à plein pichet. Et le
-_bragou-rû_ de me planter là, pour s’attabler sous le ciel nocturne avec
-la troupe en goguette des cols bleus. Je continue à descendre le
-sentier; l’interminable chanson de bord, un moment interrompue, reprend
-de plus belle. Seulement, aux voix avinées des marins, une autre voix
-maintenant se mêle, les dominant toutes,--une voix d’enfant de chœur,
-d’une merveilleuse sûreté de timbre, et qui, à chaque retour du refrain,
-part en fusées aiguës, éparpillant les notes dans l’espace, avec une
-alacrité d’alouette:
-
- Entre Brest et Lorient,
- Leste, leste;
- Entre Brest et Lorient,
- Lestement!...
-
-L’éloignement ne me permet plus de percevoir distinctement les paroles;
-à cause de cela peut-être, je trouve à ce chant, de plus en plus atténué
-et confus, un charme qui va croissant à mesure que, par l’effet de la
-distance, il se transfigure et, si je puis dire, s’idéalise. Il rythme à
-présent mon pas, il me berce l’âme, il m’incline à de pieuses songeries.
-S’il venait à se taire, la poésie de ce beau soir m’en paraîtrait
-diminuée.
-
-Les abris de grosse toile se font de plus en plus nombreux aux deux
-bords de la route: quelques-uns s’éclairent d’une petite chandelle de
-suif plantée dans un verre. Passé le ruisseau qui gazouille au fond du
-vallon, ils forment rue, sur la pente opposée. La brume des prairies les
-enveloppe, puis s’élève dans l’air en une procession d’êtres aériens
-traînant de longues mousselines. Sous les tentes, des gens causent
-bruyamment, s’embrassent par-dessus les tables, échangent mille
-démonstrations d’amitié. D’aucuns se penchent, à deux et à trois, sur un
-réchaud de charbon pour y allumer leurs pipes minuscules et, quand un
-jet de flamme lèche leur visage, leur cuir rasé de frais, ils éclatent
-tous ensemble d’un large rire qui fait tressaillir au loin les échos
-vibrants de la nuit. La foule, sur la chaussée, est déjà compacte. Çà et
-là, un trou se creuse dans l’ondoyante mêlée: c’est quelque mendiant,
-assis à terre à la façon d’un tailleur ou d’un bouddha, et qui brame sa
-plainte en agitant des amulettes, toute une ferraille bénite suspendue à
-son cou. On s’écarte de lui avec un respect superstitieux, non sans
-jeter une pièce de monnaie dans son escarcelle. Les pauvres de Rumengol
-composent, dit-on, une catégorie à part, une espèce de congrégation
-douée de facultés singulières. L’esprit des âges habite en eux: ils se
-meuvent sans peine dans les arcanes du passé et pénètrent très avant
-dans les mystères de l’avenir. Il en est parmi eux qui ont vécu
-plusieurs vies et dont la mémoire est restée dépositaire des grands
-secrets d’autrefois. La race morte des magiciens et des enchanteurs leur
-a légué ses prestiges, son art, ses formules. Ils savent guérir avec une
-parole, tuer avec un regard. Malheur à qui ne leur rend point les
-hommages qui leur sont dus! On vous racontera l’histoire de ce paysan du
-Laz qui, ayant bousculé l’un d’eux, fut sept ans sans revoir sa
-chaumière dans la montagne. Quelque chemin qu’il prît, il était toujours
-ramené à Rumengol; à force de marcher il n’avait plus de chair sous la
-plante des pieds, et, lorsque enfin, le charme ayant cessé, il se
-retrouva devant sa porte, sa femme qui s’était crue veuve était enceinte
-d’un second mari.
-
-On vous racontera encore ceci, qui est non moins surprenant.
-
-A l’un des derniers pardons, une jeune fille s’en retournait chez elle,
-à la brune, du côté de Logonna. Par exception, il pleuvait, et elle
-avait ouvert son parapluie. Soudain, un homme se leva du fossé, un très
-vieil homme dont le dos pliait sous une moisson d’années. Il était vêtu
-de haillons sordides, mais à l’un des doigts de sa main gauche une
-émeraude brillait.
-
---_Pennhérès_[37], dit-il, en interpellant la jeune fille, si vous me
-donniez place sous votre parapluie, je pourrais regagner mon gîte sans
-me faire tremper. Je ne vais qu’à une _pipée_[38] d’ici et ne vous
-embarrasserai pas longtemps.
-
- [37] Héritière, fille de bonne maison.
-
- [38] Le temps de fumer une pipe.
-
-Il parlait d’un ton si humble que la pennhérès en fut touchée.
-
---A votre service! répondit-elle.
-
-Ils se mirent à cheminer côte à côte, sous l’averse qui redoublait de
-violence, la jeune fille garantissant de son mieux le vieillard.
-Celui-ci, malgré son antiquité, marchait d’un pas dispos, d’une allure
-aisée et légère, comme si les pans de sa veste, fouettés de la pluie et
-du vent, lui eussent tenu lieu d’ailes.
-
---Vous êtes une belle enfant, disait-il, et, ce qui a plus de prix, vous
-avez l’air d’une enfant sage. J’ai eu jadis une fille qui vous
-ressemblait: elle avait votre âge, votre taille, et, comme vous, de
-blonds cheveux couleur de paille claire. Je l’aimais de toute mon âme.
-Mais elle n’avait point votre sagesse; la soif des choses défendues
-brûlait son cœur, ses yeux et ses lèvres. Elle a été la tristesse de ma
-vie, elle est ma honte dans l’éternité.
-
-Il se tut: sur sa figure misérable les larmes ruisselaient. La pennhérès
-se sentait troublée, comme au contact d’une personne surnaturelle. Au
-bout d’un instant il reprit:
-
---Je vous donnerais bien, en guise de remercîment, cette émeraude qui me
-vient d’elle, mais elle ne vous porterait pas bonheur. D’ailleurs la
-bénédiction de Notre-Dame de Tout-Remède est sur vous: cela vaut mieux
-que tous les diamants.
-
-Puis, s’arrêtant auprès d’une brèche:
-
---Ma route maintenant est par ici. Que l’ange des voyages paisibles vous
-accompagne!
-
-Elle le vit disparaître dans les guérets, en sanglotant, et au même
-moment, par delà les coteaux embrumés, il se fit une grande déchirure
-blanche dans la direction de la mer. Elle serra vivement les paupières
-et se signa par trois fois, pour écarter d’elle et des siens l’influence
-de Mary Morgane. Quand, de retour au logis, elle eut narré à ses parents
-cet épisode de son pèlerinage, les anciens de la famille gardèrent
-quelque temps un silence embarrassé; puis, l’un d’eux murmura:
-
---Nous allons réciter, avant de commencer les _grâces_, un _De
-profundis_ pour le repos du Roi Gralon...
-
-On conçoit sans peine que de pareilles légendes--et il y en a tout un
-cycle--ne contribuent pas peu à faire des mendiants de Rumengol des
-êtres en quelque sorte mystiques et sacrés. Ajoutez que la plupart de
-ces quêteurs d’aumônes ne se montrent en ce lieu qu’une fois l’an,
-qu’ils y viennent on ne sait d’où, de régions très diverses et souvent
-fort éloignées, qu’un mystère, par conséquent, plane sur leurs origines,
-laissant le champ libre à toutes les conjectures. J’ai rencontré là, à
-trente, à quarante lieues de chez elles, des femmes du Trégor dont la
-figure m’était familière depuis mon enfance; je les retrouvais, après ce
-long espace de temps, telles que je les connus, sans un pli de plus à
-leurs traits sans âge, la peau noirâtre et fumée comme celle des momies,
-leurs maigres mollets de coureuses de pardons toujours allègres et vifs,
-leurs yeux striés de fibrilles sanguinolentes couvant le même fanatisme
-obstiné et silencieux.--Enfin, il faut en convenir, il n’en est pas un
-de ces mendiants qui n’ait son genre de beauté. C’est à croire que la
-race des vagabonds et des loqueteux n’envoie ici que ses spécimens les
-plus remarquables, ses types les plus intéressants et les plus parfaits.
-J’en ai vu qui se drapaient dans leurs guenilles avec une inconsciente
-majesté de chefs barbares. Je me rappelle être resté en contemplation
-devant l’un d’eux. On eût dit un pasteur de peuples. Il était assis sur
-la margelle de la fontaine, à l’entrée du bourg. Il avait les jambes
-croisées, le corps penché en avant, les mains appuyées à une trique de
-châtaignier grosse comme le tronc d’un jeune plant. Le sommet dégarni de
-son crâne luisait à la clarté des étoiles ainsi qu’un miroir de bronze.
-De ses tempes à ses épaules tombaient des mèches de cheveux fins, d’une
-blancheur blonde, semi-lune et semi-soleil; elles encadraient un profil
-sculptural, une tête de mage antique au nez busqué, aux pommettes
-saillantes, des broussailles grises ombrageant les yeux aigus, les
-lèvres noyées dans les flots harmonieux d’une barbe d’argent. Sa sébile
-posée à terre, à ses pieds, semblait attendre, non des aumônes, mais des
-offrandes. Il y avait dans toute sa personne une noblesse qui imposait.
-J’observai que les pèlerins, en allant faire leurs libations à la
-source, lui témoignaient une vénération mêlée de crainte, comme s’il eût
-été, sinon le dieu, du moins le prêtre gardien de la fontaine.
-
---Qui est ce vieux pauvre? demandai-je à un passant.
-
---Ni moi, ni d’autres ne saurions vous le dire. On l’appelle _Pôtr he
-groc’hen gawr_, l’homme à la peau de chèvre, à cause de cette fourrure à
-demi pelée que vous lui voyez sur le dos et qui lui donne un faux air de
-Jean le Baptiseur. On ne sait rien de plus sur son compte, et il est
-probable qu’on n’en saura jamais davantage, parce qu’il est--ou feint
-d’être--d’une surdité à déconcerter toutes les questions. Il y en a qui
-prétendent que c’est un saint, il y en a qui prétendent que c’est un
-sorcier: ceux-ci se fondent sur ce qu’il excelle à débiter la messe en
-latin, aussi couramment qu’un évêque; ceux-là, sur ce qu’on ne lui
-connaît aucun défaut, pas même de s’enivrer, comme font ses pareils,
-avec les sous qu’il ramasse. Il arrive régulièrement la veille du
-pardon, s’assied toujours en cet endroit, y passe la nuit dans cette
-posture, quelque temps qu’il fasse, et le lendemain matin, après avoir
-salué la Vierge, reprend à travers pays son voyage de Juif-Errant.
-
-
-
-
-V
-
-
-L’unique rue de Rumengol, bordée à gauche par une dizaine de maisons, à
-droite par le murtin du cimetière, est encombrée de «boutiques»,
-d’étalages en plein vent où scintille aux lueurs des lampes ou des
-torches le clinquant des chapelets, des médailles, des bagues, des
-épinglettes, tandis que les dessins pieux des scapulaires d’étoffe se
-balancent doucement au souffle du soir. Des paysannes sont là,
-attroupées, s’extasiant devant ces merveilles. Les hommes font cercle de
-préférence autour du jeu de _mil ha kaz_[39] si populaire parmi les
-Bretons, ou rivalisent d’émulation au rude exercice de la tête-de-Turc.
-Il se faut ouvrir une trouée au milieu de tous ces gens qui stationnent,
-et ce n’est point chose aisée, car un Breton ne se dérange jamais de son
-propre mouvement; il ne bouge que si on le houspille, surtout aux heures
-de flânerie, où il est de pierre; on pourrait alors lui marcher dessus
-sans qu’il bronchât. A force de jouer des coudes, je finis par atteindre
-l’auberge qui m’a été recommandée. Elle est à l’extrémité du bourg, à
-deux pas de l’église; ses étroites fenêtres de granit flamboient dans sa
-façade tassée et toute noire. Une pourpre d’incendie embrase le
-rez-de-chaussée et des étincelles courent, rapides, sur les solives du
-plafond, accrochant çà et là d’éphémères constellations. Dans l’âtre, la
-flamme s’épanouit en une immense gerbe rouge; le ventre des marmites
-fait entendre des bruits sourds et précipités comme un galop de mer qui
-monte. Et, dans cette atmosphère de fournaise, une cinquantaine d’êtres
-humains empilés les uns sur les autres soupent d’un cœur content, sans
-même avoir l’idée d’emporter leur repas pour l’aller manger sur le talus
-du champ voisin, à la fraîcheur de la nuit. Quelques-uns ont dû
-s’accroupir à terre, leur assiette entre les genoux. Ils ne s’en
-indignent ni ne s’en plaignent. Un pèlerin n’est pas un commis-voyageur.
-Il s’installe où il trouve place, s’accommode de ce qu’on lui sert et
-paie ce qu’il doit en y joignant un brave merci. Je suis venu à Rumengol
-en pèlerin de lettres et n’ai nulle envie de faire le difficile.
-J’aimerais toutefois un bout de banc où m’asseoir, auprès d’un trou
-quelconque par où respirer.
-
- [39] Sorte de _roulette_ très primitive.
-
---Montez à l’étage,--me dit l’hôtesse.
-
-Une pièce basse, sans autre meuble qu’une table faite de quelques
-planches disposées sur des barriques vides en guise de tréteaux. Les
-convives, pour atteindre aux plats, sont à peu près forcés de se tenir
-debout. Ceux qui ont fini ou qui n’ont pas encore eu leur pitance
-occupent leur attente ou leur loisir à de monotones parties de cartes. A
-chaque fois qu’un poing s’abat sur les ais mal ajustés, les assiettes
-brimbalent, et les verres dansent. Les conversations sont bruyantes; une
-aigre odeur de cidre répandu vous prend aux narines: il y a déjà de
-l’ivresse dans l’air... La petite servante qui me guide pousse une porte
-au fond de la salle et m’introduit dans un retrait où il y a une vraie
-table et--Dieu me pardonne--des chaises. Ici, tout est paix et silence:
-la croisée s’ouvre sur un verger et, plus bas, sur la vallée toujours
-parée du grand voile nuptial que déroulent autour des peupliers et des
-saules les mystérieuses fées des eaux. C’est un coin de solitude, tel
-que je n’en eusse pas osé rêver. Je m’apprête à faire honneur à la
-«portion» de ragoût qui fume devant moi, quand un ronflement, parti d’un
-des angles obscurs de la chambre, vient soudain m’avertir que j’ai un
-compagnon et que je vais même, grâce à lui, dîner en musique.
-
---Ce n’est rien,--murmure la servante,--c’est _l’homme aux chansons_: il
-s’est mis là pour faire un somme; il ne vous gênera point.
-
-Et, après cette explication sommaire, elle s’esquive. Voyons cependant
-quel peut bien être cet homme aux chansons! Je m’approche du dormeur: il
-est couché de son long sur le plancher, la face tournée vers la
-muraille, la tête appuyée à un havresac bourré de paperasses. Ce vieux
-havresac en peau de veau, le poil en dehors et tout élimé, ou je me
-trompe fort, ou je l’ai rencontré plus d’une fois avant aujourd’hui. A
-son seul aspect je sens au plus profond de moi comme un jaillissement de
-souvenirs. C’est ma _contrée_ natale, c’est la Bretagne du Trégor qu’il
-évoque tout entière à mes yeux. Pourvu que ce soit lui!... J’abaisse la
-chandelle que je tiens vers le visage de l’homme. Il fait un mouvement,
-je le reconnais, je m’écrie:
-
---Yann Ar Minouz!...
-
-Il ne vous dit rien sans doute, ce nom à mine exotique et qui sonne si
-étrangement. Retenez-le néanmoins; c’est celui de notre dernier barde.
-Je devrais, hélas! écrire: c’était... Car Yann Ar Minouz n’est plus. Les
-journaux des Côtes-du-Nord ont annoncé, voici près d’un an, qu’il était
-décédé à Pleumeur-Gautier, dans la cinquante-septième année de son âge.
-On ne trouvera pas mauvais assurément que je lui consacre ici une longue
-parenthèse. Les habitués du pardon de Rumengol le pleurent encore. Il
-est resté pour eux le «rimeur» sans égal. Selon l’expression d’une
-pèlerine qui ne passe jamais ma porte sans y heurter, «il brillait au
-milieu des autres chanteurs comme un louis d’or parmi les gros sous».
-Mais, c’est surtout dans les régions de Tréguier, de Lannion, de
-Paimpol, qu’il laisse un vide attristant. Avec lui s’en est allée dans
-la tombe la muse de la poésie nomade, une bonne fille un peu bohème, pas
-très soignée dans sa mise ni assez difficile peut-être quant au choix de
-ses inspirations, mais vaillante, infatigable, le pied leste, la lèvre
-prompte, et qui, de sa voix nasillarde, menait à travers la presqu’île
-le branle joyeux des pardons. Dieu me garde de vous présenter Yann Ar
-Minouz comme un émule des Liwarc’h-hen ou des Taliésinn[40]! Il m’en
-voudrait d’en faire accroire à son sujet, lui qui se gaussait si
-volontiers des prétentions d’autrui! Ce n’était point un esprit de haut
-vol: ce n’était pas non plus le premier venu. S’il n’a point fait
-revivre parmi nous la tradition des grandes écoles bardiques, il en a du
-moins prolongé l’agonie. Barde il s’intitulait--un peu naïvement, sans
-doute, ayant adopté le mot à tout hasard, sans s’inquiéter autrement de
-ce qu’il pouvait signifier; barde il était, à vrai dire, et par goût et
-par tempérament.
-
- [40] Bardes célèbres de l’ancienne Bretagne. Cf. le Myvyrian.
-
---Je n’ai jamais été qu’un chanteur de chansons--m’a-t-il conté bien
-souvent;--et tel que je suis né je mourrai. On a voulu m’apprendre
-toutes sortes de métiers: j’étais impropre à tout, hormis à faire des
-vers; cela seul me plaisait, de cela seul j’étais capable. Dans mon
-enfance, je fus employé à garder les vaches, mais, un matin qu’il
-soufflait grand vent, je laissai là mes bêtes, et je partis du côté où
-le vent soufflait. C’était l’année qui suivit ma première communion.
-Depuis lors, je cours les chemins. Je mange où l’on me donne, je couche
-où l’on m’accueille. Mais, aux maisons bâties je préfère la maison sans
-toit, l’auberge de la Belle-Étoile, comme je préfère aussi le gazouillis
-des oiseaux à la conversation des hommes.
-
-Aux vacances dernières, étant de passage à Pleumeur, j’allai voir sa
-veuve, Marie-Françoise Le Moullec, et nous nous entretînmes du mort,
-couché à quelques pas de nous, à l’ombre de l’église, dans le pacifique
-enclos des tombes.
-
-Yann vint au monde à Lézardrieux. Son père passait pour très instruit,
-parce qu’il savait lire, et joignait à ses occupations de tisserand les
-fonctions de maître d’école. Sa tâche du jour terminée, il réunissait
-chez lui une douzaine de galopins du voisinage et leur faisait la
-classe, c’est-à-dire leur enseignait le catéchisme, leur apprenait à
-reconnaître la place de chaque office dans le paroissien, et leur
-bourrait la mémoire de vieilles complaintes flétrissant les forfaits des
-seigneurs d’autrefois ou célébrant les vertus des saints locaux. Cette
-forme élémentaire de culture convenait à merveille à l’esprit de Yann;
-il fit de si rapides progrès que son père, rêvant pour lui les hautes
-destinées du sacerdoce, l’envoya étudier à Pleumeur où il y avait un
-instituteur en titre, muni de plusieurs diplômes. Yann fut ainsi initié
-au français et même quelque peu au latin[41]. Mais il en eut tout de
-suite assez. On ne chantait pas de chansons bretonnes à l’école de
-Pleumeur: il la déserta. Son père le trouva un beau matin endormi dans
-l’étable.
-
- [41] Il garda toujours un goût très vif pour la lecture. Il se
- fournissait de livres chez Jeanne-Marie Lucas, à Paimpol, qui n’eut
- pas d’abonné plus fidèle, et il les dévorait avec avidité, en
- cheminant d’un bourg à l’autre. Il s’inspirait volontiers de cette
- littérature d’emprunt, composée surtout de romans médiocres. De là
- tant d’inepties dans son œuvre.
-
---Qu’est-ce que tu fais là?--demanda-t-il courroucé.
-
---La porte de la maison était close, quand je suis rentré, hier: je n’ai
-pas voulu vous réveiller.
-
---Tu as donc congé aujourd’hui?
-
---Non. Mais, je ne resterai plus là-bas, et, si vous m’y ramenez de
-force, vous ne me reverrez plus.
-
-On usa de tout pour fléchir l’enfant. Menaces, coups, supplications,
-rien n’y fit.
-
---Tu iras donc gagner ton pain!--lui dit-on.
-
-Et on le loua à un fermier de Saint-Drien. Depuis l’aube jusqu’au
-crépuscule du soir, il fut censé surveiller les vaches, les taureaux et
-les génisses, dans les pacages illimités. En réalité, il passait le
-temps, assis entre deux touffes d’ajonc, à écouter un oiseau mystérieux
-qui s’était mis à siffler dans sa tête, ou bien à contempler de magiques
-horizons, visibles pour lui seul, vers lesquels l’attirait un aimant si
-fort qu’il en avait des fourmillements dans les jambes. C’est là, dans
-la paix des landes mélancoliques, que pour la première fois l’Esprit de
-la poésie primitive le vint visiter[42]. Il n’avait, en effet, que douze
-ans lorsqu’il composa sa pièce de début, celle-là même qui, refondue et
-remaniée, s’est appelée plus tard «Confession de Jean Gamin» (_Covizion
-Yann Grennard_). Il y disait:
-
- [42] Le _recteur_ de Pleumeur, M. Barra, lui avait donné les premières
- leçons de métrique bretonne. «Sois barde!» disait à Yann cet homme
- vénérable; «après celle de prêtre, je ne sais pas de plus belle
- vocation».
-
- Je suis un garçonnet, hardi et insouciant;
- Rien ne m’agrée tant que de jouer à la toupie;
- Faire l’école du renard[43] me plaît aussi
- Dénicher des nids, lutter et me battre.
-
- [43] L’école buissonnière.
-
- Déchirée est ma veste, en lambeaux mon gilet;
- Mes braies ne tiennent plus, mon chapeau n’a plus de rebords,
- A force d’échanger des horions avec les camarades;
- Et, quand je rentre à la maison, là encore les coups de bâton
- m’attendent.
-
- De souper, hélas! souvent je me dois passer
- Et coucher dehors la nuit, ô la triste pénitence!
- Loin de me soumettre pourtant, je me révolte;
- «Vieil étourdi!» est le nom dont je gratifie mon père.
-
- Ma petite mère est tendre et cherche à m’excuser:
- Au lieu de lui en savoir gré et de lui éviter l’angoisse,
- Je l’appelle «face rousse!» et c’est tout ce que je trouve pour la
- remercier.
- Il n’y a pas à dire; décidément, je suis un être incorrigible...
-
-De ces turbulences, de ces effronteries de gamin, il se corrigea avec
-l’âge, mais, le fond d’indiscipline qui était en lui, il ne s’en défit
-jamais. Sa veuve, qui n’eut pas précisément à se louer de ses façons, a
-retenu de lui l’image d’un homme très doux, d’une inépuisable bonté de
-cœur dans les circonstances ordinaires de la vie, mais incapable de se
-gouverner lui-même et impatient de toute contrainte. Il n’avait de
-mesure en rien. Souvent il se mettait à pleurer à chaudes larmes, sans
-qu’on sût pourquoi. Il aimait à s’envelopper de mystère, n’ouvrait à
-personne sa pensée, détestait les questions. Ce qui frappait surtout
-chez lui, c’était son humeur vagabonde. Il conserva jusqu’à sa mort le
-tempérament inquiet et aventureux d’un poulain sauvage. Pour peu qu’on
-lui fît sentir l’entrave, il se cabrait. Le maître chez lequel il
-servait lui ayant reproché de «muser», au lieu d’avoir l’œil sur le
-troupeau confié à ses soins, on sait comment il prit la chose. Le soir
-de ce jour-là, le troupeau rentra sans le pâtre. Yann ne reparut à
-Saint-Drien que dix ans après. Le village avait changé d’aspect dans
-l’intervalle; la plupart des masures s’étaient donné des airs de
-maisons, avaient remplacé leurs cloisonnements d’argile par des murs en
-pierres, leurs toits de chaume par des ardoises. Une seule était
-demeurée la même, et c’est à la vitre de sa lucarne qu’il vint heurter.
-Il ne doutait point que Marie-Françoise, sa petite amie d’autrefois, ne
-l’y attendît. Il la retrouva, non pas telle qu’il l’avait quittée, mais
-telle qu’il souhaitait de la revoir. Ils s’épousèrent «devant Dieu et le
-Gouvernement». Le lendemain des noces, la femme dit à son mari:
-
---Yann, mon amour, il faut songer à ceux qui naîtront de nous. Il y a
-dans notre ciel un nuage: tu n’as point de métier. Moi, je suis bonne
-fileuse. Si tu te faisais broyeur de lin!...
-
-Il se fit broyeur de lin. Et pendant une année il travailla en
-conscience. Parfois des tristesses subites rembrunissaient son front,
-mais elles se dissipaient aussitôt. Tout en travaillant, il composait,
-et, le dimanche venu, au sortir de la messe, il s’attablait avec
-quelques camarades dans une salle d’auberge, pour leur débiter ses
-couplets nouveaux. Très sobre, du reste, ne buvant jamais que du café.
-Très religieux aussi: il assistait régulièrement à tous les offices. Au
-bout de l’an, Marie-Françoise Le Moullec lui donna une fille. Il la fit
-baptiser du nom de la Vierge et se prit pour elle d’une véritable
-adoration, à un tel point qu’il en eut l’esprit comme troublé. Dès lors
-il ne fut plus aussi attentif à l’ouvrage. Il restait de longues heures
-en extase auprès du berceau de l’enfant. Sa femme tenta de le morigéner;
-il la laissait dire, la pensée ailleurs.
-
---Yann, prononça-t-elle un jour, tu aimes trop la petite. Les enfants
-qu’on aime trop vivent peu; ils se fanent comme l’herbe à l’ardent
-soleil.
-
-En rappelant à son mari ce vieil adage, elle espérait le ramener à des
-sentiments plus mesurés et plus calmes. Ce fut le contraire qui eut
-lieu. A partir de ce moment, Yann ne quitta plus la fillette. Ses nuits
-même, il les passa à l’écouter dormir. Le jour, quand le temps était
-clément, il l’emportait dans ses bras, la serrant contre sa poitrine
-d’une étreinte éperdue, et, jusqu’aux premières fraîcheurs du soir, il
-la promenait à travers labours et landes en lui chantant de très jolies
-choses qu’il n’écrivit jamais. Il croyait dépister ainsi le malheur dont
-l’avait menacé sa femme. Il n’y réussit point: à l’âge de six ans,
-l’enfant mourut. Le désespoir du père fut infini comme son amour. Il
-fallut lui arracher des mains le cadavre et, la cérémonie funèbre
-terminée, la mère dut s’en retourner seule au logis.
-
---Je ne remettrai les pieds chez nous, avait dit Yann, que lorsque ma
-fille morte y sera rentrée!
-
-Il était fermement convaincu qu’elle ne tarderait pas à ressusciter. La
-Vierge, sa marraine, ferait pour elle ce miracle. Il se mit à
-pérégriner, en attendant,--heureux au fond de reprendre sa vie errante,
-de ne plus traîner le boulet des besognes sédentaires et de rouvrir dans
-l’espace ses ailes de moineau franc. A courir les routes, sa douleur
-s’usa. La poésie acheva de le consoler. Sa réputation de _rimeur_
-s’était déjà étendue au loin. Les gens le venaient trouver pour lui
-commander des vers; il en faisait avec une égale habileté sur n’importe
-quel sujet: de mélancoliques, pour les amoureux dédaignés,--de
-satiriques, contre les patrons avaricieux ou les filles coquettes. Plus
-volontiers il chantait les grands saints de Bretagne, célébrait les
-dévotions locales et disait les vertus régénératrices des sources. Il
-n’y eut plus de pardon sans lui. Yann Ar Guenn[44], le barde aveugle de
-Kersuliet, alors retiré sous la tente, apprit avec joie qu’un successeur
-lui était né et manifesta le désir de l’entendre. Yann Ar Minouz
-s’empressa de se rendre à l’appel de celui qu’il nommait son «parrain».
-Leur entrevue eut lieu dans l’humble chaumine «du bord de l’eau», au
-pied de la Roche-Jaune, en aval de Tréguier. L’aveugle y vivait reclus
-depuis quelques années, cloué par les maux de la vieillesse à son
-escabelle de chêne, n’ayant d’autre distraction que de prêter l’oreille
-au _plic-ploc_ des rames, quand montaient avec la marée les lourds
-chalands chargés de goémon ou de sable, et de guetter, selon sa propre
-expression, le passage silencieux du bateau des âmes où il se devait
-embarquer avant peu pour l’autre monde. Elle fut touchante, cette
-entrevue, et quasi solennelle. Yann Ar Minouz, longtemps après, ne se la
-remémorait qu’avec émotion:
-
- [44] Cf. sur ce poète populaire, Introduction des _Soniou Breiz-Izel_,
- p. XXIV.
-
---Voilà: quand j’eus poussé la porte, je me trouvai dans une pièce
-étroite où il faisait noir comme chez le diable. Dans le fond pourtant,
-sur l’âtre, il y avait un feu de mottes qui brûlait sans éclat. Une voix
-cassée de vieille femme durement me demanda: «Que vous faut-il?» Je
-répondis que j’étais Yann Ar Minouz et que j’étais venu pour saluer le
-_père aux chansons_, le très illustre Dall[45] Ar Guenn. La vieille
-aussitôt de changer de ton et de m’adresser des paroles de miel: «Dieu
-vous bénisse, ami Yann! Il tardait à mon mari de vous connaître... Je
-suis Marie Petitbon. Vous allez goûter de mes crêpes. Je les fais aussi
-bien que Dall Ar Guenn les vers... Approchez-vous du foyer. Que mon
-pauvre homme du moins vous embrasse, puisqu’il ne peut vous voir!» Ah!
-c’était une belle discoureuse, je vous promets, et qui n’avait pas sa
-langue dans la poche de son tablier. Mais, tandis qu’elle me fêtait de
-la sorte, moi je ne songeais qu’à me repaître les yeux du bonhomme dont
-je commençais à distinguer la grande forme osseuse, assise et comme
-repliée dans un coin de la cheminée. Mon cœur battait à se rompre.
-Lorsqu’il tourna vers moi son visage majestueux, encadré de cheveux
-blancs comme givre, et à qui l’immobilité des paupières communiquait
-quelque chose de plus qu’humain, je crus voir le Père Éternel en
-personne et je fus sur le point de tomber à genoux. Il me tendit sa main
-ridée. «Chante!» me dit-il. Deux heures durant je chantai. Si je faisais
-mine de m’arrêter, il me disait: «Dalc’h-ta, mab, dalc’h-ta[46]!» Je
-lisais sur sa figure un vrai contentement. Quand j’eus fini, il murmura:
-«Allons! allons! désormais je peux mourir tranquille». Et m’attirant à
-lui, il me donna l’accolade. J’avais en moi l’allégresse d’un
-missionnaire que son évêque vient de consacrer.
-
- [45] En Basse-Bretagne, on désigne le plus souvent les infirmes par
- leur infirmité. _Dall Ar Guenn_, l’aveugle Le Guenn; _Tort Ar
- Bonniec_, le bossu Le Bonniec. Cela ne passe nullement pour une
- irrévérence.
-
- [46] «Va donc, fils! Va donc!»
-
-Cette consécration fut pour beaucoup dans les nobles illusions dont Yann
-se berça, tant qu’il vécut, sur la qualité de son talent. Il avait de
-son art une très haute idée et ne pensait pas moins de bien de la façon
-dont il l’exerçait. Les ouvriers de l’ancienne imprimerie Le Goffic, à
-Lannion, n’ont pas oublié de quel air de condescendance et de
-supériorité ce barde équipé en mendiant déposait sur le marbre ses
-extraordinaires manuscrits. De ceux-ci, j’ai quelques spécimens en ma
-possession. Le papier en a été ramassé Dieu sait où, comme par un
-crochet de chiffonnier. Ce sont marges de journaux, versos de
-prospectus, feuilles arrachées à des livres de comptes, copies
-d’écoliers barbouillées d’encre et maculées de la poussière des chemins.
-Un bout de fil les relie. La grosse écriture de Yann y a tracé ses longs
-sillons, d’une allure à la fois obstinée et fantaisiste; telles les
-épaisses et sinueuses tranchées que la charrue creuse au sein des
-friches d’automne. Lourdes sont les strophes, en général; pénible ou
-négligée est la langue. Mais de-ci de-là un vers s’envole, un joli vers
-sonore qui sur ses ailes emporte toute la pièce. Pour égayer la
-monotonie des landes, souvent c’est assez du chant d’un oiseau.
-
-C’est par blocs de dix, de vingt mille exemplaires que le poète faisait
-imprimer ses élucubrations. Pour plus de commodité, il les répartissait
-entre les quatre ou cinq régions qu’il avait coutume de parcourir; il en
-confiait le dépôt à des amis sûrs, lesquels se chargeaient de le fournir
-de marchandise au fur et à mesure des besoins de la vente. Ainsi le
-havresac en peau de veau ne se vidait que pour se remplir. Dès les
-premiers jours de mars, Yann entrait en campagne. Alors s’ouvre en terre
-bretonnante l’ère des foires et des pardons. Alors, sur les deux
-versants des monts d’Aré, les routes se peuplent de piétons, de
-bestiaux, de carrioles. Alors les écus d’argent se réveillent sous les
-piles de linge, au fond des armoires; les gars sortent leurs vestes
-neuves et les filles leurs coiffes brodées. La face encore mouillée de
-la vieille péninsule s’éclaire d’un fin sourire. Rien n’est délicat et
-attendrissant comme ces printemps occidentaux: ils ont un charme, une
-douceur, un je ne sais quoi de virginal qui n’est qu’à eux. Une lumière
-d’or pale ondule dans le ciel; l’air reste aiguisé d’une pointe de
-fraîcheur saline. Les lointains sont bleus, d’un bleu atténué, presque
-transparent. Au sommet des collines, les clochers s’élancent d’un jet
-plus hardi se renvoyant d’une paroisse à l’autre le tintement de leurs
-carillons. Ces grêles sonneries, il suffit d’avoir fréquenté d’un peu
-près le peuple breton pour savoir quelle action puissante elles exercent
-sur son âme, quel retentissement elles ont en lui. S’il se trouvait, dit
-la légende, un plongeur assez audacieux pour aller mettre en branle le
-bourdon--depuis si longtemps muet--de Ker-Is, la ville entière, la
-_Belle aux eaux dormant_, renaîtrait dans toute sa splendeur à la
-surface des flots qui l’ont engloutie. C’est en somme le miracle qui
-s’accomplit tous les ans au sein de la race, dès que s’éparpillent sur
-le pays les premières volées des cloches de pardons. Un monde inattendu
-de sentiments, d’une grâce singulièrement jeune et poétique, émerge
-soudain des profondeurs grises de la conscience bretonne, évoqué par ces
-musiques aériennes. Ce peuple d’ordinaire si grave devient alors d’une
-gaieté, d’une insouciance d’enfant. Il déserte ses toits de chaume où
-l’hiver l’a tenu enfermé, sans même prendre la précaution de tirer
-derrière lui la porte. Il se disperse au dehors, vers les villes
-voisines, ou s’assemble autour de ses chapelles et de ses oratoires,
-souvent sur les bords d’une simple fontaine à peine visible sous les
-saules, au milieu d’un pré. Du prix du temps, du prix même de l’argent
-il n’a plus qu’une notion confuse. Une fringale de plaisir s’est emparée
-de lui. Plaisirs discrets d’ailleurs, innocents presque toujours,
-rarement grossiers. Des luttes et des danses, voilà ses distractions
-favorites. Mais au-dessus de tout il place les chants, et les chanteurs
-de profession lui sont sacrés.
-
-Yann n’avait qu’à paraître pour que la foule s’attroupât et, tant qu’il
-lui plaisait de se faire entendre, elle demeurait suspendue à ses
-lèvres. On s’arrachait les feuilles volantes où la chanson s’étalait _en
-écriture moulée_. Les jeunes filles les glissaient, repliées
-soigneusement, dans l’entre-deux de leur châle ou dans la _devantière_
-de leur tablier; les gars en bourraient leurs poches ou les épinglaient
-à leur chapeau. Il n’est pas une ferme en Trégor où l’on ne trouve,
-jaunissant au soleil, à côté de la _Vie des Saints_, dans l’embrasure de
-la fenêtre, les œuvres en tas de Yann Ar Minouz. Les pièces de deux sous
-pleuvaient littéralement aux pieds du barde. Il n’eût tenu qu’à lui
-d’amasser ainsi une modeste aisance, démentant le dicton qui veut que la
-poésie soit un métier de meurt-de-faim. Mais il était trop de son pays
-et de sa race pour avoir le sens de l’économie. Il se contentait de
-vivre au jour le jour, dépensait sans compter, en vrai seigneur de
-lettres, et, dans les semaines d’opulence, se payait le luxe d’une cour
-de gueux qui se gobergeaient à ses frais en exaltant sa générosité.
-
-Pas une fois il ne lui vint à l’esprit d’envoyer à sa femme quelque peu
-de l’argent qu’il gagnait. Il semblait ne se souvenir plus qu’elle
-existât. Elle, de son côté, avait trop d’amour-propre pour s’abaisser à
-recourir à lui. Il lui avait laissé, en l’abandonnant, quatre
-«créatures» sur les bras, quatre gaillards de fils nés dans les quatre
-ans qui précédèrent la mort de la petite Marie. Pour les élever, elle se
-mit en service. Pendant qu’elle peinait chez les autres, une voisine
-obligeante surveillait sa maison et gardait sa marmaille.
-
---Un soir que je rentrais de l’ouvrage, j’aperçus un homme qui se
-haussait pour regarder par la lucarne à l’intérieur de la chaumière. Je
-reconnus Yann. Son coup d’œil jeté, il s’en alla. Il était sans doute
-venu voir si la petite Marie n’était pas encore ressuscitée. A de longs
-intervalles il fit ainsi quelques retours dans nos parages; une seule
-fois nous nous rencontrâmes. Il me dit, d’un ton affectueux: «Bonjour,
-Marie-Françoise»; je lui répondis: «Bonjour Yann»; et ce fut tout. Il ne
-me demanda même point de nouvelles de nos fils, dont l’aîné était déjà
-établi maçon, à Lézardrieux.
-
-A l’occasion du mariage de ce fils aîné, les deux époux se
-rapprochèrent. Yann vint en personne apporter son consentement. Il ne
-témoigna ni repentir, ni embarras, fut gai, enjoué, chanta force
-chansons et, la nuit de noces, s’alla coucher tranquillement aux côtés
-de sa femme, dans le lit de leurs éphémères amours. Le lendemain, il
-reprenait son essor. Mais, dans la semaine, on le revit. Et peu à peu il
-se fixa. A dormir à la belle étoile il avait gagné des rhumatismes; la
-voix aussi s’était enrouée et les poumons commençaient à manquer
-d’haleine. La tiédeur paisible du foyer eut bientôt fait d’engourdir en
-lui les dernières révoltes de l’instinct nomade. Il finit par accrocher
-son bâton de voyage à l’angle de la cheminée, en murmurant le vers de
-Proux:
-
- _Hac ar c’henvid da steuïn ouz va fenn-baz déro[47]._
-
- [47] Les araignées peuvent tisser leur trame autour de mon _penn-baz_
- de chêne.
-
-Désormais, il ne s’éloigna plus de Pleumeur, si ce n’est pour accomplir
-annuellement deux pèlerinages auxquels il demeura fidèle jusqu’au bout,
-quoi qu’on fît pour l’en détourner: le premier au Ménez-Bré, où s’élève
-la chapelle de saint Hervé, patron des bardes;--le second à Rumengol,
-rendez-vous traditionnel des chanteurs.
-
-
-
-
-VI
-
-
-Il s’est assis en face de moi, auprès de la fenêtre ouverte par où nous
-arrive à petites bouffées la délicieuse fraîcheur de la nuit.
-
---Oui, pourquoi ce pardon s’appelle-t-il le _pardon des chanteurs_? Vous
-me le direz peut-être, vous Yann, qui savez toutes choses. Il doit y
-avoir une autre raison que celle que m’a donnée le conscrit.
-
---Assurément, il y en a une autre, la vraie. Je vais vous l’apprendre,
-puisque vous l’ignorez. C’est de l’histoire, ceci.
-
-Lorsque le roi Gralon, après avoir terminé son purgatoire sur la terre,
-franchit enfin le seuil du paradis, la première personne qu’il rencontra
-fut la Vierge, laquelle se mit à le remercier fort honnêtement de la
-belle église qu’il avait commandé de lui bâtir. «S’il manquait encore
-quelque chose à votre bonheur, ajouta-t-elle, sachez que je suis toute
-disposée à vous l’accorder.--Hélas! répondit le vieux roi, tant que ma
-fille Ahès continuera de faire dans la mer de Bretagne son triste métier
-de tueuse d’hommes, cette idée me poursuivra et je ne serai pas
-heureux.» La Vierge baissa la tête. «A cela je ne peux rien,
-dit-elle.--Tu pourrais du moins l’empêcher de nuire, écarter d’elle la
-malédiction des peuples en lui ôtant sa voix séduisante, instrument de
-tous ses crimes!--Non plus, ô Gralon. Ce qui est doit être. Mais écoute.
-Je ferai naître une race de chanteurs qui chanteront à voix aussi douce
-que la sirène et, par les mêmes armes, combattront ses maléfices.
-J’unirai en eux le don des beaux rythmes au culte des pieuses pensées.
-Où Ahès aura passé, semant le deuil et l’épouvante, ils passeront,
-semant l’espérance et le réconfort. Ils berceront les douleurs qu’elle
-aura causées, rendront la paix aux âmes qu’elle aura remplies de
-consternation. Et, de même que je suis la Vierge de Tout-Remède, ils
-seront les guérisseurs de tout souci. Le mois de mai, qui est mon mois,
-les verra chaque année accourir à mon pardon de Rumengol. Là coulera
-pour eux, d’une onde intarissable, la source des sônes et des gwerz; et
-de là ils se répandront, pour célébrer à travers le monde la force des
-hommes d’Armorique, la grâce de leurs filles, les exploits de leurs
-ancêtres, et ta propre destinée, ô Gralon! Guérets et landes, aires des
-fermes et places des villages retentiront de leurs accents infatigables.
-Et l’on dira d’eux, du plus loin qu’on les apercevra:--Voici venir les
-rossignols de la Vierge!»
-
-Ainsi parla Notre-Dame, et le vieux roi sentit une grande joie dans son
-cœur. Vous savez maintenant ce que vous désiriez savoir.
-
-Je prononce devant Yann le nom du poète breton Le Scour, qui s’intitula
-_Barde de Rumengol_.
-
---Certes--fait-il--il a plus qu’aucun autre mérité ce titre. Il a écrit
-tout un _livret_[48] en l’honneur de ce sanctuaire. J’ai connu Ar Scour.
-Il menait de front l’art des vers et le négoce des vins. C’était un
-barde riche; l’espèce en est rare. Au moins ne dédaignait-il pas ses
-confrères pauvres, ceux qui, comme moi, n’ayant pas de vin à vendre,
-sont obligés de vivre de leurs vers. Il se montrait serviable envers
-eux, leur ouvrait volontiers sa porte et sa bourse. La maison qu’il
-habitait à Morlaix était hospitalière à quiconque faisait profession de
-rimer. Parmi les chants qu’il a composés, il en est qui dureront aussi
-longtemps qu’on parlera breton en Bretagne. Qui ne sait par cœur la
-_Gwennili tréméniad_ (l’Hirondelle de passage)? De méchantes langues, il
-est vrai, ont prétendu que ses meilleures pièces n’étaient pas de lui,
-que d’autres y avaient mis leur talent et qu’il n’avait eu la peine que
-d’y mettre son nom. Il y a beaucoup d’exagération dans ces racontars. Je
-dois dire toutefois que _Plac’hik Eussa_[49]--le morceau le plus achevé
-incontestablement de sa _Télen Rumengol_--est une très ancienne gwerz
-qu’il s’est appropriée et dont il s’est contenté d’épurer la forme.
-Enfant, je l’ai entendu chanter à mon père. Il la fredonnait, en
-poussant la navette,--et cela, sur un air si lent et si triste qu’il
-nous faisait pleurer tous. J’ai retenu sa méthode. Si vous êtes encore
-là, ce tantôt, quand arriveront les processions d’Ouessant, passez au
-cimetière; vous verrez comme je lui sais tirer les larmes des yeux, à
-cette impassible race de forbans!
-
- [48] L’opuscule _Télen Rumengol_ (la Harpe de Rumengol).
-
- [49] «La fillette d’Ouessant».
-
-Nous sortons ensemble, mais sur le seuil de l’auberge nous nous
-séparons. Puisque cependant je l’ai réveillé de son somme, Yann en veut
-profiter pour commencer sa tournée dans les _débits_ et sous les tentes.
-Il compte bien y écouler les exemplaires qui lui restent de sa fameuse
-_Dispute entre l’Eau-de-Vie et le Café_. Moi, j’ai pris à gauche. Voici
-le porche du cimetière dessinant son grand arc sombre et, à côté, un if
-immense, un arbre aussi vieux que les temps, l’arbre des morts, sorte de
-baobab funèbre engraissé de la pourriture humaine de plusieurs siècles.
-Un tronc bizarre, tourmenté, tordu en spirale, les racines crevant le
-mur, les branches poussées dans une seule direction et très bas, presque
-au ras des tombes. Il couvre de son ombre le pauvre enclos, y verse sa
-tristesse lourde, si dense, étalée en une flaque noire et sans rides.
-Une allée plantée de croix conduit au porche de l’église: il règne dans
-ce caveau une obscurité compacte; des bruits de respirations endormies
-rythment le silence. A la mince lueur qui filtre par instants, lorsque
-viennent à s’entre-bâiller les battants de la nef, on distingue des
-formes d’hommes, de femmes, vautrés pêle-mêle sur les bancs de pierre,
-au long des parois. Un mendiant étendu la tête sur son bissac, avec son
-bâton de route entre les jambes et un barbet à ses pieds, a l’air
-sculptural d’un évêque de granit couché dans un enfeu, les mains jointes
-sur sa crosse, les sandales appuyées à quelque animal héraldique.
-
-Dans l’église, à dix heures. Un peu trop doré, cet intérieur d’église,
-trop surchargé d’ornements criards. Il est éclairé vaguement par des
-cierges qui brûlent derrière un pilier où s’adosse la madone du lieu. Et
-cette lumière, émanée comme d’une source invisible, cette lumière
-diffuse est d’une mystique douceur. Elle effleure d’une caresse les
-coiffes blanches des «prieuses»: coiffes de Douarnenez aux mailles
-fines, coiffes de Carhaix aux fonds aplatis, coiffes de Concarneau
-pareilles à des raies fraîchement pêchées, coiffes de Châteaulin aux
-ailes palpitantes, coiffes léonardes bombées comme des vases aux anses
-grêles et délicates. Dans l’abside, prosterné en cercle devant les
-marches de l’autel, un groupe de femmes murmure les _ave_ du rosaire et,
-de toute l’église, leur répond un plaintif chuchotement. Et cela est
-d’une poésie troublante, cette interminable oraison qui tout à coup
-semble s’éteindre et soudain reprend, imprécise toujours et ondulante,
-ainsi qu’un frisselis de feuilles aux souffles irréguliers du vent.
-Prière exhalée comme en rêve par un millier de lèvres assoupies.
-Jusqu’au matin se continuera la veillée. Tous ces gens harassés ont fait
-vœu de passer la nuit dans le sanctuaire: pour rien au monde ils ne
-quitteraient leur poste, pas même pour le meilleur des lits. La fatigue
-des traits, l’abandon des membres ajoutent encore à l’étrangeté du
-spectacle, font songer aux chœurs de suppliants des tragédies antiques.
-La comparaison n’est point aussi paradoxale qu’on le pourrait supposer.
-J’ai vu là des figures d’une admirable morbidesse, des types
-irréprochables de beauté austère et douloureuse. Telle, cette jeune
-fille qui a laissé rouler sa tête sur l’épaule de son frère ou de son
-fiancé; elle dort d’un sommeil qui ressemble à une extase et, jusque
-dans l’affaissement de tout son être, elle garde un je ne sais quoi de
-souple, de svelte et d’harmonieux. Telle aussi, cette paysanne assise
-sur ses talons, face triste, vieillie avant l’âge, plissée par les
-soucis, polie, usée par les larmes; elle égrène d’une main son chapelet,
-de l’autre elle soutient le corps de son fils--grand adolescent pâle,
-rongé par quelque maladie incurable--qui repose, allongé en travers sur
-ses genoux; elle le couve ardemment des yeux, semble le bercer, comme
-d’une chanson sans fin, de ses récitations obstinées de patenôtres. Et
-c’est en vérité une Mère aux Sept Douleurs que cette femme, une
-pathétique et vivante image de la _Pietà_...
-
-Au dehors, un chant s’élève,--une mélopée lente, en mineur, une de ces
-pénétrantes psalmodies bretonnes où sans cesse la même phrase revient,
-tantôt sourde comme un sanglot, tantôt aiguë et stridente comme le
-hurlement d’un chien blessé. C’est une autre veillée qui commence, la
-veillée des cantiques, dans le cimetière. Pèlerins et pèlerines ont pris
-place parmi l’herbe des morts ou sur les tertres des tombes. Juchée sur
-une tombe plus haute, le dos à la croix, une fille chante,--une fille de
-Spézet, longue et mince, le buste serré dans un corsage noir à galons de
-velours, la tête menue, les yeux trop grands. Une voisine accroupie à
-ses pieds lui souffle les premières paroles de chaque couplet qu’elle
-déchiffre à mesure dans un vieux recueil d’hymnes, au vacillement fumeux
-d’une chandelle. La voix de la chanteuse a des vibrations singulières;
-ce sont d’abord des notes basses, voilées, qu’on dirait venues de très
-loin et qui restent comme suspendues dans l’air; puis, brusquement, ou
-du moins sans transition appréciable, le chant se précipite, s’exaspère,
-éclate en un grand cri rauque, de sorte que la fille est à bout de voix
-quand elle arrive à la fin de chaque strophe. L’assistance alors entonne
-le refrain, le _diskân_, sur un rythme large et traînant, d’une infinie
-tristesse. Et la chanteuse de reprendre aussitôt, sans une pause, sans
-une relâche. Les artères de son cou rejeté en arrière sont tendues comme
-des cordes: sur ses joues enflammées la sueur ruisselle; le corsage
-s’est dégrafé à demi sous l’effort de la poitrine; le lacet de la coiffe
-s’est rompu: il n’importe. Époumonnée, hors d’haleine, elle s’entête à
-chanter. Vainement lui offre-t-on de la suppléer un instant. Elle ne
-veut pas. Elle redouble d’acharnement, au contraire, elle se grise, elle
-s’exalte. C’est presque du délire, de la fureur sacrée. On rêve d’une
-prêtresse des cultes primitifs, d’une possédée des anciens dieux. Des
-parcelles subtiles de leur âme ont dû survivre dans cette atmosphère de
-Rumengol.
-
-... Je m’en suis allé par des sentiers de traverse, le long de la petite
-rivière, vers Le Faou. Il est trois heures environ. Déjà des blancheurs
-rosées illuminent doucement les confins du ciel. C’est à croire qu’il
-dit vrai, le dicton local, qui prétend qu’ici, tant que dure le pardon,
-la nuit même est encore du jour. La brise de mer s’est levée. Entre les
-verdures une chose claire apparaît, une pointe d’Océan enfoncée au cœur
-des terres. Et voici Le Faou, vieux murs, vieilles ardoises, toute une
-bourgade citadine d’un aspect d’autrefois, dominée par la _maison de
-ville_, débris monstrueux de l’époque féodale. Un quai, une mâture de
-sloop finement découpée sur le fond gris-perle des eaux lointaines, la
-solitaire silhouette d’un _gabelou_ perchée à l’extrémité du môle dans
-l’attitude d’un cormoran au repos. Les brumes d’ouest en s’effrangeant
-découvrent des promontoires hantés de grands noms ou de miraculeux
-souvenirs, Kerohan, le Priolly, Landévennec. Une forme de nuage,
-flottante d’abord, peu à peu se précise, se condense, se tasse, et c’est
-le Ménez-Hom,--le _chef de troupeau_ des Monts-Noirs, leur vedette sur
-l’Atlantique,--avec sa croupe renflée, son mufle à ras de sol, tendu
-vers la large, comme flairant un perpétuel danger.
-
-Cependant, sous les reflets encore indécis de la lumière orientale, la
-mer frissonne, la mer _s’éveille_. Des pourpres légères se répandent à
-sa surface: telles les rougeurs dont se colore le sein pâli d’une
-vierge, quand son cœur se met à battre à l’approche du bien-aimé. Je ne
-sais rien de comparable à ce réveil de la mer, dans le crépuscule
-matinal d’une belle journée d’été breton. Il semble qu’on assiste à
-l’aurore primitive, à la première apparition du jour sur le monde,
-lorsque les eaux furent séparées des continents et la lumière d’avec les
-ténèbres. Dans ces grands paysages tranquilles d’extrême occident--où
-l’homme, resté frère des choses, n’a pas encore imposé à celles-ci sa
-personnalité envahissante et déformatrice--les levers d’aube ont gardé
-toute la poésie, tout le charme de leur grâce adolescente et de leur
-mystérieuse majesté.
-
-... Au tournant de l’île de Tibidi, du «rocher de la prière»--ainsi
-appelé des fréquentes retraites qu’y firent Gwennolé et ses
-disciples--une voile se montre, et, derrière elle, on en voit poindre
-d’autres, piquant çà et là de notes brunes la grise uniformité des
-lointains. C’est la procession des barques d’Ouessant qui fait son
-entrée dans la «rivière». Lourdes et robustes gabarres de pêche,
-taillées pour la lutte quotidienne avec l’autan, mais qu’on a parées
-pour la circonstance à l’instar des nefs sacrées. Serait-ce que
-l’eurythmie de ces flots calmes, dans cette méditerranée abritée et
-silencieuse, les déconcerte et les intimide, elles, les habituées de la
-tempête, les affronteuses des houles déchaînées? Ou bien faut-il croire
-qu’elles ont quelque sentiment de la solennité de leur rôle? Toujours
-est-il qu’elles s’avancent avec une sorte de lenteur grave, de cette
-allure noble et cadencée que devaient avoir les trirèmes helléniques
-voguant vers la blanche Délos, à travers le _sourire innombrable_ de la
-mer. Elles s’engagent dans le chenal, à la file, «amènent» leur toile,
-rangent le quai, accostent, débarquent leurs passagers: et toutes ces
-manœuvres s’accomplissent sans bruit, presque sans gestes. Les femmes
-prennent terre les premières; d’aucunes, fidèles à la coutume antique,
-se prosternent pour baiser le sol, à l’endroit où commence, au dire de
-la tradition, la zone bénie, le domaine de Notre-Dame. Et maintenant
-elles s’acheminent par groupes vers la «maison de la sainte». Toutes
-vont pieds nus, toutes ont un cierge dans les mains. Grandes pour la
-plupart, un peu hommasses, les traits réguliers, mais durs et d’une
-fermeté trop virile, la peau du visage non point hâlée, rosée
-plutôt--chez les vieilles comme chez les jeunes--de ce rose vif des
-chairs conservées dans la saumure. Seuls, les yeux sont beaux: leur
-nuance d’un roux verdâtre fait penser à des transparences d’eau marine
-dormant au creux des roches sur un lit de goémons. Ce sont, d’ailleurs,
-des yeux tristes et qui mirent, en leur limpidité dolente, l’ombre des
-deuils passés ou le pressentiment des catastrophes à venir. Il n’en est
-pas une, de ces Ouessantines, qui de la naissance à la mort ne soit
-vouée à un pleur éternel. Elles vivent toujours en proie aux
-épouvantements de la mer qui leur prend leurs pères, leurs fiancés,
-leurs époux, leurs fils. De là ce costume de veuve dont elles se
-revêtent, pour ainsi dire, au sortir du berceau et qu’elles ne quittent
-plus jusqu’à la tombe. Noir le corsage, noire la jupe, noir le tablier,
-noire enfin la gaine d’étoffe où s’enfonce et se dissimule le béguin
-blanc aux rigides cassures. Elle a quelque chose d’hiératique, cette
-grande coiffure carrée, et elle rappelle d’assez près, avec ses pans
-tombants, le _pschent_ de l’ancienne Égypte.--Aucun atour, nulle
-coquetterie. La chevelure même, orgueil de la femme, couronne de sa
-royauté, s’effiloque sur la nuque ou pend le long des joues en mèches
-écourtées et vagabondes. Tout cela, cet accoutrement sombre, ces crins
-épars autour de ces faces mornes, plus encore l’espèce de lamentation
-qui s’exhale des lèvres en guise de prière, tout cela vous serre le
-cœur, éveille dans l’esprit des images funèbres: on croit voir passer un
-troupeau de victimes que chasserait devant elle l’antique Fatalité.
-
-Elles suivent la route, absorbées dans leurs dévotions, sans se laisser
-distraire par la tiédeur intime du paysage, par cette flore odorante,
-par cette jeune verdure dont leurs regards pourtant sont si peu
-coutumiers et dont beaucoup d’entre elles respirent aujourd’hui pour la
-première fois le pénétrant arome. Ce sont choses qui ne les touchent
-point, si sevrées qu’elles en puissent être dans leur île sauvage,
-presque à nu sous son maigre manteau d’herbe brûlée. Elles passent
-indifférentes à toutes ces séductions de la «Grande Terre»; elles n’ont
-d’yeux que pour la fine aiguille de granit qui se profile là-haut, sur
-la crête, derrière le rideau des bois. Droit au-dessus de la pointe, une
-étoile attardée brille encore, d’un faible scintillement, dans le ciel à
-moitié envahi par le flot montant de la lumière. Et cette petite clarté
-pâle apparaît vraisemblablement aux Ouessantines comme un _signe_
-céleste, car elles ne l’ont pas plus tôt aperçue qu’elles entonnent d’un
-commun élan l’hymne de la Vierge, transcription bretonne de l’_Ave maris
-stella_.
-
- _Ni ho salud, stéréden vor!..._
-
-Les voix rebondissent au loin dans le large écho des montagnes. Les
-hommes restés un peu en arrière pressent le pas. Je me suis mêlé à leur
-groupe: une cinquantaine de grands gars en _tricot_ de laine grise ou
-bleue, avec des muscles énormes, des poings de géant et de bonnes
-figures placides, d’une enfantine douceur. Des touffes de sourcils
-enchevêtrés ombragent leurs prunelles trop claires, aux teintes
-indécises, comme délavées par les embruns. Ils sont accueillants et
-expansifs. Ils m’apprennent qu’ils sont partis d’Ouessant la veille,
-qu’ils ont mis près de dix heures à franchir l’Iroise et qu’ils ont
-emporté des provisions pour trois jours, «parce que, chez nous,
-voyez-vous, on sait bien quand on sort, mais on ne sait jamais quand on
-rentre». D’espace en espace un aubergiste les hèle, assis sur un
-tonneau, dans la douve, auprès de son comptoir couvert de bouteilles:
-
---Eh bien! les _gens de l’Enès_[50], on ne prend pas un _boujaron_?
-
- [50] _Ile._ Les insulaires des côtes bretonnes appellent leur île
- l’_Ile_ tout court, comme les continentaux ne les désignent
- d’ordinaire que par le nom d’_Iliens_, sans autre qualification.
-
-Gaiement ils répondent:
-
---Nous en prendrons deux au retour.
-
-Ils sont à jeun depuis minuit, afin de pouvoir communier à la messe
-d’aube. Chacun d’eux accomplit le pèlerinage pour son clan et doit
-rapporter à tous les siens la bénédiction de Notre-Dame. Il n’y a pas de
-famille dans l’île qui n’ait parmi eux son représentant, son délégué,
-muni des recommandations les plus expresses. Souvent on le tire au sort,
-à la courte paille. Son premier soin, dans la semaine qui précède le
-départ, est de faire visite à toute la parenté, depuis le grand-oncle
-jusqu’à l’arrière-petit-cousin. Tous ont à le charger de quelque
-«commission» pour la sainte. C’est l’aïeul qui sent que sa vue baisse et
-qui demande qu’elle lui soit conservée; c’est la tante Barba qui a les
-«gouttes» et qui supplie qu’on l’en délivre; c’est _tonton_ Guillou,
-tourmenté par un procès, et qui compte sur la Vierge pour intervenir
-auprès des juges; c’est Gaïdik Tassel, une nièce souffrante, surnommée
-la _Trop-blanche_, à cause de sa pâleur: elle se languit, à peine au
-seuil de ses vingt ans, d’un mal dont ni elle, ni personne ne saurait
-dire la cause; mais la Vierge de Tout-Remède s’y reconnaîtra... Que
-d’autres vœux encore! Et que de prescriptions, dont quelques-unes fort
-compliquées! «Ce sou que voici, tu le déposeras dans le tronc de
-l’église; celui que voilà, tu le laisseras tomber dans la fontaine.
-Garde-toi de confondre.» Ou bien: «Tu allumeras un cierge à la droite de
-la madone et tu noteras combien de sauts aura fait la flamme avant de
-brûler d’une clarté tranquille.» Bref, tout un système inextricable de
-rites où notre mémoire de civilisés se perdrait. L’_îlien_, lui, s’y
-retrouve aussi aisément que dans l’écheveau d’agrès de sa gabarre. Il
-range, il ordonne tout cela dans sa tête, avec les habitudes de méthode
-et de classement particulières aux matelots. Soyez assuré qu’il
-n’omettra aucun détail et qu’il s’acquittera point par point de la
-mission de confiance dont il est investi. Pour peu qu’il y manquât, il
-croirait commettre un sacrilège. La destinée des êtres qui lui sont
-chers n’est-elle pas intéressée à ces pratiques? Et lui-même n’est-il
-pas le premier, du reste, à avoir foi en leur efficacité?
-
-On ne cite qu’un seul exemple d’_îlien_ ayant failli. Le malheureux
-aimait à boire; le démon de l’eau-de-vie le possédait. Il s’oublia dans
-une des tavernes du Faou, ne mit pas les pieds à Rumengol. Quand les
-personnes qu’il avait amenées revinrent du pardon, elles le trouvèrent
-dégrisé et repentant; elles ne refusèrent pas moins de s’en retourner à
-son bord, et bien elles firent, car on n’entendit plus parler de lui ni
-de sa barque: la mer ne rendit même pas son cadavre.
-
-Et l’Ouessantin qui me fournit ces renseignements ajoute d’un ton grave:
-
---Heureux encore qu’il n’ait pas attiré sur sa race de pires infortunes!
-
---Dans quel dessein ces femmes vous ont-elles donc accompagné, au lieu
-de se faire représenter par un père, un mari, un fils ou quelque cousin?
-
---Hé! prononce-t-il,--c’est apparemment qu’elles n’ont plus ni l’un ni
-l’autre. Ils sont nombreux à l’Ile, les foyers sans hommes; et il se
-couche chaque année bien des Ouessantins dans le grand cimetière où l’on
-est à soi-même son propre fossoyeur!
-
-Du geste, il me montre là-bas l’Océan,--la douce mer rose,
-voluptueusement étalée sur un peuple de morts...
-
-
-
-
-VII
-
-
-A petits coups pressés, la cloche tinte. Et c’est le signal d’un
-remuement universel. Des granges, des étables, de la soupente des
-auberges se lève une multitude en désordre, visages encore bouffis de
-sommeil, avec du foin dans les cheveux et des plaques de poussière dans
-le dos. On se débarbouille en un tour de main d’un peu d’eau puisée à
-l’auge de la cour. Les femmes redressent leur coiffe, tapotent leurs
-jupes et leur tablier. Des files interminables s’acheminent vers le
-sanctuaire. Il sort du monde de partout; il en surgit des prés, il en
-descend des arbres même, des gros chênes nains sculptés par le temps en
-forme de sièges. La terre de Rumengol tout entière présente l’aspect
-d’un lit défait, d’une couche immense où des milliers d’êtres ont dormi;
-et, des herbes écrasées, des grands foins foulés gardant l’empreinte des
-corps, un parfum monte qui embaume l’espace.
-
-Çà et là des tas de cendres fument encore, pareils à des feux de
-bivouacs abandonnés.
-
-En juin, saison des nuits tièdes, les paysans bretons ne font point
-rentrer les troupeaux, les laissent paître ou ruminer en liberté sous
-les étoiles, pour les reposer de l’étable. Et Rumengol, avec ses eaux
-vives dans son vallon accidenté, est un centre renommé d’élevage. Aussi,
-en ce clair matin, tous les alentours de la bourgade sont-ils comme
-mouchetés de taches blanches, ou rousses, ou noires. C’est par centaines
-qu’il faudrait nombrer les têtes de bétail éparses sur les pentes. Elles
-se meuvent avec la belle indolence des animaux repus; un peu étonnées
-d’une telle affluence de monde dans la monotonie habituelle de leur
-solitude, elles appuient aux claies des barrières ou tendent par-dessus
-les haies d’ajonc leurs mufles emperlés de rosée, et meuglent doucement
-en roulant leurs gros yeux graves. Plus d’un pèlerin allonge le bras
-pour caresser leur poil au passage; elles font partie du décor
-traditionnel de la fête. N’est-il pas écrit dans la Vie de la Vierge
-qu’elle enfanta le _Mabik_ au milieu des bœufs? Et Notre-Dame de
-Tout-Remède n’a-t-elle pas souci des bêtes à l’égal des hommes?
-
-Une année, des saltimbanques--des mécréants--dérobèrent nuitamment une
-vache. Ils l’avaient emmenée dans la forêt du Kranou et s’apprêtaient à
-l’abattre pour se régaler de sa chair, quand éclata un orage subit que
-rien dans l’état de l’atmosphère ne faisait prévoir. Trois coups de
-tonnerre retentirent, foudroyant à la fois les voleurs et l’arbre auquel
-la vache était attachée, mais sans causer à celle-ci le moindre dommage,
-bien au contraire: car, son lien ayant été rompu dans la secousse, elle
-put rejoindre le troupeau avant même qu’on eût eu le temps de
-s’apercevoir qu’elle y manquât. Par la suite il résulta pour elle de
-cette aventure quantité d’avantages. Nul ne douta, en effet, qu’elle
-n’eût été sauvée par un miracle; on la considéra comme une «protégée» de
-la Vierge et on la traita avec les égards dus à sa qualité; elle eut
-désormais la meilleure litière et le râtelier le mieux garni, et, après
-avoir vécu dans l’abondance, elle mourut paisiblement de vieillesse,
-sans avoir connu l’exil des foires lointaines...
-
-Pour se faire une idée de la surprenante variété de notre race, de la
-diversité de ses types et de la richesse de ses costumes, il n’est que
-d’assister à la sortie de la messe d’aube, dans le cimetière de
-Rumengol, le jour du pardon. Toute la Bretagne est rassemblée là comme
-en un raccourci puissant. Que de reliefs et de contrastes! Ici, les
-Léonards aux grand corps, spéculateurs hardis et fanatiques sombres, nés
-pour être marchands ou prêtres, et dont les lèvres dédaigneuses ne se
-desserrent volontiers, dit-on, que pour réciter la prière ou parler
-argent. Près d’eux, les Trégorrois, aux yeux vifs et nuancés, à la
-physionomie ouverte, discoureurs aimables, avec une pointe d’ironie dans
-leur sourire. Là, les _Tran’Doué_[51], équipés à la façon des Mexicains
-d’une veste brodée de jaunes arabesques et d’un pantalon très ample
-s’évasant au-dessus des chevilles: beaux hommes pour la plupart, la
-figure encadrée d’un large collier de barbe rousse, ils laissent à leurs
-femmes les besognes qui déforment, n’ont, quant à eux, d’autre souci que
-de promener leur fière prestance de mâles à travers les foires et les
-pardons. Et voici le bleu clair, le bleu azuré des _glazik_[52] de
-Cornouailles, où courent en festons les tons d’or de la fleur du genêt.
-Un peu lourds et pansus, ces Bretons du sud, et joyeux d’une bonne joie
-matérielle qui éclate dans leurs faces rondes, rases, roses et poupines,
-dans leur goût des couleurs, des choses voyantes, dans l’allégresse
-grivoise de leurs chansons. Ils ne font que mieux ressortir l’élégance
-montagnarde des fils de l’Aré, souples et droits ainsi que des pins, et
-pareils, dans leur accoutrement de laine brune, à des pasteurs des temps
-primitifs,--ou la gravité hautaine des forbans de l’Aber, souvent
-comparés aux palikares des côtes grecques et qui portent comme eux le
-bonnet et la fustanelle, grands gars superbes, avec des bras d’une
-envergure immense et le profil aigu d’un oiseau de mer fendant l’espace.
-
- [51] On appelle ainsi, du juron qui leur est familier, les hommes du
- canton de Pont-Labbé, les maris des _Bigoudenn_.
-
- [52] _Glazik_, les hommes vêtus de bleu.
-
-Debout sur une éminence, sur une sorte de dune herbeuse qui prolonge à
-gauche le cimetière et au sommet de laquelle se dresse un oratoire, Yann
-Ar Minouz attaque de sa voix rauque, la complainte de _Plac’hik Eûssa_.
-
- A l’île Eûssa fut une fille,
- Jolie et sage comme un ange,
-
- Jolie et sage comme un ange,
- Et son nom était Corentine.
-
- Hélas! elle n’avait pas quinze ans,
- Déjà lourde croix elle portait.
-
- Sur un rocher, jouxte la mer,
- La fille pleurait pleurs amers.
-
- Et de plein cœur elle priait
- Et vers les cieux ainsi criait...
-
-Un oblique rayon de soleil se joue sur les tempes dégarnies du barde.
-Iliens et Iliennes ont fait cercle autour de lui: ils boivent ses
-paroles et suivent le mouvement de la chanson jusque dans l’expression
-de son visage. Car il ne se contente pas de chanter, il mime; si bien
-que la complainte se transforme en un drame monologué. Et quel
-prestigieux acteur que ce Yann! Il a joint les mains, il lève au ciel un
-regard mouillé de larmes; sa voix, traînante au début, éclate en accents
-déchirants:
-
- --En se battant contre l’Anglais,
- Mon père s’est noyé dans la mer profonde.
-
- Le cœur de ma mère se fendit,
- Quand ce malheur elle entendit.
-
- Et je n’ai plus personne, hélas!
- Que faire désormais ici-bas?
-
- Je n’ai plus hélas! sur la terre
- Proche ni parent, père ni mère.
-
- Père ni mère, proche ni parent;
- Vivre m’est deuil et navrement!
-
-Une des Ouessantines s’est caché la figure dans son mouchoir: on sent
-qu’elle fait effort pour étouffer des sanglots. Le marin avec qui j’ai
-causé tantôt me chuchote à l’oreille:
-
---Elle a une _cœursée_, la pauvre! On jurerait que c’est sa propre
-_gwerz_, en vérité, que l’homme aux chansons lui débite là.
-
-Sur un rythme plus doux, avec un balancement léger de tout le corps,
-Yann poursuit:
-
- Mais non!... Il est au ciel un Père,
- Et à Rumengol bonne Mère!
-
- Ma mère bien souvent m’a dit
- De prier la Vierge bénie,
-
- La Vierge tendre de Rumengol,
- Et jamais ne serais abandonnée.
-
- Étendez votre main sacrée,
- Vierge, sur votre enfant navrée.
-
- Moi, la mineure[53] à l’abandon,
- J’irai pieds nus à votre pardon;
-
- [53] Orpheline.
-
- J’irai pieds nus demander aide
- A votre maison de Tout-Remède.
-
- Et sept fois je ferai le tour
- Du grand autel sur mes genoux;
-
- Sept fois le tour de votre sanctuaire,
- Vierge, patronne des Bas-Bretons!
-
- Madame Marie, les pauvres gens
- Ne vous sauraient faire de présents.
-
- Ni ceinture de cire[54], ni cierge,
- Rien!... sinon leur prière, ô Vierge.
-
- [54] Les cordons de cire dont les pèlerins entourent l’église.
-
- Pauvre comme eux, pour seul trésor
- J’ai mes cheveux blonds couleur d’or.
-
- Je tresserai pour vous une guirlande
- Faite avec ma chevelure blonde,
-
- Faite avec les fleurs des champs, les simples fleurs;
- En gouttes de rosée y brilleront mes pleurs.
-
-Elle brille aussi, la triste rosée des larmes, dans les yeux des femmes
-qui sont là; elle trace de larges sillons humides sur leurs joues
-hâlées, s’égoutte lentement dans les plis de leur petit châle noué en
-croix. Les hommes eux-mêmes sont émus: sans cesse ils s’essuient les
-paupières du revers de leurs grosses mains toutes tailladées et noires
-de goudron. Et, de minute en minute, le groupe des auditeurs grossit: le
-pardon afflue vers le chanteur dont le buste ensoleillé domine la foule,
-la chemise ouverte, son poitrail nu hérissé de touffes de poils fauves.
-Le récitatif reprend, d’une allure dolente et comme alanguie:
-
- S’est mise Corentine en chemin,
- Sa baguette blanche à la main;
-
- Passe la mer, suit le chemin
- Qui mène aux cieux, qui mène aux saints.
-
- Et la voici déjà tout proche:
- Du clocher on entend la cloche.
-
- Elle s’agenouille, en le voyant,
- Son cœur palpite, en l’entendant.
-
- A Rumengol quand se trouva,
- Les pieds de la Vierge baisa.
-
- Et dit:--Ma Mère, Mère bénie,
- J’aimerais bien mourir ici!
-
- Je n’ai plus personne à aimer.
- Daignez me prendre et m’emporter!
-
- Ici mon corps reposera,
- Mon âme avec vous s’en ira.
-
-Yann s’interrompt, éponge avec sa manche son front où la sueur perle,
-puis, d’un ton sacramentel, imposant les mains à l’assistance:
-
---Chrétiens, signez-vous! La Vierge va parler.
-
- Alors, la Vierge avec douceur
- A dit à la fillette en pleurs:
-
- --Sur terre il n’est que gens méchants;
- Que Dieu te sauve, mon enfant!
-
- Ta douce âme et ton pauvre cœur
- Sont maintenant purs comme l’or.
-
- Viens, Corentine, au ciel profond,
- Louer Jésus, le Maître bon.
-
- Et Corentine se mourait,
- Et à voix haute elle disait:
-
- --A la Vierge je donne mon cœur,
- Ma malédiction aux Anglais!
-
-Ce vers final, cri de guerre de la race, le barde le lance à pleins
-poumons, d’un timbre si âpre et si vibrant que la foule tressaille,
-frémit, sentant passer en elle le frisson des grandes haines ataviques,
-vieilles de douze cents ans!...
-
-Le soleil est haut sur l’horizon. Déjà commencent à déboucher, devers Le
-Faou, Landerneau, Châteaulin, les omnibus et les breaks aux essieux
-criards, bondés de familles bourgeoises qui viennent à Rumengol comme à
-une fête foraine, histoire de se gaudir de la paysantaille et de manger
-du veau froid sur l’herbe où les pèlerins ont dormi. Le vrai pardon
-désormais est clos. C’est l’heure de fuir, si je veux emporter intactes
-les fortes impressions de la nuit et du matin naissant.
-
-Je trinque une dernière fois avec le vieux poète trégorrois dans
-l’auberge où la veille nous nous sommes rencontrés. Nous échangeons de
-mélancoliques adieux.
-
---J’ai le pressentiment--me dit-il--que je ne chanterai plus aux
-Iliennes la triste chanson de _Plac’hik Eûssa_. Ce n’est point là ce qui
-me fait peine, mais de songer que les temps sont proches où c’en sera
-fini en Bretagne des belles _gwerz_ aimées de nos pères et des _sônes_
-délicieuses qui, jusque sur la lèvre défleurie des aïeules, sonnent
-aussi gai qu’un oiseau de printemps. Toutes ces choses sont près de
-mourir, et d’autres encore qui ont réjoui nos âmes. Les pardons, hélas!
-les pardons eux-mêmes disparaîtront. J’en sais dont je suis probablement
-le seul à me souvenir. Les chemins où je marche à présent sont jonchés
-de chapelles en ruines. Le fantôme de la cloche continue à tinter
-au-desssus du clocher détruit; j’ai souvent ouï, le soir, son glas
-mystérieux et plaintif. Mais, à part moi, qui donc prête l’oreille pour
-l’entendre? Nos prêtres sont les premiers à tuer nos saints, à laisser
-tomber leur culte en oubli[55]. Eh oui! ce sont eux qui travaillent à
-faire le vide autour de nos sanctuaires les plus vénérés, en entraînant
-les paroisses par troupeaux vers les églises lointaines, vers les
-Vierges étrangères, à Lourdes, à la Salette, à Paray-le-Monial! Quel
-besoin ont-ils de dépayser la dévotion bretonne? Qu’ils prennent garde
-qu’à tant voyager elle ne s’altère. Ma mère déjà déplorait ces modes
-nouvelles. «Le paradis, disait-elle, ne se gagne qu’aux pieds des saints
-de son pays.» J’augure mal des jours à venir. Grâces à Dieu, je ne les
-verrai point: on aura depuis longtemps jeté sur ma face le drap sous
-lequel on dort pour jamais...
-
- [55] Disons néanmoins que dans le cours des deux dernières années il
- s’est produit une réaction dans le clergé breton en faveur des vieux
- saints nationaux.
-
-Je m’en retourne vers Quimerc’h par le sentier des fougères. A mi-côte
-je croise deux bons vieux Cornouaillais en goguette qui, s’arc-boutant
-des épaules, se racontent simultanément des histoires sans fin, et ne
-s’écoutent ni l’un ni l’autre. Leur double soliloque me suit quelque
-temps, puis s’évanouit dans le profond silence. C’est maintenant une
-paix vaste, le calme saisissant d’un désert. Dans la direction du nord,
-les bois du Kranou moutonnent à perte de vue; vers l’ouest, la mer
-flambe ainsi qu’un bain de métal en fusion. Rumengol, son pardon, ses
-mendiants, ses chanteurs, tout cela semble avoir glissé dans l’ombre du
-ravin; la croupe dorée du pays d’Hanvec s’affaisse à son tour, tandis
-que se déroulent au loin, sur le fond du ciel, les cimes bleuâtres de
-l’Aré. Pas un clocher à l’horizon, pas un toit, pas même une de ces
-grêles fumées, révélatrices de la présence de l’homme. On a de nouveau
-la sensation d’une terre vierge, d’un monde à peine éveillé du chaos. Le
-paysage tout entier apparaît comme figé encore dans la raideur des
-choses primitives, et l’on jurerait qu’on n’y a point changé de place
-une pierre depuis le fabuleux soir d’automne où le soleil s’y coucha sur
-la mort de Gralon.
-
-Soudain, un cri part, un sourd et sinistre mugissement déchire la
-solitude: du sein d’une colline éventrée un train se précipite, et la
-civilisation passe, au branle des wagons, sans souci des fleurs d’âme
-qu’elle écrase et des grands symboles qu’elle anéantit. La douloureuse
-prédiction de Yann Ar Minouz me revient en mémoire. Aux futurs pardons
-de Rumengol reverra-t-on les chanteurs?
-
-Discret et charmant Esprit de l’antique chanson bretonne, tes fervents
-se font rares. Dans la hiérarchie nouvelle, mieux vaut être cantonnier
-que barde. De vieilles fileuses, des tailleurs de campagne, de pauvres
-pâtres, de nomades sabotiers, voilà les seuls qui te vénèrent encore
-d’un culte simple et profond. Ta voix mélodieuse est condamnée à
-s’éteindre avec le bruit du dernier rouet. Aux générations qui te furent
-hospitalières d’autres ont succédé, trop affairées pour t’entendre, trop
-matérielles pour te goûter. Discret et charmant Esprit de l’antique
-chanson bretonne, toi qui portas si longtemps sur tes ailes le rêve de
-notre race, je songe avec tristesse à l’heure prochaine où tu ne seras
-plus.
-
-
-
-
-SAINT-JEAN-DU-DOIGT
-
-LE PARDON DU FEU
-
-A Madame Émile Cloarec.
-
-
-
-
-I
-
-
-La fête du solstice d’été, qui n’est plus guère, ailleurs, qu’une façon
-de divertissement populaire, se célèbre encore en Bretagne avec une foi
-aussi ardente, aussi recueillie qu’au temps des adorations primitives,
-des premiers agenouillements de l’homme devant le soleil. Et, dans la
-nuit du 23 au 24 juin, l’on peut dire sans exagération que, des hautes
-terres de l’intérieur au bas pays du littoral, de l’Argoat à l’Armor, il
-n’y a pas une bourgade, pas un hameau, pas même une ferme isolée au
-milieu des landes ni une hutte de sabotiers ensevelie sous le couvert
-des bois qui ne se fasse une obligation sacrée d’édifier son bûcher
-symbolique et d’invoquer la flamme ou de se prosterner autour des
-cendres, selon des rites dont le sens s’est perdu au cours des âges,
-mais dont les formules et les gestes n’ont pas dû varier beaucoup depuis
-les plus lointains passés.
-
-J’ai tâché de décrire naguère le spectacle d’une de ces «Nuits des
-feux», tel qu’il m’avait été donné d’y assister en pleine montagne, dans
-le site peut-être le plus sauvage de l’Aré. Mais le lieu plus
-spécialement réputé pour être le centre et comme le sanctuaire
-privilégié des antiques cultes solaires, c’est, à la limite du Trégor,
-vers l’ouest, un cap fleuri d’ajoncs qui fait pendant à la pointe de
-Primel et protège des âpres vents de Manche la secrète, la délicieuse
-vallée de Traoun-Mériadek.
-
-Mériadek est un des noms vénérés de notre hagiographie locale. Celui qui
-le porta fut, au dire des légendaires, un personnage de grande race,
-arrière-neveu du fabuleux roi Conan, ce Pharamond de la Bretagne. Albert
-de Morlaix, qui a rédigé sa vie, nous apprend qu’il mourut évêque de
-Vannes, après s’être longtemps voué à la solitude, sans autre compagnon
-de pénitence qu’un clerc, en un canton propice à la retraite, non loin
-de la ville actuelle de Pontivy. Mais les gens de Traoun-Mériadek
-n’acceptent pas cette tradition. «A chacun son saint, affirment-ils.
-Mériadek est nôtre et n’a jamais bougé de nos parages depuis le jour
-béni où, parti de la terre saxonne avec son frère Primel, il vint
-aborder en ce havre sur une roche creusée en forme de barque, que des
-goémons enguirlandaient. Le pays était plaisant, abrité, plein de beaux
-ombrages, égayé par le chant des ruisseaux. Mériadek dit à Primel: «Je
-suis l’aîné: c’est à moi de choisir. J’opte pour cet endroit. Va donc en
-ta direction et que Dieu te conduise». Primel baissa la tête et vit un
-galet arrondi à ses pieds. Il le ramassa, le brandit, le lança devant
-lui. Retombé sur le sol, le galet se mit à rouler comme une boule, du
-côté du soleil couchant. Primel le suivit et ne s’arrêta que là où la
-pierre s’arrêta elle-même, dans les grèves rocheuses de Plougaznou
-qu’elle habitait, il faut croire, avant que la mer l’en eût arrachée. Et
-saint Mériadek resta seul parmi nous jusqu’au moment où saint Jean le
-Baptiseur lui fut adjoint comme patron de notre église.»
-
-Mériadek subit, en effet, le sort de beaucoup de nos vieux thaumaturges
-nationaux. Dès les premières années du XVe siècle, il fut, sinon
-dépossédé, du moins relégué au second plan par l’institution d’un
-nouveau culte. Sans doute ne le jugeait-on plus assez orthodoxe. Trop
-d’éléments païens demeuraient mêlés à la dévotion dont il était l’objet.
-Les habitants de cette côte sont tenus, de nos jours encore, pour des
-cerveaux peu dociles. Lorsque, il y a quelque cent ans, le voyageur
-Cambry passa chez eux, il fut frappé de leur réserve ombrageuse et de
-l’accent farouche avec lequel ils se proclamaient les «durs gars de la
-zone maritime», _pôtred called an Arvorik_. Isolés du monde par des
-remparts de collines abruptes et par une mer hérissée d’écueils, ils se
-sont attardés, avec un entêtement invincible, dans des conceptions et
-des pratiques plusieurs fois millénaires. En aucune autre région de la
-Bretagne, peut-être, l’esprit du vieux naturalisme celtique ne s’est
-perpétué plus intact. Les choses, il est vrai, n’y ont pas moins
-contribué que les âmes. Ce ne sont, de tous côtés, que fontaines qui
-sourdent: elles s’épanchent des prés, des landes, elles jaillissent du
-roc même, donnant l’impression d’une fécondité intarissable, de mamelles
-toujours ruisselantes qui verseraient éperdument la force, la fraîcheur,
-la santé, la vie. Comment la vénération des pèlerins ne se fût-elle pas
-agenouillée de tout temps aux margelles de ces divonnes sacrées? Et,
-quand on lève les yeux vers les hauteurs d’alentour, à contempler
-l’aspect solennel de ces grands promontoires où le soleil, l’Heöl
-breton, frère de l’Hélios grec, promène par les purs matins d’été les
-frissons d’une lumière si délicate et, le soir, laisse traîner des
-clartés si longues, des pourpres si somptueuses, comment s’étonner que
-des générations de Celtes en aient fait un lieu d’adoration, une sorte
-de temple à ciel ouvert dédié à celui qu’ils appellent encore «le roi
-des astres» et dont la rayonnante présence leur est d’autant plus douce
-que dans leur climat brumeux ils en sont fréquemment privés?
-
-Impuissant à détruire ces idolâtries locales, le christianisme tenta,
-comme on sait, de les détourner à son profit. Il édifia des chapelles
-auprès des sources, plaça des images de la Vierge au creux des chênes
-druidiques, démarqua les mythes en les frappant à son empreinte et
-substitua les noms de ses saints aux forces naturelles divinisées. C’est
-ainsi, je suppose, que le bon Mériadek, hypothétique évêque de Vannes,
-fut convié à recueillir, en ce coin du Trégor, des hommages
-antérieurement adressés au soleil. Certains traits de sa légende
-justifiaient cette attribution. Un Mystère cornique, précieuse épave
-d’un idiome aujourd’hui sombré, nous le montre doué du «don de lumière»,
-dissipant la nuit des yeux éteints, rouvrant à la clarté céleste les
-prunelles enténébrées.
-
-Il est à penser toutefois que l’intronisation de son culte dans la combe
-de Traoun-Mériadek n’eut pas tous les effets heureux qu’on en attendait.
-L’âme des Bretons est un peu comme leur terre. On croit l’avoir écobuée
-à fond, avoir passé au feu les moindres souches. Qu’elle reste seulement
-une année en jachère: au printemps d’après les racines brûlées sont
-redevenues vivaces et, bruyères, ajoncs, gentils, toute la végétation
-primitive a refleuri. Aux environs du XVe siècle, la vertu de saint
-Mériadek avait probablement perdu son efficace. L’ancienne frondaison
-barbare, riche d’une sève plus profonde, l’avait, sans songer à mal,
-envahie, recouverte, à demi étouffée. Cela était dans l’ordre des
-choses. Et puis, qui sait! Le clergé lui-même avait peut-être cessé
-d’avoir foi aux mérites de ce saint suranné. Il y a une mode pour les
-saints, et qui est sujette aux pires vicissitudes, comme toutes les
-modes. En Bretagne, nos pères n’ont eu que trop souvent l’occasion de le
-constater.
-
-Renan a conté quelque part l’histoire d’une statue de saint Budoc que le
-curé, sous prétexte qu’elle tombait de vétusté, remplaça subrepticement
-par une vierge de Lourdes. Que d’escamotages de ce genre on pourrait
-citer! Longue, par exemple, serait la liste des paroisses bretonnes où
-le patron celtique a dû s’effacer devant saint Pierre. L’œuvre de
-romanisation à laquelle s’acharnèrent en vain les légions des empereurs,
-il semblerait parfois que les prêtres, issus pourtant de la race, se
-fussent donné pour tâche de la faire aboutir. De bonne heure ils se sont
-appliqués à dénationaliser la piété de leurs ouailles. Ils y ont en
-partie réussi. Saint Mériadek est une de leurs nombreuses victimes. On
-s’aperçut un beau jour qu’il manquait décidément de prestige et, tout
-aussitôt, son humble chapelle se transformait en une spacieuse église où
-l’on voulait bien le tolérer comme un hôte, mais dont le seigneur et
-maître devenait dorénavant le Baptiste. La vallée même, désignée par son
-vocable, changea de nom. Il ne fut plus question de Traoun-Mériadek: ce
-fut désormais la trêve--aujourd’hui la commune--de Saint-Jean-du-Doigt.
-
-
-
-
-II
-
-
-D’ordinaire, quand ces sortes de substitutions remontent, comme c’est le
-cas, à des époques assez reculées, il est difficile, pour ne pas dire
-impossible, de savoir dans quelles conditions elles se sont produites.
-Ceux qui les provoquent ne se soucient naturellement pas d’en perpétuer
-le souvenir. Plutôt s’emploieraient-ils à le faire disparaître, ne
-fût-ce que pour renforcer la tradition récente de toute l’autorité des
-longs âges. Ici, nous avons, par exception, la chance d’être renseignés,
-grâce au plus crédule, au plus indiscret, mais au plus charmant aussi
-des hagiographes bretons: j’ai nommé Albert Legrand.
-
-Il vivait dans la première moitié du XVIIe siècle, à Morlaix, dont il
-était originaire et où il s’était fait moine, au couvent de Cuburien. Il
-unissait à un esprit cultivé l’âme la plus enfantine. Il avait conservé
-tous les goûts du peuple dont il était sorti: l’amour des belles
-histoires, la passion du merveilleux. Sa dévotion pour les saints de son
-pays, pour les «saints patriotes» comme il les appelle, était sans
-bornes. Leurs surprenantes odyssées, la richesse et la variété de leurs
-aventures l’enchantaient. Elles étaient flottantes encore, pour la
-plupart, livrées aux hasards et aux incertitudes de la mémoire
-populaire. Il jugea qu’il ne pouvait faire œuvre à la fois plus
-chrétienne et plus bretonne que de les fixer. Dès qu’il en eut obtenu
-licence de ses supérieurs, il entra proprement en campagne.
-
-Il ne s’agissait, en effet, de rien moins que de parcourir toute
-l’Armorique, de la visiter par le menu, en interrogeant les archives et
-les gens, en s’arrêtant aux églises, aux oratoires, partout où quelque
-personnage de notre légende dorée avait laissé l’empreinte de ses pas ou
-le parfum de ses vertus. On ne vit plus qu’Albert de Morlaix par les
-routes. Ce frère quêteur fut une espèce de Pausanias breton. Il
-conversait avec les rustiques dans leur langue qui est, chez nous, le
-seul sésame. Sa qualité de franciscain lui ouvrait, d’autre part, les
-presbytères. Non content de s’informer auprès des «recteurs», il
-questionnait encore à la cuisine leurs gouvernantes, les _carabassenn_.
-On n’avait pas avec lui de réticences: on lui confiait tout ce que l’on
-savait, et lui, pèlerin fervent, se faisait tout oreilles. Il put
-engranger ainsi, gerbe à gerbe, la plus opulente moisson. De retour à
-Cuburien, en ce calme paysage d’arbres et d’eaux où défilaient, le soir,
-devant sa cellule monacale, des voiles et des chants de mariniers, il
-rédigeait avec une conscience admirable les notes recueillies au cours
-de ses excursions, édifiant du labeur de ses nuits sa volumineuse _Vie
-des saints de la Bretagne Armorique_, se délectant lui-même à rassembler
-les épisodes épars de cette espèce de théogonie bretonne qui mêle,
-combine, embrasse et comprend tout, l’histoire et le roman, le poème
-épique et le conte. Il y eut chez Albert Legrand de l’Homère, de
-l’Hésiode, de l’Hérodote et du Plutarque. Il a été le premier et le plus
-délicieusement ingénu de nos folkloristes.
-
-Nulle route ne dut lui être plus familière que celle de Plougaznou, la
-grande paroisse côtière de qui relevait à cette époque la chapellenie de
-Saint-Jean-du-Doigt. Elle était déjà très fréquentée des Morlaisiens,
-qui y trouvaient pour leurs jours de désœuvrement une promenade fort
-alléchante et des plus variées. On n’avait pas attendu que les touristes
-de France ou d’Angleterre eussent découvert les puissantes maçonneries
-géologiques qui ceignent comme autant de bastions cyclopéens la Pointe
-de Primel, pour aimer à s’étendre dans leur ombre, sur les tapis d’herbe
-fine et drue qui feutrent leur base, devant l’horreur magnifique d’une
-mer que hérissent, même par temps calme, d’étincelantes crinières de
-vagues et que déchirent des fronts d’écueils noirs, pareils à des
-licornes des âges monstrueux. Frère Albert n’eût pas été Breton, s’il
-n’avait eu le sentiment le plus vif de la magie de la nature. Et cette
-disposition, le commerce presque exclusif qu’il avait noué avec les
-saints de sa race n’avait pu que la confirmer, que la développer encore.
-Il n’avait pas été sans remarquer que, dans le choix qu’ils faisaient de
-leurs établissements, l’instinct esthétique ne les guidait pas moins que
-la préoccupation religieuse. En fuyant le monde pour se rapprocher de
-Dieu, ils ne renonçaient point à la beauté des choses. Ils voulaient à
-leur prière un vaste champ de contemplation. Leurs «maisons de
-pénitence» s’ouvraient tantôt sur les solennelles perspectives des bois,
-tantôt, et plus souvent, sur les infinis de la mer. Cette mer, qu’il
-s’agisse de la britannique ou de l’océane, Albert Legrand n’en prononce
-jamais le nom sans une sorte d’attendrissement pénétré. Il l’aime
-visiblement, de l’indéfectible amour qu’elle inspire à quiconque naquit
-sur ses bords.
-
-Mais ce n’est point à cause d’elle seulement qu’il eut toujours une
-prédilection particulière pour la région de Plougaznou et de
-Saint-Jean-du-Doigt. Il y était attiré encore par les rendez-vous
-annuels que s’y donnaient d’énormes affluences de pèlerins accourus des
-quatre évêchés bretons. La petite vallée perdue aux confins du Trégor
-était, en effet, devenue depuis le siècle précédent le foyer peut-être
-le plus ardent de la dévotion nationale. Sa réputation miraculeuse
-s’était répandue dans toute la péninsule, avait même reçu la
-consécration officielle. Nos ducs avaient pris sous leur patronage
-l’humble ravin; ils avaient contribué de leurs deniers à l’érection de
-la nouvelle et spacieuse église qui avait remplacé l’ancien sanctuaire,
-et sans cesse témoignaient envers elle de leur sollicitude, en la
-comblant de cadeaux de toute nature, reliquaires précieux, lourdes
-bannières historiées, ostensoirs d’or, croix sonnantes en argent massif.
-
-L’an de grâce 1506 avait mis le dernier sceau, et le plus significatif,
-à la gloire de Traoun-Mériadek. La reine Anne qui gardait jusque sur le
-trône de France ses nostalgies de «petite Brette» avait obtenu du roi
-Louis XII de se venir conforter l’âme en son pays. Elle voulut tout
-revoir, accomplir, elle aussi, son _Trô-Breiz_ selon l’usage de ces
-temps où nul Breton ne se fût jugé quitte envers sa conscience, s’il
-n’avait, au moins une fois en sa vie, fait le pèlerinage des sept saints
-et visité dans leurs cathédrales respectives les sept apôtres
-patriarcaux, les sept chefs spirituels de la Bretagne. Partie de Nantes,
-elle traversa successivement Guérande, Vannes, Quimper, fit neuvaine à
-Notre-Dame du Folgoët, et se rendit par Saint-Pol à Morlaix, où
-l’attendait une réception triomphale. Elle y arriva assez mal en point.
-«Une défluxion, nous dit Albert Legrand, lui était tombée sur l’œil
-gauche.» Naturellement, on ne manqua pas de lui faire observer que le
-remède était là tout près. L’occasion était trop belle de concilier à
-Saint-Jean-du-Doigt les bonnes grâces de la reine. Elle ne se fit point
-prier et, toute transportée des merveilles qu’on lui contait de la
-sainteté du lieu, elle parla même d’entreprendre à pied le trajet, comme
-la plus humble des «pardonneuses». C’est tout au plus si elle accepta de
-se laisser mener en litière une partie du chemin. Passé le village de
-Kermouster, comme on s’engageait sur la haute crête aride connue sous le
-nom de Lann ar Festour, elle commanda qu’on la mît à terre. Un calvaire
-se dressait au milieu des ajoncs, sur le bord de la route: elle s’assit,
-à en croire la tradition, sur une des marches, pour se déchausser; et ce
-fut pieds nus, prétend un poète populaire, qu’en vraie Bretonne qu’elle
-était, elle dévala vers Saint-Jean. Inutile d’ajouter qu’elle y trouva
-prompte guérison et qu’elle s’en montra royalement reconnaissante. Elle
-commença par anoblir tous les habitants de la bourgade et, d’un clan de
-paysans et de pêcheurs, fit, selon le mot d’un de leurs descendants, une
-«bordée» de gentilshommes. L’église n’était pas entièrement achevée:
-elle assura de quoi la parfaire. Enfin, les multitudes de pèlerins qui
-s’empressaient annuellement vers Traoun-Mériadek étant contraints le
-plus souvent, faute de place dans les maisons, de gîter à la belle
-étoile, sur l’aire des cours ou dans l’herbe des prés, elle eut la
-délicate idée de fonder à leur intention une hôtellerie fort bien
-pourvue qui subsiste encore.
-
-Je passe sur quantité d’autres dons. Aucun d’eux ne valait sa visite
-même. Le nouvel établissement était désormais certain de prospérer. Il
-avait pour lui la plus glorieuse des attestations, inscrite au registre
-de ses fastes: la «Duchesse bénie», la «Douce des Douces» figurait au
-nombre de ses miraculées!... A l’époque d’Albert Legrand, sa fortune
-avait probablement atteint son apogée. C’est par milliers, par dizaines
-de mille, que les dévots s’assemblaient, dès la matinée du 23 juin, dans
-la combe trop étroite, couronnaient les hauteurs circonvoisines,
-débordaient jusque sur la grève. Autant de gens à confesser, à faire
-communier, à diriger dans les évolutions complexes des rites que
-j’essaierai tout à l’heure de décrire. Le clergé local n’y pourrait
-suffire aujourd’hui, avec ses seules forces: encore moins l’eût-il pu il
-y a deux cents ans. Les prêtres des paroisses d’alentour lui venaient en
-aide, comme c’est l’usage; mais, le principal renfort, nul doute que ce
-ne fût Cuburien, avec son rucher de moines, qui le lui fournit. Et,
-parmi eux, comment le premier convié à la tâche n’eût-il pas été
-l’infatigable zélateur des saints et des sanctuaires de la Bretagne, le
-Père Albert? Qui donc était plus qualifié que lui pour présider, dans la
-contrée, à ces solennelles assises de la foi bretonne dont il s’était
-donné pour mission de reconstituer l’histoire et de débrouiller les
-origines? A Morlaix, paraît-il, ceux qui le croisaient dans la rue
-avaient coutume de dire, en le désignant:
-
---Voilà celui qui revient du paradis et qui a conversé avec nos saints.
-
-Il n’était pas moins universellement connu à la campagne qu’à la ville,
-ni moins universellement aimé. Privilège presque unique, car les membres
-des ordres religieux ne semblent pas avoir joui, chez nous, d’une bien
-grande sympathie. La mémoire populaire leur est, en général, peu
-clémente et nos chants, nos _gwerziou_, nos traditions orales les
-traitent avec une rancune parfois féroce. Il en est qui rangent le froc
-au nombre des fléaux les plus redoutables, sur la même ligne que la
-lèpre, la famine et la peste. Le Père Albert est peut-être le seul moine
-que la vindicte paysanne ait épargné.
-
---Oh! lui,--me déclarait naguère, à son propos, une vieille fileuse de
-Lanmeur,--il n’y a pas eu deux hommes de son espèce. J’ai ouï conter
-qu’il avait fait, de son vivant, le voyage du ciel et qu’ensuite,
-lorsqu’il cheminait par les routes, on devinait de loin son approche à
-l’odeur suave qui s’exhalait de ses habits.
-
-Dans toute la banlieue de Morlaix, et même au delà, il n’était pas de
-grand pardon sans lui. Celui de Saint-Jean-du-Doigt le vit souvent.
-
-Je me le représente grimpant les montées poudreuses, en robe brune de
-récollet, tête nue, sous les ardeurs du soleil dont c’est la fête, salué
-d’une parole déférente par les pèlerins qui passent, se mêlant à leurs
-groupes, causant avec eux dans leur langue, et surtout s’employant à les
-faire causer. Puis, c’est le soir, là-bas, au fond de la verdoyante
-vallée, dans le potager du presbytère, aussi vaste qu’un jardin
-d’abbaye. Retiré derrière le treillis de quelque tonnelle, le doux
-religieux en qui revit un peu de l’âme de François d’Assise, père de son
-ordre, médite sous le foisonnement embaumé des chèvrefeuilles et parmi
-des vols de martinets le sermon qu’il doit prononcer le lendemain, à la
-messe d’aube. Et il relit, dans le crépuscule encore lumineux, l’ode en
-distiques latins que publia, vers 1605, dans ses _Nugæ poeticæ_, messire
-Guillaume le Roux, prêtre, natif de la paroisse de Plougaznou. Et il
-feuillette à nouveau les mémoires manuscrits de noble et discret Yves
-Legrand, un de ses parents peut-être, chanoine de Léon, aumônier du duc
-François II, dont il a su dénicher les cahiers, à demi rongés des vers,
-dans les bahuts à offrandes de la sacristie de Saint-Jean. Et il s’use
-enfin les yeux à tenter de déchiffrer une fois de plus, en la
-ressuscitant à l’aide «d’un secret qu’il possède», l’écriture presque
-entièrement effacée d’une vieille charte communiquée par un sieur de
-Pen-ar-Prat, de Guimaëc, et qui n’est rien moins, à son avis, que le
-procès-verbal, dûment authentique, de la visite de la reine Anne, ainsi
-que des circonstances surnaturelles dont cette visite fut accompagnée.
-
-Maintenant que nous connaissons ses textes, asseyons-nous aussi près que
-possible de la chaire pour écouter son prône. La mélopée glapissante de
-la horde des mendiants s’est tue dans le cimetière. Une foule recueillie
-remplit la nef, moutonne par delà le porche, s’immobilise à croppetons,
-emmi les tombes. Ayons le cœur simple de ces fidèles. Ce que le bon
-franciscain va nous conter, c’est l’_Histoire de la translation
-miraculeuse du doigt de saint Jean-Baptiste, de Normandie en Bretagne,
-le premier jour d’aoust_.
-
-
-
-
-III
-
-
-Sachez donc qu’après la décollation du Précurseur, son corps décapité
-fut enlevé par ses disciples et enterré par eux aux abords de la ville
-de Sébaste, où sa sépulture ne tarda pas à devenir le théâtre d’une
-infinité de prodiges. Ils étaient encore si fréquents et si notoires au
-temps de Julien l’Apostat que le bruit en arriva jusqu’aux oreilles de
-ce prince. Furieux, il commanda d’exhumer les saintes reliques, de les
-brûler et d’en disperser les cendres au vent. Les Gentils n’eurent rien
-de plus pressé que d’obéir. Mais le bûcher ne fut pas plus tôt allumé
-qu’une pluie providentielle survint, si véhémente qu’elle éteignit le
-feu. Les chrétiens aux aguets purent sauver une partie des ossements,
-les uns entiers, les autres calcinés à demi, et les déposer en lieu sûr
-pour, ensuite, se les partager et les répandre à travers le monde.
-
-Il serait peut-être un peu compliqué de suivre chacune de ces reliques
-en son exode, quoique le Père Albert ne s’en fasse point faute.
-Attachons-nous seulement à l’index de la main droite, qui fut le doigt
-par lequel saint Jean désigna le Sauveur, en disant la grande parole
-annonciatrice: «Voici l’Agneau de Dieu!...» Les Maltais prétendent le
-posséder en leur île. Mais notre auteur n’est pas éloigné de penser que
-les Maltais sont gens sujets à caution. Par esprit de conciliation
-toutefois, il leur concède qu’il se peut qu’ils détiennent un des quatre
-autres doigts de la dextre du Baptiste. Pour l’index, en revanche, pas
-de contestation possible. Plutôt que de transiger sur cet article, «nos
-Bretons voudraient mourir». L’index véritable est à Plougaznou, et nulle
-part ailleurs. Et ce qui en fait foi, c’est la manière même dont il y
-fut apporté.
-
-Sur le territoire de la commune de Buhulien, au bord de Léguer, dans la
-plus romantique des vallées trégorroises, dort, bercée par le tic-tac
-d’un moulin, une petite chapelle sans style et sans âge, un fruste
-oratoire des prairies autour duquel se viennent ébattre les «artisanes»
-lannionaises, une fois l’an, le jour du pardon, mais qui n’a guère pour
-visiteuses, en temps ordinaire, que des pastoures gardant leurs vaches
-ou de rares «pèlerines» restées fidèles à des dévotions surannées. A
-l’intérieur, se voit au-dessus de l’unique autel la statue d’une sainte,
-vêtue de la robe blanche des vierges, la palme du martyre à la main et,
-à ses pieds, un buisson de flammes qui montent vers elle, mais sans la
-toucher. C’est l’image de la patronne du lieu. Elle a nom Tècle, ou,
-comme disent les Bretons, Tékla. Cette pauvre «maison de prière» est, je
-crois bien, la seule en Bretagne qui lui soit consacrée. Une gwerz
-incomplète nous relate, d’après les passionnaires, quelques traits de sa
-légende.
-
-Elle était d’Iconium et fut une des premières catéchumènes de saint
-Paul. Sa mère ayant voulu la contraindre à se marier, elle préféra
-braver les plus cruels supplices plutôt que d’y consentir. Condamnée à
-être brûlée vive, elle s’élança d’elle-même dans «le feu brillant». Mais
-les flammes s’écartèrent, refusant d’«offenser son corps et d’effleurer
-ses habits». En même temps crevait une pluie soudaine qui noyait d’eau
-le bûcher, à la grande stupéfaction des bourreaux. Pareille intervention
-divine s’était produite, on l’a vu, pour les restes de saint
-Jean-Baptiste. Est-ce à cause de l’identité des deux miracles que Tècle
-passa dans la suite pour avoir été une des pieuses personnes qui
-aidèrent à la diffusion de ses reliques en Occident? Ce n’est point
-Albert de Morlaix qui pourrait nous renseigner à cet égard. Sa science
-hagiographique s’arrête aux frontières de son pays, et Tècle, en sa
-qualité de sainte exotique, n’était pas pour l’intéresser. Sans doute
-n’avait-il jamais descendu l’ombreuse vallée du Léguer où se blottit le
-toit de sa petite chapelle, comme une hutte de berger, dans les hautes
-herbes. Il nous confesse avec son habituelle sincérité que tout ce qu’il
-sait de cette «jeune vierge», c’est qu’à une époque qu’il ignore elle
-fit don du précieux index à une bourgade inconnue de Normandie.
-
-Un de ses commentateurs, M. de Kerdanet, pense avoir découvert le nom de
-la bourgade. Ce serait, à l’entendre, le village de Saint-Jean du Day,
-dans les parages de Saint-Lô. Toujours est-il qu’un seigneur de ce
-quartier, quel qu’il fût, avait à son service un Bas-Breton de
-Plougaznou; Albert Legrand ne spécifie pas à quel titre; mais comme il
-nous avertit que c’était au temps où les Français, ranimés par Jeanne
-d’Arc et par le connétable de Richemont, achevaient d’expulser de
-Normandie les derniers Anglais, il est à présumer que notre Trégorrois
-(dommage, observe le légendaire, qu’on n’en sache le nom, digne d’une
-éternelle mémoire), il est à présumer, dis-je, que notre Trégorrois
-s’était engagé pour combattre l’ennemi héréditaire, le «Saozon» haï. Il
-y eut force condottières bretons à payer de leurs personnes dans cette
-guerre de Cent Ans. Les femmes même s’embrasaient d’une sorte de fièvre
-mystique et se mettaient en chemin, comme pour une croisade. On a retenu
-l’histoire de cette humble illuminée, la Pierronne, partie sur la foi de
-ses rêves, un chapelet aux doigts, sans autre compagnie qu’une paysanne
-de son voisinage, et qui, si elle n’a point partagé la gloire de la
-Pucelle, eut du moins avec elle cette ressemblance d’obéir aux mêmes
-appels et de mourir de la même mort. Ce qui prouve que le gars de
-Plougaznou avait dû, selon l’expression populaire, se louer pour être
-homme d’armes, c’est que, son congé fini, il reprit la route de son
-terroir. Il y rentrait plus riche qu’il ne l’avait quitté, mais d’un
-genre de richesse qui montre admirablement à quel point ce soudard était
-bien de son pays et de sa race.
-
-Tandis que, autour de lui, les gens des autres «nations» enrôlés sous la
-même bannière tiraient de la guerre, comme c’est l’usage, tous les
-profits qu’elle peut donner, devinez à quelle espèce de butin peu
-monnayable s’attachaient toutes les convoitises de ce Bas-Breton... Au
-doigt de saint Jean? Vous l’avez dit! Chaque fois qu’il allait entendre
-messe ou vêpres à l’église, en Breton aussi consciencieux à bien prier
-qu’à se bien battre, il ne pouvait distraire sa vue du reliquaire où le
-bienheureux index était exposé. Non qu’il lui vînt jamais à l’esprit de
-se l’approprier par fraude: l’idée d’une telle profanation aurait
-révolté son âme de croyant. «Et pourtant, songeait-il avec mélancolie,
-quel cadeau à faire à ma paroisse!» La veille de son départ, il se
-rendit «à son accoutumée» devant le tabernacle, pour prendre congé du
-saint doigt. Longtemps il demeura prosterné, tendant vers l’objet de son
-désir toutes les facultés de son être. Quand il se releva, il fut tout
-étonné de se sentir un autre homme; non seulement il n’éprouvait plus le
-moindre regret à s’éloigner, mais une allégresse inconnue s’était
-répandue dans ses membres, une joie mystérieuse exaltait son cœur et sa
-pensée. Il se mit en route d’un pas si léger qu’il lui semblait avoir
-des ailes. Il ne marchait pas, il était porté. Les âpres chemins
-d’alors, labourés de profondes ornières ou pavés encore par places
-d’énormes dalles romaines, s’assouplissaient en quelque sorte sous ses
-pieds, se faisaient moelleux et doux, comme des tapis d’autel. Sur son
-passage, les herbes des talus frémissaient, ainsi que des chevelures
-vivantes; les arbres inclinaient vers lui leurs troncs, en des attitudes
-de respect, et de leurs feuillages s’exhalait un bruissement de paroles
-confuses, un murmure pieux, comme d’une oraison psalmodiée en commun.
-Les pierres même se rangeaient.
-
-A la première ville qu’il traversa, sur le soir de cette journée, il se
-produisit un phénomène encore plus étrange, si possible. Les cloches de
-tous les clochers entrèrent en branle spontanément, dans les églises
-déjà closes, saluant le gars breton d’un carillon triomphal, tel qu’on
-n’en avait jamais ouï même aux visites de l’archevêque. Les habitants,
-épouvantés, crurent d’abord à un tocsin d’alarme. Puis, quand il fut
-avéré que la cause de toutes ces retentissantes sonneries, c’était
-uniquement ce vagabond mal vêtu, à l’air simplet, on l’arrêta.
-Interrogé, il ne sut que répondre. Et d’ailleurs, qu’eussent pu
-comprendre ces Normands à son baragouin de Plougaznou? Il fut accusé de
-sorcellerie et enfermé à triple verrou, en attendant d’être jugé. Lui,
-cependant, ne s’émut point; il s’endormit plein de calme, et, dans son
-sommeil, il rêva qu’il était assis sur la hauteur, au-dessus de
-Traoun-Mériadek, à la place où de temps immémorial se construit le
-_tantad_[56]. Quand il se réveilla, le matin, ce fut vainement qu’il
-chercha autour de lui les murailles sombres de la prison. Il se trouvait
-que son rêve était devenu une réalité. Il était assis, en effet, dans le
-fin gazon parfumé de la lande bretonne. De cachot il n’y avait plus
-trace. Sur sa tête, au lieu d’une voûte de pierre, planait l’immensité
-du ciel libre. Le soleil d’août se dégageait tout flambant des dernières
-vapeurs de l’aube, faisait étinceler de mille feux les gouttes de rosée
-suspendues aux toiles des araignées nocturnes, parmi les ajoncs, et
-réfléchissait dans les miroirs encore brouillés de la mer les
-prestigieuses irisations de ses rayons naissants. L’exilé respira
-l’haleine de son pays. Ses yeux reconnurent le visage des choses
-familières: les voix de la terre ancestrale bourdonnèrent délicieusement
-à son oreille. Près de lui, chuchotait derrière sa margelle moussue
-l’eau prophétique d’une fontaine qu’il avait dû consulter plus d’une
-fois sur son destin, et, du fond de la vallée, montait vers lui
-l’angélus de Saint-Mériadek, dans un clair tintement d’allégresse.
-
- [56] _Tantad_, bûcher.
-
-Il se leva, s’engagea dans la descente abrupte. Deux ou trois chaumines
-formaient à cette époque tout le village. Le charron, l’aubergiste
-_bonjourèrent_ successivement le voyageur, sans d’ailleurs se douter que
-ce fût quelqu’un de la «contrée». Il ne tourna pas la tête pour leur
-répondre, mais, franchissant l’échalier du cimetière, s’empressa vers la
-chapelle où le desservant commençait l’office matinal. Une assistance de
-dévotes étaient là, agenouillées à entendre la messe. Notre homme prit
-place parmi elles et, comme elles, se prosterna en oraison. Soudain,
-comme il avait les mains jointes, il lui sembla que la paume de sa
-droite s’ouvrait. Le sang ne coula point, mais de la fissure béante une
-_chose_ jaillit et, par-dessus la balustrade du chœur, alla tomber, du
-côté de l’Épître, sur la nappe du maître-autel. En même temps les
-cierges s’enflammaient, sans que personne y eût mis le feu, et, dans la
-tour, les cloches (dont nul sonneur pourtant ne tirait les cordes)
-lancèrent à toute volée, aux quatre coins du ciel, le plus superbe des
-«grands carillons».
-
-Vous pensez s’il y eut bientôt foule dans le sanctuaire. De tout le pays
-on accourut. Les dames nobles descendirent vers le Traoun à l’amble de
-leurs haquenées; les moissonneurs, désertant l’août, abandonnèrent leurs
-faucilles en plein sillon et s’en vinrent tels qu’ils étaient, en corps
-de chemise, dans le débraillement du travail. Il va sans dire que, dans
-le nombre, figuraient les parents du jeune Breton. Et l’on se
-bousculait, et l’on criait:
-
---Qu’est-ce qu’il y a?... Qu’est-ce qu’il y a encore?
-
-Il y avait que l’esquille qui avait si miraculeusement sauté du bras du
-soudard sur l’autel n’était autre--on l’a deviné--que le doigt de saint
-Jean. La précieuse relique n’avait pas voulu se séparer de son fervent
-adorateur. Elle l’avait suivi, à son insu, logée entre sa peau et sa
-chair, et, plantant là les Normands, acceptait, pour l’amour de lui, de
-se faire naturaliser bretonne...
-
-
-
-
-IV
-
-
-Telle est, dans ses grandes lignes, avec addition seulement de quelques
-variantes populaires, la légende dont le pieux hagiographe morlaisien
-nous a transmis la mémoire. Quelle part de vérité renferme-t-elle et
-qu’y a-t-il d’authentique dans l’aventure du gars de Plougaznou
-rapportant chez lui, sinon entre peau et chair, peut-être au fond de son
-havresac, le fruit de son larcin sacré? Ce sont là questions épineuses
-et que je ne me charge point de résoudre. Il n’est pas sans intérêt
-toutefois de remarquer que, de l’aveu du Père Albert, ceci se passait
-sous le règne du duc _Jean_, cinquième du nom, que ce duc guerroya fort
-en Normandie, contre les Anglais, et qu’il était singulièrement adonné à
-la dévotion, ne perdant pas une occasion de faire montre envers les
-églises de sa piété et de sa magnificence. C’est lui qui, prisonnier des
-Clisson, fit vœu, s’il redevenait libre, d’accomplir le pèlerinage de
-Jérusalem, et qui, plus tard, ne trouvant pas le loisir de se mettre en
-route, dépêcha à sa place un «homme notable et suffisant» avec mission
-d’offrir au Saint-Sépulcre un cadeau de cent florins d’or.
-
-Il n’en usait pas moins libéralement avec les sanctuaires de Bretagne,
-ainsi qu’on le peut voir dans les comptes de ses argentiers. Ce ne sont
-que fondations de messes et donations pieuses, à Saint-Julien de
-Vouvantes, à Notre-Dame du Mené, à Notre-Dame du Bodon, à Notre-Dame de
-Brélevenez, enfin, si joliment perchée au haut de ses trois cents
-marches de pierre, sur son vert coteau lannionnais. N’est-ce pas lui
-encore qui édifiait à saint Yves, dans la cathédrale de Tréguier, un
-tombeau qu’il faisait couvrir «d’argent»? Et que dire des largesses
-vraiment princières dont il ne cessait de combler la collégiale du
-Folgoat? Le clergé de Plougaznou dut se désoler plus d’une fois de cette
-manne dorée qui pleuvait sur les sanctuaires voisins, sans qu’il en pût
-recueillir la moindre parcelle. Ce que l’on jalouse, en pareil cas, ce
-n’est pas seulement le profit, c’est la gloire. Il est dur de voir
-grandir autour de soi des cultes prospères, tandis que l’on reste une
-église pauvre sur une terre dédaignée. Il y avait bien, sans doute, ce
-pèlerinage annuel du 24 juin à la chapelle de saint Mériadec, le «pardon
-du feu», comme on disait. Mais, outre que c’était là une pratique d’une
-orthodoxie fort contestable, les foules qu’elle rassemblait, composées
-presque uniquement de paysans grossiers, n’étaient guère pour lui prêter
-de l’éclat et attirer sur elle les regards d’un duc.
-
-Ah! si, du moins, parmi ces rustres s’était révélé soudain quelque doux
-illuminé, comme fut ce bon «fol» de Salaün dont les angéliques visions
-avaient, au siècle précédent, assuré la fortune de Notre-Dame du
-Folgoat!... Le désir, a-t-on remarqué, finit par créer son objet.
-Joignez qu’il n’y a pas de contrée au monde où la faculté mythique soit
-plus puissante qu’en Bretagne. La légende y est une production naturelle
-et toute spontanée. Celle du «Doigt de saint Jean», éclose sous les
-feuillées ombreuses du Traoun-Mériadek, eut tôt fait de prendre son
-essor et de voler, sur les lèvres des hommes, jusqu’aux oreilles de Jean
-V. Il avait précisément dans son entourage un certain Mériadek
-Guicaznou, dont le nom dit assez la provenance, et qui ne dut pas être
-le dernier à lui faire part de la miraculeuse aventure arrivée en son
-pays d’origine. La trame en était ingénieuse et charmante, très propre à
-flatter l’imagination populaire. Mais le duc lui-même ne pouvait manquer
-d’en recevoir une impression très vive, et cela pour deux motifs:
-d’abord, parce que la conquête morale de la relique s’était accomplie
-par l’entremise d’un de ses hommes d’armes; ensuite, et surtout, parce
-que cette relique était celle de saint Jean, son vénéré patron. A
-supposer donc, comme le veut le sévère bénédictin, Dom Lobineau, que la
-légende eût été fabriquée de toutes pièces, elle avait du moins toutes
-chances de donner les fruits heureux qu’on s’en était promis.
-
-Et en effet, du jour au lendemain, la rustique solitude de
-Traoun-Mériadek connut les prestiges de la célébrité. La faveur ducale
-s’était étendue sur elle. Ce ne furent, dans le principe, que de menues
-offrandes: un étui d’argent, par exemple, pour sauvegarder le précieux
-doigt. Puis vinrent les grosses libéralités, en vue de permettre
-l’érection d’une nef capable de contenir les nouveaux fidèles. Car
-maintenant que le prince avait pris ce coin de terre sous sa haute
-protection, des chevauchées de gentilshommes s’y acheminaient par les
-étroits sentiers caillouteux, battus jusqu’alors des seuls manants.
-Moins de trois ans après la date qui est assignée, dans Albert Legrand,
-au transfert de la relique, c’est-à-dire dès 1540, on posait, sur
-l’emplacement de la chapelle primitive, la première pierre de l’édifice
-actuel. Et Saint-Jean-du-Doigt devenait un des grands «lieux dévots» de
-la Bretagne.
-
-A la fin du XVIIIe siècle, sa vogue n’avait pas décru. Cambry, qui le
-visita sous le Directoire, en parle dans des termes, sans doute fort
-irrévérencieux, comme il sied à un voltairien, mais qui n’attestent pas
-moins de quel crédit il jouissait encore à cette époque. «On n’avait
-rien négligé, dit-il, pour frapper l’imagination des nombreux pèlerins
-qui se rendaient en ce séjour de miracles et d’enchantements. Les
-sentiers qu’on foulait en l’approchant étaient sacrés. Des saints épars,
-grossièrement sculptés, peints, dorés, se trouvaient sur la route auprès
-des cabarets où la tête se montait par les fumées de l’eau-de-vie.»
-Quand, la Révolution passée, l’église de Saint-Jean rouvrit ses portes,
-son riche trésor était intact: aucune des somptueuses pièces
-d’orfèvrerie qui le composent ne manquait à l’appel. Les monuments
-eux-mêmes n’avaient pas souffert. On y eût vainement cherché trace d’un
-de ces actes de vandalisme dont tant de sanctuaires finistériens ont
-conservé les tristes marques. Il va de soi que l’on en fit honneur à la
-relique. Des gens de la bourgade contèrent qu’ils avaient vu, de nuit,
-des archanges, l’épée nue et flamboyante, en faction devant les vitraux.
-
-Il y eut mieux encore, paraît-il. C’était en 93, «l’année de
-Robespierre». Comme, à défaut des offices accoutumés, on se proposait de
-célébrer, à tout le moins entre laïques, la cérémonie du _tantad_, un
-des sans-culottes de Plougaznou vint, au nom des commissaires du
-district, faire défense de procéder à l’allumage, avec menace, si l’on
-passait outre, de traduire les coupables devant le tribunal
-révolutionnaire. La perspective de la prison et peut-être de la
-guillotine intimida les plus hardis. Le feu traditionnel ne fut point
-allumé. Mais, à l’heure même où il était d’usage qu’on y plongeât le
-premier brandon, une immense rougeur d’incendie embrasa soudain le ciel
-nocturne, dans la direction de Plougaznou; des appels désespérés de
-_corn-boud_ retentirent, sonnant l’alarme; la violence des flammes était
-telle que leurs reflets balayaient au loin la mer. Le sans-culotte
-s’enfuit, éperdu. C’était sa ferme qui brûlait. Lorsqu’il atteignit la
-hauteur qu’elle occupait, il n’y trouva qu’un monceau de cendres. Il
-n’était pas jusqu’à son nombreux bétail, le plus beau de la paroisse,
-qui n’eût été consumé vivant dans les étables. Plusieurs jours après, la
-fumée de ces chairs grésillantes planait encore sur le pays, en une âcre
-vapeur d’holocauste.
-
-On rechercha l’incendiaire, mais sans espoir de le découvrir. Il ne fit
-doute pour personne que c’était saint Jean lui-même qui s’était vengé.
-En quoi, du reste, il prévint des malheurs beaucoup plus considérables.
-Car c’est un dicton local que, si nul feu ne brillait à la Saint-Jean,
-de toute l’année d’après on ne verrait point le soleil.
-
-
-
-
-V
-
-
-Le soleil! Ce fut au toucher de ses premiers rayons que je rouvris les
-yeux, le 23 juin 1898, dans l’hospitalière demeure de Kersélina. Et
-jamais, je crois bien, sa lumière ne m’avait paru plus charmante qu’en
-ce calme décor de collines boisées, d’une grâce tout arcadienne, autour
-desquelles ondulent, avec des souplesses et des chatoiements d’écharpes,
-les méandres harmonieux de la rivière de Morlaix. On eût dit que l’astre
-avait conscience qu’on se disposait, le jour même, à célébrer sa fête.
-Il resplendissait, à travers la fine buée matinale, d’un éclat fluide,
-opalin et doux. Sa caresse courut sur les verdures inclinées des pentes,
-en une silencieuse cascade de flots ambrés. Puis, elle sema de
-scintillements les pelouses du bord de l’eau, empourpra le chemin de
-halage, pailleta les graviers de la rive, s’épandit enfin par longues
-nappes frémissantes dans l’estuaire dont la face encore brouillée
-s’éclaircit soudain et se rosa d’un beau sang vif...
-
---Allons! cria sous ma fenêtre une voix amicale, voici l’heure de
-l’appareillage pour les barques de Locquénolé!
-
-Jadis, c’était le plus souvent par mer que les pèlerins du littoral se
-rendaient au pardon de Saint-Jean. De toute la côte léonnaise et
-trégorroise des centaines de bateaux mettaient à la voile, dès l’aube,
-emportant des paroisses entières vers le havre, habituellement
-infréquenté, de Traoun-Mériadek. Les anciens du pays évoquent avec un
-enthousiasme mêlé de regret le souvenir de ces pompes nautiques. A la
-tête de chaque flottille s’avançait, telle une galère paralienne, une
-gabarre peinte à neuf et magnifiquement décorée. Les femmes du village
-avaient passé la nuit à l’enguirlander, à la fleurir. Des gerbes d’iris,
-des bouquets de roses trémières, d’hortensias, de tournesols, ornaient
-sa carène. La croix de procession, la lourde croix d’argent ou d’or,
-garnie de clochettes, planait, solidement amarrée à la pointe du grand
-mât. Sur le rouf drapé de blanc, comme un autel, était «calée», à l’aide
-de quelques tenons, la statue du saint patronal, car les saints
-eux-mêmes étaient, en ce temps-là, du pèlerinage; si l’on négligeait de
-les y faire figurer, ils quittaient spontanément leurs niches,
-disait-on, et gagnaient le porche de Saint-Jean, sans qu’on sût comme,
-par des chemins surnaturels. Aussi se gardait-on bien de les laisser
-derrière soi. Autour de leur image se pressaient le clergé, les
-sacristes, les enfants de chœur, tous en surplis, tous clamant à
-l’unisson l’hymne de circonstance:
-
- _Sceptriger vasti moderator orbis..._
-
-La barque sacerdotale voguait ainsi, au bruit des chants, suivie de
-vingt, de trente autres barques plus humbles qui, dans l’intervalle des
-strophes, reprenaient, en guise de refrain:
-
- _Nempe divini Digitum Prophetæ..._
-
-Les voix vibraient sous le ciel sonore, et c’était comme une allégresse
-immense répandue sur la mer. Aujourd’hui, la tradition est morte, de ces
-régates sacrées. Elles n’étaient pas sans avoir leurs risques. Les temps
-les plus beaux, en Bretagne, sont souvent les plus trompeurs, et sur
-cette côte déchiquetée, hérissée de roches et de lambeaux d’îles, les
-courants de Manche ont des effets d’autant plus terribles qu’ils sont
-plus sournois. Les riverains le savent et, dans leurs sorties
-ordinaires, s’arment de circonspection. Mais quoi! le pardon de
-Saint-Jean-du-Doigt ne se célèbre qu’une fois l’an. Et quel accident
-craindre, un pareil jour? Foin des précautions quotidiennes! C’eût été
-faire une injure au saint que de ne s’en remettre pas entièrement à lui.
-On hissait gaiement la voile et l’on partait en toute sécurité. Les
-cloches carillonnaient; la mélodie des cantiques flottait dans l’air;
-une ivresse pieuse--et peut-être un autre genre de griserie, moins
-idéale--exaltait les esprits, les tendait dans une préoccupation unique.
-Caprices du ciel, traîtrises de la mer, qui donc y songeait? Dans les
-eaux plus tourmentées du large, l’on s’apercevait tout à coup que
-l’embarcation, surchargée de lest humain, devenait pesante à la
-manœuvre, fatiguait, ne gouvernait presque plus. Qu’une risée la prît en
-travers, et c’était la perdition possible par temps calme; au lieu d’une
-risée, qu’on suppose un orage, un de ces subits orages de juin qui
-éclatent, aussitôt couvés, et fauchent la mer, comme une mitraille: la
-catastrophe alors était inévitable; canot et passagers, tout coulait à
-pic.
-
-Les fastes du pardon de Saint-Jean n’ont été que trop souvent assombris
-par des désastres de cette espèce. Il va sans dire qu’on a fait le
-possible pour en abolir la triste mémoire. Il n’y a même pas dans le
-cimetière de Traoun-Mériadek une inscription funéraire relatant, à
-défaut du nom des victimes, du moins leur nombre et la date de leurs
-trépas collectifs. Les équipages morutiers qui disparaissent aux fiords
-d’Islande ont, dans les chapelles paimpolaises, une épitaphe de trois
-lignes. Ici, rien. Nulle mention de tant de pèlerins engloutis, nulle
-parole d’apaisement pour leurs mânes. Il n’est pas vrai, cependant, que
-leur souvenir ait totalement péri. Envers quelques-uns d’entre eux la
-muse populaire s’est montrée pitoyable, et elle les a embaumés dans ses
-larmes.
-
-La bourgade de Ploumilliau, proche Lannion, où s’est écoulé le meilleur
-de mon enfance, voyait passer à époques régulières un personnage peu
-commun dont l’apparition était toujours saluée par notre monde de gamins
-comme un mirifique événement. On l’appelait Nonnik Plougaznou.
-_Plougaznou_, parce qu’il était, je pense, originaire de ce pays;
-_Nonnik_,--diminutif d’Yves ou d’Yvon,--parce qu’en dépit de son âge
-fort respectable il était resté, au physique comme au moral, un pauvre
-diminutif d’homme. C’était, en effet, un tout petit vieux, à peine plus
-haut que nous qui l’escortions et dont la plupart n’avaient pas encore
-fait leurs premières «pâques». A sa taille, à ses proportions, et
-n’eussent été ses cheveux grisonnants, on l’eût très bien pris pour l’un
-des nôtres, d’autant plus qu’avec sa figure rase et ronde, aux rides
-molles, pareilles à des plis grassouillets, avec sa bouche toujours
-riant d’un rire sans cause, avec ses yeux surtout, ses yeux d’une
-limpidité de source et d’une candeur inviolée, il avait une physionomie
-bizarre, énigmatique, d’éphèbe sexagénaire, de chérubin vieillot. Et,
-quant à son âme, rien n’en égalait la douce ingénuité. Il se disait et
-se croyait fils de roi. Pour se montrer digne de sa naissance, il se
-faisait une obligation de n’être vêtu comme personne, et, par
-l’étrangeté de son accoutrement, il n’était pas loin de ressembler, en
-effet, au rejeton de quelque roi nègre. Il avait la passion du sauvage
-pour l’oripeau civilisé. Les gens flattaient son innocente manie,
-mettaient en réserve à son intention les frusques les plus extravagantes
-et les plus surannées, toute une garde-robe d’antiquailles dont il se
-parait avec gloire. J’ai vu ainsi, sur le dos de Nonnik Plougaznou, des
-habits bleu ciel qui dataient des temps de l’émigration, des vestes de
-hussards qui avaient traversé les champs de bataille de l’Empire,
-jusqu’à des chemises rouges de partisans garibaldiens, égarées--à la
-suite de quelles aventures?--en ces parages d’extrême occident. Il n’y
-avait qu’une pièce de son costume qui jamais ne variât, à savoir le
-chapeau haut de forme, verdi par les pluies, roussi par les soleils,
-tout en plaies et en bosses, ruine croulante et lamentable qu’une
-couronne de fleurs artificielles encerclait. Cette couronne était pour
-Nonnik l’emblème de sa royauté illusoire. Il fût mort plutôt que de
-permettre qu’on y touchât.
-
-Il avait, au reste, l’humeur la plus débonnaire. Il levait bien son
-bâton, lorsque notre bande joyeuse le harcelait de trop près, mais
-c’était du même geste noble que s’il eût promené sur nous un sceptre.
-Nous n’aurions d’ailleurs pas eu l’idée de lui manquer d’égards: les
-fous, en Bretagne, sont sacrés. Puis, à l’indisposer, nous nous serions
-privés d’une satisfaction rare, celle de l’entendre chanter. Car il
-chantait aussi mélodieusement qu’un rossignol des futaies, ce
-fantastique étourneau voyageur, de plumage si incohérent. A Ploumilliau,
-c’est sur l’échalier de pierre du cimetière qu’il avait coutume de
-s’aller asseoir. Là, ôtant un de ses sabots, il l’appuyait à son épaule,
-comme il eût fait d’un violon, et, la main droite suspendue, commençait
-à racler les cordes absentes avec un archet imaginaire. Une musique de
-silence, perceptible pour lui seul, naissait sans doute, à son appel,
-des profondeurs du bois grossier. Il n’était plus le même homme. Sa tête
-mollement inclinée se transfigurait; une ardeur passionnée s’allumait
-dans ses prunelles; le sourire un peu béat de ses lèvres avait soudain
-quelque chose d’inquiet et de frémissant. Rangés devant lui, nous
-assistions muets nous-mêmes à sa muette extase, sachant que c’était sa
-façon de préluder. Et voici qu’avec le susurrement léger d’une eau qui
-va sourdre, sa voix, une voix toute jeune, d’une fraîcheur et d’une
-pureté de fontaine, montait. Je me suis laissé dire qu’on n’en a plus
-ouï de pareille dans nos campagnes. J’aurais souhaité que Nonnik fût
-encore de ce monde quand, naguère, M. Bourgault-Ducoudray entreprit de
-recueillir les mélodies bretonnes: il fût, j’en suis sûr, apparu au
-maëstro comme l’héritier direct d’un de ces harpeurs armoricains ou
-gallois dont la fortune fut si considérable dans l’Europe du moyen âge.
-Il avait un don naturel d’harmonie. Nous, il nous émerveillait.
-
-Ce n’est pas que son répertoire eût grande variété. En dehors du pays de
-Plougaznou, de Saint-Jean-du-Doigt, et des traditions qui lui étaient
-spéciales, Nonnik ignorait tout de l’univers. Ce coin de terre, le
-premier qu’avait connu son regard, était aussi resté, dans la nuit
-confuse de son intelligence, la seule image familière qui brillât de
-quelque lueur. Son palais chimérique, c’est là, dans les roches
-crénelées désignées sous le nom de «Château de Primel», qu’il le
-situait. Célébrer l’histoire de la région était pour lui une manière
-d’exalter ses propres rêves. Il s’en acquittait avec une ferveur
-d’hiérophante. Son triomphe, toutefois, c’était la _gwerz_, la
-complainte de «Matélina Troadec». Il y mettait un tel accent de
-mélancolie et de pitié qu’il vous navrait l’âme.
-
-L’événement dut se passer dans la seconde moitié du XVIIe siècle, au
-temps de ce Locmaria, seigneur du Guerrand, qui fut des amis de madame
-de Sévigné, mais que ses vassaux de Bretagne flétrirent du surnom de
-_Markiz brûn_, de «marquis au poil roux», non pas tant à cause de la
-couleur de ses cheveux que parce qu’il était prudent de se garer de lui,
-comme d’un fauve. Il était surtout dangereux pour les femmes: leur vertu
-n’avait pas de pire ennemi. Celles qui ne lui cédaient pas de bon gré,
-il ne répugnait nullement à les «faire marquises» par force. Dès qu’on
-le savait de retour dans ses terres, le cri d’alarme se propageait de
-proche en proche: «La bête est lâchée, disait-on: ramassez vos poules!»
-La jolie Matélina Troadec ne fut point ramassée à temps, il faut croire,
-car le début de la _gwerz_ nous apprend, à mots couverts, que «quoique
-simple paysanne, elle a donné le jour au fils d’un marquis». Triste
-honneur, hélas! et que ses parents lui font cruellement expier. Ils
-n’entendent point peiner de leurs bras pour nourrir l’héritier d’un
-riche homme. Voici venue la fête du Feu: les barques vont cingler vers
-Saint-Jean. Ce pardon, le plus beau de la contrée, Locmaria ne peut
-manquer d’y être. Eh bien! que Matélina s’y rende elle-même et qu’elle
-saisisse cette occasion de présenter publiquement au marquis sa
-progéniture!... La jeune fille résiste, supplie. N’est-ce pas assez de
-sa honte, sans y ajouter encore l’esclandre? Puis, ce n’est pas sa
-pudeur seulement qui se révolte; elle est hantée de sombres
-pressentiments.
-
- Mon père, ma mère, si vous m’aimez,
- Vous ne m’enverrez pas au pardon de Saint-Jean.
- Une voix secrète m’avertit
- Que, si je vais sur la mer, je serai noyée.
-
-Ni le père ni la mère ne se laissent attendrir. Force est à la pauvrette
-de s’attifer. A chaque pièce de son costume qu’elle revêt, robe blanche
-et tablier de taffetas jaune, elle songe, en gémissant, qu’elle
-s’enveloppe de ses propres mains dans son linceul; et, lorsqu’elle met
-le pied dans la barque, elle a la certitude qu’elle «entre dans sa
-mort». Ses craintes ne tardent pas à se réaliser.
-
- Matélina Troadec disait,
- Comme la barque penchait sur le côté:
- --Récitez tous vos chapelets,
- Cependant que j’entonnerai vêpres.
-
-Elle n’a pas fini le premier verset que le sinistre prévu s’accomplit.
-Au moment de disparaître, elle se souvient que saint Mathurin, son
-patron, est «le maître du vent et de l’eau». Elle lui recommande son
-enfant, le prie de le conduire sain et sauf au rivage. Sa prière fut
-exaucée, car, le soir même, dans la grève de Traoun-Mériadek, abordait
-sur une planche un enfant
-
- Qui portait une robe de satin blanc
- Pour montrer qu’il était le fils d’un marquis.
-
-Quant à Matélina, lorsque l’on retrouva son cadavre, elle était «à
-dix-huit brasses au fond de la mer et tenait dans la main un rameau de
-vert goémon».
-
---Pourquoi ce rameau de goémon vert? demandions-nous à Nonnik.
-
---Pour être sa palme de martyre, répondait-il, les yeux au ciel, comme
-s’il eût vu rayonner là-haut le pâle et doux fantôme de cette morte
-d’antan.
-
-
-
-
-VI
-
-
-Aujourd’hui, l’ère de ces hasardeux pèlerinages par mer est heureusement
-à peu près close. Il n’y a plus guère que deux ou trois communes où
-l’usage s’en soit perpétué. Locquénolé est de ce nombre, et l’on y peut
-prendre une idée du spectacle que présentaient autrefois les grands
-départs processionnels. Nous sommes descendus, à travers bois, jusqu’à
-l’ouverture de l’estuaire où la petite bourgade abrite sous une coupole
-de feuillages son port ombreux. Elle est située sur la rive léonnaise,
-mais l’âpre Léon expire ici, fait déjà place à la douceur, à la
-mansuétude trégorroise. La transition est visible aussi bien dans la
-race que dans la nature du sol. On sent une âme plus légère, plus riche
-de poésie et de gaieté.
-
-Nous arrivons comme les bateaux s’ébranlent. Leurs pavois multicolores
-frémissent dans l’air avec les mille chatoiements d’ailes d’une nuée de
-papillons captifs. Tous les bancs sont garnis. Des jeunes filles,
-surtout, et des jeunes gens. Des bouts de châles pendent jusqu’à friser
-l’eau, le long du bordage. On s’interpelle joyeusement d’une barque à
-l’autre:
-
---Hé! Anaïs, tu mouilles ta frange!
-
-Des rires fusent et s’égrènent. Ce n’est pas sans raison qu’elle est
-devenue proverbiale, la belle humeur des «filles de Locquénolé». Elles
-vont au pardon comme à une gaillarde aventure de mer et d’amour.
-D’aucunes se font un divertissement d’aider aux rameurs, car on attend
-d’être en plein chenal pour hisser la voilure. Comme la dernière batelée
-défile devant nous, l’homme de barre nous crie:
-
---Vous n’en êtes pas?
-
-Et, sur notre réponse que nous optons pour la voie de terre:
-
---Tant pis! fait-il... A vous embarquer parmi mes paroissiennes, vous
-eussiez eu double bénédiction.
-
-Les «paroissiennes», alors, de le huer avec une colère feinte, et les
-quolibets de pleuvoir, et les rires d’éclater de plus belle. Mais voici
-que, barque après barque, la menue flottille entre dans le réseau
-veinulé des courants. Il y a soudain comme une accalmie solennelle. On
-n’entend plus que le grincement des poulies, le claquement des toiles
-qui s’éploient. C’est fini de plaisanter: la vraie traversée commence.
-La rigide forme de pierre du _Taureau_, vautrée au centre de la baie,
-découpe sur la mer lisse son mufle d’ombre. Il plane sur ce récif autant
-de souvenirs sinistres qu’il y a de cormorans noirs qui s’y viennent
-percher. C’est un avertisseur sévère. Sa vue suffit à répandre du
-sérieux dans les pensées. Les mariniers, maintenant, veillent à leurs
-écoutes et les «pardonneuses», tout à l’heure si folâtres, n’ont plus
-aux lèvres que des cantiques. Le rythme des voix semble onduler avec le
-mouvement des chaloupes et s’épanouir derrière elles dans le remous
-élargi de leur sillage.
-
-Nous avons regagné, sur l’autre berge, les hauteurs de Kersélina, que
-nous percevons encore l’écho de ces chants lointains auxquels répondent,
-de toutes les campagnes d’alentour, des tintements grêles d’angélus,
-perlant, comme une rosée de sons clairs, dans le vent matinal. Il n’est,
-à trois lieues à la ronde, cloche d’église ou de moutier qui ne se croie
-tenue de fêter le pardon de Saint-Jean-du-Doigt à l’égal de son propre
-pardon. Ainsi les carillons d’autrefois saluaient au passage le soldat
-miraculeux. Rien de plus intime, d’ailleurs, ni de plus discret que ces
-musiques aériennes, éparses sur le grand pays ensoleillé. Les pèlerins
-les reconnaissent à leur timbre et interprètent leur langage: «C’est par
-ici!» dit l’une; «Dépêche-toi!» insiste l’autre; «A Saint-Jean, les
-gars! A Saint-Jean, les gars!» marmotte précipitamment une troisième.
-Et, peu à peu, du fond des terres, une rumeur sourde va montant. Bruits
-de pas et bruits d’oraisons. Il s’est fait comme une levée générale:
-toute la contrée s’est mise en marche dans le même sens, attirée par une
-sorte d’aimantation. Nous y cédons nous-mêmes, malgré nous, et nous
-partons dans la grande chaleur, plus tôt que nous n’en avions dessein.
-On ne respire pas impunément la contagion des fièvres sacrées.
-
-Le conducteur de la voiture qui nous emporte est un homme de Plouvorn,
-un Léonard très sage et très positif. Mais l’idée qu’il roule vers le
-Traoun suffit à éveiller en lui des émotions vagues et comme un
-attendrissement ingénu.
-
---Je n’ai pas revu Saint-Jean depuis l’année de mon tirage au sort, me
-conte-t-il en breton. Nous étions treize conscrits qui avions fait vœu
-de nous y rendre pieds nus, si nous ramenions un bon numéro. Et treize
-nous fûmes à nous mettre en route. Toute la nuit nous voyageâmes, sans
-échanger une parole et sans tourner une seule fois la tête. Les brumes
-flottantes des prairies marchaient devant nous, comme pour nous indiquer
-le chemin. Je n’ai jamais été aussi content de vivre que cette nuit-là.
-Nous ne sentions aucune fatigue. La terre et le ciel embaumaient une
-odeur suave qui nous rafraîchissait les membres, comme un onguent...
-
-Et il ferme à demi les yeux, pour humer encore l’arome de cette nuit
-mystique qui est toute la poésie de son passé... Derrière nous
-s’abaissent les verdures profondes suspendues en festons aux deux flancs
-de la vallée de Morlaix, tandis qu’à l’opposite, vers le septentrion,
-les longs plateaux mouvementés de l’_Armor_ trégorrois étagent leurs
-lignes plus sobres. Une dernière cassure abrupte nous en sépare,--la
-gorge étrangement secrète et sauvage du Dourdû. La mer, qu’on ne
-comptait plus retrouver que sur la côte, fait ici la réapparition la
-plus inattendue, la plus soudaine. Car c’est bien de la mer, cette belle
-eau glauque qu’on franchit sur un pont rustique et qui se joue entre des
-rives fleuries de bruyères ou bordées d’aunes, comme une Sirène égarée
-parmi des Oréades. La descente au creux de cet entonnoir est si rapide
-qu’il n’y a pas à s’étonner qu’elle ait été cause de plus d’un accident
-mortel, ainsi qu’en témoignent des croix érigées de place en place,
-comme sur une voie funéraire, et une plaque de marbre encastrée dans un
-pignon d’auberge.
-
-En fait d’auberge, il en est une, sur les confins de cette région, au
-seuil de laquelle notre attelage s’arrête de lui-même. Que de fois n’y
-sommes-nous pas venus, dans l’été de 1898! Elle porte pour enseigne: _A
-la bonne rencontre._ C’est un lieu désormais historique dans les annales
-des lettres bretonnes. La rénovation du théâtre populaire armoricain eut
-là son berceau. Là, dans la vieille maison grise, servant tout ensemble
-de métairie, de débit de boissons et de four banal, Thomas Park--_vulgo_
-Parkik--conçut le projet hardi de rendre à nos mystères leur ancien
-lustre; là, il groupa autour de lui les premiers compagnons bénévoles de
-son entreprise; là, durant les loisirs de plusieurs hivers, il les
-nourrit de ses leçons et les enflamma de son zèle; de là, enfin, il
-devait les mener, un jour, à la conquête des âmes... Depuis le matin, il
-nous guette; et il accourt en habits de travail, le visage, les mains
-saupoudrés de farine. Il vient de terminer la «fournée»; les tourtes de
-pain chaud fument encore sur le parquet de terre battue; des paysannes
-se penchent pour les reconnaître, vérifient le sceau spécial dont
-chacune est marquée.
-
---Il me tarde, à moi aussi, d’être sur la route de Saint-Jean! nous dit
-Parkik.
-
-Cependant, lorsque nous lui offrons de le prendre avec nous, il refuse
-doucement, non sans glisser un furtif coup d’œil vers une toute jeune
-fille occupée à choisir son pain, parmi les femmes. Et, d’une voix
-hésitante, un peu confuse:
-
---C’est que, voyez-vous, je suis engagé...
-
-Il y a des épousailles sous roche. S’il ne nous les annonce pas plus
-explicitement, c’est qu’il attend, selon l’usage, que le pardon du Feu
-les ait consacrées. Pour que les préliminaires deviennent définitifs, ne
-faut-il pas avoir bu ensemble aux fontaines saintes, ensemble passé
-l’«herbe d’amour» à l’épreuve du Tantad?... A mesure que nous avançons
-dans la direction de Plougaznou, nous en croisons sans cesse, de ces
-couples de fiancés champêtres, cheminant côte à côte le long des douves,
-dans l’ombre courte des talus dont les ajoncs les frôlent de leurs
-grands thyrses dorés. L’homme, conformément au code de la galanterie
-bretonne, porte le parapluie de la fille, la pointe en l’air. Elle,
-vaguement souriante et les yeux baissés, marche comme dans un rêve. Ne
-leur demandez pas ce qu’ils se disent: leur conversation est tout
-intérieure: en vrais amoureux de Bretagne, «ils ne se parlent qu’en
-dedans».
-
-Non moins silencieux, du reste, sont la plupart des pèlerins qui, soit à
-pied, soit en chars à bancs, s’échelonnent sur notre parcours.
-L’accablement de l’heure y est pour quelque chose. Une atmosphère de feu
-pèse sur le sol incandescent, et la poussière de la route brûle comme
-une cendre. Les gousses noires des genêts éclatent avec des pétillements
-d’incendie. Joignez qu’aux approches du littoral le pays se dénude,
-revêt des aspects éblouissants de steppe. Pas un îlot de feuillage où
-reposer la vue; rien qui fasse écran. A peine, de-ci, de-là, un maigre
-bouquet de pins balançant à la cime de leurs fûts rougeâtres des
-panaches aussi inconsistants que des fumées et qu’on dirait volatilisés.
-Les ors des landes rutilent, les eaux vaseuses des tourbières ont des
-miroitements d’étain fondu. C’est une fureur, une orgie de lumière. Il
-n’est pas jusqu’aux rares maisons disséminées dans ces grands espaces,
-vieux logis de pierre ou cahutes en pisé, qui ne mêlent une note ardente
-à l’embrasement universel. La coutume est, en effet, de les recrépir à
-neuf en l’honneur de la fête du Tantad. Toute la semaine, des équipes de
-badigeonneurs ont arpenté ces parages. Le lait de chaux a coulé à
-pleines seilles. On l’a prodigué aux façades, aux cheminées, à l’ardoise
-même ou au glui des toits. Et maintenant les chaumines endimanchées
-resplendissent d’une blancheur crue, font penser à des marabouts
-algériens sur les Hauts-Plateaux.
-
-Heureusement pour les piétons que d’antiques chapelles votives leur
-tiennent en réserve, de distance en distance, d’exquises haltes d’ombre
-et d’humide fraîcheur. Closes comme des tombes le reste du temps, il est
-entendu qu’elles doivent demeurer ouvertes, jour et nuit, pendant la
-période du pèlerinage. Il y règne une demi-obscurité de crypte. Tout le
-moisi des siècles pleure le long de leurs murs verdis et, dans les
-vasques des bénitiers, frissonnent des plantes fontinales. Nous
-visitons, en passant, une de ces chapelles, bâtie sur les ruines d’une
-Commanderie de Templiers, au village de Kermoustêr. Quand nos yeux se
-sont faits au pâle jour de soupirail qui descend par les lucarnes à
-vitraux, nous distinguons de grands corps d’hommes qui, dépoitraillés,
-le pantalon troussé jusqu’à mi-jambes, dorment vautrés sur les dalles,
-avec leur veste sous la tête, en guise d’oreiller. A l’espèce de chechia
-qui les coiffe, à leur profil osseux et mince, à leur nez recourbé en
-bec d’oiseau de proie, il est aisé de reconnaître des _Paganiz_, durs
-goémonniers de Guissény ou de l’Aber-Vrac’h, issus d’un sang de
-naufrageurs. Ils ont dû partir hier de l’extrême Léon et voyager toute
-la nuit, aux étoiles. Mais ce n’est là qu’un jeu pour ces éternels
-coureurs de grèves. Et puis, que ne feraient-ils pas pour saint Jean!
-Leurs pères, dit-on, le priaient en ces termes:
-
-«Jean de Plougaznou, par la vertu de ton doigt aiguise notre vue.
-Donne-nous le regard des cormorans, qui perce les ténèbres de la mer et
-de la nuit, afin que nous voyions venir de loin l’épave et, de plus loin
-encore, le maltôtier[57]».
-
- [57] C’est le nom par lequel on désigne presque toujours en Bretagne
- le douanier.
-
-
-
-
-VII
-
-
-Un carrefour, la bifurcation de deux routes. L’une file tout droit sur
-Plougaznou, dont la bourgade et le clocher se détachent en silhouette au
-sommet d’une large croupe chauve derrière laquelle on devine la fin des
-terres, l’ouverture béante de l’immensité. L’autre, il n’y a pas à
-douter un instant où elle mène. A son embranchement est un calvaire qui
-fait par la même occasion l’office de poteau indicateur. Un bras,
-détaché de quelque Christ hors d’usage, a été cloué au fût de la croix,
-et son geste est si clair que le toucher des aveugles ne s’y trompe pas
-plus que les yeux des voyants.
-
-Ils sont légion à cette fête de la lumière, les aveugles! Beaucoup y
-viennent exhiber leurs prunelles éteintes, pour faire argent de leur
-infirmité. Peut-être même tous ne sont-ils pas des «emmurés»
-authentiques. La mendicité, qui fut longtemps un sacerdoce en Bretagne,
-s’y transforme peu à peu en une industrie, comme ailleurs, et qui a ses
-chevaliers. Mais ils sont nombreux aussi, les infortunés que leur foi
-seule et l’attente d’une guérison, vingt fois espérée, vingt fois
-remise, entraînent vers les puissances curatives du Tantad. Pourquoi la
-flamme sainte ne renouvellerait-elle pas en leur faveur le miracle
-qu’elle passe pour avoir si souvent accompli? Telle est la pensée qui se
-peut lire sur plus d’une face fervente aux paupières douloureusement
-contractées. D’aucuns la proclament tout haut, avec une singulière
-intensité d’accent, témoin, par exemple, ce chef sabotier du «Bois de la
-Nuit»[58] rencontré au moment où la prudence et plus encore le
-pittoresque du coup d’œil nous invitent à quitter la voiture, pour
-descendre à pied, mêlés à la foule, la rampe délicieusement agreste de
-Traoun-Mériadek.
-
- [58] En breton _Coat-an-Noz_, dans les Côtes-du-Nord, entre Gurunhuël
- et Belle-Isle-en-Terre.
-
-Vigoureux et de taille élancée comme les hêtres de sa forêt natale, il
-chemine d’une allure à la fois fougueuse et saccadée, en s’appuyant du
-poing à l’épaule d’une jeune fille qu’il domine de toute la tête. Leur
-groupe évoque des réminiscences antiques. Vous diriez d’un Œdipe breton
-conduit par une Antigone paysanne. Par intervalles ils se renvoient
-quelques mots brefs, toujours les mêmes. L’Œdipe demande, d’une voix
-concentrée:
-
---Eh bien, commence-t-on à l’apercevoir?
-
-Et l’Antigone répond, les mains en abat-jour au-dessus des yeux:
-
---Non, mon père, pas encore.
-
-Brusquement, elle s’arrête et dit:
-
---Le voilà!
-
-«Lui», c’est le coq doré qui surmonte la flèche en plomb de Saint-Jean:
-il vient d’émerger au creux du val, entre deux vagues de verdures, dans
-le soleil. L’aveugle s’est prosterné, d’un mouvement si impétueux que
-nous avons cru, d’abord, à une chute. Et, promenant ses mains à plat sur
-le sol poudreux, il s’écrie:
-
---Terre de Saint-Jean, ô toi que j’embrasse!... Des yeux! rends-moi des
-yeux! Que je ne m’en retourne point, sans t’avoir contemplée!
-
-Quelqu’un, près de nous, murmure au passage:
-
---Je le reconnais: il est déjà venu l’année dernière... C’est l’homme
-que la foudre a touché.
-
-Soyez sûr qu’il reviendra de même l’an prochain, et toutes les années
-qui suivront, tant qu’il en aura la force. Ses jambes s’useront plus
-vite que sa patience. Sa résignation, comme celle de toute cette race
-soi-disant fataliste, est faite d’une espérance infinie... Et de quelles
-séductions extraordinaires lui et ses pareils ne doivent-ils point la
-revêtir en imagination, cette «Terre de Saint-Jean», patrie du feu et de
-la lumière, vers qui se tendent, avec une confiance si indomptable,
-toutes les énergies de leur désir!
-
-Elle est là, qui déploie à nos pieds son hémicycle charmant, et, après
-les grandes étendues torrides dont nous sortons, c’est, en vérité,
-l’oasis, avec tout ce que le mot éveille de frais, de riant, de
-pastoral. Une courbe de collines rocheuses terminées en promontoires
-enserre une vallée profonde, délicieusement feuillue. Tous les verts y
-marient leurs nuances, depuis les plus légers, les plus délicats,
-jusqu’aux plus opulents et aux plus sombres. Dans la perspective, la mer
-apparaît; on la voit en hauteur sur le ciel dont elle ne se distingue
-que par un bleu, non pas plus dense, mais plus vibrant. Elle repose
-entre les deux pointes extrêmes de Plougaznou et de Guimaëc comme entre
-les bords d’une coupe immense, merveilleusement ouvragée, où courent,
-ainsi que des incrustations de gemmes, l’améthyste des bruyères et l’or
-des ajoncs. C’est un des attraits spécifiques de Traoun-Mériadek, cette
-grâce sylvestre unie à la splendeur du décor marin. Mais, ce que l’on y
-goûte davantage encore, surtout au seuil brûlant de l’été, c’est
-l’abondance et, en quelque sorte, le foisonnement des eaux vives. On les
-respire dans l’air, avant qu’elles se soient montrées. On les sent
-filtrer de toutes parts, en gouttes perlantes, en ruissellements
-silencieux. Il semble qu’à presser du pied le sol, on les en ferait
-jaillir, comme d’une mamelle trop pleine, par tous les pores.
-
-Nous sommes désormais dans l’empire des naïades. La route même leur
-appartient. Nous marchons, enveloppés, baignés, de leur haleine de
-mousse humide. A chaque pas, quelque source surgit. Celle-ci dort,
-immobile, sous une nappe de lentilles d’eau; celle-là nourrit une
-cressonnière touffue où achève de s’enlizer une antique croix monolithe,
-datant de l’époque gallo-romaine; cette autre, désespoir de l’agent
-voyer, s’échappe sournoisement du cailloutis de la chaussée qu’elle
-dégrade et ravine à plaisir; une quatrième... Mais ce serait
-extravagance pure que de les vouloir dénombrer. Un dicton local
-n’affirme-t-il pas qu’il coule plus de fontaines à Saint-Jean qu’il
-n’entrera d’âmes dans le Paradis!
-
-Un temps fut, toutes ces naïades eurent leur temple, toutes ces
-fontaines, leur édicule en pierres sculptées. Plusieurs en ont conservé
-de beaux restes. Une surtout veut être mise hors de pair. Elle s’épanche
-dans l’enclos même de l’église et, pour cette raison, a toujours été
-l’objet d’une vénération sans égale. On lui a donc élevé un habitacle
-digne des mérites qu’on lui prête; et ce n’est pas une médiocre surprise
-pour le voyageur que de découvrir en cet humble cimetière de village, au
-fond d’une combe perdue, un des spécimens les plus élégants de l’art de
-la Renaissance en Bretagne. Il fut un maître à sa façon, le ciseleur
-inconnu qui, d’une masse informe de plomb, sut dégager cette œuvre
-svelte, cette vivante fleur de métal, aux trois calices harmonieusement
-superposés, sécrétant eux-mêmes et se versant de l’un à l’autre la rosée
-qui perpétuellement les abreuve et les reverdit. Dans le pays, on la
-désigne sous le nom de _Feunteun-ar-Bis_, la «Fontaine du Doigt», ou
-encore de «Source-Mère», _Ar Vamm-Vommen_. Une pèlerine avec qui je
-cause dans la descente me dit à son sujet:
-
---Lorsque le jeune soldat, porteur de la relique, se retrouva dans sa
-paroisse, il vint d’abord à cette fontaine se rapproprier, avant
-d’assister à la messe, et nettoyer son visage et ses mains de la
-poussière des routes normandes. L’eau, incontinent, se mit à bouillir,
-comme sous l’action d’un grand feu. C’était la vertu du saint Doigt qui
-venait de passer en elle. Elle en demeure imprégnée depuis lors. Pour
-plus de sûreté, cependant, tous les ans, après le Tantad, le clergé
-plonge à nouveau la relique dans la fontaine et chaque fois, dit-on,
-celle-ci fume comme au contact d’un fer rouge. Mais son efficacité est
-éternelle. Il n’y a pas de maladie dont elle ne guérisse en tout temps.
-Aussi est-ce par elle que l’on commence ses dévotions et par elle qu’on
-les finit. Voyez plutôt comme il y a déjà foule autour du bassin...
-
-Masqué par les arbres, le village se dérobe encore; mais, dans une
-éclaircie, l’on aperçoit un coin de cimetière et des irisations d’eaux
-jaillissantes, flottant et se jouant au-dessus d’un fourmillement humain
-dont on ne distingue guère que les chapeaux noirs, les coiffes blanches
-et des bras, d’innombrables bras tendus en un même geste invocateur...
-L’odeur de mousse humide se fait plus forte, plus pénétrante, mêlée à
-une senteur capiteuse de flouve pâmée. Par instants, des souffles iodés
-annoncent la plage toute proche.
-
-Puis, ce sont des parfums d’une autre espèce,--moins agréable,--exhalés
-par des cuisines en plein air. Dans les menus prés qui bordent le
-chemin, au bas de la pente, des cabaretières venues de Morlaix ou de
-Lanmeur ont improvisé des âtres primitifs, à l’aide de quelques galets
-des grèves. A genoux dans l’herbe fauchée, elles pétrissent de la pâte,
-pèlent des pommes de terre, font sauter des crêpes ou rissoler des
-saucisses. Des piquets de bois liés en faisceaux supportent les
-chaudrons. Une sorcière aux traits barbouillés de suie, accroupie à côté
-d’une marmite sans couvercle, ne s’interrompt d’en remuer le contenu que
-pour glapir, en breton, avec le grasseyement traînard particulier aux
-Morlaisiennes des faubourgs:
-
---Du café, mes braves gens! Du bon café!... A deux sous, l’écuelle!
-
-Et, après les feux de bivouac, voici le baraquement forain, toute une
-ruelle de boutiques où, sous les auvents de toile criblés de soleil,
-étincellent les verroteries et les clinquants. De maisons bâties il n’y
-a toujours point trace. Par delà les étalages pourtant un porche se
-dresse, un arc de triomphe monumental, majestueux et solitaire comme une
-ruine, vestige superbe, dirait-on, de quelque civilisation disparue. Des
-statues s’effritent dans ses niches. Entre les pierres disjointes
-courent les végétations rampantes et tenaces, amies des vieux murs. Et
-deux mendiants, deux êtres aussi délabrés, aussi vétustes que les
-contreforts auxquels ils s’appuient, ont l’air de prophétiser sur
-Ninive. En réalité, ce sont les perfections de _Sant Iann Badézour_
-qu’ils exaltent.
-
-Ce porche est l’entrée du cimetière. Nous sommes à Saint-Jean.
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Pour enfouie que soit la petite bourgade mystique au plus secret de son
-cirque de collines et sous l’impénétrable couvert de ses ombrages,
-encore ne laisse-t-elle pas de recevoir, de temps à autre, la visite
-d’un touriste en quête d’inédit ou d’un amateur de villégiatures pas
-cher. On y trouve donc une auberge décorée du nom d’hôtel, la plus
-avenante, d’ailleurs, qui se puisse rêver. Mais ce qui lui donne un
-intérêt tout spécial, un jour de pardon, c’est sa situation privilégiée
-en face de l’église, dont elle forme, pour ainsi dire, une annexe
-profane, et c’est aussi la vue qu’on en a sur les arrière-plans du
-vallon, vers la mer. De la chambre qui m’est attribuée à l’étage, le
-regard plonge, par la baie du portail, jusque dans la pénombre bleuâtre
-de la nef, constellée de cires ardentes, embrasse les évolutions des
-pèlerins dans le cimetière, autour de la fontaine sacrée, suit la molle
-inflexion des prairies, en contre-bas du bourg, et n’est arrêté que par
-l’énorme étrave rocheuse qui abrite Saint-Jean-du-Doigt, du côté de
-l’occident.
-
-Un sentier de montagne serpente au revers de cette crête abrupte, parmi
-des sicots de chênes nains, des traînées de bruyère rose et de somptueux
-champs d’ajoncs.
-
---Par là, m’a dit l’hôtesse, va descendre, au premier son de vêpres, la
-procession de Plougaznou. C’est un spectacle qui en vaut la peine, vous
-verrez.
-
-Justement, les cloches s’ébranlent. Et, comme si elle n’eût attendu que
-ce signal, une grande bannière écarlate, lamée d’or, s’érige par degrés
-de derrière la hauteur, puis, tout à coup, se détache en plein ciel, et
-s’enfle, pareille à la voilure de pourpre de quelque vaisseau
-prestigieux. A sa suite, il en point une seconde, une troisième,
-d’autres encore, balançant au rythme de la marche, celles-ci leurs
-velours violets ou cramoisis, celles-là, leurs brocarts émeraude. Quand
-le cortège s’engage dans la pente ensoleillée, l’effet n’est
-véritablement pas banal, de toutes ces oriflammes échelonnées comme en
-une merveilleuse gamme de teintes que la magnificence de la lumière
-enrichit d’une splendeur unique. Des jeunes filles vêtues de blanc, des
-Trégorroises aux frêles cornettes empesées, d’une finesse et d’une
-transparence d’élytres, se pressent au pied de chaque hampe, sur les pas
-du porteur, et tiennent, j’allais écrire manœuvrent, les cordons, car,
-aux endroits trop escarpés, elles sont obligées de s’y suspendre comme à
-des câbles, pour redresser la lourde étoffe et permettre à l’homme, que
-le fardeau entraîne, de ressaisir son équilibre compromis. En sorte
-qu’elle vous revient tout naturellement à l’esprit, la comparaison du
-navire de féerie, célébré dans une vieille chanson de bord, dont les
-agrès étaient de fil d’argent et l’équipage composé de pucelles.
-
-Des guetteurs, postés dans les galeries hautes du clocher, sont
-descendus en criant:
-
---Plougaznou! Plougaznou!
-
-Un remuement de foule se fait dans l’église. C’est la procession de
-Saint-Jean qui sort à son tour, enseignes déployées. Le rite veut
-qu’elle aille recevoir celle de Plougaznou, à la limite des deux
-paroisses. Le lieu de la rencontre est un antique pont de roches jeté,
-en aval du village, sur le ruisseau qui sert de ligne de démarcation. De
-chaque côté, les croix s’avancent, s’inclinent, se donnent le baiser de
-paix. Puis, les bannières imitent les croix, penchant l’une vers l’autre
-les éclatantes images de saints dont elles sont ornées. Quand la grande
-bannière de Saint-Jean va pour rendre l’accolade, il se produit soudain
-dans l’assistance un mouvement de curiosité vive et presque d’angoisse.
-C’est qu’elle n’est pas d’un maniement facile, cette colossale
-tapisserie, chef-d’œuvre de plusieurs générations de tisseurs d’or, où
-toute la scène du baptême du Christ est représentée. Elle jouit d’une
-renommée sans égale dans toute la Bretagne bretonnante, non seulement
-pour sa beauté, mais pour son poids. A cause de cela surtout, elle passe
-pour une espèce de palladium. Son armature transversale a l’ampleur
-d’une vergue, et sa hampe, l’épaisseur d’un mât. Aussi n’y a-t-il que
-des athlètes à pouvoir briguer l’honneur de la porter. Il n’en est point
-de plus recherché, en cette partie du Trégor. Jadis, on le décernait au
-concours. Pas de commune, pas même de hameau qui n’envoyât son champion.
-Vainqueur, il était entouré de la même considération que, chez les
-Grecs, le gagnant de la couronne olympique. Il devenait pour ses
-compatriotes un sujet d’orgueil: on parlait de lui comme d’un mortel
-d’essence supérieure, comme d’un héros, et les Pindares du canton
-rimaient des strophes à sa louange.
-
-De nos jours, les pèlerins du dehors ont cessé de prendre part à ce
-sport sacré. Mais les jeunes hommes de Saint-Jean continuent de le
-pratiquer avec autant d’ardeur que leurs pères. Quatre, cinq mois avant
-le pardon, ils se réunissent tous les dimanches dans une aire de ferme,
-pour s’exercer à «l’épreuve de la perche». Le poids de cette perche,
-très longue et garnie de ferraille à son extrémité la plus grosse, a été
-calculé d’après celui de la bannière, et l’épreuve consiste, d’abord à
-la soulever de terre, en la saisissant par le bout mince, puis à la
-mâter toute droite, enfin à la promener un nombre déterminé de fois
-autour de l’aire, à travers les fumiers mous et les brousses sèches dont
-le sol est jonché. C’est, du reste, un métier où il n’est pas rare que
-l’on se casse les reins.
-
---Voyez-vous,--me dit un processionneur auprès duquel je me suis
-faufilé,--il y a toujours à craindre mort d’homme sur ce pont, au moment
-où la grande bannière s’incline pour le salut... Une année, j’ai vu le
-porteur s’abattre raide, les veines de la poitrine rompues. Le recteur
-n’eut même pas le temps de l’administrer. Par exemple, on lui fit des
-funérailles de prince, et sur sa pierre tombale...
-
-Un vaste murmure d’admiration a couvert la voix de mon interlocuteur.
-Les yeux brillent, les faces rayonnent. On se pousse les coudes. Des
-interjections courent, entre haut et bas, de lèvres en lèvres:
-
---Hein! ce petit Landouar, tout de même!...
-
---Ça, au moins, c’est une révérence!
-
---Pas un pli dans le visage!...
-
---Ni un tremblement dans le jarret!...
-
-L’hymne entonnée à tue-tête par les chantres, les cloches qui,
-maintenant, sonnent à toute volée empêchent sans doute ces propos
-flatteurs de parvenir aux oreilles du petit Landouar. Mais,
-arriveraient-ils jusqu’à lui, il ne les entendrait pas. Il est tout
-entier à sa fonction, l’esprit ramassé comme les muscles, ses doigts
-crispés et durcis, pareils à de jaunes sarments de lande, son cou de
-taurillon rentré à demi dans ses épaules noueuses et trapues, le regard
-fixe, hypnotisé par cette grande soie flottante qui plane au-dessus de
-lui comme une gloire et l’exalte, pour une minute désormais inoubliable,
-jusqu’à l’ivresse des triomphateurs.
-
-Il n’est d’ailleurs pas au bout de sa tâche. Là-bas, devant le porche du
-cimetière, d’autres processions attendent le baiser d’accueil. Voici
-Garlan, voici Lanmeur, voici Loquirec. Et j’en passe. Tout le pays
-d’entre l’estuaire de Morlaix et la Pointe d’Armorique a délégué ses
-prêtres et ses croix, ses oriflammes les plus éclatantes et ses suisses
-les plus chamarrés. Et c’est un papillotement indicible, une débauche,
-une frénésie de couleurs. Ah! qu’elle est loin, la Bretagne
-conventionnelle, la Bretagne éteinte et grise des faiseurs de vers et
-des littérateurs! Ici, tout vibre, tout resplendit, tout flamboie. Les
-haleines du feu ont, en quelque sorte, vitrifié le ciel et la mer; la
-terre même répand une odeur chaude et comme fermentée. Les herbes, les
-sources distillent je ne sais quels baumes. Une exubérance vraiment
-divine épanouit toutes choses. On sent frémir autour de soi les
-mystérieuses puissances de la vie et de la fécondité. Aussi bien,
-l’instant approche où le disque solaire, avant de précipiter sa chute
-vers l’horizon, va darder sur la colline vouée à son culte toute la
-véhémence de ses rayons élargis.
-
-Elle se dresse, cette colline, à l’orient du village dont elle porte les
-dernières maisons accrochées à son versant. Un raidillon y monte par le
-plus court, entre deux hauts talus surplombants où des souches de
-chênes, vieilles de plusieurs siècles, tendent vers vous des moignons
-difformes, comme une séquelle de mendiants monstrueux. Le sol est raviné
-sous les pieds: il semble que l’on marche dans le lit desséché d’un
-torrent. Un torrent d’hommes, de femmes, s’y engouffre, en effet, mais
-pour escalader la crête. On se hâte, on se bouscule. C’est à qui
-parviendra le plus vite sur le lieu du Tantad. Je retrouve à mi-côte
-l’aveugle du Bois-de-la-Nuit. Ce n’est plus sa fille qui le guide, c’est
-lui qui l’entraîne. Il grimpe de son allure désordonnée de somnambule,
-se heurtant aux gens, trébuchant aux pierres, roulant au-dessus du flot
-humain sa belle tête douloureuse et farouche de Titan foudroyé.
-
---Çà, _cousin_,--lui dis-je, dans la langue de sa montagne, et en me
-servant d’une appellation chère aux sabotiers,--qu’est-ce donc qui vous
-presse si fort? Savez-vous que votre jeune fille est tout en nage?
-
---Oh! fait-il, elle se reposera là-haut. Moi, il me faut ma place au
-Tantad!
-
-Puis, d’une voix plus sourde:
-
---Si je n’ai pas été guéri l’an dernier, c’est ma faute: j’aurais dû
-m’avancer plus près de la flamme. Cette fois, je veux être à la toucher,
-sentir sa brûlure jusqu’au fin fond de mes prunelles...
-
-Et, stimulé par l’attente, que dis-je? par la certitude du miracle, il
-se rue d’un élan plus impétueux encore à l’assaut de la cime sainte qui,
-tout à l’heure, va se couronner d’un buisson ardent, ainsi qu’un Horeb
-breton.
-
-
-
-
-IX
-
-
-Trois chemins se croisent sur le sommet, dessinant un carrefour, une de
-ces esplanades triangulaires qui, comme les _trivia_ de l’ère païenne,
-passent, en Bretagne, pour des lieux sacrés! Les restes visibles d’un
-dallage attestent qu’une des nombreuses voies romaines qui, de Carhaix
-ou Vorganium, gagnaient la mer, eut ici son point d’aboutissement. Les
-divinités latines et gauloises ont fraternisé sur ces hauteurs. Un peu
-de leur âme y survit toujours, mêlé à l’espace, à la lumière, au rire
-des vagues, aux champs de blé noir en fleur et de grands seigles
-frissonnants. Le christianisme a eu beau multiplier ses symboles, il ne
-les a point exorcisées. C’est ainsi qu’un calvaire planté au centre du
-carrefour a pour socle des pierres empruntées à l’ancienne route et que
-des légionnaires ont équarries. Tout à côté se creuse le bassin
-monumental d’une fontaine--oui, d’une fontaine encore!--où la divonne
-primitive continue de servir à des ablutions peu orthodoxes, sous les
-yeux, d’ailleurs placides, d’une statue enguirlandée de saint Jean.
-
-Mais ce qui reporte surtout l’esprit aux formes les plus antiques de la
-croyance humaine, c’est la pyramide du Tantad. Elle se dresse en une
-meule énorme, semblable au bûcher de quelque chef homérique, dominant le
-pays entier, écrasant le calvaire lui-même de son ombre. Pour la
-construire, chaque «feu» de la commune a fourni sa gerbe d’ajonc. Des
-hommes, toute la journée d’hier, ont empilé, tassé. Puis, sur le soir,
-les femmes ont parfait l’œuvre. Elles sont venues en chœur y suspendre
-des rubans, des feuillages, y piquer des roses et des pavois, donner un
-air de grâce riante à sa lourde architecture hérissée. Après quoi, pour
-finir, l’on a tendu par-dessus la vallée le câble qui, de temps
-immémorial, doit relier le Tantad au clocher de l’église. Que si vous
-demandez à quel usage, vous recevrez des indigènes cette réponse quelque
-peu sibylline:
-
---C’est par là que monte le Dragon.
-
-A l’époque où écrivait Cambry, il en était à Saint-Jean comme dans tous
-les pays où s’est conservée la tradition des fêtes du solstice, et l’on
-ne procédait à l’embrasement du Tantad qu’à la nuit close. On le
-différait même jusqu’à ce que l’obscurité fût complète. Soudain, à
-l’appel du _Veni Creator_ poussé par les prêtres, un archange
-éblouissant de feux et d’artifices fendait les ténèbres, volait au
-bûcher, et, après l’avoir frôlé de ses ailes flamboyantes,
-s’évanouissait. Tout le monde n’était évidemment pas dupe du sortilège.
-Mais l’étrangeté de cette scène nocturne ne laissait pas de causer une
-forte impression aux plus avertis. Et combien étaient-ils en
-Basse-Bretagne, au XVIIIe siècle, de «pardonneurs» à qui les prestiges
-de la pyrotechnie fussent familiers? Quant aux autres,--c’est-à-dire à
-la presque universalité,--l’on conçoit sans peine leur émerveillement et
-leur trouble. La plupart en étaient encore à l’ingénuité du moujik russe
-qui, dans l’église du Saint-Sépulcre, le jour de Pâques, regarde
-descendre le Saint-Esprit en une pluie d’étoupes enflammées. Ils
-n’avaient point le sentiment d’assister à une fantasmagorie pieuse, mais
-bien à un phénomène surnaturel. Et ils étaient d’autant moins éloignés
-de croire à la réalité céleste de l’ange que la nuit ne leur permettait
-de rien distinguer de l’appareil qui le faisait mouvoir! Quelles danses
-frénétiques autour du Tantad! Et, ensuite, quels retours délirants sous
-le tiède firmament de juin, criblé d’étoiles! Beaucoup ne se couchaient
-pas, restaient par troupes à errer dans les landes et le long des
-grèves, ou à se poursuivre les uns les autres, avec des: «Iou!»
-sauvages, en agitant des brandons.
-
-C’est, je pense, pour obvier à ces désordres, d’un caractère par trop
-orgiastique, auxquels les femmes elles-mêmes n’étaient point sans
-prendre plaisir, qu’il fut jugé préférable d’avancer la cérémonie du Feu
-et de la célébrer à l’issue des vêpres, en plein jour. Mais, du coup, la
-suppression de l’ange s’imposait. Il n’avait plus de raison d’être. Le
-jeu de son apparition devenait une machinerie vulgaire, susceptible
-peut-être de prêter à rire, du moment qu’il fonctionnait à découvert et
-laissait voir ses ficelles--c’est le mot propre--aux yeux les plus
-abusés. On le relégua donc dans quelque grenier, en lui substituant une
-simple boîte d’artifice. C’est cette boîte que les bonnes gens appellent
-«le Dragon».
-
---Si vous cherchez une place, les meilleures sont de ce côté, fait
-derrière mon dos une voix connue.
-
-Parkik, avec sa «douce». Ils sont montés tout droit au Tantad; à vrai
-dire, ils ne sont venus que pour lui. Et leur cas est celui de la
-majorité des pèlerins, il faut croire, puisque, au lieu de se rendre à
-vêpres, la multitude s’est précipitée vers la hauteur. Ce n’est pas
-l’esplanade seulement qui est envahie: les talus d’alentour, les
-cultures même qu’ils enclosent sombrent, sillon après sillon, sous le
-flux sans cesse grossissant où, parmi le noir compact des feutres
-d’hommes, la légèreté des coiffes féminines frisotte avec des blancheurs
-d’écume. Vainement les métayers des fermes voisines s’efforcent de
-sauvegarder leurs champs.
-
---Épargnez au moins le blé! supplient-ils d’un ton lamentable.
-
---Bah! saint Jean vous dédommagera! leur est-il riposté.
-
-Notez qu’en temps ordinaire ces féroces piétineurs de moissons
-tiendraient pour sacrilège celui d’entre eux qui se risquerait à fouler
-un épi. «Sois pieux envers l’herbe du pain, respecte-la comme ta mère»,
-dit un proverbe breton. Mais il s’agit bien de proverbes, le jour du
-Tantad!...
-
---Puis, m’explique Parkik, soyez sûr qu’au fond les paysans lésés ne
-sont pas aussi fâchés qu’ils en ont l’air. Ils ne sont pas nés de ce
-matin. Lorsqu’ils ont semé, à l’automne, ils savaient de science
-certaine que la récolte n’irait point à maturité. S’ils ont semé quand
-même, c’est qu’il leur plaisait ainsi... Il y a des pertes qui sont des
-gains... Orges, froments, seigles saccagés, tout cela, monsieur, c’est
-_Lôd an Tân_ (la part du Feu)! Et l’offrande qu’on fait au feu, le feu
-la rembourse au centuple.
-
---Alors, ces malheureux qui se plaignent seraient plus malheureux encore
-si les fidèles du Tantad ne leur donnaient pas sujet de se plaindre?
-
---Comme vous dites. La preuve, c’est qu’il n’y a pas dans la paroisse de
-fermiers plus prospères.
-
-D’aucuns ne s’en remettent pourtant pas exclusivement à la «bénédiction
-du Feu» du soin de les rémunérer. Car, tandis que nous achevons de nous
-hisser sur la lisière d’un champ d’avoine formant terrasse, des paroles
-aigres s’échangent près de nous entre une femme aux allures de mégère et
-des pèlerins déjà installés.
-
---Je vous dis que c’est un sou par place! hurle-t-elle.
-
---Comme à l’église, alors? objecte quelqu’un, d’un ton gouailleur.
-
---Parfaitement, et si vous trouvez que c’est trop cher, décampez!
-
---Jamais de la vie!... La vue du Tantad est à tout le monde.
-
---Oui, mais mon champ est à moi, peut-être?
-
---Oh! nous ne l’emporterons pas, soyez tranquille!
-
-Finalement chacun s’exécute, non sans accompagner son obole d’une
-imprécation:
-
---Puisse notre monnaie vous coller aux mains!
-
---Que les flammes du Tantad vous consument dans l’éternité!...
-
-Je regarde Parkik. Scandalisé, il hoche la tête et soupire:
-
---Ce sont les mœurs nouvelles... Les étrangers de la saison des bains
-ont introduit dans la contrée la maladie de l’argent... Et maintenant
-cette avaricieuse profite de ce que son lopin de terre est le mieux
-situé.
-
-Le fait est que nous y serons admirablement pour tout voir. Quelques
-mètres à peine nous séparent du Tantad, et, par delà les épaisses houles
-vivantes qui déferlent à sa base comme autour d’un gigantesque récif,
-nous embrassons le panorama de Traoun-Mériadek, avec le cercle de
-Manche, le riche diadème d’eau bleue qui l’enserre, depuis les roches de
-Primel jusqu’aux plages solitaires du Crec’h-Meur. A nos pieds s’amorce
-la route en lacet où va, dans peu d’instants, se déployer la pompe des
-cortèges officiels. De pente relativement douce, elle descend vers la
-bourgade en suivant toute la courbe de la vallée qu’elle traverse dans
-sa plus grande largeur. Des rangées de frênes, de sveltes et fines
-colonnades de peupliers la bordent, en font une espèce d’avenue verte,
-baignée d’un jour plus discret. Ajouterai-je, quoiqu’on l’ait deviné
-déjà, qu’à chacun de ses paliers s’égoutte d’une margelle moussue le
-pleur tintant d’une fontaine?
-
-Les innombrables paires d’yeux de la foule tantôt consultent le soleil,
-tantôt s’abaissent vers le clocher de Saint-Jean. Un vent d’impatience
-fait onduler les têtes par longues vagues et gronder le bourdonnement
-des voix en une puissante rumeur de mer. La timide fiancée de Parkik
-elle-même se laisse gagner à la fièvre générale, au point de froisser
-entre ses doigts le bouquet de «fleurs de feu» qu’une pauvresse vient de
-lui vendre.
-
-Tout à coup, un cri,--un cri formidable,--jailli de plus de deux mille
-poitrines:
-
---La fusée!
-
-On se montre le ciel, au-dessus de l’église. J’ai juste le temps d’y
-voir briller une infime lueur et se dissiper une pincée de cendre. Mais
-dans les nerfs de la multitude le tressaillement des grandes liesses
-populaires a passé. Là-bas, toutes les cloches à nouveau sont en branle.
-La combe entière vibre comme une immense cuve sonore. Et les oriflammes
-aussi font leur réapparition. Elles tourbillonnent un moment à
-l’intérieur du cimetière, puis s’engagent dans la voie sainte. Nous les
-voyons glisser une à une, avec une lenteur majestueuse, tels que de
-splendides fantômes, sous les arbres. Les dernières sont encore au fond
-de la vallée que les premières débouchent sur le plateau. A mesure
-qu’une croix surgit, allumant ses fulgurations d’argent ou d’or parmi
-les reflets des velours et des soies, une acclamation retentit et la
-salue du nom de la paroisse dont elle est l’emblème. La procession se
-déroule au bruit des chants. Par intervalles, des fusillades éclatent,
-qui lui donnent un faux air de fantasia orientale. Et, tout aussitôt,
-c’est une autre image qui se présente, évoquant, cette fois, non plus le
-souvenir seulement, mais l’illusion même des lustrations antiques. Un
-chœur de jeunes filles s’avancent, précédées d’un bélier blanc qu’un
-enfant, vêtu d’une peau de bique, conduit. Elles tiennent l’animal par
-des laines multicolores attachées à son cou. Sa toison a été
-soigneusement lavée, peignée; des touffes de rubans flottent à ses
-cornes. Quant à l’enfant qui l’escorte, il marche avec un sérieux, une
-gravité de jeune victimaire. L’honneur pour lui n’est pas mince d’avoir
-été appelé à mener l’«Agneau bénit». Tant de ses camarades y aspiraient,
-qui, comme lui, réunissaient les deux conditions requises: n’avoir pas
-franchi l’âge d’innocence et être inscrit au registre des baptêmes sous
-le prénom de Jean!
-
-Les gendarmes ont ouvert une percée dans la foule et fait évacuer les
-abords immédiats du Tantad. Un vieux tambour, qu’on dirait échappé d’une
-gravure de Raffet, bat de ses mains séniles une caisse falote et
-surannée. Les gardes nationaux--en Bretagne rien ne meurt--forment la
-haie, appuyés à d’extravagantes espingoles à pierre dont plus d’une a
-besogné dans les guerres chouannes. Et alors commence le défilé des
-diverses processions autour du bûcher. Pendant que les bannières passent
-après les bannières et que les miraculés d’hier et de demain se
-succèdent en une kyrielle interminable, qui égrenant des chapelets, qui
-brandissant des cierges, des paysans, près de la fontaine, attachent des
-pièces d’artifices à des poteaux dont je n’avais pas encore compris
-l’utilité.
-
---Ils n’ont pourtant pas l’intention de les tirer tout de suite? dis-je
-à Parkik.
-
---Si fait, me répond-il. C’est le préambule obligé du Tantad.
-
-Il faut avoir assisté à des épisodes de ce genre, qui, partout ailleurs,
-seraient d’une bouffonnerie irrésistible, pour savoir jusqu’où peut
-aller la capacité d’idéalisme de cette race. Je reverrai toujours le
-frémissement d’aise de ce peuple si délicieusement enfantin, à chaque
-fusée qui partait en sifflant. Elle zébrait à peine le ciel d’un trait
-blanchâtre et, là-haut, au lieu de se résoudre en étoiles, avortait.
-Mais les âmes n’en étaient, pour cela, ni moins passionnées, ni moins
-ravies. Là où mes yeux à moi n’apercevaient qu’un pâle flocon de fumée
-grise, les leurs contemplaient toute une magique floraison d’astres. Ils
-réfléchissaient dans l’espace le mirage de leur propre songe. Et quels
-transports d’écoliers! Quelles joies violentes et puériles, toutes les
-fois que la baguette enflammée menaçait de fondre sur quelqu’un, au
-risque de le blesser!...
-
-Comme je demande si l’on n’a jamais eu à déplorer d’accident, un voisin
-prononce:
-
---Depuis que je me connais, je n’en ai entendu mentionner qu’un seul et,
-s’il se produisit, ce fut par la permission de saint Jean.
-
---Ah?
-
---Oui, un bourgeois de la ville, un mécréant, était venu comme ça en
-partie de plaisir, pour faire son monsieur et pour se gausser. «Sont-ils
-brutes, ces gens-là, disait-il, de tirer un feu d’artifices à cinq
-heures du soir, au mois de juin, en plein soleil!» Il n’avait pas fini,
-qu’une baguette lui crevait l’œil. Sa moquerie s’acheva en un beuglement
-affolé. La punition était rude. Mais voilà! le Feu est comme la Terre:
-il est trop vieux pour souffrir qu’on lui manque de respect.
-
-Il s’est fait un calme relatif. Les prêtres ont pris place sur les
-degrés du calvaire et les oriflammes ont été momentanément mises à
-l’abri dans une cour de ferme. Seule, la maîtresse-bannière de
-Saint-Jean demeure debout en face du Tantad. Sur un signe du «recteur»,
-Landouar, le petit athlète au torse noueux et tout en râble, l’élève et
-l’abaisse par trois fois.
-
---C’est le signal!--m’avertit Parkik à mi-voix, comme s’il parlait dans
-une église.
-
-La foule elle-même s’est tue. Tous les regards sont dirigés vers la
-galerie de la tour où s’agitent de minuscules formes humaines dans
-l’ardeur des derniers préparatifs. Il s’écoule quatre ou cinq minutes
-solennelles. Les visages se tendent, avides, presque anxieux. Enfin, la
-corde tressaute. Et, avec le fracas d’une décharge de mousqueterie, le
-«Dragon» s’élance, en oscillant... Les vœux que l’on fait durant qu’il
-franchit les airs sont, paraît-il, sûrs d’être exaucés, à la condition,
-toutefois, qu’il vole d’un trait jusqu’au but. Car il arrive qu’il reste
-en détresse ou même qu’il rebrousse chemin. Les gens préposés à sa
-manœuvre racontent qu’il a son humeur et ses caprices: précisément, le
-voici qui feint de se ralentir. Déjà des bouches désappointées
-murmurent:
-
---Pas de chance! C’est raté!
-
-Mais non. Ce n’était qu’une fausse alerte. Les souhaits conçus seront
-valables. Il a victorieusement accompli son trajet aérien et planté sa
-morsure dévorante au flanc du bûcher... Un crépitement léger, quelques
-fumerolles,--et, d’un essor brusque, la flamme bondit, monte, se
-propage.
-
---_An Tân! An Tân!_[59]
-
- [59] Le Feu! Le Feu!
-
-Il monte, lui aussi, il se propage, à l’instar de la flamme, le cri, le
-cri sacré des immémoriales liturgies solaires, jailli du plus profond de
-l’âme des ancêtres aux lèvres de leurs lointains descendants. Ainsi les
-Celtes primitifs glorifiaient l’Esprit de lumière et de vie, autour des
-feux de la tribu, sur les pentes de l’Himalaya. Leur race, depuis lors,
-a traversé, dans le temps, bien des millénaires et, dans l’espace,
-d’incommensurables lieues d’étendue. L’héritage reçu d’eux, elle en a
-semé les bribes au cours des siècles et au hasard des routes. Il
-n’importe. Sur cette cime et à cette heure, il est impossible de ne se
-figurer point que c’est l’écho de leur grande voix qui, par delà les
-distances et les âges, vient se répercuter encore dans les arcanes de la
-conscience bretonne, aux confins des mers d’occident.
-
---_An Tân! An Tân!..._
-
-Le spectacle est d’une indicible beauté barbare. Souple et reptilienne,
-la flamme enlace maintenant le bûcher de ses anneaux. Sous cette
-puissante étreinte, il semble s’éveiller, secouer sa torpeur de chose,
-s’élever à l’être. Une vie monstrueuse anime sa masse jusqu’alors
-immobile. L’âpre caresse du feu le creuse, le fouille, le sculpte, en
-quelque sorte, et peu à peu dégage du bloc informe une statue, un
-colosse, une espèce de Moloch noir auréolé d’une nue ardente et drapé
-d’une pourpre d’incendie.
-
---_An Tân! An Tân!..._
-
-Le rayonnement du dieu est devenu si intense qu’on n’en peut plus
-supporter ni la chaleur ni l’éclat. Les prêtres ont fui. La multitude
-elle-même se recule. Il n’y a que l’aveugle du Bois-de-la-Nuit qui, le
-front découvert et le rosaire aux doigts, s’obstine à braver la
-fournaise, à fixer sur elle, désespérément, le regard immuable et
-tragique de ses yeux éteints. Un bruit d’orgues immenses, une tempête de
-sons s’enfle et se déchaîne par rafales dans les entrailles rouge sombre
-du Tantad. Tout à coup, un mugissement plus fort suivi d’un soupir très
-long, très atténué. C’est la flambée suprême, avant le brusque déclin.
-
---_An Tân! An Tân!..._
-
-L’invocation, cette fois, a la douceur mélancolique d’un adieu.
-Lentement, avec le frisselis d’une soie qui s’affaisse, les braises se
-sont effondrées, tandis qu’au-dessus il se faisait comme une assomption
-de flammes dans le ciel... La fille du sabotier, se rapprochant de son
-père toujours debout à la même place, l’a saisi par le bord de sa veste
-et lui a dit d’une voix dolente:
-
---C’est fini!
-
-
-
-
-X
-
-
-Je suis descendu de la colline sainte, comme les clartés du soleil,
-masquées à demi par les hautes terres occidentales, commençaient
-elles-mêmes de s’en retirer. Pour changer d’itinéraire, j’ai pris la
-route processionnelle où le feuillage délicat des frênes et des
-peupliers découpait de fines guipures d’ombre mauve. Assises sur les
-margelles des fontaines, des vieilles, une écuelle à la main, une sébile
-dans leur giron, vantaient la vertu de chaque source aux pèlerins du
-Tantad.
-
---Vous qui avez été au feu, disaient-elles, venez à l’eau, passants!
-
-Et, tout le long de la rampe sinueuse, j’ai voyagé de la sorte, parmi
-des murmures de litanies, semblables à des fredons d’abeilles autour
-d’un rucher. Un grand calme tombait du ciel rafraîchi, et la lumière
-déclinante avait un air de félicité lasse, avec quelque chose d’orageux
-encore, néanmoins, et de trop éclatant. Chez les gens aussi, les traits
-détendus conservaient un reste d’exaltation. Ils cheminaient, avares de
-gestes et de paroles, mais l’ivresse se lisait au brillant des
-prunelles.
-
-Tous, ils emportaient des «souvenirs» du Feu.
-
-Les uns y avaient fait roussir leurs gaules de pardonneurs, coupées à
-l’arrivée en terre de Saint-Jean. Les autres, plus prompts ou plus
-adroits au pillage des tisons, avaient remplacé le bâton de pèlerinage
-par une tige d’ajonc carbonisé. Les jeunes filles tenaient des bouquets
-dont la flamme avait consumé les fleurs. Des groupes se séparaient, pour
-s’en aller chacun dans la direction de son village, et se renvoyaient,
-en guise d’«au revoir», le souhait sacramentel:
-
---_Yéc’hed ha joa a-beurz sant Yann vinniget!_ (Joie et santé de la part
-de saint Jean béni).
-
-Dans le cimetière, la horde sauvage de mendiants et d’estropiés qui y
-monte la garde jour et nuit apprêtait son coucher dans l’entre-deux des
-tombes, sur les bancs de pierre du porche et jusque sous la voûte de
-l’ossuaire en forme d’oratoire où jadis brûlait la lanterne des morts.
-Je n’ai fait que traverser l’église. Devant un pilier ceint d’un triple
-rang de cierges, un prêtre donnait à baiser aux fidèles les reliques de
-saint Mériadek et de saint Maudez. Un autre, en permanence à la
-balustrade du chœur, touchait les yeux malades du bout de l’étui de
-vermeil contenant le doigt du Précurseur. Enfin, près d’une sorte de
-lavabo en zinc aménagé dans un enfeu, des femmes se mouillaient les
-paupières et les lèvres avec leurs mouchoirs, qu’elles trempaient et
-retrempaient dans l’eau miraculeuse,--_Dour ar Bis_[60], ainsi qu’on en
-est prévenu par l’inscription bretonne placée au-dessus des robinets...
-J’ai laissé tout ce monde à ses pratiques et, sans autre compagnie que
-la claire chanson du ruisseau de Traoun-Mériadek, plus argentine encore
-dans le recueillement du soir, j’ai gagné la grève.
-
- [60] L’eau du Doigt.
-
-Des sentiers, fleuris de troènes, d’aubépines, de sureaux, y conduisent
-en côtoyant des fermes anciennes, des manoirs déchus, bâtis «du temps
-que vivait la Reine Anne et que Saint-Jean n’était peuplé que de
-gentilshommes». Mais à l’extrême pointe, c’est le désert complet,
-l’infinie solitude. J’y suis arrivé à l’heure de la mer étale. Les
-promontoires se dressaient, en une série étagée de hautes proues
-immobiles, sur les profondeurs splendides du couchant. Et derrière leurs
-carènes d’ombre, là-bas, dans les lointains vers lesquels ils semblaient
-n’attendre qu’un signe pour voguer, un autre _Tantad_ achevait de
-s’éteindre, le féerique, le merveilleux Tantad où, chaque soir, se
-prodiguent en spectacle au monde les incomparables magies du soleil.
-
-
-
-
-LA TROMÉNIE DE SAINT RONAN
-
-LE PARDON DE LA MONTAGNE
-
-A José-Maria de Heredia.
-
-
-
-
-I
-
-
-Qui n’a présente à la mémoire la jolie page, d’une si railleuse
-bonhomie, que l’auteur des _Souvenirs d’enfance et de jeunesse_ a
-consacrée à l’humoristique saint Ronan, ancêtre patronymique du clan des
-Renan dans la Bretagne armoricaine?
-
-«Entre tous les saints de Bretagne, il n’y en a pas de plus original. On
-m’a raconté deux ou trois fois sa vie, et toujours avec des
-circonstances plus extraordinaires les unes que les autres. Il habitait
-la Cornouailles, près de la petite ville qui porte son nom
-(Saint-Renan). C’était un esprit de la terre plus qu’un saint. Sa
-puissance sur les éléments était effrayante. Son caractère était violent
-et un peu bizarre; on ne savait jamais d’avance ce qu’il ferait, ce
-qu’il voudrait. On le respectait; mais cette obstination à marcher seul
-dans sa voie inspirait une certaine crainte; si bien que, le jour où on
-le trouva mort sur le sol de sa cabane, la terreur fut grande alentour.
-Le premier qui, en passant, regarda par la fenêtre ouverte et le vit
-étendu par terre, s’enfuit à toutes jambes. Pendant sa vie, il avait été
-si volontaire, si particulier, que nul ne se flattait de pouvoir deviner
-ce qu’il désirait que l’on fît de son corps. Si l’on ne tombait pas
-juste, on craignait une peste, quelque engloutissement de ville, un pays
-tout entier changé en marais, tel ou tel de ces fléaux dont il disposait
-de son vivant. Le mener à l’église de tout le monde eût été chose peu
-sûre. Il semblait parfois l’avoir en aversion. Il eût été capable de se
-révolter, défaire un scandale. Tous les chefs étaient assemblés dans la
-cellule autour du grand corps noir, gisant à terre, quand l’un d’eux
-ouvrit un sage avis: «De son vivant nous n’avons jamais pu le
-comprendre; il était plus facile de dessiner la voie de l’hirondelle au
-ciel que de suivre la trace de ses pensées; mort, qu’il fasse encore à
-sa tête. Abattons quelques arbres; faisons un chariot, où nous
-attellerons quatre bœufs. Il saura bien les conduire à l’endroit où il
-veut qu’on l’enterre.» Tous approuvèrent. On ajusta les poutres, on fit
-les roues avec des tambours pleins, sciés dans l’épaisseur des gros
-chênes, et on posa le saint dessus.
-
-»Les bœufs, conduits par la main invisible de Renan, marchèrent droit
-devant eux au plus épais de la forêt. Les arbres s’inclinaient ou se
-brisaient sous leurs pas avec des craquements effroyables. Arrivé enfin
-au centre de la forêt, à l’endroit où étaient les plus grands chênes, le
-chariot s’arrêta. On comprit; on enterra le saint et on bâtit son église
-en ce lieu.»
-
-La légende populaire, plus fruste sans doute, ne laisse pas d’avoir
-aussi son charme. J’en ai recueilli les principaux épisodes dans le pays
-même où le saint passa la plus grande partie de sa vie. On y trouvera
-précisées quelques-unes des circonstances extraordinaires auxquelles M.
-Renan s’est contenté de faire allusion.
-
-Ronan eut pour patrie d’origine l’Hibernie[61], berceau traditionnel de
-la plupart des thaumaturges celtiques. Je demandais un jour à une
-vieille femme de Bégard:
-
- [61] L’Irlande.
-
---Où donc la situez-vous, cette Hibernie dont le nom revient si
-fréquemment sur vos lèvres?
-
---J’ai ouï dire--me répondit-elle--que c’était un lambeau détaché du
-paradis. Dieu en fit une terre abrupte et solitaire qu’il ancra, avec
-des câbles de diamant, dans des régions de la mer inconnues des
-navigateurs. Dès qu’elle eut touché les eaux, celles-ci perdirent toute
-amertume, et, dans un rayon de sept lieues à la ronde, devinrent douces
-à boire comme du lait. L’île était dérobée à tous les yeux par un
-brouillard impénétrable qui flottait en cercle autour d’elle, mais une
-lumière paisible, toujours égale, en éclairait l’intérieur. Là
-voletaient, sous la forme de grands oiseaux blancs, les âmes
-prédestinées des saints; de là elles partaient, au premier signal, pour
-aller évangéliser le monde. Je me suis laissé dire qu’elles étaient
-primitivement au nombre de onze cent mille. Quand l’heure du départ eut
-sonné pour la onze cent millième, les câbles de diamant se rompirent et
-l’île remonta au ciel avec la légèreté d’un nuage.
-
-En ces temps-là, on pêchait la morue au large des côtes bretonnes, et il
-n’était pas rare que l’on séjournât des semaines entières sur les lieux
-de pêche. Une nuit que les hommes dormaient, étendus au fond des
-barques, il se fit dans la mer un grand remous. Le matelot de quart
-éveilla ses compagnons. «Voyez donc!» dit-il. Ils virent une chose
-étrange. Un rocher s’avançait, fendant les eaux et traînant derrière lui
-un long sillage harmonieux, comme si les vagues, à son contact, eussent
-vibré. Il était fleuri de goémons d’une espèce inconnue qui dégageaient
-un parfum si délicieux et si fort que toute l’atmosphère, que la mer
-même en étaient embaumées. Sur le sommet du roc, une figure agenouillée
-priait, le front auréolé d’un nimbe dont s’illuminait au loin la nuit.
-C’était saint Ronan qui abordait aux rivages d’Armorique.
-
-Il prit terre dans un des havres du Léon. Il ne pouvait pas tomber plus
-mal. Le littoral de ce canton était alors habité par une population de
-forbans, naufrageurs et pilleurs d’épaves. Ils adoraient des divinités
-farouches, qu’ils identifiaient avec les chênes des bois et les écueils
-de l’Océan. Ils ne dépouillèrent pas le saint, dont tout l’avoir
-consistait en une robe de bure trop sordide pour exciter leur
-convoitise, mais ils ne manquèrent aucune occasion de lui témoigner
-combien sa présence parmi eux leur était désagréable; et, quand il
-voulut leur parler de la loi nouvelle, de la loi que Christ avait
-scellée de son sang, ils lui tournèrent le dos avec mépris, en le
-traitant de rêveur, ce qui dans leur bouche était la pire des injures.
-Ronan dut renoncer à convertir ces barbares: désespérant d’adoucir leurs
-mœurs, il résolut du moins d’en atténuer par tous les moyens possibles
-les effets. Les saints hibernois ne voyageaient jamais sans être munis
-d’une cloche portative dont le son, entre autres vertus, avait la
-propriété de se faire entendre distinctement jusqu’aux plus extrêmes
-confins du monde. Ronan se servit de la sienne pour avertir en temps de
-brume les navires égarés et leur signifier qu’ils eussent à s’éloigner
-de la côte. Ainsi les naufrages devinrent fort rares, en dépit des feux
-que les indigènes ne se faisaient pas faute d’allumer sur les hauteurs.
-Ces derniers en conçurent une violente indignation. Les femmes surtout
-étaient très montées.
-
---Jusqu’à présent, disaient-elles, la mer avait été pour nous une
-nourrice aux mamelles inépuisables; les cadavres aux beaux bijoux
-abondaient sur nos grèves; l’orage était notre pourvoyeur: chaque aube
-apportait avec elle sa moisson. Rappelez-vous, ô hommes, les tonneaux de
-vin doré où vos lèvres ont bu tant de fois une ivresse mystérieuse qui
-décuplait vos forces et de surprenants délires qui nous rendaient plus
-belles et plus désirables à vos yeux. Que ces choses sont déjà
-anciennes? Du jour où l’anachorète étranger a paru au milieu de nous, la
-fortune a changé. Ce doit être quelque enchanteur pervers: il nous a
-jeté un sort, il a juré de nous faire périr de misère. Qu’attendez-vous
-pour nous débarrasser de lui?
-
-Ces paroles arrivèrent aux oreilles du saint. Pour n’avoir pas à châtier
-les gens qui les avaient proférées, il décida de s’enfoncer plus avant
-dans les terres et, ayant retroussé les pans de sa robe d’ermite, il se
-mit en route vers d’autres climats. Le rocher sur lequel il avait
-traversé les flots et qu’il appelait sa «jument de pierre» le suivit
-dans ce nouvel exode. Ils franchirent des rivières encore innomées,
-s’engagèrent dans de ténébreuses forêts dont les arbres se souvenaient
-d’avoir été des Dieux. Parfois, des fourrés inextricables entravaient
-leur marche. Ronan faisait alors tinter sa clochette et les ronces,
-pâmées, se désenlaçaient d’elles-mêmes. Ils parvinrent, au sortir des
-bois, dans une région haute et découverte, semée seulement de bruyères
-et d’herbes odoriférantes, que dominait une montagne nue, arrondie,
-pareille à la coupole d’un temple. Ronan planta en terre son bâton de
-pèlerin, et le bâton aussitôt se transforma en une croix de granit, pour
-lui marquer que ce lieu était celui où il se devait arrêter. La «jument
-de pierre» se coucha sur le sol; le saint se mit en prière. C’était
-l’heure du soir, si particulièrement douce en Bretagne. Au pied du
-_ménez_, vers l’occident, des campagnes heureuses étaient comme
-blotties. Des toits invisibles, voilés de feuillage, exhalaient dans
-l’air de calmes famées. Plus loin, la mer s’éteignait; dans ses eaux,
-grises comme des cendres, les dernières lueurs du soleil disparu
-achevaient de mourir.
-
---Que la paix demeure à jamais en cette solitude! murmura le saint.
-
-Son vœu a été exaucé. Nulle part au monde peut-être le silence n’est
-plus grand, plus profond, plus apaisant que sur cette humble cime
-bretonne. Elle a conservé son aspect primitif, son air inviolé
-d’autrefois. On y peut voir des troncs de genêts plusieurs fois
-séculaires. Les bestiaux y viennent brouter l’herbe de printemps, mais
-l’homme n’a pas encore osé désaffecter cette terre: elle est restée ce
-qu’elle était il y a douze cents ans, une colline vierge, une sorte
-d’oasis du rêve.
-
-Ronan y passa des jours exquis, en tête à tête avec les vents qui,
-soufflant parfois du côté de l’Hibernie, lui apportaient jusqu’en ce
-désert d’Armorique le parfum de son île lointaine. Il s’était construit
-là un _pénity_, une maison de pénitence, grossièrement faite de quelques
-branches liées entre elles à l’aide d’un peu de mortier. Il n’y
-demeurait d’ailleurs que la nuit, pour réciter ses vigiles et pour
-dormir. Le reste du temps il vivait dehors. Dès l’aube il était sur
-pied, pèlerinant par les sentiers de la montagne. Il avait adopté un
-circuit qu’il accomplissait ponctuellement deux fois par jour, sans
-dévier d’une semelle, le matin, dans le sens du soleil et, le soir, à
-rencontre de l’astre. La pluie même ne l’arrêtait point: elle l’arrosait
-sans le mouiller. Le tour qu’il décrivait sur les flancs du _ménez_
-comportait plusieurs lieues. Il cheminait des heures entières,
-conversant avec les choses dont le muet langage lui était familier. Les
-bêtes aussi lui étaient chères. Elles le lui rendaient. Du plus loin
-qu’elles le voyaient venir, elles accouraient à lui. Pour leur inspirer
-plus de confiance, il s’amusait souvent, dit-on, à revêtir leur forme.
-Il apprivoisait les plus féroces et les moralisait. Un loup qui l’avait
-en grande vénération s’imagina lui être agréable en déposant, un jour, à
-ses pieds un pauvre agnelet tout pantelant. Le saint commença par
-ressusciter l’innocente victime et tint ensuite au ravisseur un discours
-si touchant qu’il le convertit pour jamais. C’est depuis lors qu’on a
-coutume de dire: «Doux comme le loup de saint Ronan».
-
-S’il recherchait le commerce des animaux et s’il se plaisait même en la
-compagnie des plantes, en revanche il fuyait les hommes. Il avait gardé
-de sa première rencontre avec eux, sur les rivages inhospitaliers du
-Léon, un souvenir amer mêlé peut-être de quelque mépris. S’il lui
-arrivait d’en croiser un sur son chemin, il le regardait avec des yeux
-si terribles que le malheureux, saisi d’épouvante, en demeurait hébété
-pendant des semaines. C’était un avertissement, que le saint leur
-donnait, qu’ils eussent à laisser libre la voie où il était désormais
-résolu de marcher seul. Il y gagna de n’être plus diverti dans ses
-promenades, mais sa réputation en souffrit. Une légende redoutable se
-créa autour de sa personne. On le soupçonna d’être sorcier et
-nécromancien; des pâtres affirmèrent l’avoir vu, déguisé en bête, courir
-le garou; on l’accusa de semer mille maux par le pays. On le rendit
-responsable de tous les méfaits des éléments, auxquels il était censé
-commander. Un ouragan de grêle dévastait-il les moissons dans la plaine,
-une tourmente subite, bouleversant la mer, faisait-elle voler en éclats
-les barques des pêcheurs, c’étaient là autant d’effets de la pernicieuse
-magie de Ronan.
-
-Il faut avouer que, non content d’inquiéter l’opinion, il semblait
-parfois avoir pris à tâche de l’exaspérer. Un jour qu’il se promenait
-sous les ombrages touffus de la forêt de Névet, proche de son ermitage,
-il aperçut un bûcheron en train d’abattre un chêne. Chaque coup de hache
-arrachait à l’arbre une plainte sourde qui retentissait douloureusement
-dans le cœur du solitaire.
-
---Qu’as-tu donc à maltraiter ainsi ce vieillard des bois? demanda-t-il,
-courroucé.
-
---J’ai, répondit l’homme, que j’en veux faire des planches pour mon
-grenier.
-
---A moins que ce ne soit pour ton cercueil! répartit le saint.
-
-Au même instant le chêne tombait, écrasant le bûcheron dans sa chute.
-Que Ronan fût le vrai coupable, cela ne fit de doute pour personne: on
-ne songea plus, dans toute la contrée, qu’aux moyens de se débarrasser
-de lui. Des conciliabules secrets furent tenus dans les clairières, à la
-pâle lumière de la lune, déesse des entreprises nocturnes, que ces
-païens adoraient. Déjà l’on ne parlait de rien moins que d’aller
-surprendre l’anachorète dans sa hutte de branchages et de le frapper
-traîtreusement en plein sommeil, quand le chef du manoir de Kernévez,
-homme sage et tolérant, intervint dans la discussion en faisant observer
-combien une pareille conduite serait non seulement criminelle, mais
-périlleuse.
-
---De deux choses l’une, conclut-il: ou bien Ronan n’a pas la puissance
-néfaste que vous lui attribuez; et alors pourquoi violer, en le
-massacrant, les lois divines et humaines?--ou bien il la possède en
-réalité, et, dans ce cas, que peuvent contre lui vos misérables
-embûches? S’il est l’enchanteur que vous dites, il n’a rien à craindre
-de vos rancunes, tandis que vous, si vous l’irritez, vous avez tout à
-craindre de sa colère.
-
-Cette argumentation refroidit le zèle des plus ardents.
-
---A votre place, continua le maître de Kernévez, je déléguerais vers lui
-quelqu’un pour lui soumettre nos doléances. Entre nous soit dit, je ne
-le crois pas aussi méchant que vos imaginations vous le représentent. Il
-m’est arrivé quelquefois de le suivre à distance, dans ses tournées du
-matin. Savez-vous à quoi je l’ai toujours vu occupé? A délivrer les
-mouches de ces trames légères que les araignées de nuit tissent dans les
-ajoncs!... Un esprit démoniaque n’a point de ces sollicitudes.
-
-Une voix dans l’assistance cria:
-
---Sois donc notre envoyé et plaide auprès de lui notre cause!
-
---J’allais vous le proposer, répondit le chef de maison, le
-_penn-tiern_, avec la simplicité et le calme qui lui étaient habituels.
-
-Sans plus tarder, il se mit en route pour la montagne. La lune s’était
-couchée; mais, au sommet du _ménez_, la cellule de l’ermite brillait
-comme un sanctuaire mystérieux. Ronan dormait, allongé sur la terre nue,
-les mains en croix, la tête éclairée d’une lumière étrange. Ses pieds
-dépassaient le seuil de la hutte, que ne fermait aucune porte. Le maître
-de Kernévez s’assit dans l’herbe pour attendre le réveil du saint. Il se
-sentait le cœur vaguement troublé et, dans sa cervelle de barbare, des
-idées singulières se remuaient qui lui étaient un objet d’étonnement et
-d’effroi.
-
-Cependant l’aube commençait à poindre. Dès que le premier rayon eut
-caressé l’échiné de la jument de pierre, celle-ci poussa un hennissement
-très doux, et tout aussitôt l’anachorète ouvrit les yeux. Il ne témoigna
-nulle surprise de voir le penn-tiern à quelque pas de l’ermitage dans
-l’attitude d’un suppliant, mais, étant allé à lui, il lui commanda de se
-lever et de le suivre. Ils se mirent à cheminer ensemble à travers la
-haute solitude. Leur vue s’étendait au loin sur les campagnes et sur la
-mer que le soleil naissant baignait d’une vapeur de pourpre et où des
-harmonies ineffables flottaient suspendues. Le maître de Kernévez avait
-toujours vécu dans ce site: il le connaissait en ses moindres détails,
-mais, pour la première fois, le sens intérieur lui en était révélé. Il
-lui sembla qu’il le contemplait avec des yeux nouveaux et plus parfaits.
-Et il versa des larmes d’attendrissement, sans savoir pourquoi, comme un
-enfant ou comme un homme ivre. Ronan lui dit:
-
---Pleure, pleure. C’est Dieu qui entre en toi.
-
-Autour d’eux, les fougères embaumaient; des haleines tièdes et suaves se
-jouaient dans les transparences de l’air. Jamais aurore n’eut plus de
-grâce et ne para le monde d’une plus exquise séduction. Quand Ronan
-jugea l’âme de son compagnon suffisamment ameublie, détrempée, et prête
-à recevoir la bonne semence, il commença de lui conter la merveilleuse
-histoire de Jésus qui consacra le désert comme un lieu de prière, de
-Jésus qui prêcha du haut des monts, avec la mer à ses pieds, et enseigna
-aux fils des hommes l’amour universel. L’anachorète qu’on avait dépeint
-d’humeur si farouche parlait avec tant d’onction et de charme, les
-récits qu’il faisait de l’ère galiléenne étaient par eux-mêmes si
-captivants que le chef laboureur en oublia tout le reste. Le saint dut
-le congédier, en lui montrant l’aile grise du soir qui déjà s’éployait
-dans le ciel.
-
---Que t’a dit le personnage de là-haut? interrogèrent les gens de la
-plaine, pâtres et pêcheurs, quand le maître de Kernévez fut redescendu
-parmi eux.
-
-Il leur répéta mot pour mot les discours de Ronan qu’il portait gravés
-dans sa mémoire, s’efforça d’en reproduire jusqu’à l’accent. Il fut
-éloquent avec simplicité. Plus d’un dans l’auditoire se laissa toucher.
-Mais les autres, le grand nombre, après l’avoir écouté non sans stupeur,
-ne tardèrent pas à murmurer contre lui et à échanger à son sujet des
-propos amers. Ils ne pouvaient s’expliquer qu’un homme aussi avisé que
-le penn-tiern se fût fait tout à coup l’apôtre de nouveautés impies,
-subversives des anciens cultes. Ils ne doutèrent point que l’ermite ne
-l’eût ensorcelé. Leur haine contre Ronan s’en accrut; et, quant au
-maître de Kernévez dont ils avaient si longtemps vénéré la sagesse, ils
-n’eurent dorénavant pour lui que la superstitieuse pitié dont on entoure
-en Bretagne les _innocents_ et les fous.
-
-Il ne s’en émut ni ne s’en plaignit. Il vit s’écarter de lui ses amis
-les plus chers, sans en éprouver de ressentiment. N’étaient-ce pas, au
-dire de Ronan, les conditions ordinaires de tout début dans
-l’apprentissage de la sainteté? Il ne se passait point de jour qu’il ne
-se rendît auprès du solitaire, dans un lieu dont ils étaient convenus,
-sur la lisière du domaine de Kernévez, à mi-pente de la montagne. Une
-haie de prunelliers sauvages les mettait à l’abri des regards
-indiscrets; des pins parasols ombrageaient leur tête, et la mer, par une
-éclaircie, s’étalant devant eux à perte de vue, ouvrait à leurs pensées,
-à leurs méditations en commun, le champ de son immensité. Là, le fruste
-disciple de Ronan s’initia aux séductions de la vie contemplative. Il y
-prit un tel goût qu’il en vint bientôt à considérer tout autre soin
-comme indigne qu’on s’y appliquât. A savourer les secrètes voluptés de
-la conscience, ce paysan dépouilla jusqu’à la passion de la terre. Lui
-qu’on citait naguère comme le modèle des laboureurs, il se désintéressa
-de ses cultures, cessa de surveiller son personnel, laissa les
-domestiques agir en maîtres. On en jasa dans la contrée. Finalement, sa
-femme fut avertie.
-
-Vivant dehors par métier, tandis qu’elle était retenue à l’intérieur du
-logis par ses devoirs de ménagère, il avait pu lui dérober quelque temps
-ses pieuses escapades et fréquenter le saint sans éveiller ses soupçons.
-Mais il prévoyait bien qu’un jour ou l’autre tout lui serait dévoilé.
-Des commères complaisantes s’en chargèrent. Comme il revenait un soir à
-la ferme, au sortir d’une entrevue avec Ronan, il trouva sur le chemin
-sa femme qui l’attendait, blême de colère.
-
---Ainsi, cria-t-elle, voilà comment vous vous comportez! J’en apprends
-de belles sur votre compte! On vous croit au travail avec les
-serviteurs, et vous fainéantez là-haut en compagnie d’un être louche qui
-est l’opprobre et la terreur du pays. Avez-vous donc juré de mettre vos
-enfants sur la paille et, moi, de me faire mourir de désespoir?...
-
-La légende, qui pratique la sélection à sa façon, n’a pas retenu le nom
-du maître de Kernévez; mais elle nous a transmis celui de sa femme. Elle
-s’appelait Kébèn. M. de la Villemarqué a voulu voir en elle une sorte de
-druidesse farouche, reine de la forêt sacrée[62]. Le peuple s’en fait
-une image moins noble, mais plus voisine peut-être de la réalité.
-C’était tout bonnement une fermière économe, un peu serrée, dure à
-elle-même et dure aux autres, uniquement préoccupée d’arrondir son
-pécule et de léguer à ses enfants un bien solide, exempt d’hypothèques.
-D’un caractère très entier, elle menait sa maison au doigt et à l’œil.
-Au reste, femme entendue et capable, ne commandant jamais rien que de
-sensé. Son mari s’était toujours effacé devant elle. On conçoit sa
-fureur, quand elle s’aperçut qu’il lui échappait. Elle le somma de
-rompre avec le thaumaturge; pour la première fois de sa vie, il lui tint
-tête, opposant à toutes ses objurgations, à toutes ses invectives, une
-douceur tranquille et obstinée.
-
- [62] Cf. _Barzaz-Breiz_, Légende de saint Ronan, notes.
-
-A partir de ce moment, le manoir de Kernévez, jusque-là si ordonné, si
-paisible, devint un enfer.
-
-Du matin au soir, Kébèn tournait dans la vaste cuisine comme une louve
-en cage, grinçant des dents et hurlant. Les enfants se fourraient dans
-les coins, derrière les meubles, et pleuraient en silence, n’osant plus
-approcher leur mère. Valets et servantes quittèrent la maison l’un après
-l’autre: le domaine tomba en friche, les troupeaux dont nul ne prenait
-soin vaguèrent dans les champs, à l’abandon. L’homme continuait de se
-rendre à la montagne, auprès du saint, indifférent au spectre de la
-ruine qui de toutes parts commençait à se dresser autour de lui. Il
-n’avait plus de souci des choses terrestres. Il habitait dans son rêve
-comme dans une tour très haute d’où il ne voyait que du ciel.
-
-Un vertige d’une autre sorte égarait l’esprit de Kébèn. Son idée fixe
-était de se venger de Ronan, qu’elle appelait le débaucheur d’hommes.
-Elle s’aboucha avec les ennemis du thaumaturge. On sait qu’ils étaient
-nombreux. Des réunions clandestines se tinrent à Kernévez, pendant les
-absences du mari. On y buvait de l’hydromel dans des cornes d’auroch. Au
-bout de quelques jours de ce régime, Kébèn, devant une assemblée de
-fanatiques exaltés jusqu’au délire, déclara qu’il fallait cette nuit
-même, à la faveur des ténèbres, marcher à la hutte de l’ermite, y mettre
-le feu et l’y brûler vif.
-
---Allons! s’écrièrent-ils d’une seule voix.
-
-Mais leur enthousiasme dura peu. A la fraîcheur nocturne leur ivresse
-s’était dissipée, faisant place, chez les plus hardis, à de mystérieuses
-appréhensions. Ils crurent ouïr dans le vent des paroles de menace. Les
-bruyères où leurs pieds s’empêtraient leur semblèrent un filet magique
-tendu sous leurs pas. Une étrange apparition acheva de les terrifier. La
-forme démesurée d’une bête venait de surgir debout sur le sommet de la
-montagne, et, par trois fois, un hennissement épouvantable déchira la
-nuit. Toute la bande se dispersa comme un vol de moineaux. Seule, Kébèn
-demeura: sa haine la cuirassait contre la peur. A l’appel de la jument
-de pierre, Ronan était sorti de son oratoire. Il s’avança vers la mégère
-et lui dit:
-
---Garde-toi de franchir l’enceinte marquée par des houx. C’est ici un
-lieu interdit aux femmes.
-
-Kébèn, ramassée sur elle-même, s’apprêtait à lui sauter au visage; mais,
-quand elle voulut s’élancer, une force surnaturelle la cloua sur place
-et ses jambes se raidirent sous elle, comme pétrifiées. Alors, dans
-l’impuissance de sa rage, elle vomit un flot d’injures, traitant le
-saint des noms les plus odieux.
-
---Ah! oui,--hurlait-elle,--tu interdis aux femmes l’accès de ton
-repaire, mais tu y attires les hommes, sorcier de malheur!... Réponds,
-qu’as-tu fait du maître de Kernévez? Quel philtre de démence lui as-tu
-versé?... Nous ne te cherchions point: pourquoi nous es-tu venu
-trouver?... Regarde ce manoir, là-bas, sous les hêtres. On y travaillait
-dans la joie et dans la concorde. Une fumée heureuse s’élevait du toit
-comme une perpétuelle action de grâces aux dieux d’en haut. Eh bien! tes
-artifices en ont chassé la prospérité pour y installer la ruine. Où
-régnait la paix des âmes, tu as déchaîné la guerre conjugale. Par le
-soleil et par la lune, sois maudit!
-
-Le saint, les yeux au firmament, priait. Son oraison finie, il prononça:
-
---Femme, je te rends l’usage de tes membres; retourne vers tes enfants à
-qui tu n’as pas donné à manger ce soir et dont le gémissement m’a
-empêché d’entendre tes paroles.
-
-Une plainte, en effet, une plainte discrète et continue sanglotait dans
-le vent de la mer.
-
---Nous nous rencontrerons encore! grommela Kébèn d’un ton de défi.
-
---Dieu fasse que ce soit au ciel! répondit Ronan.
-
-La femme de Kernévez rentra au logis, l’âme ulcérée. Pendant plusieurs
-jours elle resta accroupie sur la pierre de l’âtre, sans qu’on pût lui
-arracher un mot ni la décider à s’étendre dans un lit. Elle méditait,
-dans l’immobilité et le silence, quelque horrible dessein. Une nuit
-enfin, après s’être assurée qu’autour d’elle chacun dormait, elle se
-leva et pénétra dans la pièce où les enfants étaient couchés. Là
-reposait, parmi ses frères, Soëzic, la fille aînée, à peine âgée de huit
-ans: petite blondinette, jolie et délicate comme un ange, la préférée de
-son père à cause de sa gentillesse et de sa douceur. Kébèn la prit dans
-ses bras avec précaution, pour ne la point réveiller, et s’achemina sans
-bruit vers la grange. Il y avait dans un coin de cette grange, dissimulé
-derrière un tas de fagots, un vieux bahut hors de service, fait d’un
-énorme tronc de chêne creusé au feu, avec des parois aussi épaisses que
-celles des sarcophages en granit où l’on avait coutume d’ensevelir les
-chefs de clan. La mère dénaturée déposa l’enfant au fond du coffre,
-rabattit le lourd couvercle, ferma la serrure à double tour, puis, ayant
-repris sa place sur le foyer, se mit tout à coup à pousser des cris
-atroces, des cris de bête qu’on égorge.
-
-Le maître de Kernévez sauta à bas du lit, épouvanté:
-
---Qu’y a-t-il, femme? Au nom de Dieu, qu’y a-t-il?
-
-Elle lui montrait la porte de la chambre des enfants. Il alla voir,
-constata que la fillette avait disparu. Déjà des voisins étaient
-accourus au bruit: la cuisine fut bientôt pleine de curieux. Alors
-seulement Kébèn parla.
-
-Depuis sa querelle avec le thaumaturge, elle s’attendait,
-déclara-t-elle, à quelque événement de ce genre. Il l’en avait menacée,
-et c’est pourquoi tous ces temps-ci elle avait tenu à rester sur ses
-gardes. Or, voilà que cette nuit, comme elle s’assoupissait de fatigue,
-elle avait été réveillée en sursaut par une voix qui geignait
-faiblement: «_Mamm! Mamm!_» Elle avait essayé de se lever, mais en vain.
-Un sortilège la paralysait. Au même moment, la forme monstrueuse d’un
-homme-loup passait devant elle, emportant en travers dans sa gueule le
-corps ensanglanté de Soëzic.
-
-Évidemment, cet homme-loup ne pouvait être que Ronan. Tel fut l’avis
-unanime. Le mari voulut intervenir, risquer une observation. Mais on
-était fixé sur la valeur de ses conseils! L’assistance entière lui ferma
-la bouche. Il fut arrêté, séance tenante, qu’on se rendrait à Quimper de
-ce pas, pour dénoncer au roi Gralon-Meur l’abominable crime et demander
-justice contre le malfaiteur.
-
-Le cortège, grossi de village en village, accompagna Kébèn jusque dans
-le palais du roi. Gralon-Meur fut ému par une manifestation aussi
-imposante; il dépêcha des archers vers le saint, avec ordre de le lui
-amener sur le champ. En le voyant paraître, il ne douta point que la
-populace n’eût dit vrai. Avec sa face velue, avec ses ardentes prunelles
-d’ascète, ombragées d’épais sourcils, avec sa houppelande de bure
-grossière, salie, usée, effilochée, jaunie, pareille à la fourrure d’un
-fauve et nouée aux reins par une ceinture d’écorce, avec ses pieds
-souillés de boue, avec ses doigts aux ongles pointus et noirs comme des
-griffes, le solitaire avait les dehors d’un animal sauvage plutôt que
-d’un être humain.
-
---Nous allons bien savoir s’il participe de la nature de l’homme ou de
-celle du loup,--prononça Gralon.--J’ai là deux dogues qui nous
-renseigneront à cet égard.
-
-Les terribles bêtes furent lâchées sur Ronan; mais, au lieu de le mettre
-en pièces, elles se couchèrent docilement à ses pieds, léchant ses
-haillons, implorant de lui une caresse.
-
-Il y eut dans la foule une grande stupeur. Gralon-Meur, s’étant avancé
-vers l’anachorète, s’inclina et dit:
-
---Pour que mes chiens t’aient respecté, il faut qu’un pouvoir singulier
-soit en toi. Parle donc et confonds tes accusateurs, afin que justice
-soit faite.
-
---Je parlerai,--répondit Ronan,--non à cause de moi qui n’ai de comptes
-à rendre qu’à Dieu, mais à cause de l’enfant, victime innocente de cette
-odieuse machination; commande, ô roi, qu’on apporte ici le coffre qui
-est à Kernévez, dans la grange, derrière un tas de fagots.
-
-Il fut fait selon sa volonté. Quand on ouvrit le bahut de chêne, on y
-trouva la fillette, blanche comme cire; elle était étendue sur le côté,
-morte. Dur eût été de cœur celui qui n’eût pleuré en la voyant. Ronan
-lui-même, pour la seule fois de sa vie, dit-on, donna des marques
-d’attendrissement. Il se pencha au-dessus du cadavre et, l’appelant par
-son nom, d’une voix très douce, il murmura:
-
---Petite Soëzic, fleurette jolie, tes yeux se sont clos avant l’heure.
-Dieu veut que tu les rouvres et qu’ils contemplent longtemps encore le
-soleil béni.
-
-Il dit. Les fraîches couleurs de l’enfance reparurent aussitôt sur le
-visage de la morte, et elle se leva du coffre en souriant.
-
-La foule, transportée à la vue du miracle, trépignait d’allégresse,
-exaltant les vertus du saint, criant qu’il fallait lapider Kébèn. Mais
-Ronan:
-
---J’entends--fit-il--que cette femme s’en retourne chez elle saine et
-sauve.
-
-A partir de ce jour, le solitaire vécut honoré de tous dans la contrée
-qui jusque-là lui avait été si marâtre. La religion qu’il professait
-supplanta les anciens cultes. Toutefois il ne changea rien à ses
-habitudes, s’abstint comme par le passé de tout commerce direct avec les
-hommes, si même il ne se montra pas encore plus secret; de sorte que la
-vénération qu’il inspirait resta mêlée de quelque crainte. On le suivait
-du regard, de loin, dans sa promenade quotidienne, mais on n’aurait
-jamais eu la hardiesse de l’aborder. Quand on s’adressait à lui, c’était
-par l’intermédiaire du maître de Kernévez, la seule créature humaine
-qu’il accueillît sans répugnance et dont il écoutât volontiers les
-propos. Saint Corentin vint un jour lui faire visite à son oratoire,
-dans le dessein, à ce que l’on prétend, de se démettre en sa faveur de
-son épiscopat de Quimper; il trouva la porte fermée par une simple toile
-d’araignée, voulut passer au travers et ne put réussir à rompre la
-trame; il comprit que Ronan refusait de le recevoir et rebroussa chemin,
-non sans dépit.
-
-C’est au printemps, la veille du vendredi saint, que mourut le
-thaumaturge de la montagne. Sitôt qu’il eut rendu l’âme, de grands
-nuages aux formes bizarres et tourmentées accoururent de tous les points
-de l’horizon et se rassemblèrent autour de la cime, étendant un voile de
-ténèbres sur le pays environnant, tandis que de l’oratoire s’élevait
-vers le ciel une longue colonne de fumée blanche. Par ces signes on fut
-averti que Ronan n’était plus; mais on attendit au troisième jour, avant
-de franchir l’enceinte des houx sacrés. L’humeur du saint était à
-redouter même après sa mort. Il fallut que le penn-tiern entrât le
-premier dans la cellule. Le cadavre ne présentait aucune trace de
-décomposition; il était couché dans la posture qui, de son vivant, lui
-était familière, ses pieds de marcheur obstiné dépassant le seuil; les
-mèches hérissées de ses cheveux étaient lumineuses comme des flammes;
-d’une main il pressait sur sa poitrine un livre aux fermoirs richement
-ouvragés, sans doute un répertoire de formules magiques, pensèrent les
-paysans; dans l’autre il tenait la clochette, compagne mélodieuse de ses
-migrations.
-
-On a vu de quelle façon il fut procédé aux funérailles. Dès que le corps
-eut été placé sur le chariot, les bœufs se mirent en marche et la
-clochette de fer commença d’elle-même à tinter. Pendant toute la durée
-du trajet, elle sonna ainsi, à petits coups grêles et lents, comme un
-glas. L’attelage s’était immédiatement engagé dans la sente que Ronan
-avait accoutumé de parcourir chaque matin et chaque soir. En traversant
-les terres de Kernévez, il arriva près d’un lavoir où Kébèn lavait.
-Cette femme singulière, depuis l’aventure du coffre, n’avait plus fait
-parler d’elle; mais elle ne s’était ni amendée, ni assagie. La clémence
-de Ronan, au lieu d’apaiser sa haine, l’avait exacerbée. Lorsqu’elle
-apprit sa mort, elle eut un tel accès de joie cynique que momentanément
-on la crut folle. Non seulement elle refusa de prendre le deuil avec les
-autres ménagères du quartier; mais elle choisit le jour des obsèques
-pour faire sa lessive, commettant de la sorte un double scandale,
-puisqu’en ce même jour se célébrait la fête de Pâques.
-
-Le cortège s’avançait dans un recueillement silencieux, au son de la
-petite clochette, quand, parmi des bruits de battoir, une chanson
-narquoise s’éleva de derrière les saules qui bordaient l’étang:
-
- _Bim baon, cloc’hou!
- Marw ê Jégou
- Gant eur c’horfad ywadigennou[63]!..._
-
- [63] C’est un refrain populaire très répandu en Bretagne et que l’on
- chante aux enfants pour les bercer.
-
- Bim baon, les cloches!
- Il est mort, Jégou,
- D’une ventrée de boudin!
-
-Ainsi chantait, à voix haute et stridente, Kébèn l’effrontée. Les bœufs
-cependant débouchaient dans le pré; et ils cheminaient droit devant eux,
-sans souci du linge qui séchait étalé sur l’herbe. Déjà ils piétinaient
-de leurs durs sabots les nappes de toile fine. Kébèn, du coup, cessa de
-chanter. Échevelée, noire de fureur, elle se jeta à la tête des animaux:
-
---Arrière, sales bêtes!--cria-t-elle.
-
-Et, brandissant son battoir, elle les en frappa avec une telle violence
-qu’elle écorna l’un d’eux. Ils n’en continuèrent pas moins leur route,
-de leur bonne allure tranquille. Alors la rage de Kébèn se tourna contre
-le cadavre. Elle s’était cramponnée au chariot, au risque de se faire
-écraser; et, à chaque tour de roue, des paroles insensées, des injures
-inexpiables s’échappaient de ses lèvres.
-
---Va, charogne, va rejoindre dans le charnier où elle pourrit la louve
-qui fut ta mère!... Tu dois être content, fléau des ménages!... Grâce à
-toi, la plus belle lessive du pays est en pièces... Ris donc, artisan de
-malices, fourbe des fourbes, nuisible jusque dans la mort!... Ha! Ha! Et
-dire qu’il y a des benêts qui te pleurent!... Quant à moi, tiens, voilà
-mon adieu!
-
-Horrible profanation! Elle venait de lui cracher à la figure. Ce fut du
-reste son dernier outrage. Le sol au même instant s’entre-bâilla sous
-elle et l’engloutit.
-
-Au bout de trois heures de marche, la clochette s’étant tue, les bœufs
-s’arrêtèrent. On était en pleine forêt, sur le versant occidental de la
-montagne. Une fosse fut bientôt creusée, mais, lorsqu’il s’agit d’y
-descendre le corps du saint, les efforts réunis de vingt hommes
-demeurèrent impuissants à le soulever. «Peut-être ne veut-il pas qu’on
-l’enterre», opina quelqu’un; «laissons-le en cet état, et attendons les
-événements.» Or, il advint une chose extraordinaire. Dans l’espace d’une
-nuit, le cadavre se pétrifia, ne fit plus qu’un avec la table du chariot
-transformée en dalle funéraire, et apparut comme une image éternelle
-sculptée dans le granit d’un tombeau. Les arbres d’alentour étaient
-eux-mêmes devenus de pierre; ils s’élançaient maintenant avec une
-sveltesse de piliers, entre-croisaient là-haut en guise de voûte les
-nervures hardies de leurs branches. Tel fut, d’après la légende, le
-premier schème de l’église de Locronan et du cénotaphe qui s’y voit
-encore, dans la chapelle du Pénity.
-
-
-
-
-II
-
-
-Si jamais vous visitez Locronan, faites en sorte d’y arriver par la
-«vieille côte». La montée, au début, n’est pas engageante; c’est moins
-un chemin qu’une ravine, que le lit desséché d’un torrent. Mais, à
-mesure que l’on approche de la crête, la route s’aplanit, se dilate,
-retrouve sa noble aisance d’ancienne voie royale. Borné encore, vers
-l’occident, par un dernier renflement des terres, l’horizon s’est
-découvert peu à peu dans la direction du sud et du septentrion. Derrière
-vous s’estompent les grandes houles bleues du Quimperrois; à votre
-droite s’enlève sur le ciel la montagne sacrée, avec son énorme croupe
-creusée de plissements rugueux où les traînées de bruyères semblent des
-fumées roses courant à ras de sol; à gauche, un pays vert--d’un vert
-lumineux, d’un vert fauve--déroule jusqu’à la mer océane la nappe
-onduleuse de ses feuillages. Des pins bordent la route, mais sans
-entraver la vue qui se joue librement entre leurs fûts ébranchés; et
-l’on a au-dessus de soi l’aérienne mélopée de leurs cimes. Ajoutez que
-nulle part ailleurs, en Bretagne, on ne respire mieux ce que le poète
-appelle
-
- L’ivresse de l’espace et du vent intrépide.
-
-Le vent s’acharne d’une aile infatigable sur ce haut plateau. On est,
-pour ainsi dire, bouche à bouche avec l’Atlantique qui vous souffle à la
-face, de tout près, sa rude haleine salée, vous fouette la peau de ses
-larges embruns. Le bruit des vagues se fait si distinct qu’on se
-croirait sur un sommet de falaise: on s’attend à recevoir dans les
-jambes un paquet d’écume. Point. De l’abîme, béant à vos pieds, c’est un
-clocher qui surgit, un clocher veuf de sa flèche, une énorme tour carrée
-aux étroites et longues ogives d’où s’envolent, non des goélands, mais
-des corbeaux. Plus bas, voici l’église tassée de vieillesse, sous sa
-toiture gondolée; et près d’elle se montre le cimetière, un arpent de
-montagne clos de murs en ruine et foisonnant d’herbe. On descend une
-pente raide, sinueuse, presque une rue, avec les restes d’un pavage
-ancien. Jadis, au temps d’une prospérité qui n’est plus qu’un
-mélancolique souvenir, c’était par ici que la diligence de Quimper à
-Brest faisait à Locronan son entrée, dans un fracas de ferrailles et de
-grelots, semant sur son passage le mouvement, la gaieté, la vie. Les
-femmes, leur poupon dans les bras, accouraient sur le seuil des petites
-maisons basses qui, toutes, portent inscrites dans leur linteau la date
-de leur construction et les noms des ancêtres qui les édifièrent. Les
-hommes eux-mêmes, tisserands pour la plupart, se soulevaient sur les
-pédales des métiers et, par la lucarne entr’ouverte, saluaient le
-postillon d’un lazzi, les voyageurs d’un souhait de bon voyage. A
-l’animation d’autrefois a succédé, hélas! un morne silence. Les chemins
-de fer ont tué les messageries, et les machines les métiers à main. De
-ceux-ci, il subsiste peut-être une dizaine, et qui chôment plus souvent
-qu’ils ne travaillent. Au commencement du siècle, ils étaient environ
-cent cinquante, où se venaient approvisionner de toile à voile tous les
-ports du littoral cornouaillais. Du matin au soir et d’un bout du bourg
-à l’autre retentissait alors, selon l’expression d’un habitant du lieu,
-l’allègre chanson de la navette.
-
-On vous contera que saint Ronan fut l’inventeur de cette industrie,
-qu’il la pratiqua lui-même--sans doute dans l’intervalle de ses
-promenades--et l’enseigna au penn-tiern, son compagnon de prière. Avant
-lui les pêcheurs se contentaient de suspendre des peaux de bêtes aux
-mâts de leurs embarcations. Il fit planter du chanvre, montra l’art d’en
-tisser les fibres. Une source d’abondance et de richesse ruissela sur le
-pays. L’opulence des bourgeois de Locronan devint aussi proverbiale que
-celle des armateurs de Penmarc’h. On en peut contempler d’éloquents
-vestiges dans les pignons élégamment sculptés ou dans les façades
-monumentales qui encadrent la place. Ce sont demeures de grand style,
-dont quelques-unes traitées avec goût dans la manière de la Renaissance.
-Si déchues soient-elles de leur antique splendeur, elles ont encore
-fière mine, gardent jusqu’en leur délabrement un air de noblesse et de
-solennité, communiquent à l’humble bourg un je ne sais quoi de magistral
-qui en impose. Rien de banal, ni de mesquin. Cela a la majesté solitaire
-des belles ruines; cela en a aussi la pénétrante tristesse. Le cœur se
-serre à parcourir les menues ruelles qui, contournant les maisons,
-rampent vers la campagne ou plongent à pic au fond du quartier de
-Bonne-Nouvelle (Kêlou-Mad). Ce ne sont que murs croulants, décombres
-épars, jonchant au loin les jardins en friche. On a le sentiment d’une
-cité qui s’effrite pierre à pierre, et qui ne se relèvera plus. Ses
-habitants même, de jour en jour, l’abandonnent, émigrent, comme si un
-sort pesait sur elle, quelque malédiction à longue échéance proférée,
-voilà treize cents ans, par le thaumaturge de la montagne.
-
-Mais non. L’esprit de Ronan ne s’est pas retiré de sa bourgade. Tout au
-contraire, il en est resté le génie bienfaisant. C’est grâce à lui si
-elle retrouve, à de périodiques intervalles, un semblant d’animation et
-de vie. Tous les sept ans, en effet, comme il arrive, dit-on, pour les
-villes mortes de la légende, Locronan se réveille, voit abonder dans son
-désert un peuple de pèlerins. Durant l’espace d’une semaine, il peut se
-croire revenu aux jours les plus brillants de son histoire. Ce miracle,
-c’est la _Troménie_ qui l’opère.
-
-
-
-
-III
-
-
-Troménie est une corruption de _Trô-minihy_ et signifie proprement «tour
-de l’asile». Ces asiles, ces minihys, dans l’ancienne Église de
-Bretagne, étaient des cercles sacrés d’une, de deux, quelquefois de
-trois lieues et plus, entourant les monastères et jouissant des plus
-précieuses immunités. Celui qui dépendait du prieuré de Locronan
-couvrait une vaste étendue, empiétait sur le territoire de quatre
-paroisses: Locronan, Quéménéven, Plogonnec et Plounévez-Porzay. Le
-pèlerinage de la Troménie consiste à en faire le tour, en suivant une
-ligne traditionnelle qui n’a pas varié depuis des siècles. On ne
-s’écarte guère des flancs du _ménez_ dont la masse énorme absorbe,
-confisque la vue, apparaît comme le centre de la fête. Aussi les
-fidèles, peu soucieux d’une étymologie dont le sens pour eux s’est
-perdu, expliquent-ils Troménie par _Trô-ar-ménez_ qu’ils traduisent
-librement: le Pardon de la Montagne.
-
-Quant au trajet à parcourir, c’est celui-là même--on l’a deviné--où se
-complut Ronan le marcheur, du temps qu’il était de ce monde. Voie
-étrange hors de toute voie, espèce de sentier mystique, à peine frayé et
-que jalonnent seulement, de loin en loin, des calvaires. Il n’est pas
-aisé de s’y reconnaître. Mais au besoin le saint en personne s’offre à
-remplir les fonctions de guide.
-
-Une pauvresse m’a fait ce récit.
-
-Elle avait promis d’accomplir le pèlerinage, de nuit, et elle s’était
-mise en route au crépuscule, comptant sur la lune pour éclairer ses pas.
-La lune ne se leva point. D’épais nuages venus de la mer avaient envahi
-le firmament. La vieille cheminait néanmoins, trébuchant aux pierres, se
-cognant parfois le front aux talus. Quand elle fut au milieu des landes,
-elle s’arrêta; elle ne savait plus de quel côté s’orienter dans les
-ténèbres. Une grande peur la prit. Elle allait renoncer à son vœu. Mais
-tout aussitôt une voix de pitié se fit entendre qui la réconforta.
-
---Pose tes pieds où je poserai les miens, disait la voix.
-
-Elle chercha à voir qui lui parlait de la sorte. Vainement. Elle ne
-distingua rien, si ce n’est deux pieds nus, d’une blancheur
-éblouissante, qui marchaient devant elle et qui laissaient à mesure dans
-le sol de lumineuses empreintes. Elle put ainsi parvenir sans encombre
-au terme de ses dévotions.
-
---Être secourable, s’écria-t-elle en joignant les mains, apprends-moi
-ton nom, que je le bénisse jusqu’à l’heure de ma mort.
-
---Tu n’as cessé, tantôt, de l’invoquer dans tes litanies, répondit la
-voix.
-
-Alors, elle comprit, s’agenouilla pour baiser les pieds du saint; mais
-il avait disparu.
-
-Dès le XIIe siècle, la Troménie septennale prenait rang parmi les
-grandes assemblées religieuses de la Bretagne. On s’y rendait par clans
-des points les plus éloignés,--de l’extrême Trégor, du fond des landes
-vannetaises. Saint Yves y figura, accompagné de son inséparable Jehan de
-Kergoz. Plus tard les ducs se firent un devoir de s’y montrer. La
-tradition s’était déjà répandue qu’il faut avoir passé par Locronan pour
-gagner le ciel. Une année, la fête revêtit un éclat particulier. De
-beaux seigneurs aux costumes somptueux, montés sur des chevaux richement
-caparaçonnés, débouchèrent devers Plogonnec, suivis d’une multitude de
-gens d’armes et précédés d’un escadron de trompettes sonnant à pleins
-poumons. Ils escortaient un carrosse d’où l’on vit descendre une
-mignonnette jeune femme en coiffe du temps, juste comme la procession
-traversait la place. Elle était gente et accorte, avec des yeux clairs,
-très doux, et un joli front têtu de Bretonne. Quand les porteurs des
-reliques eurent défilé, elle vint se joindre pieusement à un groupe de
-fermières qui, habillées d’étoffes rouges aux chamarrures d’argent et
-d’or, formaient une garde d’honneur à la statue de sainte Anne. Elle
-marchait difficilement dans ses petits brodequins peu habitués à fouler
-les cailloux des chemins creux ou les aspérités broussailleuses des
-landes, et l’on devinait de suite en elle quelque _pennhérès_ de la
-ville, mais brave, résolue, «ne plaignant point sa route». Penchée sur
-le livre d’heures d’une de ses voisines, elle entonna le cantique à
-l’unisson des autres voix. Et, tout le long de la Troménie, elle chanta:
-on eût dit qu’un rossignol mélodieux s’égosillait entre ses lèvres, tant
-elle savait donner d’onction et de grâce aux rudes syllabes des versets
-armoricains. Les gars préposés aux bannières se détournaient sans cesse
-pour la regarder. Ils apprirent au retour qu’elle avait nom «la duchesse
-Anne» et qu’elle était mariée au roi de France.
-
-Bonne et chère Duchesse, j’ai souvent consulté à ton sujet les
-populations de l’Armor trégorrois. Tu n’es déjà plus pour elles qu’un
-symbole. Mais en ce canton de Cornouailles ta mémoire vit, et presque ta
-personne. Dans une hutte, sous des hêtres,--derniers vestiges de la
-forêt de Névet,--des sabotiers m’ont parlé de toi comme s’ils t’avaient
-connue. Ils dépeignaient ton visage velouté ainsi qu’un beau fruit; ils
-célébraient ta chevelure, ton sourire, ton charme, se souvenaient du
-timbre de ta voix. Pour un peu ils eussent juré qu’ils étaient présents
-à cette Troménie où tu assistas. Qui oserait, après cela, contester la
-magique influence de Ronan?
-
-On en cite des témoignages bien autrement significatifs.
-
-Telle cette Troménie fantastique que le saint, à ce que l’on prétend,
-dirigea lui-même. Il tombait depuis la veille une pluie acharnée, et la
-montagne était labourée en tous sens par de véritables torrents. Le
-clergé décida que la procession n’aurait pas lieu, qu’elle serait
-différée au dimanche d’après. Cela mécontenta, paraît-il, le susceptible
-Ronan qui, de son vivant, ne s’était jamais préoccupé du temps qu’il
-faisait pour vaquer à son pèlerinage quotidien. Voilà que soudain les
-cloches s’ébranlent. Un chœur invisible entonne l’hymne de marche et,
-par, la baie du portail que le sacristain affirmait pourtant avoir
-fermée, jaillit un premier flot de «Troménieurs», puis un autre, puis
-d’autres encore, interminablement. On ne sait qui ils sont ni d’où ils
-viennent. Ils ont des figures jaunes et moisies. Une fade et bizarre
-odeur s’exhale de leurs vêtements d’une forme inconnue. Ils chantent
-sans remuer les lèvres, et leur voix est faible, lointaine, semble
-sortir des entrailles de la terre. A leur tête s’avance le thaumaturge.
-Par-dessus sa robe de bure il a passé les ornements épiscopaux. Un
-cercle de lumière entoure son front, et sa barbe neige resplendit comme
-une gloire. Il va, et le sol se sèche à mesure devant ses pas, et la
-pluie, respectueuse, s’écarte. Les grandes, les lourdes bannières
-s’éploient, portées à bras tendus par des vieillards mystérieux aux
-carrures athlétiques. Et leurs soies, leurs broderies, leurs images
-luisent clair comme par une journée de soleil. Là-haut, dans le ciel,
-une trouée d’azur s’est faite, qui se déplace avec la procession, reste
-toujours suspendue au-dessus d’elle comme un dais, tandis qu’à l’entour
-il ne cesse de pleuvoir, de pleuvoir à verse...
-
-On inspecta le lendemain les bannières, rentrées d’elles-mêmes dans
-leurs gaines: elles n’avaient pas reçu une goutte d’eau. Saint Ronan
-avait évidemment voulu donner une leçon à son clergé et à ses
-paroissiens. L’avertissement fut compris. Depuis lors, au jour et à
-l’heure fixés, le cortège de la Troménie se met en marche, quelque temps
-qu’il fasse.
-
-
-
-
-IV
-
-
-En général, il fait beau. La fête s’ouvre, en effet, le deuxième
-dimanche de juillet, dans la période la plus aimable de l’été breton.
-J’ai assisté à la plus récente, à celle de 1893. Au petit matin, je
-prenais avec les pèlerins de la région de Quimper le train de
-Douarnenez. Il vous dépose à la station dite de Guengat,--une
-maisonnette mélancolique, ceinte de landes et de marais, à plusieurs
-kilomètres de tout centre habité. Comme personnel, un employé unique,
-une femme, dont la principale besogne consiste à regarder passer de
-temps à autre quelques wagons et à écouter tinter, le soir, des angélus
-lointains. Un étroit ruban pierreux conduit à une route vicinale, à une
-de ces délicieuses et minuscules routes bretonnes qui s’en vont, comme
-la race elle-même, d’une allure de flânerie, s’attardent en mille
-détours et se laissent mener par leur rêve pour n’aboutir nulle part. On
-voyage dans une ombre lumineuse, entre des talus tapissés d’un fouillis
-de plantes, de fleurettes pâles, d’herbes longues et fines, pendantes
-comme des chevelures. On ne voit, on n’entend rien que le reflet mouvant
-des feuillages sur la chaussée criblée de gouttes de soleil et un léger
-bruit d’eau dans les cressonnières aux deux bords du chemin.
-
-Brusquement, dans une éclaircie, surgit la montagne sacrée, la croupe
-encore fumante des buées de l’aube. Des silhouettes de pèlerins se
-dessinent, imprécises, sur la crête et le long des pentes. Les Troménies
-individuelles,--plus fécondes en grâces, dit-on, sans doute parce que
-plus conformes à l’esprit de la tradition primitive,--ont commencé de
-circuler à partir de minuit. Aussi y a-t-il déjà des gens qui
-reviennent, les traits un peu las, les vêtements détrempés par la rosée.
-Un premier calvaire se dresse au pied du mont; sur les marches, des
-femmes sont assises et déjeunent d’un morceau de pain bis graissé de
-lard. L’une d’elles, m’interpellant au passage, me crie:
-
---Inutile de vous presser. Vous arrivez trop tard. Le saint n’est plus
-chez lui.
-
-Leurs dévotions scrupuleusement accomplies, nos paysannes plaisantent
-volontiers. Je riposte:
-
---Eh bien! alors, j’irai chez Kébèn.
-
---Pour celle-là, vous la rencontrerez! m’est-il répondu.--Et même au
-lieu d’une, vous en trouverez cinq cents.
-
-Il faut savoir que le mauvais renom de la mégère de Kernévez s’est
-étendu, bien injustement du reste, à toutes les ménagères du quartier:
-il a fait tache d’huile à travers les siècles.
-
- Entre Locronan et Quéménéven
- Il n’y a femme qui ne soit une Kébèn,
-
-dit un adage inventé, je suppose, par quelque commère du bourg voisin, à
-l’époque où la prospérité de ce petit pays industrieux faisait autour
-d’elle tant de jaloux. Le vieil individualisme celtique est demeuré
-vivace en Bretagne, et les rivalités, les rancunes s’y perpétuent d’un
-village à l’autre, avec une jovialité féroce...
-
-Je suis déjà haut dans la montée que j’entends encore, derrière moi,
-rire à gorge déployée mes Cornouaillaises retour de pardon. Mais, à
-mesure que je m’élève, il semble que je pénètre dans une atmosphère
-d’infini silence; on respire dans l’air ce je ne sais quoi de religieux
-qui enveloppe partout les sommets et qui les fit vénérer de nos ancêtres
-aryens comme des tabernacles de la divinité. La brise, qui souffle par
-lentes bouffées, est chargée de parfums d’une essence rare, de la fine
-senteur des herbes aromatiques; et les groupes de nuages dans le ciel
-ressemblent à de grandes figures agenouillées... Les sons d’une
-clochette ont retenti. Une voix psalmodie en breton:
-
---Passant, donnez une obole!... Pour l’amour de saint Thégonnec, donnez!
-
-Au fond d’une hutte façonnée, comme jadis celle de Ronan, de branchages
-entrelacés et recouverte d’un drap en guise de toiture, un homme est
-accroupi sur une escabelle, un _glazik_ en veste neuve bordée d’un large
-galon jaune. Devant lui est une table parée à l’instar d’un autel et,
-sur la table, une statuette de saint, noire, enfumée, une de ces images
-barbares particulièrement chères aux Armoricains, à cause de leur
-antiquité même. Un plat de cuivre, à demi plein de gros sous, est posé
-auprès de l’icône pour recevoir les offrandes. C’est là une espèce de
-péage mystique établi de place en place sur tout le pourtour de la
-Troménie. On en compte jusqu’à soixante et soixante-dix, de ces logettes
-éparses aux flancs du mont. Les quatre paroisses qui avaient une portion
-de leur territoire comprise dans l’ancien minihy s’y font représenter
-non seulement par le patron de leur église, mais encore par la multitude
-des «petits saints» indigètes en honneur dans les chapelles locales. Et
-près de chacun d’eux se tient un délégué de la fabrique qui, dans un
-boniment naïf, énumère ses vertus, rappelle ses miracles, vante les
-merveilleuses propriétés de l’eau de sa fontaine, quelquefois tend à
-baiser aux pèlerins des fragments de ses reliques. Le proverbe «chacun
-prêche pour son saint» n’a jamais été d’une application plus directe et
-plus littérale. Ainsi le culte de Ronan devient une source de profits
-pour tous les sanctuaires de la région. Il est juste d’ajouter que cet
-usage, d’une origine fort reculée, ne s’explique pas uniquement par des
-raisons de lucre. C’est une croyance répandue dans toute la péninsule
-que les saints d’un même canton se doivent faire visite le jour de leurs
-pardons respectifs. Si on ne prend soin de les y mener, ils s’y
-transportent, dit-on, spontanément. Des pêcheurs de la côte trégorroise
-m’ont affirmé avoir vu Notre-Dame de Port-Blanc se rendre par mer, la
-nuit, à la fête votive de Notre-Dame de la Clarté. Ne nous étonnons donc
-pas si les Urlou, les Corentin, les Thujen, les Thégonnec et tant
-d’autres thaumaturges, en perpétuelles relations de voisinage avec
-Ronan, délaissent momentanément leurs oratoires, à l’occasion de la
-Troménie, pour le venir saluer sur les limites de son domaine. Que s’ils
-bénéficient par surcroît de quelque aumône, ce serait cruauté de leur en
-vouloir. Ils sont si pauvres, les bons vieux saints, et leurs rustiques
-maisons si misérables!...
-
-Le sentier traditionnel traverse en cet endroit la grand’route. A l’un
-des angles du carrefour s’érige une croix fruste taillée tout d’une
-pièce, peut-être dans un menhir, plus probablement dans un de ces blocs
-de granit connus sous le nom de _lec’h_ qui servirent, aux premières
-époques du christianisme, à marquer en Bretagne les sépultures. C’est
-ici la tombe de Kébèn. L’herbe y est maigre et brûlée; jamais fleur n’y
-a fleuri; les bruyères même s’en écartent, et les humains les imitent;
-ils la contournent à distance d’un pas rapide, en se signant. Qui sait
-si, en dépit du lourd monolithe qui l’opprime, l’esprit de rébellion
-enfermé là ne va pas tout à coup faire éruption comme un volcan? J’y ai
-cependant vu s’agenouiller une vieille femme, et cela non par
-inadvertance, car à sa fille qui la morigénait elle répondit:
-
---Vous êtes jeune encore. Quand vous aurez été plus longtemps à l’école
-de la vie, vous aurez appris la pitié.
-
-Incessamment des Troménieurs passent, gravement, tête nue, leur chapeau
-dans une main, dans l’autre un chapelet. Ils cheminent en silence sans
-échanger une parole: la Troménie est un «pardon muet». A leurs yeux
-vagues, obstinément fixés devant eux, on devine que toute leur âme est
-concentrée dans une oraison intérieure dont rien ne la saurait
-distraire, pas même le splendide horizon qui, vu de ces hauteurs, semble
-se déployer au loin comme les branches mouvantes et merveilleusement
-nuancées d’un éventail prestigieux. Ils marchent isolés ou par troupes.
-C’est tantôt une famille, avec tous ses membres, tantôt un village
-entier, un clan de laboureurs émigré en masse, hommes et femmes, enfants
-et chiens. Les profils se détachent avec une extraordinaire netteté sur
-le bleu délicat du ciel, puis s’évanouissent dans les sinuosités de la
-montagne.
-
-Une des principales étapes est celle qui va de la tombe de Kébèn à la
-«Jument de pierre». Le sentier s’engage entre des ajoncs, franchit des
-carrières abandonnées, côtoie des champs de blé noir, se perd enfin dans
-une lande, vaste étendue de gazon roussi, luisante au soleil comme un
-miroir immense que les nuages balaient de leurs grandes ombres. Au
-milieu de la lande est vautré le monstre de granit. Il a bien les formes
-étranges et colossales de quelque animal des temps fabuleux. Le culte
-dont il est l’objet remonte certainement à une époque de beaucoup
-antérieure à notre ère. On sait de quel naturalisme profond était
-empreinte la mythologie celtique. Tout dans la nature lui apparaissait
-comme divin, les arbres, les sources, les rochers. Ces antiques
-conceptions sont demeurées vivaces au cœur du peuple breton. Le
-christianisme s’est superposé à elles ou les a tirées à lui: ne les
-pouvant détruire, il les a confisquées. Mais il n’est pas nécessaire de
-creuser très avant dans l’âme de la race pour retrouver intact le fond
-primitif. En ce qui est de la pierre de Ronan, on lui a longtemps
-attribué une vertu fécondante. Il y a peu d’années encore, les jeunes
-épousées s’y venaient frotter le ventre, dans les premiers mois du
-mariage, et les femmes stériles, pendant trois nuits consécutives, se
-couchaient sur elle, avec l’espoir de connaître enfin les joies de la
-maternité. On abandonne aujourd’hui ces pratiques, mais je me suis
-laissé dire qu’elles ne sont peut-être pas aussi mortes qu’elles en ont
-l’air.
-
-Les pèlerins de la Troménie se contentent, en général, de faire le tour
-de la pierre sacrée. Les plus dévots, néanmoins, et aussi les gens
-fiévreux ou sujets à des maladies nerveuses ne manquent pas de s’asseoir
-dans une anfractuosité du roc, sorte de chaire naturelle sculptée par
-les pluies, que Ronan affectionnait en ses heures de sieste et de
-méditation. Il jouissait de cette place d’un des plus admirables
-panoramas qui se puissent contempler.
-
-Les vieux thaumaturges de la légende armoricaine n’étaient point des
-ascètes moroses, des contempteurs de l’univers. Ils font plutôt songer
-aux _richis_ de l’Inde. Les austérités de la vie érémitique ne fanaient
-en eux ni la délicatesse du sentiment, ni la fraîcheur de l’imagination.
-S’ils recherchaient la solitude, c’était sans doute pour se vouer plus
-exclusivement à Dieu, mais aussi pour entrer en un contact plus direct,
-plus intime, avec la frémissante beauté des choses. Ils étaient des
-poètes en même temps que des saints. La magie de la nature les
-enchantait. La tradition nous les montre cheminant des jours, des mois,
-avant de s’arrêter au choix définitif d’une demeure. Une boule, dit-on,
-roulait devant leurs pas: entendez par là qu’un instinct supérieur les
-guidait. Ils attendaient pour bâtir leur cellule d’avoir rencontré un
-paysage digne d’alimenter leur rêve. Aux uns il fallait les hauts lieux,
-l’immensité des horizons; d’autres préféraient le mystère des vallées,
-toutes chuchotantes du bruissement des eaux et du frisson des
-feuillages. Presque toujours ils s’arrangeaient de façon à avoir--petite
-ou grande--une ouverture sur la mer. La plupart de leurs oratoires sont,
-en effet, situés dans la zone maritime, dans l’_Armor_. Ils aimaient la
-mer pour elle-même, parce qu’elle est la mer, la seule chose au monde
-peut-être dont le spectacle ne lasse jamais; et aussi, parce qu’elle est
-comme la face visible de cet infini qui obsédait leur âme; et enfin,
-parce que ses flots baignaient là-bas leur patrie ancienne, les grandes
-îles brumeuses d’Hibernie et de Breiz-Meur d’où la tourmente saxonne les
-avait chassés. Aux soirs nostalgiques, leur pensée dut s’en retourner
-plus d’une fois, dans la houleuse chevauchée des vagues, vers les
-monastères tant regrettés d’Iona, de Clonard, de Laniltud, de Bangor.
-
-Devant les yeux de Ronan, la baie de Douarnenez, ou, pour parler comme
-les Bretons, la Baie--à leur avis, elle est l’unique--développait sa
-courbe harmonieuse, faisait étinceler le sable fin de ses grèves et, sur
-la perspective des eaux, découpait en une suite de figures austères et
-hardies la majesté de ses promontoires. On comprend sans peine la
-prédilection du saint pour ce versant du _ménez_. Il n’y a guère de
-sites en Bretagne d’où la vue s’étende plus à l’aise sur un décor à la
-fois plus éternel et plus changeant.
-
-Je gagne le bourg en compagnie d’une aïeule toute branlante, toute
-disloquée, qui s’appuie d’une main sur son bâton de pèlerine, de l’autre
-sur l’épaule d’un garçonnet de douze à quinze ans, son arrière
-petit-fils. L’enfant flotte en des vêtements trop larges, défroque
-presque neuve de quelque frère aîné «péri en mer». Il a une petite mine
-drôle, très éveillée, avec un je ne sais quoi de vieillot déjà dans
-l’expression, des regards d’une gravité singulière, pleins de choses
-d’ailleurs, un air de tristesse prématurée.
-
---Il va s’embarquer pour le long cours, m’explique la bonne femme.
-Alors, je suis venue le présenter à saint Ronan. C’est la neuvième
-Troménie que j’accomplis. Oui, ce sentier m’a vue passer neuf fois, avec
-mon homme, mes gars, et les fils de mes gars. Je les ai pleurés tous et
-n’en ai enseveli aucun. Ils sont dans le cimetière sans croix. Celui-ci
-est le dernier qui me reste. J’ai idée que la mer le prendra comme elle
-a pris les autres. Cela est dur, mais il faut que chacun suive son
-destin...
-
-Le mousse, lui, ne dit rien, sourit vaguement du côté des boutiques
-installées sur la place; et la mer, au pied des collines, s’étale,
-glauque, pailletée d’or, attirante et chantante, sirène délicieuse, doux
-miroir à prendre les hommes.
-
-Du dehors, l’église de Locronan dont le vaisseau principal appartient au
-XVe siècle a la noblesse, l’ampleur de proportions d’une cathédrale.
-L’intérieur en est d’un caractère saisissant. On y accède par un vaste
-porche en arc surbaissé. Une impression de vétusté, de délabrement, de
-grandeur aussi--de grandeur solitaire et quasi farouche--vous envahit
-l’âme, dès le seuil. Des masses d’ombre se balancent suspendues aux
-voûtes ou rampent le long des parois. On se croirait dans un sous-bois
-ténébreux, traversé çà et là de clartés verdâtres. On respire l’horreur
-des forêts sacrées. Les piliers, couverts de mousses, de végétations
-parasites, rappellent effectivement les arbres pétrifiés de la légende.
-Ou bien encore, on songe à l’église d’une de ces villes englouties,
-Tolente, Ker-Is, Occismor, tant les murs dégagent d’humidité, tant la
-lumière qui les baigne est étrange, crépusculaire, spectrale.
-
-La chapelle du Pénity, accotée à la nef, brille d’un rayonnement plus
-vif. Là est la tombe de l’anachorète, là se détache en relief sur une
-table de Kersanton l’hiératique et rude image de Ronan. Les traits sont
-d’une belle sérénité fruste: dans la fixité des prunelles semblent nager
-encore les grands rêves interrompus. Une des mains tient le bâton
-pastoral, l’autre le livre d’heures. A l’autel, un prêtre officie[64].
-Il bénit l’assistance, et le défilé commence autour du tombeau. Les
-dévots circulent en rangs pressés. Plus de femmes que d’hommes, et
-presque toutes de la région de Douarnenez. Elles sont fraîches, roses,
-et comme nacrées, avec des yeux gris, du gris azuré de la fleur de lin.
-La coiffe, qui enserre étroitement le visage, lui donne un air
-inoubliable de candeur et de mysticité. Elles touchent du front, à tour
-de rôle, le reliquaire en forme de navette que leur présente un diacre;
-puis, se retournant vers le thaumaturge de pierre, elles lui impriment
-sur la face leurs lèvres saines dont les souffles de la montagne ont
-singulièrement avivé l’éclat.
-
- [64] C’était, si je ne me trompe, l’abbé Thomas, aumônier du Lycée de
- Quimper, et l’un des principaux zélateurs du culte des vieux saints
- nationaux dans le Finistère. On lira avec fruit l’importante
- brochure qu’il a consacrée à la Troménie.
-
-Et c’est ici la vraie revanche de Ronan.
-
-La femme, dans la conception des Celtes, apparaît comme une magicienne
-exquise et perverse tout ensemble, douée d’un pouvoir irrésistible,
-surnaturel, et qui prend tout l’homme sans rien livrer d’elle-même. Nos
-poètes populaires la célèbrent sans cesse dans les _soniou_, mais avec
-quelle tristesse résignée! Et qu’il y a parfois d’angoisse mêlée à leurs
-effusions d’amour! Les saints la craignaient, voyaient en elle un
-obstacle insurmontable à la sainteté. Efflam, contraint par son père de
-se choisir une épouse, ressentit devant la beauté d’Enora un tel trouble
-qu’il s’évanouit sur le parquet de la chambre nuptiale. Sans
-l’intervention d’un ange, il n’eût jamais eu le courage de s’enfuir.
-Enora l’ayant rejoint à travers le péril des eaux, il refusa d’entendre
-le son de sa voix et lui fit bâtir un ermitage de l’autre côté de la
-colline. Envel ne se montra pas moins impitoyable envers sa sœur Jûna.
-Pas une fois il ne lui rendit visite dans sa cellule qu’une vallée
-seulement séparait de la sienne. Il n’apprit sa mort que lorsque la
-cloche qu’elle avait coutume de sonner à l’heure de la prière ne tinta
-plus.
-
-Proscrites, anathématisées par les saints, les femmes usaient de
-représailles à leur égard. En plus d’une occasion, elles leur jouèrent
-de fort vilains tours[65]. On a vu de quelle haine sans rémission Kébèn
-poursuivit Ronan. Je n’ai pas tout rapporté. Un hagiographe raconte
-qu’elle l’accusa publiquement d’avoir voulu lui faire violence. Mort,
-elle le traita de la façon que l’on sait. La trace de l’immonde crachat
-reparaît toute fraîche, dit-on, à chaque Troménie, sur la joue gauche du
-cadavre de granit; et c’est elle, c’est cette souillure ineffaçable que
-les filles de Cornouailles viennent, de sept ans en sept ans, essuyer
-pieusement avec leurs baisers.
-
- [65] Cf. _Les saints bretons, d’après la tradition populaire_. Annales
- de Bretagne, 1893-1894.
-
-Cependant les cloches s’ébranlent. Les vibrations d’un glas tombent dans
-l’église à coups lugubres et espacés; un chœur de prêtres entonne
-l’office des morts. La Troménie n’est pas seulement un pèlerinage de
-vivants. Les défunts qui n’ont pu l’accomplir en ce monde se lèvent du
-pays des âmes pour y prendre part. Croyez que parmi les êtres visibles
-et palpables, agenouillés là sur les dalles, rôde tout un peuple
-d’ombres évadé des cimetières. Une haleine froide qui vous fait
-frissonner, une odeur souterraine dont l’atmosphère s’imprègne tout à
-coup: autant de signes révélateurs de l’approche des défunts, de la
-mystérieuse venue des _Anaon_. J’entends dire sous le porche, à une
-fermière de Plogonnec, qu’à la dernière Troménie, comme elle était en
-oraison, elle se sentit chatouiller la nuque par des doigts glacés.
-S’étant retournée, elle faillit se pâmer de stupeur en se trouvant face
-à face avec son mari qu’elle avait enterré l’année d’avant et pour qui
-justement elle récitait le _De profundis_. «J’allais lui parler, mais il
-lut sans doute mon intention dans mes yeux, car aussitôt il
-s’éclipsa...»
-
-C’est du haut des degrés qui conduisent au portail qu’il faut jouir du
-spectacle de la grand’messe. Par les vantaux ouverts, le regard plonge à
-travers la nef jusqu’au fond de l’abside qui, derrière cette forêt de
-piliers aux fûts énormes, luit, inondée de soleil, comme une clairière
-éblouissante. Les hommes sont groupés aux premiers rangs: un flot de
-têtes rudes et carrées aux longues chevelures celtiques. Ensuite
-viennent les femmes, prosternées dans toutes les attitudes. On voit
-palpiter les ailes de leurs coiffes où le jour multicolore des vitraux
-met de chatoyantes irisations. On dirait un vol d’oiseaux de mer
-engouffrés dans l’église. Et des chants se traînent en notes éplorées,
-des chants pareils à des mélopées barbares, très graves et très doux.
-
-De midi à deux heures, il se produit une sorte de détente. C’est un rude
-pardon que la Troménie, et où l’on ne doit ménager ni sa sueur, ni sa
-peine. On n’y gagne pas que des indulgences, mais encore un robuste
-appétit. L’air vif des hauteurs, aiguisé de salure marine, et quelque
-cinq lieues par les ravines et les landes vous dilateraient l’estomac
-d’un citadin; à plus forte raison, d’un rustique. D’ailleurs, il n’est
-point de concours religieux en Bretagne qui n’aille sans un semblant de
-liesse profane. Donc, tandis que l’église se vide, les auberges
-s’emplissent. Trouve place qui peut. D’aucuns vont s’installer hors
-bourg, à l’ombre d’un pan de mur, emmi les ruines enguirlandées de
-lierre qui jonchent au loin la campagne. L’unique hôtel du lieu, dont la
-vieille façade pleure inconsolablement la mort des diligences, a tendu
-son hangar de draps blancs, comme pour une noce de village. J’y déjeune
-avec les Troménieurs d’importance, patrons de pêche ou riches
-laboureurs, gens de Plonéis, de Tréboul, de Kerlaz et de Ploaré. Des
-bouffées de brise gonflent les toiles, font claquer autour de nous
-toutes ces blancheurs sonores. La foule, sur la place, va, vient,
-grossie de quart d’heure en quart d’heure, exaltée, grisée de son propre
-bruit. Une allégresse sacrée commence à vibrer dans l’air.
-
-Notez ceci. Dans ce vaste bourdonnement humain, pas une clameur de
-mendiant, pas une de ces lamentations geignardes qui vous obsèdent les
-oreilles à tous les autres pardons de Bretagne. Les exhibiteurs de
-plaies, réelles ou simulées, ne se montrent point à Locronan ni sur le
-parcours du pèlerinage. Il est vrai que la Troménie est faite pour
-décourager les infirmes, culs-de-jatte, tortillards et béquillards de
-toute espèce. Elle est avant tout la solennité des ingambes.
-
-
-
-
-V
-
-
-Jadis, c’est à coup de poings et de _penn-baz_ qu’on se disputait
-l’honneur de porter les grandes bannières à la procession de saint
-Ronan. Heureuse la paroisse dont les champions triomphaient! Elle était
-assurée pour sept ans d’une prospérité sans égale. Pendant sept ans, il
-ne naissait chez elle que des garçons, des «gagneurs de pain», solides
-et bien venus; les poutres des greniers rompaient sous le poids des
-récoltes; les barques rentraient, le soir, avec des pêches miraculeuses,
-et les âmes, comme en un paradis terrestre, fleurissaient exemptes de
-souci. Aussi la lutte pour les bannières dégénéra-t-elle plus d’une fois
-en combat sanglant. Il y eut des poitrines défoncées, des crânes fendus.
-Le clergé jugea nécessaire de faire intervenir la force publique. Mais
-la présence de la maréchaussée, loin d’en imposer à la population,
-l’exaspéra. Chacun y vit une atteinte aux libertés locales, bien plus,
-une sorte de profanation de la fête. Que ne laissait-on les gens
-s’arranger entre soi? Et quel besoin d’associer ces intrus, ces
-_gallots_, à la glorification de Ronan?
-
-Les Bretons entourent leurs saints d’un culte jaloux. Un vent de révolte
-traversa les cerveaux surexcités; on cria haro sur les «Enfants de Marie
-Robin[66].» Lors de la Troménie qui fut célébrée le 14 juillet 1737
-éclata une véritable émeute dont un procès-verbal publié dans
-l’inventaire des archives départementales nous a conservé le souvenir.
-Les gendarmes furent pourchassés à coups de pierre et ne durent leur
-salut «qu’à la vitesse de leurs chevaux».
-
- [66] _Bugalè Mari Robin_, sobriquet sous lequel on désigne encore les
- gendarmes en ce pays.
-
---Dao!... Dao! hurlaient les pèlerins.
-
-Ce que le sire Dugas traduit en son style de brigadier: «Donnons
-dessus!... Saccageons-les!...»
-
-Les choses se passent aujourd’hui d’une façon plus civile. L’honneur de
-porter les bannières est toujours un objet de brigue, seulement il se
-paie, s’octroie à l’enchère au plus offrant. C’est moins démocratique,
-sans doute, mais il y a aussi moins de têtes fracassées et de vestes en
-lambeaux. La dévotion n’y perd guère et le trésor du saint y gagne
-quelques écus qui, joints à la subvention de l’État, permettront
-peut-être de sauvegarder l’église, sinon de rendre à la tour décapitée
-la flèche qu’elle n’a plus.
-
-Le timbre de l’antique horloge paroissiale a retenti. Les cloches qui
-n’attendaient que la sonnerie de l’heure se mettent en branle toutes à
-la fois, et, des églises lointaines, des petites chapelles enfouies sous
-le couvert des bois, d’alertes carillons leur répondent.
-
-Dans la baie du porche, les voici paraître, les lourdes, les vénérables
-bannières, avec leurs hampes énormes où se crispent les poings des
-porteurs. Elles s’inclinent pour franchir la voûte, balaient le sol de
-leurs franges, puis, matées à grand’peine, se tendent soudain comme des
-voiles prêtes à prendre le vent. Un frémissement parcourt leurs vieilles
-soies; des feux jaillissent de leurs paillettes. Et l’on croit voir les
-saintes images cligner les paupières aux rayons du «soleil béni» que
-depuis sept ans elles n’ont point affronté. La procession peu à peu
-s’organise. En tête s’avancent les croix de vermeil et d’argent massif,
-garnies de clochettes qui tintent, tintent sans fin, avec de jolies voix
-claires, comme autrefois la clochette en fer de Ronan. Elle est là
-aussi, la clochette enchantée, mais muette, immobile, clouée sur un
-coussin de velours, précédant de quelques pas la statue du thaumaturge.
-Que n’a-t-on épargné à celui-ci les ornements épiscopaux dont il se
-montra de son vivant si dédaigneux? Il eût été plus beau, ce me semble,
-et plus _nature_, dans son manteau de laine sombre, couleur de peau de
-bête, la moitié antérieure du crâne rasée, conformément au canon de la
-tonsure celtique, et, dans les mains, au lieu d’une crosse, son bâton de
-Troménieur éternel. Une longue, longue file de saints lui fait cortège.
-Les reliquaires suivent, minuscules arches d’or balancées dans un roulis
-d’épaules. En dernier lieu viennent les prêtres, et, sur leurs talons,
-houleuse, bigarrée, la foule se précipite.
-
-Des tambours et des fifres donnent le signal du départ. Et, sous le
-soleil qui darde à pic, entre les façades grises des maisons, comme
-transfigurées par la joie, la théorie se déroule en un pêle-mêle
-splendide et silencieux. Le ciel, la montagne, la mer brillent d’une
-même clarté blonde, coupée seulement, à de rares intervalles, par les
-grandes nappes d’ombre brune qui tombent des nuées en marche. Toutes
-choses, dans cette atmosphère fluide, sont en quelque sorte fondues.
-Rien ne borne le regard, les lointains se sont évaporés, dissous.
-
-Mais, déjà l’on s’enfonce dans les petits chemins. Nous avons laissé
-derrière nous la route battue, ses oratoires champêtres que le clergé
-salue au passage d’un cantique, et sa poussière, et son aveuglante
-blancheur. Nous tournons le dos à la montagne, à la lumière. Le sol se
-creuse toujours plus profondément sous nos pas. C’est presque une voie
-sépulcrale, pavée d’ossements de granit. Des deux côtés, de hauts talus
-surplombent, et au-dessus s’entrelacent des frondaisons denses où se
-tordent, ainsi que les vieilles poutres au plafond des manoirs, des
-souches bizarres qu’on dirait sculptées. Et le soleil ne pénètre plus.
-C’est à peine si un jour mystérieux filtre à travers les branches, pleut
-çà et là en larmes d’argent pâle. Les gens défilent en silence: hommes,
-femmes, glissent sans bruit, du pas furtif et pressé des apparitions
-dans les légendes.
-
---On se serait cru en purgatoire,--murmure auprès de moi un paysan, non
-sans un vif sentiment d’aise, quand, la vertigineuse descente enfin
-terminée, nous nous retrouvons à ciel ouvert. Impossible de mieux rendre
-l’espèce de trouble superstitieux auquel chacun a été en proie, durant
-cette partie du trajet.
-
-Désormais, tout redevient lumineux, vivant. On barbotte gaiement dans
-l’eau des prés; on franchit les fondrières sur des jonchées d’iris, de
-roseaux, de genêts fauchés ce matin par les pâtres d’alentour; on
-traverse des cours de fermes où des filles se tiennent accoudées au
-puits, une écuelle à la main, pour offrir à boire aux pèlerins altérés.
-Nous entrons dans le terroir de Kernévez, à la limite de Quéménéven.
-L’ombre de Kébèn y rôde encore. Son lavoir est là, sous les saules; là
-aussi, la pierre où elle avait coutume de s’agenouiller, les jours de
-lessive. La trace de ses genoux y est restée marquée, et l’on prétend
-qu’à minuit, lorsqu’il fait clair de lune, on l’y peut voir tordant son
-suaire entre ses doigts de squelette et exprimant de la toile un mélange
-abominable de pus et de sang. Du moins la malédiction qui pèse sur elle
-n’a-t-elle pas nui au lieu qu’elle habita. C’est, en effet, un des coins
-exquis de la région, avec des vergers opulents, une mer de blés, des
-avenues de hêtres superbes où la Troménie s’attarde à plaisir et
-rassemble ses forces avant d’entreprendre l’assaut de la montagne.
-
-De ce côté, le _ménez_ se dresse en apparence inexpugnable. Il a la
-raideur abrupte des collines où les Anciens édifiaient leurs acropoles.
-Porteurs de croix et porteurs de bannières l’attaquent de front,
-hardiment, au pas de charge. Ne vous imaginez point que ce soit par
-vaine ostentation de vigueur. S’ils n’escaladaient tout d’une haleine ce
-sentier de chèvres, ils s’affaisseraient exténués à mi-pente. Les
-tambours et les fifres les soutiennent de leur mieux, et la procession
-suit comme elle peut, à la débandade, haletante, congestionnée. Qu’il
-fait bon respirer l’air de là-haut, s’éventer aux souffles de
-l’Atlantique et humer la grande fraîcheur qui se lève de l’occident, aux
-premières approches du soir!...
-
-Le point du plateau où nous sommes parvenus a gardé le nom de
-_Plaç-ar-C’horn_. Kébèn dut avoir la main robuste pour faire voler
-jusqu’ici, d’un coup de battoir, la corne du bœuf de Ronan. Le chariot
-qui portait le cadavre du saint stationna, dit-on, quelques minutes en
-cet endroit, sans doute afin de permettre au thaumaturge d’embrasser une
-dernière fois du regard son horizon préféré. Il y a quelque dix ans, on
-y a érigé sa statue, en granit. Elle a un grand tort: celui de n’avoir
-point été sculptée par n’importe quel tailleur de pierres dans la
-manière si expressive des primitifs imagiers bretons. Au socle est
-adossée une chaire d’où un prêtre va tout à l’heure haranguer la foule.
-Et ce sera vraiment le _Sermon sur la Montagne_, au centre d’un paysage
-comparable pour la délicatesse, pour l’harmonieuse sobriété des lignes
-aux sites les plus ravissants de la Galilée d’autrefois. En attendant,
-les pèlerins se restaurent sous les tentes installées là par des
-cabaretiers des bourgs voisins, ou s’allongent sur le gazon, brisés de
-fatigue, ivres de soleil, sans pour cela s’interrompre de prier. Le
-sermon fini, ils se reformeront en procession, descendront le versant
-opposé du _ménez_ par les sentiers de lande que j’ai parcourus ce matin
-et ne rejoindront guère Locronan qu’aux premières étoiles.
-
-Je n’ai pu entendre le prédicateur, mais je n’ai pas de peine à me
-figurer les choses très simples et très émouvantes qu’il a dû trouver à
-dire en un tel lieu, devant un tel auditoire, à cette heure, en quelque
-sorte religieuse, du couchant, si propice à l’évocation des légendes en
-un pays qui n’a jamais cessé d’y croire, si même elles ne sont à ses
-yeux l’unique réalité.
-
-... Les bannières, les croix reposent, appuyées au revers des talus. La
-baie de Douarnenez s’étend muette, pâlie par le soir, striée de ces
-moires d’azur qui sont comme les veines de la mer. De fantastiques
-promontoires se haussent au-dessus des eaux et peu à peu se rapprochent
-ainsi que des murailles mobiles pour enclore l’horizon. Des chants
-lointains, des tintements de clochettes annoncent que les Troménieurs se
-sont remis en marche. Et maintenant, tout s’est tu, même le vent. Une
-paix immense plane dans la douceur grise du crépuscule. Les grèves, les
-plaines, les vallons s’effacent, noyés d’ombre. Seule, la croupe de la
-montagne sainte se détache en clair sur un fond de nuages et demeure
-auréolée d’un nimbe de lumière mourante.
-
-
-
-
-SAINTE-ANNE DE LA PALUDE
-
-LE PARDON DE LA MER
-
-A Alexandra Vassilievna
-
-
-
-
-I
-
-
-La première fois que je visitai le sanctuaire de la Palude, c’était en
-hiver. Je m’y rendis de Châteaulin, dans une mauvaise carriole de
-paysan. Il faisait un après-midi d’un gris pluvieux qui avait toute la
-tristesse d’un crépuscule. L’homme qui conduisait avait une mine couleur
-du temps. On ne voyait de lui qu’un grand feutre aux bords cassés et une
-limousine bigarrée dont il s’était enveloppé tout le corps comme d’un
-burnous. Ni à l’aller ni au retour je ne pus lui arracher une parole. A
-chacune de mes questions il se contentait de répondre par un grognement.
-S’il ne parlait pas, en revanche il sifflait. Tant que dura le trajet,
-il siffla sans désemparer, et toujours le même air, quelque chanson de
-pâtre d’une désespérante monotonie. Je crois l’entendre encore. Pour
-compagne de voiture j’avais une petite Crozonnaise qui revenait de
-Lourdes et que nous devions débarquer dans les parages du Ménez-Hom.
-Elle s’obstinait, elle aussi, dans un mutisme farouche, le visage
-dissimulé sous la cape d’un épais manteau de bure noire, et, dans les
-doigts, un chapelet à gros grains--un souvenir de _là-bas_--dont elle
-faisait glisser les dizaines d’un mouvement continu et furtif. La prière
-errait sans bruit sur ses lèvres minces. Ses paupières demeuraient
-opiniâtrément baissées, sans doute pour ne rien laisser fuir du monde de
-visions extatiques qu’elle rapportait de son pèlerinage. Son front
-étroit, d’un dessin très pur, était fermé comme d’une barre. J’eusse
-souhaité avoir de sa bouche quelques renseignements sur le grand pays
-mélancolique--inconnu pour moi--que nous traversions et dont les
-moindres détails devaient lui être familiers. Mais je devinai tout de
-suite en elle une de ces petites sauvagesses de la côte bretonne pour
-qui tout homme habillé en bourgeois, parlât-il leur langue, est un
-_étranger_, un être suspect. Je n’eus garde de la troubler dans son
-oraison.
-
-Ce fut un singulier voyage, ce que les Bretons appellent «un voyage de
-Purgatoire» à cause, sans doute, de l’aspect fantômal que prennent les
-lointains sous les ciels bas et troubles, noyés d’eau.
-
-Nous gravîmes d’abord une série de paliers, dans une contrée nue,
-hérissée seulement çà et là de pins sombres au feuillage couleur de
-suie, derniers survivants d’une forêt décimée. A droite, à gauche,
-s’arrondissaient des dos de collines pareils à des tombes immenses des
-âges préhistoriques. J’ai su depuis les noms de ces cairns étranges.
-Presque tous sont connus sous des vocables de saints; des chapelles se
-dressent à leur sommet ou s’accrochent à leurs flancs: petits oratoires
-déserts et caducs où trône quelque vieille statue barbare, et dont la
-cloche ne s’éveille qu’une fois l’an, pour tinter une basse messe, le
-jour du pardon. Si l’on en croit la légende, Gildas lui-même eut sa
-cellule sur une de ces hauteurs, Gildas, l’apôtre à la parole véhémente,
-le Jérémie de l’émigration bretonne. Sa grande ombre rôde, dit-on,
-inapaisée, dans ces parages et il n’est pas rare, durant les nuits de
-tempête, qu’on entende gronder sa voix, mêlée au fracas de l’ouragan.
-
-A l’auberge des _Trois Canards_, le véhicule fit halte. Nous étions au
-pied du Ménez-Hom. La Crozonnaise descendit, paya sa place au
-conducteur, et s’engagea dans la montagne, tandis que nous dévalions
-vers la mer. C’étaient maintenant des cultures boisées, des champs
-encadrés d’épais talus où apparaissait de temps à autre une toiture de
-ferme au centre d’un bouquet de chênes, mais le paysage restait muet et
-comme inhabité. Nous traversâmes deux ou trois bourgs, sans voir une
-âme, puis de nouveau la terre se dégarnit. Plus d’arbres, nulle trace de
-labour. Un souffle âpre nous fouetta le visage; des vols d’oiseaux
-blancs passèrent en poussant un cri bizarre, une sorte de glapissement
-guttural; le bruit d’une respiration puissante et sauvage s’éleva, et,
-par une échancrure des dunes, j’aperçus l’océan. Je lui trouvai une mine
-rétrécie, à la fois odieuse et bête, sinistre et pleurarde.
-
---Nous sommes donc arrivés? demandai-je à l’homme, en le voyant sauter à
-bas de son siège.
-
---Oui, me répondit-il d’un ton bref et sans s’interrompre de siffler.
-
-De fait, la route semblait finir là, devant un porche en ruine donnant
-accès dans une cour au fond de laquelle une espèce de manoir de forme
-primitive croulait de vétusté. On eût dit un logis abandonné. Mon entrée
-mit en fuite une bande de poussins. Le sol de terre battue était jonché
-d’outils et d’engins de toute sorte: je dus enjamber une charrue
-renversée le soc en l’air; des filets de pêche séchaient suspendus aux
-dents d’une herse, le long de la muraille, et des hoyaux, des pioches de
-carriers traînaient, pêle-mêle avec des rames, des poulies, des tronçons
-de mâts, épaves d’un récent naufrage, sentant le goudron et la saumure.
-Je crus m’être trompé, avoir pris la grange pour l’habitation, et je
-m’apprêtais à rebrousser chemin, quand vint se planter en face de moi,
-échappée je ne sais d’où, une fillette d’une douzaine d’années, figure
-hâve aux yeux verts et phosphorescents, qui, posant un doigt sur ses
-lèvres, me fit signe de ne point parler.
-
---Mon père s’assoupit, murmura-t-elle; pour Dieu! donnez-vous garde de
-le réveiller.
-
-Elle me montrait à l’autre bout de la pièce un lit clos, le seul meuble
-à peu près valide qu’il y eût en ce pauvre intérieur. Une forme humaine
-y était couchée, dans une rigidité cadavérique; un linge mouillé
-recouvrait le visage; les mains, étendues à plat sur la couette de
-balle, étaient souillées de boue et de sang.
-
---Qu’est-ce qu’il a donc, ton père?
-
---Avant-hier, comme il revenait du marché, un peu soûl, je pense, la
-charrette lui a passé sur le corps. Depuis, il n’a cessé de geindre,
-jour et nuit, si ce n’est tout à l’heure quand je lui ai appliqué ce
-linge sur la face. C’est le premier repos que je lui vois prendre.
-
---Et tu n’as pas appelé de médecin?
-
-A cette question si naturelle, la fillette scandalisée eut un bond
-d’effarement et, fixant sur moi ses claires prunelles de chatte sauvage:
-
---Ne sommes-nous pas ici dans la terre de sainte Anne? prononça-t-elle.
-Que parlez-vous de médecin? Est-ce que la Mère de la Palude n’est pas la
-plus puissante des guérisseuses? Elle saura bien, sans l’aide de
-personne, guérir mon père qui est son fermier. J’ai trempé par trois
-fois, en récitant trois oraisons, le linge que voilà dans l’eau de la
-fontaine sacrée, et vous voyez par vous-même comme déjà sa vertu opère.
-Qu’est-il besoin d’autre médicament?
-
-Elle n’avait pas élevé la voix, de crainte de troubler le sommeil du
-malade, mais dans son accent vibrait une foi sombre. Peut-être y
-perçait-il aussi quelque irritation contre moi, car elle ajouta aussitôt
-d’un ton presque hostile:
-
---Si vous êtes venu pour la clef, vous pouvez aller. La chapelle est
-ouverte.
-
-En me dirigeant vers cette chapelle, je m’attendais à trouver une
-antique maison de prière enfoncée à demi dans le sable des dunes, un de
-ces vieux oratoires de la mer comme j’en avais tant vu le long de la
-côte, de Douarnenez à Penmarc’h, avec des murs bas, des fenêtres à ras
-de sol, une toiture massive et, pour ainsi dire, râblée, capable de
-braver pendant des siècles la colère tumultueuse des vents. Ce fut une
-église neuve qui m’apparut. Quand je dis neuve, j’entends de
-construction récente, car les choses en Bretagne prennent tout de suite
-un air ancien. Le granit des murs, fouetté par la pluie, avait revêtu
-des teintes de lave. La porte, en effet, était ouverte. J’entrai. Un
-intérieur nu, sans poésie et sans mystère; un jour blafard; la propreté
-morne d’une maison bien tenue dont le propriétaire serait constamment en
-voyage; çà et là des statues modernes, d’un goût vulgaire et
-prétentieux. Je ne laissai pas d’éprouver un désappointement assez vif,
-après toutes les merveilles qu’on m’avait contées de ce lieu de
-pèlerinage. J’allais sortir: une petite toux chevrotante me fit me
-retourner et, dans le bas-côté méridional, j’avisai une forme humaine,
-repliée et comme écroulée sur elle-même, au pied d’un pilier. C’était
-une de ces vieilles pauvresses dont le type tend à disparaître et qu’on
-ne rencontre plus guère qu’aux abords des sources sacrées. Elle priait
-devant une image que je n’avais point aperçue. Sur le socle se lisait
-cette inscription: _Sainte Anne, 1543_. De bizarres ex-voto pendaient,
-accrochés à la muraille: des béquilles, des épaulettes de laine, des
-linges maculés, des jambes en cire.
-
-Je fus frappé de l’extraordinaire ressemblance de la suppliante avec la
-sainte, l’une en pierre, l’autre pétrifiée à demi. Elles avaient mêmes
-traits, même attitude et, dans l’expression, le même navrement, ce
-masque de douloureuse résignation si particulier aux visages de vieilles
-femmes en ce pays. Leurs accoutrements aussi étaient pareils, cape grise
-et jupe rousse, tablier à large _devantière_ venant s’épingler sous les
-aisselles. Ce me fut une occasion de constater que le costume local a
-peu varié depuis le XVIe siècle. En outre, je saisissais là sur le vif
-un des procédés--le plus original peut-être--de l’art breton. C’est dans
-leur entourage immédiat, parmi les gens du peuple, dont ils faisaient
-partie et au milieu desquels ils travaillaient, que nos imagiers de la
-bonne époque prenaient leurs modèles. Ainsi s’expliquent le réalisme
-naïf de la plupart des figures sorties de leurs mains, l’intensité de
-vie qu’elles respirent, l’empreinte ethnique dont elles sont marquées.
-C’est également ce qui fait que les têtes de nos saints paraissent
-moulées sur celles de nos paysans et qu’à voir tel chanteur nomade,
-debout au seuil d’une chapelle, on se demande si ce n’est point un des
-apôtres du porche descendu de son piédestal.
-
-La pauvresse s’était levée à mon approche. Elle tenait un plumeau
-rustique, des ramilles de bouleau nouées d’un lien d’écorce, dont elle
-se mit à épousseter religieusement les dalles du parquet.
-
---Savez-vous, lui dis-je, que sainte Anne et vous avez l’air de deux
-sœurs.
-
---Je suis comme elle une aïeule, me répondit-elle, et, comme moi, Dieu
-merci! elle est Bretonne.
-
---Sainte Anne, une Bretonne? En êtes-vous bien sûre, marraine vénérable?
-
-Elle me regarda de son œil de fée, à travers ses longs cils grisonnants;
-et, d’un ton de pitié:
-
---Comme on voit bien que vous êtes de la ville! Les gens de la ville
-sont des ignorants; ils nous méprisent, nous autres, gens du dehors,
-parce que nous ne savons point lire dans leurs livres, mais, eux, que
-sauraient-ils de leur pays, si nous n’étions là pour les renseigner!...
-Eh oui! sainte Anne était Bretonne... Allez au château de Moëllien, on
-vous montrera la chambre qu’elle habitait, du temps qu’elle était reine
-de cette contrée. Car elle fut reine; elle fut même duchesse, ce qui est
-un plus beau titre. On la bénissait dans les chaumières, à cause de sa
-bonté, de son infinie commisération pour les humbles et pour les
-malheureux. Son mari, en revanche, passait pour très dur. Il était
-jaloux de sa femme, ne voulait pas qu’elle eût d’enfants. Lorsqu’il
-découvrit qu’elle était grosse, il entra dans une grande colère et la
-chassa comme une mendiante, en pleine nuit, au cœur de l’hiver, à demi
-nue sous une pluie glacée.
-
-»Errante et plaintive, elle marcha devant elle au hasard. Dans l’anse de
-Tréfentec, au bas de cette dune, une barque de lumière se balançait
-doucement, quoique la mer fût agitée; et à l’arrière de la barque se
-tenait un ange blanc, les ailes éployées en guise de voiles.
-
-»L’ange dit à la sainte:
-
-»--Monte, afin que nous appareillions, car les temps sont proches.
-
-»--Où prétendez-vous me conduire? demanda-t-elle.
-
-»Il répondit:
-
-»--Le vent nous mènera. La volonté de Dieu est dans le vent.
-
-»Ils voguèrent du côté de la Judée, prirent terre dans le port de
-Jérusalem. Quelques jours plus tard, Anne accouchait d’une fille que
-Dieu destinait à être la Vierge. Elle l’éleva pieusement, lui apprit ses
-lettres dans un livre de cantiques, et fit d’elle une personne sage de
-corps et d’esprit, digne de servir de mère à Jésus. Sa tâche terminée,
-comme elle se sentait vieillir, elle implora le ciel, disant:
-
-»--Je me languis de mes Bretons. Qu’avant de mourir je revoie ma
-paroisse, la grève, si douce à mes yeux, de la Palude en
-Plounévez-Porzay!
-
-»Son vœu fut exaucé. La barque de lumière la revint prendre, avec le
-même ange à la barre, seulement il était vêtu de noir, pour signifier à
-la sainte son veuvage, le seigneur de Moëllien ayant trépassé dans
-l’intervalle.
-
-»Les gens du château, assemblés sur le rivage, accueillirent leur
-châtelaine avec de grandes démonstrations de joie, mais elle les
-congédia sur-le-champ.
-
-»--Allez! leur enjoignit-elle, allez, et distribuez aux pauvres tous mes
-biens.
-
-»Elle avait résolu de finir ses jours terrestres dans la pénitence. Et
-désormais elle vécut ici, sur cette dune déserte, en une oraison
-perpétuelle. L’éclat de ses yeux rayonnait au loin sur les eaux, comme
-une traînée de lune. Aux soirs d’orage, elle était la sauvegarde des
-pêcheurs. D’un geste elle apaisait la mer, faisait rentrer les vagues
-dans leur lit ainsi qu’une bande de moutons à l’étable.
-
-»Jésus, son petit-fils, entreprit à cause d’elle le voyage de
-Basse-Bretagne. Avant de gravir le Calvaire, il vint lui demander sa
-bénédiction, accompagné des disciples Pierre et Jean. La séparation fut
-cruelle: Anne pleurait des larmes de sang, et Jésus avait beau faire, il
-ne réussissait point à la consoler. Finalement il lui dit:
-
-»--Songe, grand’mère, à tes Bretons. Parle! Et, en ton nom, quelque
-faveur que ce soit, je suis prêt à la leur accorder.
-
-»La sainte alors essuya ses pleurs.
-
-»--Eh bien! prononça-t-elle, qu’une église me soit consacrée en ce lieu.
-Et, aussi loin que sa flèche sera visible, aussi loin que s’entendra le
-son de ses cloches, que toute chair malade guérisse, que toute âme,
-vivante ou morte, trouve son repos!
-
-»--Il en sera selon ton désir, répondit Jésus.
-
-»Pour mieux appuyer son dire, il planta dans le sable son bâton de
-route, et aussitôt des flancs arides de la dune une source jaillit. Elle
-coule depuis lors, intarissable; qui boit de son eau, avec dévotion,
-sent comme une fraîcheur délicieuse qui lui rajeunit le cœur et circule
-à travers ses membres.
-
-»Un soir, il y eut dans le pays un grand deuil. Le ciel se couvrit d’une
-brume épaisse; la mer poussa des sanglots presque humains. Sainte Anne
-était morte. Les femmes d’alentour vinrent en procession, avec des
-pièces de toile fine, pour l’ensevelir. Mais on chercha vainement son
-cadavre: nulle part on n’en trouva trace. Ce fut une véritable
-consternation. Les anciens murmuraient tristement:
-
-»--Elle est partie pour tout de bon. Elle n’a même pas voulu confier à
-notre terre sa dépouille. C’est assurément que quelqu’un de nous, sans
-le savoir, lui aura manqué.
-
-»Cette pensée les affligeait. Soudain, le bruit courut que des pécheurs
-avaient ramené dans leur senne une pierre sculptée. Quand on eut
-débarrassé la pierre des coquillages et des algues qui l’enveloppaient,
-chacun reconnut l’image de la sainte. Comme il n’y avait pas en ce
-temps-là de chapelle à la Palude, on décida de la transporter à l’église
-du bourg. Elle fut donc placée sur un brancard. Elle était si légère que
-quatre enfants suffirent à la monter jusqu’à la fontaine. Mais on ne put
-jamais la faire aller plus loin. Plus on s’efforçait de la soulever,
-plus elle devenait pesante. Les anciens dirent:
-
-»--C’est un signe. Il faut lui bâtir ici sa maison.
-
-»Voilà, mon gentilhomme, la véridique histoire d’Anne de la Palude, en
-Plounévez-Porzay. La voilà, telle que je l’ai retenue de ma mère, qui
-l’apprit de la sienne, à une époque où les familles se transmettaient
-pieusement de mémoire en mémoire les choses du passé.
-
-La bonne vieille, tout en contant, balayait, amassait la poussière par
-petits tas, la recueillait à mesure dans le creux de son tablier. Après
-m’avoir parlé de la sainte, elle m’entretint de sa vie, à elle, de sa
-longue et monotone vie, nue, vide, silencieuse, dépeuplée comme ce
-sanctuaire où elle achevait de s’écouler péniblement. C’était effrayant,
-c’était tragique, à force de simplicité. Une joie brève, çà et là, une
-de ces fleurettes éphémères dont s’étoile au printemps le gazon des
-dunes. Quant au reste, des deuils, des glas, et, dominant tout, le bruit
-de mâchoires que fait dans les galets la mer broyant ses victimes.
-
---Je n’ai plus de fils; mes brus sont mortes ou remariées. Je m’assieds
-quelquefois aux foyers des autres, mais j’y suis mal à l’aise; leur
-flamme ne réchauffe point. Des douaniers compatissants m’ont abandonnée
-une des huttes basses où ils ont coutume de s’abriter, la nuit,
-lorsqu’ils sont de garde le long de cette côte. J’y couche sur un lit de
-varechs. Mais je ne me plais qu’ici. Tous les matins, je vais à la ferme
-prendre la clef. Je remplis les fonctions de sacristine: je sonne les
-trois angélus; je reçois les pèlerins et je leur fais les honneurs de la
-maison; souvent ils me demandent de réciter pour eux des oraisons
-spéciales dont je suis à peu près seule à posséder le secret; je les
-conduis à la source, je leur verse l’eau dans les manches ou sur la
-poitrine, suivant le genre de maladie dont ils sont atteints. Dès qu’ils
-se mettent en route pour venir trouver la sainte, j’en suis avertie par
-des signes particuliers et surnaturels. Tantôt c’est le bruit d’un pas
-invisible dans l’église déserte, tantôt un craquement dans les boiseries
-de l’autel, tantôt enfin, quand il s’agit d’un grand vœu, de légères
-gouttes de sueur perlant au front de la statue. En général, il n’y a de
-monde que le mardi, qui est le jour consacré. Le reste de la semaine, la
-Mère de la Palude n’a devant les yeux que ma pauvre vieille face, aussi
-délabrée qu’un mur en ruine. Elle me sourit néanmoins, se montre envers
-moi pitoyable et douce, m’encourage, me sauve des tristesses où sans
-elle je serais noyée. Je lui tiens compagnie de mon mieux. Je cause avec
-elle et il me semble qu’elle me répond. Je lui chante les _gwerz_
-qu’elle aima, son cantique, le plus beau, je pense, qu’il y ait en notre
-langue. Et puis, je nettoie, j’arrose, je balaie. Je recueille les
-poussières, j’en donne aux pèlerins des pincées qui, répandues sur les
-terres, activeront le travail des semences, préserveront de tout dégât
-le blé des hommes et le foin des troupeaux.
-
-Je voulus lui glisser dans la main quelques pièces de monnaie.
-
---Le tronc est là-bas,--me dit-elle;--moi, je ne suis qu’une servante en
-cette demeure, je n’ai pas qualité pour recevoir les offrandes.
-
-Je craignis de l’avoir froissée, mais, au premier mot d’excuse, elle
-m’interrompit et, comme je prenais congé:
-
---Revenez nous voir, mon gentilhomme. Tâchez seulement que ce soit en
-été, le dernier dimanche d’août. Alors, vous contemplerez sainte Anne
-dans sa gloire. Nulle fête n’est comparable à celle de la Palude, et
-celui-là ne sait point ce que c’est qu’un pardon, qui n’a pas assisté,
-sous la splendeur du soleil béni, aux merveilles sans égales du pardon
-de la Mer.
-
-
-
-
-II
-
-
-J’ai suivi votre conseil, bonne vieille. Hélas! je vous ai cherchée en
-vain dans l’église et sur la crête des falaises où vous aviez,
-disiez-vous, votre gîte. En vain je me suis adressé aux douaniers de
-garde: ce n’étaient déjà plus les mêmes qui vous furent si hospitaliers;
-ils ne se rappelaient pas vous avoir connue. Sans doute, la barque
-lumineuse vous sera venue prendre, vous aussi, par quelque soir de pluie
-glacée. Et vous êtes partie pour la rive idéale, paisiblement, certaine
-que là-haut une sainte Anne pareille à celle de vos rêves vous faisait
-signe et vous attendait.
-
-Elle n’exagérait point, l’humble zélatrice de la Palude, en affirmant
-que ce pardon est de toutes les solennités bretonnes la plus imposante
-et la plus belle.
-
-C’était un samedi de la fin d’août, un peu avant le coucher du soleil.
-Du sommet de la montée de Tréfentec, le paysage sacré nous apparut dans
-un éclat de lumière rousse. Quel contraste avec la terre de désolation
-que j’avais entrevue naguère, si pâle, si effacée, enveloppée d’une
-bruine où elle s’estompait confusément, sorte de contrée-fantôme, image
-spectrale d’un monde mort! Tout, à cette heure, y respirait la vie: une
-fièvre de bruit et d’agitation semblait s’être emparée du désert. Les
-dunes même exultaient, et l’Océan, dans les lointains, flambait ainsi
-qu’un immense feu de joie. Plus près de nous, dans le repli de colline
-où s’épanche le ruisseau de la fontaine miraculeuse, une espèce de ville
-nomade s’improvisait sous nos yeux. Comme au temps des migrations des
-peuples pasteurs--le mot est de Jules Breton--des tentes innombrables,
-de toutes formes et de toutes nuances, s’élevaient, se groupaient,
-bombaient au vent leurs toiles bises, donnaient l’impression d’un
-campement de barbares, ou mieux encore, d’un débarquement d’écumeurs de
-mer. Beaucoup de ces tentes, en effet, s’étayaient sur des rames
-plantées dans le sol, et elles étaient recouvertes pour la plupart de
-voilures de bateaux exhibant, en grosses lettres noires, leur matricule
-et l’initiale de leur quartier.
-
-A l’entour de l’étrange bourgade, les chariots, renversés sur l’arrière,
-enchevêtraient leurs roues, hérissaient la plaine d’une forêt de
-brancards, tandis que dans les pâtis voisins les bêtes erraient à
-l’aventure.
-
-Et sur tout cela planait une clameur, un vaste bourdonnement humain
-auquel se mêlait, à intervalles réguliers, en sourdine, le grondement
-cadencé des flots. Nous fîmes un circuit pour gagner l’église. Une tribu
-entière de mendiants était couchée à l’ombre des ormes, dans l’enclos.
-Ils ne nous eurent pas plus tôt aperçus qu’ils se ruèrent sur nous, avec
-des abois de chiens hurleurs. Jamais encore je n’en avais vu en telle
-quantité, pas même au pardon de Saint-Jean-du-Doigt, où cependant ils
-fourmillent; surtout, jamais je n’en avais rencontré d’aussi insolents!
-Ils ne demandaient pas l’aumône, ils l’exigeaient.
-
---Payez le droit des pauvres! criaient-ils.
-
-Et ils nous frôlaient de leurs ulcères, ils nous soufflaient au visage
-leur haleine nauséabonde, empuantie par l’alcool. Il fallut jeter en
-l’air plusieurs poignées de sous, pour nous débarrasser d’eux. Comme je
-m’étonnais que le clergé tolérât aux abords immédiats du sanctuaire
-cette horde cynique et répugnante, mon compagnon, qui me servait en même
-temps de cicérone, me répondit:
-
---Ils sont ici de fondation. Jadis, ils s’intitulaient les rois de la
-Palude. Royauté éphémère, d’ailleurs; car il n’y a que le samedi qui
-leur appartienne. Arrivés ce matin--nul ne sait d’où,--ils s’esquiveront
-cette nuit. Ils terminent en ce moment leur collecte, et c’est pourquoi
-ils y mettent tant d’âpreté.
-
---Si pourtant il leur plaisait de rester demain?
-
---Ils violeraient l’usage, et l’usage en Bretagne est, selon le vieux
-dicton, plus roi que le roi... Puis, demain, les gendarmes seront là;
-nos gueux ont horreur de ces trouble-fête; la présence d’un tricorne
-leur est insupportable: ils aiment mieux décamper... Demain, enfin, les
-routes seront encombrées de voitures; les infirmes risqueraient d’être
-mis en pièces: en sorte que la simple prudence s’accorde avec la
-tradition pour conseiller à la bande un prompt départ. Vous pourrez
-avant peu juger par vous-même que cet exode des loqueteux à la nuit
-pleine ne manque pas d’un certain ragoût.
-
-Nous avions franchi le seuil de l’église.
-
-Combien reposant, cet intérieur, après le tumulte du dehors! Sur les
-murs blancs couraient des guirlandes de lierre et de houx. Des ancres
-symboliques, ornées de branches de sapin, étaient appendues çà et là;
-des goélettes en miniature, chefs-d’œuvre de patience et de délicatesse,
-se balançaient dans une vapeur d’encens, et, sur son socle, la sainte,
-habillée à neuf, avait les grâces jeunettes d’une aïeule endimanchée. De
-temps à autre un pèlerin se levait du milieu de l’assistance prosternée
-sur les dalles, s’approchait de l’image vénérée et, dévotement, baisait
-le bas de sa robe. Des mères haussaient leurs enfants à bras tendus
-jusqu’à la douce figure de pierre. Et l’odeur des cires ardentes
-imprégnait l’air, et leurs fines fumées bleuâtres montaient,
-montaient... Peu à peu, la nef se vida. Quelques vieilles en cape de
-deuil y demeurèrent seules à égrener un interminable rosaire, triste
-comme une lamentation... C’était l’heure de souper: la nuit tombait.
-
-... Une tente basse, profonde, semi-auberge, semi-dortoir. Des gens
-ronflent à l’une des extrémités, tandis qu’à l’autre bout on mange, on
-boit, aux vacillantes lueurs d’une chandelle de suif. Sur la table, des
-plats d’étain où nagent des saucisses; des brocs, des chopines
-débordantes d’un cidre huileux, quoique très additionné d’eau, que la
-chaleur a fait tourner en vinaigre; des réchauds avec de la braise pour
-allumer les pipes, une grande jarre pour se laver les mains... Nous
-sommes chez Marie-Ange, matrone égrillarde, qui n’a d’angélique que le
-nom. D’ordinaire, elle vend du poisson à Douarnenez, sous les halles, et
-c’est seulement par occasion, dans les circonstances solennelles,
-qu’elle fait métier de cabaretière. Croyez qu’elle s’en tire à
-merveille, vive, preste, l’œil à tout et un mot pour chacun, la jambe
-alerte, le parler hardi.
-
-La portière de la tente, un pan de toile retenu par une amarre en guise
-d’embrasse, s’ouvre sur l’église et, plus loin, par une fente des dunes,
-sur la tranquillité sereine de la mer. Un feu de mottes brûle à quelques
-pas, en plein vent; au-dessus bout le café de Marie-Ange, dans un
-chaudron accroché à un faisceau de branchages. Des vols d’étincelles
-s’éparpillent, allument dans l’herbe desséchée de petites flammes
-courtes et rapides. A droite, une masse sombre, la silhouette d’une
-roulotte: une fille de bronze, accoudée entre les colonnes torses de la
-balustrade, regarde devant elle, dans le vague, cependant qu’un
-personnage difforme cloue au fronton de la voiture cette mirobolante
-affiche: QUÉHERN OMICHEL, _annonce la bonne aventure. Certain des
-pronostics. Garantit la guérison des verrues._ La nuit est tiède,
-pacifique, baignée d’une molle clarté de lune qui semble filtrer par
-gouttes devers l’orient. On entend respirer les ondes. Un silence
-impressionnant a succédé à l’animation du jour. Le ciel se recourbe très
-haut, comme la voûte d’un temple infini, et l’on se prend à baisser la
-voix, en causant, de peur de manquer de respect à ce je ne sais quoi de
-divin qui rôde au fond de ce silence majestueux. Or, voici tout à coup
-qu’un chant s’élève, une lente et rauque rapsodie, qu’on dirait hurlée à
-tue-tête par un chœur d’ivrognes:
-
- _Enn eskopti a Gerné, war vordik ar môr glaz[67]..._
-
- [67] En l’évêché de Cornouailles, sur le bord de la mer bleue...
-
-Ce sont les mendiants qui déguerpissent. Cortège fantastique et macabre.
-Ils défilent en troupeau, pêle-mêle, célébrant de leurs gosiers avinés
-la louange de la Palude et les mérites de la Bonne Sainte, vraie
-grand’mère du Sauveur,
-
- Par qui la rose a fleuri où ne poussait que l’épine.
-
-Plus d’un qui titube chante quand même, comme en rêve. Les femmes
-emportent dans les bras des nourrissons «sans père», nés des
-promiscuités de hasard, au long des routes. Les aveugles vont de leur
-allure hésitante de somnambules, la face tournée vers le firmament, la
-main cramponnée à leur bâton fait de la tige d’un jeune plant et
-semblable à une houlette. Des tronçons d’hommes branlent ainsi que des
-cloches entre des montants de béquilles. Un _innocent_ ferme la marche,
-un grand corps à la face hébétée, qu’à sa robe grise, dans l’obscurité,
-on prendrait pour un moine. Sur son passage, les gens se découvrent et
-se signent, car l’esprit de Dieu habite dans l’âme des simples.
-Marie-Ange lui offre, en termes gracieux, un verre de cidre, mais il n’a
-plus soif, au dire de la vieille qui le mène en laisse. Et il disparaît
-avec les autres, par la pente des dunes, dans le noir. Un pèlerin me
-chuchote à l’oreille:
-
---Sainte Anne a une affection particulière pour cet idiot. Il y a six
-ans il tomba malade, à des lieues d’ici, du côté de la montagne d’Aré,
-en sorte qu’il ne put arriver à la Palude pour la fête. Le pardon en fut
-gâté. Du vendredi matin au lundi soir il plut à verse. La bénédiction du
-ciel accompagne les innocents.
-
-Le silence est redevenu profond, sauf, par intervalles, un hennissement,
-un appel lointain de bête égarée, et toujours, toujours, le bruit de la
-mer assoupie, calme comme un souffle d’enfant.
-
-Nous avons descendu les sentiers abrupts qui conduisent à la plage. Dans
-les anfractuosités des roches, des couples étaient assis, jeunes hommes
-et jeunes filles,--celles-ci, ouvrières en sardines, de l’île Tristan,
-de Douarnenez, de Tréboul, peut-être même d’Audierne et de
-Saint-Guennolé,--ceux-là, marins de l’État accourus de Brest, en
-permission, pour embrasser leurs amies, leurs «douces», pour faire avec
-elles, avant la prochaine campagne, une mélancolique et suprême veillée
-d’amour. Sainte Anne a l’indulgence des grand’mères. Elle ne se
-scandalise point de ces rendez-vous nocturnes; elle les favorise, au
-contraire, étend sur eux le dais velouté de son ciel piqué d’étoiles,
-leur prête sa dune moelleuse, les recoins discrets de ses grottes
-tapissées d’algues, les enveloppe de mystère, de poésie, de sérénité.
-Elle sait d’ailleurs l’héréditaire chasteté de cette race et que
-l’amour, à ses yeux, est une des formes de la religion. Marie-Ange, il
-est vrai, nous a raconté tantôt l’histoire d’une _Capenn_, d’une fille
-du Cap-Sizun, «qui attrapa au pardon de la Palude une maladie de
-trente-six jeudis». Mais, si l’on cite de tels exemples, c’est que
-précisément ils sont rares. Les couples que nous avons frôlés se
-tenaient la main, sans dire mot, absorbés dans une contemplation muette
-où leurs âmes seules communiquaient. Et leurs pensées paraissaient
-plutôt graves que folâtres. Ils me remirent en mémoire deux vers d’une
-chanson de bord entendue naguère au pays de Paimpol:
-
- _Rô peuc’h! rô peuc’h, mestrezik flour!
- Me wél ma maro ’bars an dour..._
-
- Tais-toi! tais-toi, maîtresse exquise!
- Je vois ma mort dans l’eau.
-
-Sur les fiançailles des marins quelque chose de tragique plane toujours,
-et les aveux qu’ils échangent avec les jouvencelles sont le plus souvent
-tristes comme des adieux...
-
-Un coup de sifflet nous avertit que la _Glaneuse_ venait de stopper.
-D’habitude, le petit vapeur côtier franchit la baie en ligne droite, de
-Morgat à Douarnenez. Mais, à l’occasion du pardon, il fait escale à la
-Palude. Nous nous trouvâmes une vingtaine de passagers sur le pont.
-Presque tous étaient des pêcheurs de la baie; les rustiques, aussi bien
-au retour qu’à l’aller, préfèrent la voie de terre. Un paysan de Ploaré
-figurait pourtant parmi nous, avec sa femme. Mon compagnon, qui le
-connaissait, l’interpella:
-
---Comment! vieux Tymeur, vous n’avez pas craint de vous fier au chemin
-des poissons?... Est-ce un vœu que vous avez fait, ou bien vos jambes
-refusaient-elles de vous porter?
-
---Ce n’est ni l’un ni l’autre, répondit-il en se rapprochant de nous,
-heureux d’avoir avec qui causer pendant le trajet. Nos jambes, Dieu
-merci! sont encore solides, et, quant à notre vœu, Renée-Jeanne et moi
-nous nous en sommes acquittés dans la soirée, dévotement, comme il sied
-à des chrétiens.
-
---C’est donc alors que vous vous êtes réconciliés avec la mer?...
-
---Non plus. Je lui en voudrai tant que je vivrai. Elle nous a pris notre
-fils Yvon, que Dieu ait son âme! Ces choses-là ne se pardonnent point.
-La mer! Ni Renée-Jeanne, ni moi, nous ne pouvons la sentir. Une de nos
-fenêtres donnait dessus: nous l’avons murée. La terre est la vraie mère
-des hommes; la mer est leur marâtre. Si j’étais sainte Anne, je la
-dessécherais toute, en une nuit.
-
---Oui mais, vieux Tymeur, cela ne nous dit pas...
-
---C’est juste. Après tout il n’y a pas de mal à vous conter ça, puisque
-rien n’arrive sans la permission de Dieu. N’est-ce pas, Renée-Jeanne?
-
-Renée-Jeanne, accroupie sur un rouleau de cordages, marmonnait une série
-d’oraisons bizarres, sans doute des formules de conjuration contre les
-Esprits malfaisants des eaux. Elle esquissa de la main un geste vague,
-et le père Tymeur, après s’être assuré que nous étions seuls à
-l’écouter, commença son récit.
-
-Voilà. L’année précédente, à pareille époque et à pareille heure, ils
-s’en revenaient tous deux, Renée-Jeanne et lui, vers Ploaré, par la
-route. Un peu avant Kerlaz, sur la droite, est le sanctuaire de la
-Clarté où les pèlerins de la Palude ont coutume de faire une station et
-de réciter une prière, parce que Notre-Dame de la Clarté passe pour être
-la fille aînée de sainte Anne, comme Notre-Dame de Kerlaz est sa seconde
-fille. Nos gens allaient franchir l’échalier de l’enclos, quand, à la
-faveur de la lune, ils aperçurent dans la douve un homme assis sur une
-espèce de boîte longue aux ais disjoints, et qui paraissait à bout de
-forces, car la sueur pleuvait de son front dégarni entre ses doigts
-extraordinairement maigres. Tymeur l’abordant lui dit avec compassion:
-
---Vous avez l’air exténué, mon pauvre parrain.
-
---Oui, le fardeau que j’ai à porter est bien lourd... Y a-t-il encore
-loin jusqu’à la Palude? demanda le malheureux d’une voix triste.
-
---Trois quarts de lieue environ. Nous sommes, ma femme et moi, tout
-disposés à vous aider, si nous pouvons quelque chose pour votre
-soulagement...
-
---Certes, vous pouvez beaucoup.
-
---Parlez.
-
---Ce serait de faire dire une messe à l’église de votre paroisse pour le
-repos d’une âme en peine, d’un _anaon_... En échange, continua le
-trépassé--c’en était un--je vous donnerai un avis salutaire... Si jamais
-vous acceptez d’accomplir un pèlerinage au nom d’un de vos amis, tenez
-fidèlement votre promesse de votre vivant, sinon il vous en cuira comme
-à moi après votre mort. Je m’étais engagé à aller à la Palude pour celui
-qui est ici, sous moi, dans cette châsse. Mais, la vie est courte et il
-y faut penser à la fois à trop de choses. J’omis la plus importante.
-J’en suis bien puni. Depuis je ne sais combien de temps que je
-m’achemine vers sainte Anne, je n’avance chaque année que d’une longueur
-de cercueil. Et si vous sentiez comme cela pèse lourd, le cadavre d’un
-ami trompé!... En faisant dire pour moi la messe que je vous demande,
-vous abrégerez ma route d’un grand tiers[68].
-
- [68] M. Le Carguet, le folkloriste du Cap-Sizun, m’a communiqué une
- légende analogue à celle-ci et qui avait trait également au pardon
- de la Palude.
-
-Sur ces mots, il disparut. Tymeur et sa femme, agenouillés sous le
-porche, y restèrent en prière jusqu’au petit matin, se bouchant les
-oreilles pour n’entendre point ahaner le mort sous son faix d’ossements
-et de planches pourries.
-
-Le vieux concluait:
-
---On ne s’expose pas deux fois à de semblables rencontres. N’est-ce pas,
-Renée-Jeanne?
-
-Renée-Jeanne avait ramené sur son visage sa cape de laine blanche bordée
-d’un large galon de velours noir, et tournait obstinément le dos à la
-mer... Elle était cependant délicieuse à voir, la mer, en cette
-admirable nuit d’août, tiède et toute parfumée d’un arôme étrange, comme
-si les voluptueuses fleurs des jardins de Ker-Is, éveillées tout à coup
-de leur enchantement, se fussent venues épanouir à la surface des eaux.
-Elle gisait là, presque sous nos pieds, la féerique cité de la légende.
-Par instants, au creux des houles, on eût dit que son image allait
-transparaître; on croyait entendre des voix, des bruits, et les
-phosphorescences qui brûlaient à la crête des vagues semblaient
-l’illumination d’une ville en fête. Nous rasions de hauts promontoires,
-de longs squelettes de pierre aux figures énigmatiques, attentifs depuis
-des siècles à quelque spectacle sous-marin visible pour eux seuls. Le
-ciel, au-dessus de nos têtes, était comme un autre océan où, parmi le
-scintillement des étoiles, un croissant de lune flottait.
-
-
-
-
-III
-
-
-Le lendemain, dimanche, se leva l’aube du «grand jour».
-
-Je revois Douarnenez émigrant en masse vers la Palude. Toutes les
-voitures de la contrée ont été mises en réquisition et sont prises
-d’assaut. Entre les sièges combles on intercale des tabourets empruntés
-à l’auberge voisine. Le conducteur se plante à l’avant, debout, un pied
-sur chaque brancard; les châles multicolores des filles assises à
-l’arrière balaient le pavé de leurs franges. Et les chars à bancs
-s’ébranlent, lourdement, au petit trot d’un bidet de Cornouailles, très
-philosophe et qui ne s’étonne plus. Les hommes font les beaux dans leurs
-vareuses neuves, le béret rabattu sur les yeux; ils gesticulent, ils
-crient, par besoin, par plaisir, pour se prouver à eux-mêmes qu’ils sont
-ailleurs que dans les barques, où le moindre mouvement, sous peine de
-mort, doit être calculé, mesuré, précis, et aussi pour se «déhanter
-l’âme», comme ils disent, des vastes silences de la mer, plus troublants
-peut-être que ses colères. A leurs muscles, à leurs nerfs violemment
-comprimés il faut de ces brusques détentes. Le pardon de sainte Anne est
-une des soupapes par où se fait jour, chez ces êtres rudes, le
-trop-plein des sentiments refoulés. J’ai entendu des gens graves et
-officiels leur reprocher l’espèce de fougue brutale avec laquelle ils se
-ruent au divertissement. Ils s’y précipitent, en effet, tête baissée,
-joyeux, insouciants, prodigues, quitte à pâtir ensuite pendant des
-semaines et des mois. En matière d’économie domestique, ils en sont
-encore à la période sauvage. Qu’un autre les blâme. Pour moi, qui les ai
-vus à l’œuvre, sur les lieux de pêche, dans les sinistres nuits du
-large, je songe surtout à la vie de damnés qu’ils mènent, en proie à un
-labeur dont l’ingratitude n’a d’égale que leur patience, et je serais
-plutôt tenté, je l’avoue, de les trouver trop rares et trop courtes, ces
-quelques trêves de Dieu qui les arrachent à leur enfer.
-
-Toute l’animation du port a reflué vers la haute ville. Les quais sont
-déserts. Les barques, tirées à sec sur le sable de la marine, reposent,
-flanc contre flanc, en des attitudes abandonnées, heureuses elles aussi
-de ce répit de vingt-quatre heures. Elles sont si lasses, et c’est si
-bon, même pour des barques, d’avoir un jour à rêvasser en paix! Les
-filets prennent le soleil, appendus aux mâts. Et la baie s’étale, vide,
-à perte de vue, dominée seulement vers le nord par les blancs éboulis de
-Morgat et par les aiguilles de pierre du Cap de la Chèvre.
-
-J’ai voulu faire, ce matin, le trajet de la Palude par le chemin des
-piétons. La file des pèlerins s’engage dans les bois de Plomarc’h. Des
-étangs mystérieux dorment sous les hêtres. Ici, la fille de Gralon,
-Ahès, qu’on appelait encore Dahut, venait autrefois avec ses compagnes,
-les blondes vierges de Ker-Is, laver son linge royal: l’eau des
-fontaines a, dit-on, retenu son image, et les mousses, la fine odeur de
-ses cheveux. A travers le réseau des branches, la mer luit. Elle ne nous
-quittera guère, au cours du voyage, toujours adorable et jamais la même,
-déployant devant le regard, avec une sorte de coquetterie, les prestiges
-sans nombre, la souplesse infinie de son éternelle séduction. C’est sa
-fête--ne l’oublions pas--c’est sa fête aussi bien que celle de sainte
-Anne que les Bretons du littoral cornouaillais célèbrent aujourd’hui.
-Aux âges très anciens, alors que la grand’mère de Jésus n’était pas née,
-elle était en ces parages l’idole unique. Elle n’avait point de
-sanctuaire dans les dunes; les cérémonies de son culte s’accomplissaient
-à ciel ouvert. Mais le peuple y accourait en foule, comme à présent, et,
-comme à présent, l’époque choisie était le mois de la saison ardente,
-parce qu’en cette saison la déesse se révélait dans le pur éclat de sa
-beauté, découvrait aux yeux ravis son beau corps fluide, sa chair
-transparente et nacrée, toute frissonnante sous les caresses de la
-lumière. Les dévots, rassemblés sur les hauteurs, tendaient les bras
-vers elle, entonnaient des hymnes à sa louange, s’abîmaient dans la
-contemplation de ses charmes. Ahès ou Dahut était sans doute un des noms
-par lesquels ils l’invoquaient. Quelle vertu d’incantation était
-attachée à ce vocable, nous ne le saurons probablement jamais.
-
-Le mythe du moins a survécu. Et son sens primitif se retrouve aisément
-sous les retouches plus récentes que le christianisme lui a fait subir.
-Ahès a la démarche onduleuse, la chevelure longue et flottante, tantôt
-couleur du soleil, tantôt couleur de la lune, les yeux changeants et
-fascinateurs. Elle habite un palais immense dont les vitraux
-resplendissent ainsi que de gigantesques émeraudes. Elle a des passions
-tumultueuses, une rage inassouvie d’amour. Sa préférence va aux hommes
-du peuple, aux gars solides et frustes. Un pêcheur passe, ses filets sur
-l’épaule: de la fenêtre de sa chambre, elle lui fait signe de monter.
-Plusieurs fois par nuit, elle change d’amants; elle danse devant eux
-toute nue, les enlace et les endort, en chantant, d’un sommeil dont ils
-ne se réveilleront plus. Car ses baisers sont mortels. Les lèvres où les
-siennes se sont appliquées demeurent béantes à jamais. C’est une
-dévoreuse d’âmes. Un de ses caprices suffit à causer des catastrophes
-épouvantables, efface en un clin d’œil une ville entière de la carte du
-monde. On l’adore et on la hait. Elle est irrésistible et fatale. Qui ne
-reconnaîtrait en elle la personnification vivante de la mer?
-
-... Sur la plage du Ris, les pèlerins se déchaussent. C’est le moment du
-reflux. Les sables, d’une blancheur éblouissante, étincellent, pailletés
-de mica. On a près d’une lieue de grèves à longer. C’est plaisir
-d’appuyer le pied sur ce sol égal, d’un grain si subtil, et qui a le
-poli, la fraîcheur d’un pavé de marbre. Des sources invisibles
-jaillissent sous la pression des pas. La grande ombre déchiquetée des
-falaises garantit les fronts des ardeurs du soleil; et il sort des
-cavernes creusées par les flots dans les soubassements de la paroi de
-schiste un souffle d’humidité qui vous évente au passage. Des vols de
-mouettes et de goélands se balancent dans l’air immobile, avec des
-flammes roses au bout de leurs ailes éployées.
-
-Une anse, un pré, des landes rousses, presque à pic. Nous avons repris
-le sentier de terre, mais à travers un pays morne, sous un ciel
-accablant. Nul abri. Pas un arbre. A peine, dans une combe imprévue, un
-bouquet de saules rachitiques au-dessus d’une fontaine desséchée. Puis,
-des roches monstrueuses surplombant l’abîme. Le raidillon s’accroche à
-leur flanc ou rampe dans leurs interstices. En bas, la mer traîtresse
-guette le passant.
-
---Monsieur! monsieur!--crie derrière moi, en breton, une voix haletante,
-une voix de femme.
-
-Celle qui m’interpelle de la sorte est une «îlienne» de Sein,
-apparemment une veuve, à en juger par sa coiffe noire et par la rigidité
-sévère du reste de son accoutrement.
-
---Pardonnez-moi, monsieur, si je vous ai prié de m’attendre pour
-franchir cet endroit. Seule, je n’en aurais point le courage.
-
---Le plus sûr, pour vous, si vous craignez le vertige, est de faire un
-crochet.
-
---Impossible. _Mon vœu est par ici._
-
-Ce sentier dangereux lui est sacré. On va voir pourquoi. Je transcris
-ses propres paroles.
-
-Il y a vingt ans, elle s’acheminait vers la Palude en compagnie de son
-fiancé. Leurs noces étaient fixées à la semaine d’après. Ils allaient,
-elle, demander à la sainte de bénir leur union; lui, la remercier de lui
-avoir sauvé la vie, l’hiver précédent, où il avait été toute une nuit en
-perdition dans le Raz.
-
-Ils devisaient justement des angoisses qu’ils avaient endurées l’un et
-l’autre pendant cette nuit terrible.
-
---Oui, disait le jeune homme, il s’en est fallu de peu qu’au lieu de
-t’épouser je n’épousasse la mer... Est-elle assez jolie à cette heure,
-la gueuse! ajouta-t-il, en se penchant sur l’eau qui ondulait doucement,
-claire et profonde, au pied du roc.
-
-Mais il n’avait pas fini de parler qu’il se rejetait vivement en
-arrière. Il était livide. Il cria:
-
---Malheur! Une lame sourde!
-
-Une espèce de beuglement monta du gouffre; une masse liquide, une forme
-échevelée de bête bondit...
-
-Quand l’îlienne qui s’était évanouie rouvrit les yeux, un groupe de
-pèlerines faisaient cercle autour d’elle, agenouillées et en prières, ne
-doutant point qu’elle fût morte.
-
---Et Kaour[69]?--interrogea-t-elle, dès qu’elle eut recouvré ses
-sens;--où est Kaour?
-
- [69] Diminutif de Corentin.
-
-Personne ne put lui donner des nouvelles de son fiancé. La mer avait une
-mine innocente et calme, comme si rien ne s’était passé. On eut beau
-chercher le cadavre, on ne le retrouva jamais.
-
-Depuis lors, la pauvre fille se rend chaque année au pardon de la
-Palude, et toujours par le chemin qu’ils suivaient ensemble si gaiement
-ce jour-là. Mais, parvenue au lieu du sinistre, ses forces défaillent.
-Elle a peur de s’entendre appeler par la voix de Kaour et, d’autre part,
-elle tient à lui montrer qu’elle est restée obstinément fidèle à sa
-mémoire.
-
---Je suis sa veuve,--dit-elle,--puisque nos bans ont été publiés; et, à
-l’île, c’est un sacrilège de se marier deux fois.
-
-Tout en causant de ces choses tristes, nous dévalons vers la grève de
-Tréfentec. Avant d’arriver aux premières dunes de Sainte-Anne, nous
-avons encore une étendue torride à traverser. La chaleur est accablante
-et j’ai très soif. L’îlienne aussi boirait volontiers. Soudain, elle
-avise une gabarre couchée dans les sables. Y courir, enjamber le
-plat-bord est pour elle l’affaire d’un instant, et la voici qui me hèle,
-debout, une bonbonne de terre entre les mains. Tandis que je me
-désaltère, elle prononce d’un ton quasi joyeux:
-
---Service pour service, n’est-ce pas? Nous sommes quittes.
-
-Et, comme je la complimente sur son flair:
-
---Je n’ai eu qu’à me souvenir du proverbe. Un marin, vous le savez, ne
-s’embarque pas sans eau.
-
-Jamais breuvage ne m’a semblé plus délicieux. Quand les pèlerins de
-l’équipage remettront à la voile, ce soir, ils seront probablement
-quelque peu surpris de trouver la bonbonne à moitié vide, mais, pour
-parler comme ma complice, ils n’auront que trop lampé dans l’intervalle.
-
-Le fait est que les tentes de la Palude regorgent de buveurs. Les femmes
-elles-mêmes s’attablent pour déguster le _champagne breton_, de la
-limonade gazeuse saturée d’alcool. Le cirque des dunes présente l’aspect
-d’une foire immense, d’une de ces foires du moyen âge où se mêlaient
-tous les costumes et tous les jargons. La fumée des feux de bivouac
-tournoie lentement dans l’air épaissi. La poussière flotte par grands
-nuages aux teintes de cuivre. On dirait que les baraques de toile
-oscillent sur le vaste roulis humain. Dans cette mer de bruits et de
-couleurs, où les boniments des saltimbanques font chorus avec les
-troupes en haillons des chanteurs d’hymnes, au milieu du tapage, de la
-bousculade, de la grosse joie populaire exaltée et débordante, un îlot
-de silence, tout à coup, un coin de solitude: la fontaine. Un parapet la
-protège et un dallage de granit l’entoure. Au centre s’élève la statue
-de la sainte. Des vieilles du voisinage se tiennent sur le perron, avec
-des écuelles et des cruches pour aider les dévots dans leurs ablutions.
-
-Une femme de Penmarc’h ou de Loctudy, une _Bigoudenn_, gravit les
-marches d’un pas chancelant. Elle a la figure terreuse d’une momie, dans
-son bonnet de forme étroite brodé d’arabesques de perles et que surmonte
-une mitre; ses lourdes jupes, étagées sur trois rangs, font trébucher
-ses jambes exténuées de malade, et l’on tremble de la voir s’affaisser
-subitement entre les bras des deux jeunes hommes--ses fils--qui
-l’escortent, raides et muets.
-
-Les officieuses vieilles s’empressent autour d’elle, lui offrent leurs
-services avec des chuchotements de compassion, s’enquièrent obligeamment
-de la nature de son mal. Elle, cependant, s’est laissée choir, à bout de
-forces, sur le banc de pierre accoté au piédestal de la statue, et, de
-ses doigts amaigris, elle se met à dégrafer une à une les pièces de son
-vêtement, d’abord le corsage soutaché de velours, puis la camisole de
-laine brune, enfin la chemise de chanvre, découvrant à nu sa poitrine où
-s’étale, striée de brins de charpie, la plaie hideuse d’un cancer.
-
-Les deux jeunes hommes la regardent faire, le chapeau dans les mains,
-comme à l’église. Et j’entends l’un d’eux, l’aîné, qui explique aux
-vieilles:
-
---Nous avons été avec elle dans tous les lieux renommés aux environs de
-notre paroisse, à saint Nonna de Penmarc’h, à sainte Tunvé de Kérity, à
-saint Trémeur de Plobannalec. Nous l’avons ramenée chaque fois plus
-souffrante. Alors, on nous a dit que sainte Anne seule avait assez de
-vertu pour la guérir, et nous sommes venus.
-
-Les vieilles de se récrier:
-
---Quel dommage que vous n’y ayez pas songé plus tôt!... Il n’y a que
-sainte Anne, voyez-vous, il n’y a que sainte Anne! Chacun sait cela. Il
-faut être, comme vous, de la race des brûleurs de goémon pour l’ignorer.
-
-Tout en morigénant les fils, elles s’occupent de la mère, accomplissent
-en son nom les rites prescrits. Celle-ci lui barbouille d’eau le visage;
-celle-là lui en verse dans les manches, le long des bras, une troisième
-lui prend dans la poche son mouchoir, le va tremper dans la fontaine et
-le lui applique ainsi imbibé sur la partie atteinte; les autres se
-traînent à genoux par les dalles boueuses, invoquant la patronne de la
-Palude, «aïeule de miséricorde, mère des mères, source de santé, rose
-des dunes, espérance du peuple breton.»
-
-Prières improvisées, d’un charme très doux et très apaisant.
-
-La malade s’efforce d’en répéter les termes, la nuque renversée, les
-yeux levés vers l’image de la sainte, dans une attitude vraiment
-sculpturale de douleur et de supplication.
-
-C’est une remarque vingt fois faite. Morceaux de paysages, groupes de
-gens, tout en Bretagne s’organise en tableau, spontanément, par une
-sorte d’instinct secret. L’artiste n’a qu’à transposer, presque sans
-retouche.
-
-Sous ce rapport, la procession de la Palude est une merveille. Il n’y a
-pas d’autre mot pour la caractériser. Impossible de concevoir quelque
-chose de plus complet, une vision d’art plus intense, plus harmonieuse
-et plus variée.
-
-Un ciel qui poudroie, une brume d’or, comme dans certaines peintures des
-Primitifs... L’église en clair avec des tons lilas, aérienne, vibrante,
-toutes ses cloches en branle tourbillonnant, pour ainsi dire, au-dessus
-d’elle... Çà et là, des verts pâlis, effacés, le gris des tentes, la
-rousseur des falaises et, par derrière, la vasque splendide de la Baie,
-ses grands azurs calmes, la frise ouvragée de ses promontoires, le
-souple et changeant feston de ses vagues ourlé d’une écume de soleil.
-
-Voilà pour l’ensemble du décor.
-
-Sur ce fond admirable se développe un cortège de féerie, une longue, une
-noble suite de figures graves, historiées, hiératiques, échappées,
-semble-t-il, des enluminures d’un vitrail. C’est comme un défilé
-d’idoles vivantes, surchargées d’ornements lourds et d’éclatantes
-broderies. Les costumes sont d’une richesse, d’une somptuosité qu’on ne
-rencontre plus ailleurs, sauf peut-être chez les Croates, en Ukraine et
-dans quelques pays d’Orient. Chaque famille conserve précieusement le
-sien, dans une armoire spéciale qui ne s’ouvre qu’une fois l’an, pour le
-«dimanche de sainte Anne». On le fait endosser ce jour-là, avec mille
-recommandations minutieuses, soit à la fille aînée, soit à la bru. Toute
-la maison est présente à la cérémonie de la toilette. L’aïeule,
-dépositaire des antiques traditions, prodigue les conseils, corrige une
-draperie, redresse le port de la néophyte, lui enseigne la démarche qui
-convient, le pas solennel et, en quelque sorte, sacerdotal.
-
-Le spectacle de ces femmes aux parures magnifiques, s’avançant de leur
-allure majestueuse, en ce cadre éblouissant, parmi le chant des litanies
-et le son voilé des tambours, est assurément une des plus belles choses
-qui se puissent voir et le souvenir qu’il vous laisse est de ceux qui ne
-s’effacent jamais. Vous diriez d’une fresque immense où se déroulerait,
-en une pompe d’une mysticité barbare, un chœur de prêtresses du vieil
-Océan.
-
-Longtemps après, on en reste hanté comme d’une hallucination des anciens
-âges. Mais voici qui nous ramène à l’éternelle et angoissante réalité.
-
-Vieilles ou jeunes, sveltes ou courbées, les «veuves de la mer»
-débouchent du porche. L’œil se fatiguerait à les vouloir dénombrer:
-elles sont trop. Elles ont soufflé leurs cierges, pour signifier
-qu’ainsi s’est éteinte la vie des hommes qu’elles chérissaient. La
-physionomie, chez la plupart, est empreinte d’une placide résignation.
-Les plus affligées dissimulent leurs larmes sous la cape grise aux plis
-flasques et tombants. Elles passent discrètes, les mains
-jointes,--immédiatement suivies par les «sauvés».
-
-Le rapprochement n’est point aussi ironique qu’il en a l’air. De ces
-«sauvés» d’aujourd’hui combien n’en pleurera-t-on pas au pardon prochain
-comme «perdus»! Par un sentiment d’une touchante délicatesse, ils ont
-revêtu pour la circonstance les effets qu’ils portaient le jour du
-naufrage, au moment où la sainte leur vint en aide et conjura en leur
-faveur le péril des flots. Ils sont là dans leur harnais de travail, de
-lutte sans merci, le pantalon de toile retroussé sur le caleçon de
-laine, la vareuse de drap bleu usée, trouée, mangée par les embruns,
-maculée de taches de goudron, le _ciré_ couleur de safran jeté en
-travers sur les épaules. Jadis, pour ajouter encore à l’illusion, ils
-poussaient le scrupule jusqu’à prendre un bain, tout habillés, au pied
-des dunes, et assistaient à la «procession des vœux» le corps ruisselant
-d’eau de mer.
-
-Dans leurs rangs figure un équipage au complet. Le mousse marche en
-tête. A son cou pend une espèce d’écriteau à moitié pourri, la plaque de
-l’embarcation, seule épave qu’ait revomie la tourmente.
-
-Tous ces hommes chantent à haute voix. Leur allégresse néanmoins,
-surexcitée chez plus d’un par les libations de la matinée, demeure
-sérieuse, presque triste.
-
---Que voulez-vous? m’a dit l’un d’eux; sainte Anne bénie fait pour nous
-ce qu’elle peut et nous l’en remercions de toute notre âme. Mais, tandis
-que nous clamons vers elle notre action de grâces, nous entendons là-bas
-_l’autre_ qui rit... Et vous savez, quand celle-là vous a lâché une
-fois, deux fois, gare à la troisième! On ne triche pas impunément la
-mer.
-
-... Le soir descend. Les croix, les bannières viennent de rentrer à
-l’église. Aussitôt la dispersion commence. Les chariots s’alignent,
-s’ébranlent, partent au grand trot de leurs attelages reposés. Le
-torrent des piétons s’écoule par toutes les issues. Le regard suit
-longtemps ces minces files sinueuses et bariolées qui serpentent à
-travers champs et peu à peu s’égrènent pour enfin disparaître derrière
-les lointains assombris.
-
-Les voilures qui recouvraient les tentes gisent à terre. Marie-Ange,
-affairée, me crie:
-
---On lève l’ancre! On cargue!
-
-Sur la plaine dévastée retombe, avec la nuit, le manteau de la solitude.
-Les roulottes des saltimbanques et des forains y dressent encore leurs
-silhouettes d’arches errantes: demain, elles auront fui à leur tour. Et
-la Palude, sous les premiers brouillards d’automne, va redevenir le
-funèbre paysage que j’entrevis naguère, peuplé seulement d’un sanctuaire
-abandonné et d’une ferme en ruine, en face de la mer hostile, aussi
-farouche, aussi indomptée que jamais.
-
-
-FIN
-
-
-
-
-TABLE
-
-
- AVANT-PROPOS I
- SAINT-YVES--LE PARDON DES PAUVRES 1
- RUMENGOL--LE PARDON DES CHANTEURS 73
- SAINT-JEAN-DU-DOIGT--LE PARDON DU FEU 169
- LA TROMÉNIE DE SAINT-RONAN--LE PARDON DE LA MONTAGNE 257
- SAINTE-ANNE DE LA PALUDE--LE PARDON DE LA MER 323
-
-
-291-08.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--P4-08.
-
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU PAYS DES PARDONS ***
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions will
-be renamed.
-
-Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
-law means that no one owns a United States copyright in these works,
-so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the
-United States without permission and without paying copyright
-royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
-of this license, apply to copying and distributing Project
-Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
-concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
-and may not be used if you charge for an eBook, except by following
-the terms of the trademark license, including paying royalties for use
-of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
-copies of this eBook, complying with the trademark license is very
-easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
-of derivative works, reports, performances and research. Project
-Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away--you may
-do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
-by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
-license, especially commercial redistribution.
-
-START: FULL LICENSE
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
-Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
-www.gutenberg.org/license.
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
-Gutenberg-tm electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or
-destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
-possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
-Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
-by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
-person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
-1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
-agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
-electronic works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
-Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
-of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
-works in the collection are in the public domain in the United
-States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
-United States and you are located in the United States, we do not
-claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
-displaying or creating derivative works based on the work as long as
-all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
-that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
-free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
-works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
-Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
-comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
-same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
-you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
-in a constant state of change. If you are outside the United States,
-check the laws of your country in addition to the terms of this
-agreement before downloading, copying, displaying, performing,
-distributing or creating derivative works based on this work or any
-other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
-representations concerning the copyright status of any work in any
-country other than the United States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
-immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
-prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
-on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
-phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
-performed, viewed, copied or distributed:
-
- This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
- most other parts of the world at no cost and with almost no
- restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
- under the terms of the Project Gutenberg License included with this
- eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
- United States, you will have to check the laws of the country where
- you are located before using this eBook.
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
-derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
-contain a notice indicating that it is posted with permission of the
-copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
-the United States without paying any fees or charges. If you are
-redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
-Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
-either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
-obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
-trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
-additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
-will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
-posted with the permission of the copyright holder found at the
-beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
-any word processing or hypertext form. However, if you provide access
-to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
-other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
-version posted on the official Project Gutenberg-tm website
-(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
-to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
-of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
-Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
-full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
-provided that:
-
-* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
- to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
- agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
- within 60 days following each date on which you prepare (or are
- legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
- payments should be clearly marked as such and sent to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
- Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
- Literary Archive Foundation."
-
-* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or destroy all
- copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
- all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
- works.
-
-* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
- any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
- receipt of the work.
-
-* You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
-Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
-are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
-from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
-the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set
-forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
-Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
-electronic works, and the medium on which they may be stored, may
-contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
-or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
-intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
-other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
-cannot be read by your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium
-with your written explanation. The person or entity that provided you
-with the defective work may elect to provide a replacement copy in
-lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
-or entity providing it to you may choose to give you a second
-opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
-the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
-without further opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
-OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
-LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of
-damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
-violates the law of the state applicable to this agreement, the
-agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
-limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
-unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
-remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
-accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
-production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
-electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
-including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
-Defect you cause.
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
-www.gutenberg.org
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation's website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without
-widespread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
-state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: www.gutenberg.org
-
-This website includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/old/66682-0.zip b/old/66682-0.zip
deleted file mode 100644
index 5516562..0000000
--- a/old/66682-0.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/66682-h.zip b/old/66682-h.zip
deleted file mode 100644
index 40f288d..0000000
--- a/old/66682-h.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/66682-h/66682-h.htm b/old/66682-h/66682-h.htm
deleted file mode 100644
index b68d192..0000000
--- a/old/66682-h/66682-h.htm
+++ /dev/null
@@ -1,11775 +0,0 @@
-<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
- "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd">
-
-<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr">
-<head>
-<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=UTF-8" />
-<title>
- The Project Gutenberg eBook of Au pays des pardons, by Yves le Braz.
-</title>
-<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" />
-<style type="text/css">
-
-p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em;
- margin: .3em 0;}
-p.noindent { text-indent: 0; }
-
-h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; }
-h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; }
-h3 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 3em 0 1.5em 0; }
-
-div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0;
- margin: 1em 0; }
-
-.large { font-size: 130%; }
-.small { font-size: 90%; }
-.xsmall, small { font-size: 80%; }
-
-.i { font-style: italic; }
-.i i, .i em { font-style: normal; }
-
-.sc { font-variant: small-caps; }
-
-.poetry { text-align: left; margin: 1em 0 1em 10%; }
-.stanza { margin-top: 1em; }
-.verse { padding-left: 20%; text-indent: -20%; }
-.i1 { text-indent: -15%; }
-.i3 { text-indent: -5%; }
-
-.dedic { margin: 1em 20%; text-align: right; font-style: italic; }
-.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; }
-
-hr { width: 20%; margin: 1em 40%; }
-
-sup { font-size: smaller; vertical-align: 20%; }
-
-li { list-style: none; }
-
-table { margin: 1em auto; }
-td { vertical-align: top; }
-td.bot { vertical-align: bottom; padding-left: 1.5em; }
-td.c div { text-align: center; }
-td.r div { text-align: right; }
-td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; }
-
-a { text-decoration: none; }
-
-.fnanchor { font-size: 80%; vertical-align: 0.35em; padding: 0 .15em;
- text-decoration: none; font-style: normal;
-}
-.footnote { margin: 1em 0 1em 30%; font-size: 90%; }
-.footnote .label { }
-.footnote + .footnote { margin-top: -.5em; }
-
-div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; }
-.break, .chapter { margin-top: 4em; }
-
-
-img { max-width: 100%; }
-
-@media screen {
- body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; }
-}
-
-@media handheld {
- .break, .chapter { page-break-before: always; }
- .top4em { padding-top: 4em; }
- .top6em { padding-top: 6em; }
- .nobreak { page-break-before: avoid; }
-}
-
-</style>
-</head>
-<body>
-
-<div style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of Au pays des pardons, by Anatole Le Braz</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
-at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
-are not located in the United States, you will have to check the laws of the
-country where you are located before using this eBook.
-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: Au pays des pardons</p>
-
-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Anatole Le Braz</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: November 6, 2021 [eBook #66682]</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div>
-
-<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)</div>
-
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU PAYS DES PARDONS ***</div>
-<p class="c large">ANATOLE LE BRAZ</p>
-
-<h1><span class="small">AU</span><br />
-PAYS DES PARDONS</h1>
-
-
-<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br />
-CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br />
-3, <span class="xsmall">RUE AUBER</span>, 3</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em">CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS</p>
-
-<p class="c">DU MÊME AUTEUR</p>
-
-<p class="c">Format in-18.</p>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td class="drap small">LA CHANSON DE LA BRETAGNE</td>
-<td class="bot">1 vol.</td></tr>
-<tr><td class="drap small">PAQUES D’ISLANDE</td>
-<td class="bot">1 —</td></tr>
-<tr><td class="drap small">LE GARDIEN DU FEU</td>
-<td class="bot">1 —</td></tr>
-<tr><td class="drap small">LE SANG DE LA SIRÈNE</td>
-<td class="bot">1 —</td></tr>
-<tr><td class="drap small">LA TERRE DU PASSÉ</td>
-<td class="bot">1 —</td></tr>
-<tr><td class="drap small">LE THÉÂTRE CELTIQUE</td>
-<td class="bot">1 —</td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap small">Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays,
-y compris la Hollande.</p>
-
-
-<p class="c gap small">291-08. — Coulommiers. Imp. <span class="sc">Paul</span> BRODARD. — P4-08.</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top6em i">A LA MÉMOIRE VÉNÉRÉE<br />
-DE<br />
-MA MÈRE</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch0">AVANT-PROPOS<br />
-DE LA PREMIÈRE ÉDITION</h2>
-
-
-<p>Je n’ai pas à apprendre au lecteur que ce Pays
-des Pardons où je voudrais le conduire, c’est la
-Bretagne, j’entends la Bretagne bretonnante ou — s’il
-faut un terme encore plus spécial — l’Armorique.
-Il ne serait pas moins superflu, je pense, de
-dire en quoi consiste un <i>Pardon</i>. Tout le monde en
-a vu. On ne voyage pas une semaine en Bretagne,
-durant la belle saison, sans tomber à l’improviste
-au milieu d’une de ces fêtes locales. Elles ne présentent,
-du reste, aperçues ainsi au passage, qu’un
-intérêt assez médiocre.</p>
-
-<p>C’est le plus souvent aux alentours d’une vieille
-chapelle qui ne se distingue guère que par son
-clocher des masures du voisinage, tantôt au creux
-d’un ravin boisé, tantôt au sommet d’une lande
-stérile, balayée du vent. Il y a là des gens endimanchés
-qui vont et viennent, d’une allure monotone,
-les bras ballants ou croisés sur la poitrine,
-sans enthousiasme, sans gaieté. D’autres, attablés
-dans quelque auberge, crient très fort, mais plutôt,
-semble-t-il, par acquit de conscience que par conviction.
-Les mendiants pullulent, sordides, couverts
-de vermine et d’ulcères, lamentables et répugnants.
-Dans l’enclos du cimetière bossué de tombes herbeuses,
-véritable « champ des morts », un aveugle
-adossé au tronc d’un if glapit, en une langue
-barbare, une mélopée dolente, si triste qu’on la
-prendrait pour une plainte. Les jeunes couples qui
-se promènent, et qui sont censés deviser d’amour,
-échangent à peine cinq paroles, se lutinent gauchement,
-avec des gestes contraints. Un de mes amis,
-après avoir assisté au pardon de la Clarté, en
-Perros, formulait son impression en ces termes :</p>
-
-<p>— Décidément, j’aime mieux vos Bretons quand
-ils ne s’amusent pas : ils sont moins mornes.</p>
-
-<p>Son erreur était de croire que ces Bretons s’étaient
-réunis là pour s’amuser. Le Goffic a écrit à propos
-des pardons<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> : « Ils sont les mêmes qu’ils étaient il
-y a deux cents ans, et vous ne trouverez rien de si
-délicieusement suranné. Ils ne ressemblent point
-aux autres fêtes. Ce ne sont point des prétextes à
-ripailles comme les kermesses flamandes, ni des
-rendez-vous de somnambules et d’hommes-troncs,
-comme les foires de Paris. L’attrait vient de plus
-haut : ces pardons sont restés des fêtes de l’âme.
-On y rit peu et on y prie beaucoup… » On ne saurait
-mieux dire. Une pensée religieuse, d’un caractère
-profond, préside à ces assemblées. Chacun y
-apporte un esprit grave, et la plus grande partie de
-la journée est consacrée à des pratiques de dévotion.
-On passe de longues heures en oraison devant
-la grossière image du saint ; on fait à genoux le tour
-de l’auge en granit qui fut successivement sa
-barque, son lit, son tombeau ; on va boire à sa fontaine
-que protège un édicule contemporain du sanctuaire
-et dont l’eau est réputée comme ayant des
-vertus curatives. Vers le soir seulement, après
-vêpres, les divertissements s’organisent. Plaisirs
-agrestes et primitifs. On s’attroupe pour jouer aux
-noix, dans le gazon, au pied des ormes. Les gars se
-défient à la lutte, à la course, sous les yeux des filles
-sagement assises sur les talus environnants, ou
-s’exercent à mâter une perche, parmi les applaudissements
-des vieillards. La danse enfin déroule
-en cercle ses anneaux, sérieuse et animée tout
-ensemble, avec un je ne sais quoi de simple et
-d’harmonieux dans le rythme qui rappelle son
-origine sacrée… Les retours, à la brune, sont
-exquis. On s’en revient par groupes, dans la fraîcheur
-du crépuscule, à l’heure où commencent à
-s’allumer les étoiles dans le gris ardoisé du ciel.
-Une sérénité douce enveloppe les choses. Les
-galants accompagnent chez elles leurs promises :
-ils cheminent côte à côte, en se tenant par le petit
-doigt. L’homme s’est enhardi, la fille ne se sent
-plus rougir : le mystère invite aux aveux. Aux
-approches de la ferme, pour annoncer leur arrivée,
-ils entonnent à l’unisson une cantilène achetée dans
-l’après-midi à l’éventaire du marchand de complaintes.
-D’autres couples au loin leur répondent,
-et bientôt, de toutes parts, s’élève une sorte de
-chant alterné qui va s’éteignant peu à peu, avec les
-derniers tintements de l’angélus, dans le grandiose
-silence des campagnes assoupies.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> <i>Les Romanciers d’aujourd’hui</i>, p. 87-88.</p>
-</div>
-<p>Le charme rustique de ces fêtes, M. Luzel l’a
-exprimé en un <i>sône</i> resté jusqu’à présent inédit et
-dont on me saura d’autant plus de gré de traduire
-ici les principales strophes.</p>
-
-
-<p class="c large">I</p>
-
-<p>Nous avions traversé des champs, des prés en
-fleurs, des bois où les oiseaux s’égosillaient…</p>
-
-<p>Devant moi, marchait, à quelque distance, Jénovéfa
-Rozel, la plus jolie fille qui se puisse rencontrer
-en Bretagne… Et si bellement accoutrée ! A un
-ange elle était pareille.</p>
-
-<p>— Bonjour à vous, Jéno jolie !… Jésus, que vous
-voilà bien attifée ! Je vous retiens le premier pour
-danser la ronde.</p>
-
-<p>— Grand merci, Alanik. Si je suis bellement
-vêtue, ce n’est point pour aller à la danse. Et puis,
-vous êtes un moqueur !</p>
-
-<p>— Je gagerais volontiers un cent d’amandes
-que l’on vous verra tantôt, ô fleurette d’amour,
-tourner autour de Jolory<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a> en donnant la main à
-Gabik… Gabik est un joli garçon. Ne rougissez
-point, mon enfant…</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Ménétrier renommé au pays de Plouaret.</p>
-</div>
-
-<p class="c large">II</p>
-
-<p>… La procession s’avance. Les cloches sonnent
-à toute volée, si bien que le clocher tremble et que
-l’on entend craquer la charpente sous l’effort des
-sonneurs… Voici la grande bannière qui sort par
-le porche. Voyons qui la porte.</p>
-
-<p>C’est Robert le Manac’h ! Celui-là est le plus fort
-de tous les jeunes hommes du pays. Il fait avec la
-bannière trois saluts coup sur coup. C’est un fier
-gars ! Plus d’une fille tient les yeux fixés sur lui.</p>
-
-<p>La seconde bannière est aux mains de Gabik. Ses
-regards cherchent de tous côtés Jénovéfa, son petit
-cœur… Puis viennent en foule des filles vêtues de
-blanc, jolies, jolies à ravir, chacune portant un
-cierge…</p>
-
-<p>Et de part et d’autre du chemin on voit, sur les
-talus, jeunes garçons et filles jolies, parmi les
-fleurs de toute espèce, fleurs d’épine et fleurs de
-genêt. Jusque sur les branches des arbres il y a des
-enfants par grappes…</p>
-
-<p>… Dans la plaine, le recteur, de sa propre main,
-met le feu au bûcher de lande.</p>
-
-<p>— Le feu ! Le feu de joie !</p>
-
-<p>Et tous de crier en chœur :</p>
-
-<p>— Iou ! Iou !</p>
-
-<p>Et voici maintenant le tour du ménétrier.</p>
-
-
-<p class="c large">III</p>
-
-<p>… Jolory, monté sur sa barrique, appelle les
-jeunes gens à l’<i>aubade</i><a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>. Le cœur des jeunes filles
-tressaille à cet appel…</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Nom d’une danse bretonne.</p>
-</div>
-<p>Et maintenant, regardez ! Quelle allégresse ! En
-dépit de la chaleur, de la poussière, de la sueur,
-voyez comme on bondit, voyez comme on se donne
-de la peine !…</p>
-
-<p>Le sonneur n’en peut plus : il a beau boire,
-l’haleine lui manque.</p>
-
-<p>— Sonne, sonneur ! sonne donc !… Bois et sonne !
-Sonne toujours !</p>
-
-
-<p class="c large">IV</p>
-
-<p>Je ne vois pas Jénovéfa, et Gabik pas davantage ;
-cela m’inquiète, car je ne veux pas perdre mon
-cent d’amandes…</p>
-
-<p>Mais voici le chanteur aveugle !… Peut-être est-ce
-ici que je les trouverai, écoutant quelque chanson
-nouvelle faite sur deux jeunes cœurs malades
-d’amour…</p>
-
-<p>Non ! Le vieil aveugle chante une complainte
-affreusement triste. Il s’agit d’un navire perdu en
-mer, par un temps épouvantable… Voyons, voyons
-plus loin !… Voici Iouenn Gorvel étendu de son long
-dans la douve, ivre comme un pourceau… Voici Job
-Kerival…</p>
-
-<p>— Dis-moi, n’aurais-tu pas vu Jénovéfa Rozel ?</p>
-
-<p>— Si fait ! je l’ai rencontrée là-bas, descendant…
-Elle allait, j’imagine, à la chapelle, prendre congé du
-saint.</p>
-
-<p>— Était-elle seule ?</p>
-
-<p>— Nenni. Son doux Gabik l’accompagnait. Qu’il
-était content et qu’elle était jolie !</p>
-
-<p>… Ils ne sont plus dans la chapelle… Ma belle
-Jénovéfa, je vous retrouverai, et avec vous votre
-Gabik…</p>
-
-<p>— Bonjour à vous, ma commère Marguerite…
-Combien vendez-vous le cent de noix ?</p>
-
-<p>— Mon bon monsieur, ce ne sera pour vous que
-trois réaux : sans mentir, je les vends dix-huit sous
-aux autres. Les noix sont renchéries… et l’on a bien
-du mal à vivre, car les temps sont durs…</p>
-
-<p>… Et, à présent, à la maison ! à la maison !… Le
-chemin est plein de monde revenant du pardon…
-Et des rires ! des chants !</p>
-
-<p>— L’aumône au pauvre, au pauvre vieil aveugle,
-qui ne voit pas plus clair à midi qu’à minuit !…</p>
-
-<p>C’est le vieil aveugle Robert Kerbastiou, qui m’a
-si souvent chanté <i>gwerzes</i> et <i>sônes</i>.</p>
-
-<p>— Oui, voilà deux sous dans votre écuelle, pauvre
-vieux.</p>
-
-<p>— La bénédiction de Dieu soit sur vous, et puissiez-vous
-vivre longtemps !…</p>
-
-
-<p class="c large">V</p>
-
-<p>Le beau soir !… Le son aigu du biniou arrive jusqu’à
-moi, mêlé au parfum des fleurs… Le soleil
-s’abaisse derrière la colline. Là-bas, au loin, on
-chante le <i lang="br" xml:lang="br">gwerz</i> de <i>Kloarek Laoudour</i>.</p>
-
-<p>Qui donc est là, sous ce hêtre ? Jénovéfa, si je ne
-me trompe, et Gabik, tous les deux !</p>
-
-<p>— Le vent est frais sur la hauteur… Et, quand on
-rentre tard, Jéno, la mère gronde !… Mais voici de
-quoi l’apaiser : voici des amandes pour distribuer
-à chaque enfant, au petit frère, à la petite sœur, et
-à la mère et au père. J’ai perdu, je paie de bon
-cœur… Puisse Dieu bénir jusqu’au bout vos
-amours !… Ne rougissez pas ainsi ! Avant trois mois,
-le recteur vous mariera dans son église !</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Voilà bien, dans ses traits essentiels, la physionomie
-d’un pardon. Qui en connaît un les connaît
-tous. Ils sont innombrables. Chaque oratoire champêtre
-a le sien, et je pourrais citer telle commune
-qui compte sur son territoire jusqu’à vingt-deux
-chapelles. Chapelles minuscules, il est vrai, et à
-demi souterraines, dont le toit est à peine visible au-dessus
-du sol. Il en est, comme celle de saint Gily,
-en Plouaret, qui disparaissent au milieu des épis,
-quand les blés sont hauts. Ce ne sont pas les moins
-fréquentées. Un proverbe breton dit qu’il ne faut
-pas juger de la puissance du saint d’après l’ampleur
-de son église. Beaucoup de ces sanctuaires tombent
-en ruines. Le clergé n’a pas toujours pour eux la
-sollicitude qu’il faudrait, si même il ne tient pas en
-suspicion la dévotion vaguement orthodoxe et toute
-pénétrée encore de paganisme dont ils sont l’objet.
-Mais, n’en restât-il debout qu’un pan de mur envahi
-par le lierre et les ronces, les gens d’alentour continuent
-de s’y rendre en procession, le jour de la fête
-votive. Le pardon survit à la démolition du sanctuaire.
-L’été dernier, comme j’allais de Spézet à Châteauneuf-du-Faou,
-je vis sur le bord du canal, à l’endroit où la
-route franchit l’Aulne, une grande foule assemblée.</p>
-
-<p>— Que fait là tout ce monde ? demandai-je au
-conducteur.</p>
-
-<p>— C’est le pardon de saint Iguinou, me répondit-il.</p>
-
-<p>Je cherchai des yeux la chapelle, mais en vain. Il
-y avait seulement, en contre-bas du pré, une fontaine
-que voilaient de longues lianes pendantes, et, un
-peu au-dessus, au flanc du coteau, dans une excavation
-naturelle en forme de niche, une antique
-statue sans âge, presque sans figure, un bâton dans
-une main, dans l’autre un bouquet de digitales fraîchement
-coupées. Nul emblème religieux ; pas
-l’ombre d’un prêtre. Le recueillement néanmoins
-était profond. C’étaient les fidèles eux-mêmes, si
-l’on peut dire, qui officiaient…</p>
-
-<p>Il faut être né de la race, avoir été bercé de son
-humble rêve, pour sentir quelle place immense
-occupe dans la vie du Breton le pardon de sa paroisse
-ou de son <i>quartier</i>. Enfant, il y est mené par sa mère,
-en ses beaux vêtements neufs, et des vieilles semblables
-à des fées lui baignent le visage dans la
-source, afin que la vertu de cette eau sacrée lui soit
-comme une armure de diamant. Adolescent nubile,
-c’est là qu’il noue <i>amitié</i> avec quelque « douce »
-entrevue naguère, toute mignonne, sur les bancs du
-catéchisme et qui, depuis lors, a poussé en grâce,
-comme lui en vigueur. Là il se fiance, se donne tout
-entier, sans phrases, dans un furtif serrement de
-mains, dans un regard. Ses émotions les plus délicates
-et les plus intimes se rattachent à cette pauvre
-« maison de prière », à son enclos moussu, planté
-d’ormes ou de hêtres, à son étroit horizon que borne
-une haie d’aubépine, à son atmosphère mystique,
-parfumée d’une vapeur d’encens. Vieux, il vient contempler
-la joie des jeunes et savourer en paix, avant
-de quitter l’existence, cette courte trêve à son labeur
-que le <i>Génie du lieu</i>, le saint tutélaire de son clan lui
-a ménagée.</p>
-
-<p>Je devais à ces petits cultes particuliers une mention
-à cette place, précisément parce que ce n’est
-point d’eux qu’il va être question dans le corps du
-livre. Parmi la multitude des sanctuaires bretons,
-quelques-uns jouissent d’une célébrité qui, débordant
-les limites du hameau, voire celles de la <i>contrée</i>,
-s’étend au pays tout entier. On s’y rend en pèlerinage
-de vingt, de trente lieues à la ronde. La
-croyance populaire est qu’il y faut avoir entendu
-la messe au moins une fois de son vivant, sous peine
-d’encourir la damnation éternelle. Ce ne sont point,
-comme on le pourrait penser, des églises de ville<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>,
-des basiliques aux somptueuses architectures, mais
-des oratoires modestes, peu différents de ceux dont
-il a été parlé ci-dessus, et que rien ne signale à
-l’attention du passant, si ce n’est peut-être, le seuil
-franchi, un luxe d’ex-voto naïfs appendus aux
-murailles. Les saints qu’on y vénère n’ont pas de
-spécialité : ils guérissent de tous maux. On s’adresse
-à eux en dernier ressort. Ils sont infaillibles et tout-puissants.
-Dieu n’agit que par leur voie et d’après
-leurs conseils. « S’ils disent oui, c’est oui ; s’ils
-disent non, c’est non. » Toute l’année ils ont des
-visiteurs, et les chemins qui conduisent à leur
-« maison » ne restent jamais déserts, par quelque
-temps que ce soit, « lors même qu’il gèlerait à faire
-éclater les os des morts ». Leurs pardons attirent
-une énorme affluence de peuple. A celui de Saint-Servais,
-dans un repli de la montagne d’Aré, sur la
-lisière de la forêt de Duault, on comptait naguère
-jusqu’à seize ou dix-sept mille pèlerins appartenant
-aux trois évêchés de Tréguier, de Quimper, de
-Vannes.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Sauf <i>Notre-Dame du Bon-Secours</i> de Guingamp et l’édifice
-tout moderne de <i>Sainte-Anne d’Auray</i>. J’avais d’abord
-l’intention de décrire aussi ces deux pardons qui furent
-jadis des plus populaires en Bretagne. Mais ils ont revêtu,
-depuis quelque temps, un caractère de cosmopolitisme
-religieux qui ne m’a pas permis de les faire entrer dans le
-cadre de ces études exclusivement bretonnes.</p>
-</div>
-<p>Servais, que les Bretons nomment <i>Gelvest</i> ou
-encore <i>Gelvest le Petit</i> (<span lang="br" xml:lang="br">Gelvest ar Pihan</span>), est invoqué
-comme le protecteur des jeunes semences. Il les
-garantit contre la rigueur des hivers et contre les
-gelées blanches des premières semaines de printemps.
-Son pardon a lieu le 13 mai. La veille, à la
-vêprée (<i lang="br" xml:lang="br">gousper</i>), se faisait la belliqueuse procession
-qui a immortalisé, dans les annales de nos
-paysans, ce pauvre sanctuaire de la Cornouaille des
-Monts. Des paroisses les plus lointaines on s’y
-transportait, les hommes à cheval, les femmes
-entassées dans de lourds chariots. Au lieu de la
-verge de saule écorcé, ordinaire et pacifique emblème
-des pèlerins, tous ces rudes laboureurs brandissaient — assujetti
-au poignet droit par un cordonnet
-de cuir — le <i lang="br" xml:lang="br">penn-baz</i> de houx ou de chêne,
-à tête ferrée, formidable comme une massue préhistorique.
-Je laisse ici la parole à une conteuse,
-la vieille Naïc, qui, sept fois, est allée de Quimper
-à Saint-Servais pieds nus.</p>
-
-<p>« Nous partions en bandes nombreuses. Aux
-abords de la chapelle nous trouvions les <i lang="br" xml:lang="br">Gwénédiz</i>,
-les gens de Vannes. C’étaient eux nos adversaires
-les plus enragés. On attendait vêpres, rangés en
-deux camps, les <span lang="br" xml:lang="br">Gwénédiz</span> d’un côté du ruisseau
-qui longe le cimetière, nous, de l’autre. On se dévisageait
-avec de mauvais yeux. A vêpres sonnant,
-les battants du portail s’ouvraient, et l’on se ruait
-dans l’église. On voyait au fond de la nef la grande
-bannière, debout, sa hampe passée dans un anneau,
-près de la balustrade du chœur. Non loin, sur une
-civière, était le petit saint de bois, <i lang="br" xml:lang="br">Sant Gelvest ar
-Pihan</i>. Il y en avait tous les ans un nouveau : le
-même n’aurait pu servir deux fois ; régulièrement
-il était mis en pièces.</p>
-
-<p>» On entonne le <i lang="la" xml:lang="la">Magnificat</i>.</p>
-
-<p>» Aussitôt, voilà tous les <span lang="br" xml:lang="br">penn-baz</span> en l’air. Après
-chaque verset, on entend : <i lang="br" xml:lang="br">dig-a-drak, dig-a-drak</i>.
-C’est, dans l’église, un effroyable cliquetis de bâtons
-qu’on entrechoque.</p>
-
-<p>» Les Cornouaillais crient :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Hij ar rew ! Hij ar rew !</i></div>
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Kerc’h ha gwiniz da Gernew !</i></div>
-
-<div class="verse stanza">Secoue la gelée ! Secoue la gelée !</div>
-<div class="verse">Avoine et froment à Cornouailles !</div>
-</div>
-
-<p>» Les Vannetais ripostent :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Hij ar rew ! Kerc’h ha gwiniz,</i></div>
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Hac ed-dû da Wénédiz !</i></div>
-
-<div class="verse stanza">Secoue la gelée ! Avoine et froment</div>
-<div class="verse">Et blé noir aux Vannetais !</div>
-</div>
-
-<p>» Cependant un gars solide empoigne la bannière
-dont la hampe a dix-huit pieds de haut. Deux autres
-s’emparent de la civière où est attachée l’image du
-petit saint. Entre les Gwénédiz massés à gauche et
-les Cornouaillais massés à droite, s’avance le recteur
-de Duault, tout pâle, car le moment terrible
-approche… La bannière s’incline pour passer sous
-la voûte du porche. Soudain une clameur retentit,
-furieuse, hurlée par des milliers et des milliers de
-bouches :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Hij ar rew ! Hij ar rew !</i></div>
-</div>
-
-<p>» C’est la mêlée des <span lang="br" xml:lang="br">penn-baz</span> qui commence. Ils
-se lèvent, s’abattent, tournoient, décrivent de larges
-moulinets sanglants. On frappe comme des sourds.
-Le recteur et ses chantres se sont enfuis à la
-sacristie. C’est à qui restera maître de la bannière
-et de la statuette en bois. Les femmes ne sont pas
-les moins acharnées : elles griffent, elles mordent…</p>
-
-<p>» Il me souvient surtout d’une année. La Cornouailles
-triomphait. Il y avait eu un ouragan de
-coups, des bras rompus, des têtes cassées. Sur les
-tombes, dans le cimetière, des gens étaient assis
-qui vomissaient le sang à pleine gorge. Le saint
-avait été réduit en miettes ; les hommes nous
-disaient : « Ramassez-en les copeaux dans vos
-tabliers ». La bannière seule demeurait intacte. Les
-Vannetais tentèrent un dernier assaut pour nous la
-reprendre ; ils furent repoussés victorieusement et
-se retirèrent, emmenant leurs blessés à qui les
-cahots des charrettes arrachaient des gémissements
-de douleur, tandis que nous rapportions la bannière
-à l’église en chantant un chant de joie… Cette
-année-là, en Cornouailles, les tiges ployèrent sous
-le poids des épis. »</p>
-
-<p>Un pardon aussi original méritait d’avoir sa
-place dans ce volume. Je la lui eusse faite d’autant
-plus volontiers que je suis né en ce coin de montagne,
-dans une vieille maison presque contiguë à
-la chapelle, où mes premiers souvenirs d’enfant me
-représentent encore ma mère pansant de ses mains
-délicates, avec des onguents dont elle avait le
-secret, la kyrielle des estropiés. Mais la fête, à vrai
-dire, n’existe plus. L’autorité civile, de concert avec
-l’autorité diocésaine, a lancé contre elle une sorte
-d’interdit. Les pèlerins, sabrés par les gendarmes,
-se sont dispersés. C’en est fini des batailles sacrées
-en l’honneur de <span lang="br" xml:lang="br">Gelvest ar Pihan</span>. Les anciens du
-pays prétendent que c’est leur abolition qui est
-cause si l’agriculture périclite. Depuis qu’on ne se
-dispute plus à coups de <span lang="br" xml:lang="br">penn-baz</span> la bannière de
-saint Servais, il semble que les laboureurs des trois
-évêchés aient perdu leur Palladium.</p>
-
-<p>Actuellement, il ne subsiste guère en Bretagne
-que quatre grandes panégyries. Ce sont, à mon
-avis, autant d’épisodes distincts, et qui se complètent
-l’un par l’autre, de la vie religieuse des Bretons
-armoricains. J’ai tâché de les fixer d’après
-nature, avec une absolue sincérité. J’ai fréquenté
-à diverses reprises la plupart de ces pardons. Mon
-vœu serait de les avoir évoqués tels qu’ils me sont
-apparus, dans leur beauté fruste, avec les traits
-propres à chacun d’eux. Il m’a été donné de les voir
-au bon moment. Pour demain leurs aspects se
-seront sans doute modifiés. Une transformation
-s’accomplit, de jour en jour plus profonde, dans les
-usages et dans les mœurs de la vieille péninsule.
-En ce qui regarde les pardons, on lira plus loin les
-prédictions désenchantées d’un barde<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. Déjà leur
-physionomie n’est plus la même qu’il y a vingt ans.
-Les hommes-troncs dont parlait Le Goffic ont appris
-le chemin de nos sanctuaires les plus ignorés. Les
-vendeurs d’orviétan remplacent peu à peu autour
-des enclos bénits la confrérie de plus en plus clairsemée
-des chanteurs, et les cuivres des forains
-marient maintenant leur grosse musique profane à
-l’aérienne mélodie des cloches. Symptôme plus
-grave : des dévotions nouvelles se substituent aux
-anciens cultes, et, parmi le peuple, la merveilleuse
-légende des saints nationaux va s’oblitérant… Que
-si l’âme fleurie des Pardons de la Bretagne doit
-elle-même se faner un jour, puissent ceux qui,
-comme moi, l’ont aimée retrouver en ces humbles
-pages quelque chose de sa poésie et de son parfum !</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Cf. <i>Rumengol</i>.</p>
-</div>
-<p class="sign">Kerfeunteun, 2 avril 1894.</p>
-
-
-<p class="small gap">N.-B. — Depuis six ans que j’écrivais les lignes qui
-précèdent, cet ouvrage a fourni une carrière honorable.
-Je le redonne aujourd’hui sans y apporter aucun changement.
-On y trouvera seulement un « pardon » de plus,
-celui de Saint-Jean-du-Doigt. Puisse ce cinquième épisode
-recevoir du public l’accueil qui fut jadis fait aux quatre
-autres. Il le mérite, sinon par l’intérêt que j’ai tâché d’y
-mettre, du moins par celui qu’il présente dans la réalité.
-Je veux dire, en terminant, tout ce que je dois à l’obligeance
-de M. le chanoine Abgrall, le plus éminent peut-être,
-en tout cas le plus serviable de nos érudits bretons.</p>
-
-<p class="sign small">Port-Blanc, 3 septembre 1900.</p>
-
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch1">SAINT-YVES<br />
-LE PARDON DES PAUVRES</h2>
-
-<p class="dedic">A M. James Darmesteter.</p>
-
-
-
-
-<h3>I</h3>
-
-
-<p>Saint Yves est le dernier en date et, si je ne me
-trompe, le seul canonisé de nos saints d’origine
-bretonne<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>. Il est aussi à peu près le seul dont la
-réputation ait franchi les limites de la province.
-Un an après sa canonisation, il avait à Paris,
-rue Saint-Jacques, une chapelle ou collégiale qui
-a subsisté jusqu’en 1823. Au <small>XI</small><sup>e</sup> siècle, on lui
-bâtissait au cœur même de Rome une église avec
-cette dédicace : <i lang="la" xml:lang="la">Divo Yvoni Trecorensi</i> ; et, plus
-tard, dans la même ville, on vit se fonder sous son
-patronage des confréries d’hommes de justice
-qui pourvoyaient, par une sorte d’assistance judiciaire,
-à la défense des pauvres et des petits.
-Angers, Chartres, Évreux, Dijon lui consacrèrent
-des autels. A Pau, le parlement faisait, en robes
-rouges, une procession en son honneur. A
-Anvers, des fragments de ses reliques, enchâssés
-dans l’irénophore, étaient donnés à baiser, les
-jours d’audience, aux membres de la cour.
-Rubens peignit pour l’université de Louvain un
-tableau qui le représentait. Dernièrement enfin,
-on a découvert à San Giminiano, près de Pérouse,
-une fresque de Baccio della Porta qui montre le
-saint avocat donnant à une clientèle en haillons
-des consultations gratuites.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Ewen, Euzen ou Yves Héloury naquit, le 7 octobre 1253,
-de noble dame Azou du Quinquiz, épouse de Tanaik
-Héloury de Kervarzin, lequel accompagna, dit-on, le duc
-de Bretagne, Pierre de Dreux, à la septième croisade, et fut
-un des combattants de la Massoure. (Cf. la <i>Vie de saint
-Yves</i>, par l’abbé France.)</p>
-</div>
-<p>Mais il va sans dire que c’est surtout en Bretagne,
-et plus particulièrement au pays de Tréguier,
-que sa mémoire et son culte persistent à fleurir.</p>
-
-<p>Les sentiers sinueux qui mènent à travers
-champs à son sanctuaire du Minihy sont fréquentés
-toute l’année par les pèlerins qui vont implorer
-son aide. Les suppliants affluent des havres de la
-côte voisine et des pentes lointaines du Ménez.</p>
-
-<p>Un soir que je revenais de visiter la tour Saint-Michel,
-qui domine de sa haute ruine solitaire
-tout le paysage trégorrois, je ne fus pas peu surpris
-de voir poindre à un tournant de la route
-trois petites lueurs qui scintillaient faiblement
-dans le crépuscule déjà sombre, tandis qu’au
-milieu du grand silence s’élevait un bruit de
-voix, très doux, très monotone, un susurrement
-continu et plaintif. En m’approchant, je distinguai
-un groupe de femmes assises côte à côte sur un
-tas de pierres, au bord du chemin. Chacune d’elles
-tenait à la main un cierge dont la flamme montait,
-à peine vacillante, dans l’air tranquille. Je
-leur donnai le bonsoir en breton, et elles s’interrompirent
-de prier pour me demander si elles
-étaient encore loin de Saint-Yves. Elles arrivaient
-de Pleumeur-Bodou, d’une seule traite, sans
-avoir pris aucune nourriture, et elles se reposaient
-là, un instant. Leur dessein était de passer
-la nuit en oraison, dans l’église, de faire, comme
-elles disaient, « la veillée devant le saint », puis
-de s’en retourner chez elles, après la première
-messe, toujours pieds nus et à jeun.</p>
-
-<p>— Et vous portez ces cierges, ainsi allumés,
-depuis Pleumeur ?</p>
-
-<p>— Sans doute.</p>
-
-<p>— Pourquoi ?</p>
-
-<p>— Parce que cela est dans notre vœu.</p>
-
-<p>— Ce vœu, peut-on savoir quel il est ?</p>
-
-<p>Ma question, paraît-il, était indiscrète. Les
-femmes se regardèrent entre elles, et la plus âgée
-des trois, figure sèche et basanée de pilleuse
-d’épaves, me répondit avec dureté :</p>
-
-<p>— Vous n’êtes pas monsieur saint Yves béni,
-ce me semble.</p>
-
-<p>En même temps elle se levait, faisant signe à
-ses compagnes. Je les vis s’enfoncer dans l’obscurité,
-l’une derrière l’autre, à la file, avec des arrêts
-subits, dès que la flamme des cierges, échevelée
-par le vent de la marche, menaçait de s’éteindre.
-J’étais aux portes de Tréguier que j’entendais
-encore le fredon, de plus en plus lointain, de
-leurs voix : on eût dit un essaim d’abeilles voyageant
-d’arbre en arbre, dans la profondeur sonore
-de la nuit…</p>
-
-<p>Cette rencontre m’est restée présente, entre
-mille autres, faites dans les mêmes parages, — sans
-doute à cause de l’impression de mystère
-qu’elle m’a laissée.</p>
-
-<p>C’est une tradition en Bretagne que chaque
-saint a sa spécialité curative. Maudez guérit des
-furoncles ; Gonéry, de la fièvre ; Tujen, de la morsure
-des chiens enragés. Yves, lui, est, selon l’expression
-populaire, bon pour tout. De là sa supériorité.
-On peut s’adresser à lui en n’importe
-quelle occurrence. Lorsque saint Yves s’est mis
-une chose dans la tête, il en vient toujours à
-bout. Telle est la conviction générale. Aussi,
-tandis que la plupart des vieux thaumaturges
-locaux ont vu, en ces derniers temps, décroître
-leur prestige, le sien n’a fait qu’augmenter ;
-comme me disait une vieille, il les dépasse tous
-de son bonnet carré. Il est aux yeux des Bretons
-le savant, le docteur par excellence ; et ils ont une
-foi invincible dans ses lumières, certains, d’ailleurs,
-qu’il n’en usera jamais pour les tromper.
-Car il n’est pas seulement la science même, il est
-encore la droiture incarnée. C’est le grand justicier,
-l’arbitre impeccable et incorruptible. L’image
-la plus fréquente que l’on donne de lui le représente
-assis dans son tribunal, entre le bon pauvre
-dont il accueille la requête et le mauvais riche
-dont il repousse la bourse. Cela est d’un symbolisme
-transparent et naïf. Soyez assurés que le
-bon pauvre personnifie le peuple breton lui-même,
-ce peuple de miséreux durcis à la peine, pour qui
-les conditions de la vie sont demeurées si précaires
-et sur qui n’a pas cessé de peser le long
-héritage d’iniquité dévolu à la plupart des communautés
-celtiques. Lui aussi, comme le bon
-pauvre, il tient en main son rouleau de papier où
-sont inscrits ses doléances, sa plainte séculaire,
-son indomptable espoir. Car, en dépit des cruelles
-écoles de son passé, il n’a renoncé à aucun de ses
-vieux rêves, rien abdiqué de son idéal ancien.
-Affamé de justice il est resté fidèle à la religion du
-droit ; comme toutes les races qui ont souffert, il se
-berce d’une grande illusion messianique. Et, en
-attendant le jour improbable où elle deviendra
-une réalité, il met sa confiance en saint Yves,
-l’avocat des humbles, l’irréprochable thaumaturge
-redresseur de torts. C’est à lui que les Trégorrois
-ont recours toutes les fois qu’ils se tiennent pour
-gravement lésés, et, en le faisant juge de leur
-querelle, ils l’invoquent sous le beau nom de
-« Saint Yves le Véridique », <i lang="br" xml:lang="br">Sant Ervoan ar
-Wirionez</i><a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> On traduit encore : <i>Saint Yves de la Vérité</i>. Je crois
-être plus fidèle au sens exact de l’expression bretonne, en
-traduisant comme je fais, <i>droiture</i> et <i>vérité</i>, dans cette
-langue, se rendant par le même terme.</p>
-</div>
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>II</h3>
-
-
-<p>Le lieu où il donne, en cette qualité, ses
-audiences n’est point son église du Minihy, mais,
-sur une des collines d’en face, de l’autre côté du
-Jaudy, un étroit emplacement ombragé d’ormes
-et dominant la crique de Porz-Bihan.</p>
-
-<p>Là s’élevait naguère une chapelle dédiée à saint
-Sul, sur les terres des seigneurs du Verger, de la
-famille de Clisson. Ceux-ci lui adjoignirent, vers
-le <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, un ossuaire en granit destiné
-à leur servir de caveau funéraire. Après la Révolution,
-la chapelle subit le sort de quantité
-d’autres oratoires que le manque de ressources
-des fabriques paroissiales, souvent aussi l’incurie
-du clergé, a laissé tomber en ruines. Elle disparut,
-mais l’ossuaire resta debout. Les statues
-des saints que la chapelle ne pouvait plus abriter
-y trouvèrent un refuge. Parmi elles était une
-image de saint Yves, très ancienne, d’un caractère
-un peu barbare, et qui, pour ces deux raisons,
-était regardée par les gens du pays comme une
-reproduction en quelque sorte authentique.</p>
-
-<p>J’ai vu, dans mon enfance, l’édicule de Porz-Bihan.</p>
-
-<p>Une vieille femme de Pleudaniel, où nous
-habitions, m’y mena un jour. Elle s’appelait
-Mônik — diminutif familier de Mône ou Marie-Yvonne. — De
-son métier, elle était cardeuse
-d’étoupes ; et, tout l’hiver, elle cardait. Je m’esquivais,
-souvent, à la tombée de la nuit, pour
-aller m’asseoir près d’elle dans l’âtre où elle travaillait,
-accroupie, à la lueur d’une chandelle de
-résine. Elle avait une prodigieuse mémoire, en
-dépit de ses soixante-dix ans, et elle savait des
-choses surprenantes que je n’ai jamais entendu
-dire qu’à elle. Elle les disait d’une voix lente,
-posée, toujours égale. On avait tant de plaisir à
-l’écouter qu’on ne prenait pas garde au grincement
-des peignes — si même il n’y avait pas dans
-cet accompagnement strident je ne sais quel
-charme de plus.</p>
-
-<p>Sur la fin de la saison froide, dès que les pales
-soleils de mars commençaient à luire, Mônik
-changeait d’occupations. Elle se faisait alors
-« pèlerine ». Des gens la venaient trouver, la
-priaient, moyennant un modique salaire, de se
-rendre à tel oratoire, à telle fontaine qu’ils désignaient,
-et d’y remplir leurs dévotions à leur
-place. A partir de ce moment, ses journées se
-passaient à trotter les chemins. Un matin, je la
-vis qui achevait de nouer ses souliers sur le pas
-de sa porte.</p>
-
-<p>— Et de quel côté allez-vous aujourd’hui,
-Mônik vénérable ?</p>
-
-<p>— Pas loin, mon petit… Au pays de Trédarzec :
-deux lieues à peine, par la traverse.</p>
-
-<p>— Savez-vous, mère Mône ; puisque c’est si
-près, laissez-moi vous accompagner.</p>
-
-<p>Elle hocha la tête à plusieurs reprises, en
-faisant : heu !… heu !… d’un air indécis, comme
-si ce que je lui demandais là eût été très grave.
-Puis, au bout d’un instant :</p>
-
-<p>— Viens tout de même, me dit-elle.</p>
-
-<p>Nous nous mîmes en route, dans l’exquise
-fraîcheur des choses matinales. J’étais tout fier
-de voyager ainsi aux côtés de la vieille Mône, que
-je considérais comme une personne d’essence
-supérieure, en commerce perpétuel avec les
-saints. Nous suivions des sentiers qui n’étaient
-certainement connus que d’elle, et qui coupaient
-court, à peine frayés, à travers les hautes herbes
-des prairies et les fourrés épineux des landes. Un
-grand silence planait sur la campagne mouillée.
-Nous marchions d’une bonne allure. Voici que,
-dans la montée de Kerantour, je crus m’apercevoir
-que Mônik boitillait d’une jambe.</p>
-
-<p>— Ce n’est rien, fit-elle : j’ai <i>dû</i> mettre dans
-mon soulier quelque chose qui me gêne un peu.</p>
-
-<p>— Déchaussez-vous.</p>
-
-<p>Elle eut un geste de la main, comme pour me
-dire : « Ne t’occupe point de cela ; c’est mon
-affaire, et non la tienne ». Et elle continua de
-cheminer de la sorte, en marmottant de vagues
-oraisons auxquelles je ne comprenais rien. Au
-bourg de Trédarzec, elle fit une halte sous le
-porche de l’église, m’invitant à m’asseoir sur une
-des pierres tombales du cimetière pour attendre
-qu’elle eût fini…</p>
-
-<p>L’instant d’après ; nous étions de nouveau en
-pleins champs.</p>
-
-<p>— Maintenant, me dit Mônik, paix ! Ne me
-parle plus… Contente-toi, pour te distraire, de
-siffler aux merles.</p>
-
-<p>Je lui trouvai une mine étrange, un air
-assombri et presque farouche. Dans sa vieille
-figure flétrie, à la peau rugueuse et plissée comme
-une écorce de chêne, ses petits yeux brillaient
-d’un éclat singulier. Il me vint à l’esprit des
-pensées déplaisantes qui me gâtèrent toute ma
-joie de tantôt. Si j’avais osé, je serais retourné
-sur mes pas. Aussi n’ai-je gardé de cette partie
-du trajet que des souvenirs confus. Par intervalles,
-on traversait des aires de fermes. Mônik
-était universellement connue ; les ménagères se
-montraient sur le seuil et la saluaient au passage :</p>
-
-<p>— Ah ! ah ! Mônik, on va donc <i>là-bas</i> ?</p>
-
-<p>— Oui, oui, une fois encore !… Quand les
-choses ne sont pas droites, il faut bien recourir à
-quelqu’un qui les redresse.</p>
-
-<p>Ces propos énigmatiques, échangés d’un ton
-rapide, n’étaient pas pour diminuer mon malaise.
-Au creux d’un ravin, entre des rebords en granit
-rongés par les mousses, dormait tristement une
-fontaine à l’eau ténébreuse et glacée. Mônik
-s’agenouilla sur la margelle ; je crus qu’elle
-voulait boire. Mais point. Elle se contenta de
-puiser quelques gouttes dans ses deux mains et
-d’en asperger le sol autour d’elle, en murmurant
-de vagues paroles. — Ce furent ensuite des terres
-hautes, des <i lang="br" xml:lang="br">meziou</i>, des friches dénudées et houleuses,
-un dernier plateau enfin, et, devant nous,
-par delà le miroitement calme de la rivière, Tréguier
-surgit, lumineuse, poussée d’un seul jet,
-ainsi qu’une ville de rêve, avec les teintes pourprées
-de ses vieux toits, son peuple de clochetons,
-et la flèche de sa cathédrale, toute rose, de
-grands vols de martinets tournoyant au-dessus.
-Le long du quai planté d’arbres, les vergues des
-navires, enchevêtrées aux branches, semblaient
-avoir retrouvé la frondaison de leurs printemps
-d’autrefois. Les moindres bruits arrivaient à nous,
-très distincts ; on percevait jusqu’au claquement
-des sabots sur le pavé ; des refrains de calfats se
-croisaient dans l’air. A l’arrière-plan se voyaient
-le Minihy, dans un fouillis de verdures, et
-Plouguiel, détaché en silhouette sur un dos de
-promontoire. Tréguier m’apparut, ce jour-là,
-comme une cité merveilleuse au centre d’un
-paysage enchanté…</p>
-
-<p>Mônik cependant venait de prendre à droite,
-par une génetaie ; un colombier désert y projetait
-son ombre mélancolique. Non loin, deux ou
-trois maisons de pauvres, couvertes en glui ; en
-contre-bas, un bouquet d’ormes ébouriffés par les
-vents d’ouest, et, à leur pied, dans un retrait,
-une petite construction bizarre, semi-chapelle,
-semi-crèche. Nous étions au terme de notre
-course.</p>
-
-<p>— Fais ta prière, enfant, me dit Mône. Ici
-demeure le grand saint des Bretons, ici demeure
-Yves le Véridique.</p>
-
-<p>C’étaient les premiers mots qu’elle m’adressait
-depuis Trédarzec. Elle ajouta :</p>
-
-<p>— Mais, d’abord, regarde bien. Sa statue
-est celle que tu vois dans cet angle. Il y est
-représenté tel exactement qu’il était de son
-vivant, du temps qu’il était <i>recteur</i> de Tréguier<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Ainsi s’exprimait l’excellente femme. Est-il nécessaire
-de faire observer que les gens du peuple ont leur façon
-personnelle d’interpréter, c’est-à-dire de dénaturer l’histoire,
-et que saint Yves a été non pas <i>recteur</i>, mais <i>official</i> de
-Tréguier ?</p>
-</div>
-<p>Une vapeur diffuse emplissait le sanctuaire qui
-ne recevait de jour que par la porte et par une
-espèce de lucarne percée dans un des murs latéraux.
-Au fond était dressé un autel en maçonnerie,
-blanchi à la chaux, où, sur la table de
-pierre, sans nappe ni ornements, une rangée de
-saints s’appuyaient les uns aux autres, épaule
-contre épaule, comme une bande d’hommes
-ivres. Ils avaient, pour la plupart, des traits à la
-fois rudes et bénins, encadrés d’une chevelure
-moutonneuse et d’une barbe en collier, et rappelaient
-à s’y méprendre les gens de notre entourage
-habituel, — pêcheurs du Trieux et mariniers
-du Jaudy. Une statue isolée occupait l’encoignure
-de droite ; c’était elle que me désignait
-Mônik. Elle était de taille humaine, beaucoup
-plus haute que les précédentes, mais tout aussi
-fruste ; le bois en était fendillé, pourri, entaché
-de lèpres et de moisissures. La figure seule avait
-gardé les traces d’un peinturlurage ancien, étrangement
-blêmi ; et sa pâleur mate semblait luire
-dans l’ombre, comme si elle eût été phosphorescente.
-On eût dit la face d’un mort, éclairée
-d’un reflet de cierges. Je ne la contemplai du
-reste qu’à la dérobée, et dans des dispositions
-d’âme où la peur l’emportait sur la dévotion — et
-même sur la curiosité. Je n’étais pas sans
-savoir de quels attributs terribles cette image
-passait pour être douée. La cardeuse d’étoupes,
-durant les veillées d’hiver, par des allusions, des
-demi-confidences, m’en avait instruit un tant soit
-peu. Et je n’étais pas très rassuré de me trouver
-face à face avec cette tête glabre dont les yeux
-étaient d’une fixité déconcertante.</p>
-
-<p>Mônik avait délacé son soulier gauche — celui
-du pied dont elle boitait, — et, en ayant
-retiré une de ces petites monnaies de bronze,
-encore fréquentes à cette époque dans le pays et
-qu’on appelait des pièces « de dix-huit deniers »,
-alle l’alla poser délicatement dans un pli de
-l’aube du saint ; puis, troussant sa cotte et
-appuyant ses genoux nus au sol humide, elle
-entra en oraison.</p>
-
-<p>Ce fut long, très long. Je m’étais assis dans
-l’herbe, en dehors de l’oratoire, l’esprit occupé à
-suivre des voiles qui descendaient la rivière, unie
-et verte comme un lac. Soudain, Mônik se mit à
-parler tout haut, d’un ton âpre. Je me penchai,
-et je la vis qui, debout, interpellait le saint assez
-durement, en le secouant par l’épaule. A plusieurs
-reprises elle cria en breton :</p>
-
-<p>— Si le droit est pour eux, condamne-nous !
-Si le droit est pour nous, condamne-les ; fais
-qu’ils sèchent sur pied et meurent dans le délai
-prescrit<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a> !…</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> La formule est invariablement la même, et l’on
-emploie toujours le pluriel, même lorsqu’il n’y a contestation
-que d’individu à individu, — ce qui était ici le cas,
-ainsi qu’on le verra plus loin.</p>
-</div>
-<p>Il y avait, dans l’accent et dans le geste, je ne
-sais quoi de sauvage et de troublant.</p>
-
-<p>La vieille sortit du sanctuaire, les yeux allumés
-d’une flamme mauvaise, et en fit le tour à
-l’extérieur par trois fois. Le troisième tour
-accompli, elle s’agenouilla devant l’entrée. Quand
-elle se releva, elle avait son expression accoutumée,
-sa figure d’aïeule, d’une enfantine douceur,
-et dont les rides même semblaient sourire.</p>
-
-<p>— C’est fini, me dit-elle. Allons-nous-en bien vite !</p>
-
-<p>Il fut délicieux, ce retour, dans la joie de la
-lumière du midi, par une belle journée de printemps
-hâtif. Mône causait, causait, comme pour se
-dédommager du silence qu’elle avait dû observer
-jusque-là. A Trédarzec elle voulut absolument me
-faire manger des gâteaux à une petite « boutique »
-en plein vent. Elle était gaie ; des bouts de chansons
-lui venaient aux lèvres ; jamais je ne lui avais vu
-cette exubérance. Et elle ne boitait plus — oh !
-plus du tout, — trottinait au contraire, d’une
-allure ingambe, avec des sautillements d’oiseau.</p>
-
-<p>— Vous avez l’air tout heureux, vieille mère ?</p>
-
-<p>— Je suis heureuse, en effet, <i lang="br" xml:lang="br">mabik</i><a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>. J’ai
-un poids de moins sur le cœur. Parmi les commissions
-qu’on me donne à faire, il en est qui
-ne sont pas agréables, mon enfant.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> <i>Fils</i>, avec le diminutif de tendresse.</p>
-</div>
-<p>— Et quelle était celle d’aujourd’hui, s’il
-vous plaît ?</p>
-
-<p>— Chut ! murmura-t-elle, en faisant mine
-d’écouter un pinson qui s’égosillait au-dessus de
-nous, dans une touffe d’aulnes.</p>
-
-<p>Je n’osai pas insister ; on parla d’autre chose…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Ce que Mône, par scrupule professionnel, se
-refusait à m’apprendre, je l’ai su depuis.</p>
-
-<p>Un patron de barque de Camarel, en Pleudaniel,
-avait eu maille à partir avec son unique
-matelot, à propos d’un règlement de comptes sur
-lequel ils ne s’étaient point trouvés d’accord. De
-là des paroles aigres et une mésintelligence qui
-alla croissant. On continua de pêcher ensemble,
-mais on passait souvent vingt et trente heures au
-large sans échanger un mot. Et les personnes
-entendues de dire :</p>
-
-<p>— Vous verrez que cela finira mal !</p>
-
-<p>Une nuit, le matelot se présenta, l’air égaré,
-les vêtements ruisselants, au poste des douanes
-de Lézardrieux. Il raconta que la barque — qui
-était « mûre » — avait touché une roche, qu’elle
-avait coulé à pic, et que le patron, ne sachant
-pas nager, avait dû « trinquer » une fois pour
-toutes.</p>
-
-<p>Il n’y avait dans ce récit rien d’invraisemblable.
-On n’inquiéta point le matelot. Les commères de
-Camarel, cependant, ne laissaient pas de jaser ;
-excitée par elles, la veuve du noyé fit un esclandre
-public, dans le cimetière, à l’enterrement du
-cadavre retrouvé au bout du neuvième jour<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> C’est une croyance invétérée sur le littoral armoricain, — justifiée
-d’ailleurs, m’a-t-on dit, par de nombreux
-exemples, — que la mer ne rend jamais avant neuf jours
-les cadavres des gens qu’elle a engloutis.</p>
-</div>
-<p>— Oui ! oui ! s’écria-t-elle, au moment où
-le cercueil disparaissait dans la fosse, — nous
-savons comment tu es mort ! Ils pleureront
-aussi, crois-moi, ceux que ta perte a réjouis en
-secret !…</p>
-
-<p>A partir de ce moment, la vie ne fut plus
-tenable pour le matelot. Il n’était point d’avanies
-qu’il n’eût à subir de la part de la veuve et de
-sa nombreuse parenté. En vain voulut-il se louer
-à un autre patron : partout il lui fut répondu,
-sur un ton de sanglante ironie, qu’on n’avait pas
-besoin à bord d’un homme qui « portait malheur ».
-Désespéré, sur le point de quitter le pays,
-il se rendit chez Mônik, à la nuit close, pour
-n’être vu de personne.</p>
-
-<p>— Il faut qu’Yves le Véridique prononce entre
-la veuve et moi. Je te prie de l’aller trouver en
-mon nom.</p>
-
-<p>On sait avec quelle ponctualité la « pèlerine »
-par procuration s’acquitta de cet office.</p>
-
-<p>Il paraît que, dans le cours de l’année, la veuve
-tomba en « languissance », sécha sur pied comme
-une plante atteinte dans ses racines et, finalement,
-trépassa. Le matelot avait eu gain de
-cause.</p>
-
-<p>C’est chose superflue, j’imagine, de faire remarquer
-combien cette forme populaire du culte de
-saint Yves rappelle la fameuse épreuve du <i>Jugement
-de Dieu</i> si usitée au moyen âge<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>. Aujourd’hui,
-le petit oratoire de Porz-Bihan n’existe
-plus. Quand j’y suis revenu, cet été, pour y rafraîchir
-mes impressions d’autrefois, j’ai revu, dans
-le ravin, la vieille fontaine, avec son eau si noire
-qu’elle ne m’a point renvoyé mon image lorsque
-je m’y suis penché ; et, sur le plateau découvert,
-j’ai revu le colombier promenant autour de lui
-la même ombre solitaire. J’ai aussi reconnu les
-ormes, plus tordus que jamais et comme immobilisés
-en des attitudes paralytiques. Au bord de
-la route pierreuse, c’était le même groupe de
-chaumières basses aux lourdes toitures, aux
-murailles disjointes étayées par des rames. Mais
-de l’édicule ancien plus rien ne restait, si ce n’est
-les fondations peut-être, quelques moellons épars
-enfouis sous de grandes ronces où des enfants
-d’alentour, pareils au petit coureur de champs
-que je fus naguère, cueillaient des mûres à pleines
-mains.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Avec quelque chose de plus moral, toutefois.</p>
-</div>
-<p>J’ai dit ailleurs<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a> à quelle occasion le sanctuaire
-fut détruit. Le recteur de Trédarzec, en la paroisse
-de qui il était situé, y mit le premier la pioche.
-Il le fit raser entièrement et relégua la statue du
-saint dans le grenier du presbytère. Mais il est
-plus facile de démolir un mur que de déraciner
-une coutume, surtout en Bretagne. On n’en continue
-pas moins de venir prier sur l’emplacement
-de l’oratoire disparu. Dernièrement, une femme
-du pays de Goëlo, qui avait été spoliée par un
-notaire, y passa la nuit, prosternée sur le sol, sous
-la pluie qui tombait à verse, — et s’en retourna
-chez elle à demi morte de froid, mais sûre d’être
-vengée. Vous trouverez aux environs des gens
-pour vous affirmer que le saint fait chaque soir
-le trajet du bourg à Porz-Bihan pour reprendre
-possession, jusqu’au matin, de sa « maison » en
-ruines : ils l’ont rencontré.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> Cf. la <i>Légende de la Mort</i>, p. 222, note 2. Lire aussi le
-« Crucifié de Kéraliès », ce sobre, délicat et passionnant
-récit où Ch. Le Goffic a reconstitué, dans un autre cadre,
-les principales péripéties du drame de Hengoat. La victime
-s’appelait, en réalité, Omnès, et la vieille sorcière qui l’alla
-vouer à saint Yves, — la Kato Prunennec du roman, — avait
-nom Kato Briand. Celle-ci fit à l’instruction des aveux
-complets, détailla consciencieusement toutes les pratiques
-rituelles auxquelles elle s’était conformée.</p>
-</div>
-<p>La légende ne s’arrête pas en si bon chemin.
-S’il faut l’en croire, le recteur « sacrilège » fut
-puni par saint Yves lui-même de son « forfait »,
-voici dans quelles circonstances :</p>
-
-<p>Certaine après-dînée, trois hommes étrangers
-à la paroisse se présentent à la porte du presbytère.</p>
-
-<p>— Qu’y a-t-il pour votre service ? leur demande
-la servante.</p>
-
-<p>— Nous voudrions parler à M. le recteur.</p>
-
-<p>— Il est à table. Que désirez-vous de lui ?</p>
-
-<p>— Qu’il nous permette de nous agenouiller
-devant l’image d’Yves le Véridique, laquelle est,
-dit-on, prisonnière dans son grenier.</p>
-
-<p>Impressionnée par le ton singulier dont étaient
-prononcées ces paroles, la servante s’empressa
-d’avertir son maître, bien qu’il n’aimât guère à
-être dérangé au cours de ses repas. Le recteur,
-sa serviette à la main, parut aussitôt sur le seuil
-de la salle à manger. Il avait la mine furieuse.</p>
-
-<p>— Sortez d’ici, cria-t-il, vagabonds de grand’route
-que vous êtes ! Saint Yves n’a que faire de
-vos prières homicides.</p>
-
-<p>— Soit ! répondit avec calme l’un des inconnus.
-Puisqu’il en est ainsi, nous t’assignons tous les
-trois à son tribunal. C’est aujourd’hui samedi.
-Il te reste la nuit pour te repentir. Demain tu ne
-célébreras pas la grand’messe !…</p>
-
-<p>Là-dessus, les personnages mystérieux s’évanouirent,
-sans qu’on sût comme.</p>
-
-<p>… Le recteur a gagné son lit à l’heure habituelle.
-Il est triste. Des pensées funèbres le hantent.
-La servante aussi se sent le cœur étreint
-d’une angoisse. Elle a beau se tourner et se
-retourner entre ses draps, elle ne peut s’endormir ;
-la sinistre prophétie des trois pèlerins retentit
-obstinément à ses oreilles… Soudain, elle sursaute :
-par l’escalier du grenier descend un pas
-lourd, le pas de quelqu’un « qui serait en bois ».</p>
-
-<p>Il résonne maintenant dans le corridor. Une
-porte s’ouvre, un cri part. Et c’est ensuite une
-plainte longue, entrecoupée de hoquets, comme
-un râle. Est-ce chez le vicaire ? Il sera toujours
-temps d’y aller voir. Un malheur ne s’apprend
-jamais que trop vite. Et la servante se tient coite,
-la face au mur, avec une sueur d’épouvante qui
-lui ruisselle par tout le corps…</p>
-
-<p>Lorsqu’on entra le lendemain, au petit jour,
-dans la chambre du recteur, on le trouva dans
-son lit, mort, et la couverture ramenée sur le
-visage.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>III</h3>
-
-
-<p>Est-il besoin d’ajouter que tout cet ensemble
-de superstitions auquel le culte d’<i>Yves le Véridique</i>
-a donné naissance n’est — aux yeux même
-de nos paysans — qu’une perversion du culte
-pur, autrement large, autrement humain, qu’ils
-rendent au vrai saint Yves ?</p>
-
-<p>Parcourez les chaumières du littoral ou,
-comme on dit en breton, de <i>l’armor</i> trégorrois.
-Ce qui vous frappe, dès le seuil, c’est une enluminure
-naïve peinte à fresque par un artiste sans
-prétentions, à l’endroit le plus éclairé de la
-maison, — généralement dans l’embrasure de la
-fenêtre, là où s’épinglent aussi, en leurs cadres
-rococo, les photographies fanées des membres de
-la famille. Neuf fois sur dix, cette enluminure
-représente saint Yves, et, d’une chaumière à
-l’autre, le type est invariablement le même :
-figure imberbe et douce, le corps figé en une raideur
-sacerdotale, une bourse dans la main droite,
-un livre dans la gauche, l’air d’un tout jeune
-prêtre frais émoulu du séminaire, d’un <i lang="br" xml:lang="br">cloarec</i><a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>
-récemment promu au gouvernement des âmes.
-J’ai connu, dans mon enfance, des vicaires qui
-ressemblaient à cette image trait pour trait,
-blonds, roses, le geste embarrassé, les yeux méditatifs, — un
-mélange de paysannerie et de mysticité.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> Clerc.</p>
-</div>
-<p>Il exista jadis, de par la Bretagne, une confrérie
-nomade de peintres rustiques qui s’en allaient de
-bourg en bourg, illustrant ainsi de motifs pieux
-les demeures des humbles. Médiocres barbouilleurs,
-pour la plupart, mais que tourmentait
-néanmoins un grand rêve d’idéalisme et qui, parfois,
-avaient d’heureuses rencontres, des hasards
-d’inspiration dignes du vieil Orcagna. Je crains
-fort que, de ces imagiers populaires, <i lang="br" xml:lang="br">Mabik
-Rémond</i> ne soit chez nous le dernier. Il est une
-des physionomies les plus originales de la Bretagne
-finissante. J’ai tenu à lui faire visite, il y a
-quelques mois. Sa bicoque couronne un rocher
-de la romantique vallée du Guindy<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>, à deux kilomètres
-de Tréguier. Du dehors, c’est n’importe
-quelle masure ; à l’intérieur, c’est proprement un
-sanctuaire. L’autel même y est, — au bas bout de
-la maison, — faisant face au foyer. Au-dessus,
-un tabernacle en terre glaise, enjolivé d’un mirifique
-Saint-Sacrement. Comme meubles, le strict
-nécessaire : un lit, une armoire, accolés l’un à
-l’autre, et ayant cette gêne vague des choses qui
-se sentent dépaysées. Quant au reste, des murs
-vides, ou plutôt peuplés — peuplés à l’excès — des
-surabondantes visions de Mabik.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Le Guindy conflue avec le Jaudy, en aval de Tréguier.</p>
-</div>
-<p>Au moment où je franchis le seuil, le maître de
-céans est assis dans l’âtre, sur une escabelle, et
-surveille la cuisson du repas de midi. Il m’accueille
-sans se déranger, à la façon bretonne.</p>
-
-<p>— Si vous êtes chrétien, vous êtes ici chez
-vous, me dit-il avec cette politesse tranquille
-des hommes du peuple en Basse-Bretagne, qui
-laissent les gens venir à eux.</p>
-
-<p>Deux mascarons grossièrement pétris font
-saillie aux deux angles de la cheminée. L’un
-tient entre les lèvres, en guise de pipe, la pince
-en fer du <i lang="br" xml:lang="br">gôlô-lutik</i>, de la longue, et fluette, et
-torse chandelle de résine. Celui-là, m’explique
-Mabik, c’est « Ravachol », et l’autre, vis-à-vis,
-c’est le « diable » qui le tente. <i>Le Petit Journal</i> a
-pénétré jusque chez cet illettré d’Armorique.</p>
-
-<p>Nous sommes vite devenus bons amis. Je parle
-breton, et il fume ! Tout en puisant à mon tabac,
-il me raconte sa vie. Il est né, suivant son expression,
-dans une douve quelconque, comme une
-herbe de hasard. Et depuis lors il ramone. Entre
-temps, il s’est marié et a été, comme il dit, « veuf
-et <i>reveuf</i> ». Il en est actuellement à sa quatrième
-femme. Et, comme je témoigne quelque commisération :</p>
-
-<p>— Oh ! fait-il philosophiquement, elles sont toujours
-un peu <i>avariées</i>, quand elles m’épousent…</p>
-
-<p>Mais il ajoute aussitôt :</p>
-
-<p>— Toutes jolies, en revanche ; mes voisins
-vous le diront.</p>
-
-<p>Lui est laid, chauve, la barbe hirsute et orde,
-les prunelles de travers, un <i>paysan du Danube</i> — y
-compris l’éloquence — avec la suie en plus, des
-plaques de noir de fumée encroûtant ses vieilles
-joues. Si on lui demande pourquoi, ayant la
-rivière à sa porte, il ne s’y lave jamais, il répond,
-non sans malice, que, pendant un quart d’heure
-au moins, cela troublerait « l’âme claire de l’eau
-courante » et la dégoûterait peut-être de chanter.
-Elle a bien assez à faire, prétend-il, de décrasser
-les bourgeois. Ces bourgeois, il les exècre ; il a
-pour eux le mépris chevelu des rapins de 1830,
-interprété dans une langue dont je me refuse à
-traduire les violences pittoresques.</p>
-
-<p>— Parlons un peu de vos saints, Mabik Rémond.
-Commentez-moi votre musée.</p>
-
-<p>— Voilà. C’est sur ces murailles que je m’essaie.
-Quand j’ai campé mon bonhomme et que je
-l’ai désormais en main, je passe par-dessus une
-couche de lait de chaux, — et j’entreprends autre
-chose. Vous voyez ce saint Trémeur ? Je l’ai refait
-quinze fois. C’est très difficile à attraper, un personnage
-de cette sorte, qui a sa tête dans les bras
-au lieu de la porter sur ses épaules. Ce saint Laurent
-aussi m’a coûté beaucoup de peine, et plus
-encore ce saint Herbot… Mes modèles ? Parbleu,
-les statues de bois ou de pierre devant qui je
-m’agenouille dans les chapelles, durant mes campagnes
-de ramonage à travers le pays trégorrois,
-depuis Plestin jusqu’à Paimpol. Je les contemple,
-je les prie, et j’emporte leur image dans mes
-yeux…</p>
-
-<p>Il est resté fidèle, en effet, à la tradition
-ancienne. Les « Primitifs » bretons lui ont légué
-leur secret avec leur âme, et il reproduit avec
-une sincérité surprenante leur « faire » inhabile
-et si expressif. Cela est d’un art simpliste, presque
-grossier, et où cependant se manifestent à la fois
-un symbolisme d’une qualité rare et un sentiment
-très précis de la réalité.</p>
-
-<p>— Quand et comment vous est-elle venue,
-Mabik, l’idée de vous faire <i>peintureur</i> de saints ?</p>
-
-<p>— Hé ! sait-on pourquoi les étoiles se lèvent,
-lorsque descend la nuit ?… J’ai toujours aimé les
-belles choses des églises, — des vieilles églises
-d’autrefois, lesquelles étaient pleines de merveilles
-qu’on ne verra plus… Tout enfant, en cheminant
-comme ça de quartier en quartier, pour exercer
-mon métier de ramoneur, il m’arrivait souvent de
-coucher dans des sanctuaires abandonnés des
-fabriques et dont on ne songeait même plus à
-fermer la porte. Je restais longtemps sans dormir
-ou bien je me réveillais sans cesse, et je croyais
-entendre, dans l’ombre, les pauvres saints pleurer.
-Ils me disaient : « Mabik, nous sommes plus âgés
-que ne le serait aujourd’hui ton trisaïeul<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a> ; notre
-sort est triste ; quand nous aurons fini de pourrir,
-qui se souviendra de notre visage ?… » — Puis,
-écoutez-moi bien : les femmes font quelquefois
-des scènes ; en pareil cas, moi, je déguerpis. Vous
-n’êtes pas sans connaître l’oratoire en ruines de
-saint Elud<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a>, dans la pinède, un peu au-dessus de
-la Fontaine-de-Minuit. Là, j’ai mon refuge, ma
-maison de paix. Là, plus de bruit humain, plus
-de paroles querelleuses, mais une solitude profonde
-où les jours s’écoulent avec lenteur, sous
-les grands arbres mélodieux… Un hiver, peu de
-temps après mes secondes noces, j’y vécus un peu
-plus d’une semaine. J’avais pris, pour ma nourriture,
-quelques croûtes de pain, et, quant à la boisson,
-je n’avais qu’à puiser à la source. Les nuits
-étaient lumineuses et glacées. Je m’étais aménagé
-un toit de fougères qui me garantissait la tête :
-un feu d’aiguilles de pin me réchauffait les pieds.
-Or, un soir que je venais de m’assoupir, quelqu’un
-m’appela par mon nom. Je rouvris les yeux, et,
-devant moi, dans la brume blanche qui s’élevait
-de la vallée, je vis surgir une apparition, un fantôme
-de saint que je reconnus aussitôt. C’était
-Yves de Kervarzin, le prêtre secourable, hébergeur
-des vagabonds et patron des sans-le-sou<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a>…
-Tel il s’est montré à moi, celle nuit-là, tel je l’ai
-représenté depuis, partout où j’ai pu, avec sa
-toque noire, avec sa longue soutane, avec son
-aube fine, si étincelante qu’elle semblait tissée de
-clair de lune.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> On dit en breton « <span lang="br" xml:lang="br">da dad kûn</span> » <i>ton père doux</i>.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> C’est peut-être le site le plus gracieux de l’exquise
-vallée du Guindy. La rivière au bas, claire, chantante,
-déroulant sur un lit de gravier, à travers des prés d’un
-vert intense, ses méandres harmonieux. Sur une des collines
-de la rive gauche, un bois de pins et, à son ombre,
-les ruines de l’oratoire. Celui-ci devait couvrir à peine trois
-mètres carrés de superficie. Il était bâti de quelques
-pierres mal liées avec de l’argile. On raconte que saint Elud, — le
-même, j’imagine, que saint Iltud, — eut là son ermitage.</p>
-
-<p>Quant à la Fontaine-de-Minuit (Feunteun-Anternoz), son
-eau mystérieuse filtre d’un rocher, au pied de la colline.
-J’ai dessein de raconter ailleurs ses vertus.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> « <span lang="br" xml:lang="br">An dud a bemp liard</span> », disait Mabik, les <i>gens de cinq
-liards</i>.</p>
-</div>
-<p>» C’est lui qui a commencé ma réputation. Je
-l’ai peint d’abord dans une ferme, puis dans une
-autre. Finalement, dès que j’entrais dans une
-maison, on m’appréhendait à la veste :</p>
-
-<p>»  — Ramone ou ne ramone pas, cela nous est
-égal, mais tu vas le dessiner là, tu vas dessiner
-ton <i lang="br" xml:lang="br">Sant Erwan</i> !</p>
-
-<p>» Aujourd’hui encore, quand je passe devant les
-seuils, les petits enfants s’attroupent et crient :</p>
-
-<p>»  — C’est Mabik Rémond, c’est l’<i>oiseau noir</i> de
-saint Yves !</p>
-
-<p>» Les meilleures choses, hélas ! n’ont qu’un
-temps. Reste-t-il, en Trégor, reste-t-il une seule
-maison de marin ou de paysan qui n’ait point sur
-sa muraille la grande image sacrée ? Pauvre de
-moi, j’ai dû chercher d’autres motifs. Oh ! je sais
-bien, dans notre pays ce ne sont pas les saints
-qui manquent. En ces parages même, il en
-débarqua des <i>batelées</i> qui avaient pour pilote
-Lewias, et Tudual pour capitaine. Je les connais
-tous. Au besoin, je vous dirais leurs noms, leur
-histoire et la figure qu’ils ont laissée d’eux. Je
-puis, avec un peu de terre à briques et de noir de
-fumée, leur redonner un semblant de vie. On me
-commande : « Fais-nous tel saint, Mabik » ; et je
-le fais. Mais, voyez-vous, si j’étais maître de ma
-destinée, je ne peindrais jamais que des saint Yves.
-Les galopins des campagnes ont raison. Peintre
-de saint Yves je suis, peintre de saint Yves je
-mourrai !… »</p>
-
-<p>Ainsi me parla Mabik Rémond, en ce paisible
-après-midi d’août où je fus momentanément son
-hôte, tandis que le moulin de Job-An-Dû <i>tictaquait</i>
-ferme au creux du vallon et que les cloches
-du Minihy carillonnaient pour un baptême.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>IV</h3>
-
-
-<p>Deux années auparavant, aux vacances de 1890,
-j’étais assis sous les grands ombrages du jardin
-de Rosmapamon. Et là, le plus merveilleux
-enchanteur que la Bretagne ait produit, depuis
-Merlin, évoquait devant un groupe d’intimes — à
-propos de l’inauguration, alors prochaine, du
-nouveau tombeau de saint Yves — les souvenirs
-de son enfance qui se rattachaient à l’ancien
-monument.</p>
-
-<p>— Je ne l’ai pas vu de mes yeux, disait-il. Il
-avait été détruit pendant la Révolution par ce
-bataillon de vandales étampois qui a laissé dans
-toute notre Armorique tant de traces funestes de
-son passage. Mais les personnes vénérables de
-mon entourage en avaient retenu l’image dans
-leur mémoire. Elles m’en ont souvent fait la
-description. C’était vraisemblablement une très
-belle chose. Nos sculpteurs de pierre du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle
-étaient des artistes ingénieux et très personnels.
-Il est bien regrettable qu’un tel chef-d’œuvre
-ait disparu. De mon temps, il n’y avait plus à
-la place où il s’éleva qu’une dalle en marbre
-rouge que je me souviens d’avoir vue. Ma mère
-avait sa chaise tout à côté, au pied de la chaire.
-Cette dalle fut enlevée depuis, quand on conçut
-le projet de rétablir le monument ; et l’on pratiqua
-des fouilles, dans l’espoir de découvrir des reliques.
-Croiriez-vous que l’on ne trouva rien ! Cela est à
-l’honneur de la probité toute bretonne de nos
-ecclésiastiques… Des prêtres italiens eussent infailliblement
-découvert quelque chose.</p>
-
-<p>Par un respect peut-être trop scrupuleux de
-la tradition, on a édifié le nouveau cénotaphe sur
-l’emplacement de l’ancien. Je le déplore. Où il
-est, il manque d’air et de lointain. En tout autre
-lieu, dans le « chœur du Duc », par exemple, il
-eût fait meilleure figure. Il serait du moins à
-souhaiter qu’à l’aide d’un fond approprié, de couleur
-sombre, on lui permît de ressortir davantage<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> Voir la description que M. de la Borderie a donnée du
-tombeau. On sait d’ailleurs les beaux travaux que ce savant
-a consacrés à la mémoire du saint.</p>
-</div>
-<p>Je déplore aussi que, dans la galerie des personnages
-qui font cortège à la statue de saint
-Yves, on ait omis ce bon Jehan de Kergoz qui
-fut son mentor, le plus vigilant de ses amis. J’ai
-visité autrefois, dans un vieux manoir de Kerborz,
-la salle où ils étudièrent ensemble, Jehan faisant
-l’office de répétiteur. Quand vint l’heure du
-départ si redouté des mères bretonnes, du départ
-pour Paris, c’est à Jehan de Kergoz que dame
-Azou du Quinquiz confia son fils, avec les plus
-minutieuses recommandations. Il prit sa tâche
-au sérieux et conduisit Yves, comme par la main,
-jusqu’à l’âge d’homme. Vous savez que celui-ci
-mourut prématurément. Jehan s’obstina à vivre
-jusqu’à ce qu’il lui eût été donné d’assister à la
-canonisation de son élève. Il vint déposer à l’enquête,
-et ce dut être, j’imagine, un très beau
-spectacle. Il avait plus de quatre-vingt-dix ans ;
-néanmoins, il parla avec un enthousiasme si juvénile
-que, non content de convaincre son auditoire,
-il le fit pleurer. C’est dans cette attitude
-qu’il eût fallu le représenter sur une des faces du
-tombeau. Je l’y ai cherché en vain. C’est une
-lacune fort regrettable.</p>
-
-<p>… Je reproduis avec une fidélité textuelle les
-termes de la causerie. Quant au reste, hélas ! — quant
-à cette grâce à la fois si simple et si subtile
-dont il parait les moindres choses, le prestigieux
-conteur en a emporté le secret.</p>
-
-<p>J’étais à Tréguier, le lundi 8 septembre,
-deuxième jour du <i lang="la" xml:lang="la">Triduum</i>. Le contraste était
-saisissant, de ces vieilles rues engourdies depuis
-des siècles dans une somnolence de cloître, et de
-ces longues foules sinueuses et grouillantes labourées
-de profonds remous. Le dirai-je ? L’éclat
-même donné à ces fêtes froissa dès l’abord ma
-religiosité bretonne. Il y avait là trop de mise en
-scène, une orchestration trop savante, trop de
-curieux aussi, trop de « blagueurs », trop de photographes.
-Notre race a des pudeurs jalouses,
-surtout quand il s’agit du plus intime d’elle, de
-ces exquises dévotions surannées où elle se
-réfugie et se complaît. Sous d’âpres dehors, elle
-est discrète, fine ; l’ostentation l’effarouche. A ses
-pardons habituels vous n’entendrez guère que des
-sons voilés de tambours et le sifflet pastoral des
-fifres. Le tintamarre des cuivres bouleverse l’harmonie
-de son rêve intérieur qu’elle ose à peine se
-murmurer à elle-même. Pour moi, tout ce bruit
-me choquait d’autant plus, en cette circonstance,
-que je savais de quelle réserve délicate s’enveloppe
-au pays de Tréguier le culte de saint Yves.</p>
-
-<p>Dès les premières nuits de mai, alors que, selon
-la jolie expression locale, le ciel <i>s’ouvre</i>, semble
-planer de plus haut sur la terre, l’usage est de se
-rendre au Minihy par la route obscure et odorante,
-bordée d’aubépines en fleurs. On se réunit
-après souper, par groupes, au pied de l’immense
-calvaire qui marque l’entrée de l’asile, de l’<i lang="la" xml:lang="la">ager</i>
-sacré. C’est à la fois une promenade et une procession ;
-on chemine à pas lents, sous les étoiles ;
-l’air est doux, traversé de senteurs balsamiques ;
-nulle croix en tête, pas de clergé ni de chantres.
-Le silence est de rigueur. Les prières s’exhalent
-en un vague chuchotement qui ne trouble point
-la paix des choses. C’est comme un défilé d’ombres
-dans la nuit. Les vieilles citadines, aux délicieuses
-cornettes d’autrefois, étouffent leurs pas menus
-dans des chaussons de ouate, les mains dissimulées
-sous l’ampleur des manches, à la façon des
-nonnes. Le long des douves, d’intervalles en intervalles,
-des mendiants sont accroupis, manchots,
-culs-de-jattes, aveugles, lépreux, la plupart agitant
-des torches qui avivent leurs plaies de larges
-reflets sanglants, — tous, clamant et se renvoyant
-de l’un à l’autre, avec un singulier mélange de
-cabotinage et de sincérité, la mélopée tragique de
-leur misère. D’aucuns ont les genoux comme
-incrustés dans le sol. On les prendrait, à leur
-immobilité, pour des statues. D’autres sont debout,
-la tête rejetée en arrière ; et dans le blanc de leurs
-yeux convulsés se réfléchit par instants la lueur
-des astres. D’autres encore montrent d’un beau
-geste toute une smala endormie autour d’eux, des
-chérubins crépus couchés à même dans l’herbe du
-fossé et sur qui veille une chandelle de suif avec
-une fougère pour support. Et les lamentations
-éclatent, voix rauques de vieillards, glapissements
-aigus de femmes… <i lang="br" xml:lang="br">En hanô sant Erwan !… En
-hanô sant Erwan<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a> !…</i> L’aumône versée, la plainte
-s’apaise, et le silence redevient profond. Durant
-tout le trajet, les pèlerins n’échangent pas une
-parole. C’est le <i>pardon mut</i>, le « pardon taciturne »,
-une des formes les plus usitées de la
-dévotion bretonne.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> Au nom de saint Yves ! Au nom de saint Yves !…</p>
-</div>
-<p>Une population qui entend de la sorte la piété
-n’est guère faite — on en conviendra — pour
-goûter les manifestations pompeuses, toujours un
-peu mêlées et discordantes.</p>
-
-<p>— <i>Ma Doué !</i> murmurait auprès de moi une
-paysanne de Louannec, comment prier au milieu
-de tout ce bruit ?</p>
-
-<p>Il y avait là des milliers de gens qui pensaient
-comme cette paysanne.</p>
-
-<p>Qu’on ne m’accuse pas au moins d’incriminer
-en bloc, par esprit de dénigrement, ces fêtes que
-l’opinion générale s’accorda à trouver « réussies »
-et dont quelques épisodes — le feu d’artifice
-mis à part — eurent un caractère d’incontestable
-beauté. Telle, entre autres, cette veillée des fidèles
-dans la cathédrale, pendant la nuit du lundi au
-mardi. Une chose très bretonne, celle-là, très
-impressionnante aussi. Lorsque je pénétrai à l’intérieur
-de l’église, il était une heure avancée.
-Malgré la fraîcheur nocturne et les courants d’air
-qui s’engouffraient par les portes ouvertes, on
-respirait une tiédeur fade, l’haleine épaissie de la
-multitude prosternée là et sommeillant à demi,
-en des poses d’hébétement et de lassitude. Les
-lourds piliers montaient, humides, moussus,
-pareils à d’immenses troncs d’arbres balançant
-là-haut sous les voûtes, au vacillement de quelques
-cierges, de mystérieuses frondaisons d’ombre.
-Une oraison éparse, continue, monotone, rôdait
-à travers le silence, courait comme un vol de
-bourdon sur toutes les lèvres, peut-être même sur
-celles des évêques de pierre couchés, les mains
-jointes, sous le cintre bas des enfeux. Dans toute
-cette obscurité confuse et chuchotante, une seule
-chose lumineuse : le « tombeau », — sorte de
-catafalque blanc, vivement éclairé par une forêt
-de cires ardentes et où reposait, blanche aussi, de
-l’étincelante blancheur du marbre, l’image funéraire
-de saint Yves. Le long de la grille qui
-entoure le monument, c’était un perpétuel glissement
-de silhouettes fantômatiques, dans un bruit
-de prières et de chapelets égrenés. Soudain, une
-voix isolée, une voix d’homme, large et pleine,
-entonna, sur l’air d’une vieille complainte guerrière<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a>,
-un cantique en langue armoricaine composé
-par un prêtre de l’endroit<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a> :</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> La <i>gwerz</i> de « Lézobré ».</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> Le chanoine Le Pon.</p>
-</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">N’hen eus ket en Breiz, n’hen eus ket unan,</i></div>
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">N’hen eus ket eur Zant evel sant Erwan…</i></div>
-
-<div class="verse stanza">Il n’y a pas en Bretagne, il n’y en a pas un,</div>
-<div class="verse">Il n’y a pas un saint comme saint Yves.</div>
-</div>
-
-<p>Cela fit l’effet d’une diane dans la cour d’une
-caserne endormie. Un grand frisson secoua la
-foule. Les plus engourdis sursautèrent. Un chœur
-formidable se mit à répéter chaque verset à la
-suite du chanteur. Ce fut une clameur folle, éperdue,
-dont toute la cathédrale vibra. Les cierges
-eux-mêmes, comme ranimés, brûlèrent d’une clarté
-plus joyeuse. Puis, les voix s’éteignant, tout
-s’assombrit de nouveau ; et l’on ne vit plus de
-lumineux au fond de la nef que le blanc cadavre
-de saint Yves, veillé par un peuple de pauvres
-gens…</p>
-
-<p>Le lendemain, dans une flambée de soleil, à
-l’issue de la grand’messe, les processions débouchaient
-du porche. Vingt paroisses étaient là,
-clergé en tête, et tous les évêques bretons, successeurs
-des Pol, des Brieuk, des Tudual, et tous
-les béguinages de la vieille cité monacale, les
-coiffes rabattues sur le visage, les yeux décolorés
-et craintifs. Les cloches se mirent en branle, non
-seulement celles de la cathédrale et des couvents
-voisins, mais celles encore des bourgs les plus rapprochés,
-de Plouguiel, du Minihy, de Trédarzec,
-de Kerborz, si bien que cela roulait et retentissait
-dans tout l’espace comme les grandes houles
-ondulées d’une mer sonore. Le défilé commença.
-Entre deux rangs d’oriflammes se balançaient à
-des hampes aussi solides que des mâts les bannières
-splendidement ouvragées des paroisses, les
-unes toutes neuves et comme constellées, les
-autres, plus vénérables, étalant avec une sorte de
-gloire leurs ors délustrés et leurs broderies
-éteintes. Sur la plupart se détachaient presque en
-relief les lourdes images des saints du Trégor.
-On lisait les noms au passage : Trémeur, Tryphine,
-Coupaïa, Bergat, Sezni, Gwennolé, Gonéry,
-Liboubane, toute une litanie barbare que les
-« étrangers », accourus en amateurs des villégiatures
-de la côte, s’efforçaient en vain d’épeler.
-Devant le crâne d’Yves Héloury, enchâssé dans
-un magnifique reliquaire, marchaient six pages
-vêtus de jaune et de noir, aux couleurs du saint,
-et portant sur la poitrine les armes de Kervarzin,
-quatre merlettes sur champ d’or. Derrière venaient
-les prélats, les prêtres ; la foule suivait, chantant — sur
-le ton du vieil hymne de guerre — le
-cantique de « <span lang="br" xml:lang="br">sant Erwân</span> ». Et c’était assurément
-très beau.</p>
-
-<p>On fit, en cet appareil grandiose, le tour des
-rues de Tréguier. Mais, au grand étonnement des
-fidèles, on ne s’engagea point sur les terres du
-Minihy, on n’alla pas rendre visite à saint Yves
-dans sa vraie « maison ». Je me plais à croire
-que ce fut par respect pour de certaines convenances
-que les Bretons ont coutume de formuler
-dans cet adage : à chaque pays son pardon.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>V</h3>
-
-
-<p>Il n’y en a qu’un qui soit proprement le pardon
-de saint Yves : c’est celui qui se célèbre au
-Minihy, dans la journée du 19 mai.</p>
-
-<p>… Nous demeurions, en ce temps-là, à Penvénan — un
-gros bourg triste sur un plateau
-dénudé, coupé de talus broussailleux, entre le
-Guindy et la mer. La commune est vaste. Dans
-l’intérieur vivent des laboureurs aisés, semeurs
-de froment et pasteurs de troupeaux. Quelques-uns
-sont riches, ont des fermes spacieuses bâties
-en pierres de taille comme des manoirs. Il n’en
-est pas de même des clans de pêcheurs, disséminés
-le long du littoral. L’aisance est à peu près
-inconnue dans ces hameaux. Les hommes en sont
-absents pendant cinq et six mois de l’année,
-presque tous occupés aux campagnes lointaines et
-périlleuses de Terre-Neuve ou d’Islande. Beaucoup
-ne reviennent jamais. Leurs familles tombent
-dans la détresse, vont grossir la bande des « chercheurs
-de pain ». On sait d’ailleurs qu’en Bretagne
-ce n’est pas une honte de mendier, si même
-ce n’est pas un honneur. Les misérables, comme
-les fous, sont tenus pour des êtres sacrés. Qui
-leur manque de respect encourt la damnation
-éternelle. Aussi les traite-t-on avec les plus grands
-égards ; ils ont partout leur écuelle dans le dressoir,
-leur pailler sous la grange ou dans l’étable.
-Au pays de Tréguier, ils forment une espèce de
-corporation et s’intitulent eux-mêmes, non sans
-orgueil, les « clients de saint Yves ». Quand sa
-fête approche, infirmes et loqueteux se redressent
-dans leurs haillons, font sonner allègrement leurs
-béquilles :</p>
-
-<p>— Voici notre pardon, disent-ils, — <i lang="br" xml:lang="br">pardon ar
-bêwien</i>, le pardon des pauvres !</p>
-
-<p>Je voudrais esquisser en quelques lignes la physionomie
-de l’un de ces clients du saint, le plus honnête
-homme peut-être que j’aie connu. On l’appelait
-Baptiste tout court, comme s’il n’eût jamais
-porté d’autre nom. Il habitait, sur la route de Lannion,
-une masure à laquelle il ne manquait guère
-que des murailles et un toit. La pluie et la neige
-y avaient leurs libres entrées, et le vent s’y installait
-comme chez lui. Les chats sans domicile
-pullulaient dans les recoins, indépendamment de
-quantité d’autres bêtes. Quand on en plaisantait
-Baptiste, il vous répondait avec une philosophie
-tranquille :</p>
-
-<p>— <i lang="br" xml:lang="br">Dûman ê ty an holl</i> (Chez moi, c’est la maison
-de tout le monde).</p>
-
-<p>Il avait des idées très particulières sur l’hospitalité.
-C’était un sage, à la manière des Cyniques,
-professant pour les réalités extérieures une sereine
-indifférence, n’attachant de prix qu’aux choses de
-l’âme. Cependant il tenait beaucoup à sa pipe, et
-son front se rembrunissait dès qu’il n’avait plus
-de quoi fumer. Un petit verre d’eau-de-vie de
-temps en temps n’était pas non plus pour lui
-déplaire. Mais, voilà tout. Nulle autre passion ne
-troubla ce cœur simple. Il entra dans la tombe
-aussi pur qu’au sortir de son berceau d’enfant. Il
-mourut aux abords de sa quatre-vingtième année,
-une nuit de verglas, sans un témoin, sans un cri,
-« s’étant lui-même fermé les yeux », selon l’expression
-de la voisine qui la première s’aperçut
-de sa mort. Quand on lui retira ses vêtements, on
-trouva dans ses poches, outre sa pipe et sa blague,
-un vieux morceau de lettre qu’on ne put déchiffrer
-et, sur sa maigre poitrine velue, un scapulaire.
-Quelques jours auparavant, il avait accosté
-mon père dans la rue.</p>
-
-<p>— Je compte sur vous pour me <i>prêter</i> un drap,
-lorsque le moment sera venu de m’ensevelir.</p>
-
-<p>Il ne doutait point d’être un jour à même de le
-rendre, dans l’autre monde. Ainsi les anciens
-Celtes se fixaient des échéances par delà le terme
-de cette vie. Baptiste différait en ceci des pauvres
-gens ses confrères : non seulement il ne demandait
-pas l’aumône, mais il la repoussait, avec
-une colère mal contenue, si gracieusement qu’elle
-lui fût offerte. Là-dessus il était intraitable. Il prétendait
-que le pain qui n’a pas été gagné étouffe
-qui le mange. En descendant, le matin, je le trouvais
-souvent installé dans l’âtre de la cuisine, et
-fumant. Il avait un sentiment inné de la délicatesse,
-prenait toujours prétexte de sa pipe à allumer ou
-d’une nouvelle à dire pour entrer dans les maisons.
-Encore fallait-il qu’il eût en sympathie les hôtes.
-Moi, il m’aimait pour les choses que j’aimais, — pour
-tout le passé breton dont je tâchais dès lors
-à rassembler les reliques. Quant à mes parents, il
-ne connaissait dans son entourage personne qui
-leur fût comparable. En quoi il avait bien raison,
-l’excellent homme !… J’allais à lui, nous nous serrions
-la main et l’on causait… Survenait ma mère
-qui le priait à déjeuner « sans façons ».</p>
-
-<p>— Au cas où vous auriez quelque besogne à
-me donner, oui ! sinon, vous savez que c’est non !</p>
-
-<p>Il y avait toujours « quelque besogne » en
-réserve pour Baptiste. On lui gardait de préférence
-celles qui paraissaient exiger beaucoup de force,
-comme de transporter du fumier ou de fendre du
-bois. Il s’en acquittait avec une inhabileté charmante,
-le pauvre vieux ! Mais c’était une âme
-douce, prompte aux illusions. Il se persuadait de
-bonne foi qu’il avait fait merveille, et mesurait la
-qualité de son travail à la sueur ruisselante sur
-ses joues évidées.</p>
-
-<p>— Vous vous fatiguez trop, Baptiste, lui disait
-ma mère. Nous vous tuerons dix ans plus tôt.</p>
-
-<p>Ce compliment le touchait aux moelles ; il
-rayonnait. Nous le faisions asseoir à table, au
-milieu de nous, comme c’est l’usage dans les
-anciennes demeures bretonnes. Il avait très faim — ne
-goûtant pas au pain tous les jours — et
-cependant il fallait le forcer à manger. Que de
-fois, à son insu, nous lui avons empli les poches !
-Sa conversation était des plus intéressantes. Il
-avait vu « vivre beaucoup de monde et passer
-beaucoup de choses ». Des trésors de connaissances
-populaires accumulées roulaient pêle-mêle
-dans sa mémoire, ainsi que les galets sur la grève
-à l’heure de la marée montante. Je pillais dans le
-tas, à la façon des ramasseurs d’épaves…</p>
-
-<p>Un soir, il se montra sur notre seuil, décemment
-vêtu de haillons presque propres.</p>
-
-<p>— Voulez-vous assister au <i>pardon des pauvres</i> ?
-me demanda-t-il. Je suis attendu chez le fermier
-de saint Yves, — mon ami Yaouank, — à qui j’ai
-rendu quelques services.</p>
-
-<p>L’aubaine était des meilleures. Je m’empressai
-d’accepter.</p>
-
-<p>Déjà, au cours de l’après-midi, j’avais cru
-remarquer que le bourg était plus animé que de
-coutume. De tous les petits chemins de grève
-débouchaient des troupes de mendiants. Hommes,
-femmes, enfants, ils traversaient la place, sans
-s’arrêter, sans même jeter un regard aux portes
-des maisons, puis tournaient à l’angle de la route
-de Tréguier où ils disparaissaient, entre les haies
-des ajoncs reverdis.</p>
-
-<p>Nous prîmes la même direction. Il était près de
-sept heures : derrière nous, du côté de Perros,
-le soleil à son déclin ressemblait à la gueule
-embrasée d’un four. Sur nos têtes, de petites nues
-floconneuses, blanches comme une laine qui sort
-du lavoir, dormaient au fond du ciel, suspendues
-et immobiles. Quoique ses jarrets eussent fléchi
-sous le poids de l’âge, Baptiste ne laissait pas de
-cheminer d’une allure assez ingambe. Comme je
-lui en faisais l’observation :</p>
-
-<p>— Qui naît pauvre doit avoir bon pied, me dit-il,
-dans la forme sentencieuse qui lui était habituelle.
-Ce n’est pas sans raison qu’on appelle les
-gens de ma sorte des <i lang="br" xml:lang="br">baléer-brô</i>, des batteurs de
-pays. Le pain ne venant pas à nous de lui-même,
-force nous est d’aller à lui, et c’est un métier où
-il faut des jambes… ou des béquilles, ajouta-t-il,
-en me montrant un éclopé qui se tortillait, un
-peu en avant de nous, entre ses deux piquets de
-bois.</p>
-
-<p>Baptiste continua :</p>
-
-<p>— Les livres vous ont sans doute appris quel
-marcheur était saint Yves, notre patron.</p>
-
-<p>— Apprenez-le-moi, <i>parrain</i> ; les livres ne parlent
-point de ces choses.</p>
-
-<p>— De quoi parlent-ils donc ?… En tout cas,
-voici. Quand Yves fut d’âge à fréquenter l’école,
-ses parents se trouvèrent fort embarrassés. Il n’y
-avait pas à cette époque, dans toute la région du
-Trégor, un seul maître qui fût digne de lui
-donner des leçons. A Yvias<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a>, il y en avait un,
-très savant. Mais c’était là-bas, au fin fond du
-Goëlo, à huit lieues du Minihy. Et Azou du
-Quinquiz ne voulait mettre son fils en classe qu’à
-la condition qu’il prendrait tous ses repas au
-milieu des siens et qu’il rentrerait coucher au
-logis, chaque soir. L’idée de se séparer de lui
-complètement lui était trop cruelle. D’autre part
-il importait de le faire instruire au plus vite,
-pour qu’il devînt un grand saint. Yves s’aperçut
-que sa mère avait de longues heures de tristesse
-et finit par lui demander la cause de son chagrin.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a> Cette légende est probablement née d’un rapprochement
-établi par la logique populaire entre le nom d’<i>Yves</i>
-et celui d’<i>Yvias</i>.</p>
-</div>
-<p>— Ce n’est que cela ! s’écria-t-il. Ficelle-moi
-mon abécédaire et mon catéchisme. Demain
-matin, à la première aube, je partirai pour Yvias
-et — sois tranquille — avant midi je serai de
-retour.</p>
-
-<p>On le laissa faire à sa tête. Il se mit en route
-pour Yvias, portant sur l’épaule son petit paquet
-de livres noué d’une ficelle. Il était déjà à sa
-place, dans son banc, quand les autres écoliers
-arrivèrent. Il y demeura sans bouger, bien attentif
-et bien appliqué, jusque vers onze heures et
-demie. A ce moment il se leva.</p>
-
-<p>— Qu’avez-vous donc ? lui demanda le maître.</p>
-
-<p>— Il est temps que je parte. J’entends le pas
-du sacristain du Minihy montant les marches de
-la tour, pour aller sonner l’angélus.</p>
-
-<p>— Cela n’est pas possible.</p>
-
-<p>— Mettez votre pied sur le mien. Vous entendrez
-comme moi.</p>
-
-<p>L’angélus de midi n’avait pas fini de sonner
-que le jeune saint était de retour auprès de sa
-mère, dans la grande salle de Kervarzin. Ce fut,
-dit-on, son premier miracle ; deux années durant
-il le renouvela deux fois par jour.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VI</h3>
-
-
-<p>Nous n’avions, ni Baptiste ni moi, les ailes invisibles
-d’Yves Héloury. Le crépuscule tombait,
-comme nous en étions encore à grimper le raidillon
-qui permet de joindre le chemin du Minihy,
-sans passer par la ville. Nous n’échangions plus
-guère que de rares paroles. L’ombre invite au
-silence. J’éprouvais cette vague angoisse qui vous
-pénètre le cœur, à mesure que la tristesse grise
-du soir envahit les choses, comme un mystérieux
-avertissement que tout doit finir. Soudain, au
-sortir d’une brèche, la silhouette — découpée sur
-le sol — d’un haut clocher solitaire et veuf de son
-église se profila jusqu’à nos pieds. C’était la tour
-Saint-Michel. Nous nous attendions, certes, à la
-trouver là, debout sur cette échine de pays, dans
-son enclos jonché de ruines ; mais l’apparition du
-fantôme de pierre fut si subite qu’elle nous impressionna
-comme une rencontre de mauvais
-augure ; machinalement, nous pressâmes le pas.
-Des corbeaux, perchés dans les trous de la flèche,
-croassaient pour appeler les retardataires de la
-bande, en secouant leurs longues ailes noires qui,
-dans l’atmosphère trouble du crépuscule, nous
-paraissaient démesurées.</p>
-
-<p>— Hâtons-nous ! hâtons-nous ! murmura
-Baptiste.</p>
-
-<p>Ce lui fut une occasion, quand nous eûmes
-perdu de vue le clocher sinistre, de me raconter
-sa légende.</p>
-
-<p>Ceci se passait peu d’années après la mort
-d’Yves Héloury. Déjà les pauvres, ses protégés,
-avaient fait de son bourg natal un lieu de pèlerinage.
-Ils y venaient comme aujourd’hui de toutes
-parts, en très grande dévotion, et ceux d’entre
-eux qui habitaient l’<i>armor</i> traversaient nécessairement
-pour s’y rendre les terres de Saint-Michel.
-Or, Saint-Michel était en ces temps une espèce
-de villégiature de nobles. Les gentilshommes de
-Tréguier y avaient presque tous leur maison de
-campagne où ils s’installaient avec leur famille
-pendant la belle saison, depuis la mi-avril jusqu’au
-commencement d’octobre. Afin que leurs dames
-trouvassent la messe à leur porte, ils avaient
-édifié à frais communs une magnifique église qui,
-bâtie sur un point culminant, dominait de très
-haut les clochers d’alentour — y compris la
-cathédrale même (à laquelle elle n’avait, dit-on,
-rien à envier pour la splendeur). Et quant au
-desservant, il avait été stipulé qu’il devrait, lui
-aussi, être de grande race. Bref, on ne vivait dans
-ce terroir qu’entre seigneurs. On y menait d’ailleurs
-joyeux tapage. Ce n’étaient, tous les jours
-que Dieu fait, que chasses à courre, sonneries de
-trompes, bombances, beuveries, ripailles et ribaudailles.
-Vous pensez bien que ces gens-là n’avaient
-souci de saint Yves ni de ses pauvres. Lorsqu’ils
-virent que ceux-ci se mettaient à faire passage à
-travers leurs halliers et leurs champs, ils en conçurent
-de l’émoi.</p>
-
-<p>— Laisserons-nous donc ce peuple en guenilles
-troubler nos plaisirs par le spectacle ambulant
-de sa misère ?</p>
-
-<p>Conseil fut tenu. Et, à quelque temps de là,
-des crieurs firent assavoir dans les paroisses que
-les vingt ou trente domaines sis en Saint-Michel
-seraient frappés dorénavant d’un droit de péage
-et qu’il serait perçu un « sou jaune » par personne
-et par tête. Faute du paiement duquel le délinquant
-encourrait telle peine qu’il plairait à « messeigneurs »
-de lui appliquer. Exiger d’un va-nu-pieds
-l’impôt d’une pièce d’or ! Vous voyez ce que
-cela avait de drôle. Lesdits seigneurs rirent
-beaucoup de l’invention. Mais ce n’est pas tout
-de rire, si l’on en croit le proverbe ; il faut avoir
-chances de rire longtemps. Les gentilshommes de
-Saint-Michel en firent l’expérience, et elle leur
-coûta cher.</p>
-
-<p>Un an, deux ans, tout alla bien. L’édit avait
-porté. Les pauvres faisaient un grand détour et
-« passaient au large ». Saint Yves, sans doute,
-n’était pas très content de cette façon d’en user
-avec les siens, mais attendait que le moment fût
-venu de manifester sa juste colère. Ce moment se
-présenta. Un malheureux aveugle s’égara un jour
-dans les sentiers prohibés. Des gardes le saisirent
-et l’amenèrent devant l’assemblée des seigneurs.</p>
-
-<p>— Ah ! ah ! s’écrièrent ceux-ci, nous en tenons
-donc un !… Où allais-tu ainsi, vagabond ?</p>
-
-<p>— A Saint-Yves, vénérables sires. Puissent ses
-bontés être sur vous !</p>
-
-<p>— Tu as été pris traversant nos terres. Tu vas
-payer l’amende !</p>
-
-<p>Pour toute réponse, l’aveugle retourna ses
-poches qui étaient en lambeaux et d’où tombèrent
-seules quelques miettes de pain d’orge. Les seigneurs
-firent un signe aux gardes. L’instant
-d’après on hissait le pauvre homme dans le clocher
-et on l’amarrait à l’arbre en fer de la croix,
-au sommet de la flèche.</p>
-
-<p>— Prie saint Yves qu’il te rende la vue, lui
-dirent ses bourreaux. Tu es à la meilleure place
-pour contempler son pardon.</p>
-
-<p>Ils n’avaient pas fini de parler que le ciel devint
-d’un noir d’encre. Une obscurité épaisse enveloppa
-le monde, comme au jour où mourut le
-Christ. Et, du ventre des nues, s’élancèrent des
-serpents de feu. En un clin d’œil l’église, les
-manoirs, les bois, les cultures, tout fut dévasté,
-incendié, réduit en cendres. Seule la flèche fut
-épargnée, parce qu’elle portait le corps martyrisé
-du vieillard. On dit même, au sujet de celui-ci,
-que des mains invisibles dénouèrent ses liens, et
-qu’il se retrouva, sans qu’il sût comme, cheminant
-sain et sauf dans la direction du Minihy.
-Quant aux gentilshommes de Saint-Michel, il ne
-resta d’eux aucun vestige, si ce n’est leurs âmes
-qui, transformées en corbeaux, sont condamnées
-à voler sinistrement, jusqu’au jour du Jugement
-dernier, autour du clocher solitaire.</p>
-
-<p>— <i lang="br" xml:lang="br">Doue da bardono d’an Anaon !</i> (Dieu pardonne
-aux défunts !) conclut Baptiste, en se
-signant au front, aux lèvres et à la poitrine.</p>
-
-<p>Nous entrions dans le bourg du Minihy. L’ouverture
-de l’unique rue donnait sur une échappée
-de campagne dévalant en pente douce vers la
-berge goémonneuse du Jaudy. L’eau de la rivière
-brillait au bas, d’une lumière froide, sous le
-calme firmament nocturne. Nous longeâmes le
-cimetière où des pèlerins circulaient en silence.
-Par la baie du portail, le regard plongeait dans
-l’église, suivait une avenue de cierges qui
-allait se rétrécissant et comme s’éclairant à
-mesure.</p>
-
-<p>Où nous étions maintenant il faisait très sombre ;
-des arbres au feuillage épais, des châtaigniers
-peut-être, formaient voûte au-dessus de nous, et,
-les branches s’abaissant jusqu’aux talus qui bordaient
-la route, on marchait à tâtons comme dans
-le noir d’un souterrain. Tout à coup des abois de
-chiens, un grand bruit de voix, et la vive lueur
-d’une flambée d’ajoncs secs. Nous franchissions
-le seuil du manoir de Kervarzin.</p>
-
-<p>— Y aura-t-il logement pour deux pauvres de plus,
-s’il vous plaît ? clama Baptiste d’un ton enjoué.</p>
-
-<p>La vaste cuisine était déjà pleine de mendiants, — d’aucuns
-debout, adossés à la demi-cloison en
-planches qui garantit du vent de la porte le foyer
-des fermes bretonnes ; — d’autres accroupis un
-peu partout sur le sol de terre battue, ou assis, les
-genoux au menton, sur un petit banc qui courait
-le long des meubles, d’un bout à l’autre de la pièce.</p>
-
-<p>Aux paroles de Baptiste, un paysan à la chevelure
-bouclée et grisonnante, à la mine joviale, se
-leva de l’âtre et s’avança vers nous.</p>
-
-<p>— As-tu jamais entendu dire qu’on ait refusé
-un pauvre à Kervarzin la veille du pardon de
-saint Yves béni ? prononça-t-il avec une gravité
-souriante, sans ôter sa pipe de la bouche et en
-serrant la main que Baptiste lui tendait. — Il n’y
-a pas que les pauvres à être les bienvenus chez
-moi, poursuivit-il, quand je lui offris la main à
-mon tour et que mon introducteur m’eut nommé ;
-votre père a pu vous dire que chez le <span lang="br" xml:lang="br">Yaouank-coz</span><a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a>
-il y a toujours pour les amis une soupe
-aux crêpes chaude et un franc verre de cidre.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label">[24]</span></a> C’est ainsi qu’on avait coutume de l’appeler par un
-jeu de mots auquel son nom prêtait : <i lang="br" xml:lang="br">Yaouank</i> en breton
-veut dire jeune. <i lang="br" xml:lang="br">Yaouank-coz</i> équivaut à « le jeune-vieux ».</p>
-</div>
-<p>Il avait les manières d’un gentilhomme, ce
-paysan. Je dus accepter son fauteuil de chêne, à
-l’angle du foyer. Qu’il y faisait bon, devant la
-claire flamme qui montait, montait, illuminant
-toute la cuisine, balayant d’un rouge reflet les
-battants cirés des armoires, transfigurant la face
-des gueux, éveillant comme une joie d’être sur
-leurs traits flétris et dans leurs yeux morts !…
-Au crochet de la crémaillère une marmite énorme
-était suspendue ; lorsque la servante en soulevait
-le couvercle, il s’en échappait des jets de vapeur
-blanche et une succulente odeur de lard cuit se
-répandait dans l’air. — La table était surchargée
-d’écuelles ; un garçon de labour achevait de les
-emplir de crêpes de blé noir qu’il rompait en les
-tordant entre ses poings.</p>
-
-<p>— Allons, gars ! cria le père Yaouank, la soupe
-est prête.</p>
-
-<p>Comment rendre cette inexprimable scène qui
-vous rejetait en plein moyen âge, au fond de
-quelque « Cour des miracles » ? Au silence relatif
-qui avait régné jusque-là parmi ces gens, harassés
-pour la plupart et heureux de se laisser engourdir
-au bien-être réchauffant d’une maison cossue,
-succéda brusquement un tumulte, une mêlée,
-une bousculade accompagnée de cris, de jurons
-même et de horions, tout le monde se précipitant
-à la fois vers la table et chacun s’efforçant d’attraper
-le premier son écuelle. Les infirmes surtout
-faisaient rage, fourrageaient avec leurs
-béquilles dans les jambes des valides. Un cul-de-jatte,
-à demi écrasé, beuglait, agitant désespérément
-un bras démesuré terminé par une patte
-immense. Les aveugles trébuchaient, les mains
-en avant, — roulaient leurs prunelles éteintes.
-Et Yaouank-coz regardait ce spectacle, avec sa
-pipe au coin des lèvres, tranquille, l’air amusé.</p>
-
-<p>— Maintenant, à tour de rôle ! — commanda-t-il,
-en barrant de son grand corps l’accès de la cheminée ; — quiconque
-fera du désordre passera le dernier !</p>
-
-<p>Le calme se rétablit ; la « procession de la marmite »
-commença. Les gueux s’approchaient un
-à un, et présentaient leur écuellée de crêpes que
-la servante arrosait de bouillon. A la clarté de
-l’âtre, je les dévisageais. Oh ! les étranges têtes
-que j’ai vues là ! Celles-ci, grosses, gonflées,
-avec des meurtrissures bleuâtres, pareilles à des
-melons d’eau ; d’autres maigres, d’une maigreur
-ascétique, visages pétrifiés de morts, toute la vie
-s’étant réfugiée dans la mobilité fébrile des yeux ;
-d’autres, dures et frustes, aux énergiques profils
-de forbans ; et il y en avait aussi d’exquises, — j’entends
-parmi les femmes, — d’une adorable
-mélancolie d’expression, d’une pâleur délicate et
-souffrante. Il me souvient d’une entre toutes :
-type pur de madone, une grâce mystique répandue
-sur ses traits fins, je ne sais quelle suavité dans
-la démarche. On eût dit un être immatériel. Ses
-pieds nus, bronzés au soleil des grand’routes,
-effleuraient à peine le sol. Elle avait de longues
-paupières, de très longs cils. Quand elle passa
-près de moi, je vis qu’elle portait au cou des
-traces de scrofule. Je demandai son nom à Baptiste.</p>
-
-<p>— C’est une <i>innocente</i>. Elle est de Pleumeur.
-Il paraît qu’elle tombe du haut mal et que, pendant
-six mois de l’année, son corps n’est qu’une
-plaie.</p>
-
-<p>On n’entendit bientôt plus que le bruit des cuillers
-de bois raclant le fond des écuelles ; la soupe
-avait été avalée en quelques lampées. Le maître
-de maison — le <i lang="br" xml:lang="br">penn-tiégèz</i> — s’agenouilla sur la
-pierre du foyer et se mit à réciter l’oraison du
-soir ; les mendiants donnaient les répons, dans
-un bredouillement un peu confus, d’une voix
-ronronnante et ensommeillée… En face de moi,
-de l’autre côté de l’âtre, se dressait un lit clos,
-avec son ouverture étroite comme une lucarne et
-ses petits rideaux de percaline à fleurs retenus
-par des embrasses. Là, dit-on, saint Yves eut sa
-couchette de paille et son oreiller de granit,
-durant la dernière période de sa courte vie, au
-temps qu’il était « official » de Tréguier avec
-résidence à Kervarzin, dans sa demeure familiale.
-Bercée au fredon des prières bretonnes, ma songerie
-évoquait tel autre soir de l’an 1292 où, — peut-être
-à pareille heure, — le bon saint, sur le
-point de prendre son repos, crut ouïr qu’on frappait
-à la porte. Il ne s’étonna point : son manoir
-n’était-il pas une auberge, secourable à tous les
-sans-gîte et à tous les sans-pain ?… Il ne lui vint
-non plus à l’esprit de héler sa vieille servante,
-qui dormait. Non. Il se leva lui-même et, nu-pieds,
-alla tirer le verrou. (Est-il bien sûr qu’il y
-eût un verrou ?) La porte ouverte, une bouffée de
-vent entra, une bouffée de vent froid, chargé de
-pluie, et aussi la plainte lamentable d’une ribambelle
-de pauvres gens échoués sur le seuil, pitoyablement
-morfondus.</p>
-
-<p>— Vite, vite, mes enfants… Je vais rallumer
-le feu !… Venez çà, je vous attendais !…</p>
-
-<p>Certes, oui, il les attendait… D’où ils viennent ?
-Qui ils sont ? Combien ils sont ? Que lui
-importe !… Il me semble le voir s’agenouillant là
-sur cette pierre où le père Yaouank murmure
-les <i>grâces</i>, et soufflant cette braise qui s’éteint,
-comme faisait tantôt, la fille de ferme, et y jetant,
-comme elle, à pleines brassées, les gerbes d’ajonc
-roux qui flambent clair. Les pauvres gens se sont
-avancés : ils se sont assis sur les escabelles, aux
-deux coins de la cheminée, et leurs haillons fument
-à la douce chaleur, et leurs visages, ruisselants
-d’eau, tout bleuis de froid, s’éclairent et rayonnent,
-et leurs yeux échangent des regards qui
-disent :</p>
-
-<p>— Qu’on est donc bien chez ce brave homme !…</p>
-
-<p>Yves est allé au garde-manger, il a pris la
-tourte de pain blanc, un reste de porc et de bœuf
-salé, et il les apporte aux vagabonds pour qu’ils
-s’en régalent :</p>
-
-<p>— Rassasiez-vous, mes amis, rassasiez-vous !</p>
-
-<p>Quand le pain, le porc et le bœuf ont été
-engloutis, le chef de la tribu nomade, un grand
-diable à la peau cuivrée comme un zingaro, tient
-au saint ce discours, après s’être essuyé la
-bouche du revers de sa manche :</p>
-
-<p>— O le plus vénérable et le plus discret des
-hôtes, je serais le plus ingrat des obligés si, ayant
-reçu de toi cet accueil, je ne t’apprenais dès à
-présent quelle est notre condition. Peut-être,
-quand tu sauras qui nous sommes, nous rejetteras-tu
-à la nuit ténébreuse et à la pluie glacée.
-Ta bonne foi du moins n’aura pas été surprise.</p>
-
-<p>Je me nomme Riwallon. Priziac, aux confins
-de la Cornouailles et du pays de Vannes, fut mon
-lieu de naissance. De mon métier, je suis jongleur.
-J’excelle à <i>rimer</i> les sônes d’amour et les
-chants de guerre ; je n’ai point mon pareil pour
-mettre en action les vies des héros et les légendes
-miraculeuses des saints… Celle-ci est Panthoada,
-ma femme, la compagne dévouée de ma longue
-misère ; elle joue de la viole et dit la bonne
-aventure ; de plus elle connaît les vertus des
-herbes et l’art de guérir par oraison ; enfin elle
-sait distinguer entre les trois cents espèces de
-furoncles, et en quelle fontaine sacrée il y a
-remède pour chacune… Ceux-là sont mes deux
-fils ; l’un souffle dans le biniou, l’autre dans la
-bombarde ; ils ont l’haleine puissante et le doigté
-sûr… Quant à ces deux jouvencelles, mes
-filles…</p>
-
-<p>Mais Yves a interrompu le jongleur. Il a vu
-qu’elles sont jolies, les jouvencelles, plus jolies
-peut-être qu’il ne sied à leur pauvreté, et il a vu
-aussi qu’une rougeur subite vient d’empourprer
-leurs joues pâles.</p>
-
-<p>— En vérité, homme, épargne-nous pour
-ce soir ces récits. Tes enfants, ta femme sont
-exténués ; toi-même, tu dois être bien las. Que
-la paix de Dieu soit avec vous dans votre repos !
-Sachez seulement que cette maison est vôtre
-tant qu’il vous plaira d’y demeurer.</p>
-
-<p>On sait qu’il leur plut d’y demeurer longtemps ;
-onze ans après, c’est-à-dire en 1303 — époque
-de la mort du saint — ils y étaient
-encore<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a> !</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label">[25]</span></a> Cet épisode de l’histoire de saint Yves a fourni à
-M. Tiercelin la matière de son beau poème : <i>Les Jongleurs
-de Kermartin</i>.</p>
-</div>
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VII</h3>
-
-
-<p>Les « grâces » terminées, Yaouank-coz décrocha
-une de ces énormes lanternes que les rouliers
-ont coutume de suspendre à l’avant de leurs
-charrettes, et, l’ayant allumée, il m’invita à le
-suivre. La cohue des mendiants s’ébranla derrière
-nous. La nuit était d’un gris d’ardoise, criblée de
-menues étoiles. Nous traversâmes la cour. Les
-pas s’étouffaient dans le fumier mou dont elle
-était jonchée. Yaouank tenait le fanal élevé au-dessus
-de sa tête, criait : « Par ici !… Attention
-à cette mare !… » Des portes s’ouvrirent dans
-des bâtiments bas groupés comme les chaumières
-d’un hameau, et des souffles d’étuves nous frappèrent
-au visage. Nous étions auprès des étables.
-Les mendiants y pénétrèrent à la queue leu-leu,
-sans bruit ; on y avait étendu pour eux une litière
-de paille fraîche. Les plus ingambes grimpèrent
-à l’échelle qui menait au grenier des fourrages.
-Les vaches, étonnées, meuglaient doucement. Du
-dehors, on voyait aller et venir, tantôt dans le
-rez-de-chaussée, tantôt sous les combles, la grosse
-lanterne vigilante du vieux fermier ; il ne se fiait
-qu’à lui-même pour s’assurer que chacun avait
-son gîte, admonestait celui-ci, installait celui-là,
-avait l’œil surtout à ce qu’il n’y eût point de
-promiscuités équivoques.</p>
-
-<p>En rentrant au manoir, nous trouvâmes Baptiste
-dormant, coudes allongés sur la table.</p>
-
-<p>— Si vous désirez en faire autant, — me dit
-notre hôte, — voilà mon lit… Oh ! vous ne m’en
-priverez pas. Je suis de quart jusqu’à demain…
-Je connais de longue date les pauvres que j’héberge :
-il n’y a pas de malhonnêtes gens parmi
-eux, mais il peut y avoir des imprudents. La
-tentation de la pipe est forte, et il suffit d’une
-étincelle pour causer un malheur.</p>
-
-<p>— Je vous demande en ce cas la permission
-de veiller avec vous.</p>
-
-<p>— Katik, fais-nous un feu de purgatoire,
-qui nous réchauffe et ne nous brûle pas. Un peu
-de bois et beaucoup de mottes !</p>
-
-<p>La servante exécuta prestement l’ordre du
-maître, puis s’alla coucher. Nous restâmes seuls,
-assis de part et d’autre du foyer, les pieds à la
-braise qui couvait sous un épais amas de tourbe.
-Le silence était vaste et bruissait néanmoins,
-comme si tous les grands souvenirs dont cette
-demeure est pleine y eussent tourbillonné en
-vols mystérieux.</p>
-
-<p>— Voyons, Yaouank, — commençai-je, — est-ce
-vrai, ce que l’on m’a raconté ?…</p>
-
-<p>— Vous voulez parler du « miracle de la
-soupe », n’est-ce pas ?… Écoutez-moi bien : je
-ne suis pas un savant, — tant s’en faut, — mais
-je ne suis pas un imbécile non plus… Non, là,
-franchement, je ne pense pas qu’il vienne à l’idée
-de personne de me prendre pour un imbécile…
-Or, ce à quoi vous faites allusion, je l’ai vu, vu
-avec ces yeux que j’ai dans la tête et qui sont ceux
-d’un homme qui voit clair… On a dit, je le
-sais, on a dit que j’étais saoul, ce soir-là… Ce
-soir-là ! En vérité, autant dire ce soir !… Saoul !
-Avec quatre-vingts gueux chez moi, comme
-aujourd’hui, roulés dans la litière de mes étables
-et dans le foin de mes greniers !… J’eusse donc
-été bête trois fois !</p>
-
-<p>Du reste, voici la chose, très simplement,
-comme elle s’est passée. Dix-huitième jour de
-mai, — la date où nous sommes. Toute la
-semaine il avait plu à verse, sans discontinuer.
-Les chemins, aux abords d’ici, n’étaient que fondrières :
-quant aux champs que traversent les
-sentiers de pèlerinage, l’herbe y nageait. Et, le
-matin, il pleuvait encore ; et, toute l’après-dînée,
-il plut, il plut à torrents. Ma ménagère — Dieu
-ait son âme ! car elle est morte depuis — se
-disposait cependant à apprêter le souper des
-pauvres dans le grand <i>pot-de-fer</i>, comme de
-coutume.</p>
-
-<p>— Oh ! fis-je, si tu m’en crois, tu ne mettras
-au feu que la petite marmite. Par ce temps-là
-nous n’aurons personne.</p>
-
-<p>Je fus obéi. On ne mit au feu que la petite
-marmite, laquelle était à peine d’une capacité de
-vingt écuellées. A la tombée de la nuit, il avait
-paru trois hôtes, des gens du voisinage ; nous les
-invitâmes à s’asseoir à table, avec nous, et notre
-intention était de les garder aussi à coucher dans
-la maison. Déjà la servante avait poussé les verrous.
-On s’était groupé autour de l’âtre, et l’on
-devisait paisiblement en attendant de dire les
-<i>grâces</i>… Tout à coup : dao ! dao ! sur la porte.</p>
-
-<p>— Encore un, — pensâmes-nous, — à qui l’intempérie
-n’a pas fait peur !</p>
-
-<p>Ma femme courut ouvrir.</p>
-
-<p>— Jésus-Maria ! s’écria-t-elle en joignant les
-mains, comme il y en a ! comme il y en a !</p>
-
-<p>Nous vîmes entrer un flot de monde. Et, après
-ceux-ci, il en parut d’autres, puis d’autres encore.
-La cuisine fut bientôt pleine. Tous nos mendiants
-habituels étaient là, ceux de Pleumeur et
-ceux de Trédarzec, ceux de Penvénan, du Trévou,
-de Kermaria-Sulard… Et parmi eux beaucoup de
-figures inconnues, des pèlerins nouveaux, venus
-du fin fond du pays, de Ploumilliau, de Trédrèz,
-et même de Pleslin ! Ils faisaient pitié à regarder,
-trempés jusqu’aux os, avec des mines si lamentables !
-Ah ! qu’un peu de bonne soupe chaude
-leur eût fait du bien !… Et voilà justement qu’il
-n’en restait plus… Quelques cuillerées peut-être…
-J’étais furieux contre moi-même. Mais aussi
-est-ce que je pouvais prévoir !… Les pauvres
-gens tournaient vers la cheminée des yeux ardents.
-Je me levai et je leur dis :</p>
-
-<p>— Il ne faut point nous en vouloir : c’est
-la première fois que ceci nous arrive. Il faisait un
-temps si affreux que nous ne vous attendions pas.
-Je le regrette de tout mon cœur, mais nous
-n’avons pas préparé de soupe pour vous.</p>
-
-<p>Une grande stupeur se peignit sur tous les
-visages, et il y eut un silence triste… Alors, un
-homme se détacha de la bande ; la buée qui
-s’élevait des hardes mouillées était si épaisse que
-je ne pus distinguer nettement ses traits. Il mit
-un pied sur la pierre de l’âtre, ôta le couvercle de
-la marmite, se pencha au-dessus, et prononça
-d’une voix ferme et douce :</p>
-
-<p>— Avec ce qui reste de bouillon, on peut
-toujours réconforter les plus malades.</p>
-
-<p>Et, ayant dit, il se retira à l’écart. Sa parole
-nous en imposa. Ma femme se mit à tailler les
-crêpes dans les écuelles. Et les pauvres de défiler
-devant le foyer, — comme tantôt. La servante
-versait le bouillon à mesure. Un, deux… cinq…
-dix malheureux se présentèrent à tour de rôle ;
-la marmite semblait inépuisable. Vingt autres
-passèrent, et puis vingt autres ; la servante continuait
-à verser. Ma femme était devenue toute
-pâle d’émotion ; elle ne suffisait plus à sa tâche,
-si fort qu’elle se dépêchât ; un des valets dut lui
-venir en aide. Moi, j’éprouvais une sorte d’angoisse.
-Tous, nous avions le sentiment que nous
-assistions à quelque chose d’extraordinaire, de
-surnaturel, et nous retenions nos haleines, n’osant
-respirer. L’oppression du miracle était sur nous…
-Pas un pauvre, je vous l’affirme, ne s’alla coucher
-sans souper… Voilà ce que j’ai vu, il y a de cela
-aujourd’hui quinze ans.</p>
-
-<p>Quand je cherchai des yeux l’homme qui
-avait parlé, il avait disparu. Je demandai qui il
-était : personne ne le connaissait. Une vieille
-dit :</p>
-
-<p>— Comme je longeais le cimetière du bourg,
-je l’ai aperçu franchissant l’échalier, et, dès lors,
-il a marché à côté de moi. Deux fois il m’a tendu
-la main pour sauter des mares. Je crois bien qu’il
-portait une tonsure, car son crâne était tout blanc
-sous la pluie.</p>
-
-<p>Elle n’ajouta rien de plus, mais chacun
-demeura convaincu que le mendiant étrange
-n’était autre qu’Yves Héloury, l’antique seigneur
-de ce lieu. Vous en penserez ce qu’il vous plaira.
-Mais, je vous le répète, voilà ce que j’ai vu. Et
-beaucoup d’autres sont vivants, qui pourraient
-en témoigner.</p>
-
-<p>Yaouank-coz heurta sa pipe à l’ongle de son
-pouce, pour en secouer la cendre, et parut s’absorber
-dans ses souvenirs. Je m’abstins, il va sans
-dire, de toute réflexion… Baptiste ronflait sur la
-table. Le balancier de l’horloge allait et venait
-avec de grands coups sourds, fendant l’heure,
-en quelque sorte, comme un bûcheron son bois.
-A force d’entendre ce bruit obsédant et régulier,
-je finis par m’assoupir à mon tour, la nuque
-appuyée au lit de saint Yves, le cerveau hanté
-d’hallucinations confuses où des pauvres, amarrés
-à des flèches d’églises, mangeaient de la soupe
-en des écuelles d’or.</p>
-
-<p>… C’est dimanche. Les cloches du Minihy
-égrènent de jolis sons clairs. Le pâle sourire de
-l’aube argente le ciel. Groupés dans la cour, à
-l’entour du puits, les mendiants achèvent leurs
-ablutions matinales. Sur le toit du colombier, dans
-le courtil, des pigeons lustrent leurs ailes. Un
-garçon de ferme, les jambes nues, mène ses chevaux
-à l’abreuvoir. L’air est frais, léger, avec des
-transparences bleuâtres qui idéalisent toutes choses.
-Rien n’a dû changer dans cet horizon depuis
-les temps où y vécut saint Yves. La rivière dort,
-à marée haute, en une nappe d’eau blondissante,
-encadrée d’arbres nains dont la chevelure baigne
-dans le flot. Des coteaux se succèdent, et s’échelonnent,
-et fuient, telles que des houles de
-terres fécondes berçant des villages, des parcs,
-des vergers, de vastes cultures morcelées à l’infini.
-Dans la grise lumière des lointains, la silhouette
-du Goëlo s’estompe délicatement, hérissée de
-pins grêles aux panaches effrangés et flottants
-comme la fumée d’un vapeur qui passe.</p>
-
-<p>… A l’église. On vient de célébrer la basse
-messe ; l’air est imprégné de l’odeur des cires
-ardentes. De minuscules navires aux gréements
-compliqués pendent aux poutres. Des femmes
-prient, le front dans les mains ; beaucoup portent
-le manteau de deuil, d’étoffe noire, luisante,
-tombant à plis harmonieux. Quelques « pèlerines »
-déguenillées rôdent le long des murs,
-avec de perpétuelles génuflexions et d’incessants
-signes de croix. Sur l’une des parois de la nef
-se lit le <i>testament</i> d’Yves de Kervarzin, où la
-paroisse du Minihy et les pauvres de toute la
-Bretagne figurent comme principaux légataires. Il
-fut transcrit là, dit-on, par les soins d’une pieuse
-demoiselle qui avait à expier un gros péché de
-jeunesse<a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label">[26]</span></a> Celui d’avoir représenté la déesse Raison dans un cortège
-officiel, à Tréguier, sous la Terreur.</p>
-</div>
-<p>Dans le cimetière, jouxte le grand portail, est
-une tombe sculptée, d’aspect modeste et sans
-inscription. Une ouverture en forme de voûte la
-traverse de part en part, dans le sens de la largeur.
-Les pèlerins s’y glissent en rampant sur les mains
-et sur les genoux. D’aucuns baisent à pleines
-lèvres la dalle funéraire. Quand ils se relèvent,
-ils ont la face souillée de boue, mais radieuse ; ils
-ont puisé à ce rude contact une sorte d’énergie
-sacrée ; la vertu vivifiante d’Yves Héloury a
-passé en eux. Car c’est ici qu’il repose, — n’en
-doutez point, — c’est ici que repose l’ami des
-pauvres qui voulut être enterré pauvrement. Ici
-seulement se peut respirer le parfum de son âme
-douce, dans cette atmosphère embaumée d’odeurs
-champêtres et de salure marine. Les gens de
-Tréguier lui ont édifié dans leur cathédrale un
-magnifique cénotaphe. Là iront prier les riches,
-ceux qui recherchent le luxe et les beautés factices
-de l’art jusque dans les objets de leur dévotion.
-Mais la foule des humbles ne désertera jamais les
-petits sentiers du Minihy. Toujours on les verra
-serpenter en longues « théories » pieuses et murmurantes
-vers la colline ensoleillée que baigne
-le Jaudy et où la grâce, la mansuétude de saint
-Yves sont restées comme empreintes dans le paisible
-sourire des choses.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch2">RUMENGOL<br />
-LE PARDON DES CHANTEURS</h2>
-
-<p class="dedic">A Charles Le Goffic.</p>
-
-
-
-
-<h3>I</h3>
-
-
-<p>Quand, sur l’injonction de Gwennolé, Gralon
-eut jeté à la mer le corps de sa fille suppliante, les
-flots qui venaient de noyer Is s’arrêtèrent, subitement
-calmés ; et le vieux roi se retrouva seul, avec
-le moine, sur le terre-plein où s’élève aujourd’hui
-l’église de Pouldahut<a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a>. Son cheval, vieux comme
-lui, tremblait de tous ses membres et haletait, la
-tête basse, les naseaux encore dilatés par l’épouvante.
-Gralon caressa doucement son cou, lissa
-les poils de sa crinière souillés d’écume et enchevêtrés
-de goémons. De tous les êtres qu’il avait
-aimés, c’était désormais le seul qui lui restât. La
-vie lui apparut vide et désenchantée ; il regretta de
-n’être point mort avec les autres. Le dernier cri
-de sa fille surtout le hantait, et ce long reproche
-désespéré qu’en la repoussant dans l’abîme il
-avait lu dans ses yeux. C’était donc vrai qu’il
-avait eu le courage de cette chose atroce ? Quoi !
-de ses propres mains il avait noyé son enfant ? Il
-n’avait eu pitié ni de ses pleurs, ni de son effroi ?
-Elle se cramponnait à lui, si confiante, pourtant !
-Elle l’implorait d’une voix si douce « Sauve-moi,
-père, sauve-moi, père, sauve-moi ! » Et il n’avait
-écouté que ce moine, cet homme de malheur !…</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label">[27]</span></a> En français Pouldavid, près de Douarnenez.</p>
-</div>
-<p>Gwennolé suivait sur le visage du roi les mouvements
-tumultueux de sa pensée.</p>
-
-<p>— Gralon, — dit-il sévèrement, — rends grâces
-au Dieu qui, par mon entremise, t’a conservé les
-jours de ta vieillesse pour travailler à ton salut
-éternel.</p>
-
-<p>Subjugué par le ton impérieux du moine, le
-chef du clan de Cornouailles leva vers le ciel
-sa face vénérable toute baignée de larmes — et
-pria. Le vent apaisé du soir se jouait dans sa
-barbe blanche. Mais d’une détresse infinie son
-cœur était plein, et les paroles qui s’exhalaient de
-ses lèvres étaient navrantes comme des sanglots…
-Dans les lointains gris de la mer le jour achevait
-de s’éteindre.</p>
-
-<p>— Viens ! — commanda Gwennolé.</p>
-
-<p>Ils s’acheminèrent au pas de leurs montures du
-côté du septentrion. Ils gravirent d’âpres côtes
-hérissées de brousses, plongèrent dans des ravins
-peuplés de roches monstrueuses qu’on eût prises
-pour des troupeaux de bêtes d’autrefois, pétrifiées.
-Très vite ils avaient perdu de vue la mer, mais, à
-travers les grands embruns flottant derrière eux
-dans l’espace, ils perçurent longtemps sa chanson
-sinistre. Parfois, au milieu de ce bruit sauvage,
-un appel strident éclatait dans la direction du
-large. Gwennolé disait :</p>
-
-<p>— Ce sont les goélands qui regagnent leurs
-nids.</p>
-
-<p>Gralon songeait :</p>
-
-<p>— Ainsi elle cria, quand je dénouai violemment
-ses bras nus, enlacés à mon corps !</p>
-
-<p>Et, tout bas, il murmurait : « Ahès ! Ahès !… »</p>
-
-<p>Ils marchèrent tant, que le meuglement des
-eaux n’arrivait plus jusqu’à eux. Mais leur souffle
-salé les enveloppait toujours, et il s’y mêlait un
-parfum d’herbes rares, une odeur que le vieux roi
-reconnaissait pour l’avoir respirée, la veille
-encore, dans les cheveux dorés de sa fille. Il se
-rappela le baiser qu’il avait coutume de déposer,
-le matin, sur son front frais et poli comme un
-jeune ivoire. Il se rappela aussi de quel air elle lui
-souriait, — et combien elle était caressante, la
-lumière qui brûlait au fond de ses yeux !… C’était
-maintenant une nuit épaisse. Les pieds des chevaux
-foulaient une mousse humide, en forêt, sous
-de hautes frondaisons noires, à peine ondulantes,
-comme figées dans l’horreur des mystères antiques
-que des druides y célébrèrent. Soudain, sur
-les confins de ce pays boisé, à la lucarne d’une
-hutte, une clarté brilla. Primel l’anachorète
-demeurait là, Primel qu’on disait contemporain
-du Christ.</p>
-
-<p>— Reposons jusqu’à l’aube à l’ombre de ce
-saint homme, — prononça Gwennolé. — J’ai l’espérance,
-ô roi, qu’un calme réparateur te viendra
-de lui.</p>
-
-<p>Celui dont le moine parlait en ce langage
-presque biblique était debout dans la cabane, et,
-à l’approche des deux voyageurs, il ne bougea pas
-plus que s’il n’eût point été vivant. Sa lourde robe
-de bure était comme incrustée dans sa chair. Le
-plissement rugueux de l’étoffe, les moisissures
-vertes dont elle était marbrée par endroits lui
-donnaient l’aspect d’une vieille écorce, et tout le
-corps de l’ermite se dressait, immobile et noueux
-ainsi qu’un tronc d’arbre. Sa tête semblait sculptée
-au-dessus, à coups de hache, par un artisan
-malhabile, un fabricant d’idoles barbares. Mais
-quelle vierge aux doigts divins avait filé ses cheveux
-si ténus que les araignées se trompaient
-jusqu’à les insérer dans leurs trames ? De son cou
-partaient deux maîtresses branches, qui étaient
-ses bras, étendus dans un geste de bénédiction,
-et sur qui le faîtage de la hutte s’étayait — eût-on
-dit — depuis des siècles. La plante de ses pieds
-nus s’aplatissait, collée au sol, et leurs ongles s’y
-enfonçaient, démesurés, tordus, pareils à des
-racines plusieurs fois centenaires. On racontait de
-lui qu’il vivait à la façon des arbres, des sucs de
-la terre et de l’air du ciel. On expliquait par là sa
-longévité. Jamais on ne lui avait vu prendre une
-autre nourriture. Les paysans d’alentour s’étaient
-même lassés de lui apporter en offrande des vases
-de lait et des quartiers d’agneau, parce qu’il laissait
-boire le lait aux oiseaux et dévorer les quartiers
-d’agneau par les loups. Il aimait d’un seul
-et immense amour toute la création, les hommes
-à l’égal des bêtes, et, parmi celles-ci, il ne distinguait
-pas les malfaisantes d’avec les bonnes.
-Chaque être, chaque chose représentait, selon lui,
-un élément d’ordre et de beauté dans l’univers de
-Dieu. Si vieux qu’il fût, son âme était demeurée
-limpide ; nulle expérience mauvaise n’y avait déposé
-son amertume. Il continuait à promener sur
-le monde le regard émerveillé d’un enfant. L’optimisme
-entêté de sa race s’épanouissait dans ses
-claires prunelles, aux orbites rondes et lisses comme
-ces trous que les piverts creusent dans l’épaisseur
-des chênes.</p>
-
-<p>Gwennolé, en entrant, se prosterna devant le
-solitaire, Gralon s’accroupit sur un amas de
-feuilles mortes que les premiers vents d’automne
-avaient balayées dans un coin de la hutte. A peine
-s’y était-il laissé tomber, qu’une torpeur étrange
-se répandit à travers ses veines, comme un calmant
-mystérieux. Jamais il n’avait éprouvé cette
-douceur de repos, pas même au temps où, après
-ses grandes chevauchées de guerre, il s’allongeait
-si voluptueusement sous les courtines de son lit
-de Ker-Is tapissé de fourrures de fauves. La douloureuse
-voix qui, depuis la catastrophe, gémissait
-en lui s’apaisa peu à peu, devint une sorte de
-chant vague, d’une lente mélancolie de berceuse,
-où son âme se fondait, attendrie et tranquillisée.
-C’était comme si, les yeux ouverts, il se fût
-regardé dormir.</p>
-
-<p>Les deux saints — l’anachorète et le moine — échangeaient
-des propos qui semblaient les versets
-alternés d’une oraison. On eût dit un bruissement
-d’eaux courantes auquel eussent répondu des frissons
-de ramures. Dehors, les chevaux paissaient,
-sous les étoiles, sans piquet ni longe, à l’aventure.
-Par le cadre de la porte, on voyait sur les luzernes
-blanchies de givre leurs vastes ombres se mouvoir.</p>
-
-<p>La nuit s’écoula, l’aube vint. Primel bénit ses
-hôtes et, s’adressant à Gralon, il dit :</p>
-
-<p>— Dorénavant, fils, lorsque tu te sentiras le
-cœur troublé par des tristesses intérieures,
-réfugie-toi dans la solitude éternelle des choses.
-Les bois surtout sont tendres à l’homme. Dieu en
-a fait des asiles sacrés où la paix habite, et l’harmonie
-du monde s’y révèle.</p>
-
-<p>… Au soir de cette journée, les voyageurs mettaient
-pied à terre devant l’abbaye de Landévennec
-bâtie au bord d’une grève verdoyante, à
-l’endroit où la rivière d’Aulne débouche dans la
-rade de Brest. Gwennolé y avait établi ses disciples,
-trouvant le lieu propice à la prière et à la
-méditation. La petite communauté formait une
-espèce de bourg, de colonie, semi-monacale,
-semi-agricole, chaque religieux ayant sa cellule à
-part avec un courtil, des fleurs et quelques
-ruches. Derrière le village, s’étageaient des collines
-blondes que le soleil du matin caressait de
-ses premiers feux et où ses derniers rayons s’attardaient
-longtemps. Les troupeaux paissaient là,
-épars sur les pentes, gardés par des novices qui
-les surveillaient d’un œil et, de l’autre, s’exerçaient
-à des lectures de piété dans des rouleaux de parchemins
-surchargés de lourdes écritures gothiques.
-Là aussi étaient les champs, les cultures, dont les
-moines robustes avaient le soin. Les défrichements
-gagnaient peu à peu les sommets, ouvraient
-dans la profondeur des fourrés de larges éclaircies.</p>
-
-<p>Un bras de mer enserrait les terres de l’abbaye,
-contournant le pied des collines, pénétrant vers
-l’est dans les contreforts schisteux de la Montagne-Noire,
-évoquant la vision d’un glaive d’archange,
-d’une grande lame tordue et flamboyante.
-Du côté de l’occident, il s’évasait en une méditerranée
-pacifique aux vaguelettes crêpelées, tels
-que des frisons d’or.</p>
-
-<p>Ce qui donnait plus de prix encore à cette oasis
-de verdure et d’eau calme, c’étaient les vignes
-austères qui, dans la direction du nord, fermaient
-l’horizon. On devinait un pays nu, tourmenté,
-battu d’un flot sauvage contre lequel il servait en
-quelque sorte de rempart, et dont il brisait les
-colères, de sa longue étrave de granit. Les
-assauts de l’Atlantique s’y venaient heurter,
-comme à un colossal parapet. Souvent on voyait
-s’écheveler au-dessus de grandes crinières blanches,
-avec des hennissements de bêtes qui
-s’ébrouent, tandis qu’au ras des crêtes des lueurs
-couraient, de rapides fulgurations d’éclairs. Et
-l’on n’en goûtait que mieux le charme de ce coin
-abrité, peuplé seulement de cénobites vivant une
-vie de songe.</p>
-
-<p>Ces influences reposantes agirent promptement
-sur Gralon, dont la vieille âme était de cire. Déjà
-les choses du passé achevaient de s’effacer en lui,
-quand soudain, une nuit d’hiver qu’il était resté à
-veiller dans sa chambre, il lui sembla entendre
-une voix douce qui chantait. Cette voix ne pouvait
-venir des cellules du monastère, depuis longtemps
-closes et endormies. Aucun chant, d’ailleurs,
-pas même celui des novices, n’eût eu cette
-grâce féminine, si attirante, qui, comme une
-lanière subtile, enlaçait à la fois tous les replis du
-cœur. Le vieux roi poussa les volets de bois plein :
-appuyé au montant de la fenêtre, ses yeux plongèrent
-au loin vers la mer. L’eau luisait, sous la
-lune, d’une clarté d’argent. Dans le pâle scintillement
-des ondes un buste de jeune femme surnageait.
-La tête, renversée en arrière, traînait une
-longue chevelure flottante, semée de pierres précieuses
-qui étaient peut-être des reflets d’étoiles.
-Les traits du visage, éclairés d’en haut, brillaient
-étrangement d’une splendeur molle et fluide où
-les yeux s’avivaient comme deux émeraudes, où
-les lèvres s’épanouissaient comme une rose mystique
-du jardin de la mer. Gralon tendit les bras,
-cria dans l’espace : « Ahès !… Ahès !… » En cette
-apparition il avait reconnu sa fille. Il l’appelait
-encore qu’elle avait fui, avec la mobilité d’un
-poisson. Mais les deux derniers vers de son incantation
-demeuraient suspendus dans l’air. Et les
-rayons de la lune les propageaient au loin en de
-pâles et lentes vibrations : telles les cordes lumineuses
-d’une lyre immense.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i1"><i lang="br" xml:lang="br">Ahès, brêman Mary Morgân,</i></div>
-<div class="verse i1"><i lang="br" xml:lang="br">E skeud an oabr, d’an noz, a gân.</i></div>
-
-<div class="verse stanza">Maintenant Marie Morgane,</div>
-<div class="verse">A la lueur du firmament, dans la nuit, chante.</div>
-</div>
-
-<p>C’était une croyance des Celtes qu’une fée,
-idéalement belle et cruellement perverse, habitait
-la mer. Elle avait, disait-on, la figure, les seins et
-les hanches d’une vierge. Le reste de son corps
-était d’un monstre, couvert d’écailles et terminé
-par une queue fourchue. On voyait son torse
-incomparable surgir au-dessus des eaux, par les
-soirs alourdis qui précèdent les grands orages. Sa
-chevelure dénouée ondulait harmonieusement sur
-les vagues et, de ses lèvres, un hymne montait,
-d’une langueur triste et si passionnée que les
-barques s’arrêtaient pour l’entendre. Les matelots,
-éperdus, fascinés, ne pouvaient détourner leurs
-yeux de l’ensorceleuse dont les bras blancs leur
-faisaient signe. Une folie s’emparait d’eux. Et,
-dépouillant leurs vêtements, ils se jetaient à la
-nage, tout nus, pour la joindre. Elle les regardait
-venir, de ses prunelles ardentes où des flammes
-vertes brûlaient, et elle les étreignait sur son
-cœur, à tour de rôle, avec la force déchaînée d’un
-élément. Tout aussitôt le ciel se fermait ; les
-nuages tombaient à longs plis noirs, ainsi qu’une
-draperie funèbre, la houle se creusait en un lit
-souple aux profondeurs mouvantes, et l’orchestre
-de la tempête éclatait, formidable. A ses farouches
-amours la fée voulait un cadre terrifiant. Ses baisers
-distillaient une volupté si âcre qu’on en
-mourait sur l’heure, comme d’un poison. La
-bouche où la sienne s’était collée s’en détachait
-soudain, flétrie, béante, muette à jamais. Il n’était
-pas de famille sur tout le littoral breton qui n’eût
-à lui reprocher le meurtre de quelqu’un de ses
-membres. On la nommait <i>Mary Morgane</i>, ce qui
-veut dire : née de la mer. Elle était une, et pourtant
-multiple. Nombreuses étaient ses incarnations ;
-mais, c’était toujours la même âme de
-péché qui vivait en chacune d’elles<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label">[28]</span></a> Il va sans dire que cette tradition, comme tant d’autres
-d’une origine non moins primitive, s’épanouit encore
-toute fraîche dans l’<i>Armor</i> breton.</p>
-</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Ahès, brêman Mary Morgân…</i></div>
-</div>
-
-<p>Et voilà à quel métier de séduction et de mort
-Gralon avait voué sa fille pour l’éternité !… Le
-refrain lugubre ne cessa jusqu’au matin de retentir
-à ses oreilles, réveillant dans sa mémoire l’amertume
-des souvenirs, ajoutant à ses anciennes
-douleurs cette honte nouvelle d’Ahès devenue un
-objet d’opprobre, — Ahès qui fut si longtemps la
-joie de ses yeux et qui aurait dû être la fleur de
-sa race !</p>
-
-<p>Le soir d’après, même apparition, même chant ;
-et, pendant plusieurs nuits consécutives, il en fut
-ainsi. Le vieillard n’osait plus s’allonger sur sa
-couche ; l’obsédante image ne lui laissait pas un
-instant de repos. Brisé de lassitude et d’angoisse,
-il s’affaissait à genoux près de la croisée ouverte,
-et c’était son tour, maintenant, d’implorer sa fille :</p>
-
-<p>— Pitié ! murmurait-il. — Ma dernière heure est
-proche. Ne m’empêche pas d’oublier ! Accorde-moi
-de mourir en paix !…</p>
-
-<p>Mais, comme lui naguère, la fée des eaux, elle
-aussi, se montrait sans miséricorde. A la fin, pour
-échapper à cette hantise, il résolut de fuir, de
-s’enfoncer si avant dans les terres que l’haleine
-même du flot marin ne pût parvenir jusqu’à lui.
-Il déroba un des bissacs dans lesquels les paysans
-du voisinage avaient coutume d’apporter à l’abbaye
-leurs offrandes, et, l’ayant endossé, il se
-mit en route au point du jour, alors que les
-moines de Landévennec étaient tous à matines. Il
-côtoya la rivière d’Aulne jusqu’au bac de Térénès ;
-la fillette du passeur le déposa sur l’autre rive
-moyennant une bénédiction et une oraison qu’il
-psalmodia d’un ton navré. Elle prenait pour un
-mendiant en tournée le chef vénéré du clan de
-Cornouailles, l’homme qui fut le constructeur d’Is
-et réunit sur son front toutes les couronnes de
-l’Armorique ! Après avoir gravi la montée de
-Roznoën, il entra dans une chaumière, sise au
-bord du chemin. La ménagère lui dit :</p>
-
-<p>— Nous ne donnons l’aumône que le samedi,
-veille du saint jour du dimanche. Voici néanmoins
-une crêpe et un morceau de lard, parce
-que vous paraissez bien rendu.</p>
-
-<p>Il accepta, en remerciant ; et, comme ses vieilles
-jambes fléchissaient sous lui, il demanda la permission
-de se reposer un instant sur la pierre du
-seuil… Au crépuscule, il traversa la ville du Faou.
-Withur, son cousin et son lieutenant, avait là
-son château ; il donnait une fête ; les fenêtres de
-sa demeure flambaient ; un brouhaha joyeux se
-répercutait de salle en salle. Gralon voulut s’asseoir
-sur une borne, près de la porte où les invités
-s’engouffraient. Des gardes vinrent et le chassèrent.
-Il subit cette humiliation sans se nommer.
-Tout cela faisait diversion à son mal, l’arrachait
-à sa pensée fixe, si torturante ! Une vallée s’ouvrait
-sur la droite : il s’y engagea. Le sentier se
-déroulait, ombragé de grêles ramures entre lesquelles
-glissaient des reflets de lune brodant le
-sol de dessins clairs. Puis, ce furent de hautes
-futaies, des piliers élancés et moussus soutenant
-des dômes d’ombre, le mystère d’une église vide,
-la nuit. Tous bruits au loin s’étaient tus, même la
-mélopée envahissante, obstinée, de la mer. Gralon
-se rappela les paroles de Primel, l’anachorète :</p>
-
-<p>— Les bois sont tendres à l’homme qui souffre.
-Dieu en a fait des asiles sacrés.</p>
-
-<p>Ses sourcils froncés se disjoignirent. Il se sentit
-plein de sécurité, comme si un mur inexpugnable
-l’eût isolé du reste du monde. Il continua d’avancer
-toutefois, heureux de se baigner et, en quelque
-sorte, de se fondre dans cette atmosphère
-lénifiante, de goûter plus profondément, à chaque
-pas, cette protection des choses qui allait s’épaississant
-autour de lui. L’avenue où il marchait
-avait l’ampleur, la majesté d’une nef colossale.
-Et, tout en cheminant sous les arceaux vertigineux,
-il songeait :</p>
-
-<p>— S’il est dans les décrets de Dieu que je vive
-quelques années encore, je veux bâtir, à la place
-de cette forêt et sur son modèle, une cathédrale
-où se dresseront, en pierre indestructible, autant
-de colonnes que voici d’arbres. Et il n’y aura
-infortune en Bretagne qui n’y puisse trouver,
-comme moi-même à cette heure, soit remède, soit
-consolation.</p>
-
-<p>… Gwennolé cependant, inquiet de la disparition
-du vieux roi, s’était mis à sa recherche. Il le
-découvrit enfin, dans la retraite qu’il s’était
-choisie, à l’orée de la forêt du Kranou. Il était là,
-étendu sur un lit de mousse que les feuilles
-tombées brochaient de larmes d’or. Près de lui
-une forme humaine était accroupie, qui n’avait
-plus d’un être vivant que l’apparence. En voyant
-venir le moine dont la robe de bure blanche tranchait
-vivement sur le fond assombri des bois,
-Gralon se souleva avec effort.</p>
-
-<p>— Vous arrivez à temps pour recueillir mon
-dernier souffle, dit-il. Ne prenez point ombrage
-du vieillard que voici : il a vécu trois âges
-d’homme et connu l’extrémité de la souffrance.
-Les maux que j’ai endurés ne sont rien au prix
-des angoisses qui l’ont éprouvé. J’ai eu à pleurer
-ma ville engloutie et l’épouvantable destin de mon
-unique enfant ; mais, lui, il a perdu ses dieux !
-A cette misère-là nulle autre n’est comparable.
-Jadis il fut druide : il porte le deuil d’une religion
-morte. Soyez-lui clément et doux. Il vous dira
-mon vœu suprême, et combien ce lieu m’est cher ;
-j’y ai savouré par avance la joie de n’être plus. Je
-dépose en vos mains à tous deux mon âme épurée
-des souvenirs qui troublent…</p>
-
-<p>Il n’en put prononcer davantage ; sa tête retomba
-inerte sur le gazon. Le roi de Cornouailles
-avait trépassé. Gwennolé se mit à murmurer des
-psaumes latins ; le druide entonna, d’une voix
-chevrotante, une mélopée en langue barbare ; et
-Gralon, conan<a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a> de la mer, reposa dans la clairière
-jusqu’au lendemain, veillé par le prêtre du Christ
-et par le dernier survivant des ministres de Teutatès.
-De singulières pensées durent hanter
-l’âme de ces deux hommes. Peut-être le corps du
-vieux roi suffit-il à combler l’abîme qui les séparait ;
-peut-être, par-dessus son cadavre, dans la
-mélancolie de cette nuit funèbre, les deux formes
-religieuses de l’antique esprit breton se tendirent-elles
-la main et communièrent-elles devant la
-mort, sous le couvert majestueux des bois.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label">[29]</span></a> Chef.</p>
-</div>
-<p>Au point du jour, survint une troupe de cénobites
-que Gwennolé avait mandés. Ils lavèrent à
-une source voisine la dépouille mortelle du chef
-de clan, l’ensevelirent dans une pièce de lin parfumée
-de verveine, et la chargèrent sur leurs
-épaules pour la transporter à Landévennec où,
-dans une crypte maintenant effondrée, son sépulcre
-se voit encore.</p>
-
-<p>Quand ils se furent éloignés, le druide parla :</p>
-
-<p>— Frère (car nous avons eu dans le passé de
-communs ancêtres), celui que nous avons conduit
-ensemble au seuil des demeures futures
-m’avait prié d’être auprès de toi l’interprète de ses
-dernières volontés. Je lui fis promesse de te les
-aller dire, s’il était nécessaire, jusqu’en ta maison,
-quoiqu’il me soit défendu par mes dogmes de
-franchir le cercle enchanté de cette forêt. Ce
-qu’il désire de toi, le voici : il entend que, par tes
-soins, une église soit érigée en cette place à la
-mère douloureuse de ton Dieu, afin que les
-malades y trouvent guérison et les affligés miséricorde.
-Un temps fut — j’étais jeune alors — un
-bloc de granit rouge se dressait ici. Son contact
-rendait la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds,
-l’espérance aux cœurs en détresse. Puisse le sanctuaire
-que tu édifieras avoir mêmes vertus ! Ceci
-est mon souhait, le souhait d’un vaincu résigné
-au cours changeant des choses, et qui parle sans
-amertume ni animosité. J’ai dit.</p>
-
-<p>Gwennolé resta un instant songeur, les yeux
-baissés à terre.</p>
-
-<p>— Mais, en ce cas, — s’écria-t-il enfin, ému
-malgré lui de la belle sérénité du druide, — c’est
-vous que nous atteignons, vous dont nous envahissons
-le suprême refuge !</p>
-
-<p>— Oh ! moi… fit le vieillard.</p>
-
-<p>Et, après un silence, avec un geste de lassitude
-et de découragement, il ajouta :</p>
-
-<p>— C’est affaire à mes dieux de me protéger,
-s’ils existent et s’ils y peuvent quelque chose.</p>
-
-<p>Puis, montrant le ciel, d’un bleu délavé, l’azur
-limpide et pâle des matins d’octobre :</p>
-
-<p>— Au fond du mystère que nous situons là-haut
-il n’y a peut-être qu’un grand leurre.</p>
-
-<p>Gwennolé, scandalisé, dit sévèrement :</p>
-
-<p>— Croire, c’est savoir.</p>
-
-<p>Mais, il se radoucit aussitôt ; il se sentait plein
-de compassion pour cette figure vénérable, dernière
-épave d’un grand culte sombré.</p>
-
-<p>— Que ne m’accompagnes-tu à l’abbaye ? Nous
-avons une cellule pour les hôtes, et nous enseignons
-la voix du salut.</p>
-
-<p>— J’aime mieux les sentiers de ma forêt,
-répondit le druide, ils me sont familiers. Tous
-les chemins, d’ailleurs, aboutissent au même
-carrefour. Je te ferai seulement une prière : quand
-tes ouvriers viendront pour bâtir l’église, s’ils
-trouvaient mes restes pourrissant sur le sol, en ces
-parages, recommande-leur de les enfouir. Adieu !</p>
-
-<p>Il tourna le dos et, appuyé sur un bâton
-noueux, s’enfonça péniblement sous les hautes
-avenues, tandis que Gwennolé, l’âme triste et
-amollie sans qu’il sût pourquoi, descendait à pas
-lents vers la mer.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>II</h3>
-
-
-<p>J’ai tenu à rapporter tout au long la légende.
-Le vœu de Gralon fut accompli, l’église fut
-édifiée sur l’emplacement qu’il avait désigné ;
-trois valises d’or, sauvées du naufrage de Ker-Is,
-suffirent à peine à couvrir les frais du monument,
-qui eut, en effet, s’il faut en croire la tradition,
-autant de piliers de pierre que le pays de Rumengol
-avait d’arbres. C’est dire que le sanctuaire
-actuel n’en est qu’une réduction mesquine. Mais,
-comme s’exprime le proverbe, il ne faut pas
-mesurer aux proportions de l’église la grandeur
-des miracles. L’humble chapelle d’aujourd’hui a
-gardé, aux yeux des Bretons, le même prestige
-que la somptueuse basilique d’autrefois. Ils y
-accourent de toutes parts, toute l’année durant,
-et de l’Argoat et de l’Armor<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label">[30]</span></a> L’Argoat (pays des bois) désigne surtout l’intérieur de
-la Bretagne ; l’Armor, le littoral.</p>
-</div>
-<p>Un soir d’août, je débarquais au Cloître-Plourin,
-petite halte de la ligne de Carhaix, perdue
-dans une steppe marécageuse, au milieu d’une
-région de tourbières éventrées, étalant çà et là
-des lèpres noires et des miroirs d’une eau stagnante
-et sinistre. Pas d’autre maison que la gare.
-J’avais dessein de visiter les Kragou, sorte de
-vagues en pierre, rebroussées dans la direction
-de l’ouest, qui hérissent de leurs crêtes étranges
-cette partie de la montagne d’Aré. Je pris la seule
-route qui s’offrait à moi, un de ces chemins primitifs,
-faits de deux ornières enserrant une sente
-herbeuse, et qui, selon l’adage breton, ne sont
-guère fréquentés que du chariot des âmes en
-peine. Une vieille cependant y marchait à quelque
-distance devant moi, une pauvre vieille à
-l’allure hésitante, les pieds chaussés de lourds
-souliers d’homme, la taille si courbée, que ses
-longs bras avaient l’air de prendre naissance dans
-ses reins. En passant à côté d’elle, je la « bonjourai ».
-Elle me répondit d’une voix jeunette au
-timbre argentin. J’ai souvent observé que chez
-nous, les femmes du peuple gardent jusqu’aux
-extrêmes limites de l’âge je ne sais quel charme
-d’enfance. Il était évident aussi qu’elle éprouvait
-un sentiment de joie à rencontrer un être humain
-dans cette immense solitude. La tristesse des
-choses autour d’elle lui causait une impression
-pénible qu’augmentait encore la mélancolie du
-soir, et cette espèce d’effroi qu’il traîne à sa suite
-en nos climats occidentaux. Elle engagea la conversation,
-exprima l’espoir que nous avions peut-être
-à suivre longtemps ensemble la même route.</p>
-
-<p>— Moi, dit-elle, je voudrais atteindre le bourg
-de Berrien avant l’extinction des lumières. Malheureusement,
-je ne suis plus ingambe. Je vais
-comme une loche.</p>
-
-<p>D’une des poches de son tablier le col d’une
-burette sortait.</p>
-
-<p>— Vous êtes sans doute pèlerine ? demandai-je.</p>
-
-<p>— Je le fus, oui. Naguère on ne voyait que
-moi sur les routes. Mais les forces s’usent, j’ai
-près de quatre-vingts ans ; je devrais être déjà
-couchée dans ma maison du cimetière. Je pratique
-encore pourtant, parce qu’il faut vivre jusqu’au
-bout, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>Elle m’apprit qu’elle se rendait à Rumengol,
-par Berrien, Commana, à travers tout le pays
-montueux. Et il y avait deux jours qu’elle voyageait,
-depuis Plounévez-Moédec, dans les Côtes-du-Nord,
-jouxte la forêt de Coat-an-Noz. Elle
-allait prier la Vierge de Tout-Remède<a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a> pour le
-prompt trépassement d’un moribond qui souffrait
-des affres infinies sans pouvoir exhaler son dernier
-souffle.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label">[31]</span></a> De <i>Rumengol</i>, nom de lieu, dont la signification s’est
-perdue, le clergé a fait <i lang="br" xml:lang="br">Remed-oll</i>, ce qui veut dire Tout-Remède.</p>
-</div>
-<p>Pour me retenir plus longtemps à son côté,
-elle se mit à me donner des détails sur les rites
-qu’elle aurait à accomplir, une fois parvenue au
-lieu de son pèlerinage. Elle s’agenouillerait
-d’abord en face du porche où Gralon est représenté
-implorant pour les Bretons la tendresse de
-Notre-Dame, Mère de la chrétienté. Elle ferait
-ensuite à trois reprises le tour de la chapelle,
-pieds nus, ses souliers dans les mains, en marchant
-à l’encontre du soleil et en récitant la très
-ancienne ballade, en langue armoricaine, connue
-sous le nom de <i>Rêve de la Vierge</i><a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label">[32]</span></a> Cf. <i lang="br" xml:lang="br">Soniou Breiz-Izel</i>, t. II, p. 344.</p>
-</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Dame Marie la douce en son lit reposait</div>
-<div class="verse">Quand il lui vint un rêve ;</div>
-<div class="verse">Son fils passait et repassait</div>
-<div class="verse">Devant elle, et la contemplait…</div>
-</div>
-
-<p>Je dus entendre toute l’oraison, qui est d’ailleurs
-exquise et empreinte d’une fraîcheur, en quelque
-sorte, galiléenne… Viendrait alors la prière dans
-l’église. La bonne femme allumerait un cierge
-aux pieds de l’image sacrée, le laisserait brûler
-un instant, puis, brusquement, l’éteindrait, pour
-signifier à la Glorieuse Marie quel genre de service
-on attendait d’elle. Il était fort à présumer
-qu’au même moment, là-bas, à Plounévez-Moédec,
-l’agonisant rendrait l’âme. Sinon, elle avait
-encore une ressource : elle irait à la fontaine de
-la sainte et y emplirait sa burette. Au retour, elle
-répandrait quelques gouttes de cette eau sur les
-paupières du patient, et ses yeux aussitôt se renverseraient
-dans leurs orbites, et la douleur le
-quitterait avec la vie.</p>
-
-<p>— C’est, je crois bien, la cinquante-sixième
-fois que je fais ce parcours, et pour cinquante-six
-vœux différents. Il n’est pas de grâces que Rumengol
-ne dispense : il guérit des tourments d’esprit
-comme des infirmités du corps. Gralon en fut
-le premier miraculé. Le démon de sa fille Ahès
-le possédait et troublait ses nuits. Notre-Dame
-l’en délivra…</p>
-
-<p>Lancée sur ce chapitre, la vieille ne tarit plus.
-Mais, nous étions sur la pente des Kragou.</p>
-
-<p>— Ah ! vous allez aux Roches, fit-elle, avec
-un léger frisson. Dieu vous garde !… Moi, mon
-chemin est par cette trouée.</p>
-
-<p>Elle disparut peu à peu dans un repli de la
-montagne. Arrivé au faîte, je me hissai sur une
-des grandes pierres, et je la revis, la pauvre
-vieille, qui se hâtait de son pas clopinant, sous
-la tombée grise du crépuscule ; à deux lieues vers
-le sud, par-delà le désert des tourbières, un clocher
-pointait au-dessus d’un bouquet d’arbres,
-égrenant dans l’air calme des tintements mélancoliques.
-L’angélus sonnait à Berrien.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>III</h3>
-
-
-<p>C’est dans la première semaine de juin, au
-joli mois de la fenaison. Le train de six heures
-vient d’entrer en gare de Quimper, regorgeant de
-monde. Sur tout le trajet, depuis Lorient, il a
-cueilli des pèlerins. On les entrevoit par le cadre
-des portières, assis bien sagement, figures
-sérieuses et recueillies. Il y a parmi eux des
-Vannetais, des Gwénédours aux cheveux plats,
-aux traits énergiques durement sculptés ; des
-hommes de Scaër aux belles carrures, en des
-vestes noires soutachées de velours ; des gars
-d’Elliant, engoncés dans leurs cols raides, des
-saints-sacrements brodés dans leur dos. Beaucoup
-de femmes : celles-ci flétries avant l’âge, la
-peau terreuse, la taille élargie par les travaux des
-champs et les maternités incessantes ; celles-là,
-délicieusement fraîches, pures fleurs d’idylles,
-laissant flotter ainsi que des pétales blancs les
-ailes éployées de leurs coiffes.</p>
-
-<p>Sous le hall, des groupes stationnent devant
-les compartiments bondés : paysans et paysannes
-de la banlieue quimpéroise, gens de Kerfeunteun
-et d’Ergué, de Plomelin et de Fouesnant. On attelle
-des wagons supplémentaires qui sont immédiatement
-pris d’assaut. Le train repart, emportant
-cette caravane de croyants, grossie de halte en
-halte.</p>
-
-<p>Je me suis faufilé à grand’peine dans une voiture
-occupée principalement par des soldats, — de
-petits conscrits bretons, imberbes pour la plupart,
-les mains calleuses encore de la charrue,
-l’air rustique sous l’uniforme. Ils ont eu l’heureuse
-chance de n’être point dépaysés, d’avoir
-leur garnison à portée de leurs villages ; et, disposant
-d’une permission de vingt-quatre heures, ils
-les vont passer à Rumengol, par dévotion sans
-doute, mais aussi parce qu’ils savent qu’ils y
-rencontreront leurs parents, leurs amis et — comme
-bien l’on pense — leurs douces<a id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">[33]</a>. Cette
-perspective et le sentiment qui s’y joint d’une
-liberté momentanément reconquise ne laissent
-pas de les surexciter quelque peu. Ivresse passagère,
-du reste, vite évaporée. La gaieté, dans
-notre race, n’a qu’un épanouissement rapide et
-se fane aussitôt. Maintenant, ils devisent entre
-eux gravement, semblent se concerter à mi-voix.
-Sur l’invitation de ses camarades, un d’eux se
-lève, un tout jeune homme, presque un adolescent.
-Aux lignes délicates de son visage, à ses
-yeux fins, couleur d’herbe roussie, on devine un
-pâtre des monts. Après s’être recueilli une
-seconde, il attaque d’une voix claire, habituée à
-retentir dans les grands espaces, non un refrain
-de chambrée, comme on eût pu s’y attendre, mais
-une complainte mystique, au rythme alangui, le
-cantique populaire de Notre-Dame de Rumengol :</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_33" href="#FNanchor_33"><span class="label">[33]</span></a> C’est par cette gracieuse appellation que les Bretons
-désignent la bien-aimée.</p>
-</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Lili, arc’hantet ho delliou,</i></div>
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">War vord an dour ’zo er prajou ;</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i lang="br" xml:lang="br">Douè d’ezho roas dillad</i></div>
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">A skuill er meziou peb c’houèz vad…</i></div>
-
-<div class="verse stanza">Des lys, aux feuilles argentées,</div>
-<div class="verse">Sont au bord de l’eau, dans les prés ;</div>
-
-<div class="verse stanza">Dieu leur donna des vêtements</div>
-<div class="verse">Dont l’odeur au loin embaume les champs…</div>
-</div>
-
-<p>Le chœur des troupiers reprend chaque strophe,
-lui communiquant une ampleur immense ; et le
-chant semble fuir au loin derrière nous, emporté
-dans un vent de vitesse, avec les grandes fumées
-blondes qui font sillage aux deux flancs du train.
-C’est une sorte d’églogue religieuse, doux-fleurante,
-imprégnée d’un double parfum de nature
-et de piété. Elle évoque dans l’atmosphère du
-wagon, sans air et sans jour, où nous sommes
-parqués, des visions de courtils lumineux, de
-coteaux boisés, d’eaux courantes au creux des
-vallons, et d’un sanctuaire dressant à mi-pente
-son clocheton gris brodé de lichens.</p>
-
-<p>Ce qu’il nous est donné d’entrevoir de la contrée
-que nous traversons ajoute encore à cette impression
-de fraîcheur et de rusticité. La verte et
-ondoyante Cornouailles déploie de part et d’autre
-la splendeur grasse de ses pâturages, le miroitement
-de ses rivières, le bleu rempart de ses
-collines dont les dentelures, sous le soleil couchant,
-sont comme burinées d’un large trait d’or.
-Un ciel léger, des frissons tièdes, la vivante haleine
-de la mer. On monte, on monte. Une ligne de
-hauteurs austères et dénudées se dessine ; des
-pyramides de pierres entassées les couronnent,
-semblables à des <i>cairns</i> des anciens âges ; une
-nappe d’eau canalisée réfléchit leurs grands profils,
-et, sur ses bords, des maisons blanches sont
-rangées paisiblement, leurs façades un peu assombries
-par les reflets d’ardoises qu’y projettent les
-carrières d’alentour. C’est ici Châteaulin, une
-sous-préfecture d’Arcadie. On franchit le canal
-sur un viaduc d’où l’œil domine un instant ses
-courbes harmonieuses, l’écharpe d’azur mat qu’il
-déroule, à travers des solitudes presque vierges,
-jusqu’à la pointe de Landévennec. L’Aulne passée,
-on entre dans un pays nouveau ; il n’a point l’âpreté
-des cimes qu’on laisse après soi, mais encore moins
-l’aspect joyeux, cette riante figure des choses, qui
-caractérise la Cornouailles du sud. Région de
-plateaux découverts, coupée de ravins profonds
-comme celui de Pont-ar-Veuzèn, ou de combes
-tristes comme celle de Lopérec, sa physionomie
-respire un je ne sais quoi de sobre et de grave,
-annonce déjà le Léon. Le train s’arrête dans une
-petite station en rase campagne ; un employé crie :</p>
-
-<p>— Quimerc’h ! Les voyageurs pour Rumengol
-descendent !</p>
-
-<p>Les wagons débarquent sur le quai une multitude
-grouillante, silencieuse et bariolée. Il est
-huit heures et demie environ. Le ciel, d’une blancheur
-lactée, s’est peuplé d’une procession de nues
-qui semblent s’acheminer, elles aussi, dans notre
-direction. Les pèlerins s’égrènent au long d’une
-route grimpante, bordée çà et là d’auberges. Sur
-un palier, le bourg de Quimerc’h, transporté en
-cet endroit depuis l’ouverture de la voie ferrée,
-groupe autour d’une église neuve quelques maisons
-banales. Et cela n’est pas sans causer une
-déception, ce village improvisé, au milieu de ces
-grands horizons sévères reposant sur des assises
-de granit bâties pour l’éternité. Par delà le bourg,
-la côte recommence ; les bras d’un calvaire se
-dessinent au sommet, sur le fond encore illuminé
-du couchant. On a de là-haut une des plus admirables
-vues de Bretagne. Une terre singulièrement
-attirante dévale à vos pieds ; tout au bas, des
-silhouettes de toits pointus, un vieux décor de ville
-moyenâgeuse gravé à l’eau-forte<a id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">[34]</a> ; à gauche, des
-images grises et fuyantes, de vagues estompes
-lointaines, pareilles à des nuages immobilisés, et
-qui sont, d’abord, les crêtes du Ménez-Hôm, puis
-le trident que plante au large le promontoire de
-Crozon, la « main à trois doigts » dont il fouille
-les entrailles de l’Atlantique ; — à droite, la rade,
-ce que les Bretons appellent la <i>mer close</i>, une
-filtrée d’Océan au sein des labours et des bois,
-quelque chose de froid et de clair, la lumière glacée
-d’une eau dormante où vibre encore l’adieu du
-soleil disparu et où les houles viennent mourir en
-un pâle et dernier frisson ; — en deçà, une échancrure
-profonde, pleine d’ombre verte, et, de l’autre
-côte du ravin, la croupe brune du pays d’Hanvec
-qui porte suspendue à son flanc la petite Mecque
-bretonne, la sainte oasis de Rumengol.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_34" href="#FNanchor_34"><span class="label">[34]</span></a> Le Faou.</p>
-</div>
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>IV</h3>
-
-
-<p>Au sommet de la montée, comme je vais pour
-m’engager dans le chemin creux qui, à travers le
-vallon, pique droit sur la bourgade sacrée, je fais
-rencontre du conscrit de tantôt, du joli pâtre
-soldat. Assis sur le rebord de la douve, il se
-déchausse, noue ensemble les cordonnets de ses
-souliers et retrousse son pantalon rouge sur ses
-fins mollets de grimpeur de landes. Nous échangeons
-un regard, quelques mots. Je le complimente
-sur sa voix de rossignol.</p>
-
-<p>— Oui, — me répond-il, — c’est un bien beau
-cantique que celui-là ! Au catéchisme, on nous le
-faisait chanter. J’aime à le fredonner à la caserne,
-et il n’est pas besoin de me prier longtemps pour
-que je le redise, en quelque lieu que je sois. Les
-gens qui vont de chez nous au pardon de Rumengol
-l’entonnent tout le long de la route… Je suis
-de Saint-Riwal, dans le Ménez : un quartier
-pauvre, trop de pierres, des bruyères, un peu de
-seigle et de blé noir. Mais il n’y a de terre chaude
-au cœur et douce aux yeux que celle où l’on
-est né…</p>
-
-<p>Tandis que nous voyageons de compagnie (ses
-camarades se sont attardés à boire dans les auberges),
-il m’explique qu’il est le cinquième enfant
-de sa famille ; il me parle de son père, de sa mère,
-de sa sœur aînée, mariée à un « tourbier » du
-Yeûn<a id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">[35]</a>, de sa marraine qui a quelque bien et qui
-lui a promis, quand il aura fini son temps, de lui
-faire cadeau d’une paire de bœufs pour entrer en
-ménage. Car, sitôt de retour chez lui, il compte
-prendre femme. Il s’est féru d’une fille de Braspartz.
-Depuis trois ans il ne rêve que d’elle, quoiqu’il
-ne lui ait jamais dit une parole d’« amitié ».
-Il l’a connue un jour au pardon d’une chapelle
-détruite, à Saint-Kaduan. C’était un soir comme
-celui-ci. Il était allé là par désœuvrement, par
-piété aussi. Même quand les saints n’ont plus
-d’oratoire, il convient d’être assidu à leur fête. Il
-y avait sur la pelouse beaucoup de jouvencelles.
-Il n’en vit qu’une, qui lui riait du regard. Incontinent,
-son destin fut fixé. Il avait, selon son
-expression, « trouvé sa planète ». La fille, depuis
-lors, est dans son souvenir comme une constellation
-au fond d’un ciel pur. C’est l’éternel poème de
-l’amour breton, si sobre et si chaste, tel que le
-célèbrent les <i lang="br" xml:lang="br">Soniou</i>, tel qu’il persiste à fleurir au
-cœur de la race. Rien de passionné, ni de troublant :
-un attendrissement qui pénètre toute l’âme,
-mêlé d’un je ne sais quoi de religieux. Ils aiment
-comme on prie, ces Armoricains, avec recueillement
-et en silence.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_35" href="#FNanchor_35"><span class="label">[35]</span></a> Tourbière immense qui s’étend au pied du Mont Saint-Michel
-dans les montagnes d’Aré.</p>
-</div>
-<p>Le chemin creux où nous marchons s’enfonce
-entre de hauts talus semi-éboulés : des branchages,
-au-dessus de nous, se rejoignent, formant treillis ;
-dans les fossés, des cressonnières bruissent d’un
-chuchotement clair, de la menue et grêle chanson
-des sources invisibles. Nul vent : les feuillages
-dorment, ou plutôt ils ont cet air d’attente que
-prennent les choses en s’immobilisant. Quelques
-vaches paissent à l’aventure. Nous croisons des
-chars-à-bancs bondés de paysans qui ont déjà terminé
-leurs dévotions et s’en retournent. Une
-femme portant la coiffe de Pleyben nous dépasse :
-elle est en corps de chemise et elle court, les pieds
-en sang, l’haleine oppressée.</p>
-
-<p>— Celle-ci doit avoir fait un grand vœu,
-prononce le conscrit.</p>
-
-<p>Il vient de couper à une touffe de coudrier une
-baguette de pèlerin, et il en sculpte l’écorce avec
-la pointe de son couteau, en fait une sorte de
-thyrse, enguirlandé d’un mince ruban vert où des
-lettres s’entrelacent.</p>
-
-<p>… L’horizon s’est ouvert, tout d’un coup ; les
-talus se sont écartés comme les battants d’un
-porche. Nous prenons par un sentier de traverse,
-entre des fougeraies odorantes et des ajoncs en
-fleur. L’ombre du soir s’épaissit derrière nous,
-mais sur le versant d’en face une lumière mystérieuse,
-d’une infinie délicatesse de teintes, demeure
-épandue, renvoyée peut-être par les miroirs lointains
-de la mer. Et, dans cette auréole qu’on dirait
-surnaturelle, Rumengol se détache, avec l’extraordinaire
-netteté d’un village d’Orient, aux couleurs
-féeriques et invraisemblables. La flèche de l’église
-est d’un rose vif, comme si on l’avait taillée dans
-la Pierre Rouge d’autrefois. Elle apparaît comme
-le centre de tout le paysage qui se groupe autour
-d’elle, figé dans une adoration muette et, en
-quelque sorte, prosterné. Les choses ont des attitudes
-de prière, de longs agenouillements, et un
-murmure s’exhale des champs, des landes, des
-prés, qui vous remue le cœur, en fait se dégager
-le parfum subtil des vieilles oraisons désapprises.
-Voici que je me mets à fredonner avec le conscrit
-les strophes du cantique local :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Lili, arc’hantet ho dêlliou…</i></div>
-</div>
-
-<p>D’une friche voisine, un autre refrain nous
-répond, mais hurlé à tue-tête, et d’un caractère
-singulièrement profane. C’est une bande de matelots
-ivres, de « cols-bleus » venus au pardon en
-bordée, et qui, se tenant par le bras, dansent
-devant une espèce de <i>gourbi</i> en toile une ronde
-tumultueuse :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Entre Brest et Lorient,</div>
-<div class="verse i3">Leste, leste.</div>
-<div class="verse">Entre Brest et Lorient,</div>
-<div class="verse i3">Lestement.</div>
-
-<div class="verse stanza">Les gabiers de la misaine</div>
-<div class="verse">Sont des filles de quinze ans…</div>
-
-<div class="verse stanza">Entre Brest et Lorient</div>
-<div class="verse i3">Leste, leste…</div>
-</div>
-
-<p>Très leste, en effet, cette chanson de gaillard
-d’arrière, un peu inattendue aussi, en ces parages
-dévotieux qui invitent à la discrétion et au
-silence. J’en fais la remarque à mon compagnon,
-pensant que des gauloiseries qui me semblent, à
-moi, inopportunes lui causent une impression
-plus pénible encore et où sa foi même est intéressée.
-Mais il n’en paraît nullement scandalisé,
-bien au contraire ; et c’est lui, le croyant, qui me
-donne une leçon de tolérance :</p>
-
-<p>— Eh ! ces gens-là chantent ce qu’ils savent.
-Qu’importe ce qu’ils chantent, pourvu qu’ils
-chantent ! La Vierge de Rumengol n’y regarde
-pas de si près. Elle entend le bruit que font leurs
-voix : ça lui suffit. C’est une preuve qu’ils se sont
-dérangés pour elle, qu’ils sont accourus de Landévennec
-ou de Recouvrance pour lui rendre
-visite sur sa terre et dans son oratoire ; elle se dit
-qu’ils ont été exacts une fois de plus, les francs
-gars de la flotte ; et elle est toute joyeuse de les
-revoir, croyez-le bien, de les revoir en bonne
-santé et en belle humeur. Le reste, elle n’en a
-cure. C’est une vraie Mère, pas du tout pleurnicharde.
-Vous la contemplerez tout à l’heure et
-vous verrez quelle mine accueillante elle a, dans
-sa robe d’or. Elle est là pour consoler, non pour
-gronder et se mettre en colère. Elle a le sourire
-sur les lèvres et elle veut qu’on ait la gaieté dans
-le cœur. Ses meilleurs amis sont ceux qui viennent
-à elle, un couplet quelconque entre les
-dents. Ce n’est pas sans raison que sa fête s’appelle
-<i>le pardon des chanteurs</i> !…</p>
-
-<p>Or çà, hardi, les matelots ! Allez-y gaiement,
-et que Notre-Dame de Rumengol vous tienne en
-joie !</p>
-
-<p>Comme nous approchons du <i>gourbi</i>, ils nous
-aperçoivent, et hèlent le soldat.</p>
-
-<p>— Ohé ! <i lang="br" xml:lang="br">Bragou-rû</i><a id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">[36]</a>, trinque avec nous !</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_36" href="#FNanchor_36"><span class="label">[36]</span></a> Pantalon rouge.</p>
-</div>
-<p>Une fillette en bonnet de velours verse du cidre
-à plein pichet. Et le <i lang="br" xml:lang="br">bragou-rû</i> de me planter là,
-pour s’attabler sous le ciel nocturne avec la
-troupe en goguette des cols bleus. Je continue à
-descendre le sentier ; l’interminable chanson de
-bord, un moment interrompue, reprend de plus
-belle. Seulement, aux voix avinées des marins,
-une autre voix maintenant se mêle, les dominant
-toutes, — une voix d’enfant de chœur, d’une
-merveilleuse sûreté de timbre, et qui, à chaque
-retour du refrain, part en fusées aiguës, éparpillant
-les notes dans l’espace, avec une alacrité
-d’alouette :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Entre Brest et Lorient,</div>
-<div class="verse i3">Leste, leste ;</div>
-<div class="verse">Entre Brest et Lorient,</div>
-<div class="verse i3">Lestement !…</div>
-</div>
-
-<p>L’éloignement ne me permet plus de percevoir
-distinctement les paroles ; à cause de cela peut-être,
-je trouve à ce chant, de plus en plus atténué
-et confus, un charme qui va croissant à mesure
-que, par l’effet de la distance, il se transfigure et,
-si je puis dire, s’idéalise. Il rythme à présent mon
-pas, il me berce l’âme, il m’incline à de pieuses
-songeries. S’il venait à se taire, la poésie de ce
-beau soir m’en paraîtrait diminuée.</p>
-
-<p>Les abris de grosse toile se font de plus en plus
-nombreux aux deux bords de la route : quelques-uns
-s’éclairent d’une petite chandelle de suif
-plantée dans un verre. Passé le ruisseau qui
-gazouille au fond du vallon, ils forment rue, sur
-la pente opposée. La brume des prairies les enveloppe,
-puis s’élève dans l’air en une procession
-d’êtres aériens traînant de longues mousselines.
-Sous les tentes, des gens causent bruyamment,
-s’embrassent par-dessus les tables, échangent
-mille démonstrations d’amitié. D’aucuns se penchent,
-à deux et à trois, sur un réchaud de charbon
-pour y allumer leurs pipes minuscules et, quand
-un jet de flamme lèche leur visage, leur cuir rasé
-de frais, ils éclatent tous ensemble d’un large rire
-qui fait tressaillir au loin les échos vibrants de
-la nuit. La foule, sur la chaussée, est déjà compacte.
-Çà et là, un trou se creuse dans l’ondoyante
-mêlée : c’est quelque mendiant, assis à terre à la
-façon d’un tailleur ou d’un bouddha, et qui brame
-sa plainte en agitant des amulettes, toute une
-ferraille bénite suspendue à son cou. On s’écarte
-de lui avec un respect superstitieux, non sans
-jeter une pièce de monnaie dans son escarcelle.
-Les pauvres de Rumengol composent, dit-on, une
-catégorie à part, une espèce de congrégation
-douée de facultés singulières. L’esprit des âges
-habite en eux : ils se meuvent sans peine dans
-les arcanes du passé et pénètrent très avant dans
-les mystères de l’avenir. Il en est parmi eux qui
-ont vécu plusieurs vies et dont la mémoire est
-restée dépositaire des grands secrets d’autrefois.
-La race morte des magiciens et des enchanteurs
-leur a légué ses prestiges, son art, ses formules.
-Ils savent guérir avec une parole, tuer avec un
-regard. Malheur à qui ne leur rend point les hommages
-qui leur sont dus ! On vous racontera l’histoire
-de ce paysan du Laz qui, ayant bousculé
-l’un d’eux, fut sept ans sans revoir sa chaumière
-dans la montagne. Quelque chemin qu’il prît, il
-était toujours ramené à Rumengol ; à force de
-marcher il n’avait plus de chair sous la plante des
-pieds, et, lorsque enfin, le charme ayant cessé, il
-se retrouva devant sa porte, sa femme qui s’était
-crue veuve était enceinte d’un second mari.</p>
-
-<p>On vous racontera encore ceci, qui est non
-moins surprenant.</p>
-
-<p>A l’un des derniers pardons, une jeune fille
-s’en retournait chez elle, à la brune, du côté de
-Logonna. Par exception, il pleuvait, et elle avait
-ouvert son parapluie. Soudain, un homme se leva
-du fossé, un très vieil homme dont le dos pliait
-sous une moisson d’années. Il était vêtu de haillons
-sordides, mais à l’un des doigts de sa main
-gauche une émeraude brillait.</p>
-
-<p>— <i lang="br" xml:lang="br">Pennhérès</i><a id="FNanchor_37" href="#Footnote_37" class="fnanchor">[37]</a>, dit-il, en interpellant la jeune
-fille, si vous me donniez place sous votre parapluie,
-je pourrais regagner mon gîte sans me
-faire tremper. Je ne vais qu’à une <i>pipée</i><a id="FNanchor_38" href="#Footnote_38" class="fnanchor">[38]</a> d’ici et
-ne vous embarrasserai pas longtemps.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_37" href="#FNanchor_37"><span class="label">[37]</span></a> Héritière, fille de bonne maison.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_38" href="#FNanchor_38"><span class="label">[38]</span></a> Le temps de fumer une pipe.</p>
-</div>
-<p>Il parlait d’un ton si humble que la <span lang="br" xml:lang="br">pennhérès</span>
-en fut touchée.</p>
-
-<p>— A votre service ! répondit-elle.</p>
-
-<p>Ils se mirent à cheminer côte à côte, sous
-l’averse qui redoublait de violence, la jeune fille
-garantissant de son mieux le vieillard. Celui-ci,
-malgré son antiquité, marchait d’un pas dispos,
-d’une allure aisée et légère, comme si les pans de
-sa veste, fouettés de la pluie et du vent, lui eussent
-tenu lieu d’ailes.</p>
-
-<p>— Vous êtes une belle enfant, disait-il, et, ce
-qui a plus de prix, vous avez l’air d’une enfant
-sage. J’ai eu jadis une fille qui vous ressemblait :
-elle avait votre âge, votre taille, et, comme vous,
-de blonds cheveux couleur de paille claire. Je
-l’aimais de toute mon âme. Mais elle n’avait point
-votre sagesse ; la soif des choses défendues brûlait
-son cœur, ses yeux et ses lèvres. Elle a été la
-tristesse de ma vie, elle est ma honte dans l’éternité.</p>
-
-<p>Il se tut : sur sa figure misérable les larmes
-ruisselaient. La <span lang="br" xml:lang="br">pennhérès</span> se sentait troublée,
-comme au contact d’une personne surnaturelle.
-Au bout d’un instant il reprit :</p>
-
-<p>— Je vous donnerais bien, en guise de remercîment,
-cette émeraude qui me vient d’elle, mais
-elle ne vous porterait pas bonheur. D’ailleurs la
-bénédiction de Notre-Dame de Tout-Remède est
-sur vous : cela vaut mieux que tous les diamants.</p>
-
-<p>Puis, s’arrêtant auprès d’une brèche :</p>
-
-<p>— Ma route maintenant est par ici. Que l’ange
-des voyages paisibles vous accompagne !</p>
-
-<p>Elle le vit disparaître dans les guérets, en sanglotant,
-et au même moment, par delà les coteaux
-embrumés, il se fit une grande déchirure blanche
-dans la direction de la mer. Elle serra vivement les
-paupières et se signa par trois fois, pour écarter
-d’elle et des siens l’influence de Mary Morgane.
-Quand, de retour au logis, elle eut narré à ses
-parents cet épisode de son pèlerinage, les anciens
-de la famille gardèrent quelque temps un silence
-embarrassé ; puis, l’un d’eux murmura :</p>
-
-<p>— Nous allons réciter, avant de commencer
-les <i>grâces</i>, un <i lang="la" xml:lang="la">De profundis</i> pour le repos du Roi
-Gralon…</p>
-
-<p>On conçoit sans peine que de pareilles légendes — et
-il y en a tout un cycle — ne contribuent
-pas peu à faire des mendiants de Rumengol des
-êtres en quelque sorte mystiques et sacrés. Ajoutez
-que la plupart de ces quêteurs d’aumônes ne se
-montrent en ce lieu qu’une fois l’an, qu’ils y
-viennent on ne sait d’où, de régions très diverses
-et souvent fort éloignées, qu’un mystère, par
-conséquent, plane sur leurs origines, laissant le
-champ libre à toutes les conjectures. J’ai rencontré
-là, à trente, à quarante lieues de chez elles,
-des femmes du Trégor dont la figure m’était
-familière depuis mon enfance ; je les retrouvais,
-après ce long espace de temps, telles que je les
-connus, sans un pli de plus à leurs traits sans
-âge, la peau noirâtre et fumée comme celle des
-momies, leurs maigres mollets de coureuses de
-pardons toujours allègres et vifs, leurs yeux striés
-de fibrilles sanguinolentes couvant le même fanatisme
-obstiné et silencieux. — Enfin, il faut en
-convenir, il n’en est pas un de ces mendiants qui
-n’ait son genre de beauté. C’est à croire que la
-race des vagabonds et des loqueteux n’envoie ici
-que ses spécimens les plus remarquables, ses
-types les plus intéressants et les plus parfaits.
-J’en ai vu qui se drapaient dans leurs guenilles
-avec une inconsciente majesté de chefs barbares.
-Je me rappelle être resté en contemplation devant
-l’un d’eux. On eût dit un pasteur de peuples. Il
-était assis sur la margelle de la fontaine, à l’entrée
-du bourg. Il avait les jambes croisées, le corps
-penché en avant, les mains appuyées à une trique
-de châtaignier grosse comme le tronc d’un jeune
-plant. Le sommet dégarni de son crâne luisait à
-la clarté des étoiles ainsi qu’un miroir de bronze.
-De ses tempes à ses épaules tombaient des mèches
-de cheveux fins, d’une blancheur blonde, semi-lune
-et semi-soleil ; elles encadraient un profil
-sculptural, une tête de mage antique au nez
-busqué, aux pommettes saillantes, des broussailles
-grises ombrageant les yeux aigus, les
-lèvres noyées dans les flots harmonieux d’une
-barbe d’argent. Sa sébile posée à terre, à ses
-pieds, semblait attendre, non des aumônes, mais
-des offrandes. Il y avait dans toute sa personne
-une noblesse qui imposait. J’observai que les
-pèlerins, en allant faire leurs libations à la source,
-lui témoignaient une vénération mêlée de crainte,
-comme s’il eût été, sinon le dieu, du moins le
-prêtre gardien de la fontaine.</p>
-
-<p>— Qui est ce vieux pauvre ? demandai-je à un
-passant.</p>
-
-<p>— Ni moi, ni d’autres ne saurions vous le dire.
-On l’appelle <i lang="br" xml:lang="br">Pôtr he groc’hen gawr</i>, l’homme à la
-peau de chèvre, à cause de cette fourrure à demi
-pelée que vous lui voyez sur le dos et qui lui
-donne un faux air de Jean le Baptiseur. On ne
-sait rien de plus sur son compte, et il est probable
-qu’on n’en saura jamais davantage, parce
-qu’il est — ou feint d’être — d’une surdité à
-déconcerter toutes les questions. Il y en a qui
-prétendent que c’est un saint, il y en a qui prétendent
-que c’est un sorcier : ceux-ci se fondent
-sur ce qu’il excelle à débiter la messe en latin,
-aussi couramment qu’un évêque ; ceux-là, sur ce
-qu’on ne lui connaît aucun défaut, pas même de
-s’enivrer, comme font ses pareils, avec les sous
-qu’il ramasse. Il arrive régulièrement la veille du
-pardon, s’assied toujours en cet endroit, y passe
-la nuit dans cette posture, quelque temps qu’il
-fasse, et le lendemain matin, après avoir salué la
-Vierge, reprend à travers pays son voyage de
-Juif-Errant.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>V</h3>
-
-
-<p>L’unique rue de Rumengol, bordée à gauche
-par une dizaine de maisons, à droite par le murtin
-du cimetière, est encombrée de « boutiques »,
-d’étalages en plein vent où scintille aux lueurs
-des lampes ou des torches le clinquant des chapelets,
-des médailles, des bagues, des épinglettes,
-tandis que les dessins pieux des scapulaires
-d’étoffe se balancent doucement au souffle du
-soir. Des paysannes sont là, attroupées, s’extasiant
-devant ces merveilles. Les hommes font
-cercle de préférence autour du jeu de <i lang="br" xml:lang="br">mil ha kaz</i><a id="FNanchor_39" href="#Footnote_39" class="fnanchor">[39]</a>
-si populaire parmi les Bretons, ou rivalisent
-d’émulation au rude exercice de la tête-de-Turc.
-Il se faut ouvrir une trouée au milieu de tous ces
-gens qui stationnent, et ce n’est point chose
-aisée, car un Breton ne se dérange jamais de son
-propre mouvement ; il ne bouge que si on le
-houspille, surtout aux heures de flânerie, où il est
-de pierre ; on pourrait alors lui marcher dessus
-sans qu’il bronchât. A force de jouer des coudes,
-je finis par atteindre l’auberge qui m’a été recommandée.
-Elle est à l’extrémité du bourg, à deux
-pas de l’église ; ses étroites fenêtres de granit
-flamboient dans sa façade tassée et toute noire.
-Une pourpre d’incendie embrase le rez-de-chaussée
-et des étincelles courent, rapides, sur les
-solives du plafond, accrochant çà et là d’éphémères
-constellations. Dans l’âtre, la flamme s’épanouit
-en une immense gerbe rouge ; le ventre des
-marmites fait entendre des bruits sourds et précipités
-comme un galop de mer qui monte. Et,
-dans cette atmosphère de fournaise, une cinquantaine
-d’êtres humains empilés les uns sur les
-autres soupent d’un cœur content, sans même
-avoir l’idée d’emporter leur repas pour l’aller
-manger sur le talus du champ voisin, à la fraîcheur
-de la nuit. Quelques-uns ont dû s’accroupir à
-terre, leur assiette entre les genoux. Ils ne s’en
-indignent ni ne s’en plaignent. Un pèlerin n’est pas
-un commis-voyageur. Il s’installe où il trouve
-place, s’accommode de ce qu’on lui sert et paie ce
-qu’il doit en y joignant un brave merci. Je suis
-venu à Rumengol en pèlerin de lettres et n’ai
-nulle envie de faire le difficile. J’aimerais toutefois
-un bout de banc où m’asseoir, auprès d’un
-trou quelconque par où respirer.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_39" href="#FNanchor_39"><span class="label">[39]</span></a> Sorte de <i>roulette</i> très primitive.</p>
-</div>
-<p>— Montez à l’étage, — me dit l’hôtesse.</p>
-
-<p>Une pièce basse, sans autre meuble qu’une
-table faite de quelques planches disposées sur
-des barriques vides en guise de tréteaux. Les
-convives, pour atteindre aux plats, sont à peu
-près forcés de se tenir debout. Ceux qui ont fini
-ou qui n’ont pas encore eu leur pitance occupent
-leur attente ou leur loisir à de monotones parties
-de cartes. A chaque fois qu’un poing s’abat sur
-les ais mal ajustés, les assiettes brimbalent, et les
-verres dansent. Les conversations sont bruyantes ;
-une aigre odeur de cidre répandu vous prend aux
-narines : il y a déjà de l’ivresse dans l’air… La
-petite servante qui me guide pousse une porte au
-fond de la salle et m’introduit dans un retrait où
-il y a une vraie table et — Dieu me pardonne — des
-chaises. Ici, tout est paix et silence : la
-croisée s’ouvre sur un verger et, plus bas, sur la
-vallée toujours parée du grand voile nuptial que
-déroulent autour des peupliers et des saules les
-mystérieuses fées des eaux. C’est un coin de solitude,
-tel que je n’en eusse pas osé rêver. Je m’apprête
-à faire honneur à la « portion » de ragoût qui
-fume devant moi, quand un ronflement, parti d’un
-des angles obscurs de la chambre, vient soudain
-m’avertir que j’ai un compagnon et que je vais
-même, grâce à lui, dîner en musique.</p>
-
-<p>— Ce n’est rien, — murmure la servante, — c’est
-<i>l’homme aux chansons</i> : il s’est mis là pour
-faire un somme ; il ne vous gênera point.</p>
-
-<p>Et, après cette explication sommaire, elle s’esquive.
-Voyons cependant quel peut bien être cet
-homme aux chansons ! Je m’approche du dormeur :
-il est couché de son long sur le plancher,
-la face tournée vers la muraille, la tête appuyée à
-un havresac bourré de paperasses. Ce vieux
-havresac en peau de veau, le poil en dehors et
-tout élimé, ou je me trompe fort, ou je l’ai rencontré
-plus d’une fois avant aujourd’hui. A son
-seul aspect je sens au plus profond de moi comme
-un jaillissement de souvenirs. C’est ma <i>contrée</i>
-natale, c’est la Bretagne du Trégor qu’il évoque
-tout entière à mes yeux. Pourvu que ce soit lui !…
-J’abaisse la chandelle que je tiens vers le visage
-de l’homme. Il fait un mouvement, je le reconnais,
-je m’écrie :</p>
-
-<p>— Yann Ar Minouz !…</p>
-
-<p>Il ne vous dit rien sans doute, ce nom à mine
-exotique et qui sonne si étrangement. Retenez-le
-néanmoins ; c’est celui de notre dernier barde. Je
-devrais, hélas ! écrire : c’était… Car Yann Ar
-Minouz n’est plus. Les journaux des Côtes-du-Nord
-ont annoncé, voici près d’un an, qu’il était
-décédé à Pleumeur-Gautier, dans la cinquante-septième
-année de son âge. On ne trouvera pas
-mauvais assurément que je lui consacre ici une
-longue parenthèse. Les habitués du pardon de
-Rumengol le pleurent encore. Il est resté pour
-eux le « rimeur » sans égal. Selon l’expression
-d’une pèlerine qui ne passe jamais ma porte sans
-y heurter, « il brillait au milieu des autres chanteurs
-comme un louis d’or parmi les gros sous ».
-Mais, c’est surtout dans les régions de Tréguier,
-de Lannion, de Paimpol, qu’il laisse un vide attristant.
-Avec lui s’en est allée dans la tombe la muse
-de la poésie nomade, une bonne fille un peu
-bohème, pas très soignée dans sa mise ni assez
-difficile peut-être quant au choix de ses inspirations,
-mais vaillante, infatigable, le pied leste, la
-lèvre prompte, et qui, de sa voix nasillarde,
-menait à travers la presqu’île le branle joyeux des
-pardons. Dieu me garde de vous présenter Yann
-Ar Minouz comme un émule des Liwarc’h-hen ou
-des Taliésinn<a id="FNanchor_40" href="#Footnote_40" class="fnanchor">[40]</a> ! Il m’en voudrait d’en faire
-accroire à son sujet, lui qui se gaussait si volontiers
-des prétentions d’autrui ! Ce n’était point un
-esprit de haut vol : ce n’était pas non plus le premier
-venu. S’il n’a point fait revivre parmi nous
-la tradition des grandes écoles bardiques, il en a
-du moins prolongé l’agonie. Barde il s’intitulait — un
-peu naïvement, sans doute, ayant adopté le
-mot à tout hasard, sans s’inquiéter autrement de
-ce qu’il pouvait signifier ; barde il était, à vrai
-dire, et par goût et par tempérament.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_40" href="#FNanchor_40"><span class="label">[40]</span></a> Bardes célèbres de l’ancienne Bretagne. Cf. le Myvyrian.</p>
-</div>
-<p>— Je n’ai jamais été qu’un chanteur de chansons — m’a-t-il
-conté bien souvent ; — et tel que
-je suis né je mourrai. On a voulu m’apprendre
-toutes sortes de métiers : j’étais impropre à tout,
-hormis à faire des vers ; cela seul me plaisait, de
-cela seul j’étais capable. Dans mon enfance, je
-fus employé à garder les vaches, mais, un matin
-qu’il soufflait grand vent, je laissai là mes bêtes,
-et je partis du côté où le vent soufflait. C’était
-l’année qui suivit ma première communion.
-Depuis lors, je cours les chemins. Je mange où
-l’on me donne, je couche où l’on m’accueille.
-Mais, aux maisons bâties je préfère la maison sans
-toit, l’auberge de la Belle-Étoile, comme je préfère
-aussi le gazouillis des oiseaux à la conversation
-des hommes.</p>
-
-<p>Aux vacances dernières, étant de passage à
-Pleumeur, j’allai voir sa veuve, Marie-Françoise
-Le Moullec, et nous nous entretînmes du mort,
-couché à quelques pas de nous, à l’ombre de
-l’église, dans le pacifique enclos des tombes.</p>
-
-<p>Yann vint au monde à Lézardrieux. Son père
-passait pour très instruit, parce qu’il savait lire,
-et joignait à ses occupations de tisserand les fonctions
-de maître d’école. Sa tâche du jour terminée,
-il réunissait chez lui une douzaine de galopins
-du voisinage et leur faisait la classe, c’est-à-dire
-leur enseignait le catéchisme, leur apprenait à
-reconnaître la place de chaque office dans le
-paroissien, et leur bourrait la mémoire de vieilles
-complaintes flétrissant les forfaits des seigneurs
-d’autrefois ou célébrant les vertus des saints
-locaux. Cette forme élémentaire de culture convenait
-à merveille à l’esprit de Yann ; il fit de si
-rapides progrès que son père, rêvant pour lui les
-hautes destinées du sacerdoce, l’envoya étudier à
-Pleumeur où il y avait un instituteur en titre,
-muni de plusieurs diplômes. Yann fut ainsi initié
-au français et même quelque peu au latin<a id="FNanchor_41" href="#Footnote_41" class="fnanchor">[41]</a>. Mais
-il en eut tout de suite assez. On ne chantait pas
-de chansons bretonnes à l’école de Pleumeur : il
-la déserta. Son père le trouva un beau matin
-endormi dans l’étable.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_41" href="#FNanchor_41"><span class="label">[41]</span></a> Il garda toujours un goût très vif pour la lecture. Il
-se fournissait de livres chez Jeanne-Marie Lucas, à Paimpol,
-qui n’eut pas d’abonné plus fidèle, et il les dévorait avec
-avidité, en cheminant d’un bourg à l’autre. Il s’inspirait
-volontiers de cette littérature d’emprunt, composée surtout
-de romans médiocres. De là tant d’inepties dans son œuvre.</p>
-</div>
-<p>— Qu’est-ce que tu fais là ? — demanda-t-il
-courroucé.</p>
-
-<p>— La porte de la maison était close, quand je
-suis rentré, hier : je n’ai pas voulu vous réveiller.</p>
-
-<p>— Tu as donc congé aujourd’hui ?</p>
-
-<p>— Non. Mais, je ne resterai plus là-bas, et, si
-vous m’y ramenez de force, vous ne me reverrez
-plus.</p>
-
-<p>On usa de tout pour fléchir l’enfant. Menaces,
-coups, supplications, rien n’y fit.</p>
-
-<p>— Tu iras donc gagner ton pain ! — lui dit-on.</p>
-
-<p>Et on le loua à un fermier de Saint-Drien. Depuis
-l’aube jusqu’au crépuscule du soir, il fut censé
-surveiller les vaches, les taureaux et les génisses,
-dans les pacages illimités. En réalité, il passait
-le temps, assis entre deux touffes d’ajonc, à
-écouter un oiseau mystérieux qui s’était mis à
-siffler dans sa tête, ou bien à contempler de
-magiques horizons, visibles pour lui seul, vers
-lesquels l’attirait un aimant si fort qu’il en avait
-des fourmillements dans les jambes. C’est là, dans
-la paix des landes mélancoliques, que pour la première
-fois l’Esprit de la poésie primitive le vint
-visiter<a id="FNanchor_42" href="#Footnote_42" class="fnanchor">[42]</a>. Il n’avait, en effet, que douze ans lorsqu’il
-composa sa pièce de début, celle-là même
-qui, refondue et remaniée, s’est appelée plus tard
-« Confession de Jean Gamin » (<i lang="br" xml:lang="br">Covizion Yann
-Grennard</i>). Il y disait :</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_42" href="#FNanchor_42"><span class="label">[42]</span></a> Le <i>recteur</i> de Pleumeur, M. Barra, lui avait donné les
-premières leçons de métrique bretonne. « Sois barde ! »
-disait à Yann cet homme vénérable ; « après celle de prêtre,
-je ne sais pas de plus belle vocation ».</p>
-</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Je suis un garçonnet, hardi et insouciant ;</div>
-<div class="verse">Rien ne m’agrée tant que de jouer à la toupie ;</div>
-<div class="verse">Faire l’école du renard<a id="FNanchor_43" href="#Footnote_43" class="fnanchor">[43]</a> me plaît aussi</div>
-<div class="verse">Dénicher des nids, lutter et me battre.</div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_43" href="#FNanchor_43"><span class="label">[43]</span></a> L’école buissonnière.</p>
-</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Déchirée est ma veste, en lambeaux mon gilet ;</div>
-<div class="verse">Mes braies ne tiennent plus, mon chapeau n’a plus de rebords,</div>
-<div class="verse">A force d’échanger des horions avec les camarades ;</div>
-<div class="verse">Et, quand je rentre à la maison, là encore les coups de bâton m’attendent.</div>
-
-<div class="verse stanza">De souper, hélas ! souvent je me dois passer</div>
-<div class="verse">Et coucher dehors la nuit, ô la triste pénitence !</div>
-<div class="verse">Loin de me soumettre pourtant, je me révolte ;</div>
-<div class="verse">« Vieil étourdi ! » est le nom dont je gratifie mon père.</div>
-
-<div class="verse stanza">Ma petite mère est tendre et cherche à m’excuser :</div>
-<div class="verse">Au lieu de lui en savoir gré et de lui éviter l’angoisse,</div>
-<div class="verse">Je l’appelle « face rousse ! » et c’est tout ce que je trouve pour la remercier.</div>
-<div class="verse">Il n’y a pas à dire ; décidément, je suis un être incorrigible…</div>
-</div>
-
-<p>De ces turbulences, de ces effronteries de gamin,
-il se corrigea avec l’âge, mais, le fond d’indiscipline
-qui était en lui, il ne s’en défit jamais. Sa veuve,
-qui n’eut pas précisément à se louer de ses façons,
-a retenu de lui l’image d’un homme très doux,
-d’une inépuisable bonté de cœur dans les circonstances
-ordinaires de la vie, mais incapable de
-se gouverner lui-même et impatient de toute
-contrainte. Il n’avait de mesure en rien. Souvent
-il se mettait à pleurer à chaudes larmes, sans
-qu’on sût pourquoi. Il aimait à s’envelopper de
-mystère, n’ouvrait à personne sa pensée, détestait
-les questions. Ce qui frappait surtout chez lui,
-c’était son humeur vagabonde. Il conserva jusqu’à
-sa mort le tempérament inquiet et aventureux
-d’un poulain sauvage. Pour peu qu’on lui fît
-sentir l’entrave, il se cabrait. Le maître chez
-lequel il servait lui ayant reproché de « muser »,
-au lieu d’avoir l’œil sur le troupeau confié à ses
-soins, on sait comment il prit la chose. Le soir de
-ce jour-là, le troupeau rentra sans le pâtre. Yann
-ne reparut à Saint-Drien que dix ans après. Le
-village avait changé d’aspect dans l’intervalle ; la
-plupart des masures s’étaient donné des airs de
-maisons, avaient remplacé leurs cloisonnements
-d’argile par des murs en pierres, leurs toits de
-chaume par des ardoises. Une seule était demeurée
-la même, et c’est à la vitre de sa lucarne qu’il
-vint heurter. Il ne doutait point que Marie-Françoise,
-sa petite amie d’autrefois, ne l’y attendît.
-Il la retrouva, non pas telle qu’il l’avait quittée,
-mais telle qu’il souhaitait de la revoir. Ils s’épousèrent
-« devant Dieu et le Gouvernement ». Le
-lendemain des noces, la femme dit à son mari :</p>
-
-<p>— Yann, mon amour, il faut songer à ceux qui
-naîtront de nous. Il y a dans notre ciel un nuage :
-tu n’as point de métier. Moi, je suis bonne fileuse.
-Si tu te faisais broyeur de lin !…</p>
-
-<p>Il se fit broyeur de lin. Et pendant une année
-il travailla en conscience. Parfois des tristesses
-subites rembrunissaient son front, mais elles se
-dissipaient aussitôt. Tout en travaillant, il composait,
-et, le dimanche venu, au sortir de la messe,
-il s’attablait avec quelques camarades dans une
-salle d’auberge, pour leur débiter ses couplets
-nouveaux. Très sobre, du reste, ne buvant jamais
-que du café. Très religieux aussi : il assistait régulièrement
-à tous les offices. Au bout de l’an,
-Marie-Françoise Le Moullec lui donna une fille.
-Il la fit baptiser du nom de la Vierge et se prit
-pour elle d’une véritable adoration, à un tel point
-qu’il en eut l’esprit comme troublé. Dès lors il ne
-fut plus aussi attentif à l’ouvrage. Il restait de
-longues heures en extase auprès du berceau de
-l’enfant. Sa femme tenta de le morigéner ; il la
-laissait dire, la pensée ailleurs.</p>
-
-<p>— Yann, prononça-t-elle un jour, tu aimes
-trop la petite. Les enfants qu’on aime trop vivent
-peu ; ils se fanent comme l’herbe à l’ardent soleil.</p>
-
-<p>En rappelant à son mari ce vieil adage, elle
-espérait le ramener à des sentiments plus mesurés
-et plus calmes. Ce fut le contraire qui eut lieu.
-A partir de ce moment, Yann ne quitta plus la
-fillette. Ses nuits même, il les passa à l’écouter
-dormir. Le jour, quand le temps était clément, il
-l’emportait dans ses bras, la serrant contre sa poitrine
-d’une étreinte éperdue, et, jusqu’aux premières
-fraîcheurs du soir, il la promenait à travers
-labours et landes en lui chantant de très jolies
-choses qu’il n’écrivit jamais. Il croyait dépister
-ainsi le malheur dont l’avait menacé sa femme.
-Il n’y réussit point : à l’âge de six ans, l’enfant
-mourut. Le désespoir du père fut infini comme
-son amour. Il fallut lui arracher des mains le
-cadavre et, la cérémonie funèbre terminée, la mère
-dut s’en retourner seule au logis.</p>
-
-<p>— Je ne remettrai les pieds chez nous, avait
-dit Yann, que lorsque ma fille morte y sera
-rentrée !</p>
-
-<p>Il était fermement convaincu qu’elle ne tarderait
-pas à ressusciter. La Vierge, sa marraine, ferait
-pour elle ce miracle. Il se mit à pérégriner, en
-attendant, — heureux au fond de reprendre sa
-vie errante, de ne plus traîner le boulet des
-besognes sédentaires et de rouvrir dans l’espace
-ses ailes de moineau franc. A courir les routes, sa
-douleur s’usa. La poésie acheva de le consoler. Sa
-réputation de <i>rimeur</i> s’était déjà étendue au loin.
-Les gens le venaient trouver pour lui commander
-des vers ; il en faisait avec une égale habileté sur
-n’importe quel sujet : de mélancoliques, pour les
-amoureux dédaignés, — de satiriques, contre les
-patrons avaricieux ou les filles coquettes. Plus
-volontiers il chantait les grands saints de Bretagne,
-célébrait les dévotions locales et disait les vertus
-régénératrices des sources. Il n’y eut plus de pardon
-sans lui. Yann Ar Guenn<a id="FNanchor_44" href="#Footnote_44" class="fnanchor">[44]</a>, le barde aveugle
-de Kersuliet, alors retiré sous la tente, apprit avec
-joie qu’un successeur lui était né et manifesta
-le désir de l’entendre. Yann Ar Minouz s’empressa
-de se rendre à l’appel de celui qu’il nommait son
-« parrain ». Leur entrevue eut lieu dans l’humble
-chaumine « du bord de l’eau », au pied de la
-Roche-Jaune, en aval de Tréguier. L’aveugle y
-vivait reclus depuis quelques années, cloué par les
-maux de la vieillesse à son escabelle de chêne,
-n’ayant d’autre distraction que de prêter l’oreille
-au <i>plic-ploc</i> des rames, quand montaient avec la
-marée les lourds chalands chargés de goémon ou
-de sable, et de guetter, selon sa propre expression,
-le passage silencieux du bateau des âmes où il se
-devait embarquer avant peu pour l’autre monde.
-Elle fut touchante, cette entrevue, et quasi solennelle.
-Yann Ar Minouz, longtemps après, ne se la
-remémorait qu’avec émotion :</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_44" href="#FNanchor_44"><span class="label">[44]</span></a> Cf. sur ce poète populaire, Introduction des <i lang="br" xml:lang="br">Soniou
-Breiz-Izel</i>, p. <small>XXIV</small>.</p>
-</div>
-<p>— Voilà : quand j’eus poussé la porte, je me
-trouvai dans une pièce étroite où il faisait noir
-comme chez le diable. Dans le fond pourtant, sur
-l’âtre, il y avait un feu de mottes qui brûlait
-sans éclat. Une voix cassée de vieille femme
-durement me demanda : « Que vous faut-il ? » Je
-répondis que j’étais Yann Ar Minouz et que j’étais
-venu pour saluer le <i>père aux chansons</i>, le très
-illustre Dall<a id="FNanchor_45" href="#Footnote_45" class="fnanchor">[45]</a> Ar Guenn. La vieille aussitôt de
-changer de ton et de m’adresser des paroles de
-miel : « Dieu vous bénisse, ami Yann ! Il tardait
-à mon mari de vous connaître… Je suis Marie
-Petitbon. Vous allez goûter de mes crêpes. Je
-les fais aussi bien que Dall Ar Guenn les vers…
-Approchez-vous du foyer. Que mon pauvre homme
-du moins vous embrasse, puisqu’il ne peut vous
-voir ! » Ah ! c’était une belle discoureuse, je vous
-promets, et qui n’avait pas sa langue dans la
-poche de son tablier. Mais, tandis qu’elle me fêtait
-de la sorte, moi je ne songeais qu’à me repaître
-les yeux du bonhomme dont je commençais à
-distinguer la grande forme osseuse, assise et
-comme repliée dans un coin de la cheminée. Mon
-cœur battait à se rompre. Lorsqu’il tourna vers
-moi son visage majestueux, encadré de cheveux
-blancs comme givre, et à qui l’immobilité des paupières
-communiquait quelque chose de plus qu’humain,
-je crus voir le Père Éternel en personne et
-je fus sur le point de tomber à genoux. Il me
-tendit sa main ridée. « Chante ! » me dit-il. Deux
-heures durant je chantai. Si je faisais mine de
-m’arrêter, il me disait : « <span lang="br" xml:lang="br">Dalc’h-ta, mab, dalc’h-ta<a id="FNanchor_46" href="#Footnote_46" class="fnanchor">[46]</a> !</span> »
-Je lisais sur sa figure un vrai contentement.
-Quand j’eus fini, il murmura : « Allons !
-allons ! désormais je peux mourir tranquille ». Et
-m’attirant à lui, il me donna l’accolade. J’avais en
-moi l’allégresse d’un missionnaire que son évêque
-vient de consacrer.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_45" href="#FNanchor_45"><span class="label">[45]</span></a> En Basse-Bretagne, on désigne le plus souvent les
-infirmes par leur infirmité. <i lang="br" xml:lang="br">Dall Ar Guenn</i>, l’aveugle Le
-Guenn ; <i lang="br" xml:lang="br">Tort Ar Bonniec</i>, le bossu Le Bonniec. Cela ne
-passe nullement pour une irrévérence.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_46" href="#FNanchor_46"><span class="label">[46]</span></a> « Va donc, fils ! Va donc ! »</p>
-</div>
-<p>Cette consécration fut pour beaucoup dans les
-nobles illusions dont Yann se berça, tant qu’il
-vécut, sur la qualité de son talent. Il avait de son
-art une très haute idée et ne pensait pas moins
-de bien de la façon dont il l’exerçait. Les ouvriers
-de l’ancienne imprimerie Le Goffic, à Lannion,
-n’ont pas oublié de quel air de condescendance et
-de supériorité ce barde équipé en mendiant déposait
-sur le marbre ses extraordinaires manuscrits.
-De ceux-ci, j’ai quelques spécimens en
-ma possession. Le papier en a été ramassé
-Dieu sait où, comme par un crochet de chiffonnier.
-Ce sont marges de journaux, versos de
-prospectus, feuilles arrachées à des livres de
-comptes, copies d’écoliers barbouillées d’encre et
-maculées de la poussière des chemins. Un bout
-de fil les relie. La grosse écriture de Yann y a
-tracé ses longs sillons, d’une allure à la fois obstinée
-et fantaisiste ; telles les épaisses et sinueuses
-tranchées que la charrue creuse au sein des
-friches d’automne. Lourdes sont les strophes, en
-général ; pénible ou négligée est la langue. Mais
-de-ci de-là un vers s’envole, un joli vers sonore
-qui sur ses ailes emporte toute la pièce. Pour
-égayer la monotonie des landes, souvent c’est
-assez du chant d’un oiseau.</p>
-
-<p>C’est par blocs de dix, de vingt mille exemplaires
-que le poète faisait imprimer ses élucubrations.
-Pour plus de commodité, il les répartissait
-entre les quatre ou cinq régions qu’il avait coutume
-de parcourir ; il en confiait le dépôt à des
-amis sûrs, lesquels se chargeaient de le fournir de
-marchandise au fur et à mesure des besoins de la
-vente. Ainsi le havresac en peau de veau ne se
-vidait que pour se remplir. Dès les premiers jours
-de mars, Yann entrait en campagne. Alors s’ouvre
-en terre bretonnante l’ère des foires et des pardons.
-Alors, sur les deux versants des monts
-d’Aré, les routes se peuplent de piétons, de
-bestiaux, de carrioles. Alors les écus d’argent
-se réveillent sous les piles de linge, au fond des
-armoires ; les gars sortent leurs vestes neuves et
-les filles leurs coiffes brodées. La face encore
-mouillée de la vieille péninsule s’éclaire d’un fin
-sourire. Rien n’est délicat et attendrissant comme
-ces printemps occidentaux : ils ont un charme,
-une douceur, un je ne sais quoi de virginal qui
-n’est qu’à eux. Une lumière d’or pale ondule
-dans le ciel ; l’air reste aiguisé d’une pointe de
-fraîcheur saline. Les lointains sont bleus, d’un
-bleu atténué, presque transparent. Au sommet des
-collines, les clochers s’élancent d’un jet plus hardi
-se renvoyant d’une paroisse à l’autre le tintement
-de leurs carillons. Ces grêles sonneries, il suffit
-d’avoir fréquenté d’un peu près le peuple breton
-pour savoir quelle action puissante elles exercent
-sur son âme, quel retentissement elles ont en lui.
-S’il se trouvait, dit la légende, un plongeur assez
-audacieux pour aller mettre en branle le bourdon — depuis
-si longtemps muet — de Ker-Is, la
-ville entière, la <i>Belle aux eaux dormant</i>, renaîtrait
-dans toute sa splendeur à la surface des flots qui
-l’ont engloutie. C’est en somme le miracle qui
-s’accomplit tous les ans au sein de la race, dès
-que s’éparpillent sur le pays les premières volées
-des cloches de pardons. Un monde inattendu de
-sentiments, d’une grâce singulièrement jeune et
-poétique, émerge soudain des profondeurs grises
-de la conscience bretonne, évoqué par ces musiques
-aériennes. Ce peuple d’ordinaire si grave
-devient alors d’une gaieté, d’une insouciance
-d’enfant. Il déserte ses toits de chaume où l’hiver
-l’a tenu enfermé, sans même prendre la précaution
-de tirer derrière lui la porte. Il se disperse au
-dehors, vers les villes voisines, ou s’assemble
-autour de ses chapelles et de ses oratoires, souvent
-sur les bords d’une simple fontaine à peine visible
-sous les saules, au milieu d’un pré. Du prix du
-temps, du prix même de l’argent il n’a plus
-qu’une notion confuse. Une fringale de plaisir
-s’est emparée de lui. Plaisirs discrets d’ailleurs,
-innocents presque toujours, rarement grossiers.
-Des luttes et des danses, voilà ses distractions
-favorites. Mais au-dessus de tout il place les
-chants, et les chanteurs de profession lui sont
-sacrés.</p>
-
-<p>Yann n’avait qu’à paraître pour que la foule
-s’attroupât et, tant qu’il lui plaisait de se faire
-entendre, elle demeurait suspendue à ses lèvres.
-On s’arrachait les feuilles volantes où la chanson
-s’étalait <i>en écriture moulée</i>. Les jeunes filles les
-glissaient, repliées soigneusement, dans l’entre-deux
-de leur châle ou dans la <i>devantière</i> de leur
-tablier ; les gars en bourraient leurs poches ou
-les épinglaient à leur chapeau. Il n’est pas une
-ferme en Trégor où l’on ne trouve, jaunissant
-au soleil, à côté de la <i>Vie des Saints</i>, dans l’embrasure
-de la fenêtre, les œuvres en tas de Yann
-Ar Minouz. Les pièces de deux sous pleuvaient
-littéralement aux pieds du barde. Il n’eût tenu
-qu’à lui d’amasser ainsi une modeste aisance,
-démentant le dicton qui veut que la poésie soit
-un métier de meurt-de-faim. Mais il était trop de
-son pays et de sa race pour avoir le sens de l’économie.
-Il se contentait de vivre au jour le jour,
-dépensait sans compter, en vrai seigneur de lettres,
-et, dans les semaines d’opulence, se payait le luxe
-d’une cour de gueux qui se gobergeaient à ses
-frais en exaltant sa générosité.</p>
-
-<p>Pas une fois il ne lui vint à l’esprit d’envoyer à
-sa femme quelque peu de l’argent qu’il gagnait.
-Il semblait ne se souvenir plus qu’elle existât.
-Elle, de son côté, avait trop d’amour-propre pour
-s’abaisser à recourir à lui. Il lui avait laissé, en
-l’abandonnant, quatre « créatures » sur les bras,
-quatre gaillards de fils nés dans les quatre ans
-qui précédèrent la mort de la petite Marie.
-Pour les élever, elle se mit en service. Pendant
-qu’elle peinait chez les autres, une voisine
-obligeante surveillait sa maison et gardait sa
-marmaille.</p>
-
-<p>— Un soir que je rentrais de l’ouvrage, j’aperçus
-un homme qui se haussait pour regarder
-par la lucarne à l’intérieur de la chaumière. Je
-reconnus Yann. Son coup d’œil jeté, il s’en alla.
-Il était sans doute venu voir si la petite Marie
-n’était pas encore ressuscitée. A de longs intervalles
-il fit ainsi quelques retours dans nos parages ;
-une seule fois nous nous rencontrâmes. Il me dit,
-d’un ton affectueux : « Bonjour, Marie-Françoise » ;
-je lui répondis : « Bonjour Yann » ; et ce
-fut tout. Il ne me demanda même point de nouvelles
-de nos fils, dont l’aîné était déjà établi
-maçon, à Lézardrieux.</p>
-
-<p>A l’occasion du mariage de ce fils aîné, les deux
-époux se rapprochèrent. Yann vint en personne
-apporter son consentement. Il ne témoigna ni
-repentir, ni embarras, fut gai, enjoué, chanta
-force chansons et, la nuit de noces, s’alla coucher
-tranquillement aux côtés de sa femme, dans le lit
-de leurs éphémères amours. Le lendemain, il
-reprenait son essor. Mais, dans la semaine, on le
-revit. Et peu à peu il se fixa. A dormir à la belle
-étoile il avait gagné des rhumatismes ; la voix
-aussi s’était enrouée et les poumons commençaient
-à manquer d’haleine. La tiédeur paisible
-du foyer eut bientôt fait d’engourdir en lui les
-dernières révoltes de l’instinct nomade. Il finit
-par accrocher son bâton de voyage à l’angle de
-la cheminée, en murmurant le vers de Proux :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Hac ar c’henvid da steuïn ouz va fenn-baz déro<a id="FNanchor_47" href="#Footnote_47" class="fnanchor">[47]</a>.</i></div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_47" href="#FNanchor_47"><span class="label">[47]</span></a> Les araignées peuvent tisser leur trame autour de mon
-<i lang="br" xml:lang="br">penn-baz</i> de chêne.</p>
-</div>
-<p>Désormais, il ne s’éloigna plus de Pleumeur,
-si ce n’est pour accomplir annuellement deux
-pèlerinages auxquels il demeura fidèle jusqu’au
-bout, quoi qu’on fît pour l’en détourner : le
-premier au Ménez-Bré, où s’élève la chapelle de
-saint Hervé, patron des bardes ; — le second à
-Rumengol, rendez-vous traditionnel des chanteurs.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VI</h3>
-
-
-<p>Il s’est assis en face de moi, auprès de la
-fenêtre ouverte par où nous arrive à petites bouffées
-la délicieuse fraîcheur de la nuit.</p>
-
-<p>— Oui, pourquoi ce pardon s’appelle-t-il le
-<i>pardon des chanteurs</i> ? Vous me le direz peut-être,
-vous Yann, qui savez toutes choses. Il doit y
-avoir une autre raison que celle que m’a donnée
-le conscrit.</p>
-
-<p>— Assurément, il y en a une autre, la vraie.
-Je vais vous l’apprendre, puisque vous l’ignorez.
-C’est de l’histoire, ceci.</p>
-
-<p>Lorsque le roi Gralon, après avoir terminé
-son purgatoire sur la terre, franchit enfin le seuil
-du paradis, la première personne qu’il rencontra
-fut la Vierge, laquelle se mit à le remercier fort
-honnêtement de la belle église qu’il avait commandé
-de lui bâtir. « S’il manquait encore quelque
-chose à votre bonheur, ajouta-t-elle, sachez
-que je suis toute disposée à vous l’accorder. — Hélas !
-répondit le vieux roi, tant que ma fille
-Ahès continuera de faire dans la mer de Bretagne
-son triste métier de tueuse d’hommes,
-cette idée me poursuivra et je ne serai pas heureux. »
-La Vierge baissa la tête. « A cela je ne
-peux rien, dit-elle. — Tu pourrais du moins
-l’empêcher de nuire, écarter d’elle la malédiction
-des peuples en lui ôtant sa voix séduisante,
-instrument de tous ses crimes ! — Non plus,
-ô Gralon. Ce qui est doit être. Mais écoute. Je
-ferai naître une race de chanteurs qui chanteront
-à voix aussi douce que la sirène et, par les mêmes
-armes, combattront ses maléfices. J’unirai en eux
-le don des beaux rythmes au culte des pieuses
-pensées. Où Ahès aura passé, semant le deuil et
-l’épouvante, ils passeront, semant l’espérance et
-le réconfort. Ils berceront les douleurs qu’elle aura
-causées, rendront la paix aux âmes qu’elle aura
-remplies de consternation. Et, de même que je
-suis la Vierge de Tout-Remède, ils seront les guérisseurs
-de tout souci. Le mois de mai, qui est
-mon mois, les verra chaque année accourir à
-mon pardon de Rumengol. Là coulera pour eux,
-d’une onde intarissable, la source des sônes et des
-gwerz ; et de là ils se répandront, pour célébrer
-à travers le monde la force des hommes d’Armorique,
-la grâce de leurs filles, les exploits de leurs
-ancêtres, et ta propre destinée, ô Gralon ! Guérets
-et landes, aires des fermes et places des villages
-retentiront de leurs accents infatigables. Et l’on
-dira d’eux, du plus loin qu’on les apercevra : — Voici
-venir les rossignols de la Vierge ! »</p>
-
-<p>Ainsi parla Notre-Dame, et le vieux roi sentit
-une grande joie dans son cœur. Vous savez
-maintenant ce que vous désiriez savoir.</p>
-
-<p>Je prononce devant Yann le nom du poète
-breton Le Scour, qui s’intitula <i>Barde de Rumengol</i>.</p>
-
-<p>— Certes — fait-il — il a plus qu’aucun autre
-mérité ce titre. Il a écrit tout un <i>livret</i><a id="FNanchor_48" href="#Footnote_48" class="fnanchor">[48]</a> en
-l’honneur de ce sanctuaire. J’ai connu Ar Scour.
-Il menait de front l’art des vers et le négoce des
-vins. C’était un barde riche ; l’espèce en est rare.
-Au moins ne dédaignait-il pas ses confrères pauvres,
-ceux qui, comme moi, n’ayant pas de vin
-à vendre, sont obligés de vivre de leurs vers. Il se
-montrait serviable envers eux, leur ouvrait volontiers
-sa porte et sa bourse. La maison qu’il habitait
-à Morlaix était hospitalière à quiconque faisait
-profession de rimer. Parmi les chants qu’il a
-composés, il en est qui dureront aussi longtemps
-qu’on parlera breton en Bretagne. Qui ne sait par
-cœur la <i lang="br" xml:lang="br">Gwennili tréméniad</i> (l’Hirondelle de passage) ?
-De méchantes langues, il est vrai, ont
-prétendu que ses meilleures pièces n’étaient pas
-de lui, que d’autres y avaient mis leur talent et
-qu’il n’avait eu la peine que d’y mettre son nom.
-Il y a beaucoup d’exagération dans ces racontars.
-Je dois dire toutefois que <i lang="br" xml:lang="br">Plac’hik Eussa</i><a id="FNanchor_49" href="#Footnote_49" class="fnanchor">[49]</a> — le
-morceau le plus achevé incontestablement
-de sa <i lang="br" xml:lang="br">Télen Rumengol</i> — est une très ancienne
-gwerz qu’il s’est appropriée et dont il s’est contenté
-d’épurer la forme. Enfant, je l’ai entendu
-chanter à mon père. Il la fredonnait, en poussant
-la navette, — et cela, sur un air si lent et si
-triste qu’il nous faisait pleurer tous. J’ai retenu
-sa méthode. Si vous êtes encore là, ce tantôt,
-quand arriveront les processions d’Ouessant,
-passez au cimetière ; vous verrez comme je lui
-sais tirer les larmes des yeux, à cette impassible
-race de forbans !</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_48" href="#FNanchor_48"><span class="label">[48]</span></a> L’opuscule <i lang="br" xml:lang="br">Télen Rumengol</i> (la Harpe de Rumengol).</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_49" href="#FNanchor_49"><span class="label">[49]</span></a> « La fillette d’Ouessant ».</p>
-</div>
-<p>Nous sortons ensemble, mais sur le seuil de l’auberge
-nous nous séparons. Puisque cependant je
-l’ai réveillé de son somme, Yann en veut profiter
-pour commencer sa tournée dans les <i>débits</i> et sous
-les tentes. Il compte bien y écouler les exemplaires
-qui lui restent de sa fameuse <i>Dispute entre l’Eau-de-Vie
-et le Café</i>. Moi, j’ai pris à gauche. Voici le
-porche du cimetière dessinant son grand arc
-sombre et, à côté, un if immense, un arbre aussi
-vieux que les temps, l’arbre des morts, sorte de
-baobab funèbre engraissé de la pourriture humaine
-de plusieurs siècles. Un tronc bizarre, tourmenté,
-tordu en spirale, les racines crevant le mur, les
-branches poussées dans une seule direction et
-très bas, presque au ras des tombes. Il couvre de
-son ombre le pauvre enclos, y verse sa tristesse
-lourde, si dense, étalée en une flaque noire et
-sans rides. Une allée plantée de croix conduit au
-porche de l’église : il règne dans ce caveau une
-obscurité compacte ; des bruits de respirations
-endormies rythment le silence. A la mince
-lueur qui filtre par instants, lorsque viennent à
-s’entre-bâiller les battants de la nef, on distingue
-des formes d’hommes, de femmes, vautrés pêle-mêle
-sur les bancs de pierre, au long des parois.
-Un mendiant étendu la tête sur son bissac, avec
-son bâton de route entre les jambes et un barbet
-à ses pieds, a l’air sculptural d’un évêque de
-granit couché dans un enfeu, les mains jointes
-sur sa crosse, les sandales appuyées à quelque
-animal héraldique.</p>
-
-<p>Dans l’église, à dix heures. Un peu trop doré,
-cet intérieur d’église, trop surchargé d’ornements
-criards. Il est éclairé vaguement par des cierges
-qui brûlent derrière un pilier où s’adosse la
-madone du lieu. Et cette lumière, émanée comme
-d’une source invisible, cette lumière diffuse est
-d’une mystique douceur. Elle effleure d’une
-caresse les coiffes blanches des « prieuses » :
-coiffes de Douarnenez aux mailles fines, coiffes
-de Carhaix aux fonds aplatis, coiffes de Concarneau
-pareilles à des raies fraîchement pêchées,
-coiffes de Châteaulin aux ailes palpitantes, coiffes
-léonardes bombées comme des vases aux anses
-grêles et délicates. Dans l’abside, prosterné en
-cercle devant les marches de l’autel, un groupe de
-femmes murmure les <i lang="la" xml:lang="la">ave</i> du rosaire et, de toute
-l’église, leur répond un plaintif chuchotement. Et
-cela est d’une poésie troublante, cette interminable
-oraison qui tout à coup semble s’éteindre et soudain
-reprend, imprécise toujours et ondulante,
-ainsi qu’un frisselis de feuilles aux souffles irréguliers
-du vent. Prière exhalée comme en rêve
-par un millier de lèvres assoupies. Jusqu’au matin
-se continuera la veillée. Tous ces gens harassés
-ont fait vœu de passer la nuit dans le sanctuaire :
-pour rien au monde ils ne quitteraient leur poste,
-pas même pour le meilleur des lits. La fatigue
-des traits, l’abandon des membres ajoutent encore
-à l’étrangeté du spectacle, font songer aux chœurs
-de suppliants des tragédies antiques. La comparaison
-n’est point aussi paradoxale qu’on le pourrait
-supposer. J’ai vu là des figures d’une admirable
-morbidesse, des types irréprochables de
-beauté austère et douloureuse. Telle, cette jeune
-fille qui a laissé rouler sa tête sur l’épaule de son
-frère ou de son fiancé ; elle dort d’un sommeil
-qui ressemble à une extase et, jusque dans l’affaissement
-de tout son être, elle garde un je ne
-sais quoi de souple, de svelte et d’harmonieux.
-Telle aussi, cette paysanne assise sur ses talons,
-face triste, vieillie avant l’âge, plissée par les
-soucis, polie, usée par les larmes ; elle égrène
-d’une main son chapelet, de l’autre elle soutient
-le corps de son fils — grand adolescent pâle,
-rongé par quelque maladie incurable — qui
-repose, allongé en travers sur ses genoux ; elle
-le couve ardemment des yeux, semble le bercer,
-comme d’une chanson sans fin, de ses récitations
-obstinées de patenôtres. Et c’est en vérité une
-Mère aux Sept Douleurs que cette femme, une
-pathétique et vivante image de la <i lang="it" xml:lang="it">Pietà</i>…</p>
-
-<p>Au dehors, un chant s’élève, — une mélopée
-lente, en mineur, une de ces pénétrantes psalmodies
-bretonnes où sans cesse la même phrase
-revient, tantôt sourde comme un sanglot, tantôt
-aiguë et stridente comme le hurlement d’un chien
-blessé. C’est une autre veillée qui commence, la
-veillée des cantiques, dans le cimetière. Pèlerins
-et pèlerines ont pris place parmi l’herbe des
-morts ou sur les tertres des tombes. Juchée sur
-une tombe plus haute, le dos à la croix, une fille
-chante, — une fille de Spézet, longue et mince,
-le buste serré dans un corsage noir à galons de
-velours, la tête menue, les yeux trop grands. Une
-voisine accroupie à ses pieds lui souffle les premières
-paroles de chaque couplet qu’elle déchiffre
-à mesure dans un vieux recueil d’hymnes, au
-vacillement fumeux d’une chandelle. La voix de
-la chanteuse a des vibrations singulières ; ce sont
-d’abord des notes basses, voilées, qu’on dirait
-venues de très loin et qui restent comme suspendues
-dans l’air ; puis, brusquement, ou du moins
-sans transition appréciable, le chant se précipite,
-s’exaspère, éclate en un grand cri rauque, de
-sorte que la fille est à bout de voix quand elle
-arrive à la fin de chaque strophe. L’assistance
-alors entonne le refrain, le <i lang="br" xml:lang="br">diskân</i>, sur un
-rythme large et traînant, d’une infinie tristesse.
-Et la chanteuse de reprendre aussitôt, sans une
-pause, sans une relâche. Les artères de son cou
-rejeté en arrière sont tendues comme des cordes :
-sur ses joues enflammées la sueur ruisselle ; le
-corsage s’est dégrafé à demi sous l’effort de la
-poitrine ; le lacet de la coiffe s’est rompu : il
-n’importe. Époumonnée, hors d’haleine, elle
-s’entête à chanter. Vainement lui offre-t-on de la
-suppléer un instant. Elle ne veut pas. Elle redouble
-d’acharnement, au contraire, elle se grise,
-elle s’exalte. C’est presque du délire, de la fureur
-sacrée. On rêve d’une prêtresse des cultes primitifs,
-d’une possédée des anciens dieux. Des parcelles
-subtiles de leur âme ont dû survivre dans
-cette atmosphère de Rumengol.</p>
-
-<p>… Je m’en suis allé par des sentiers de traverse,
-le long de la petite rivière, vers Le Faou.
-Il est trois heures environ. Déjà des blancheurs
-rosées illuminent doucement les confins du ciel.
-C’est à croire qu’il dit vrai, le dicton local, qui
-prétend qu’ici, tant que dure le pardon, la nuit
-même est encore du jour. La brise de mer s’est
-levée. Entre les verdures une chose claire apparaît,
-une pointe d’Océan enfoncée au cœur des
-terres. Et voici Le Faou, vieux murs, vieilles
-ardoises, toute une bourgade citadine d’un aspect
-d’autrefois, dominée par la <i>maison de ville</i>, débris
-monstrueux de l’époque féodale. Un quai, une
-mâture de sloop finement découpée sur le fond
-gris-perle des eaux lointaines, la solitaire silhouette
-d’un <i>gabelou</i> perchée à l’extrémité du môle dans
-l’attitude d’un cormoran au repos. Les brumes
-d’ouest en s’effrangeant découvrent des promontoires
-hantés de grands noms ou de miraculeux
-souvenirs, Kerohan, le Priolly, Landévennec. Une
-forme de nuage, flottante d’abord, peu à peu se
-précise, se condense, se tasse, et c’est le Ménez-Hom, — le
-<i>chef de troupeau</i> des Monts-Noirs, leur
-vedette sur l’Atlantique, — avec sa croupe
-renflée, son mufle à ras de sol, tendu vers la
-large, comme flairant un perpétuel danger.</p>
-
-<p>Cependant, sous les reflets encore indécis de la
-lumière orientale, la mer frissonne, la mer <i>s’éveille</i>.
-Des pourpres légères se répandent à sa surface :
-telles les rougeurs dont se colore le sein pâli
-d’une vierge, quand son cœur se met à battre à
-l’approche du bien-aimé. Je ne sais rien de comparable
-à ce réveil de la mer, dans le crépuscule
-matinal d’une belle journée d’été breton. Il semble
-qu’on assiste à l’aurore primitive, à la première
-apparition du jour sur le monde, lorsque les eaux
-furent séparées des continents et la lumière d’avec
-les ténèbres. Dans ces grands paysages tranquilles
-d’extrême occident — où l’homme, resté frère des
-choses, n’a pas encore imposé à celles-ci sa personnalité
-envahissante et déformatrice — les
-levers d’aube ont gardé toute la poésie, tout le
-charme de leur grâce adolescente et de leur mystérieuse
-majesté.</p>
-
-<p>… Au tournant de l’île de Tibidi, du « rocher
-de la prière » — ainsi appelé des fréquentes
-retraites qu’y firent Gwennolé et ses disciples — une
-voile se montre, et, derrière elle, on en voit
-poindre d’autres, piquant çà et là de notes brunes
-la grise uniformité des lointains. C’est la procession
-des barques d’Ouessant qui fait son entrée
-dans la « rivière ». Lourdes et robustes gabarres
-de pêche, taillées pour la lutte quotidienne avec
-l’autan, mais qu’on a parées pour la circonstance
-à l’instar des nefs sacrées. Serait-ce que l’eurythmie
-de ces flots calmes, dans cette méditerranée
-abritée et silencieuse, les déconcerte et les
-intimide, elles, les habituées de la tempête, les
-affronteuses des houles déchaînées ? Ou bien
-faut-il croire qu’elles ont quelque sentiment de
-la solennité de leur rôle ? Toujours est-il qu’elles
-s’avancent avec une sorte de lenteur grave, de
-cette allure noble et cadencée que devaient avoir
-les trirèmes helléniques voguant vers la blanche
-Délos, à travers le <i>sourire innombrable</i> de la mer.
-Elles s’engagent dans le chenal, à la file, « amènent »
-leur toile, rangent le quai, accostent,
-débarquent leurs passagers : et toutes ces manœuvres
-s’accomplissent sans bruit, presque sans
-gestes. Les femmes prennent terre les premières ;
-d’aucunes, fidèles à la coutume antique, se prosternent
-pour baiser le sol, à l’endroit où commence,
-au dire de la tradition, la zone bénie, le
-domaine de Notre-Dame. Et maintenant elles
-s’acheminent par groupes vers la « maison de la
-sainte ». Toutes vont pieds nus, toutes ont un
-cierge dans les mains. Grandes pour la plupart, un
-peu hommasses, les traits réguliers, mais durs et
-d’une fermeté trop virile, la peau du visage non
-point hâlée, rosée plutôt — chez les vieilles comme
-chez les jeunes — de ce rose vif des chairs conservées
-dans la saumure. Seuls, les yeux sont beaux :
-leur nuance d’un roux verdâtre fait penser à des
-transparences d’eau marine dormant au creux des
-roches sur un lit de goémons. Ce sont, d’ailleurs,
-des yeux tristes et qui mirent, en leur limpidité
-dolente, l’ombre des deuils passés ou le pressentiment
-des catastrophes à venir. Il n’en est pas une,
-de ces Ouessantines, qui de la naissance à la mort
-ne soit vouée à un pleur éternel. Elles vivent toujours
-en proie aux épouvantements de la mer
-qui leur prend leurs pères, leurs fiancés, leurs
-époux, leurs fils. De là ce costume de veuve dont
-elles se revêtent, pour ainsi dire, au sortir du
-berceau et qu’elles ne quittent plus jusqu’à la
-tombe. Noir le corsage, noire la jupe, noir le
-tablier, noire enfin la gaine d’étoffe où s’enfonce
-et se dissimule le béguin blanc aux rigides cassures.
-Elle a quelque chose d’hiératique, cette
-grande coiffure carrée, et elle rappelle d’assez
-près, avec ses pans tombants, le <i>pschent</i> de l’ancienne
-Égypte. — Aucun atour, nulle coquetterie.
-La chevelure même, orgueil de la femme, couronne
-de sa royauté, s’effiloque sur la nuque ou
-pend le long des joues en mèches écourtées et
-vagabondes. Tout cela, cet accoutrement sombre,
-ces crins épars autour de ces faces mornes, plus
-encore l’espèce de lamentation qui s’exhale des
-lèvres en guise de prière, tout cela vous serre le
-cœur, éveille dans l’esprit des images funèbres :
-on croit voir passer un troupeau de victimes que
-chasserait devant elle l’antique Fatalité.</p>
-
-<p>Elles suivent la route, absorbées dans leurs
-dévotions, sans se laisser distraire par la tiédeur
-intime du paysage, par cette flore odorante, par
-cette jeune verdure dont leurs regards pourtant
-sont si peu coutumiers et dont beaucoup d’entre
-elles respirent aujourd’hui pour la première fois
-le pénétrant arome. Ce sont choses qui ne les
-touchent point, si sevrées qu’elles en puissent être
-dans leur île sauvage, presque à nu sous son
-maigre manteau d’herbe brûlée. Elles passent
-indifférentes à toutes ces séductions de la « Grande
-Terre » ; elles n’ont d’yeux que pour la fine
-aiguille de granit qui se profile là-haut, sur la
-crête, derrière le rideau des bois. Droit au-dessus
-de la pointe, une étoile attardée brille encore,
-d’un faible scintillement, dans le ciel à moitié
-envahi par le flot montant de la lumière. Et cette
-petite clarté pâle apparaît vraisemblablement aux
-Ouessantines comme un <i>signe</i> céleste, car elles
-ne l’ont pas plus tôt aperçue qu’elles entonnent
-d’un commun élan l’hymne de la Vierge, transcription
-bretonne de l’<i lang="la" xml:lang="la">Ave maris stella</i>.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Ni ho salud, stéréden vor !…</i></div>
-</div>
-
-<p>Les voix rebondissent au loin dans le large écho
-des montagnes. Les hommes restés un peu en
-arrière pressent le pas. Je me suis mêlé à leur
-groupe : une cinquantaine de grands gars en <i>tricot</i>
-de laine grise ou bleue, avec des muscles énormes,
-des poings de géant et de bonnes figures placides,
-d’une enfantine douceur. Des touffes de sourcils
-enchevêtrés ombragent leurs prunelles trop
-claires, aux teintes indécises, comme délavées par
-les embruns. Ils sont accueillants et expansifs.
-Ils m’apprennent qu’ils sont partis d’Ouessant la
-veille, qu’ils ont mis près de dix heures à franchir
-l’Iroise et qu’ils ont emporté des provisions pour
-trois jours, « parce que, chez nous, voyez-vous,
-on sait bien quand on sort, mais on ne sait
-jamais quand on rentre ». D’espace en espace un
-aubergiste les hèle, assis sur un tonneau, dans la
-douve, auprès de son comptoir couvert de bouteilles :</p>
-
-<p>— Eh bien ! les <i>gens de l’Enès</i><a id="FNanchor_50" href="#Footnote_50" class="fnanchor">[50]</a>, on ne prend pas
-un <i>boujaron</i> ?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_50" href="#FNanchor_50"><span class="label">[50]</span></a> <i>Ile.</i> Les insulaires des côtes bretonnes appellent leur
-île l’<i>Ile</i> tout court, comme les continentaux ne les désignent
-d’ordinaire que par le nom d’<i>Iliens</i>, sans autre qualification.</p>
-</div>
-<p>Gaiement ils répondent :</p>
-
-<p>— Nous en prendrons deux au retour.</p>
-
-<p>Ils sont à jeun depuis minuit, afin de pouvoir
-communier à la messe d’aube. Chacun d’eux
-accomplit le pèlerinage pour son clan et doit rapporter
-à tous les siens la bénédiction de Notre-Dame.
-Il n’y a pas de famille dans l’île qui n’ait
-parmi eux son représentant, son délégué, muni des
-recommandations les plus expresses. Souvent on
-le tire au sort, à la courte paille. Son premier
-soin, dans la semaine qui précède le départ, est de
-faire visite à toute la parenté, depuis le grand-oncle
-jusqu’à l’arrière-petit-cousin. Tous ont à le
-charger de quelque « commission » pour la sainte.
-C’est l’aïeul qui sent que sa vue baisse et qui
-demande qu’elle lui soit conservée ; c’est la tante
-Barba qui a les « gouttes » et qui supplie qu’on
-l’en délivre ; c’est <i>tonton</i> Guillou, tourmenté par un
-procès, et qui compte sur la Vierge pour intervenir
-auprès des juges ; c’est Gaïdik Tassel, une
-nièce souffrante, surnommée la <i>Trop-blanche</i>, à
-cause de sa pâleur : elle se languit, à peine au
-seuil de ses vingt ans, d’un mal dont ni elle, ni
-personne ne saurait dire la cause ; mais la Vierge
-de Tout-Remède s’y reconnaîtra… Que d’autres
-vœux encore ! Et que de prescriptions, dont
-quelques-unes fort compliquées ! « Ce sou que
-voici, tu le déposeras dans le tronc de l’église ;
-celui que voilà, tu le laisseras tomber dans la
-fontaine. Garde-toi de confondre. » Ou bien :
-« Tu allumeras un cierge à la droite de la madone
-et tu noteras combien de sauts aura fait la flamme
-avant de brûler d’une clarté tranquille. » Bref,
-tout un système inextricable de rites où notre
-mémoire de civilisés se perdrait. L’<i>îlien</i>, lui, s’y
-retrouve aussi aisément que dans l’écheveau
-d’agrès de sa gabarre. Il range, il ordonne tout
-cela dans sa tête, avec les habitudes de méthode
-et de classement particulières aux matelots. Soyez
-assuré qu’il n’omettra aucun détail et qu’il s’acquittera
-point par point de la mission de confiance
-dont il est investi. Pour peu qu’il y manquât, il
-croirait commettre un sacrilège. La destinée des
-êtres qui lui sont chers n’est-elle pas intéressée
-à ces pratiques ? Et lui-même n’est-il pas le premier,
-du reste, à avoir foi en leur efficacité ?</p>
-
-<p>On ne cite qu’un seul exemple d’<i>îlien</i> ayant
-failli. Le malheureux aimait à boire ; le démon de
-l’eau-de-vie le possédait. Il s’oublia dans une des
-tavernes du Faou, ne mit pas les pieds à Rumengol.
-Quand les personnes qu’il avait amenées
-revinrent du pardon, elles le trouvèrent dégrisé et
-repentant ; elles ne refusèrent pas moins de s’en
-retourner à son bord, et bien elles firent, car on
-n’entendit plus parler de lui ni de sa barque :
-la mer ne rendit même pas son cadavre.</p>
-
-<p>Et l’Ouessantin qui me fournit ces renseignements
-ajoute d’un ton grave :</p>
-
-<p>— Heureux encore qu’il n’ait pas attiré sur sa
-race de pires infortunes !</p>
-
-<p>— Dans quel dessein ces femmes vous ont-elles
-donc accompagné, au lieu de se faire représenter
-par un père, un mari, un fils ou quelque cousin ?</p>
-
-<p>— Hé ! prononce-t-il, — c’est apparemment
-qu’elles n’ont plus ni l’un ni l’autre. Ils sont nombreux
-à l’Ile, les foyers sans hommes ; et il se
-couche chaque année bien des Ouessantins dans
-le grand cimetière où l’on est à soi-même son
-propre fossoyeur !</p>
-
-<p>Du geste, il me montre là-bas l’Océan, — la
-douce mer rose, voluptueusement étalée sur un
-peuple de morts…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VII</h3>
-
-
-<p>A petits coups pressés, la cloche tinte. Et c’est
-le signal d’un remuement universel. Des granges,
-des étables, de la soupente des auberges se lève
-une multitude en désordre, visages encore bouffis
-de sommeil, avec du foin dans les cheveux et des
-plaques de poussière dans le dos. On se débarbouille
-en un tour de main d’un peu d’eau
-puisée à l’auge de la cour. Les femmes redressent
-leur coiffe, tapotent leurs jupes et leur tablier. Des
-files interminables s’acheminent vers le sanctuaire.
-Il sort du monde de partout ; il en surgit des prés,
-il en descend des arbres même, des gros chênes
-nains sculptés par le temps en forme de sièges.
-La terre de Rumengol tout entière présente
-l’aspect d’un lit défait, d’une couche immense où
-des milliers d’êtres ont dormi ; et, des herbes
-écrasées, des grands foins foulés gardant l’empreinte
-des corps, un parfum monte qui embaume
-l’espace.</p>
-
-<p>Çà et là des tas de cendres fument encore,
-pareils à des feux de bivouacs abandonnés.</p>
-
-<p>En juin, saison des nuits tièdes, les paysans bretons
-ne font point rentrer les troupeaux, les laissent
-paître ou ruminer en liberté sous les étoiles,
-pour les reposer de l’étable. Et Rumengol, avec ses
-eaux vives dans son vallon accidenté, est un centre
-renommé d’élevage. Aussi, en ce clair matin, tous
-les alentours de la bourgade sont-ils comme mouchetés
-de taches blanches, ou rousses, ou noires.
-C’est par centaines qu’il faudrait nombrer les têtes
-de bétail éparses sur les pentes. Elles se meuvent
-avec la belle indolence des animaux repus ; un
-peu étonnées d’une telle affluence de monde dans
-la monotonie habituelle de leur solitude, elles
-appuient aux claies des barrières ou tendent par-dessus
-les haies d’ajonc leurs mufles emperlés de
-rosée, et meuglent doucement en roulant leurs
-gros yeux graves. Plus d’un pèlerin allonge le
-bras pour caresser leur poil au passage ; elles font
-partie du décor traditionnel de la fête. N’est-il pas
-écrit dans la Vie de la Vierge qu’elle enfanta le
-<i lang="br" xml:lang="br">Mabik</i> au milieu des bœufs ? Et Notre-Dame de
-Tout-Remède n’a-t-elle pas souci des bêtes à
-l’égal des hommes ?</p>
-
-<p>Une année, des saltimbanques — des mécréants — dérobèrent
-nuitamment une vache. Ils l’avaient
-emmenée dans la forêt du Kranou et s’apprêtaient
-à l’abattre pour se régaler de sa chair, quand
-éclata un orage subit que rien dans l’état de l’atmosphère
-ne faisait prévoir. Trois coups de
-tonnerre retentirent, foudroyant à la fois les
-voleurs et l’arbre auquel la vache était attachée,
-mais sans causer à celle-ci le moindre dommage,
-bien au contraire : car, son lien ayant été rompu
-dans la secousse, elle put rejoindre le troupeau
-avant même qu’on eût eu le temps de s’apercevoir
-qu’elle y manquât. Par la suite il résulta pour
-elle de cette aventure quantité d’avantages. Nul ne
-douta, en effet, qu’elle n’eût été sauvée par un
-miracle ; on la considéra comme une « protégée »
-de la Vierge et on la traita avec les égards dus à
-sa qualité ; elle eut désormais la meilleure litière
-et le râtelier le mieux garni, et, après avoir vécu
-dans l’abondance, elle mourut paisiblement de
-vieillesse, sans avoir connu l’exil des foires lointaines…</p>
-
-<p>Pour se faire une idée de la surprenante variété
-de notre race, de la diversité de ses types et de la
-richesse de ses costumes, il n’est que d’assister à
-la sortie de la messe d’aube, dans le cimetière de
-Rumengol, le jour du pardon. Toute la Bretagne
-est rassemblée là comme en un raccourci puissant.
-Que de reliefs et de contrastes ! Ici, les Léonards
-aux grand corps, spéculateurs hardis et fanatiques
-sombres, nés pour être marchands ou prêtres,
-et dont les lèvres dédaigneuses ne se desserrent
-volontiers, dit-on, que pour réciter la prière ou
-parler argent. Près d’eux, les Trégorrois, aux
-yeux vifs et nuancés, à la physionomie ouverte,
-discoureurs aimables, avec une pointe d’ironie
-dans leur sourire. Là, les <i lang="br" xml:lang="br">Tran’Doué</i><a id="FNanchor_51" href="#Footnote_51" class="fnanchor">[51]</a>, équipés à la
-façon des Mexicains d’une veste brodée de jaunes
-arabesques et d’un pantalon très ample s’évasant
-au-dessus des chevilles : beaux hommes pour la
-plupart, la figure encadrée d’un large collier de
-barbe rousse, ils laissent à leurs femmes les
-besognes qui déforment, n’ont, quant à eux,
-d’autre souci que de promener leur fière prestance
-de mâles à travers les foires et les pardons.
-Et voici le bleu clair, le bleu azuré des <i lang="br" xml:lang="br">glazik</i><a id="FNanchor_52" href="#Footnote_52" class="fnanchor">[52]</a>
-de Cornouailles, où courent en festons les tons
-d’or de la fleur du genêt. Un peu lourds et pansus,
-ces Bretons du sud, et joyeux d’une bonne joie
-matérielle qui éclate dans leurs faces rondes,
-rases, roses et poupines, dans leur goût des couleurs,
-des choses voyantes, dans l’allégresse grivoise
-de leurs chansons. Ils ne font que mieux
-ressortir l’élégance montagnarde des fils de l’Aré,
-souples et droits ainsi que des pins, et pareils,
-dans leur accoutrement de laine brune, à des pasteurs
-des temps primitifs, — ou la gravité hautaine
-des forbans de l’Aber, souvent comparés
-aux palikares des côtes grecques et qui portent
-comme eux le bonnet et la fustanelle, grands
-gars superbes, avec des bras d’une envergure
-immense et le profil aigu d’un oiseau de mer fendant
-l’espace.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_51" href="#FNanchor_51"><span class="label">[51]</span></a> On appelle ainsi, du juron qui leur est familier, les
-hommes du canton de Pont-Labbé, les maris des <i lang="br" xml:lang="br">Bigoudenn</i>.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_52" href="#FNanchor_52"><span class="label">[52]</span></a> <i lang="br" xml:lang="br">Glazik</i>, les hommes vêtus de bleu.</p>
-</div>
-<p>Debout sur une éminence, sur une sorte de
-dune herbeuse qui prolonge à gauche le cimetière
-et au sommet de laquelle se dresse un
-oratoire, Yann Ar Minouz attaque de sa voix
-rauque, la complainte de <i lang="br" xml:lang="br">Plac’hik Eûssa</i>.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i1">A l’île Eûssa fut une fille,</div>
-<div class="verse i1">Jolie et sage comme un ange,</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Jolie et sage comme un ange,</div>
-<div class="verse i1">Et son nom était Corentine.</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Hélas ! elle n’avait pas quinze ans,</div>
-<div class="verse i1">Déjà lourde croix elle portait.</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Sur un rocher, jouxte la mer,</div>
-<div class="verse i1">La fille pleurait pleurs amers.</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Et de plein cœur elle priait</div>
-<div class="verse i1">Et vers les cieux ainsi criait…</div>
-</div>
-
-<p>Un oblique rayon de soleil se joue sur les
-tempes dégarnies du barde. Iliens et Iliennes ont
-fait cercle autour de lui : ils boivent ses paroles
-et suivent le mouvement de la chanson jusque
-dans l’expression de son visage. Car il ne se contente
-pas de chanter, il mime ; si bien que la
-complainte se transforme en un drame monologué.
-Et quel prestigieux acteur que ce Yann ! Il
-a joint les mains, il lève au ciel un regard mouillé
-de larmes ; sa voix, traînante au début, éclate en
-accents déchirants :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i1">— En se battant contre l’Anglais,</div>
-<div class="verse i1">Mon père s’est noyé dans la mer profonde.</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Le cœur de ma mère se fendit,</div>
-<div class="verse i1">Quand ce malheur elle entendit.</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Et je n’ai plus personne, hélas !</div>
-<div class="verse i1">Que faire désormais ici-bas ?</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Je n’ai plus hélas ! sur la terre</div>
-<div class="verse i1">Proche ni parent, père ni mère.</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Père ni mère, proche ni parent ;</div>
-<div class="verse i1">Vivre m’est deuil et navrement !</div>
-</div>
-
-<p>Une des Ouessantines s’est caché la figure dans
-son mouchoir : on sent qu’elle fait effort pour
-étouffer des sanglots. Le marin avec qui j’ai causé
-tantôt me chuchote à l’oreille :</p>
-
-<p>— Elle a une <i>cœursée</i>, la pauvre ! On jurerait
-que c’est sa propre <i>gwerz</i>, en vérité, que l’homme
-aux chansons lui débite là.</p>
-
-<p>Sur un rythme plus doux, avec un balancement
-léger de tout le corps, Yann poursuit :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i1">Mais non !… Il est au ciel un Père,</div>
-<div class="verse i1">Et à Rumengol bonne Mère !</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Ma mère bien souvent m’a dit</div>
-<div class="verse i1">De prier la Vierge bénie,</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">La Vierge tendre de Rumengol,</div>
-<div class="verse i1">Et jamais ne serais abandonnée.</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Étendez votre main sacrée,</div>
-<div class="verse i1">Vierge, sur votre enfant navrée.</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Moi, la mineure<a id="FNanchor_53" href="#Footnote_53" class="fnanchor">[53]</a> à l’abandon,</div>
-<div class="verse i1">J’irai pieds nus à votre pardon ;</div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_53" href="#FNanchor_53"><span class="label">[53]</span></a> Orpheline.</p>
-</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse i1">J’irai pieds nus demander aide</div>
-<div class="verse i1">A votre maison de Tout-Remède.</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Et sept fois je ferai le tour</div>
-<div class="verse i1">Du grand autel sur mes genoux ;</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Sept fois le tour de votre sanctuaire,</div>
-<div class="verse i1">Vierge, patronne des Bas-Bretons !</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Madame Marie, les pauvres gens</div>
-<div class="verse i1">Ne vous sauraient faire de présents.</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Ni ceinture de cire<a id="FNanchor_54" href="#Footnote_54" class="fnanchor">[54]</a>, ni cierge,</div>
-<div class="verse i1">Rien !… sinon leur prière, ô Vierge.</div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_54" href="#FNanchor_54"><span class="label">[54]</span></a> Les cordons de cire dont les pèlerins entourent l’église.</p>
-</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse i1">Pauvre comme eux, pour seul trésor</div>
-<div class="verse i1">J’ai mes cheveux blonds couleur d’or.</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Je tresserai pour vous une guirlande</div>
-<div class="verse i1">Faite avec ma chevelure blonde,</div>
-
-<div class="verse stanza">Faite avec les fleurs des champs, les simples fleurs ;</div>
-<div class="verse">En gouttes de rosée y brilleront mes pleurs.</div>
-</div>
-
-<p>Elle brille aussi, la triste rosée des larmes, dans
-les yeux des femmes qui sont là ; elle trace de
-larges sillons humides sur leurs joues hâlées,
-s’égoutte lentement dans les plis de leur petit
-châle noué en croix. Les hommes eux-mêmes
-sont émus : sans cesse ils s’essuient les paupières
-du revers de leurs grosses mains toutes tailladées
-et noires de goudron. Et, de minute en minute,
-le groupe des auditeurs grossit : le pardon afflue
-vers le chanteur dont le buste ensoleillé domine
-la foule, la chemise ouverte, son poitrail nu hérissé
-de touffes de poils fauves. Le récitatif reprend,
-d’une allure dolente et comme alanguie :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i1">S’est mise Corentine en chemin,</div>
-<div class="verse i1">Sa baguette blanche à la main ;</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Passe la mer, suit le chemin</div>
-<div class="verse i1">Qui mène aux cieux, qui mène aux saints.</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Et la voici déjà tout proche :</div>
-<div class="verse i1">Du clocher on entend la cloche.</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Elle s’agenouille, en le voyant,</div>
-<div class="verse i1">Son cœur palpite, en l’entendant.</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">A Rumengol quand se trouva,</div>
-<div class="verse i1">Les pieds de la Vierge baisa.</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Et dit : — Ma Mère, Mère bénie,</div>
-<div class="verse i1">J’aimerais bien mourir ici !</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Je n’ai plus personne à aimer.</div>
-<div class="verse i1">Daignez me prendre et m’emporter !</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Ici mon corps reposera,</div>
-<div class="verse i1">Mon âme avec vous s’en ira.</div>
-</div>
-
-<p>Yann s’interrompt, éponge avec sa manche son
-front où la sueur perle, puis, d’un ton sacramentel,
-imposant les mains à l’assistance :</p>
-
-<p>— Chrétiens, signez-vous ! La Vierge va parler.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i1">Alors, la Vierge avec douceur</div>
-<div class="verse i1">A dit à la fillette en pleurs :</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">— Sur terre il n’est que gens méchants ;</div>
-<div class="verse i1">Que Dieu te sauve, mon enfant !</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Ta douce âme et ton pauvre cœur</div>
-<div class="verse i1">Sont maintenant purs comme l’or.</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Viens, Corentine, au ciel profond,</div>
-<div class="verse i1">Louer Jésus, le Maître bon.</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">Et Corentine se mourait,</div>
-<div class="verse i1">Et à voix haute elle disait :</div>
-
-<div class="verse i1 stanza">— A la Vierge je donne mon cœur,</div>
-<div class="verse i1">Ma malédiction aux Anglais !</div>
-</div>
-
-<p>Ce vers final, cri de guerre de la race, le barde
-le lance à pleins poumons, d’un timbre si âpre
-et si vibrant que la foule tressaille, frémit, sentant
-passer en elle le frisson des grandes haines
-ataviques, vieilles de douze cents ans !…</p>
-
-<p>Le soleil est haut sur l’horizon. Déjà commencent
-à déboucher, devers Le Faou, Landerneau,
-Châteaulin, les omnibus et les breaks aux essieux
-criards, bondés de familles bourgeoises qui viennent
-à Rumengol comme à une fête foraine, histoire
-de se gaudir de la paysantaille et de manger
-du veau froid sur l’herbe où les pèlerins ont
-dormi. Le vrai pardon désormais est clos. C’est
-l’heure de fuir, si je veux emporter intactes les
-fortes impressions de la nuit et du matin naissant.</p>
-
-<p>Je trinque une dernière fois avec le vieux poète
-trégorrois dans l’auberge où la veille nous nous
-sommes rencontrés. Nous échangeons de mélancoliques
-adieux.</p>
-
-<p>— J’ai le pressentiment — me dit-il — que
-je ne chanterai plus aux Iliennes la triste chanson
-de <i lang="br" xml:lang="br">Plac’hik Eûssa</i>. Ce n’est point là ce qui me fait
-peine, mais de songer que les temps sont proches
-où c’en sera fini en Bretagne des belles <i>gwerz</i>
-aimées de nos pères et des <i>sônes</i> délicieuses qui,
-jusque sur la lèvre défleurie des aïeules, sonnent
-aussi gai qu’un oiseau de printemps. Toutes ces
-choses sont près de mourir, et d’autres encore qui
-ont réjoui nos âmes. Les pardons, hélas ! les pardons
-eux-mêmes disparaîtront. J’en sais dont je
-suis probablement le seul à me souvenir. Les
-chemins où je marche à présent sont jonchés de
-chapelles en ruines. Le fantôme de la cloche
-continue à tinter au-desssus du clocher détruit ;
-j’ai souvent ouï, le soir, son glas mystérieux et
-plaintif. Mais, à part moi, qui donc prête l’oreille
-pour l’entendre ? Nos prêtres sont les premiers
-à tuer nos saints, à laisser tomber leur culte en
-oubli<a id="FNanchor_55" href="#Footnote_55" class="fnanchor">[55]</a>. Eh oui ! ce sont eux qui travaillent à
-faire le vide autour de nos sanctuaires les plus
-vénérés, en entraînant les paroisses par troupeaux
-vers les églises lointaines, vers les Vierges étrangères,
-à Lourdes, à la Salette, à Paray-le-Monial !
-Quel besoin ont-ils de dépayser la dévotion bretonne ?
-Qu’ils prennent garde qu’à tant voyager
-elle ne s’altère. Ma mère déjà déplorait ces
-modes nouvelles. « Le paradis, disait-elle, ne se
-gagne qu’aux pieds des saints de son pays. »
-J’augure mal des jours à venir. Grâces à Dieu,
-je ne les verrai point : on aura depuis longtemps
-jeté sur ma face le drap sous lequel on dort pour
-jamais…</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_55" href="#FNanchor_55"><span class="label">[55]</span></a> Disons néanmoins que dans le cours des deux dernières
-années il s’est produit une réaction dans le clergé
-breton en faveur des vieux saints nationaux.</p>
-</div>
-<p>Je m’en retourne vers Quimerc’h par le sentier
-des fougères. A mi-côte je croise deux bons vieux
-Cornouaillais en goguette qui, s’arc-boutant des
-épaules, se racontent simultanément des histoires
-sans fin, et ne s’écoutent ni l’un ni l’autre. Leur
-double soliloque me suit quelque temps, puis
-s’évanouit dans le profond silence. C’est maintenant
-une paix vaste, le calme saisissant d’un
-désert. Dans la direction du nord, les bois du
-Kranou moutonnent à perte de vue ; vers l’ouest,
-la mer flambe ainsi qu’un bain de métal en fusion.
-Rumengol, son pardon, ses mendiants, ses chanteurs,
-tout cela semble avoir glissé dans l’ombre
-du ravin ; la croupe dorée du pays d’Hanvec s’affaisse
-à son tour, tandis que se déroulent au loin,
-sur le fond du ciel, les cimes bleuâtres de l’Aré.
-Pas un clocher à l’horizon, pas un toit, pas même
-une de ces grêles fumées, révélatrices de la présence
-de l’homme. On a de nouveau la sensation
-d’une terre vierge, d’un monde à peine éveillé du
-chaos. Le paysage tout entier apparaît comme figé
-encore dans la raideur des choses primitives, et
-l’on jurerait qu’on n’y a point changé de place
-une pierre depuis le fabuleux soir d’automne où
-le soleil s’y coucha sur la mort de Gralon.</p>
-
-<p>Soudain, un cri part, un sourd et sinistre
-mugissement déchire la solitude : du sein d’une
-colline éventrée un train se précipite, et la civilisation
-passe, au branle des wagons, sans souci
-des fleurs d’âme qu’elle écrase et des grands symboles
-qu’elle anéantit. La douloureuse prédiction
-de Yann Ar Minouz me revient en mémoire.
-Aux futurs pardons de Rumengol reverra-t-on
-les chanteurs ?</p>
-
-<p>Discret et charmant Esprit de l’antique chanson
-bretonne, tes fervents se font rares. Dans la hiérarchie
-nouvelle, mieux vaut être cantonnier que
-barde. De vieilles fileuses, des tailleurs de campagne,
-de pauvres pâtres, de nomades sabotiers,
-voilà les seuls qui te vénèrent encore d’un culte
-simple et profond. Ta voix mélodieuse est condamnée
-à s’éteindre avec le bruit du dernier rouet.
-Aux générations qui te furent hospitalières d’autres
-ont succédé, trop affairées pour t’entendre,
-trop matérielles pour te goûter. Discret et charmant
-Esprit de l’antique chanson bretonne, toi
-qui portas si longtemps sur tes ailes le rêve de
-notre race, je songe avec tristesse à l’heure
-prochaine où tu ne seras plus.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch3">SAINT-JEAN-DU-DOIGT<br />
-LE PARDON DU FEU</h2>
-
-<p class="dedic">A Madame Émile Cloarec.</p>
-
-
-
-
-<h3>I</h3>
-
-
-<p>La fête du solstice d’été, qui n’est plus guère,
-ailleurs, qu’une façon de divertissement populaire,
-se célèbre encore en Bretagne avec une foi
-aussi ardente, aussi recueillie qu’au temps des
-adorations primitives, des premiers agenouillements
-de l’homme devant le soleil. Et, dans la
-nuit du 23 au 24 juin, l’on peut dire sans exagération
-que, des hautes terres de l’intérieur au bas
-pays du littoral, de l’Argoat à l’Armor, il n’y a
-pas une bourgade, pas un hameau, pas même
-une ferme isolée au milieu des landes ni une
-hutte de sabotiers ensevelie sous le couvert des
-bois qui ne se fasse une obligation sacrée d’édifier
-son bûcher symbolique et d’invoquer la flamme
-ou de se prosterner autour des cendres, selon des
-rites dont le sens s’est perdu au cours des âges,
-mais dont les formules et les gestes n’ont pas dû
-varier beaucoup depuis les plus lointains passés.</p>
-
-<p>J’ai tâché de décrire naguère le spectacle d’une
-de ces « Nuits des feux », tel qu’il m’avait été
-donné d’y assister en pleine montagne, dans le
-site peut-être le plus sauvage de l’Aré. Mais le
-lieu plus spécialement réputé pour être le centre
-et comme le sanctuaire privilégié des antiques
-cultes solaires, c’est, à la limite du Trégor, vers
-l’ouest, un cap fleuri d’ajoncs qui fait pendant à
-la pointe de Primel et protège des âpres vents de
-Manche la secrète, la délicieuse vallée de Traoun-Mériadek.</p>
-
-<p>Mériadek est un des noms vénérés de notre
-hagiographie locale. Celui qui le porta fut, au
-dire des légendaires, un personnage de grande
-race, arrière-neveu du fabuleux roi Conan, ce
-Pharamond de la Bretagne. Albert de Morlaix,
-qui a rédigé sa vie, nous apprend qu’il mourut
-évêque de Vannes, après s’être longtemps voué à
-la solitude, sans autre compagnon de pénitence
-qu’un clerc, en un canton propice à la retraite,
-non loin de la ville actuelle de Pontivy. Mais les
-gens de Traoun-Mériadek n’acceptent pas cette
-tradition. « A chacun son saint, affirment-ils.
-Mériadek est nôtre et n’a jamais bougé de nos
-parages depuis le jour béni où, parti de la terre
-saxonne avec son frère Primel, il vint aborder
-en ce havre sur une roche creusée en forme
-de barque, que des goémons enguirlandaient.
-Le pays était plaisant, abrité, plein de beaux
-ombrages, égayé par le chant des ruisseaux.
-Mériadek dit à Primel : « Je suis l’aîné : c’est à
-moi de choisir. J’opte pour cet endroit. Va donc
-en ta direction et que Dieu te conduise ». Primel
-baissa la tête et vit un galet arrondi à ses pieds.
-Il le ramassa, le brandit, le lança devant lui.
-Retombé sur le sol, le galet se mit à rouler comme
-une boule, du côté du soleil couchant. Primel le
-suivit et ne s’arrêta que là où la pierre s’arrêta
-elle-même, dans les grèves rocheuses de Plougaznou
-qu’elle habitait, il faut croire, avant que
-la mer l’en eût arrachée. Et saint Mériadek resta
-seul parmi nous jusqu’au moment où saint Jean
-le Baptiseur lui fut adjoint comme patron de
-notre église. »</p>
-
-<p>Mériadek subit, en effet, le sort de beaucoup
-de nos vieux thaumaturges nationaux. Dès les
-premières années du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle, il fut, sinon
-dépossédé, du moins relégué au second plan par
-l’institution d’un nouveau culte. Sans doute ne le
-jugeait-on plus assez orthodoxe. Trop d’éléments
-païens demeuraient mêlés à la dévotion dont il était
-l’objet. Les habitants de cette côte sont tenus, de
-nos jours encore, pour des cerveaux peu dociles.
-Lorsque, il y a quelque cent ans, le voyageur
-Cambry passa chez eux, il fut frappé de leur
-réserve ombrageuse et de l’accent farouche avec
-lequel ils se proclamaient les « durs gars de la
-zone maritime », <i lang="br" xml:lang="br">pôtred called an Arvorik</i>. Isolés
-du monde par des remparts de collines abruptes
-et par une mer hérissée d’écueils, ils se sont
-attardés, avec un entêtement invincible, dans des
-conceptions et des pratiques plusieurs fois millénaires.
-En aucune autre région de la Bretagne,
-peut-être, l’esprit du vieux naturalisme celtique
-ne s’est perpétué plus intact. Les choses, il est
-vrai, n’y ont pas moins contribué que les âmes.
-Ce ne sont, de tous côtés, que fontaines qui
-sourdent : elles s’épanchent des prés, des landes,
-elles jaillissent du roc même, donnant l’impression
-d’une fécondité intarissable, de mamelles toujours
-ruisselantes qui verseraient éperdument la
-force, la fraîcheur, la santé, la vie. Comment la
-vénération des pèlerins ne se fût-elle pas agenouillée
-de tout temps aux margelles de ces
-divonnes sacrées ? Et, quand on lève les yeux vers
-les hauteurs d’alentour, à contempler l’aspect
-solennel de ces grands promontoires où le soleil,
-l’<span lang="br" xml:lang="br">Heöl</span> breton, frère de l’Hélios grec, promène par
-les purs matins d’été les frissons d’une lumière si
-délicate et, le soir, laisse traîner des clartés si
-longues, des pourpres si somptueuses, comment
-s’étonner que des générations de Celtes en aient
-fait un lieu d’adoration, une sorte de temple à ciel
-ouvert dédié à celui qu’ils appellent encore « le
-roi des astres » et dont la rayonnante présence
-leur est d’autant plus douce que dans leur climat
-brumeux ils en sont fréquemment privés ?</p>
-
-<p>Impuissant à détruire ces idolâtries locales,
-le christianisme tenta, comme on sait, de les
-détourner à son profit. Il édifia des chapelles
-auprès des sources, plaça des images de la Vierge
-au creux des chênes druidiques, démarqua les
-mythes en les frappant à son empreinte et substitua
-les noms de ses saints aux forces naturelles
-divinisées. C’est ainsi, je suppose, que le bon
-Mériadek, hypothétique évêque de Vannes, fut
-convié à recueillir, en ce coin du Trégor, des
-hommages antérieurement adressés au soleil. Certains
-traits de sa légende justifiaient cette attribution.
-Un Mystère cornique, précieuse épave
-d’un idiome aujourd’hui sombré, nous le montre
-doué du « don de lumière », dissipant la nuit des
-yeux éteints, rouvrant à la clarté céleste les prunelles
-enténébrées.</p>
-
-<p>Il est à penser toutefois que l’intronisation de
-son culte dans la combe de Traoun-Mériadek
-n’eut pas tous les effets heureux qu’on en attendait.
-L’âme des Bretons est un peu comme leur
-terre. On croit l’avoir écobuée à fond, avoir passé
-au feu les moindres souches. Qu’elle reste seulement
-une année en jachère : au printemps d’après
-les racines brûlées sont redevenues vivaces et,
-bruyères, ajoncs, gentils, toute la végétation primitive
-a refleuri. Aux environs du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle, la
-vertu de saint Mériadek avait probablement perdu
-son efficace. L’ancienne frondaison barbare,
-riche d’une sève plus profonde, l’avait, sans
-songer à mal, envahie, recouverte, à demi étouffée.
-Cela était dans l’ordre des choses. Et puis, qui
-sait ! Le clergé lui-même avait peut-être cessé
-d’avoir foi aux mérites de ce saint suranné. Il y a
-une mode pour les saints, et qui est sujette aux
-pires vicissitudes, comme toutes les modes. En
-Bretagne, nos pères n’ont eu que trop souvent
-l’occasion de le constater.</p>
-
-<p>Renan a conté quelque part l’histoire d’une
-statue de saint Budoc que le curé, sous prétexte
-qu’elle tombait de vétusté, remplaça subrepticement
-par une vierge de Lourdes. Que d’escamotages
-de ce genre on pourrait citer ! Longue, par
-exemple, serait la liste des paroisses bretonnes où
-le patron celtique a dû s’effacer devant saint
-Pierre. L’œuvre de romanisation à laquelle
-s’acharnèrent en vain les légions des empereurs,
-il semblerait parfois que les prêtres, issus pourtant
-de la race, se fussent donné pour tâche de la
-faire aboutir. De bonne heure ils se sont appliqués
-à dénationaliser la piété de leurs ouailles.
-Ils y ont en partie réussi. Saint Mériadek est une
-de leurs nombreuses victimes. On s’aperçut un
-beau jour qu’il manquait décidément de prestige
-et, tout aussitôt, son humble chapelle se transformait
-en une spacieuse église où l’on voulait
-bien le tolérer comme un hôte, mais dont le seigneur
-et maître devenait dorénavant le Baptiste.
-La vallée même, désignée par son vocable, changea
-de nom. Il ne fut plus question de Traoun-Mériadek :
-ce fut désormais la trêve — aujourd’hui
-la commune — de Saint-Jean-du-Doigt.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>II</h3>
-
-
-<p>D’ordinaire, quand ces sortes de substitutions
-remontent, comme c’est le cas, à des époques
-assez reculées, il est difficile, pour ne pas dire
-impossible, de savoir dans quelles conditions elles
-se sont produites. Ceux qui les provoquent ne se
-soucient naturellement pas d’en perpétuer le souvenir.
-Plutôt s’emploieraient-ils à le faire disparaître,
-ne fût-ce que pour renforcer la tradition
-récente de toute l’autorité des longs âges. Ici,
-nous avons, par exception, la chance d’être renseignés,
-grâce au plus crédule, au plus indiscret,
-mais au plus charmant aussi des hagiographes
-bretons : j’ai nommé Albert Legrand.</p>
-
-<p>Il vivait dans la première moitié du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle,
-à Morlaix, dont il était originaire et où il s’était
-fait moine, au couvent de Cuburien. Il unissait à
-un esprit cultivé l’âme la plus enfantine. Il avait
-conservé tous les goûts du peuple dont il était
-sorti : l’amour des belles histoires, la passion du
-merveilleux. Sa dévotion pour les saints de son
-pays, pour les « saints patriotes » comme il les
-appelle, était sans bornes. Leurs surprenantes
-odyssées, la richesse et la variété de leurs aventures
-l’enchantaient. Elles étaient flottantes encore,
-pour la plupart, livrées aux hasards et aux
-incertitudes de la mémoire populaire. Il jugea
-qu’il ne pouvait faire œuvre à la fois plus chrétienne
-et plus bretonne que de les fixer. Dès qu’il
-en eut obtenu licence de ses supérieurs, il entra
-proprement en campagne.</p>
-
-<p>Il ne s’agissait, en effet, de rien moins que de
-parcourir toute l’Armorique, de la visiter par le
-menu, en interrogeant les archives et les gens, en
-s’arrêtant aux églises, aux oratoires, partout où
-quelque personnage de notre légende dorée avait
-laissé l’empreinte de ses pas ou le parfum de ses
-vertus. On ne vit plus qu’Albert de Morlaix par
-les routes. Ce frère quêteur fut une espèce de
-Pausanias breton. Il conversait avec les rustiques
-dans leur langue qui est, chez nous, le seul
-sésame. Sa qualité de franciscain lui ouvrait,
-d’autre part, les presbytères. Non content de s’informer
-auprès des « recteurs », il questionnait
-encore à la cuisine leurs gouvernantes, les <i lang="br" xml:lang="br">carabassenn</i>.
-On n’avait pas avec lui de réticences : on
-lui confiait tout ce que l’on savait, et lui, pèlerin
-fervent, se faisait tout oreilles. Il put engranger
-ainsi, gerbe à gerbe, la plus opulente moisson.
-De retour à Cuburien, en ce calme paysage
-d’arbres et d’eaux où défilaient, le soir, devant sa
-cellule monacale, des voiles et des chants de mariniers,
-il rédigeait avec une conscience admirable
-les notes recueillies au cours de ses excursions,
-édifiant du labeur de ses nuits sa volumineuse
-<i>Vie des saints de la Bretagne Armorique</i>, se délectant
-lui-même à rassembler les épisodes épars de
-cette espèce de théogonie bretonne qui mêle,
-combine, embrasse et comprend tout, l’histoire et
-le roman, le poème épique et le conte. Il y eut
-chez Albert Legrand de l’Homère, de l’Hésiode,
-de l’Hérodote et du Plutarque. Il a été le premier
-et le plus délicieusement ingénu de nos folkloristes.</p>
-
-<p>Nulle route ne dut lui être plus familière que
-celle de Plougaznou, la grande paroisse côtière de
-qui relevait à cette époque la chapellenie de Saint-Jean-du-Doigt.
-Elle était déjà très fréquentée des
-Morlaisiens, qui y trouvaient pour leurs jours de
-désœuvrement une promenade fort alléchante et
-des plus variées. On n’avait pas attendu que les
-touristes de France ou d’Angleterre eussent découvert
-les puissantes maçonneries géologiques qui
-ceignent comme autant de bastions cyclopéens la
-Pointe de Primel, pour aimer à s’étendre dans
-leur ombre, sur les tapis d’herbe fine et drue qui
-feutrent leur base, devant l’horreur magnifique
-d’une mer que hérissent, même par temps calme,
-d’étincelantes crinières de vagues et que déchirent
-des fronts d’écueils noirs, pareils à des licornes
-des âges monstrueux. Frère Albert n’eût pas été
-Breton, s’il n’avait eu le sentiment le plus vif de
-la magie de la nature. Et cette disposition, le
-commerce presque exclusif qu’il avait noué avec
-les saints de sa race n’avait pu que la confirmer,
-que la développer encore. Il n’avait pas été sans
-remarquer que, dans le choix qu’ils faisaient de
-leurs établissements, l’instinct esthétique ne les
-guidait pas moins que la préoccupation religieuse.
-En fuyant le monde pour se rapprocher de Dieu,
-ils ne renonçaient point à la beauté des choses.
-Ils voulaient à leur prière un vaste champ de
-contemplation. Leurs « maisons de pénitence »
-s’ouvraient tantôt sur les solennelles perspectives
-des bois, tantôt, et plus souvent, sur les infinis de
-la mer. Cette mer, qu’il s’agisse de la britannique
-ou de l’océane, Albert Legrand n’en prononce
-jamais le nom sans une sorte d’attendrissement
-pénétré. Il l’aime visiblement, de l’indéfectible
-amour qu’elle inspire à quiconque naquit sur ses
-bords.</p>
-
-<p>Mais ce n’est point à cause d’elle seulement
-qu’il eut toujours une prédilection particulière
-pour la région de Plougaznou et de Saint-Jean-du-Doigt.
-Il y était attiré encore par les rendez-vous
-annuels que s’y donnaient d’énormes affluences
-de pèlerins accourus des quatre évêchés bretons.
-La petite vallée perdue aux confins du Trégor
-était, en effet, devenue depuis le siècle précédent
-le foyer peut-être le plus ardent de la dévotion
-nationale. Sa réputation miraculeuse s’était répandue
-dans toute la péninsule, avait même reçu
-la consécration officielle. Nos ducs avaient pris
-sous leur patronage l’humble ravin ; ils avaient
-contribué de leurs deniers à l’érection de la nouvelle
-et spacieuse église qui avait remplacé l’ancien
-sanctuaire, et sans cesse témoignaient envers
-elle de leur sollicitude, en la comblant de cadeaux
-de toute nature, reliquaires précieux, lourdes
-bannières historiées, ostensoirs d’or, croix sonnantes
-en argent massif.</p>
-
-<p>L’an de grâce 1506 avait mis le dernier sceau,
-et le plus significatif, à la gloire de Traoun-Mériadek.
-La reine Anne qui gardait jusque sur
-le trône de France ses nostalgies de « petite
-Brette » avait obtenu du roi Louis XII de se venir
-conforter l’âme en son pays. Elle voulut tout
-revoir, accomplir, elle aussi, son <i lang="br" xml:lang="br">Trô-Breiz</i> selon
-l’usage de ces temps où nul Breton ne se fût jugé
-quitte envers sa conscience, s’il n’avait, au moins
-une fois en sa vie, fait le pèlerinage des sept
-saints et visité dans leurs cathédrales respectives
-les sept apôtres patriarcaux, les sept chefs spirituels
-de la Bretagne. Partie de Nantes, elle traversa
-successivement Guérande, Vannes, Quimper,
-fit neuvaine à Notre-Dame du Folgoët, et se
-rendit par Saint-Pol à Morlaix, où l’attendait une
-réception triomphale. Elle y arriva assez mal en
-point. « Une défluxion, nous dit Albert Legrand,
-lui était tombée sur l’œil gauche. » Naturellement,
-on ne manqua pas de lui faire observer que
-le remède était là tout près. L’occasion était trop
-belle de concilier à Saint-Jean-du-Doigt les bonnes
-grâces de la reine. Elle ne se fit point prier et,
-toute transportée des merveilles qu’on lui contait
-de la sainteté du lieu, elle parla même d’entreprendre
-à pied le trajet, comme la plus humble
-des « pardonneuses ». C’est tout au plus si elle
-accepta de se laisser mener en litière une partie
-du chemin. Passé le village de Kermouster,
-comme on s’engageait sur la haute crête aride
-connue sous le nom de Lann ar Festour, elle commanda
-qu’on la mît à terre. Un calvaire se dressait
-au milieu des ajoncs, sur le bord de la route :
-elle s’assit, à en croire la tradition, sur une des
-marches, pour se déchausser ; et ce fut pieds nus,
-prétend un poète populaire, qu’en vraie Bretonne
-qu’elle était, elle dévala vers Saint-Jean. Inutile
-d’ajouter qu’elle y trouva prompte guérison et
-qu’elle s’en montra royalement reconnaissante.
-Elle commença par anoblir tous les habitants de
-la bourgade et, d’un clan de paysans et de
-pêcheurs, fit, selon le mot d’un de leurs descendants,
-une « bordée » de gentilshommes. L’église
-n’était pas entièrement achevée : elle assura de
-quoi la parfaire. Enfin, les multitudes de pèlerins
-qui s’empressaient annuellement vers Traoun-Mériadek
-étant contraints le plus souvent, faute
-de place dans les maisons, de gîter à la belle
-étoile, sur l’aire des cours ou dans l’herbe des prés,
-elle eut la délicate idée de fonder à leur intention
-une hôtellerie fort bien pourvue qui subsiste encore.</p>
-
-<p>Je passe sur quantité d’autres dons. Aucun
-d’eux ne valait sa visite même. Le nouvel établissement
-était désormais certain de prospérer. Il
-avait pour lui la plus glorieuse des attestations,
-inscrite au registre de ses fastes : la « Duchesse
-bénie », la « Douce des Douces » figurait au
-nombre de ses miraculées !… A l’époque d’Albert
-Legrand, sa fortune avait probablement atteint
-son apogée. C’est par milliers, par dizaines de
-mille, que les dévots s’assemblaient, dès la matinée
-du 23 juin, dans la combe trop étroite, couronnaient
-les hauteurs circonvoisines, débordaient
-jusque sur la grève. Autant de gens à confesser,
-à faire communier, à diriger dans les évolutions
-complexes des rites que j’essaierai tout à l’heure
-de décrire. Le clergé local n’y pourrait suffire
-aujourd’hui, avec ses seules forces : encore moins
-l’eût-il pu il y a deux cents ans. Les prêtres des
-paroisses d’alentour lui venaient en aide, comme
-c’est l’usage ; mais, le principal renfort, nul doute
-que ce ne fût Cuburien, avec son rucher de
-moines, qui le lui fournit. Et, parmi eux, comment
-le premier convié à la tâche n’eût-il pas été
-l’infatigable zélateur des saints et des sanctuaires
-de la Bretagne, le Père Albert ? Qui donc était plus
-qualifié que lui pour présider, dans la contrée, à
-ces solennelles assises de la foi bretonne dont il
-s’était donné pour mission de reconstituer l’histoire
-et de débrouiller les origines ? A Morlaix,
-paraît-il, ceux qui le croisaient dans la rue avaient
-coutume de dire, en le désignant :</p>
-
-<p>— Voilà celui qui revient du paradis et qui a
-conversé avec nos saints.</p>
-
-<p>Il n’était pas moins universellement connu à la
-campagne qu’à la ville, ni moins universellement
-aimé. Privilège presque unique, car les membres
-des ordres religieux ne semblent pas avoir joui,
-chez nous, d’une bien grande sympathie. La
-mémoire populaire leur est, en général, peu clémente
-et nos chants, nos <i lang="br" xml:lang="br">gwerziou</i>, nos traditions
-orales les traitent avec une rancune parfois
-féroce. Il en est qui rangent le froc au nombre
-des fléaux les plus redoutables, sur la même
-ligne que la lèpre, la famine et la peste. Le
-Père Albert est peut-être le seul moine que la
-vindicte paysanne ait épargné.</p>
-
-<p>— Oh ! lui, — me déclarait naguère, à son
-propos, une vieille fileuse de Lanmeur, — il n’y
-a pas eu deux hommes de son espèce. J’ai ouï
-conter qu’il avait fait, de son vivant, le voyage
-du ciel et qu’ensuite, lorsqu’il cheminait par les
-routes, on devinait de loin son approche à l’odeur
-suave qui s’exhalait de ses habits.</p>
-
-<p>Dans toute la banlieue de Morlaix, et même
-au delà, il n’était pas de grand pardon sans lui.
-Celui de Saint-Jean-du-Doigt le vit souvent.</p>
-
-<p>Je me le représente grimpant les montées poudreuses,
-en robe brune de récollet, tête nue, sous
-les ardeurs du soleil dont c’est la fête, salué d’une
-parole déférente par les pèlerins qui passent, se
-mêlant à leurs groupes, causant avec eux dans
-leur langue, et surtout s’employant à les faire
-causer. Puis, c’est le soir, là-bas, au fond de la
-verdoyante vallée, dans le potager du presbytère,
-aussi vaste qu’un jardin d’abbaye. Retiré derrière
-le treillis de quelque tonnelle, le doux religieux en
-qui revit un peu de l’âme de François d’Assise,
-père de son ordre, médite sous le foisonnement
-embaumé des chèvrefeuilles et parmi des vols de
-martinets le sermon qu’il doit prononcer le lendemain,
-à la messe d’aube. Et il relit, dans le crépuscule
-encore lumineux, l’ode en distiques latins
-que publia, vers 1605, dans ses <i lang="la" xml:lang="la">Nugæ poeticæ</i>,
-messire Guillaume le Roux, prêtre, natif de la
-paroisse de Plougaznou. Et il feuillette à nouveau
-les mémoires manuscrits de noble et discret
-Yves Legrand, un de ses parents peut-être, chanoine
-de Léon, aumônier du duc François II,
-dont il a su dénicher les cahiers, à demi rongés
-des vers, dans les bahuts à offrandes de la sacristie
-de Saint-Jean. Et il s’use enfin les yeux à tenter
-de déchiffrer une fois de plus, en la ressuscitant à
-l’aide « d’un secret qu’il possède », l’écriture
-presque entièrement effacée d’une vieille charte
-communiquée par un sieur de Pen-ar-Prat, de
-Guimaëc, et qui n’est rien moins, à son avis, que
-le procès-verbal, dûment authentique, de la visite
-de la reine Anne, ainsi que des circonstances surnaturelles
-dont cette visite fut accompagnée.</p>
-
-<p>Maintenant que nous connaissons ses textes,
-asseyons-nous aussi près que possible de la
-chaire pour écouter son prône. La mélopée glapissante
-de la horde des mendiants s’est tue dans
-le cimetière. Une foule recueillie remplit la nef,
-moutonne par delà le porche, s’immobilise à
-croppetons, emmi les tombes. Ayons le cœur
-simple de ces fidèles. Ce que le bon franciscain
-va nous conter, c’est l’<i>Histoire de la translation
-miraculeuse du doigt de saint Jean-Baptiste, de
-Normandie en Bretagne, le premier jour d’aoust</i>.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>III</h3>
-
-
-<p>Sachez donc qu’après la décollation du Précurseur,
-son corps décapité fut enlevé par ses disciples
-et enterré par eux aux abords de la ville de
-Sébaste, où sa sépulture ne tarda pas à devenir
-le théâtre d’une infinité de prodiges. Ils étaient
-encore si fréquents et si notoires au temps de
-Julien l’Apostat que le bruit en arriva jusqu’aux
-oreilles de ce prince. Furieux, il commanda d’exhumer
-les saintes reliques, de les brûler et d’en
-disperser les cendres au vent. Les Gentils n’eurent
-rien de plus pressé que d’obéir. Mais le bûcher ne
-fut pas plus tôt allumé qu’une pluie providentielle
-survint, si véhémente qu’elle éteignit le feu. Les
-chrétiens aux aguets purent sauver une partie
-des ossements, les uns entiers, les autres calcinés
-à demi, et les déposer en lieu sûr pour, ensuite,
-se les partager et les répandre à travers le monde.</p>
-
-<p>Il serait peut-être un peu compliqué de suivre
-chacune de ces reliques en son exode, quoique le
-Père Albert ne s’en fasse point faute. Attachons-nous
-seulement à l’index de la main droite, qui
-fut le doigt par lequel saint Jean désigna le Sauveur,
-en disant la grande parole annonciatrice :
-« Voici l’Agneau de Dieu !… » Les Maltais prétendent
-le posséder en leur île. Mais notre auteur
-n’est pas éloigné de penser que les Maltais sont
-gens sujets à caution. Par esprit de conciliation
-toutefois, il leur concède qu’il se peut qu’ils
-détiennent un des quatre autres doigts de la
-dextre du Baptiste. Pour l’index, en revanche,
-pas de contestation possible. Plutôt que de transiger
-sur cet article, « nos Bretons voudraient
-mourir ». L’index véritable est à Plougaznou, et
-nulle part ailleurs. Et ce qui en fait foi, c’est la
-manière même dont il y fut apporté.</p>
-
-<p>Sur le territoire de la commune de Buhulien,
-au bord de Léguer, dans la plus romantique des
-vallées trégorroises, dort, bercée par le tic-tac
-d’un moulin, une petite chapelle sans style et
-sans âge, un fruste oratoire des prairies autour
-duquel se viennent ébattre les « artisanes » lannionaises,
-une fois l’an, le jour du pardon, mais
-qui n’a guère pour visiteuses, en temps ordinaire,
-que des pastoures gardant leurs vaches ou de
-rares « pèlerines » restées fidèles à des dévotions
-surannées. A l’intérieur, se voit au-dessus de
-l’unique autel la statue d’une sainte, vêtue de la
-robe blanche des vierges, la palme du martyre à
-la main et, à ses pieds, un buisson de flammes
-qui montent vers elle, mais sans la toucher. C’est
-l’image de la patronne du lieu. Elle a nom Tècle,
-ou, comme disent les Bretons, Tékla. Cette pauvre
-« maison de prière » est, je crois bien, la seule
-en Bretagne qui lui soit consacrée. Une gwerz
-incomplète nous relate, d’après les passionnaires,
-quelques traits de sa légende.</p>
-
-<p>Elle était d’Iconium et fut une des premières
-catéchumènes de saint Paul. Sa mère ayant voulu
-la contraindre à se marier, elle préféra braver les
-plus cruels supplices plutôt que d’y consentir.
-Condamnée à être brûlée vive, elle s’élança d’elle-même
-dans « le feu brillant ». Mais les flammes
-s’écartèrent, refusant d’« offenser son corps et
-d’effleurer ses habits ». En même temps crevait
-une pluie soudaine qui noyait d’eau le bûcher, à
-la grande stupéfaction des bourreaux. Pareille
-intervention divine s’était produite, on l’a vu,
-pour les restes de saint Jean-Baptiste. Est-ce à
-cause de l’identité des deux miracles que Tècle
-passa dans la suite pour avoir été une des pieuses
-personnes qui aidèrent à la diffusion de ses reliques
-en Occident ? Ce n’est point Albert de Morlaix
-qui pourrait nous renseigner à cet égard. Sa
-science hagiographique s’arrête aux frontières de
-son pays, et Tècle, en sa qualité de sainte exotique,
-n’était pas pour l’intéresser. Sans doute n’avait-il
-jamais descendu l’ombreuse vallée du Léguer où
-se blottit le toit de sa petite chapelle, comme une
-hutte de berger, dans les hautes herbes. Il nous
-confesse avec son habituelle sincérité que tout ce
-qu’il sait de cette « jeune vierge », c’est qu’à une
-époque qu’il ignore elle fit don du précieux index
-à une bourgade inconnue de Normandie.</p>
-
-<p>Un de ses commentateurs, M. de Kerdanet,
-pense avoir découvert le nom de la bourgade. Ce
-serait, à l’entendre, le village de Saint-Jean du
-Day, dans les parages de Saint-Lô. Toujours est-il
-qu’un seigneur de ce quartier, quel qu’il fût, avait
-à son service un Bas-Breton de Plougaznou ;
-Albert Legrand ne spécifie pas à quel titre ; mais
-comme il nous avertit que c’était au temps où les
-Français, ranimés par Jeanne d’Arc et par le connétable
-de Richemont, achevaient d’expulser de
-Normandie les derniers Anglais, il est à présumer
-que notre Trégorrois (dommage, observe le légendaire,
-qu’on n’en sache le nom, digne d’une éternelle
-mémoire), il est à présumer, dis-je, que
-notre Trégorrois s’était engagé pour combattre
-l’ennemi héréditaire, le « Saozon » haï. Il y eut
-force condottières bretons à payer de leurs personnes
-dans cette guerre de Cent Ans. Les femmes
-même s’embrasaient d’une sorte de fièvre mystique
-et se mettaient en chemin, comme pour une
-croisade. On a retenu l’histoire de cette humble
-illuminée, la Pierronne, partie sur la foi de ses
-rêves, un chapelet aux doigts, sans autre compagnie
-qu’une paysanne de son voisinage, et qui, si
-elle n’a point partagé la gloire de la Pucelle, eut
-du moins avec elle cette ressemblance d’obéir
-aux mêmes appels et de mourir de la même mort.
-Ce qui prouve que le gars de Plougaznou avait
-dû, selon l’expression populaire, se louer pour être
-homme d’armes, c’est que, son congé fini, il reprit
-la route de son terroir. Il y rentrait plus riche
-qu’il ne l’avait quitté, mais d’un genre de richesse
-qui montre admirablement à quel point ce soudard
-était bien de son pays et de sa race.</p>
-
-<p>Tandis que, autour de lui, les gens des autres
-« nations » enrôlés sous la même bannière tiraient
-de la guerre, comme c’est l’usage, tous les profits
-qu’elle peut donner, devinez à quelle espèce de
-butin peu monnayable s’attachaient toutes les
-convoitises de ce Bas-Breton… Au doigt de saint
-Jean ? Vous l’avez dit ! Chaque fois qu’il allait
-entendre messe ou vêpres à l’église, en Breton
-aussi consciencieux à bien prier qu’à se bien
-battre, il ne pouvait distraire sa vue du reliquaire
-où le bienheureux index était exposé. Non qu’il lui
-vînt jamais à l’esprit de se l’approprier par fraude :
-l’idée d’une telle profanation aurait révolté son
-âme de croyant. « Et pourtant, songeait-il avec
-mélancolie, quel cadeau à faire à ma paroisse ! »
-La veille de son départ, il se rendit « à son accoutumée »
-devant le tabernacle, pour prendre congé
-du saint doigt. Longtemps il demeura prosterné,
-tendant vers l’objet de son désir toutes les facultés
-de son être. Quand il se releva, il fut tout étonné
-de se sentir un autre homme ; non seulement il
-n’éprouvait plus le moindre regret à s’éloigner,
-mais une allégresse inconnue s’était répandue dans
-ses membres, une joie mystérieuse exaltait son
-cœur et sa pensée. Il se mit en route d’un pas si
-léger qu’il lui semblait avoir des ailes. Il ne marchait
-pas, il était porté. Les âpres chemins d’alors,
-labourés de profondes ornières ou pavés encore
-par places d’énormes dalles romaines, s’assouplissaient
-en quelque sorte sous ses pieds, se faisaient
-moelleux et doux, comme des tapis d’autel. Sur
-son passage, les herbes des talus frémissaient,
-ainsi que des chevelures vivantes ; les arbres inclinaient
-vers lui leurs troncs, en des attitudes de
-respect, et de leurs feuillages s’exhalait un bruissement
-de paroles confuses, un murmure pieux,
-comme d’une oraison psalmodiée en commun.
-Les pierres même se rangeaient.</p>
-
-<p>A la première ville qu’il traversa, sur le soir de
-cette journée, il se produisit un phénomène encore
-plus étrange, si possible. Les cloches de tous les
-clochers entrèrent en branle spontanément, dans
-les églises déjà closes, saluant le gars breton d’un
-carillon triomphal, tel qu’on n’en avait jamais ouï
-même aux visites de l’archevêque. Les habitants,
-épouvantés, crurent d’abord à un tocsin d’alarme.
-Puis, quand il fut avéré que la cause de toutes ces
-retentissantes sonneries, c’était uniquement ce
-vagabond mal vêtu, à l’air simplet, on l’arrêta.
-Interrogé, il ne sut que répondre. Et d’ailleurs,
-qu’eussent pu comprendre ces Normands à son
-baragouin de Plougaznou ? Il fut accusé de sorcellerie
-et enfermé à triple verrou, en attendant
-d’être jugé. Lui, cependant, ne s’émut point ; il
-s’endormit plein de calme, et, dans son sommeil,
-il rêva qu’il était assis sur la hauteur, au-dessus
-de Traoun-Mériadek, à la place où de temps immémorial
-se construit le <i lang="br" xml:lang="br">tantad</i><a id="FNanchor_56" href="#Footnote_56" class="fnanchor">[56]</a>. Quand il se réveilla,
-le matin, ce fut vainement qu’il chercha autour
-de lui les murailles sombres de la prison. Il se
-trouvait que son rêve était devenu une réalité. Il
-était assis, en effet, dans le fin gazon parfumé de la
-lande bretonne. De cachot il n’y avait plus trace.
-Sur sa tête, au lieu d’une voûte de pierre, planait
-l’immensité du ciel libre. Le soleil d’août se dégageait
-tout flambant des dernières vapeurs de
-l’aube, faisait étinceler de mille feux les gouttes
-de rosée suspendues aux toiles des araignées nocturnes,
-parmi les ajoncs, et réfléchissait dans les
-miroirs encore brouillés de la mer les prestigieuses
-irisations de ses rayons naissants. L’exilé respira
-l’haleine de son pays. Ses yeux reconnurent le
-visage des choses familières : les voix de la terre
-ancestrale bourdonnèrent délicieusement à son
-oreille. Près de lui, chuchotait derrière sa margelle
-moussue l’eau prophétique d’une fontaine
-qu’il avait dû consulter plus d’une fois sur son
-destin, et, du fond de la vallée, montait vers lui
-l’angélus de Saint-Mériadek, dans un clair tintement
-d’allégresse.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_56" href="#FNanchor_56"><span class="label">[56]</span></a> <i lang="br" xml:lang="br">Tantad</i>, bûcher.</p>
-</div>
-<p>Il se leva, s’engagea dans la descente abrupte.
-Deux ou trois chaumines formaient à cette époque
-tout le village. Le charron, l’aubergiste <i>bonjourèrent</i>
-successivement le voyageur, sans d’ailleurs
-se douter que ce fût quelqu’un de la « contrée ».
-Il ne tourna pas la tête pour leur répondre, mais,
-franchissant l’échalier du cimetière, s’empressa
-vers la chapelle où le desservant commençait
-l’office matinal. Une assistance de dévotes étaient
-là, agenouillées à entendre la messe. Notre
-homme prit place parmi elles et, comme elles, se
-prosterna en oraison. Soudain, comme il avait les
-mains jointes, il lui sembla que la paume de sa
-droite s’ouvrait. Le sang ne coula point, mais de
-la fissure béante une <i>chose</i> jaillit et, par-dessus la
-balustrade du chœur, alla tomber, du côté de
-l’Épître, sur la nappe du maître-autel. En même
-temps les cierges s’enflammaient, sans que personne
-y eût mis le feu, et, dans la tour, les cloches
-(dont nul sonneur pourtant ne tirait les cordes)
-lancèrent à toute volée, aux quatre coins du
-ciel, le plus superbe des « grands carillons ».</p>
-
-<p>Vous pensez s’il y eut bientôt foule dans le
-sanctuaire. De tout le pays on accourut. Les
-dames nobles descendirent vers le Traoun à
-l’amble de leurs haquenées ; les moissonneurs,
-désertant l’août, abandonnèrent leurs faucilles
-en plein sillon et s’en vinrent tels qu’ils étaient,
-en corps de chemise, dans le débraillement du
-travail. Il va sans dire que, dans le nombre,
-figuraient les parents du jeune Breton. Et l’on se
-bousculait, et l’on criait :</p>
-
-<p>— Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce qu’il y a
-encore ?</p>
-
-<p>Il y avait que l’esquille qui avait si miraculeusement
-sauté du bras du soudard sur l’autel n’était
-autre — on l’a deviné — que le doigt de saint Jean.
-La précieuse relique n’avait pas voulu se séparer
-de son fervent adorateur. Elle l’avait suivi, à son
-insu, logée entre sa peau et sa chair, et, plantant
-là les Normands, acceptait, pour l’amour de lui,
-de se faire naturaliser bretonne…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>IV</h3>
-
-
-<p>Telle est, dans ses grandes lignes, avec addition
-seulement de quelques variantes populaires, la
-légende dont le pieux hagiographe morlaisien
-nous a transmis la mémoire. Quelle part de vérité
-renferme-t-elle et qu’y a-t-il d’authentique dans
-l’aventure du gars de Plougaznou rapportant chez
-lui, sinon entre peau et chair, peut-être au fond
-de son havresac, le fruit de son larcin sacré ? Ce
-sont là questions épineuses et que je ne me charge
-point de résoudre. Il n’est pas sans intérêt toutefois
-de remarquer que, de l’aveu du Père Albert,
-ceci se passait sous le règne du duc <i>Jean</i>, cinquième
-du nom, que ce duc guerroya fort en
-Normandie, contre les Anglais, et qu’il était singulièrement
-adonné à la dévotion, ne perdant pas
-une occasion de faire montre envers les églises de
-sa piété et de sa magnificence. C’est lui qui, prisonnier
-des Clisson, fit vœu, s’il redevenait libre,
-d’accomplir le pèlerinage de Jérusalem, et qui,
-plus tard, ne trouvant pas le loisir de se mettre
-en route, dépêcha à sa place un « homme notable
-et suffisant » avec mission d’offrir au Saint-Sépulcre
-un cadeau de cent florins d’or.</p>
-
-<p>Il n’en usait pas moins libéralement avec les
-sanctuaires de Bretagne, ainsi qu’on le peut voir
-dans les comptes de ses argentiers. Ce ne sont
-que fondations de messes et donations pieuses, à
-Saint-Julien de Vouvantes, à Notre-Dame du Mené,
-à Notre-Dame du Bodon, à Notre-Dame de Brélevenez,
-enfin, si joliment perchée au haut de ses
-trois cents marches de pierre, sur son vert coteau
-lannionnais. N’est-ce pas lui encore qui édifiait à
-saint Yves, dans la cathédrale de Tréguier, un
-tombeau qu’il faisait couvrir « d’argent » ? Et que
-dire des largesses vraiment princières dont il ne
-cessait de combler la collégiale du Folgoat ? Le
-clergé de Plougaznou dut se désoler plus d’une
-fois de cette manne dorée qui pleuvait sur les
-sanctuaires voisins, sans qu’il en pût recueillir la
-moindre parcelle. Ce que l’on jalouse, en pareil
-cas, ce n’est pas seulement le profit, c’est la
-gloire. Il est dur de voir grandir autour de soi des
-cultes prospères, tandis que l’on reste une église
-pauvre sur une terre dédaignée. Il y avait bien,
-sans doute, ce pèlerinage annuel du 24 juin à la
-chapelle de saint Mériadec, le « pardon du feu »,
-comme on disait. Mais, outre que c’était là une
-pratique d’une orthodoxie fort contestable, les
-foules qu’elle rassemblait, composées presque
-uniquement de paysans grossiers, n’étaient guère
-pour lui prêter de l’éclat et attirer sur elle les
-regards d’un duc.</p>
-
-<p>Ah ! si, du moins, parmi ces rustres s’était
-révélé soudain quelque doux illuminé, comme fut
-ce bon « fol » de Salaün dont les angéliques visions
-avaient, au siècle précédent, assuré la fortune de
-Notre-Dame du Folgoat !… Le désir, a-t-on
-remarqué, finit par créer son objet. Joignez qu’il
-n’y a pas de contrée au monde où la faculté
-mythique soit plus puissante qu’en Bretagne. La
-légende y est une production naturelle et toute
-spontanée. Celle du « Doigt de saint Jean », éclose
-sous les feuillées ombreuses du Traoun-Mériadek,
-eut tôt fait de prendre son essor et de voler,
-sur les lèvres des hommes, jusqu’aux oreilles de
-Jean V. Il avait précisément dans son entourage
-un certain Mériadek Guicaznou, dont le nom dit
-assez la provenance, et qui ne dut pas être le dernier
-à lui faire part de la miraculeuse aventure
-arrivée en son pays d’origine. La trame en était
-ingénieuse et charmante, très propre à flatter
-l’imagination populaire. Mais le duc lui-même ne
-pouvait manquer d’en recevoir une impression
-très vive, et cela pour deux motifs : d’abord,
-parce que la conquête morale de la relique s’était
-accomplie par l’entremise d’un de ses hommes
-d’armes ; ensuite, et surtout, parce que cette
-relique était celle de saint Jean, son vénéré
-patron. A supposer donc, comme le veut le sévère
-bénédictin, Dom Lobineau, que la légende eût été
-fabriquée de toutes pièces, elle avait du moins
-toutes chances de donner les fruits heureux qu’on
-s’en était promis.</p>
-
-<p>Et en effet, du jour au lendemain, la rustique
-solitude de Traoun-Mériadek connut les prestiges
-de la célébrité. La faveur ducale s’était étendue
-sur elle. Ce ne furent, dans le principe, que de
-menues offrandes : un étui d’argent, par exemple,
-pour sauvegarder le précieux doigt. Puis vinrent
-les grosses libéralités, en vue de permettre l’érection
-d’une nef capable de contenir les nouveaux
-fidèles. Car maintenant que le prince avait pris ce
-coin de terre sous sa haute protection, des chevauchées
-de gentilshommes s’y acheminaient par
-les étroits sentiers caillouteux, battus jusqu’alors
-des seuls manants. Moins de trois ans après la
-date qui est assignée, dans Albert Legrand, au
-transfert de la relique, c’est-à-dire dès 1540, on
-posait, sur l’emplacement de la chapelle primitive,
-la première pierre de l’édifice actuel. Et Saint-Jean-du-Doigt
-devenait un des grands « lieux dévots »
-de la Bretagne.</p>
-
-<p>A la fin du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, sa vogue n’avait pas
-décru. Cambry, qui le visita sous le Directoire,
-en parle dans des termes, sans doute fort irrévérencieux,
-comme il sied à un voltairien, mais qui
-n’attestent pas moins de quel crédit il jouissait
-encore à cette époque. « On n’avait rien négligé,
-dit-il, pour frapper l’imagination des nombreux
-pèlerins qui se rendaient en ce séjour de miracles
-et d’enchantements. Les sentiers qu’on foulait
-en l’approchant étaient sacrés. Des saints
-épars, grossièrement sculptés, peints, dorés, se
-trouvaient sur la route auprès des cabarets où la
-tête se montait par les fumées de l’eau-de-vie. »
-Quand, la Révolution passée, l’église de Saint-Jean
-rouvrit ses portes, son riche trésor était
-intact : aucune des somptueuses pièces d’orfèvrerie
-qui le composent ne manquait à l’appel.
-Les monuments eux-mêmes n’avaient pas souffert.
-On y eût vainement cherché trace d’un de
-ces actes de vandalisme dont tant de sanctuaires
-finistériens ont conservé les tristes marques. Il
-va de soi que l’on en fit honneur à la relique.
-Des gens de la bourgade contèrent qu’ils avaient
-vu, de nuit, des archanges, l’épée nue et flamboyante,
-en faction devant les vitraux.</p>
-
-<p>Il y eut mieux encore, paraît-il. C’était en 93,
-« l’année de Robespierre ». Comme, à défaut des
-offices accoutumés, on se proposait de célébrer,
-à tout le moins entre laïques, la cérémonie
-du <i lang="br" xml:lang="br">tantad</i>, un des sans-culottes de Plougaznou
-vint, au nom des commissaires du district, faire
-défense de procéder à l’allumage, avec menace,
-si l’on passait outre, de traduire les coupables
-devant le tribunal révolutionnaire. La perspective
-de la prison et peut-être de la guillotine intimida
-les plus hardis. Le feu traditionnel ne fut point
-allumé. Mais, à l’heure même où il était d’usage
-qu’on y plongeât le premier brandon, une immense
-rougeur d’incendie embrasa soudain le ciel nocturne,
-dans la direction de Plougaznou ; des
-appels désespérés de <i lang="br" xml:lang="br">corn-boud</i> retentirent, sonnant
-l’alarme ; la violence des flammes était telle
-que leurs reflets balayaient au loin la mer. Le
-sans-culotte s’enfuit, éperdu. C’était sa ferme qui
-brûlait. Lorsqu’il atteignit la hauteur qu’elle
-occupait, il n’y trouva qu’un monceau de cendres.
-Il n’était pas jusqu’à son nombreux bétail,
-le plus beau de la paroisse, qui n’eût été consumé
-vivant dans les étables. Plusieurs jours après, la
-fumée de ces chairs grésillantes planait encore
-sur le pays, en une âcre vapeur d’holocauste.</p>
-
-<p>On rechercha l’incendiaire, mais sans espoir de
-le découvrir. Il ne fit doute pour personne que
-c’était saint Jean lui-même qui s’était vengé. En
-quoi, du reste, il prévint des malheurs beaucoup
-plus considérables. Car c’est un dicton local que,
-si nul feu ne brillait à la Saint-Jean, de toute
-l’année d’après on ne verrait point le soleil.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>V</h3>
-
-
-<p>Le soleil ! Ce fut au toucher de ses premiers
-rayons que je rouvris les yeux, le 23 juin 1898,
-dans l’hospitalière demeure de Kersélina. Et
-jamais, je crois bien, sa lumière ne m’avait paru
-plus charmante qu’en ce calme décor de collines
-boisées, d’une grâce tout arcadienne, autour
-desquelles ondulent, avec des souplesses et des
-chatoiements d’écharpes, les méandres harmonieux
-de la rivière de Morlaix. On eût dit que
-l’astre avait conscience qu’on se disposait, le jour
-même, à célébrer sa fête. Il resplendissait, à travers
-la fine buée matinale, d’un éclat fluide, opalin
-et doux. Sa caresse courut sur les verdures inclinées
-des pentes, en une silencieuse cascade de
-flots ambrés. Puis, elle sema de scintillements
-les pelouses du bord de l’eau, empourpra le
-chemin de halage, pailleta les graviers de la rive,
-s’épandit enfin par longues nappes frémissantes
-dans l’estuaire dont la face encore brouillée
-s’éclaircit soudain et se rosa d’un beau sang vif…</p>
-
-<p>— Allons ! cria sous ma fenêtre une voix amicale,
-voici l’heure de l’appareillage pour les barques
-de Locquénolé !</p>
-
-<p>Jadis, c’était le plus souvent par mer que les
-pèlerins du littoral se rendaient au pardon de
-Saint-Jean. De toute la côte léonnaise et trégorroise
-des centaines de bateaux mettaient à la voile,
-dès l’aube, emportant des paroisses entières vers
-le havre, habituellement infréquenté, de Traoun-Mériadek.
-Les anciens du pays évoquent avec
-un enthousiasme mêlé de regret le souvenir de
-ces pompes nautiques. A la tête de chaque
-flottille s’avançait, telle une galère paralienne,
-une gabarre peinte à neuf et magnifiquement
-décorée. Les femmes du village avaient passé la
-nuit à l’enguirlander, à la fleurir. Des gerbes
-d’iris, des bouquets de roses trémières, d’hortensias,
-de tournesols, ornaient sa carène. La croix
-de procession, la lourde croix d’argent ou d’or,
-garnie de clochettes, planait, solidement amarrée
-à la pointe du grand mât. Sur le rouf drapé de
-blanc, comme un autel, était « calée », à l’aide de
-quelques tenons, la statue du saint patronal, car
-les saints eux-mêmes étaient, en ce temps-là, du
-pèlerinage ; si l’on négligeait de les y faire figurer,
-ils quittaient spontanément leurs niches, disait-on,
-et gagnaient le porche de Saint-Jean, sans qu’on
-sût comme, par des chemins surnaturels. Aussi
-se gardait-on bien de les laisser derrière soi.
-Autour de leur image se pressaient le clergé, les
-sacristes, les enfants de chœur, tous en surplis,
-tous clamant à l’unisson l’hymne de circonstance :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Sceptriger vasti moderator orbis…</i></div>
-</div>
-
-<p>La barque sacerdotale voguait ainsi, au bruit
-des chants, suivie de vingt, de trente autres barques
-plus humbles qui, dans l’intervalle des
-strophes, reprenaient, en guise de refrain :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Nempe divini Digitum Prophetæ…</i></div>
-</div>
-
-<p>Les voix vibraient sous le ciel sonore, et c’était
-comme une allégresse immense répandue sur la
-mer. Aujourd’hui, la tradition est morte, de ces
-régates sacrées. Elles n’étaient pas sans avoir
-leurs risques. Les temps les plus beaux, en Bretagne,
-sont souvent les plus trompeurs, et sur
-cette côte déchiquetée, hérissée de roches et de
-lambeaux d’îles, les courants de Manche ont des
-effets d’autant plus terribles qu’ils sont plus sournois.
-Les riverains le savent et, dans leurs sorties
-ordinaires, s’arment de circonspection. Mais quoi !
-le pardon de Saint-Jean-du-Doigt ne se célèbre
-qu’une fois l’an. Et quel accident craindre, un
-pareil jour ? Foin des précautions quotidiennes !
-C’eût été faire une injure au saint que de ne s’en
-remettre pas entièrement à lui. On hissait gaiement
-la voile et l’on partait en toute sécurité. Les
-cloches carillonnaient ; la mélodie des cantiques
-flottait dans l’air ; une ivresse pieuse — et peut-être
-un autre genre de griserie, moins idéale — exaltait
-les esprits, les tendait dans une préoccupation
-unique. Caprices du ciel, traîtrises de la
-mer, qui donc y songeait ? Dans les eaux plus
-tourmentées du large, l’on s’apercevait tout à
-coup que l’embarcation, surchargée de lest
-humain, devenait pesante à la manœuvre, fatiguait,
-ne gouvernait presque plus. Qu’une risée
-la prît en travers, et c’était la perdition possible
-par temps calme ; au lieu d’une risée, qu’on suppose
-un orage, un de ces subits orages de juin
-qui éclatent, aussitôt couvés, et fauchent la mer,
-comme une mitraille : la catastrophe alors était
-inévitable ; canot et passagers, tout coulait à pic.</p>
-
-<p>Les fastes du pardon de Saint-Jean n’ont été
-que trop souvent assombris par des désastres de
-cette espèce. Il va sans dire qu’on a fait le possible
-pour en abolir la triste mémoire. Il n’y a même
-pas dans le cimetière de Traoun-Mériadek une
-inscription funéraire relatant, à défaut du nom
-des victimes, du moins leur nombre et la date de
-leurs trépas collectifs. Les équipages morutiers
-qui disparaissent aux fiords d’Islande ont, dans
-les chapelles paimpolaises, une épitaphe de trois
-lignes. Ici, rien. Nulle mention de tant de pèlerins
-engloutis, nulle parole d’apaisement pour leurs
-mânes. Il n’est pas vrai, cependant, que leur souvenir
-ait totalement péri. Envers quelques-uns
-d’entre eux la muse populaire s’est montrée
-pitoyable, et elle les a embaumés dans ses larmes.</p>
-
-<p>La bourgade de Ploumilliau, proche Lannion,
-où s’est écoulé le meilleur de mon enfance, voyait
-passer à époques régulières un personnage peu
-commun dont l’apparition était toujours saluée
-par notre monde de gamins comme un mirifique
-événement. On l’appelait Nonnik Plougaznou.
-<i>Plougaznou</i>, parce qu’il était, je pense, originaire
-de ce pays ; <i>Nonnik</i>, — diminutif d’Yves ou
-d’Yvon, — parce qu’en dépit de son âge fort respectable
-il était resté, au physique comme au
-moral, un pauvre diminutif d’homme. C’était, en
-effet, un tout petit vieux, à peine plus haut que
-nous qui l’escortions et dont la plupart n’avaient
-pas encore fait leurs premières « pâques ». A sa
-taille, à ses proportions, et n’eussent été ses cheveux
-grisonnants, on l’eût très bien pris pour
-l’un des nôtres, d’autant plus qu’avec sa figure
-rase et ronde, aux rides molles, pareilles à des
-plis grassouillets, avec sa bouche toujours riant
-d’un rire sans cause, avec ses yeux surtout, ses
-yeux d’une limpidité de source et d’une candeur
-inviolée, il avait une physionomie bizarre, énigmatique,
-d’éphèbe sexagénaire, de chérubin vieillot.
-Et, quant à son âme, rien n’en égalait la douce
-ingénuité. Il se disait et se croyait fils de roi.
-Pour se montrer digne de sa naissance, il se faisait
-une obligation de n’être vêtu comme personne,
-et, par l’étrangeté de son accoutrement, il
-n’était pas loin de ressembler, en effet, au rejeton
-de quelque roi nègre. Il avait la passion du sauvage
-pour l’oripeau civilisé. Les gens flattaient
-son innocente manie, mettaient en réserve à son
-intention les frusques les plus extravagantes et
-les plus surannées, toute une garde-robe d’antiquailles
-dont il se parait avec gloire. J’ai vu ainsi,
-sur le dos de Nonnik Plougaznou, des habits bleu
-ciel qui dataient des temps de l’émigration, des
-vestes de hussards qui avaient traversé les champs
-de bataille de l’Empire, jusqu’à des chemises
-rouges de partisans garibaldiens, égarées — à la
-suite de quelles aventures ? — en ces parages d’extrême
-occident. Il n’y avait qu’une pièce de son
-costume qui jamais ne variât, à savoir le chapeau
-haut de forme, verdi par les pluies, roussi par les
-soleils, tout en plaies et en bosses, ruine croulante
-et lamentable qu’une couronne de fleurs
-artificielles encerclait. Cette couronne était pour
-Nonnik l’emblème de sa royauté illusoire. Il fût
-mort plutôt que de permettre qu’on y touchât.</p>
-
-<p>Il avait, au reste, l’humeur la plus débonnaire.
-Il levait bien son bâton, lorsque notre bande
-joyeuse le harcelait de trop près, mais c’était du
-même geste noble que s’il eût promené sur nous
-un sceptre. Nous n’aurions d’ailleurs pas eu l’idée
-de lui manquer d’égards : les fous, en Bretagne,
-sont sacrés. Puis, à l’indisposer, nous nous serions
-privés d’une satisfaction rare, celle de l’entendre
-chanter. Car il chantait aussi mélodieusement
-qu’un rossignol des futaies, ce fantastique étourneau
-voyageur, de plumage si incohérent. A
-Ploumilliau, c’est sur l’échalier de pierre du
-cimetière qu’il avait coutume de s’aller asseoir.
-Là, ôtant un de ses sabots, il l’appuyait à son
-épaule, comme il eût fait d’un violon, et, la main
-droite suspendue, commençait à racler les cordes
-absentes avec un archet imaginaire. Une musique
-de silence, perceptible pour lui seul, naissait sans
-doute, à son appel, des profondeurs du bois grossier.
-Il n’était plus le même homme. Sa tête
-mollement inclinée se transfigurait ; une ardeur
-passionnée s’allumait dans ses prunelles ; le sourire
-un peu béat de ses lèvres avait soudain
-quelque chose d’inquiet et de frémissant. Rangés
-devant lui, nous assistions muets nous-mêmes à
-sa muette extase, sachant que c’était sa façon de
-préluder. Et voici qu’avec le susurrement léger
-d’une eau qui va sourdre, sa voix, une voix toute
-jeune, d’une fraîcheur et d’une pureté de fontaine,
-montait. Je me suis laissé dire qu’on n’en a plus
-ouï de pareille dans nos campagnes. J’aurais souhaité
-que Nonnik fût encore de ce monde quand,
-naguère, M. Bourgault-Ducoudray entreprit de
-recueillir les mélodies bretonnes : il fût, j’en suis
-sûr, apparu au maëstro comme l’héritier direct
-d’un de ces harpeurs armoricains ou gallois dont
-la fortune fut si considérable dans l’Europe du
-moyen âge. Il avait un don naturel d’harmonie.
-Nous, il nous émerveillait.</p>
-
-<p>Ce n’est pas que son répertoire eût grande
-variété. En dehors du pays de Plougaznou, de
-Saint-Jean-du-Doigt, et des traditions qui lui
-étaient spéciales, Nonnik ignorait tout de l’univers.
-Ce coin de terre, le premier qu’avait connu son
-regard, était aussi resté, dans la nuit confuse
-de son intelligence, la seule image familière qui
-brillât de quelque lueur. Son palais chimérique,
-c’est là, dans les roches crénelées désignées sous
-le nom de « Château de Primel », qu’il le situait.
-Célébrer l’histoire de la région était pour lui une
-manière d’exalter ses propres rêves. Il s’en acquittait
-avec une ferveur d’hiérophante. Son triomphe,
-toutefois, c’était la <i>gwerz</i>, la complainte de « Matélina
-Troadec ». Il y mettait un tel accent de
-mélancolie et de pitié qu’il vous navrait l’âme.</p>
-
-<p>L’événement dut se passer dans la seconde
-moitié du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle, au temps de ce Locmaria,
-seigneur du Guerrand, qui fut des amis de madame
-de Sévigné, mais que ses vassaux de Bretagne
-flétrirent du surnom de <i lang="br" xml:lang="br">Markiz brûn</i>, de « marquis
-au poil roux », non pas tant à cause de la couleur
-de ses cheveux que parce qu’il était prudent de
-se garer de lui, comme d’un fauve. Il était surtout
-dangereux pour les femmes : leur vertu n’avait
-pas de pire ennemi. Celles qui ne lui cédaient pas
-de bon gré, il ne répugnait nullement à les « faire
-marquises » par force. Dès qu’on le savait de
-retour dans ses terres, le cri d’alarme se propageait
-de proche en proche : « La bête est lâchée,
-disait-on : ramassez vos poules ! » La jolie Matélina
-Troadec ne fut point ramassée à temps, il
-faut croire, car le début de la <i>gwerz</i> nous apprend,
-à mots couverts, que « quoique simple paysanne,
-elle a donné le jour au fils d’un marquis ». Triste
-honneur, hélas ! et que ses parents lui font cruellement
-expier. Ils n’entendent point peiner de
-leurs bras pour nourrir l’héritier d’un riche
-homme. Voici venue la fête du Feu : les barques
-vont cingler vers Saint-Jean. Ce pardon, le plus
-beau de la contrée, Locmaria ne peut manquer
-d’y être. Eh bien ! que Matélina s’y rende elle-même
-et qu’elle saisisse cette occasion de présenter
-publiquement au marquis sa progéniture !…
-La jeune fille résiste, supplie. N’est-ce pas assez
-de sa honte, sans y ajouter encore l’esclandre ?
-Puis, ce n’est pas sa pudeur seulement qui se
-révolte ; elle est hantée de sombres pressentiments.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Mon père, ma mère, si vous m’aimez,</div>
-<div class="verse">Vous ne m’enverrez pas au pardon de Saint-Jean.</div>
-<div class="verse">Une voix secrète m’avertit</div>
-<div class="verse">Que, si je vais sur la mer, je serai noyée.</div>
-</div>
-
-<p>Ni le père ni la mère ne se laissent attendrir.
-Force est à la pauvrette de s’attifer. A chaque
-pièce de son costume qu’elle revêt, robe blanche
-et tablier de taffetas jaune, elle songe, en gémissant,
-qu’elle s’enveloppe de ses propres mains
-dans son linceul ; et, lorsqu’elle met le pied dans
-la barque, elle a la certitude qu’elle « entre dans
-sa mort ». Ses craintes ne tardent pas à se
-réaliser.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Matélina Troadec disait,</div>
-<div class="verse">Comme la barque penchait sur le côté :</div>
-<div class="verse">— Récitez tous vos chapelets,</div>
-<div class="verse">Cependant que j’entonnerai vêpres.</div>
-</div>
-
-<p>Elle n’a pas fini le premier verset que le sinistre
-prévu s’accomplit. Au moment de disparaître, elle
-se souvient que saint Mathurin, son patron, est
-« le maître du vent et de l’eau ». Elle lui recommande
-son enfant, le prie de le conduire sain et
-sauf au rivage. Sa prière fut exaucée, car, le soir
-même, dans la grève de Traoun-Mériadek, abordait
-sur une planche un enfant</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Qui portait une robe de satin blanc</div>
-<div class="verse">Pour montrer qu’il était le fils d’un marquis.</div>
-</div>
-
-<p>Quant à Matélina, lorsque l’on retrouva son
-cadavre, elle était « à dix-huit brasses au fond de
-la mer et tenait dans la main un rameau de vert
-goémon ».</p>
-
-<p>— Pourquoi ce rameau de goémon vert ? demandions-nous
-à Nonnik.</p>
-
-<p>— Pour être sa palme de martyre, répondait-il,
-les yeux au ciel, comme s’il eût vu rayonner là-haut
-le pâle et doux fantôme de cette morte
-d’antan.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VI</h3>
-
-
-<p>Aujourd’hui, l’ère de ces hasardeux pèlerinages
-par mer est heureusement à peu près close. Il n’y
-a plus guère que deux ou trois communes où
-l’usage s’en soit perpétué. Locquénolé est de ce
-nombre, et l’on y peut prendre une idée du spectacle
-que présentaient autrefois les grands départs
-processionnels. Nous sommes descendus, à travers
-bois, jusqu’à l’ouverture de l’estuaire où la
-petite bourgade abrite sous une coupole de feuillages
-son port ombreux. Elle est située sur la
-rive léonnaise, mais l’âpre Léon expire ici, fait
-déjà place à la douceur, à la mansuétude trégorroise.
-La transition est visible aussi bien dans
-la race que dans la nature du sol. On sent une
-âme plus légère, plus riche de poésie et de gaieté.</p>
-
-<p>Nous arrivons comme les bateaux s’ébranlent.
-Leurs pavois multicolores frémissent dans l’air
-avec les mille chatoiements d’ailes d’une nuée de
-papillons captifs. Tous les bancs sont garnis.
-Des jeunes filles, surtout, et des jeunes gens. Des
-bouts de châles pendent jusqu’à friser l’eau, le
-long du bordage. On s’interpelle joyeusement
-d’une barque à l’autre :</p>
-
-<p>— Hé ! Anaïs, tu mouilles ta frange !</p>
-
-<p>Des rires fusent et s’égrènent. Ce n’est pas
-sans raison qu’elle est devenue proverbiale, la
-belle humeur des « filles de Locquénolé ». Elles
-vont au pardon comme à une gaillarde aventure
-de mer et d’amour. D’aucunes se font un divertissement
-d’aider aux rameurs, car on attend d’être
-en plein chenal pour hisser la voilure. Comme la
-dernière batelée défile devant nous, l’homme de
-barre nous crie :</p>
-
-<p>— Vous n’en êtes pas ?</p>
-
-<p>Et, sur notre réponse que nous optons pour la
-voie de terre :</p>
-
-<p>— Tant pis ! fait-il… A vous embarquer parmi
-mes paroissiennes, vous eussiez eu double bénédiction.</p>
-
-<p>Les « paroissiennes », alors, de le huer avec
-une colère feinte, et les quolibets de pleuvoir, et
-les rires d’éclater de plus belle. Mais voici que,
-barque après barque, la menue flottille entre dans
-le réseau veinulé des courants. Il y a soudain
-comme une accalmie solennelle. On n’entend plus
-que le grincement des poulies, le claquement des
-toiles qui s’éploient. C’est fini de plaisanter : la
-vraie traversée commence. La rigide forme de
-pierre du <i>Taureau</i>, vautrée au centre de la baie,
-découpe sur la mer lisse son mufle d’ombre. Il
-plane sur ce récif autant de souvenirs sinistres
-qu’il y a de cormorans noirs qui s’y viennent percher.
-C’est un avertisseur sévère. Sa vue suffit
-à répandre du sérieux dans les pensées. Les mariniers,
-maintenant, veillent à leurs écoutes et les
-« pardonneuses », tout à l’heure si folâtres, n’ont
-plus aux lèvres que des cantiques. Le rythme des
-voix semble onduler avec le mouvement des chaloupes
-et s’épanouir derrière elles dans le remous
-élargi de leur sillage.</p>
-
-<p>Nous avons regagné, sur l’autre berge, les
-hauteurs de Kersélina, que nous percevons encore
-l’écho de ces chants lointains auxquels répondent,
-de toutes les campagnes d’alentour, des tintements
-grêles d’angélus, perlant, comme une rosée
-de sons clairs, dans le vent matinal. Il n’est, à
-trois lieues à la ronde, cloche d’église ou de
-moutier qui ne se croie tenue de fêter le pardon
-de Saint-Jean-du-Doigt à l’égal de son propre
-pardon. Ainsi les carillons d’autrefois saluaient au
-passage le soldat miraculeux. Rien de plus intime,
-d’ailleurs, ni de plus discret que ces musiques
-aériennes, éparses sur le grand pays ensoleillé.
-Les pèlerins les reconnaissent à leur timbre et
-interprètent leur langage : « C’est par ici ! »
-dit l’une ; « Dépêche-toi ! » insiste l’autre ; « A
-Saint-Jean, les gars ! A Saint-Jean, les gars ! »
-marmotte précipitamment une troisième. Et, peu
-à peu, du fond des terres, une rumeur sourde va
-montant. Bruits de pas et bruits d’oraisons. Il
-s’est fait comme une levée générale : toute la
-contrée s’est mise en marche dans le même sens,
-attirée par une sorte d’aimantation. Nous y cédons
-nous-mêmes, malgré nous, et nous partons dans
-la grande chaleur, plus tôt que nous n’en avions
-dessein. On ne respire pas impunément la contagion
-des fièvres sacrées.</p>
-
-<p>Le conducteur de la voiture qui nous emporte
-est un homme de Plouvorn, un Léonard très sage
-et très positif. Mais l’idée qu’il roule vers le
-Traoun suffit à éveiller en lui des émotions vagues
-et comme un attendrissement ingénu.</p>
-
-<p>— Je n’ai pas revu Saint-Jean depuis l’année
-de mon tirage au sort, me conte-t-il en breton.
-Nous étions treize conscrits qui avions fait vœu
-de nous y rendre pieds nus, si nous ramenions
-un bon numéro. Et treize nous fûmes à nous
-mettre en route. Toute la nuit nous voyageâmes,
-sans échanger une parole et sans tourner une
-seule fois la tête. Les brumes flottantes des prairies
-marchaient devant nous, comme pour nous
-indiquer le chemin. Je n’ai jamais été aussi content
-de vivre que cette nuit-là. Nous ne sentions
-aucune fatigue. La terre et le ciel embaumaient
-une odeur suave qui nous rafraîchissait les
-membres, comme un onguent…</p>
-
-<p>Et il ferme à demi les yeux, pour humer encore
-l’arome de cette nuit mystique qui est toute la
-poésie de son passé… Derrière nous s’abaissent
-les verdures profondes suspendues en festons aux
-deux flancs de la vallée de Morlaix, tandis qu’à
-l’opposite, vers le septentrion, les longs plateaux
-mouvementés de l’<i>Armor</i> trégorrois étagent leurs
-lignes plus sobres. Une dernière cassure abrupte
-nous en sépare, — la gorge étrangement secrète
-et sauvage du Dourdû. La mer, qu’on ne comptait
-plus retrouver que sur la côte, fait ici la
-réapparition la plus inattendue, la plus soudaine.
-Car c’est bien de la mer, cette belle eau glauque
-qu’on franchit sur un pont rustique et qui se joue
-entre des rives fleuries de bruyères ou bordées
-d’aunes, comme une Sirène égarée parmi des
-Oréades. La descente au creux de cet entonnoir
-est si rapide qu’il n’y a pas à s’étonner qu’elle ait
-été cause de plus d’un accident mortel, ainsi
-qu’en témoignent des croix érigées de place en
-place, comme sur une voie funéraire, et une
-plaque de marbre encastrée dans un pignon d’auberge.</p>
-
-<p>En fait d’auberge, il en est une, sur les confins
-de cette région, au seuil de laquelle notre attelage
-s’arrête de lui-même. Que de fois n’y sommes-nous
-pas venus, dans l’été de 1898 ! Elle porte
-pour enseigne : <i>A la bonne rencontre.</i> C’est un lieu
-désormais historique dans les annales des lettres
-bretonnes. La rénovation du théâtre populaire
-armoricain eut là son berceau. Là, dans la vieille
-maison grise, servant tout ensemble de métairie,
-de débit de boissons et de four banal, Thomas
-Park — <i lang="la" xml:lang="la">vulgo</i> Parkik — conçut le projet hardi de
-rendre à nos mystères leur ancien lustre ; là, il
-groupa autour de lui les premiers compagnons
-bénévoles de son entreprise ; là, durant les loisirs
-de plusieurs hivers, il les nourrit de ses leçons et
-les enflamma de son zèle ; de là, enfin, il devait
-les mener, un jour, à la conquête des âmes…
-Depuis le matin, il nous guette ; et il accourt en
-habits de travail, le visage, les mains saupoudrés
-de farine. Il vient de terminer la « fournée » ; les
-tourtes de pain chaud fument encore sur le parquet
-de terre battue ; des paysannes se penchent
-pour les reconnaître, vérifient le sceau spécial
-dont chacune est marquée.</p>
-
-<p>— Il me tarde, à moi aussi, d’être sur la route
-de Saint-Jean ! nous dit Parkik.</p>
-
-<p>Cependant, lorsque nous lui offrons de le
-prendre avec nous, il refuse doucement, non sans
-glisser un furtif coup d’œil vers une toute jeune
-fille occupée à choisir son pain, parmi les femmes.
-Et, d’une voix hésitante, un peu confuse :</p>
-
-<p>— C’est que, voyez-vous, je suis engagé…</p>
-
-<p>Il y a des épousailles sous roche. S’il ne nous
-les annonce pas plus explicitement, c’est qu’il
-attend, selon l’usage, que le pardon du Feu les
-ait consacrées. Pour que les préliminaires deviennent
-définitifs, ne faut-il pas avoir bu ensemble
-aux fontaines saintes, ensemble passé l’« herbe
-d’amour » à l’épreuve du Tantad ?… A mesure
-que nous avançons dans la direction de Plougaznou,
-nous en croisons sans cesse, de ces couples
-de fiancés champêtres, cheminant côte à
-côte le long des douves, dans l’ombre courte des
-talus dont les ajoncs les frôlent de leurs grands
-thyrses dorés. L’homme, conformément au code
-de la galanterie bretonne, porte le parapluie de la
-fille, la pointe en l’air. Elle, vaguement souriante
-et les yeux baissés, marche comme dans un rêve.
-Ne leur demandez pas ce qu’ils se disent : leur
-conversation est tout intérieure : en vrais amoureux
-de Bretagne, « ils ne se parlent qu’en
-dedans ».</p>
-
-<p>Non moins silencieux, du reste, sont la plupart
-des pèlerins qui, soit à pied, soit en chars à bancs,
-s’échelonnent sur notre parcours. L’accablement
-de l’heure y est pour quelque chose. Une atmosphère
-de feu pèse sur le sol incandescent, et la
-poussière de la route brûle comme une cendre.
-Les gousses noires des genêts éclatent avec des
-pétillements d’incendie. Joignez qu’aux approches
-du littoral le pays se dénude, revêt des aspects
-éblouissants de steppe. Pas un îlot de feuillage
-où reposer la vue ; rien qui fasse écran. A peine,
-de-ci, de-là, un maigre bouquet de pins balançant
-à la cime de leurs fûts rougeâtres des panaches
-aussi inconsistants que des fumées et qu’on dirait
-volatilisés. Les ors des landes rutilent, les eaux
-vaseuses des tourbières ont des miroitements
-d’étain fondu. C’est une fureur, une orgie de
-lumière. Il n’est pas jusqu’aux rares maisons disséminées
-dans ces grands espaces, vieux logis de
-pierre ou cahutes en pisé, qui ne mêlent une note
-ardente à l’embrasement universel. La coutume
-est, en effet, de les recrépir à neuf en l’honneur
-de la fête du Tantad. Toute la semaine, des
-équipes de badigeonneurs ont arpenté ces parages.
-Le lait de chaux a coulé à pleines seilles. On l’a
-prodigué aux façades, aux cheminées, à l’ardoise
-même ou au glui des toits. Et maintenant les
-chaumines endimanchées resplendissent d’une
-blancheur crue, font penser à des marabouts
-algériens sur les Hauts-Plateaux.</p>
-
-<p>Heureusement pour les piétons que d’antiques
-chapelles votives leur tiennent en réserve, de
-distance en distance, d’exquises haltes d’ombre
-et d’humide fraîcheur. Closes comme des tombes
-le reste du temps, il est entendu qu’elles doivent
-demeurer ouvertes, jour et nuit, pendant la période
-du pèlerinage. Il y règne une demi-obscurité de
-crypte. Tout le moisi des siècles pleure le long
-de leurs murs verdis et, dans les vasques des
-bénitiers, frissonnent des plantes fontinales. Nous
-visitons, en passant, une de ces chapelles, bâtie
-sur les ruines d’une Commanderie de Templiers,
-au village de Kermoustêr. Quand nos yeux se
-sont faits au pâle jour de soupirail qui descend
-par les lucarnes à vitraux, nous distinguons de
-grands corps d’hommes qui, dépoitraillés, le pantalon
-troussé jusqu’à mi-jambes, dorment vautrés
-sur les dalles, avec leur veste sous la tête, en
-guise d’oreiller. A l’espèce de chechia qui les
-coiffe, à leur profil osseux et mince, à leur nez
-recourbé en bec d’oiseau de proie, il est aisé de
-reconnaître des <i lang="br" xml:lang="br">Paganiz</i>, durs goémonniers de
-Guissény ou de l’Aber-Vrac’h, issus d’un sang de
-naufrageurs. Ils ont dû partir hier de l’extrême
-Léon et voyager toute la nuit, aux étoiles. Mais
-ce n’est là qu’un jeu pour ces éternels coureurs
-de grèves. Et puis, que ne feraient-ils pas pour
-saint Jean ! Leurs pères, dit-on, le priaient en ces
-termes :</p>
-
-<p>« Jean de Plougaznou, par la vertu de ton
-doigt aiguise notre vue. Donne-nous le regard
-des cormorans, qui perce les ténèbres de la mer
-et de la nuit, afin que nous voyions venir de loin
-l’épave et, de plus loin encore, le maltôtier<a id="FNanchor_57" href="#Footnote_57" class="fnanchor">[57]</a> ».</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_57" href="#FNanchor_57"><span class="label">[57]</span></a> C’est le nom par lequel on désigne presque toujours
-en Bretagne le douanier.</p>
-</div>
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VII</h3>
-
-
-<p>Un carrefour, la bifurcation de deux routes.
-L’une file tout droit sur Plougaznou, dont la bourgade
-et le clocher se détachent en silhouette au
-sommet d’une large croupe chauve derrière
-laquelle on devine la fin des terres, l’ouverture
-béante de l’immensité. L’autre, il n’y a pas à
-douter un instant où elle mène. A son embranchement
-est un calvaire qui fait par la même
-occasion l’office de poteau indicateur. Un bras,
-détaché de quelque Christ hors d’usage, a été
-cloué au fût de la croix, et son geste est si clair
-que le toucher des aveugles ne s’y trompe pas
-plus que les yeux des voyants.</p>
-
-<p>Ils sont légion à cette fête de la lumière, les
-aveugles ! Beaucoup y viennent exhiber leurs
-prunelles éteintes, pour faire argent de leur infirmité.
-Peut-être même tous ne sont-ils pas des
-« emmurés » authentiques. La mendicité, qui fut
-longtemps un sacerdoce en Bretagne, s’y transforme
-peu à peu en une industrie, comme ailleurs,
-et qui a ses chevaliers. Mais ils sont nombreux
-aussi, les infortunés que leur foi seule et l’attente
-d’une guérison, vingt fois espérée, vingt fois
-remise, entraînent vers les puissances curatives
-du Tantad. Pourquoi la flamme sainte ne renouvellerait-elle
-pas en leur faveur le miracle qu’elle
-passe pour avoir si souvent accompli ? Telle est
-la pensée qui se peut lire sur plus d’une face fervente
-aux paupières douloureusement contractées.
-D’aucuns la proclament tout haut, avec une singulière
-intensité d’accent, témoin, par exemple,
-ce chef sabotier du « Bois de la Nuit »<a id="FNanchor_58" href="#Footnote_58" class="fnanchor">[58]</a> rencontré
-au moment où la prudence et plus encore le pittoresque
-du coup d’œil nous invitent à quitter la
-voiture, pour descendre à pied, mêlés à la foule,
-la rampe délicieusement agreste de Traoun-Mériadek.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_58" href="#FNanchor_58"><span class="label">[58]</span></a> En breton <i lang="br" xml:lang="br">Coat-an-Noz</i>, dans les Côtes-du-Nord, entre
-Gurunhuël et Belle-Isle-en-Terre.</p>
-</div>
-<p>Vigoureux et de taille élancée comme les hêtres
-de sa forêt natale, il chemine d’une allure à la
-fois fougueuse et saccadée, en s’appuyant du
-poing à l’épaule d’une jeune fille qu’il domine de
-toute la tête. Leur groupe évoque des réminiscences
-antiques. Vous diriez d’un Œdipe breton
-conduit par une Antigone paysanne. Par intervalles
-ils se renvoient quelques mots brefs, toujours
-les mêmes. L’Œdipe demande, d’une voix
-concentrée :</p>
-
-<p>— Eh bien, commence-t-on à l’apercevoir ?</p>
-
-<p>Et l’Antigone répond, les mains en abat-jour
-au-dessus des yeux :</p>
-
-<p>— Non, mon père, pas encore.</p>
-
-<p>Brusquement, elle s’arrête et dit :</p>
-
-<p>— Le voilà !</p>
-
-<p>« Lui », c’est le coq doré qui surmonte la flèche
-en plomb de Saint-Jean : il vient d’émerger au
-creux du val, entre deux vagues de verdures,
-dans le soleil. L’aveugle s’est prosterné, d’un
-mouvement si impétueux que nous avons cru,
-d’abord, à une chute. Et, promenant ses mains à
-plat sur le sol poudreux, il s’écrie :</p>
-
-<p>— Terre de Saint-Jean, ô toi que j’embrasse !…
-Des yeux ! rends-moi des yeux ! Que je ne m’en
-retourne point, sans t’avoir contemplée !</p>
-
-<p>Quelqu’un, près de nous, murmure au passage :</p>
-
-<p>— Je le reconnais : il est déjà venu l’année
-dernière… C’est l’homme que la foudre a touché.</p>
-
-<p>Soyez sûr qu’il reviendra de même l’an prochain,
-et toutes les années qui suivront, tant qu’il
-en aura la force. Ses jambes s’useront plus vite
-que sa patience. Sa résignation, comme celle de
-toute cette race soi-disant fataliste, est faite d’une
-espérance infinie… Et de quelles séductions extraordinaires
-lui et ses pareils ne doivent-ils point la
-revêtir en imagination, cette « Terre de Saint-Jean »,
-patrie du feu et de la lumière, vers qui se
-tendent, avec une confiance si indomptable,
-toutes les énergies de leur désir !</p>
-
-<p>Elle est là, qui déploie à nos pieds son hémicycle
-charmant, et, après les grandes étendues
-torrides dont nous sortons, c’est, en vérité, l’oasis,
-avec tout ce que le mot éveille de frais, de riant,
-de pastoral. Une courbe de collines rocheuses
-terminées en promontoires enserre une vallée
-profonde, délicieusement feuillue. Tous les verts
-y marient leurs nuances, depuis les plus légers,
-les plus délicats, jusqu’aux plus opulents et aux
-plus sombres. Dans la perspective, la mer apparaît ;
-on la voit en hauteur sur le ciel dont elle ne
-se distingue que par un bleu, non pas plus dense,
-mais plus vibrant. Elle repose entre les deux
-pointes extrêmes de Plougaznou et de Guimaëc
-comme entre les bords d’une coupe immense,
-merveilleusement ouvragée, où courent, ainsi que
-des incrustations de gemmes, l’améthyste des
-bruyères et l’or des ajoncs. C’est un des attraits
-spécifiques de Traoun-Mériadek, cette grâce sylvestre
-unie à la splendeur du décor marin. Mais,
-ce que l’on y goûte davantage encore, surtout au
-seuil brûlant de l’été, c’est l’abondance et, en
-quelque sorte, le foisonnement des eaux vives.
-On les respire dans l’air, avant qu’elles se soient
-montrées. On les sent filtrer de toutes parts, en
-gouttes perlantes, en ruissellements silencieux.
-Il semble qu’à presser du pied le sol, on les en
-ferait jaillir, comme d’une mamelle trop pleine,
-par tous les pores.</p>
-
-<p>Nous sommes désormais dans l’empire des
-naïades. La route même leur appartient. Nous
-marchons, enveloppés, baignés, de leur haleine
-de mousse humide. A chaque pas, quelque source
-surgit. Celle-ci dort, immobile, sous une nappe
-de lentilles d’eau ; celle-là nourrit une cressonnière
-touffue où achève de s’enlizer une antique
-croix monolithe, datant de l’époque gallo-romaine ;
-cette autre, désespoir de l’agent voyer, s’échappe
-sournoisement du cailloutis de la chaussée qu’elle
-dégrade et ravine à plaisir ; une quatrième… Mais
-ce serait extravagance pure que de les vouloir
-dénombrer. Un dicton local n’affirme-t-il pas
-qu’il coule plus de fontaines à Saint-Jean qu’il
-n’entrera d’âmes dans le Paradis !</p>
-
-<p>Un temps fut, toutes ces naïades eurent leur
-temple, toutes ces fontaines, leur édicule en
-pierres sculptées. Plusieurs en ont conservé de
-beaux restes. Une surtout veut être mise hors de
-pair. Elle s’épanche dans l’enclos même de l’église
-et, pour cette raison, a toujours été l’objet d’une
-vénération sans égale. On lui a donc élevé un
-habitacle digne des mérites qu’on lui prête ; et ce
-n’est pas une médiocre surprise pour le voyageur
-que de découvrir en cet humble cimetière de
-village, au fond d’une combe perdue, un des
-spécimens les plus élégants de l’art de la Renaissance
-en Bretagne. Il fut un maître à sa façon,
-le ciseleur inconnu qui, d’une masse informe de
-plomb, sut dégager cette œuvre svelte, cette
-vivante fleur de métal, aux trois calices harmonieusement
-superposés, sécrétant eux-mêmes et
-se versant de l’un à l’autre la rosée qui perpétuellement
-les abreuve et les reverdit. Dans le pays, on
-la désigne sous le nom de <i lang="br" xml:lang="br">Feunteun-ar-Bis</i>, la
-« Fontaine du Doigt », ou encore de « Source-Mère »,
-<i lang="br" xml:lang="br">Ar Vamm-Vommen</i>. Une pèlerine avec
-qui je cause dans la descente me dit à son sujet :</p>
-
-<p>— Lorsque le jeune soldat, porteur de la relique,
-se retrouva dans sa paroisse, il vint d’abord à
-cette fontaine se rapproprier, avant d’assister à
-la messe, et nettoyer son visage et ses mains de
-la poussière des routes normandes. L’eau, incontinent,
-se mit à bouillir, comme sous l’action
-d’un grand feu. C’était la vertu du saint Doigt
-qui venait de passer en elle. Elle en demeure
-imprégnée depuis lors. Pour plus de sûreté,
-cependant, tous les ans, après le Tantad, le clergé
-plonge à nouveau la relique dans la fontaine et
-chaque fois, dit-on, celle-ci fume comme au contact
-d’un fer rouge. Mais son efficacité est éternelle.
-Il n’y a pas de maladie dont elle ne guérisse
-en tout temps. Aussi est-ce par elle que l’on
-commence ses dévotions et par elle qu’on les
-finit. Voyez plutôt comme il y a déjà foule autour
-du bassin…</p>
-
-<p>Masqué par les arbres, le village se dérobe
-encore ; mais, dans une éclaircie, l’on aperçoit un
-coin de cimetière et des irisations d’eaux jaillissantes,
-flottant et se jouant au-dessus d’un fourmillement
-humain dont on ne distingue guère
-que les chapeaux noirs, les coiffes blanches et
-des bras, d’innombrables bras tendus en un même
-geste invocateur… L’odeur de mousse humide se
-fait plus forte, plus pénétrante, mêlée à une
-senteur capiteuse de flouve pâmée. Par instants,
-des souffles iodés annoncent la plage toute
-proche.</p>
-
-<p>Puis, ce sont des parfums d’une autre espèce, — moins
-agréable, — exhalés par des cuisines en
-plein air. Dans les menus prés qui bordent le
-chemin, au bas de la pente, des cabaretières
-venues de Morlaix ou de Lanmeur ont improvisé
-des âtres primitifs, à l’aide de quelques galets des
-grèves. A genoux dans l’herbe fauchée, elles
-pétrissent de la pâte, pèlent des pommes de terre,
-font sauter des crêpes ou rissoler des saucisses.
-Des piquets de bois liés en faisceaux supportent
-les chaudrons. Une sorcière aux traits barbouillés
-de suie, accroupie à côté d’une marmite sans
-couvercle, ne s’interrompt d’en remuer le contenu
-que pour glapir, en breton, avec le grasseyement
-traînard particulier aux Morlaisiennes des faubourgs :</p>
-
-<p>— Du café, mes braves gens ! Du bon café !…
-A deux sous, l’écuelle !</p>
-
-<p>Et, après les feux de bivouac, voici le baraquement
-forain, toute une ruelle de boutiques où,
-sous les auvents de toile criblés de soleil, étincellent
-les verroteries et les clinquants. De maisons
-bâties il n’y a toujours point trace. Par delà
-les étalages pourtant un porche se dresse, un
-arc de triomphe monumental, majestueux et solitaire
-comme une ruine, vestige superbe, dirait-on,
-de quelque civilisation disparue. Des statues
-s’effritent dans ses niches. Entre les pierres disjointes
-courent les végétations rampantes et tenaces,
-amies des vieux murs. Et deux mendiants,
-deux êtres aussi délabrés, aussi vétustes que les
-contreforts auxquels ils s’appuient, ont l’air de
-prophétiser sur Ninive. En réalité, ce sont les perfections
-de <i lang="br" xml:lang="br">Sant Iann Badézour</i> qu’ils exaltent.</p>
-
-<p>Ce porche est l’entrée du cimetière. Nous
-sommes à Saint-Jean.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VIII</h3>
-
-
-<p>Pour enfouie que soit la petite bourgade mystique
-au plus secret de son cirque de collines et
-sous l’impénétrable couvert de ses ombrages,
-encore ne laisse-t-elle pas de recevoir, de temps
-à autre, la visite d’un touriste en quête d’inédit
-ou d’un amateur de villégiatures pas cher. On y
-trouve donc une auberge décorée du nom d’hôtel,
-la plus avenante, d’ailleurs, qui se puisse rêver.
-Mais ce qui lui donne un intérêt tout spécial, un
-jour de pardon, c’est sa situation privilégiée en
-face de l’église, dont elle forme, pour ainsi dire,
-une annexe profane, et c’est aussi la vue qu’on
-en a sur les arrière-plans du vallon, vers la mer.
-De la chambre qui m’est attribuée à l’étage, le
-regard plonge, par la baie du portail, jusque dans
-la pénombre bleuâtre de la nef, constellée de cires
-ardentes, embrasse les évolutions des pèlerins
-dans le cimetière, autour de la fontaine sacrée,
-suit la molle inflexion des prairies, en contre-bas
-du bourg, et n’est arrêté que par l’énorme étrave
-rocheuse qui abrite Saint-Jean-du-Doigt, du côté
-de l’occident.</p>
-
-<p>Un sentier de montagne serpente au revers de
-cette crête abrupte, parmi des sicots de chênes
-nains, des traînées de bruyère rose et de somptueux
-champs d’ajoncs.</p>
-
-<p>— Par là, m’a dit l’hôtesse, va descendre, au
-premier son de vêpres, la procession de Plougaznou.
-C’est un spectacle qui en vaut la peine,
-vous verrez.</p>
-
-<p>Justement, les cloches s’ébranlent. Et, comme
-si elle n’eût attendu que ce signal, une grande
-bannière écarlate, lamée d’or, s’érige par degrés
-de derrière la hauteur, puis, tout à coup, se détache
-en plein ciel, et s’enfle, pareille à la voilure
-de pourpre de quelque vaisseau prestigieux. A sa
-suite, il en point une seconde, une troisième,
-d’autres encore, balançant au rythme de la
-marche, celles-ci leurs velours violets ou cramoisis,
-celles-là, leurs brocarts émeraude. Quand le
-cortège s’engage dans la pente ensoleillée, l’effet
-n’est véritablement pas banal, de toutes ces oriflammes
-échelonnées comme en une merveilleuse
-gamme de teintes que la magnificence de
-la lumière enrichit d’une splendeur unique. Des
-jeunes filles vêtues de blanc, des Trégorroises
-aux frêles cornettes empesées, d’une finesse et
-d’une transparence d’élytres, se pressent au pied
-de chaque hampe, sur les pas du porteur, et tiennent,
-j’allais écrire manœuvrent, les cordons,
-car, aux endroits trop escarpés, elles sont obligées
-de s’y suspendre comme à des câbles, pour
-redresser la lourde étoffe et permettre à l’homme,
-que le fardeau entraîne, de ressaisir son équilibre
-compromis. En sorte qu’elle vous revient tout
-naturellement à l’esprit, la comparaison du navire
-de féerie, célébré dans une vieille chanson de
-bord, dont les agrès étaient de fil d’argent et
-l’équipage composé de pucelles.</p>
-
-<p>Des guetteurs, postés dans les galeries hautes
-du clocher, sont descendus en criant :</p>
-
-<p>— Plougaznou ! Plougaznou !</p>
-
-<p>Un remuement de foule se fait dans l’église.
-C’est la procession de Saint-Jean qui sort à son
-tour, enseignes déployées. Le rite veut qu’elle
-aille recevoir celle de Plougaznou, à la limite des
-deux paroisses. Le lieu de la rencontre est un
-antique pont de roches jeté, en aval du village,
-sur le ruisseau qui sert de ligne de démarcation.
-De chaque côté, les croix s’avancent, s’inclinent,
-se donnent le baiser de paix. Puis, les bannières
-imitent les croix, penchant l’une vers l’autre les
-éclatantes images de saints dont elles sont ornées.
-Quand la grande bannière de Saint-Jean va pour
-rendre l’accolade, il se produit soudain dans
-l’assistance un mouvement de curiosité vive et
-presque d’angoisse. C’est qu’elle n’est pas d’un
-maniement facile, cette colossale tapisserie, chef-d’œuvre
-de plusieurs générations de tisseurs d’or,
-où toute la scène du baptême du Christ est représentée.
-Elle jouit d’une renommée sans égale dans
-toute la Bretagne bretonnante, non seulement
-pour sa beauté, mais pour son poids. A cause de
-cela surtout, elle passe pour une espèce de palladium.
-Son armature transversale a l’ampleur
-d’une vergue, et sa hampe, l’épaisseur d’un mât.
-Aussi n’y a-t-il que des athlètes à pouvoir briguer
-l’honneur de la porter. Il n’en est point de plus
-recherché, en cette partie du Trégor. Jadis, on le
-décernait au concours. Pas de commune, pas
-même de hameau qui n’envoyât son champion.
-Vainqueur, il était entouré de la même considération
-que, chez les Grecs, le gagnant de la couronne
-olympique. Il devenait pour ses compatriotes
-un sujet d’orgueil : on parlait de lui
-comme d’un mortel d’essence supérieure, comme
-d’un héros, et les Pindares du canton rimaient
-des strophes à sa louange.</p>
-
-<p>De nos jours, les pèlerins du dehors ont cessé
-de prendre part à ce sport sacré. Mais les jeunes
-hommes de Saint-Jean continuent de le pratiquer
-avec autant d’ardeur que leurs pères. Quatre, cinq
-mois avant le pardon, ils se réunissent tous les
-dimanches dans une aire de ferme, pour s’exercer
-à « l’épreuve de la perche ». Le poids de cette
-perche, très longue et garnie de ferraille à son
-extrémité la plus grosse, a été calculé d’après
-celui de la bannière, et l’épreuve consiste, d’abord
-à la soulever de terre, en la saisissant par le bout
-mince, puis à la mâter toute droite, enfin à la
-promener un nombre déterminé de fois autour
-de l’aire, à travers les fumiers mous et les brousses
-sèches dont le sol est jonché. C’est, du reste, un
-métier où il n’est pas rare que l’on se casse les
-reins.</p>
-
-<p>— Voyez-vous, — me dit un processionneur
-auprès duquel je me suis faufilé, — il y a toujours
-à craindre mort d’homme sur ce pont, au
-moment où la grande bannière s’incline pour le
-salut… Une année, j’ai vu le porteur s’abattre
-raide, les veines de la poitrine rompues. Le recteur
-n’eut même pas le temps de l’administrer.
-Par exemple, on lui fit des funérailles de prince,
-et sur sa pierre tombale…</p>
-
-<p>Un vaste murmure d’admiration a couvert la
-voix de mon interlocuteur. Les yeux brillent, les
-faces rayonnent. On se pousse les coudes. Des
-interjections courent, entre haut et bas, de lèvres
-en lèvres :</p>
-
-<p>— Hein ! ce petit Landouar, tout de même !…</p>
-
-<p>— Ça, au moins, c’est une révérence !</p>
-
-<p>— Pas un pli dans le visage !…</p>
-
-<p>— Ni un tremblement dans le jarret !…</p>
-
-<p>L’hymne entonnée à tue-tête par les chantres,
-les cloches qui, maintenant, sonnent à toute
-volée empêchent sans doute ces propos flatteurs
-de parvenir aux oreilles du petit Landouar. Mais,
-arriveraient-ils jusqu’à lui, il ne les entendrait
-pas. Il est tout entier à sa fonction, l’esprit
-ramassé comme les muscles, ses doigts crispés
-et durcis, pareils à de jaunes sarments de lande,
-son cou de taurillon rentré à demi dans ses
-épaules noueuses et trapues, le regard fixe,
-hypnotisé par cette grande soie flottante qui
-plane au-dessus de lui comme une gloire et
-l’exalte, pour une minute désormais inoubliable,
-jusqu’à l’ivresse des triomphateurs.</p>
-
-<p>Il n’est d’ailleurs pas au bout de sa tâche. Là-bas,
-devant le porche du cimetière, d’autres processions
-attendent le baiser d’accueil. Voici
-Garlan, voici Lanmeur, voici Loquirec. Et j’en
-passe. Tout le pays d’entre l’estuaire de Morlaix
-et la Pointe d’Armorique a délégué ses prêtres et
-ses croix, ses oriflammes les plus éclatantes et
-ses suisses les plus chamarrés. Et c’est un papillotement
-indicible, une débauche, une frénésie
-de couleurs. Ah ! qu’elle est loin, la Bretagne
-conventionnelle, la Bretagne éteinte et grise des
-faiseurs de vers et des littérateurs ! Ici, tout vibre,
-tout resplendit, tout flamboie. Les haleines du
-feu ont, en quelque sorte, vitrifié le ciel et la
-mer ; la terre même répand une odeur chaude et
-comme fermentée. Les herbes, les sources distillent
-je ne sais quels baumes. Une exubérance
-vraiment divine épanouit toutes choses. On sent
-frémir autour de soi les mystérieuses puissances
-de la vie et de la fécondité. Aussi bien, l’instant
-approche où le disque solaire, avant de précipiter
-sa chute vers l’horizon, va darder sur la colline
-vouée à son culte toute la véhémence de ses
-rayons élargis.</p>
-
-<p>Elle se dresse, cette colline, à l’orient du village
-dont elle porte les dernières maisons accrochées
-à son versant. Un raidillon y monte par le plus
-court, entre deux hauts talus surplombants où
-des souches de chênes, vieilles de plusieurs siècles,
-tendent vers vous des moignons difformes,
-comme une séquelle de mendiants monstrueux.
-Le sol est raviné sous les pieds : il semble que
-l’on marche dans le lit desséché d’un torrent. Un
-torrent d’hommes, de femmes, s’y engouffre, en
-effet, mais pour escalader la crête. On se hâte,
-on se bouscule. C’est à qui parviendra le plus
-vite sur le lieu du Tantad. Je retrouve à mi-côte
-l’aveugle du Bois-de-la-Nuit. Ce n’est plus sa
-fille qui le guide, c’est lui qui l’entraîne. Il grimpe
-de son allure désordonnée de somnambule, se
-heurtant aux gens, trébuchant aux pierres, roulant
-au-dessus du flot humain sa belle tête douloureuse
-et farouche de Titan foudroyé.</p>
-
-<p>— Çà, <i>cousin</i>, — lui dis-je, dans la langue de
-sa montagne, et en me servant d’une appellation
-chère aux sabotiers, — qu’est-ce donc qui vous
-presse si fort ? Savez-vous que votre jeune fille
-est tout en nage ?</p>
-
-<p>— Oh ! fait-il, elle se reposera là-haut. Moi, il
-me faut ma place au Tantad !</p>
-
-<p>Puis, d’une voix plus sourde :</p>
-
-<p>— Si je n’ai pas été guéri l’an dernier, c’est
-ma faute : j’aurais dû m’avancer plus près de la
-flamme. Cette fois, je veux être à la toucher,
-sentir sa brûlure jusqu’au fin fond de mes prunelles…</p>
-
-<p>Et, stimulé par l’attente, que dis-je ? par la certitude
-du miracle, il se rue d’un élan plus impétueux
-encore à l’assaut de la cime sainte qui, tout
-à l’heure, va se couronner d’un buisson ardent,
-ainsi qu’un Horeb breton.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>IX</h3>
-
-
-<p>Trois chemins se croisent sur le sommet, dessinant
-un carrefour, une de ces esplanades triangulaires
-qui, comme les <i lang="la" xml:lang="la">trivia</i> de l’ère païenne,
-passent, en Bretagne, pour des lieux sacrés ! Les
-restes visibles d’un dallage attestent qu’une des
-nombreuses voies romaines qui, de Carhaix ou Vorganium,
-gagnaient la mer, eut ici son point d’aboutissement.
-Les divinités latines et gauloises ont
-fraternisé sur ces hauteurs. Un peu de leur âme
-y survit toujours, mêlé à l’espace, à la lumière, au
-rire des vagues, aux champs de blé noir en fleur
-et de grands seigles frissonnants. Le christianisme
-a eu beau multiplier ses symboles, il ne
-les a point exorcisées. C’est ainsi qu’un calvaire
-planté au centre du carrefour a pour socle des
-pierres empruntées à l’ancienne route et que des
-légionnaires ont équarries. Tout à côté se creuse
-le bassin monumental d’une fontaine — oui,
-d’une fontaine encore ! — où la divonne primitive
-continue de servir à des ablutions peu orthodoxes,
-sous les yeux, d’ailleurs placides, d’une
-statue enguirlandée de saint Jean.</p>
-
-<p>Mais ce qui reporte surtout l’esprit aux formes
-les plus antiques de la croyance humaine, c’est
-la pyramide du Tantad. Elle se dresse en une
-meule énorme, semblable au bûcher de quelque
-chef homérique, dominant le pays entier, écrasant
-le calvaire lui-même de son ombre. Pour la
-construire, chaque « feu » de la commune a
-fourni sa gerbe d’ajonc. Des hommes, toute la
-journée d’hier, ont empilé, tassé. Puis, sur le soir,
-les femmes ont parfait l’œuvre. Elles sont venues
-en chœur y suspendre des rubans, des feuillages,
-y piquer des roses et des pavois, donner un air de
-grâce riante à sa lourde architecture hérissée.
-Après quoi, pour finir, l’on a tendu par-dessus la
-vallée le câble qui, de temps immémorial, doit
-relier le Tantad au clocher de l’église. Que si vous
-demandez à quel usage, vous recevrez des indigènes
-cette réponse quelque peu sibylline :</p>
-
-<p>— C’est par là que monte le Dragon.</p>
-
-<p>A l’époque où écrivait Cambry, il en était à
-Saint-Jean comme dans tous les pays où s’est
-conservée la tradition des fêtes du solstice, et l’on
-ne procédait à l’embrasement du Tantad qu’à la
-nuit close. On le différait même jusqu’à ce que
-l’obscurité fût complète. Soudain, à l’appel du
-<i lang="la" xml:lang="la">Veni Creator</i> poussé par les prêtres, un archange
-éblouissant de feux et d’artifices fendait les
-ténèbres, volait au bûcher, et, après l’avoir frôlé
-de ses ailes flamboyantes, s’évanouissait. Tout le
-monde n’était évidemment pas dupe du sortilège.
-Mais l’étrangeté de cette scène nocturne ne laissait
-pas de causer une forte impression aux plus
-avertis. Et combien étaient-ils en Basse-Bretagne,
-au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, de « pardonneurs » à qui les prestiges
-de la pyrotechnie fussent familiers ? Quant
-aux autres, — c’est-à-dire à la presque universalité, — l’on
-conçoit sans peine leur émerveillement
-et leur trouble. La plupart en étaient encore
-à l’ingénuité du moujik russe qui, dans l’église
-du Saint-Sépulcre, le jour de Pâques, regarde
-descendre le Saint-Esprit en une pluie d’étoupes
-enflammées. Ils n’avaient point le sentiment
-d’assister à une fantasmagorie pieuse, mais bien
-à un phénomène surnaturel. Et ils étaient d’autant
-moins éloignés de croire à la réalité céleste de
-l’ange que la nuit ne leur permettait de rien distinguer
-de l’appareil qui le faisait mouvoir ! Quelles
-danses frénétiques autour du Tantad ! Et, ensuite,
-quels retours délirants sous le tiède firmament de
-juin, criblé d’étoiles ! Beaucoup ne se couchaient
-pas, restaient par troupes à errer dans les landes
-et le long des grèves, ou à se poursuivre les uns
-les autres, avec des : « Iou ! » sauvages, en agitant
-des brandons.</p>
-
-<p>C’est, je pense, pour obvier à ces désordres,
-d’un caractère par trop orgiastique, auxquels les
-femmes elles-mêmes n’étaient point sans prendre
-plaisir, qu’il fut jugé préférable d’avancer la cérémonie
-du Feu et de la célébrer à l’issue des
-vêpres, en plein jour. Mais, du coup, la suppression
-de l’ange s’imposait. Il n’avait plus de raison
-d’être. Le jeu de son apparition devenait une
-machinerie vulgaire, susceptible peut-être de
-prêter à rire, du moment qu’il fonctionnait à
-découvert et laissait voir ses ficelles — c’est le
-mot propre — aux yeux les plus abusés. On le
-relégua donc dans quelque grenier, en lui substituant
-une simple boîte d’artifice. C’est cette boîte
-que les bonnes gens appellent « le Dragon ».</p>
-
-<p>— Si vous cherchez une place, les meilleures
-sont de ce côté, fait derrière mon dos une voix
-connue.</p>
-
-<p>Parkik, avec sa « douce ». Ils sont montés tout
-droit au Tantad ; à vrai dire, ils ne sont venus que
-pour lui. Et leur cas est celui de la majorité des
-pèlerins, il faut croire, puisque, au lieu de se
-rendre à vêpres, la multitude s’est précipitée vers
-la hauteur. Ce n’est pas l’esplanade seulement
-qui est envahie : les talus d’alentour, les cultures
-même qu’ils enclosent sombrent, sillon après
-sillon, sous le flux sans cesse grossissant où, parmi
-le noir compact des feutres d’hommes, la légèreté
-des coiffes féminines frisotte avec des blancheurs
-d’écume. Vainement les métayers des fermes voisines
-s’efforcent de sauvegarder leurs champs.</p>
-
-<p>— Épargnez au moins le blé ! supplient-ils d’un
-ton lamentable.</p>
-
-<p>— Bah ! saint Jean vous dédommagera ! leur
-est-il riposté.</p>
-
-<p>Notez qu’en temps ordinaire ces féroces piétineurs
-de moissons tiendraient pour sacrilège
-celui d’entre eux qui se risquerait à fouler un
-épi. « Sois pieux envers l’herbe du pain, respecte-la
-comme ta mère », dit un proverbe breton. Mais
-il s’agit bien de proverbes, le jour du Tantad !…</p>
-
-<p>— Puis, m’explique Parkik, soyez sûr qu’au
-fond les paysans lésés ne sont pas aussi fâchés
-qu’ils en ont l’air. Ils ne sont pas nés de ce matin.
-Lorsqu’ils ont semé, à l’automne, ils savaient de
-science certaine que la récolte n’irait point à
-maturité. S’ils ont semé quand même, c’est qu’il
-leur plaisait ainsi… Il y a des pertes qui sont des
-gains… Orges, froments, seigles saccagés, tout
-cela, monsieur, c’est <i lang="br" xml:lang="br">Lôd an Tân</i> (la part du
-Feu) ! Et l’offrande qu’on fait au feu, le feu la
-rembourse au centuple.</p>
-
-<p>— Alors, ces malheureux qui se plaignent
-seraient plus malheureux encore si les fidèles du
-Tantad ne leur donnaient pas sujet de se plaindre ?</p>
-
-<p>— Comme vous dites. La preuve, c’est qu’il n’y
-a pas dans la paroisse de fermiers plus prospères.</p>
-
-<p>D’aucuns ne s’en remettent pourtant pas exclusivement
-à la « bénédiction du Feu » du soin de
-les rémunérer. Car, tandis que nous achevons de
-nous hisser sur la lisière d’un champ d’avoine
-formant terrasse, des paroles aigres s’échangent
-près de nous entre une femme aux allures de
-mégère et des pèlerins déjà installés.</p>
-
-<p>— Je vous dis que c’est un sou par place ! hurle-t-elle.</p>
-
-<p>— Comme à l’église, alors ? objecte quelqu’un,
-d’un ton gouailleur.</p>
-
-<p>— Parfaitement, et si vous trouvez que c’est
-trop cher, décampez !</p>
-
-<p>— Jamais de la vie !… La vue du Tantad est à
-tout le monde.</p>
-
-<p>— Oui, mais mon champ est à moi, peut-être ?</p>
-
-<p>— Oh ! nous ne l’emporterons pas, soyez tranquille !</p>
-
-<p>Finalement chacun s’exécute, non sans accompagner
-son obole d’une imprécation :</p>
-
-<p>— Puisse notre monnaie vous coller aux mains !</p>
-
-<p>— Que les flammes du Tantad vous consument
-dans l’éternité !…</p>
-
-<p>Je regarde Parkik. Scandalisé, il hoche la tête
-et soupire :</p>
-
-<p>— Ce sont les mœurs nouvelles… Les étrangers
-de la saison des bains ont introduit dans la contrée
-la maladie de l’argent… Et maintenant cette
-avaricieuse profite de ce que son lopin de terre
-est le mieux situé.</p>
-
-<p>Le fait est que nous y serons admirablement pour
-tout voir. Quelques mètres à peine nous séparent
-du Tantad, et, par delà les épaisses houles vivantes
-qui déferlent à sa base comme autour d’un
-gigantesque récif, nous embrassons le panorama
-de Traoun-Mériadek, avec le cercle de Manche,
-le riche diadème d’eau bleue qui l’enserre, depuis
-les roches de Primel jusqu’aux plages solitaires
-du Crec’h-Meur. A nos pieds s’amorce la route en
-lacet où va, dans peu d’instants, se déployer la
-pompe des cortèges officiels. De pente relativement
-douce, elle descend vers la bourgade en suivant
-toute la courbe de la vallée qu’elle traverse
-dans sa plus grande largeur. Des rangées de
-frênes, de sveltes et fines colonnades de peupliers
-la bordent, en font une espèce d’avenue verte,
-baignée d’un jour plus discret. Ajouterai-je,
-quoiqu’on l’ait deviné déjà, qu’à chacun de ses
-paliers s’égoutte d’une margelle moussue le pleur
-tintant d’une fontaine ?</p>
-
-<p>Les innombrables paires d’yeux de la foule
-tantôt consultent le soleil, tantôt s’abaissent vers
-le clocher de Saint-Jean. Un vent d’impatience fait
-onduler les têtes par longues vagues et gronder
-le bourdonnement des voix en une puissante
-rumeur de mer. La timide fiancée de Parkik elle-même
-se laisse gagner à la fièvre générale, au
-point de froisser entre ses doigts le bouquet de
-« fleurs de feu » qu’une pauvresse vient de lui
-vendre.</p>
-
-<p>Tout à coup, un cri, — un cri formidable, — jailli
-de plus de deux mille poitrines :</p>
-
-<p>— La fusée !</p>
-
-<p>On se montre le ciel, au-dessus de l’église. J’ai
-juste le temps d’y voir briller une infime lueur et
-se dissiper une pincée de cendre. Mais dans les
-nerfs de la multitude le tressaillement des grandes
-liesses populaires a passé. Là-bas, toutes les cloches
-à nouveau sont en branle. La combe entière
-vibre comme une immense cuve sonore. Et les
-oriflammes aussi font leur réapparition. Elles
-tourbillonnent un moment à l’intérieur du cimetière,
-puis s’engagent dans la voie sainte. Nous
-les voyons glisser une à une, avec une lenteur
-majestueuse, tels que de splendides fantômes,
-sous les arbres. Les dernières sont encore au fond
-de la vallée que les premières débouchent sur le
-plateau. A mesure qu’une croix surgit, allumant
-ses fulgurations d’argent ou d’or parmi les reflets
-des velours et des soies, une acclamation retentit
-et la salue du nom de la paroisse dont elle est
-l’emblème. La procession se déroule au bruit des
-chants. Par intervalles, des fusillades éclatent,
-qui lui donnent un faux air de fantasia orientale.
-Et, tout aussitôt, c’est une autre image qui se
-présente, évoquant, cette fois, non plus le souvenir
-seulement, mais l’illusion même des lustrations
-antiques. Un chœur de jeunes filles s’avancent,
-précédées d’un bélier blanc qu’un enfant,
-vêtu d’une peau de bique, conduit. Elles tiennent
-l’animal par des laines multicolores attachées à
-son cou. Sa toison a été soigneusement lavée,
-peignée ; des touffes de rubans flottent à ses
-cornes. Quant à l’enfant qui l’escorte, il marche
-avec un sérieux, une gravité de jeune victimaire.
-L’honneur pour lui n’est pas mince d’avoir
-été appelé à mener l’« Agneau bénit ». Tant
-de ses camarades y aspiraient, qui, comme
-lui, réunissaient les deux conditions requises :
-n’avoir pas franchi l’âge d’innocence et être
-inscrit au registre des baptêmes sous le prénom
-de Jean !</p>
-
-<p>Les gendarmes ont ouvert une percée dans la
-foule et fait évacuer les abords immédiats du
-Tantad. Un vieux tambour, qu’on dirait échappé
-d’une gravure de Raffet, bat de ses mains séniles
-une caisse falote et surannée. Les gardes nationaux — en
-Bretagne rien ne meurt — forment la
-haie, appuyés à d’extravagantes espingoles à
-pierre dont plus d’une a besogné dans les
-guerres chouannes. Et alors commence le défilé
-des diverses processions autour du bûcher. Pendant
-que les bannières passent après les bannières
-et que les miraculés d’hier et de demain se succèdent
-en une kyrielle interminable, qui égrenant
-des chapelets, qui brandissant des cierges, des
-paysans, près de la fontaine, attachent des pièces
-d’artifices à des poteaux dont je n’avais pas
-encore compris l’utilité.</p>
-
-<p>— Ils n’ont pourtant pas l’intention de les tirer
-tout de suite ? dis-je à Parkik.</p>
-
-<p>— Si fait, me répond-il. C’est le préambule
-obligé du Tantad.</p>
-
-<p>Il faut avoir assisté à des épisodes de ce genre,
-qui, partout ailleurs, seraient d’une bouffonnerie
-irrésistible, pour savoir jusqu’où peut aller la
-capacité d’idéalisme de cette race. Je reverrai
-toujours le frémissement d’aise de ce peuple si
-délicieusement enfantin, à chaque fusée qui partait
-en sifflant. Elle zébrait à peine le ciel d’un
-trait blanchâtre et, là-haut, au lieu de se résoudre
-en étoiles, avortait. Mais les âmes n’en étaient,
-pour cela, ni moins passionnées, ni moins ravies.
-Là où mes yeux à moi n’apercevaient qu’un pâle
-flocon de fumée grise, les leurs contemplaient
-toute une magique floraison d’astres. Ils réfléchissaient
-dans l’espace le mirage de leur propre
-songe. Et quels transports d’écoliers ! Quelles joies
-violentes et puériles, toutes les fois que la
-baguette enflammée menaçait de fondre sur
-quelqu’un, au risque de le blesser !…</p>
-
-<p>Comme je demande si l’on n’a jamais eu à
-déplorer d’accident, un voisin prononce :</p>
-
-<p>— Depuis que je me connais, je n’en ai entendu
-mentionner qu’un seul et, s’il se produisit, ce fut
-par la permission de saint Jean.</p>
-
-<p>— Ah ?</p>
-
-<p>— Oui, un bourgeois de la ville, un mécréant,
-était venu comme ça en partie de plaisir, pour
-faire son monsieur et pour se gausser. « Sont-ils
-brutes, ces gens-là, disait-il, de tirer un feu d’artifices
-à cinq heures du soir, au mois de juin, en
-plein soleil ! » Il n’avait pas fini, qu’une baguette
-lui crevait l’œil. Sa moquerie s’acheva en un
-beuglement affolé. La punition était rude. Mais
-voilà ! le Feu est comme la Terre : il est trop vieux
-pour souffrir qu’on lui manque de respect.</p>
-
-<p>Il s’est fait un calme relatif. Les prêtres ont
-pris place sur les degrés du calvaire et les
-oriflammes ont été momentanément mises à
-l’abri dans une cour de ferme. Seule, la maîtresse-bannière
-de Saint-Jean demeure debout en face
-du Tantad. Sur un signe du « recteur », Landouar,
-le petit athlète au torse noueux et tout en
-râble, l’élève et l’abaisse par trois fois.</p>
-
-<p>— C’est le signal ! — m’avertit Parkik à mi-voix,
-comme s’il parlait dans une église.</p>
-
-<p>La foule elle-même s’est tue. Tous les regards
-sont dirigés vers la galerie de la tour où s’agitent
-de minuscules formes humaines dans l’ardeur des
-derniers préparatifs. Il s’écoule quatre ou cinq
-minutes solennelles. Les visages se tendent,
-avides, presque anxieux. Enfin, la corde tressaute.
-Et, avec le fracas d’une décharge de mousqueterie,
-le « Dragon » s’élance, en oscillant… Les
-vœux que l’on fait durant qu’il franchit les airs
-sont, paraît-il, sûrs d’être exaucés, à la condition,
-toutefois, qu’il vole d’un trait jusqu’au but. Car
-il arrive qu’il reste en détresse ou même qu’il
-rebrousse chemin. Les gens préposés à sa manœuvre
-racontent qu’il a son humeur et ses
-caprices : précisément, le voici qui feint de se
-ralentir. Déjà des bouches désappointées murmurent :</p>
-
-<p>— Pas de chance ! C’est raté !</p>
-
-<p>Mais non. Ce n’était qu’une fausse alerte. Les
-souhaits conçus seront valables. Il a victorieusement
-accompli son trajet aérien et planté sa morsure
-dévorante au flanc du bûcher… Un crépitement
-léger, quelques fumerolles, — et, d’un essor
-brusque, la flamme bondit, monte, se propage.</p>
-
-<p>— <i lang="br" xml:lang="br">An Tân ! An Tân !</i><a id="FNanchor_59" href="#Footnote_59" class="fnanchor">[59]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_59" href="#FNanchor_59"><span class="label">[59]</span></a> Le Feu ! Le Feu !</p>
-</div>
-<p>Il monte, lui aussi, il se propage, à l’instar de
-la flamme, le cri, le cri sacré des immémoriales
-liturgies solaires, jailli du plus profond de l’âme
-des ancêtres aux lèvres de leurs lointains descendants.
-Ainsi les Celtes primitifs glorifiaient l’Esprit
-de lumière et de vie, autour des feux de la
-tribu, sur les pentes de l’Himalaya. Leur race,
-depuis lors, a traversé, dans le temps, bien des
-millénaires et, dans l’espace, d’incommensurables
-lieues d’étendue. L’héritage reçu d’eux, elle
-en a semé les bribes au cours des siècles et au
-hasard des routes. Il n’importe. Sur cette cime et
-à cette heure, il est impossible de ne se figurer
-point que c’est l’écho de leur grande voix qui,
-par delà les distances et les âges, vient se répercuter
-encore dans les arcanes de la conscience
-bretonne, aux confins des mers d’occident.</p>
-
-<p>— <i lang="br" xml:lang="br">An Tân ! An Tân !…</i></p>
-
-<p>Le spectacle est d’une indicible beauté barbare.
-Souple et reptilienne, la flamme enlace maintenant
-le bûcher de ses anneaux. Sous cette puissante
-étreinte, il semble s’éveiller, secouer sa torpeur
-de chose, s’élever à l’être. Une vie monstrueuse
-anime sa masse jusqu’alors immobile.
-L’âpre caresse du feu le creuse, le fouille, le
-sculpte, en quelque sorte, et peu à peu dégage
-du bloc informe une statue, un colosse, une
-espèce de Moloch noir auréolé d’une nue ardente
-et drapé d’une pourpre d’incendie.</p>
-
-<p>— <i lang="br" xml:lang="br">An Tân ! An Tân !…</i></p>
-
-<p>Le rayonnement du dieu est devenu si intense
-qu’on n’en peut plus supporter ni la chaleur ni
-l’éclat. Les prêtres ont fui. La multitude elle-même
-se recule. Il n’y a que l’aveugle du Bois-de-la-Nuit
-qui, le front découvert et le rosaire aux
-doigts, s’obstine à braver la fournaise, à fixer sur
-elle, désespérément, le regard immuable et tragique
-de ses yeux éteints. Un bruit d’orgues
-immenses, une tempête de sons s’enfle et se
-déchaîne par rafales dans les entrailles rouge
-sombre du Tantad. Tout à coup, un mugissement
-plus fort suivi d’un soupir très long, très atténué.
-C’est la flambée suprême, avant le brusque déclin.</p>
-
-<p>— <i lang="br" xml:lang="br">An Tân ! An Tân !…</i></p>
-
-<p>L’invocation, cette fois, a la douceur mélancolique
-d’un adieu. Lentement, avec le frisselis
-d’une soie qui s’affaisse, les braises se sont effondrées,
-tandis qu’au-dessus il se faisait comme
-une assomption de flammes dans le ciel… La fille
-du sabotier, se rapprochant de son père toujours
-debout à la même place, l’a saisi par le bord de
-sa veste et lui a dit d’une voix dolente :</p>
-
-<p>— C’est fini !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>X</h3>
-
-
-<p>Je suis descendu de la colline sainte, comme
-les clartés du soleil, masquées à demi par les
-hautes terres occidentales, commençaient elles-mêmes
-de s’en retirer. Pour changer d’itinéraire,
-j’ai pris la route processionnelle où le feuillage
-délicat des frênes et des peupliers découpait de
-fines guipures d’ombre mauve. Assises sur les
-margelles des fontaines, des vieilles, une écuelle
-à la main, une sébile dans leur giron, vantaient
-la vertu de chaque source aux pèlerins du Tantad.</p>
-
-<p>— Vous qui avez été au feu, disaient-elles,
-venez à l’eau, passants !</p>
-
-<p>Et, tout le long de la rampe sinueuse, j’ai
-voyagé de la sorte, parmi des murmures de litanies,
-semblables à des fredons d’abeilles autour
-d’un rucher. Un grand calme tombait du ciel
-rafraîchi, et la lumière déclinante avait un air de
-félicité lasse, avec quelque chose d’orageux encore,
-néanmoins, et de trop éclatant. Chez les gens
-aussi, les traits détendus conservaient un reste
-d’exaltation. Ils cheminaient, avares de gestes et
-de paroles, mais l’ivresse se lisait au brillant des
-prunelles.</p>
-
-<p>Tous, ils emportaient des « souvenirs » du Feu.</p>
-
-<p>Les uns y avaient fait roussir leurs gaules de
-pardonneurs, coupées à l’arrivée en terre de Saint-Jean.
-Les autres, plus prompts ou plus adroits au
-pillage des tisons, avaient remplacé le bâton de
-pèlerinage par une tige d’ajonc carbonisé. Les
-jeunes filles tenaient des bouquets dont la flamme
-avait consumé les fleurs. Des groupes se séparaient,
-pour s’en aller chacun dans la direction
-de son village, et se renvoyaient, en guise d’« au
-revoir », le souhait sacramentel :</p>
-
-<p>— <i lang="br" xml:lang="br">Yéc’hed ha joa a-beurz sant Yann vinniget !</i>
-(Joie et santé de la part de saint Jean béni).</p>
-
-<p>Dans le cimetière, la horde sauvage de mendiants
-et d’estropiés qui y monte la garde jour et
-nuit apprêtait son coucher dans l’entre-deux des
-tombes, sur les bancs de pierre du porche et
-jusque sous la voûte de l’ossuaire en forme d’oratoire
-où jadis brûlait la lanterne des morts. Je
-n’ai fait que traverser l’église. Devant un pilier
-ceint d’un triple rang de cierges, un prêtre donnait
-à baiser aux fidèles les reliques de saint
-Mériadek et de saint Maudez. Un autre, en permanence
-à la balustrade du chœur, touchait les
-yeux malades du bout de l’étui de vermeil contenant
-le doigt du Précurseur. Enfin, près d’une
-sorte de lavabo en zinc aménagé dans un enfeu,
-des femmes se mouillaient les paupières et les
-lèvres avec leurs mouchoirs, qu’elles trempaient et
-retrempaient dans l’eau miraculeuse, — <i lang="br" xml:lang="br">Dour ar
-Bis</i><a id="FNanchor_60" href="#Footnote_60" class="fnanchor">[60]</a>, ainsi qu’on en est prévenu par l’inscription
-bretonne placée au-dessus des robinets… J’ai
-laissé tout ce monde à ses pratiques et, sans autre
-compagnie que la claire chanson du ruisseau de
-Traoun-Mériadek, plus argentine encore dans le
-recueillement du soir, j’ai gagné la grève.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_60" href="#FNanchor_60"><span class="label">[60]</span></a> L’eau du Doigt.</p>
-</div>
-<p>Des sentiers, fleuris de troènes, d’aubépines, de
-sureaux, y conduisent en côtoyant des fermes
-anciennes, des manoirs déchus, bâtis « du temps
-que vivait la Reine Anne et que Saint-Jean n’était
-peuplé que de gentilshommes ». Mais à l’extrême
-pointe, c’est le désert complet, l’infinie solitude.
-J’y suis arrivé à l’heure de la mer étale. Les promontoires
-se dressaient, en une série étagée de
-hautes proues immobiles, sur les profondeurs
-splendides du couchant. Et derrière leurs carènes
-d’ombre, là-bas, dans les lointains vers lesquels
-ils semblaient n’attendre qu’un signe pour voguer,
-un autre <i lang="br" xml:lang="br">Tantad</i> achevait de s’éteindre, le féerique,
-le merveilleux Tantad où, chaque soir, se prodiguent
-en spectacle au monde les incomparables
-magies du soleil.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch4">LA TROMÉNIE DE SAINT RONAN<br />
-LE PARDON DE LA MONTAGNE</h2>
-
-<p class="dedic">A José-Maria de Heredia.</p>
-
-
-
-
-<h3>I</h3>
-
-
-<p>Qui n’a présente à la mémoire la jolie page,
-d’une si railleuse bonhomie, que l’auteur des
-<i>Souvenirs d’enfance et de jeunesse</i> a consacrée à
-l’humoristique saint Ronan, ancêtre patronymique
-du clan des Renan dans la Bretagne
-armoricaine ?</p>
-
-<p>« Entre tous les saints de Bretagne, il n’y en
-a pas de plus original. On m’a raconté deux ou
-trois fois sa vie, et toujours avec des circonstances
-plus extraordinaires les unes que les autres. Il
-habitait la Cornouailles, près de la petite ville qui
-porte son nom (Saint-Renan). C’était un esprit
-de la terre plus qu’un saint. Sa puissance sur les
-éléments était effrayante. Son caractère était violent
-et un peu bizarre ; on ne savait jamais
-d’avance ce qu’il ferait, ce qu’il voudrait. On le
-respectait ; mais cette obstination à marcher seul
-dans sa voie inspirait une certaine crainte ; si
-bien que, le jour où on le trouva mort sur le sol
-de sa cabane, la terreur fut grande alentour. Le
-premier qui, en passant, regarda par la fenêtre
-ouverte et le vit étendu par terre, s’enfuit à toutes
-jambes. Pendant sa vie, il avait été si volontaire,
-si particulier, que nul ne se flattait de pouvoir
-deviner ce qu’il désirait que l’on fît de son corps.
-Si l’on ne tombait pas juste, on craignait une
-peste, quelque engloutissement de ville, un pays
-tout entier changé en marais, tel ou tel de ces
-fléaux dont il disposait de son vivant. Le mener à
-l’église de tout le monde eût été chose peu sûre.
-Il semblait parfois l’avoir en aversion. Il eût été
-capable de se révolter, défaire un scandale. Tous
-les chefs étaient assemblés dans la cellule autour
-du grand corps noir, gisant à terre, quand l’un
-d’eux ouvrit un sage avis : « De son vivant nous
-n’avons jamais pu le comprendre ; il était plus
-facile de dessiner la voie de l’hirondelle au ciel
-que de suivre la trace de ses pensées ; mort,
-qu’il fasse encore à sa tête. Abattons quelques
-arbres ; faisons un chariot, où nous attellerons
-quatre bœufs. Il saura bien les conduire à l’endroit
-où il veut qu’on l’enterre. » Tous approuvèrent.
-On ajusta les poutres, on fit les roues avec des
-tambours pleins, sciés dans l’épaisseur des gros
-chênes, et on posa le saint dessus.</p>
-
-<p>» Les bœufs, conduits par la main invisible de
-Renan, marchèrent droit devant eux au plus épais
-de la forêt. Les arbres s’inclinaient ou se brisaient
-sous leurs pas avec des craquements effroyables.
-Arrivé enfin au centre de la forêt, à l’endroit où
-étaient les plus grands chênes, le chariot s’arrêta.
-On comprit ; on enterra le saint et on bâtit son
-église en ce lieu. »</p>
-
-<p>La légende populaire, plus fruste sans doute,
-ne laisse pas d’avoir aussi son charme. J’en ai
-recueilli les principaux épisodes dans le pays
-même où le saint passa la plus grande partie de
-sa vie. On y trouvera précisées quelques-unes des
-circonstances extraordinaires auxquelles M. Renan
-s’est contenté de faire allusion.</p>
-
-<p>Ronan eut pour patrie d’origine l’Hibernie<a id="FNanchor_61" href="#Footnote_61" class="fnanchor">[61]</a>,
-berceau traditionnel de la plupart des thaumaturges
-celtiques. Je demandais un jour à une
-vieille femme de Bégard :</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_61" href="#FNanchor_61"><span class="label">[61]</span></a> L’Irlande.</p>
-</div>
-<p>— Où donc la situez-vous, cette Hibernie
-dont le nom revient si fréquemment sur vos lèvres ?</p>
-
-<p>— J’ai ouï dire — me répondit-elle — que
-c’était un lambeau détaché du paradis. Dieu en fit
-une terre abrupte et solitaire qu’il ancra, avec
-des câbles de diamant, dans des régions de la
-mer inconnues des navigateurs. Dès qu’elle eut
-touché les eaux, celles-ci perdirent toute amertume,
-et, dans un rayon de sept lieues à la ronde,
-devinrent douces à boire comme du lait. L’île
-était dérobée à tous les yeux par un brouillard
-impénétrable qui flottait en cercle autour d’elle,
-mais une lumière paisible, toujours égale, en
-éclairait l’intérieur. Là voletaient, sous la forme
-de grands oiseaux blancs, les âmes prédestinées
-des saints ; de là elles partaient, au premier
-signal, pour aller évangéliser le monde. Je me
-suis laissé dire qu’elles étaient primitivement au
-nombre de onze cent mille. Quand l’heure du
-départ eut sonné pour la onze cent millième, les
-câbles de diamant se rompirent et l’île remonta
-au ciel avec la légèreté d’un nuage.</p>
-
-<p>En ces temps-là, on pêchait la morue au large
-des côtes bretonnes, et il n’était pas rare que l’on
-séjournât des semaines entières sur les lieux de
-pêche. Une nuit que les hommes dormaient,
-étendus au fond des barques, il se fit dans la mer
-un grand remous. Le matelot de quart éveilla
-ses compagnons. « Voyez donc ! » dit-il. Ils virent
-une chose étrange. Un rocher s’avançait, fendant
-les eaux et traînant derrière lui un long sillage
-harmonieux, comme si les vagues, à son contact,
-eussent vibré. Il était fleuri de goémons d’une
-espèce inconnue qui dégageaient un parfum si
-délicieux et si fort que toute l’atmosphère, que la
-mer même en étaient embaumées. Sur le sommet
-du roc, une figure agenouillée priait, le front
-auréolé d’un nimbe dont s’illuminait au loin la
-nuit. C’était saint Ronan qui abordait aux rivages
-d’Armorique.</p>
-
-<p>Il prit terre dans un des havres du Léon. Il ne
-pouvait pas tomber plus mal. Le littoral de ce
-canton était alors habité par une population de
-forbans, naufrageurs et pilleurs d’épaves. Ils adoraient
-des divinités farouches, qu’ils identifiaient
-avec les chênes des bois et les écueils de l’Océan.
-Ils ne dépouillèrent pas le saint, dont tout l’avoir
-consistait en une robe de bure trop sordide pour
-exciter leur convoitise, mais ils ne manquèrent
-aucune occasion de lui témoigner combien sa
-présence parmi eux leur était désagréable ; et,
-quand il voulut leur parler de la loi nouvelle, de
-la loi que Christ avait scellée de son sang, ils lui
-tournèrent le dos avec mépris, en le traitant de
-rêveur, ce qui dans leur bouche était la pire des
-injures. Ronan dut renoncer à convertir ces barbares :
-désespérant d’adoucir leurs mœurs, il
-résolut du moins d’en atténuer par tous les
-moyens possibles les effets. Les saints hibernois
-ne voyageaient jamais sans être munis d’une cloche
-portative dont le son, entre autres vertus, avait
-la propriété de se faire entendre distinctement
-jusqu’aux plus extrêmes confins du monde. Ronan
-se servit de la sienne pour avertir en temps de
-brume les navires égarés et leur signifier qu’ils
-eussent à s’éloigner de la côte. Ainsi les naufrages
-devinrent fort rares, en dépit des feux que les
-indigènes ne se faisaient pas faute d’allumer sur
-les hauteurs. Ces derniers en conçurent une violente
-indignation. Les femmes surtout étaient
-très montées.</p>
-
-<p>— Jusqu’à présent, disaient-elles, la mer avait
-été pour nous une nourrice aux mamelles inépuisables ;
-les cadavres aux beaux bijoux abondaient
-sur nos grèves ; l’orage était notre pourvoyeur :
-chaque aube apportait avec elle sa
-moisson. Rappelez-vous, ô hommes, les tonneaux
-de vin doré où vos lèvres ont bu tant de fois une
-ivresse mystérieuse qui décuplait vos forces et de
-surprenants délires qui nous rendaient plus belles
-et plus désirables à vos yeux. Que ces choses sont
-déjà anciennes ? Du jour où l’anachorète étranger
-a paru au milieu de nous, la fortune a changé. Ce
-doit être quelque enchanteur pervers : il nous a
-jeté un sort, il a juré de nous faire périr de
-misère. Qu’attendez-vous pour nous débarrasser
-de lui ?</p>
-
-<p>Ces paroles arrivèrent aux oreilles du saint.
-Pour n’avoir pas à châtier les gens qui les avaient
-proférées, il décida de s’enfoncer plus avant dans
-les terres et, ayant retroussé les pans de sa robe
-d’ermite, il se mit en route vers d’autres climats.
-Le rocher sur lequel il avait traversé les flots et
-qu’il appelait sa « jument de pierre » le suivit
-dans ce nouvel exode. Ils franchirent des rivières
-encore innomées, s’engagèrent dans de ténébreuses
-forêts dont les arbres se souvenaient
-d’avoir été des Dieux. Parfois, des fourrés inextricables
-entravaient leur marche. Ronan faisait
-alors tinter sa clochette et les ronces, pâmées, se
-désenlaçaient d’elles-mêmes. Ils parvinrent, au
-sortir des bois, dans une région haute et découverte,
-semée seulement de bruyères et d’herbes
-odoriférantes, que dominait une montagne nue,
-arrondie, pareille à la coupole d’un temple.
-Ronan planta en terre son bâton de pèlerin, et le
-bâton aussitôt se transforma en une croix de
-granit, pour lui marquer que ce lieu était celui
-où il se devait arrêter. La « jument de pierre »
-se coucha sur le sol ; le saint se mit en prière.
-C’était l’heure du soir, si particulièrement douce
-en Bretagne. Au pied du <i lang="br" xml:lang="br">ménez</i>, vers l’occident,
-des campagnes heureuses étaient comme blotties.
-Des toits invisibles, voilés de feuillage, exhalaient
-dans l’air de calmes famées. Plus loin, la mer
-s’éteignait ; dans ses eaux, grises comme des
-cendres, les dernières lueurs du soleil disparu
-achevaient de mourir.</p>
-
-<p>— Que la paix demeure à jamais en cette solitude !
-murmura le saint.</p>
-
-<p>Son vœu a été exaucé. Nulle part au monde
-peut-être le silence n’est plus grand, plus profond,
-plus apaisant que sur cette humble cime
-bretonne. Elle a conservé son aspect primitif, son
-air inviolé d’autrefois. On y peut voir des troncs
-de genêts plusieurs fois séculaires. Les bestiaux
-y viennent brouter l’herbe de printemps, mais
-l’homme n’a pas encore osé désaffecter cette terre :
-elle est restée ce qu’elle était il y a douze cents
-ans, une colline vierge, une sorte d’oasis du rêve.</p>
-
-<p>Ronan y passa des jours exquis, en tête à tête
-avec les vents qui, soufflant parfois du côté de
-l’Hibernie, lui apportaient jusqu’en ce désert
-d’Armorique le parfum de son île lointaine. Il
-s’était construit là un <i>pénity</i>, une maison de
-pénitence, grossièrement faite de quelques branches
-liées entre elles à l’aide d’un peu de mortier.
-Il n’y demeurait d’ailleurs que la nuit, pour
-réciter ses vigiles et pour dormir. Le reste du
-temps il vivait dehors. Dès l’aube il était sur
-pied, pèlerinant par les sentiers de la montagne.
-Il avait adopté un circuit qu’il accomplissait ponctuellement
-deux fois par jour, sans dévier d’une
-semelle, le matin, dans le sens du soleil et, le
-soir, à rencontre de l’astre. La pluie même ne
-l’arrêtait point : elle l’arrosait sans le mouiller.
-Le tour qu’il décrivait sur les flancs du <i lang="br" xml:lang="br">ménez</i>
-comportait plusieurs lieues. Il cheminait des
-heures entières, conversant avec les choses dont
-le muet langage lui était familier. Les bêtes aussi
-lui étaient chères. Elles le lui rendaient. Du plus
-loin qu’elles le voyaient venir, elles accouraient
-à lui. Pour leur inspirer plus de confiance, il
-s’amusait souvent, dit-on, à revêtir leur forme.
-Il apprivoisait les plus féroces et les moralisait.
-Un loup qui l’avait en grande vénération s’imagina
-lui être agréable en déposant, un jour, à ses
-pieds un pauvre agnelet tout pantelant. Le saint
-commença par ressusciter l’innocente victime et
-tint ensuite au ravisseur un discours si touchant
-qu’il le convertit pour jamais. C’est depuis lors
-qu’on a coutume de dire : « Doux comme le loup
-de saint Ronan ».</p>
-
-<p>S’il recherchait le commerce des animaux et
-s’il se plaisait même en la compagnie des plantes,
-en revanche il fuyait les hommes. Il avait gardé
-de sa première rencontre avec eux, sur les rivages
-inhospitaliers du Léon, un souvenir amer mêlé
-peut-être de quelque mépris. S’il lui arrivait d’en
-croiser un sur son chemin, il le regardait avec
-des yeux si terribles que le malheureux, saisi
-d’épouvante, en demeurait hébété pendant des
-semaines. C’était un avertissement, que le saint
-leur donnait, qu’ils eussent à laisser libre la voie
-où il était désormais résolu de marcher seul. Il
-y gagna de n’être plus diverti dans ses promenades,
-mais sa réputation en souffrit. Une légende
-redoutable se créa autour de sa personne. On le
-soupçonna d’être sorcier et nécromancien ; des
-pâtres affirmèrent l’avoir vu, déguisé en bête,
-courir le garou ; on l’accusa de semer mille maux
-par le pays. On le rendit responsable de tous les
-méfaits des éléments, auxquels il était censé commander.
-Un ouragan de grêle dévastait-il les
-moissons dans la plaine, une tourmente subite,
-bouleversant la mer, faisait-elle voler en éclats
-les barques des pêcheurs, c’étaient là autant
-d’effets de la pernicieuse magie de Ronan.</p>
-
-<p>Il faut avouer que, non content d’inquiéter
-l’opinion, il semblait parfois avoir pris à tâche
-de l’exaspérer. Un jour qu’il se promenait sous
-les ombrages touffus de la forêt de Névet, proche
-de son ermitage, il aperçut un bûcheron en train
-d’abattre un chêne. Chaque coup de hache arrachait
-à l’arbre une plainte sourde qui retentissait
-douloureusement dans le cœur du solitaire.</p>
-
-<p>— Qu’as-tu donc à maltraiter ainsi ce vieillard
-des bois ? demanda-t-il, courroucé.</p>
-
-<p>— J’ai, répondit l’homme, que j’en veux faire
-des planches pour mon grenier.</p>
-
-<p>— A moins que ce ne soit pour ton cercueil !
-répartit le saint.</p>
-
-<p>Au même instant le chêne tombait, écrasant le
-bûcheron dans sa chute. Que Ronan fût le vrai
-coupable, cela ne fit de doute pour personne : on
-ne songea plus, dans toute la contrée, qu’aux
-moyens de se débarrasser de lui. Des conciliabules
-secrets furent tenus dans les clairières, à la
-pâle lumière de la lune, déesse des entreprises
-nocturnes, que ces païens adoraient. Déjà l’on ne
-parlait de rien moins que d’aller surprendre l’anachorète
-dans sa hutte de branchages et de le
-frapper traîtreusement en plein sommeil, quand
-le chef du manoir de Kernévez, homme sage et
-tolérant, intervint dans la discussion en faisant
-observer combien une pareille conduite serait non
-seulement criminelle, mais périlleuse.</p>
-
-<p>— De deux choses l’une, conclut-il : ou bien
-Ronan n’a pas la puissance néfaste que vous lui
-attribuez ; et alors pourquoi violer, en le massacrant,
-les lois divines et humaines ? — ou bien
-il la possède en réalité, et, dans ce cas, que
-peuvent contre lui vos misérables embûches ? S’il
-est l’enchanteur que vous dites, il n’a rien à
-craindre de vos rancunes, tandis que vous, si
-vous l’irritez, vous avez tout à craindre de sa
-colère.</p>
-
-<p>Cette argumentation refroidit le zèle des plus
-ardents.</p>
-
-<p>— A votre place, continua le maître de Kernévez,
-je déléguerais vers lui quelqu’un pour lui
-soumettre nos doléances. Entre nous soit dit, je
-ne le crois pas aussi méchant que vos imaginations
-vous le représentent. Il m’est arrivé quelquefois
-de le suivre à distance, dans ses tournées
-du matin. Savez-vous à quoi je l’ai toujours vu
-occupé ? A délivrer les mouches de ces trames
-légères que les araignées de nuit tissent dans les
-ajoncs !… Un esprit démoniaque n’a point de
-ces sollicitudes.</p>
-
-<p>Une voix dans l’assistance cria :</p>
-
-<p>— Sois donc notre envoyé et plaide auprès de
-lui notre cause !</p>
-
-<p>— J’allais vous le proposer, répondit le chef
-de maison, le <i lang="br" xml:lang="br">penn-tiern</i>, avec la simplicité et le
-calme qui lui étaient habituels.</p>
-
-<p>Sans plus tarder, il se mit en route pour la
-montagne. La lune s’était couchée ; mais, au
-sommet du <i lang="br" xml:lang="br">ménez</i>, la cellule de l’ermite brillait
-comme un sanctuaire mystérieux. Ronan dormait,
-allongé sur la terre nue, les mains en croix, la
-tête éclairée d’une lumière étrange. Ses pieds
-dépassaient le seuil de la hutte, que ne fermait
-aucune porte. Le maître de Kernévez s’assit dans
-l’herbe pour attendre le réveil du saint. Il se
-sentait le cœur vaguement troublé et, dans sa
-cervelle de barbare, des idées singulières se
-remuaient qui lui étaient un objet d’étonnement
-et d’effroi.</p>
-
-<p>Cependant l’aube commençait à poindre. Dès
-que le premier rayon eut caressé l’échiné de la
-jument de pierre, celle-ci poussa un hennissement
-très doux, et tout aussitôt l’anachorète
-ouvrit les yeux. Il ne témoigna nulle surprise de
-voir le <span lang="br" xml:lang="br">penn-tiern</span> à quelque pas de l’ermitage
-dans l’attitude d’un suppliant, mais, étant allé à
-lui, il lui commanda de se lever et de le suivre.
-Ils se mirent à cheminer ensemble à travers la
-haute solitude. Leur vue s’étendait au loin sur
-les campagnes et sur la mer que le soleil naissant
-baignait d’une vapeur de pourpre et où des harmonies
-ineffables flottaient suspendues. Le maître
-de Kernévez avait toujours vécu dans ce site : il
-le connaissait en ses moindres détails, mais, pour
-la première fois, le sens intérieur lui en était
-révélé. Il lui sembla qu’il le contemplait avec des
-yeux nouveaux et plus parfaits. Et il versa des
-larmes d’attendrissement, sans savoir pourquoi,
-comme un enfant ou comme un homme ivre.
-Ronan lui dit :</p>
-
-<p>— Pleure, pleure. C’est Dieu qui entre en toi.</p>
-
-<p>Autour d’eux, les fougères embaumaient ; des
-haleines tièdes et suaves se jouaient dans les
-transparences de l’air. Jamais aurore n’eut plus
-de grâce et ne para le monde d’une plus exquise
-séduction. Quand Ronan jugea l’âme de son
-compagnon suffisamment ameublie, détrempée,
-et prête à recevoir la bonne semence, il commença
-de lui conter la merveilleuse histoire de
-Jésus qui consacra le désert comme un lieu de
-prière, de Jésus qui prêcha du haut des monts,
-avec la mer à ses pieds, et enseigna aux fils des
-hommes l’amour universel. L’anachorète qu’on
-avait dépeint d’humeur si farouche parlait avec
-tant d’onction et de charme, les récits qu’il faisait
-de l’ère galiléenne étaient par eux-mêmes si captivants
-que le chef laboureur en oublia tout le
-reste. Le saint dut le congédier, en lui montrant
-l’aile grise du soir qui déjà s’éployait dans le ciel.</p>
-
-<p>— Que t’a dit le personnage de là-haut ? interrogèrent
-les gens de la plaine, pâtres et pêcheurs,
-quand le maître de Kernévez fut redescendu
-parmi eux.</p>
-
-<p>Il leur répéta mot pour mot les discours de
-Ronan qu’il portait gravés dans sa mémoire,
-s’efforça d’en reproduire jusqu’à l’accent. Il fut
-éloquent avec simplicité. Plus d’un dans l’auditoire
-se laissa toucher. Mais les autres, le grand
-nombre, après l’avoir écouté non sans stupeur, ne
-tardèrent pas à murmurer contre lui et à échanger
-à son sujet des propos amers. Ils ne pouvaient
-s’expliquer qu’un homme aussi avisé que le
-<span lang="br" xml:lang="br">penn-tiern</span> se fût fait tout à coup l’apôtre de nouveautés
-impies, subversives des anciens cultes.
-Ils ne doutèrent point que l’ermite ne l’eût ensorcelé.
-Leur haine contre Ronan s’en accrut ; et,
-quant au maître de Kernévez dont ils avaient si
-longtemps vénéré la sagesse, ils n’eurent dorénavant
-pour lui que la superstitieuse pitié dont on
-entoure en Bretagne les <i>innocents</i> et les fous.</p>
-
-<p>Il ne s’en émut ni ne s’en plaignit. Il vit s’écarter
-de lui ses amis les plus chers, sans en éprouver
-de ressentiment. N’étaient-ce pas, au dire de
-Ronan, les conditions ordinaires de tout début
-dans l’apprentissage de la sainteté ? Il ne se passait
-point de jour qu’il ne se rendît auprès du
-solitaire, dans un lieu dont ils étaient convenus,
-sur la lisière du domaine de Kernévez, à mi-pente
-de la montagne. Une haie de prunelliers sauvages
-les mettait à l’abri des regards indiscrets ; des
-pins parasols ombrageaient leur tête, et la mer,
-par une éclaircie, s’étalant devant eux à perte de
-vue, ouvrait à leurs pensées, à leurs méditations
-en commun, le champ de son immensité. Là, le
-fruste disciple de Ronan s’initia aux séductions
-de la vie contemplative. Il y prit un tel goût qu’il
-en vint bientôt à considérer tout autre soin
-comme indigne qu’on s’y appliquât. A savourer
-les secrètes voluptés de la conscience, ce paysan
-dépouilla jusqu’à la passion de la terre. Lui qu’on
-citait naguère comme le modèle des laboureurs,
-il se désintéressa de ses cultures, cessa de surveiller
-son personnel, laissa les domestiques agir
-en maîtres. On en jasa dans la contrée. Finalement,
-sa femme fut avertie.</p>
-
-<p>Vivant dehors par métier, tandis qu’elle était
-retenue à l’intérieur du logis par ses devoirs de
-ménagère, il avait pu lui dérober quelque temps
-ses pieuses escapades et fréquenter le saint sans
-éveiller ses soupçons. Mais il prévoyait bien qu’un
-jour ou l’autre tout lui serait dévoilé. Des commères
-complaisantes s’en chargèrent. Comme il
-revenait un soir à la ferme, au sortir d’une entrevue
-avec Ronan, il trouva sur le chemin sa femme
-qui l’attendait, blême de colère.</p>
-
-<p>— Ainsi, cria-t-elle, voilà comment vous vous
-comportez ! J’en apprends de belles sur votre
-compte ! On vous croit au travail avec les serviteurs,
-et vous fainéantez là-haut en compagnie d’un
-être louche qui est l’opprobre et la terreur du pays.
-Avez-vous donc juré de mettre vos enfants sur la
-paille et, moi, de me faire mourir de désespoir ?…</p>
-
-<p>La légende, qui pratique la sélection à sa façon,
-n’a pas retenu le nom du maître de Kernévez ;
-mais elle nous a transmis celui de sa femme. Elle
-s’appelait Kébèn. M. de la Villemarqué a voulu
-voir en elle une sorte de druidesse farouche, reine
-de la forêt sacrée<a id="FNanchor_62" href="#Footnote_62" class="fnanchor">[62]</a>. Le peuple s’en fait une image
-moins noble, mais plus voisine peut-être de la
-réalité. C’était tout bonnement une fermière économe,
-un peu serrée, dure à elle-même et dure
-aux autres, uniquement préoccupée d’arrondir
-son pécule et de léguer à ses enfants un bien
-solide, exempt d’hypothèques. D’un caractère
-très entier, elle menait sa maison au doigt et à
-l’œil. Au reste, femme entendue et capable, ne
-commandant jamais rien que de sensé. Son mari
-s’était toujours effacé devant elle. On conçoit sa
-fureur, quand elle s’aperçut qu’il lui échappait.
-Elle le somma de rompre avec le thaumaturge ;
-pour la première fois de sa vie, il lui tint tête,
-opposant à toutes ses objurgations, à toutes ses
-invectives, une douceur tranquille et obstinée.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_62" href="#FNanchor_62"><span class="label">[62]</span></a> Cf. <i lang="br" xml:lang="br">Barzaz-Breiz</i>, Légende de saint Ronan, notes.</p>
-</div>
-<p>A partir de ce moment, le manoir de Kernévez,
-jusque-là si ordonné, si paisible, devint un enfer.</p>
-
-<p>Du matin au soir, Kébèn tournait dans la vaste
-cuisine comme une louve en cage, grinçant des
-dents et hurlant. Les enfants se fourraient dans
-les coins, derrière les meubles, et pleuraient en
-silence, n’osant plus approcher leur mère. Valets
-et servantes quittèrent la maison l’un après
-l’autre : le domaine tomba en friche, les troupeaux
-dont nul ne prenait soin vaguèrent dans
-les champs, à l’abandon. L’homme continuait de
-se rendre à la montagne, auprès du saint, indifférent
-au spectre de la ruine qui de toutes parts
-commençait à se dresser autour de lui. Il n’avait
-plus de souci des choses terrestres. Il habitait
-dans son rêve comme dans une tour très haute
-d’où il ne voyait que du ciel.</p>
-
-<p>Un vertige d’une autre sorte égarait l’esprit de
-Kébèn. Son idée fixe était de se venger de Ronan,
-qu’elle appelait le débaucheur d’hommes. Elle
-s’aboucha avec les ennemis du thaumaturge. On
-sait qu’ils étaient nombreux. Des réunions clandestines
-se tinrent à Kernévez, pendant les absences
-du mari. On y buvait de l’hydromel dans des
-cornes d’auroch. Au bout de quelques jours de ce
-régime, Kébèn, devant une assemblée de fanatiques
-exaltés jusqu’au délire, déclara qu’il fallait
-cette nuit même, à la faveur des ténèbres, marcher
-à la hutte de l’ermite, y mettre le feu et l’y
-brûler vif.</p>
-
-<p>— Allons ! s’écrièrent-ils d’une seule voix.</p>
-
-<p>Mais leur enthousiasme dura peu. A la fraîcheur
-nocturne leur ivresse s’était dissipée, faisant
-place, chez les plus hardis, à de mystérieuses
-appréhensions. Ils crurent ouïr dans le vent des
-paroles de menace. Les bruyères où leurs pieds
-s’empêtraient leur semblèrent un filet magique
-tendu sous leurs pas. Une étrange apparition
-acheva de les terrifier. La forme démesurée d’une
-bête venait de surgir debout sur le sommet de la
-montagne, et, par trois fois, un hennissement
-épouvantable déchira la nuit. Toute la bande se
-dispersa comme un vol de moineaux. Seule,
-Kébèn demeura : sa haine la cuirassait contre la
-peur. A l’appel de la jument de pierre, Ronan
-était sorti de son oratoire. Il s’avança vers la
-mégère et lui dit :</p>
-
-<p>— Garde-toi de franchir l’enceinte marquée
-par des houx. C’est ici un lieu interdit aux femmes.</p>
-
-<p>Kébèn, ramassée sur elle-même, s’apprêtait à
-lui sauter au visage ; mais, quand elle voulut
-s’élancer, une force surnaturelle la cloua sur place
-et ses jambes se raidirent sous elle, comme pétrifiées.
-Alors, dans l’impuissance de sa rage, elle
-vomit un flot d’injures, traitant le saint des noms
-les plus odieux.</p>
-
-<p>— Ah ! oui, — hurlait-elle, — tu interdis aux
-femmes l’accès de ton repaire, mais tu y attires
-les hommes, sorcier de malheur !… Réponds,
-qu’as-tu fait du maître de Kernévez ? Quel philtre
-de démence lui as-tu versé ?… Nous ne te cherchions
-point : pourquoi nous es-tu venu trouver ?…
-Regarde ce manoir, là-bas, sous les hêtres. On y
-travaillait dans la joie et dans la concorde. Une
-fumée heureuse s’élevait du toit comme une perpétuelle
-action de grâces aux dieux d’en haut. Eh
-bien ! tes artifices en ont chassé la prospérité pour
-y installer la ruine. Où régnait la paix des âmes,
-tu as déchaîné la guerre conjugale. Par le soleil et
-par la lune, sois maudit !</p>
-
-<p>Le saint, les yeux au firmament, priait. Son
-oraison finie, il prononça :</p>
-
-<p>— Femme, je te rends l’usage de tes membres ;
-retourne vers tes enfants à qui tu n’as pas
-donné à manger ce soir et dont le gémissement
-m’a empêché d’entendre tes paroles.</p>
-
-<p>Une plainte, en effet, une plainte discrète et
-continue sanglotait dans le vent de la mer.</p>
-
-<p>— Nous nous rencontrerons encore ! grommela
-Kébèn d’un ton de défi.</p>
-
-<p>— Dieu fasse que ce soit au ciel ! répondit Ronan.</p>
-
-<p>La femme de Kernévez rentra au logis, l’âme
-ulcérée. Pendant plusieurs jours elle resta
-accroupie sur la pierre de l’âtre, sans qu’on pût
-lui arracher un mot ni la décider à s’étendre dans
-un lit. Elle méditait, dans l’immobilité et le silence,
-quelque horrible dessein. Une nuit enfin, après
-s’être assurée qu’autour d’elle chacun dormait,
-elle se leva et pénétra dans la pièce où les enfants
-étaient couchés. Là reposait, parmi ses frères,
-Soëzic, la fille aînée, à peine âgée de huit ans :
-petite blondinette, jolie et délicate comme un
-ange, la préférée de son père à cause de sa gentillesse
-et de sa douceur. Kébèn la prit dans ses
-bras avec précaution, pour ne la point réveiller,
-et s’achemina sans bruit vers la grange. Il y avait
-dans un coin de cette grange, dissimulé derrière
-un tas de fagots, un vieux bahut hors de service,
-fait d’un énorme tronc de chêne creusé au feu,
-avec des parois aussi épaisses que celles des sarcophages
-en granit où l’on avait coutume d’ensevelir
-les chefs de clan. La mère dénaturée déposa l’enfant
-au fond du coffre, rabattit le lourd couvercle,
-ferma la serrure à double tour, puis, ayant repris sa
-place sur le foyer, se mit tout à coup à pousser
-des cris atroces, des cris de bête qu’on égorge.</p>
-
-<p>Le maître de Kernévez sauta à bas du lit,
-épouvanté :</p>
-
-<p>— Qu’y a-t-il, femme ? Au nom de Dieu,
-qu’y a-t-il ?</p>
-
-<p>Elle lui montrait la porte de la chambre des
-enfants. Il alla voir, constata que la fillette avait
-disparu. Déjà des voisins étaient accourus au
-bruit : la cuisine fut bientôt pleine de curieux.
-Alors seulement Kébèn parla.</p>
-
-<p>Depuis sa querelle avec le thaumaturge, elle
-s’attendait, déclara-t-elle, à quelque événement de
-ce genre. Il l’en avait menacée, et c’est pourquoi
-tous ces temps-ci elle avait tenu à rester sur ses
-gardes. Or, voilà que cette nuit, comme elle s’assoupissait
-de fatigue, elle avait été réveillée en
-sursaut par une voix qui geignait faiblement :
-« <i lang="br" xml:lang="br">Mamm ! Mamm !</i> » Elle avait essayé de se lever,
-mais en vain. Un sortilège la paralysait. Au même
-moment, la forme monstrueuse d’un homme-loup
-passait devant elle, emportant en travers dans sa
-gueule le corps ensanglanté de Soëzic.</p>
-
-<p>Évidemment, cet homme-loup ne pouvait être
-que Ronan. Tel fut l’avis unanime. Le mari
-voulut intervenir, risquer une observation. Mais on
-était fixé sur la valeur de ses conseils ! L’assistance
-entière lui ferma la bouche. Il fut arrêté, séance
-tenante, qu’on se rendrait à Quimper de ce pas,
-pour dénoncer au roi Gralon-Meur l’abominable
-crime et demander justice contre le malfaiteur.</p>
-
-<p>Le cortège, grossi de village en village, accompagna
-Kébèn jusque dans le palais du roi.
-Gralon-Meur fut ému par une manifestation aussi
-imposante ; il dépêcha des archers vers le saint,
-avec ordre de le lui amener sur le champ. En le
-voyant paraître, il ne douta point que la populace
-n’eût dit vrai. Avec sa face velue, avec ses ardentes
-prunelles d’ascète, ombragées d’épais sourcils,
-avec sa houppelande de bure grossière, salie,
-usée, effilochée, jaunie, pareille à la fourrure d’un
-fauve et nouée aux reins par une ceinture d’écorce,
-avec ses pieds souillés de boue, avec ses doigts
-aux ongles pointus et noirs comme des griffes,
-le solitaire avait les dehors d’un animal sauvage
-plutôt que d’un être humain.</p>
-
-<p>— Nous allons bien savoir s’il participe de la
-nature de l’homme ou de celle du loup, — prononça
-Gralon. — J’ai là deux dogues qui nous
-renseigneront à cet égard.</p>
-
-<p>Les terribles bêtes furent lâchées sur Ronan ;
-mais, au lieu de le mettre en pièces, elles se couchèrent
-docilement à ses pieds, léchant ses haillons,
-implorant de lui une caresse.</p>
-
-<p>Il y eut dans la foule une grande stupeur.
-Gralon-Meur, s’étant avancé vers l’anachorète,
-s’inclina et dit :</p>
-
-<p>— Pour que mes chiens t’aient respecté, il
-faut qu’un pouvoir singulier soit en toi. Parle
-donc et confonds tes accusateurs, afin que justice
-soit faite.</p>
-
-<p>— Je parlerai, — répondit Ronan, — non à
-cause de moi qui n’ai de comptes à rendre qu’à
-Dieu, mais à cause de l’enfant, victime innocente
-de cette odieuse machination ; commande, ô roi,
-qu’on apporte ici le coffre qui est à Kernévez,
-dans la grange, derrière un tas de fagots.</p>
-
-<p>Il fut fait selon sa volonté. Quand on ouvrit le
-bahut de chêne, on y trouva la fillette, blanche
-comme cire ; elle était étendue sur le côté,
-morte. Dur eût été de cœur celui qui n’eût
-pleuré en la voyant. Ronan lui-même, pour la
-seule fois de sa vie, dit-on, donna des marques
-d’attendrissement. Il se pencha au-dessus du
-cadavre et, l’appelant par son nom, d’une voix
-très douce, il murmura :</p>
-
-<p>— Petite Soëzic, fleurette jolie, tes yeux se sont
-clos avant l’heure. Dieu veut que tu les rouvres et
-qu’ils contemplent longtemps encore le soleil béni.</p>
-
-<p>Il dit. Les fraîches couleurs de l’enfance reparurent
-aussitôt sur le visage de la morte, et elle
-se leva du coffre en souriant.</p>
-
-<p>La foule, transportée à la vue du miracle, trépignait
-d’allégresse, exaltant les vertus du saint,
-criant qu’il fallait lapider Kébèn. Mais Ronan :</p>
-
-<p>— J’entends — fit-il — que cette femme s’en
-retourne chez elle saine et sauve.</p>
-
-<p>A partir de ce jour, le solitaire vécut honoré de
-tous dans la contrée qui jusque-là lui avait été si
-marâtre. La religion qu’il professait supplanta les
-anciens cultes. Toutefois il ne changea rien à ses
-habitudes, s’abstint comme par le passé de tout
-commerce direct avec les hommes, si même il ne
-se montra pas encore plus secret ; de sorte que la
-vénération qu’il inspirait resta mêlée de quelque
-crainte. On le suivait du regard, de loin, dans sa
-promenade quotidienne, mais on n’aurait jamais
-eu la hardiesse de l’aborder. Quand on s’adressait
-à lui, c’était par l’intermédiaire du maître de Kernévez,
-la seule créature humaine qu’il accueillît
-sans répugnance et dont il écoutât volontiers les
-propos. Saint Corentin vint un jour lui faire
-visite à son oratoire, dans le dessein, à ce que
-l’on prétend, de se démettre en sa faveur de son
-épiscopat de Quimper ; il trouva la porte fermée
-par une simple toile d’araignée, voulut passer au
-travers et ne put réussir à rompre la trame ; il
-comprit que Ronan refusait de le recevoir et
-rebroussa chemin, non sans dépit.</p>
-
-<p>C’est au printemps, la veille du vendredi saint,
-que mourut le thaumaturge de la montagne. Sitôt
-qu’il eut rendu l’âme, de grands nuages aux formes
-bizarres et tourmentées accoururent de tous les
-points de l’horizon et se rassemblèrent autour de
-la cime, étendant un voile de ténèbres sur le pays
-environnant, tandis que de l’oratoire s’élevait
-vers le ciel une longue colonne de fumée blanche.
-Par ces signes on fut averti que Ronan n’était
-plus ; mais on attendit au troisième jour, avant
-de franchir l’enceinte des houx sacrés. L’humeur
-du saint était à redouter même après sa mort. Il
-fallut que le <span lang="br" xml:lang="br">penn-tiern</span> entrât le premier dans la
-cellule. Le cadavre ne présentait aucune trace de
-décomposition ; il était couché dans la posture
-qui, de son vivant, lui était familière, ses pieds
-de marcheur obstiné dépassant le seuil ; les mèches
-hérissées de ses cheveux étaient lumineuses comme
-des flammes ; d’une main il pressait sur sa poitrine
-un livre aux fermoirs richement ouvragés, sans
-doute un répertoire de formules magiques, pensèrent
-les paysans ; dans l’autre il tenait la clochette,
-compagne mélodieuse de ses migrations.</p>
-
-<p>On a vu de quelle façon il fut procédé aux
-funérailles. Dès que le corps eut été placé sur le
-chariot, les bœufs se mirent en marche et la clochette
-de fer commença d’elle-même à tinter.
-Pendant toute la durée du trajet, elle sonna ainsi,
-à petits coups grêles et lents, comme un glas.
-L’attelage s’était immédiatement engagé dans la
-sente que Ronan avait accoutumé de parcourir
-chaque matin et chaque soir. En traversant les
-terres de Kernévez, il arriva près d’un lavoir où
-Kébèn lavait. Cette femme singulière, depuis
-l’aventure du coffre, n’avait plus fait parler d’elle ;
-mais elle ne s’était ni amendée, ni assagie. La
-clémence de Ronan, au lieu d’apaiser sa haine,
-l’avait exacerbée. Lorsqu’elle apprit sa mort, elle
-eut un tel accès de joie cynique que momentanément
-on la crut folle. Non seulement elle
-refusa de prendre le deuil avec les autres ménagères
-du quartier ; mais elle choisit le jour des
-obsèques pour faire sa lessive, commettant de la
-sorte un double scandale, puisqu’en ce même jour
-se célébrait la fête de Pâques.</p>
-
-<p>Le cortège s’avançait dans un recueillement
-silencieux, au son de la petite clochette, quand,
-parmi des bruits de battoir, une chanson narquoise
-s’éleva de derrière les saules qui bordaient l’étang :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Bim baon, cloc’hou !</i></div>
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Marw ê Jégou</i></div>
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Gant eur c’horfad ywadigennou<a id="FNanchor_63" href="#Footnote_63" class="fnanchor">[63]</a> !…</i></div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_63" href="#FNanchor_63"><span class="label">[63]</span></a> C’est un refrain populaire très répandu en Bretagne
-et que l’on chante aux enfants pour les bercer.</p>
-</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Bim baon, les cloches !</div>
-<div class="verse">Il est mort, Jégou,</div>
-<div class="verse">D’une ventrée de boudin !</div>
-</div>
-
-<p>Ainsi chantait, à voix haute et stridente, Kébèn
-l’effrontée. Les bœufs cependant débouchaient
-dans le pré ; et ils cheminaient droit devant eux,
-sans souci du linge qui séchait étalé sur l’herbe.
-Déjà ils piétinaient de leurs durs sabots les nappes
-de toile fine. Kébèn, du coup, cessa de chanter.
-Échevelée, noire de fureur, elle se jeta à la tête
-des animaux :</p>
-
-<p>— Arrière, sales bêtes ! — cria-t-elle.</p>
-
-<p>Et, brandissant son battoir, elle les en frappa
-avec une telle violence qu’elle écorna l’un d’eux.
-Ils n’en continuèrent pas moins leur route, de
-leur bonne allure tranquille. Alors la rage de
-Kébèn se tourna contre le cadavre. Elle s’était
-cramponnée au chariot, au risque de se faire
-écraser ; et, à chaque tour de roue, des paroles
-insensées, des injures inexpiables s’échappaient
-de ses lèvres.</p>
-
-<p>— Va, charogne, va rejoindre dans le charnier
-où elle pourrit la louve qui fut ta mère !…
-Tu dois être content, fléau des ménages !… Grâce
-à toi, la plus belle lessive du pays est en pièces…
-Ris donc, artisan de malices, fourbe des fourbes,
-nuisible jusque dans la mort !… Ha ! Ha ! Et
-dire qu’il y a des benêts qui te pleurent !… Quant
-à moi, tiens, voilà mon adieu !</p>
-
-<p>Horrible profanation ! Elle venait de lui cracher
-à la figure. Ce fut du reste son dernier outrage.
-Le sol au même instant s’entre-bâilla sous elle et
-l’engloutit.</p>
-
-<p>Au bout de trois heures de marche, la clochette
-s’étant tue, les bœufs s’arrêtèrent. On était en
-pleine forêt, sur le versant occidental de la montagne.
-Une fosse fut bientôt creusée, mais, lorsqu’il
-s’agit d’y descendre le corps du saint, les
-efforts réunis de vingt hommes demeurèrent
-impuissants à le soulever. « Peut-être ne veut-il
-pas qu’on l’enterre », opina quelqu’un ; « laissons-le
-en cet état, et attendons les événements. » Or,
-il advint une chose extraordinaire. Dans l’espace
-d’une nuit, le cadavre se pétrifia, ne fit plus qu’un
-avec la table du chariot transformée en dalle
-funéraire, et apparut comme une image éternelle
-sculptée dans le granit d’un tombeau. Les arbres
-d’alentour étaient eux-mêmes devenus de pierre ;
-ils s’élançaient maintenant avec une sveltesse de
-piliers, entre-croisaient là-haut en guise de voûte
-les nervures hardies de leurs branches. Tel fut,
-d’après la légende, le premier schème de l’église
-de Locronan et du cénotaphe qui s’y voit encore,
-dans la chapelle du Pénity.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>II</h3>
-
-
-<p>Si jamais vous visitez Locronan, faites en sorte
-d’y arriver par la « vieille côte ». La montée, au
-début, n’est pas engageante ; c’est moins un chemin
-qu’une ravine, que le lit desséché d’un torrent.
-Mais, à mesure que l’on approche de la crête,
-la route s’aplanit, se dilate, retrouve sa noble
-aisance d’ancienne voie royale. Borné encore, vers
-l’occident, par un dernier renflement des terres,
-l’horizon s’est découvert peu à peu dans la direction
-du sud et du septentrion. Derrière vous s’estompent
-les grandes houles bleues du Quimperrois ;
-à votre droite s’enlève sur le ciel la montagne
-sacrée, avec son énorme croupe creusée de plissements
-rugueux où les traînées de bruyères semblent
-des fumées roses courant à ras de sol ; à
-gauche, un pays vert — d’un vert lumineux, d’un
-vert fauve — déroule jusqu’à la mer océane la
-nappe onduleuse de ses feuillages. Des pins bordent
-la route, mais sans entraver la vue qui se
-joue librement entre leurs fûts ébranchés ; et l’on
-a au-dessus de soi l’aérienne mélopée de leurs
-cimes. Ajoutez que nulle part ailleurs, en Bretagne,
-on ne respire mieux ce que le poète appelle</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">L’ivresse de l’espace et du vent intrépide.</div>
-</div>
-
-<p>Le vent s’acharne d’une aile infatigable sur ce
-haut plateau. On est, pour ainsi dire, bouche à
-bouche avec l’Atlantique qui vous souffle à la face,
-de tout près, sa rude haleine salée, vous fouette
-la peau de ses larges embruns. Le bruit des vagues
-se fait si distinct qu’on se croirait sur un sommet
-de falaise : on s’attend à recevoir dans les jambes
-un paquet d’écume. Point. De l’abîme, béant à
-vos pieds, c’est un clocher qui surgit, un clocher
-veuf de sa flèche, une énorme tour carrée aux
-étroites et longues ogives d’où s’envolent, non
-des goélands, mais des corbeaux. Plus bas, voici
-l’église tassée de vieillesse, sous sa toiture gondolée ;
-et près d’elle se montre le cimetière, un
-arpent de montagne clos de murs en ruine et foisonnant
-d’herbe. On descend une pente raide,
-sinueuse, presque une rue, avec les restes d’un
-pavage ancien. Jadis, au temps d’une prospérité
-qui n’est plus qu’un mélancolique souvenir, c’était
-par ici que la diligence de Quimper à Brest faisait
-à Locronan son entrée, dans un fracas de ferrailles
-et de grelots, semant sur son passage le mouvement,
-la gaieté, la vie. Les femmes, leur poupon
-dans les bras, accouraient sur le seuil des petites
-maisons basses qui, toutes, portent inscrites dans
-leur linteau la date de leur construction et les noms
-des ancêtres qui les édifièrent. Les hommes eux-mêmes,
-tisserands pour la plupart, se soulevaient
-sur les pédales des métiers et, par la lucarne
-entr’ouverte, saluaient le postillon d’un lazzi, les
-voyageurs d’un souhait de bon voyage. A l’animation
-d’autrefois a succédé, hélas ! un morne
-silence. Les chemins de fer ont tué les messageries,
-et les machines les métiers à main. De ceux-ci,
-il subsiste peut-être une dizaine, et qui chôment
-plus souvent qu’ils ne travaillent. Au commencement
-du siècle, ils étaient environ cent
-cinquante, où se venaient approvisionner de toile
-à voile tous les ports du littoral cornouaillais. Du
-matin au soir et d’un bout du bourg à l’autre
-retentissait alors, selon l’expression d’un habitant
-du lieu, l’allègre chanson de la navette.</p>
-
-<p>On vous contera que saint Ronan fut l’inventeur
-de cette industrie, qu’il la pratiqua lui-même — sans
-doute dans l’intervalle de ses promenades — et
-l’enseigna au <span lang="br" xml:lang="br">penn-tiern</span>, son compagnon de
-prière. Avant lui les pêcheurs se contentaient de
-suspendre des peaux de bêtes aux mâts de leurs
-embarcations. Il fit planter du chanvre, montra
-l’art d’en tisser les fibres. Une source d’abondance
-et de richesse ruissela sur le pays. L’opulence des
-bourgeois de Locronan devint aussi proverbiale
-que celle des armateurs de Penmarc’h. On en
-peut contempler d’éloquents vestiges dans les
-pignons élégamment sculptés ou dans les façades
-monumentales qui encadrent la place. Ce sont
-demeures de grand style, dont quelques-unes traitées
-avec goût dans la manière de la Renaissance.
-Si déchues soient-elles de leur antique splendeur,
-elles ont encore fière mine, gardent jusqu’en leur
-délabrement un air de noblesse et de solennité,
-communiquent à l’humble bourg un je ne sais quoi
-de magistral qui en impose. Rien de banal, ni de
-mesquin. Cela a la majesté solitaire des belles
-ruines ; cela en a aussi la pénétrante tristesse. Le
-cœur se serre à parcourir les menues ruelles qui,
-contournant les maisons, rampent vers la campagne
-ou plongent à pic au fond du quartier de
-Bonne-Nouvelle (Kêlou-Mad). Ce ne sont que murs
-croulants, décombres épars, jonchant au loin les
-jardins en friche. On a le sentiment d’une cité
-qui s’effrite pierre à pierre, et qui ne se relèvera
-plus. Ses habitants même, de jour en jour, l’abandonnent,
-émigrent, comme si un sort pesait sur
-elle, quelque malédiction à longue échéance proférée,
-voilà treize cents ans, par le thaumaturge
-de la montagne.</p>
-
-<p>Mais non. L’esprit de Ronan ne s’est pas retiré
-de sa bourgade. Tout au contraire, il en est
-resté le génie bienfaisant. C’est grâce à lui si elle
-retrouve, à de périodiques intervalles, un semblant
-d’animation et de vie. Tous les sept ans, en
-effet, comme il arrive, dit-on, pour les villes
-mortes de la légende, Locronan se réveille, voit
-abonder dans son désert un peuple de pèlerins.
-Durant l’espace d’une semaine, il peut se croire
-revenu aux jours les plus brillants de son histoire.
-Ce miracle, c’est la <i>Troménie</i> qui l’opère.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>III</h3>
-
-
-<p>Troménie est une corruption de <i lang="br" xml:lang="br">Trô-minihy</i> et
-signifie proprement « tour de l’asile ». Ces asiles,
-ces minihys, dans l’ancienne Église de Bretagne,
-étaient des cercles sacrés d’une, de deux, quelquefois
-de trois lieues et plus, entourant les monastères
-et jouissant des plus précieuses immunités.
-Celui qui dépendait du prieuré de Locronan couvrait
-une vaste étendue, empiétait sur le territoire
-de quatre paroisses : Locronan, Quéménéven,
-Plogonnec et Plounévez-Porzay. Le pèlerinage de
-la Troménie consiste à en faire le tour, en suivant
-une ligne traditionnelle qui n’a pas varié depuis
-des siècles. On ne s’écarte guère des flancs du
-<i lang="br" xml:lang="br">ménez</i> dont la masse énorme absorbe, confisque la
-vue, apparaît comme le centre de la fête. Aussi les
-fidèles, peu soucieux d’une étymologie dont le
-sens pour eux s’est perdu, expliquent-ils Troménie
-par <i lang="br" xml:lang="br">Trô-ar-ménez</i> qu’ils traduisent librement : le
-Pardon de la Montagne.</p>
-
-<p>Quant au trajet à parcourir, c’est celui-là même — on
-l’a deviné — où se complut Ronan le marcheur,
-du temps qu’il était de ce monde. Voie
-étrange hors de toute voie, espèce de sentier mystique,
-à peine frayé et que jalonnent seulement,
-de loin en loin, des calvaires. Il n’est pas aisé de
-s’y reconnaître. Mais au besoin le saint en personne
-s’offre à remplir les fonctions de guide.</p>
-
-<p>Une pauvresse m’a fait ce récit.</p>
-
-<p>Elle avait promis d’accomplir le pèlerinage, de
-nuit, et elle s’était mise en route au crépuscule,
-comptant sur la lune pour éclairer ses pas. La
-lune ne se leva point. D’épais nuages venus de la
-mer avaient envahi le firmament. La vieille cheminait
-néanmoins, trébuchant aux pierres, se
-cognant parfois le front aux talus. Quand elle fut
-au milieu des landes, elle s’arrêta ; elle ne savait
-plus de quel côté s’orienter dans les ténèbres. Une
-grande peur la prit. Elle allait renoncer à son vœu.
-Mais tout aussitôt une voix de pitié se fit entendre
-qui la réconforta.</p>
-
-<p>— Pose tes pieds où je poserai les miens,
-disait la voix.</p>
-
-<p>Elle chercha à voir qui lui parlait de la sorte.
-Vainement. Elle ne distingua rien, si ce n’est
-deux pieds nus, d’une blancheur éblouissante, qui
-marchaient devant elle et qui laissaient à mesure
-dans le sol de lumineuses empreintes. Elle put
-ainsi parvenir sans encombre au terme de ses
-dévotions.</p>
-
-<p>— Être secourable, s’écria-t-elle en joignant les
-mains, apprends-moi ton nom, que je le bénisse
-jusqu’à l’heure de ma mort.</p>
-
-<p>— Tu n’as cessé, tantôt, de l’invoquer dans tes
-litanies, répondit la voix.</p>
-
-<p>Alors, elle comprit, s’agenouilla pour baiser les
-pieds du saint ; mais il avait disparu.</p>
-
-<p>Dès le <small>XII</small><sup>e</sup> siècle, la Troménie septennale
-prenait rang parmi les grandes assemblées religieuses
-de la Bretagne. On s’y rendait par clans
-des points les plus éloignés, — de l’extrême Trégor,
-du fond des landes vannetaises. Saint Yves y figura,
-accompagné de son inséparable Jehan de Kergoz.
-Plus tard les ducs se firent un devoir de s’y montrer.
-La tradition s’était déjà répandue qu’il faut
-avoir passé par Locronan pour gagner le ciel. Une
-année, la fête revêtit un éclat particulier. De
-beaux seigneurs aux costumes somptueux, montés
-sur des chevaux richement caparaçonnés, débouchèrent
-devers Plogonnec, suivis d’une multitude
-de gens d’armes et précédés d’un escadron de
-trompettes sonnant à pleins poumons. Ils escortaient
-un carrosse d’où l’on vit descendre une
-mignonnette jeune femme en coiffe du temps,
-juste comme la procession traversait la place. Elle
-était gente et accorte, avec des yeux clairs, très
-doux, et un joli front têtu de Bretonne. Quand
-les porteurs des reliques eurent défilé, elle vint se
-joindre pieusement à un groupe de fermières qui,
-habillées d’étoffes rouges aux chamarrures d’argent
-et d’or, formaient une garde d’honneur à la
-statue de sainte Anne. Elle marchait difficilement
-dans ses petits brodequins peu habitués à fouler
-les cailloux des chemins creux ou les aspérités
-broussailleuses des landes, et l’on devinait de suite
-en elle quelque <i lang="br" xml:lang="br">pennhérès</i> de la ville, mais brave,
-résolue, « ne plaignant point sa route ». Penchée
-sur le livre d’heures d’une de ses voisines, elle
-entonna le cantique à l’unisson des autres voix.
-Et, tout le long de la Troménie, elle chanta : on
-eût dit qu’un rossignol mélodieux s’égosillait entre
-ses lèvres, tant elle savait donner d’onction et de
-grâce aux rudes syllabes des versets armoricains.
-Les gars préposés aux bannières se détournaient
-sans cesse pour la regarder. Ils apprirent au retour
-qu’elle avait nom « la duchesse Anne » et qu’elle
-était mariée au roi de France.</p>
-
-<p>Bonne et chère Duchesse, j’ai souvent consulté
-à ton sujet les populations de l’Armor trégorrois.
-Tu n’es déjà plus pour elles qu’un symbole. Mais
-en ce canton de Cornouailles ta mémoire vit, et
-presque ta personne. Dans une hutte, sous des
-hêtres, — derniers vestiges de la forêt de Névet, — des
-sabotiers m’ont parlé de toi comme s’ils
-t’avaient connue. Ils dépeignaient ton visage
-velouté ainsi qu’un beau fruit ; ils célébraient ta
-chevelure, ton sourire, ton charme, se souvenaient
-du timbre de ta voix. Pour un peu ils eussent
-juré qu’ils étaient présents à cette Troménie où
-tu assistas. Qui oserait, après cela, contester la
-magique influence de Ronan ?</p>
-
-<p>On en cite des témoignages bien autrement
-significatifs.</p>
-
-<p>Telle cette Troménie fantastique que le saint, à
-ce que l’on prétend, dirigea lui-même. Il tombait
-depuis la veille une pluie acharnée, et la montagne
-était labourée en tous sens par de véritables torrents.
-Le clergé décida que la procession n’aurait
-pas lieu, qu’elle serait différée au dimanche d’après.
-Cela mécontenta, paraît-il, le susceptible Ronan
-qui, de son vivant, ne s’était jamais préoccupé du
-temps qu’il faisait pour vaquer à son pèlerinage
-quotidien. Voilà que soudain les cloches s’ébranlent.
-Un chœur invisible entonne l’hymne de
-marche et, par, la baie du portail que le sacristain
-affirmait pourtant avoir fermée, jaillit un premier
-flot de « Troménieurs », puis un autre, puis
-d’autres encore, interminablement. On ne sait qui
-ils sont ni d’où ils viennent. Ils ont des figures
-jaunes et moisies. Une fade et bizarre odeur
-s’exhale de leurs vêtements d’une forme inconnue.
-Ils chantent sans remuer les lèvres, et leur voix
-est faible, lointaine, semble sortir des entrailles
-de la terre. A leur tête s’avance le thaumaturge.
-Par-dessus sa robe de bure il a passé les ornements
-épiscopaux. Un cercle de lumière entoure son
-front, et sa barbe neige resplendit comme une
-gloire. Il va, et le sol se sèche à mesure devant
-ses pas, et la pluie, respectueuse, s’écarte. Les
-grandes, les lourdes bannières s’éploient, portées
-à bras tendus par des vieillards mystérieux aux
-carrures athlétiques. Et leurs soies, leurs broderies,
-leurs images luisent clair comme par une
-journée de soleil. Là-haut, dans le ciel, une trouée
-d’azur s’est faite, qui se déplace avec la procession,
-reste toujours suspendue au-dessus d’elle
-comme un dais, tandis qu’à l’entour il ne cesse de
-pleuvoir, de pleuvoir à verse…</p>
-
-<p>On inspecta le lendemain les bannières, rentrées
-d’elles-mêmes dans leurs gaines : elles n’avaient
-pas reçu une goutte d’eau. Saint Ronan avait
-évidemment voulu donner une leçon à son clergé
-et à ses paroissiens. L’avertissement fut compris.
-Depuis lors, au jour et à l’heure fixés, le cortège
-de la Troménie se met en marche, quelque temps
-qu’il fasse.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>IV</h3>
-
-
-<p>En général, il fait beau. La fête s’ouvre, en
-effet, le deuxième dimanche de juillet, dans la
-période la plus aimable de l’été breton. J’ai assisté
-à la plus récente, à celle de 1893. Au petit matin,
-je prenais avec les pèlerins de la région de
-Quimper le train de Douarnenez. Il vous dépose
-à la station dite de Guengat, — une maisonnette
-mélancolique, ceinte de landes et de marais,
-à plusieurs kilomètres de tout centre habité.
-Comme personnel, un employé unique, une
-femme, dont la principale besogne consiste à
-regarder passer de temps à autre quelques wagons
-et à écouter tinter, le soir, des angélus lointains.
-Un étroit ruban pierreux conduit à une route
-vicinale, à une de ces délicieuses et minuscules
-routes bretonnes qui s’en vont, comme la race
-elle-même, d’une allure de flânerie, s’attardent en
-mille détours et se laissent mener par leur rêve
-pour n’aboutir nulle part. On voyage dans une
-ombre lumineuse, entre des talus tapissés d’un
-fouillis de plantes, de fleurettes pâles, d’herbes
-longues et fines, pendantes comme des chevelures.
-On ne voit, on n’entend rien que le reflet
-mouvant des feuillages sur la chaussée criblée
-de gouttes de soleil et un léger bruit d’eau dans
-les cressonnières aux deux bords du chemin.</p>
-
-<p>Brusquement, dans une éclaircie, surgit la montagne
-sacrée, la croupe encore fumante des buées
-de l’aube. Des silhouettes de pèlerins se dessinent,
-imprécises, sur la crête et le long des pentes. Les
-Troménies individuelles, — plus fécondes en
-grâces, dit-on, sans doute parce que plus conformes
-à l’esprit de la tradition primitive, — ont
-commencé de circuler à partir de minuit. Aussi
-y a-t-il déjà des gens qui reviennent, les traits un
-peu las, les vêtements détrempés par la rosée. Un
-premier calvaire se dresse au pied du mont ; sur
-les marches, des femmes sont assises et déjeunent
-d’un morceau de pain bis graissé de lard. L’une
-d’elles, m’interpellant au passage, me crie :</p>
-
-<p>— Inutile de vous presser. Vous arrivez trop
-tard. Le saint n’est plus chez lui.</p>
-
-<p>Leurs dévotions scrupuleusement accomplies,
-nos paysannes plaisantent volontiers. Je riposte :</p>
-
-<p>— Eh bien ! alors, j’irai chez Kébèn.</p>
-
-<p>— Pour celle-là, vous la rencontrerez ! m’est-il
-répondu. — Et même au lieu d’une, vous en trouverez
-cinq cents.</p>
-
-<p>Il faut savoir que le mauvais renom de la mégère
-de Kernévez s’est étendu, bien injustement du
-reste, à toutes les ménagères du quartier : il a fait
-tache d’huile à travers les siècles.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Entre Locronan et Quéménéven</div>
-<div class="verse">Il n’y a femme qui ne soit une Kébèn,</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">dit un adage inventé, je suppose, par quelque
-commère du bourg voisin, à l’époque où la prospérité
-de ce petit pays industrieux faisait autour
-d’elle tant de jaloux. Le vieil individualisme celtique
-est demeuré vivace en Bretagne, et les rivalités,
-les rancunes s’y perpétuent d’un village à
-l’autre, avec une jovialité féroce…</p>
-
-<p>Je suis déjà haut dans la montée que j’entends
-encore, derrière moi, rire à gorge déployée mes
-Cornouaillaises retour de pardon. Mais, à mesure
-que je m’élève, il semble que je pénètre dans une
-atmosphère d’infini silence ; on respire dans l’air
-ce je ne sais quoi de religieux qui enveloppe partout
-les sommets et qui les fit vénérer de nos
-ancêtres aryens comme des tabernacles de la divinité.
-La brise, qui souffle par lentes bouffées, est
-chargée de parfums d’une essence rare, de la fine
-senteur des herbes aromatiques ; et les groupes
-de nuages dans le ciel ressemblent à de grandes
-figures agenouillées… Les sons d’une clochette
-ont retenti. Une voix psalmodie en breton :</p>
-
-<p>— Passant, donnez une obole !… Pour l’amour
-de saint Thégonnec, donnez !</p>
-
-<p>Au fond d’une hutte façonnée, comme jadis
-celle de Ronan, de branchages entrelacés et recouverte
-d’un drap en guise de toiture, un homme est
-accroupi sur une escabelle, un <i lang="br" xml:lang="br">glazik</i> en veste
-neuve bordée d’un large galon jaune. Devant lui
-est une table parée à l’instar d’un autel et, sur la
-table, une statuette de saint, noire, enfumée, une
-de ces images barbares particulièrement chères
-aux Armoricains, à cause de leur antiquité même.
-Un plat de cuivre, à demi plein de gros sous, est
-posé auprès de l’icône pour recevoir les offrandes.
-C’est là une espèce de péage mystique établi de
-place en place sur tout le pourtour de la Troménie.
-On en compte jusqu’à soixante et soixante-dix, de
-ces logettes éparses aux flancs du mont. Les quatre
-paroisses qui avaient une portion de leur territoire
-comprise dans l’ancien <span lang="br" xml:lang="br">minihy</span> s’y font représenter
-non seulement par le patron de leur église, mais
-encore par la multitude des « petits saints »
-indigètes en honneur dans les chapelles locales. Et
-près de chacun d’eux se tient un délégué de la
-fabrique qui, dans un boniment naïf, énumère ses
-vertus, rappelle ses miracles, vante les merveilleuses
-propriétés de l’eau de sa fontaine, quelquefois
-tend à baiser aux pèlerins des fragments de
-ses reliques. Le proverbe « chacun prêche pour
-son saint » n’a jamais été d’une application plus
-directe et plus littérale. Ainsi le culte de Ronan
-devient une source de profits pour tous les sanctuaires
-de la région. Il est juste d’ajouter que cet
-usage, d’une origine fort reculée, ne s’explique pas
-uniquement par des raisons de lucre. C’est une
-croyance répandue dans toute la péninsule que les
-saints d’un même canton se doivent faire visite le
-jour de leurs pardons respectifs. Si on ne prend
-soin de les y mener, ils s’y transportent, dit-on,
-spontanément. Des pêcheurs de la côte trégorroise
-m’ont affirmé avoir vu Notre-Dame de Port-Blanc
-se rendre par mer, la nuit, à la fête votive de
-Notre-Dame de la Clarté. Ne nous étonnons donc
-pas si les Urlou, les Corentin, les Thujen, les
-Thégonnec et tant d’autres thaumaturges, en perpétuelles
-relations de voisinage avec Ronan,
-délaissent momentanément leurs oratoires, à l’occasion
-de la Troménie, pour le venir saluer sur
-les limites de son domaine. Que s’ils bénéficient
-par surcroît de quelque aumône, ce serait cruauté
-de leur en vouloir. Ils sont si pauvres, les bons
-vieux saints, et leurs rustiques maisons si misérables !…</p>
-
-<p>Le sentier traditionnel traverse en cet endroit
-la grand’route. A l’un des angles du carrefour
-s’érige une croix fruste taillée tout d’une pièce,
-peut-être dans un menhir, plus probablement
-dans un de ces blocs de granit connus sous le
-nom de <i lang="br" xml:lang="br">lec’h</i> qui servirent, aux premières époques
-du christianisme, à marquer en Bretagne les
-sépultures. C’est ici la tombe de Kébèn. L’herbe
-y est maigre et brûlée ; jamais fleur n’y a fleuri ;
-les bruyères même s’en écartent, et les humains
-les imitent ; ils la contournent à distance d’un pas
-rapide, en se signant. Qui sait si, en dépit du
-lourd monolithe qui l’opprime, l’esprit de rébellion
-enfermé là ne va pas tout à coup faire éruption
-comme un volcan ? J’y ai cependant vu s’agenouiller
-une vieille femme, et cela non par inadvertance,
-car à sa fille qui la morigénait elle
-répondit :</p>
-
-<p>— Vous êtes jeune encore. Quand vous aurez
-été plus longtemps à l’école de la vie, vous aurez
-appris la pitié.</p>
-
-<p>Incessamment des Troménieurs passent, gravement,
-tête nue, leur chapeau dans une main, dans
-l’autre un chapelet. Ils cheminent en silence
-sans échanger une parole : la Troménie est un
-« pardon muet ». A leurs yeux vagues, obstinément
-fixés devant eux, on devine que toute leur
-âme est concentrée dans une oraison intérieure
-dont rien ne la saurait distraire, pas même le
-splendide horizon qui, vu de ces hauteurs, semble
-se déployer au loin comme les branches mouvantes
-et merveilleusement nuancées d’un éventail
-prestigieux. Ils marchent isolés ou par troupes.
-C’est tantôt une famille, avec tous ses membres,
-tantôt un village entier, un clan de laboureurs
-émigré en masse, hommes et femmes, enfants et
-chiens. Les profils se détachent avec une extraordinaire
-netteté sur le bleu délicat du ciel, puis
-s’évanouissent dans les sinuosités de la montagne.</p>
-
-<p>Une des principales étapes est celle qui va de
-la tombe de Kébèn à la « Jument de pierre ». Le
-sentier s’engage entre des ajoncs, franchit des
-carrières abandonnées, côtoie des champs de blé
-noir, se perd enfin dans une lande, vaste étendue
-de gazon roussi, luisante au soleil comme un
-miroir immense que les nuages balaient de leurs
-grandes ombres. Au milieu de la lande est vautré
-le monstre de granit. Il a bien les formes étranges
-et colossales de quelque animal des temps fabuleux.
-Le culte dont il est l’objet remonte certainement
-à une époque de beaucoup antérieure à
-notre ère. On sait de quel naturalisme profond
-était empreinte la mythologie celtique. Tout dans
-la nature lui apparaissait comme divin, les arbres,
-les sources, les rochers. Ces antiques conceptions
-sont demeurées vivaces au cœur du peuple breton.
-Le christianisme s’est superposé à elles ou les a
-tirées à lui : ne les pouvant détruire, il les a confisquées.
-Mais il n’est pas nécessaire de creuser
-très avant dans l’âme de la race pour retrouver
-intact le fond primitif. En ce qui est de la pierre
-de Ronan, on lui a longtemps attribué une vertu
-fécondante. Il y a peu d’années encore, les jeunes
-épousées s’y venaient frotter le ventre, dans les
-premiers mois du mariage, et les femmes stériles,
-pendant trois nuits consécutives, se couchaient
-sur elle, avec l’espoir de connaître enfin les joies
-de la maternité. On abandonne aujourd’hui ces
-pratiques, mais je me suis laissé dire qu’elles ne
-sont peut-être pas aussi mortes qu’elles en ont
-l’air.</p>
-
-<p>Les pèlerins de la Troménie se contentent, en
-général, de faire le tour de la pierre sacrée. Les
-plus dévots, néanmoins, et aussi les gens fiévreux
-ou sujets à des maladies nerveuses ne manquent
-pas de s’asseoir dans une anfractuosité du roc,
-sorte de chaire naturelle sculptée par les pluies,
-que Ronan affectionnait en ses heures de sieste
-et de méditation. Il jouissait de cette place d’un
-des plus admirables panoramas qui se puissent
-contempler.</p>
-
-<p>Les vieux thaumaturges de la légende armoricaine
-n’étaient point des ascètes moroses, des
-contempteurs de l’univers. Ils font plutôt songer
-aux <i>richis</i> de l’Inde. Les austérités de la vie érémitique
-ne fanaient en eux ni la délicatesse du
-sentiment, ni la fraîcheur de l’imagination. S’ils
-recherchaient la solitude, c’était sans doute pour
-se vouer plus exclusivement à Dieu, mais aussi
-pour entrer en un contact plus direct, plus intime,
-avec la frémissante beauté des choses. Ils étaient
-des poètes en même temps que des saints. La
-magie de la nature les enchantait. La tradition
-nous les montre cheminant des jours, des
-mois, avant de s’arrêter au choix définitif d’une
-demeure. Une boule, dit-on, roulait devant leurs
-pas : entendez par là qu’un instinct supérieur les
-guidait. Ils attendaient pour bâtir leur cellule
-d’avoir rencontré un paysage digne d’alimenter
-leur rêve. Aux uns il fallait les hauts lieux, l’immensité
-des horizons ; d’autres préféraient le
-mystère des vallées, toutes chuchotantes du bruissement
-des eaux et du frisson des feuillages.
-Presque toujours ils s’arrangeaient de façon à
-avoir — petite ou grande — une ouverture sur
-la mer. La plupart de leurs oratoires sont, en
-effet, situés dans la zone maritime, dans l’<i>Armor</i>.
-Ils aimaient la mer pour elle-même, parce qu’elle
-est la mer, la seule chose au monde peut-être
-dont le spectacle ne lasse jamais ; et aussi, parce
-qu’elle est comme la face visible de cet infini qui
-obsédait leur âme ; et enfin, parce que ses flots
-baignaient là-bas leur patrie ancienne, les grandes
-îles brumeuses d’Hibernie et de Breiz-Meur d’où
-la tourmente saxonne les avait chassés. Aux soirs
-nostalgiques, leur pensée dut s’en retourner plus
-d’une fois, dans la houleuse chevauchée des
-vagues, vers les monastères tant regrettés d’Iona,
-de Clonard, de Laniltud, de Bangor.</p>
-
-<p>Devant les yeux de Ronan, la baie de Douarnenez,
-ou, pour parler comme les Bretons, la
-Baie — à leur avis, elle est l’unique — développait
-sa courbe harmonieuse, faisait étinceler le
-sable fin de ses grèves et, sur la perspective des
-eaux, découpait en une suite de figures austères
-et hardies la majesté de ses promontoires. On
-comprend sans peine la prédilection du saint pour
-ce versant du <i lang="br" xml:lang="br">ménez</i>. Il n’y a guère de sites en
-Bretagne d’où la vue s’étende plus à l’aise sur
-un décor à la fois plus éternel et plus changeant.</p>
-
-<p>Je gagne le bourg en compagnie d’une aïeule
-toute branlante, toute disloquée, qui s’appuie
-d’une main sur son bâton de pèlerine, de l’autre
-sur l’épaule d’un garçonnet de douze à quinze
-ans, son arrière petit-fils. L’enfant flotte en des
-vêtements trop larges, défroque presque neuve
-de quelque frère aîné « péri en mer ». Il a une
-petite mine drôle, très éveillée, avec un je ne
-sais quoi de vieillot déjà dans l’expression, des
-regards d’une gravité singulière, pleins de choses
-d’ailleurs, un air de tristesse prématurée.</p>
-
-<p>— Il va s’embarquer pour le long cours,
-m’explique la bonne femme. Alors, je suis venue
-le présenter à saint Ronan. C’est la neuvième
-Troménie que j’accomplis. Oui, ce sentier m’a
-vue passer neuf fois, avec mon homme, mes
-gars, et les fils de mes gars. Je les ai pleurés tous
-et n’en ai enseveli aucun. Ils sont dans le cimetière
-sans croix. Celui-ci est le dernier qui me
-reste. J’ai idée que la mer le prendra comme elle
-a pris les autres. Cela est dur, mais il faut que
-chacun suive son destin…</p>
-
-<p>Le mousse, lui, ne dit rien, sourit vaguement
-du côté des boutiques installées sur la place ; et
-la mer, au pied des collines, s’étale, glauque,
-pailletée d’or, attirante et chantante, sirène délicieuse,
-doux miroir à prendre les hommes.</p>
-
-<p>Du dehors, l’église de Locronan dont le vaisseau
-principal appartient au <small>XV</small><sup>e</sup> siècle a la noblesse,
-l’ampleur de proportions d’une cathédrale. L’intérieur
-en est d’un caractère saisissant. On y
-accède par un vaste porche en arc surbaissé. Une
-impression de vétusté, de délabrement, de grandeur
-aussi — de grandeur solitaire et quasi
-farouche — vous envahit l’âme, dès le seuil. Des
-masses d’ombre se balancent suspendues aux
-voûtes ou rampent le long des parois. On se croirait
-dans un sous-bois ténébreux, traversé çà et
-là de clartés verdâtres. On respire l’horreur des
-forêts sacrées. Les piliers, couverts de mousses,
-de végétations parasites, rappellent effectivement
-les arbres pétrifiés de la légende. Ou bien encore,
-on songe à l’église d’une de ces villes englouties,
-Tolente, Ker-Is, Occismor, tant les murs dégagent
-d’humidité, tant la lumière qui les baigne
-est étrange, crépusculaire, spectrale.</p>
-
-<p>La chapelle du Pénity, accotée à la nef, brille
-d’un rayonnement plus vif. Là est la tombe de
-l’anachorète, là se détache en relief sur une table
-de Kersanton l’hiératique et rude image de Ronan.
-Les traits sont d’une belle sérénité fruste : dans
-la fixité des prunelles semblent nager encore les
-grands rêves interrompus. Une des mains tient le
-bâton pastoral, l’autre le livre d’heures. A l’autel,
-un prêtre officie<a id="FNanchor_64" href="#Footnote_64" class="fnanchor">[64]</a>. Il bénit l’assistance, et le
-défilé commence autour du tombeau. Les dévots
-circulent en rangs pressés. Plus de femmes que
-d’hommes, et presque toutes de la région de
-Douarnenez. Elles sont fraîches, roses, et comme
-nacrées, avec des yeux gris, du gris azuré de la
-fleur de lin. La coiffe, qui enserre étroitement
-le visage, lui donne un air inoubliable de candeur
-et de mysticité. Elles touchent du front, à tour de
-rôle, le reliquaire en forme de navette que leur
-présente un diacre ; puis, se retournant vers le
-thaumaturge de pierre, elles lui impriment sur
-la face leurs lèvres saines dont les souffles de la
-montagne ont singulièrement avivé l’éclat.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_64" href="#FNanchor_64"><span class="label">[64]</span></a> C’était, si je ne me trompe, l’abbé Thomas, aumônier
-du Lycée de Quimper, et l’un des principaux zélateurs du
-culte des vieux saints nationaux dans le Finistère. On lira
-avec fruit l’importante brochure qu’il a consacrée à la
-Troménie.</p>
-</div>
-<p>Et c’est ici la vraie revanche de Ronan.</p>
-
-<p>La femme, dans la conception des Celtes, apparaît
-comme une magicienne exquise et perverse
-tout ensemble, douée d’un pouvoir irrésistible,
-surnaturel, et qui prend tout l’homme sans rien
-livrer d’elle-même. Nos poètes populaires la célèbrent
-sans cesse dans les <i lang="br" xml:lang="br">soniou</i>, mais avec quelle
-tristesse résignée ! Et qu’il y a parfois d’angoisse
-mêlée à leurs effusions d’amour ! Les saints la
-craignaient, voyaient en elle un obstacle insurmontable
-à la sainteté. Efflam, contraint par son
-père de se choisir une épouse, ressentit devant la
-beauté d’Enora un tel trouble qu’il s’évanouit sur
-le parquet de la chambre nuptiale. Sans l’intervention
-d’un ange, il n’eût jamais eu le courage de
-s’enfuir. Enora l’ayant rejoint à travers le péril des
-eaux, il refusa d’entendre le son de sa voix et lui fit
-bâtir un ermitage de l’autre côté de la colline.
-Envel ne se montra pas moins impitoyable envers
-sa sœur Jûna. Pas une fois il ne lui rendit visite
-dans sa cellule qu’une vallée seulement séparait
-de la sienne. Il n’apprit sa mort que lorsque la
-cloche qu’elle avait coutume de sonner à l’heure
-de la prière ne tinta plus.</p>
-
-<p>Proscrites, anathématisées par les saints, les
-femmes usaient de représailles à leur égard.
-En plus d’une occasion, elles leur jouèrent de
-fort vilains tours<a id="FNanchor_65" href="#Footnote_65" class="fnanchor">[65]</a>. On a vu de quelle haine sans
-rémission Kébèn poursuivit Ronan. Je n’ai pas
-tout rapporté. Un hagiographe raconte qu’elle
-l’accusa publiquement d’avoir voulu lui faire
-violence. Mort, elle le traita de la façon que l’on
-sait. La trace de l’immonde crachat reparaît toute
-fraîche, dit-on, à chaque Troménie, sur la joue
-gauche du cadavre de granit ; et c’est elle, c’est
-cette souillure ineffaçable que les filles de Cornouailles
-viennent, de sept ans en sept ans, essuyer
-pieusement avec leurs baisers.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_65" href="#FNanchor_65"><span class="label">[65]</span></a> Cf. <i>Les saints bretons, d’après la tradition populaire</i>.
-Annales de Bretagne, 1893-1894.</p>
-</div>
-<p>Cependant les cloches s’ébranlent. Les vibrations
-d’un glas tombent dans l’église à coups
-lugubres et espacés ; un chœur de prêtres entonne
-l’office des morts. La Troménie n’est pas seulement
-un pèlerinage de vivants. Les défunts qui
-n’ont pu l’accomplir en ce monde se lèvent du
-pays des âmes pour y prendre part. Croyez que
-parmi les êtres visibles et palpables, agenouillés
-là sur les dalles, rôde tout un peuple d’ombres
-évadé des cimetières. Une haleine froide qui vous
-fait frissonner, une odeur souterraine dont l’atmosphère
-s’imprègne tout à coup : autant de
-signes révélateurs de l’approche des défunts, de
-la mystérieuse venue des <i>Anaon</i>. J’entends dire
-sous le porche, à une fermière de Plogonnec, qu’à
-la dernière Troménie, comme elle était en oraison,
-elle se sentit chatouiller la nuque par des doigts
-glacés. S’étant retournée, elle faillit se pâmer de
-stupeur en se trouvant face à face avec son mari
-qu’elle avait enterré l’année d’avant et pour qui
-justement elle récitait le <i lang="la" xml:lang="la">De profundis</i>. « J’allais
-lui parler, mais il lut sans doute mon intention
-dans mes yeux, car aussitôt il s’éclipsa… »</p>
-
-<p>C’est du haut des degrés qui conduisent au portail
-qu’il faut jouir du spectacle de la grand’messe.
-Par les vantaux ouverts, le regard plonge à travers
-la nef jusqu’au fond de l’abside qui, derrière
-cette forêt de piliers aux fûts énormes, luit,
-inondée de soleil, comme une clairière éblouissante.
-Les hommes sont groupés aux premiers
-rangs : un flot de têtes rudes et carrées aux longues
-chevelures celtiques. Ensuite viennent les
-femmes, prosternées dans toutes les attitudes. On
-voit palpiter les ailes de leurs coiffes où le jour
-multicolore des vitraux met de chatoyantes irisations.
-On dirait un vol d’oiseaux de mer
-engouffrés dans l’église. Et des chants se traînent
-en notes éplorées, des chants pareils à des mélopées
-barbares, très graves et très doux.</p>
-
-<p>De midi à deux heures, il se produit une sorte
-de détente. C’est un rude pardon que la Troménie,
-et où l’on ne doit ménager ni sa sueur, ni sa
-peine. On n’y gagne pas que des indulgences,
-mais encore un robuste appétit. L’air vif des hauteurs,
-aiguisé de salure marine, et quelque cinq
-lieues par les ravines et les landes vous dilateraient
-l’estomac d’un citadin ; à plus forte raison,
-d’un rustique. D’ailleurs, il n’est point de concours
-religieux en Bretagne qui n’aille sans un
-semblant de liesse profane. Donc, tandis que
-l’église se vide, les auberges s’emplissent. Trouve
-place qui peut. D’aucuns vont s’installer hors
-bourg, à l’ombre d’un pan de mur, emmi les
-ruines enguirlandées de lierre qui jonchent au
-loin la campagne. L’unique hôtel du lieu, dont la
-vieille façade pleure inconsolablement la mort des
-diligences, a tendu son hangar de draps blancs,
-comme pour une noce de village. J’y déjeune avec
-les Troménieurs d’importance, patrons de pêche
-ou riches laboureurs, gens de Plonéis, de Tréboul,
-de Kerlaz et de Ploaré. Des bouffées de brise
-gonflent les toiles, font claquer autour de nous
-toutes ces blancheurs sonores. La foule, sur la
-place, va, vient, grossie de quart d’heure en quart
-d’heure, exaltée, grisée de son propre bruit. Une
-allégresse sacrée commence à vibrer dans l’air.</p>
-
-<p>Notez ceci. Dans ce vaste bourdonnement
-humain, pas une clameur de mendiant, pas une
-de ces lamentations geignardes qui vous obsèdent
-les oreilles à tous les autres pardons de Bretagne.
-Les exhibiteurs de plaies, réelles ou simulées,
-ne se montrent point à Locronan ni sur le parcours
-du pèlerinage. Il est vrai que la Troménie
-est faite pour décourager les infirmes, culs-de-jatte,
-tortillards et béquillards de toute espèce.
-Elle est avant tout la solennité des ingambes.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>V</h3>
-
-
-<p>Jadis, c’est à coup de poings et de <i lang="br" xml:lang="br">penn-baz</i> qu’on
-se disputait l’honneur de porter les grandes bannières
-à la procession de saint Ronan. Heureuse
-la paroisse dont les champions triomphaient !
-Elle était assurée pour sept ans d’une prospérité
-sans égale. Pendant sept ans, il ne naissait chez
-elle que des garçons, des « gagneurs de pain »,
-solides et bien venus ; les poutres des greniers
-rompaient sous le poids des récoltes ; les barques
-rentraient, le soir, avec des pêches miraculeuses,
-et les âmes, comme en un paradis terrestre,
-fleurissaient exemptes de souci. Aussi la lutte
-pour les bannières dégénéra-t-elle plus d’une
-fois en combat sanglant. Il y eut des poitrines
-défoncées, des crânes fendus. Le clergé jugea
-nécessaire de faire intervenir la force publique.
-Mais la présence de la maréchaussée, loin d’en
-imposer à la population, l’exaspéra. Chacun y
-vit une atteinte aux libertés locales, bien plus,
-une sorte de profanation de la fête. Que ne laissait-on
-les gens s’arranger entre soi ? Et quel
-besoin d’associer ces intrus, ces <i>gallots</i>, à la glorification
-de Ronan ?</p>
-
-<p>Les Bretons entourent leurs saints d’un culte
-jaloux. Un vent de révolte traversa les cerveaux
-surexcités ; on cria haro sur les « Enfants de
-Marie Robin<a id="FNanchor_66" href="#Footnote_66" class="fnanchor">[66]</a>. » Lors de la Troménie qui fut
-célébrée le 14 juillet 1737 éclata une véritable
-émeute dont un procès-verbal publié dans l’inventaire
-des archives départementales nous a conservé
-le souvenir. Les gendarmes furent pourchassés à
-coups de pierre et ne durent leur salut « qu’à
-la vitesse de leurs chevaux ».</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_66" href="#FNanchor_66"><span class="label">[66]</span></a> <i lang="br" xml:lang="br">Bugalè Mari Robin</i>, sobriquet sous lequel on désigne
-encore les gendarmes en ce pays.</p>
-</div>
-<p>— Dao !… Dao ! hurlaient les pèlerins.</p>
-
-<p>Ce que le sire Dugas traduit en son style de brigadier :
-« Donnons dessus !… Saccageons-les !… »</p>
-
-<p>Les choses se passent aujourd’hui d’une façon
-plus civile. L’honneur de porter les bannières est
-toujours un objet de brigue, seulement il se paie,
-s’octroie à l’enchère au plus offrant. C’est moins
-démocratique, sans doute, mais il y a aussi moins
-de têtes fracassées et de vestes en lambeaux. La
-dévotion n’y perd guère et le trésor du saint y
-gagne quelques écus qui, joints à la subvention
-de l’État, permettront peut-être de sauvegarder
-l’église, sinon de rendre à la tour décapitée la
-flèche qu’elle n’a plus.</p>
-
-<p>Le timbre de l’antique horloge paroissiale a
-retenti. Les cloches qui n’attendaient que la sonnerie
-de l’heure se mettent en branle toutes à
-la fois, et, des églises lointaines, des petites
-chapelles enfouies sous le couvert des bois,
-d’alertes carillons leur répondent.</p>
-
-<p>Dans la baie du porche, les voici paraître, les
-lourdes, les vénérables bannières, avec leurs
-hampes énormes où se crispent les poings des
-porteurs. Elles s’inclinent pour franchir la voûte,
-balaient le sol de leurs franges, puis, matées à
-grand’peine, se tendent soudain comme des voiles
-prêtes à prendre le vent. Un frémissement parcourt
-leurs vieilles soies ; des feux jaillissent de
-leurs paillettes. Et l’on croit voir les saintes
-images cligner les paupières aux rayons du
-« soleil béni » que depuis sept ans elles n’ont
-point affronté. La procession peu à peu s’organise.
-En tête s’avancent les croix de vermeil et
-d’argent massif, garnies de clochettes qui tintent,
-tintent sans fin, avec de jolies voix claires, comme
-autrefois la clochette en fer de Ronan. Elle est là
-aussi, la clochette enchantée, mais muette, immobile,
-clouée sur un coussin de velours, précédant
-de quelques pas la statue du thaumaturge. Que
-n’a-t-on épargné à celui-ci les ornements épiscopaux
-dont il se montra de son vivant si dédaigneux ?
-Il eût été plus beau, ce me semble, et plus
-<i>nature</i>, dans son manteau de laine sombre, couleur
-de peau de bête, la moitié antérieure du crâne
-rasée, conformément au canon de la tonsure celtique,
-et, dans les mains, au lieu d’une crosse, son
-bâton de Troménieur éternel. Une longue, longue
-file de saints lui fait cortège. Les reliquaires suivent,
-minuscules arches d’or balancées dans un
-roulis d’épaules. En dernier lieu viennent les
-prêtres, et, sur leurs talons, houleuse, bigarrée,
-la foule se précipite.</p>
-
-<p>Des tambours et des fifres donnent le signal du
-départ. Et, sous le soleil qui darde à pic, entre
-les façades grises des maisons, comme transfigurées
-par la joie, la théorie se déroule en un pêle-mêle
-splendide et silencieux. Le ciel, la montagne,
-la mer brillent d’une même clarté blonde, coupée
-seulement, à de rares intervalles, par les grandes
-nappes d’ombre brune qui tombent des nuées en
-marche. Toutes choses, dans cette atmosphère
-fluide, sont en quelque sorte fondues. Rien ne
-borne le regard, les lointains se sont évaporés,
-dissous.</p>
-
-<p>Mais, déjà l’on s’enfonce dans les petits chemins.
-Nous avons laissé derrière nous la route
-battue, ses oratoires champêtres que le clergé
-salue au passage d’un cantique, et sa poussière,
-et son aveuglante blancheur. Nous tournons le
-dos à la montagne, à la lumière. Le sol se creuse
-toujours plus profondément sous nos pas. C’est
-presque une voie sépulcrale, pavée d’ossements de
-granit. Des deux côtés, de hauts talus surplombent,
-et au-dessus s’entrelacent des frondaisons
-denses où se tordent, ainsi que les vieilles
-poutres au plafond des manoirs, des souches
-bizarres qu’on dirait sculptées. Et le soleil ne
-pénètre plus. C’est à peine si un jour mystérieux
-filtre à travers les branches, pleut çà et là en
-larmes d’argent pâle. Les gens défilent en silence :
-hommes, femmes, glissent sans bruit, du pas
-furtif et pressé des apparitions dans les légendes.</p>
-
-<p>— On se serait cru en purgatoire, — murmure
-auprès de moi un paysan, non sans un vif sentiment
-d’aise, quand, la vertigineuse descente enfin
-terminée, nous nous retrouvons à ciel ouvert.
-Impossible de mieux rendre l’espèce de trouble
-superstitieux auquel chacun a été en proie, durant
-cette partie du trajet.</p>
-
-<p>Désormais, tout redevient lumineux, vivant. On
-barbotte gaiement dans l’eau des prés ; on franchit
-les fondrières sur des jonchées d’iris, de roseaux,
-de genêts fauchés ce matin par les pâtres d’alentour ;
-on traverse des cours de fermes où des filles
-se tiennent accoudées au puits, une écuelle à la
-main, pour offrir à boire aux pèlerins altérés.
-Nous entrons dans le terroir de Kernévez, à la
-limite de Quéménéven. L’ombre de Kébèn y rôde
-encore. Son lavoir est là, sous les saules ; là aussi,
-la pierre où elle avait coutume de s’agenouiller,
-les jours de lessive. La trace de ses genoux y est
-restée marquée, et l’on prétend qu’à minuit, lorsqu’il
-fait clair de lune, on l’y peut voir tordant son
-suaire entre ses doigts de squelette et exprimant
-de la toile un mélange abominable de pus et de
-sang. Du moins la malédiction qui pèse sur elle
-n’a-t-elle pas nui au lieu qu’elle habita. C’est, en
-effet, un des coins exquis de la région, avec des
-vergers opulents, une mer de blés, des avenues de
-hêtres superbes où la Troménie s’attarde à plaisir
-et rassemble ses forces avant d’entreprendre l’assaut
-de la montagne.</p>
-
-<p>De ce côté, le <i lang="br" xml:lang="br">ménez</i> se dresse en apparence
-inexpugnable. Il a la raideur abrupte des collines
-où les Anciens édifiaient leurs acropoles. Porteurs
-de croix et porteurs de bannières l’attaquent de
-front, hardiment, au pas de charge. Ne vous imaginez
-point que ce soit par vaine ostentation de
-vigueur. S’ils n’escaladaient tout d’une haleine ce
-sentier de chèvres, ils s’affaisseraient exténués à
-mi-pente. Les tambours et les fifres les soutiennent
-de leur mieux, et la procession suit comme
-elle peut, à la débandade, haletante, congestionnée.
-Qu’il fait bon respirer l’air de là-haut,
-s’éventer aux souffles de l’Atlantique et humer la
-grande fraîcheur qui se lève de l’occident, aux
-premières approches du soir !…</p>
-
-<p>Le point du plateau où nous sommes parvenus
-a gardé le nom de <i lang="br" xml:lang="br">Plaç-ar-C’horn</i>. Kébèn dut avoir
-la main robuste pour faire voler jusqu’ici, d’un
-coup de battoir, la corne du bœuf de Ronan. Le
-chariot qui portait le cadavre du saint stationna,
-dit-on, quelques minutes en cet endroit, sans
-doute afin de permettre au thaumaturge d’embrasser
-une dernière fois du regard son horizon
-préféré. Il y a quelque dix ans, on y a érigé sa
-statue, en granit. Elle a un grand tort : celui de
-n’avoir point été sculptée par n’importe quel tailleur
-de pierres dans la manière si expressive des
-primitifs imagiers bretons. Au socle est adossée
-une chaire d’où un prêtre va tout à l’heure haranguer
-la foule. Et ce sera vraiment le <i>Sermon sur
-la Montagne</i>, au centre d’un paysage comparable
-pour la délicatesse, pour l’harmonieuse sobriété
-des lignes aux sites les plus ravissants de la
-Galilée d’autrefois. En attendant, les pèlerins se
-restaurent sous les tentes installées là par des
-cabaretiers des bourgs voisins, ou s’allongent sur
-le gazon, brisés de fatigue, ivres de soleil, sans
-pour cela s’interrompre de prier. Le sermon fini,
-ils se reformeront en procession, descendront le
-versant opposé du <i lang="br" xml:lang="br">ménez</i> par les sentiers de lande
-que j’ai parcourus ce matin et ne rejoindront
-guère Locronan qu’aux premières étoiles.</p>
-
-<p>Je n’ai pu entendre le prédicateur, mais je n’ai
-pas de peine à me figurer les choses très simples
-et très émouvantes qu’il a dû trouver à dire en un
-tel lieu, devant un tel auditoire, à cette heure, en
-quelque sorte religieuse, du couchant, si propice
-à l’évocation des légendes en un pays qui n’a
-jamais cessé d’y croire, si même elles ne sont à
-ses yeux l’unique réalité.</p>
-
-<p>… Les bannières, les croix reposent, appuyées
-au revers des talus. La baie de Douarnenez
-s’étend muette, pâlie par le soir, striée de ces
-moires d’azur qui sont comme les veines de la
-mer. De fantastiques promontoires se haussent
-au-dessus des eaux et peu à peu se rapprochent
-ainsi que des murailles mobiles pour enclore l’horizon.
-Des chants lointains, des tintements de
-clochettes annoncent que les Troménieurs se
-sont remis en marche. Et maintenant, tout s’est
-tu, même le vent. Une paix immense plane dans
-la douceur grise du crépuscule. Les grèves, les
-plaines, les vallons s’effacent, noyés d’ombre.
-Seule, la croupe de la montagne sainte se détache
-en clair sur un fond de nuages et demeure
-auréolée d’un nimbe de lumière mourante.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch5">SAINTE-ANNE DE LA PALUDE<br />
-LE PARDON DE LA MER</h2>
-
-<p class="dedic">A Alexandra Vassilievna</p>
-
-
-
-
-<h3>I</h3>
-
-
-<p>La première fois que je visitai le sanctuaire de
-la Palude, c’était en hiver. Je m’y rendis de Châteaulin,
-dans une mauvaise carriole de paysan. Il
-faisait un après-midi d’un gris pluvieux qui avait
-toute la tristesse d’un crépuscule. L’homme qui
-conduisait avait une mine couleur du temps. On
-ne voyait de lui qu’un grand feutre aux bords
-cassés et une limousine bigarrée dont il s’était
-enveloppé tout le corps comme d’un burnous. Ni
-à l’aller ni au retour je ne pus lui arracher une
-parole. A chacune de mes questions il se contentait
-de répondre par un grognement. S’il ne parlait
-pas, en revanche il sifflait. Tant que dura le
-trajet, il siffla sans désemparer, et toujours le
-même air, quelque chanson de pâtre d’une désespérante
-monotonie. Je crois l’entendre encore.
-Pour compagne de voiture j’avais une petite Crozonnaise
-qui revenait de Lourdes et que nous
-devions débarquer dans les parages du Ménez-Hom.
-Elle s’obstinait, elle aussi, dans un mutisme
-farouche, le visage dissimulé sous la cape d’un
-épais manteau de bure noire, et, dans les doigts,
-un chapelet à gros grains — un souvenir de <i>là-bas</i> — dont
-elle faisait glisser les dizaines d’un
-mouvement continu et furtif. La prière errait
-sans bruit sur ses lèvres minces. Ses paupières
-demeuraient opiniâtrément baissées, sans doute
-pour ne rien laisser fuir du monde de visions
-extatiques qu’elle rapportait de son pèlerinage.
-Son front étroit, d’un dessin très pur, était fermé
-comme d’une barre. J’eusse souhaité avoir de sa
-bouche quelques renseignements sur le grand
-pays mélancolique — inconnu pour moi — que
-nous traversions et dont les moindres détails
-devaient lui être familiers. Mais je devinai tout de
-suite en elle une de ces petites sauvagesses de la
-côte bretonne pour qui tout homme habillé en
-bourgeois, parlât-il leur langue, est un <i>étranger</i>,
-un être suspect. Je n’eus garde de la troubler dans
-son oraison.</p>
-
-<p>Ce fut un singulier voyage, ce que les Bretons
-appellent « un voyage de Purgatoire » à cause,
-sans doute, de l’aspect fantômal que prennent les
-lointains sous les ciels bas et troubles, noyés
-d’eau.</p>
-
-<p>Nous gravîmes d’abord une série de paliers,
-dans une contrée nue, hérissée seulement çà et là
-de pins sombres au feuillage couleur de suie, derniers
-survivants d’une forêt décimée. A droite, à
-gauche, s’arrondissaient des dos de collines
-pareils à des tombes immenses des âges préhistoriques.
-J’ai su depuis les noms de ces cairns
-étranges. Presque tous sont connus sous des vocables
-de saints ; des chapelles se dressent à leur
-sommet ou s’accrochent à leurs flancs : petits
-oratoires déserts et caducs où trône quelque
-vieille statue barbare, et dont la cloche ne
-s’éveille qu’une fois l’an, pour tinter une basse
-messe, le jour du pardon. Si l’on en croit la
-légende, Gildas lui-même eut sa cellule sur une
-de ces hauteurs, Gildas, l’apôtre à la parole véhémente,
-le Jérémie de l’émigration bretonne. Sa
-grande ombre rôde, dit-on, inapaisée, dans ces
-parages et il n’est pas rare, durant les nuits de
-tempête, qu’on entende gronder sa voix, mêlée
-au fracas de l’ouragan.</p>
-
-<p>A l’auberge des <i>Trois Canards</i>, le véhicule fit
-halte. Nous étions au pied du Ménez-Hom. La
-Crozonnaise descendit, paya sa place au conducteur,
-et s’engagea dans la montagne, tandis que
-nous dévalions vers la mer. C’étaient maintenant
-des cultures boisées, des champs encadrés d’épais
-talus où apparaissait de temps à autre une toiture
-de ferme au centre d’un bouquet de chênes, mais
-le paysage restait muet et comme inhabité. Nous
-traversâmes deux ou trois bourgs, sans voir une
-âme, puis de nouveau la terre se dégarnit. Plus
-d’arbres, nulle trace de labour. Un souffle âpre
-nous fouetta le visage ; des vols d’oiseaux blancs
-passèrent en poussant un cri bizarre, une sorte de
-glapissement guttural ; le bruit d’une respiration
-puissante et sauvage s’éleva, et, par une échancrure
-des dunes, j’aperçus l’océan. Je lui trouvai
-une mine rétrécie, à la fois odieuse et bête, sinistre
-et pleurarde.</p>
-
-<p>— Nous sommes donc arrivés ? demandai-je à
-l’homme, en le voyant sauter à bas de son siège.</p>
-
-<p>— Oui, me répondit-il d’un ton bref et sans
-s’interrompre de siffler.</p>
-
-<p>De fait, la route semblait finir là, devant un
-porche en ruine donnant accès dans une cour au
-fond de laquelle une espèce de manoir de forme
-primitive croulait de vétusté. On eût dit un logis
-abandonné. Mon entrée mit en fuite une bande
-de poussins. Le sol de terre battue était jonché
-d’outils et d’engins de toute sorte : je dus enjamber
-une charrue renversée le soc en l’air ; des
-filets de pêche séchaient suspendus aux dents
-d’une herse, le long de la muraille, et des hoyaux,
-des pioches de carriers traînaient, pêle-mêle avec
-des rames, des poulies, des tronçons de mâts,
-épaves d’un récent naufrage, sentant le goudron
-et la saumure. Je crus m’être trompé, avoir pris
-la grange pour l’habitation, et je m’apprêtais à
-rebrousser chemin, quand vint se planter en face
-de moi, échappée je ne sais d’où, une fillette
-d’une douzaine d’années, figure hâve aux yeux
-verts et phosphorescents, qui, posant un doigt
-sur ses lèvres, me fit signe de ne point parler.</p>
-
-<p>— Mon père s’assoupit, murmura-t-elle ; pour
-Dieu ! donnez-vous garde de le réveiller.</p>
-
-<p>Elle me montrait à l’autre bout de la pièce un
-lit clos, le seul meuble à peu près valide qu’il y
-eût en ce pauvre intérieur. Une forme humaine y
-était couchée, dans une rigidité cadavérique ; un
-linge mouillé recouvrait le visage ; les mains,
-étendues à plat sur la couette de balle, étaient
-souillées de boue et de sang.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce qu’il a donc, ton père ?</p>
-
-<p>— Avant-hier, comme il revenait du marché,
-un peu soûl, je pense, la charrette lui a passé sur
-le corps. Depuis, il n’a cessé de geindre, jour et
-nuit, si ce n’est tout à l’heure quand je lui ai
-appliqué ce linge sur la face. C’est le premier
-repos que je lui vois prendre.</p>
-
-<p>— Et tu n’as pas appelé de médecin ?</p>
-
-<p>A cette question si naturelle, la fillette scandalisée
-eut un bond d’effarement et, fixant sur moi
-ses claires prunelles de chatte sauvage :</p>
-
-<p>— Ne sommes-nous pas ici dans la terre de
-sainte Anne ? prononça-t-elle. Que parlez-vous de
-médecin ? Est-ce que la Mère de la Palude n’est
-pas la plus puissante des guérisseuses ? Elle saura
-bien, sans l’aide de personne, guérir mon père
-qui est son fermier. J’ai trempé par trois fois, en
-récitant trois oraisons, le linge que voilà dans
-l’eau de la fontaine sacrée, et vous voyez par
-vous-même comme déjà sa vertu opère. Qu’est-il
-besoin d’autre médicament ?</p>
-
-<p>Elle n’avait pas élevé la voix, de crainte de troubler
-le sommeil du malade, mais dans son accent
-vibrait une foi sombre. Peut-être y perçait-il aussi
-quelque irritation contre moi, car elle ajouta
-aussitôt d’un ton presque hostile :</p>
-
-<p>— Si vous êtes venu pour la clef, vous pouvez
-aller. La chapelle est ouverte.</p>
-
-<p>En me dirigeant vers cette chapelle, je m’attendais
-à trouver une antique maison de prière
-enfoncée à demi dans le sable des dunes, un de
-ces vieux oratoires de la mer comme j’en avais
-tant vu le long de la côte, de Douarnenez à Penmarc’h,
-avec des murs bas, des fenêtres à ras de
-sol, une toiture massive et, pour ainsi dire, râblée,
-capable de braver pendant des siècles la colère
-tumultueuse des vents. Ce fut une église neuve
-qui m’apparut. Quand je dis neuve, j’entends de
-construction récente, car les choses en Bretagne
-prennent tout de suite un air ancien. Le granit des
-murs, fouetté par la pluie, avait revêtu des teintes
-de lave. La porte, en effet, était ouverte. J’entrai.
-Un intérieur nu, sans poésie et sans mystère ;
-un jour blafard ; la propreté morne d’une maison
-bien tenue dont le propriétaire serait constamment
-en voyage ; çà et là des statues modernes,
-d’un goût vulgaire et prétentieux. Je ne laissai
-pas d’éprouver un désappointement assez vif,
-après toutes les merveilles qu’on m’avait contées
-de ce lieu de pèlerinage. J’allais sortir : une petite
-toux chevrotante me fit me retourner et, dans le
-bas-côté méridional, j’avisai une forme humaine,
-repliée et comme écroulée sur elle-même, au pied
-d’un pilier. C’était une de ces vieilles pauvresses
-dont le type tend à disparaître et qu’on ne rencontre
-plus guère qu’aux abords des sources
-sacrées. Elle priait devant une image que je
-n’avais point aperçue. Sur le socle se lisait cette
-inscription : <i>Sainte Anne, 1543</i>. De bizarres ex-voto
-pendaient, accrochés à la muraille : des béquilles,
-des épaulettes de laine, des linges maculés, des
-jambes en cire.</p>
-
-<p>Je fus frappé de l’extraordinaire ressemblance
-de la suppliante avec la sainte, l’une en pierre,
-l’autre pétrifiée à demi. Elles avaient mêmes
-traits, même attitude et, dans l’expression, le
-même navrement, ce masque de douloureuse résignation
-si particulier aux visages de vieilles
-femmes en ce pays. Leurs accoutrements aussi
-étaient pareils, cape grise et jupe rousse, tablier
-à large <i>devantière</i> venant s’épingler sous les aisselles.
-Ce me fut une occasion de constater que
-le costume local a peu varié depuis le <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle.
-En outre, je saisissais là sur le vif un des procédés — le
-plus original peut-être — de l’art
-breton. C’est dans leur entourage immédiat, parmi
-les gens du peuple, dont ils faisaient partie et
-au milieu desquels ils travaillaient, que nos imagiers
-de la bonne époque prenaient leurs modèles.
-Ainsi s’expliquent le réalisme naïf de la plupart
-des figures sorties de leurs mains, l’intensité de
-vie qu’elles respirent, l’empreinte ethnique dont
-elles sont marquées. C’est également ce qui fait
-que les têtes de nos saints paraissent moulées
-sur celles de nos paysans et qu’à voir tel chanteur
-nomade, debout au seuil d’une chapelle, on se
-demande si ce n’est point un des apôtres du
-porche descendu de son piédestal.</p>
-
-<p>La pauvresse s’était levée à mon approche.
-Elle tenait un plumeau rustique, des ramilles de
-bouleau nouées d’un lien d’écorce, dont elle se
-mit à épousseter religieusement les dalles du
-parquet.</p>
-
-<p>— Savez-vous, lui dis-je, que sainte Anne et
-vous avez l’air de deux sœurs.</p>
-
-<p>— Je suis comme elle une aïeule, me répondit-elle,
-et, comme moi, Dieu merci ! elle est Bretonne.</p>
-
-<p>— Sainte Anne, une Bretonne ? En êtes-vous
-bien sûre, marraine vénérable ?</p>
-
-<p>Elle me regarda de son œil de fée, à travers
-ses longs cils grisonnants ; et, d’un ton de pitié :</p>
-
-<p>— Comme on voit bien que vous êtes de la
-ville ! Les gens de la ville sont des ignorants ; ils
-nous méprisent, nous autres, gens du dehors,
-parce que nous ne savons point lire dans leurs
-livres, mais, eux, que sauraient-ils de leur pays,
-si nous n’étions là pour les renseigner !… Eh oui !
-sainte Anne était Bretonne… Allez au château de
-Moëllien, on vous montrera la chambre qu’elle
-habitait, du temps qu’elle était reine de cette contrée.
-Car elle fut reine ; elle fut même duchesse,
-ce qui est un plus beau titre. On la bénissait dans
-les chaumières, à cause de sa bonté, de son infinie
-commisération pour les humbles et pour les
-malheureux. Son mari, en revanche, passait pour
-très dur. Il était jaloux de sa femme, ne voulait
-pas qu’elle eût d’enfants. Lorsqu’il découvrit
-qu’elle était grosse, il entra dans une grande
-colère et la chassa comme une mendiante, en
-pleine nuit, au cœur de l’hiver, à demi nue sous
-une pluie glacée.</p>
-
-<p>» Errante et plaintive, elle marcha devant elle
-au hasard. Dans l’anse de Tréfentec, au bas de
-cette dune, une barque de lumière se balançait
-doucement, quoique la mer fût agitée ; et à l’arrière
-de la barque se tenait un ange blanc, les
-ailes éployées en guise de voiles.</p>
-
-<p>» L’ange dit à la sainte :</p>
-
-<p>»  — Monte, afin que nous appareillions, car les
-temps sont proches.</p>
-
-<p>»  — Où prétendez-vous me conduire ? demanda-t-elle.</p>
-
-<p>» Il répondit :</p>
-
-<p>»  — Le vent nous mènera. La volonté de Dieu
-est dans le vent.</p>
-
-<p>» Ils voguèrent du côté de la Judée, prirent
-terre dans le port de Jérusalem. Quelques jours
-plus tard, Anne accouchait d’une fille que Dieu
-destinait à être la Vierge. Elle l’éleva pieusement,
-lui apprit ses lettres dans un livre de cantiques, et
-fit d’elle une personne sage de corps et d’esprit,
-digne de servir de mère à Jésus. Sa tâche terminée,
-comme elle se sentait vieillir, elle implora le
-ciel, disant :</p>
-
-<p>»  — Je me languis de mes Bretons. Qu’avant de
-mourir je revoie ma paroisse, la grève, si douce
-à mes yeux, de la Palude en Plounévez-Porzay !</p>
-
-<p>» Son vœu fut exaucé. La barque de lumière
-la revint prendre, avec le même ange à la barre,
-seulement il était vêtu de noir, pour signifier à la
-sainte son veuvage, le seigneur de Moëllien ayant
-trépassé dans l’intervalle.</p>
-
-<p>» Les gens du château, assemblés sur le rivage,
-accueillirent leur châtelaine avec de grandes démonstrations
-de joie, mais elle les congédia sur-le-champ.</p>
-
-<p>»  — Allez ! leur enjoignit-elle, allez, et distribuez
-aux pauvres tous mes biens.</p>
-
-<p>» Elle avait résolu de finir ses jours terrestres
-dans la pénitence. Et désormais elle vécut ici,
-sur cette dune déserte, en une oraison perpétuelle.
-L’éclat de ses yeux rayonnait au loin sur
-les eaux, comme une traînée de lune. Aux soirs
-d’orage, elle était la sauvegarde des pêcheurs.
-D’un geste elle apaisait la mer, faisait rentrer les
-vagues dans leur lit ainsi qu’une bande de moutons
-à l’étable.</p>
-
-<p>» Jésus, son petit-fils, entreprit à cause d’elle
-le voyage de Basse-Bretagne. Avant de gravir le
-Calvaire, il vint lui demander sa bénédiction,
-accompagné des disciples Pierre et Jean. La séparation
-fut cruelle : Anne pleurait des larmes de
-sang, et Jésus avait beau faire, il ne réussissait
-point à la consoler. Finalement il lui dit :</p>
-
-<p>»  — Songe, grand’mère, à tes Bretons. Parle !
-Et, en ton nom, quelque faveur que ce soit, je
-suis prêt à la leur accorder.</p>
-
-<p>» La sainte alors essuya ses pleurs.</p>
-
-<p>»  — Eh bien ! prononça-t-elle, qu’une église me
-soit consacrée en ce lieu. Et, aussi loin que sa
-flèche sera visible, aussi loin que s’entendra le
-son de ses cloches, que toute chair malade guérisse,
-que toute âme, vivante ou morte, trouve
-son repos !</p>
-
-<p>»  — Il en sera selon ton désir, répondit Jésus.</p>
-
-<p>» Pour mieux appuyer son dire, il planta dans
-le sable son bâton de route, et aussitôt des flancs
-arides de la dune une source jaillit. Elle coule
-depuis lors, intarissable ; qui boit de son eau,
-avec dévotion, sent comme une fraîcheur délicieuse
-qui lui rajeunit le cœur et circule à travers
-ses membres.</p>
-
-<p>» Un soir, il y eut dans le pays un grand deuil.
-Le ciel se couvrit d’une brume épaisse ; la mer
-poussa des sanglots presque humains. Sainte Anne
-était morte. Les femmes d’alentour vinrent en
-procession, avec des pièces de toile fine, pour
-l’ensevelir. Mais on chercha vainement son cadavre :
-nulle part on n’en trouva trace. Ce fut une
-véritable consternation. Les anciens murmuraient
-tristement :</p>
-
-<p>»  — Elle est partie pour tout de bon. Elle n’a
-même pas voulu confier à notre terre sa dépouille.
-C’est assurément que quelqu’un de nous, sans le
-savoir, lui aura manqué.</p>
-
-<p>» Cette pensée les affligeait. Soudain, le bruit
-courut que des pécheurs avaient ramené dans leur
-senne une pierre sculptée. Quand on eut débarrassé
-la pierre des coquillages et des algues qui l’enveloppaient,
-chacun reconnut l’image de la sainte.
-Comme il n’y avait pas en ce temps-là de chapelle
-à la Palude, on décida de la transporter à l’église
-du bourg. Elle fut donc placée sur un brancard.
-Elle était si légère que quatre enfants suffirent à la
-monter jusqu’à la fontaine. Mais on ne put jamais
-la faire aller plus loin. Plus on s’efforçait de la
-soulever, plus elle devenait pesante. Les anciens
-dirent :</p>
-
-<p>»  — C’est un signe. Il faut lui bâtir ici sa maison.</p>
-
-<p>» Voilà, mon gentilhomme, la véridique histoire
-d’Anne de la Palude, en Plounévez-Porzay. La
-voilà, telle que je l’ai retenue de ma mère, qui
-l’apprit de la sienne, à une époque où les familles
-se transmettaient pieusement de mémoire en
-mémoire les choses du passé.</p>
-
-<p>La bonne vieille, tout en contant, balayait,
-amassait la poussière par petits tas, la recueillait à
-mesure dans le creux de son tablier. Après m’avoir
-parlé de la sainte, elle m’entretint de sa vie, à elle,
-de sa longue et monotone vie, nue, vide, silencieuse,
-dépeuplée comme ce sanctuaire où elle
-achevait de s’écouler péniblement. C’était effrayant,
-c’était tragique, à force de simplicité. Une joie
-brève, çà et là, une de ces fleurettes éphémères
-dont s’étoile au printemps le gazon des dunes.
-Quant au reste, des deuils, des glas, et, dominant
-tout, le bruit de mâchoires que fait dans les galets
-la mer broyant ses victimes.</p>
-
-<p>— Je n’ai plus de fils ; mes brus sont mortes
-ou remariées. Je m’assieds quelquefois aux foyers
-des autres, mais j’y suis mal à l’aise ; leur flamme
-ne réchauffe point. Des douaniers compatissants
-m’ont abandonnée une des huttes basses où ils ont
-coutume de s’abriter, la nuit, lorsqu’ils sont de
-garde le long de cette côte. J’y couche sur un lit
-de varechs. Mais je ne me plais qu’ici. Tous les
-matins, je vais à la ferme prendre la clef. Je
-remplis les fonctions de sacristine : je sonne les
-trois angélus ; je reçois les pèlerins et je leur fais
-les honneurs de la maison ; souvent ils me demandent
-de réciter pour eux des oraisons spéciales
-dont je suis à peu près seule à posséder le secret ;
-je les conduis à la source, je leur verse l’eau dans
-les manches ou sur la poitrine, suivant le genre
-de maladie dont ils sont atteints. Dès qu’ils se
-mettent en route pour venir trouver la sainte, j’en
-suis avertie par des signes particuliers et surnaturels.
-Tantôt c’est le bruit d’un pas invisible dans
-l’église déserte, tantôt un craquement dans les
-boiseries de l’autel, tantôt enfin, quand il s’agit
-d’un grand vœu, de légères gouttes de sueur perlant
-au front de la statue. En général, il n’y a de
-monde que le mardi, qui est le jour consacré. Le
-reste de la semaine, la Mère de la Palude n’a
-devant les yeux que ma pauvre vieille face, aussi
-délabrée qu’un mur en ruine. Elle me sourit néanmoins,
-se montre envers moi pitoyable et douce,
-m’encourage, me sauve des tristesses où sans elle
-je serais noyée. Je lui tiens compagnie de mon
-mieux. Je cause avec elle et il me semble qu’elle
-me répond. Je lui chante les <i>gwerz</i> qu’elle aima,
-son cantique, le plus beau, je pense, qu’il y ait en
-notre langue. Et puis, je nettoie, j’arrose, je balaie.
-Je recueille les poussières, j’en donne aux pèlerins
-des pincées qui, répandues sur les terres, activeront
-le travail des semences, préserveront de tout
-dégât le blé des hommes et le foin des troupeaux.</p>
-
-<p>Je voulus lui glisser dans la main quelques
-pièces de monnaie.</p>
-
-<p>— Le tronc est là-bas, — me dit-elle ; — moi,
-je ne suis qu’une servante en cette demeure, je
-n’ai pas qualité pour recevoir les offrandes.</p>
-
-<p>Je craignis de l’avoir froissée, mais, au premier
-mot d’excuse, elle m’interrompit et, comme je
-prenais congé :</p>
-
-<p>— Revenez nous voir, mon gentilhomme.
-Tâchez seulement que ce soit en été, le dernier
-dimanche d’août. Alors, vous contemplerez sainte
-Anne dans sa gloire. Nulle fête n’est comparable
-à celle de la Palude, et celui-là ne sait point ce
-que c’est qu’un pardon, qui n’a pas assisté, sous
-la splendeur du soleil béni, aux merveilles sans
-égales du pardon de la Mer.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>II</h3>
-
-
-<p>J’ai suivi votre conseil, bonne vieille. Hélas !
-je vous ai cherchée en vain dans l’église et sur la
-crête des falaises où vous aviez, disiez-vous, votre
-gîte. En vain je me suis adressé aux douaniers de
-garde : ce n’étaient déjà plus les mêmes qui vous
-furent si hospitaliers ; ils ne se rappelaient pas vous
-avoir connue. Sans doute, la barque lumineuse
-vous sera venue prendre, vous aussi, par quelque
-soir de pluie glacée. Et vous êtes partie pour la
-rive idéale, paisiblement, certaine que là-haut une
-sainte Anne pareille à celle de vos rêves vous
-faisait signe et vous attendait.</p>
-
-<p>Elle n’exagérait point, l’humble zélatrice de la
-Palude, en affirmant que ce pardon est de toutes
-les solennités bretonnes la plus imposante et la
-plus belle.</p>
-
-<p>C’était un samedi de la fin d’août, un peu avant
-le coucher du soleil. Du sommet de la montée de
-Tréfentec, le paysage sacré nous apparut dans un
-éclat de lumière rousse. Quel contraste avec la
-terre de désolation que j’avais entrevue naguère,
-si pâle, si effacée, enveloppée d’une bruine où elle
-s’estompait confusément, sorte de contrée-fantôme,
-image spectrale d’un monde mort ! Tout, à
-cette heure, y respirait la vie : une fièvre de bruit
-et d’agitation semblait s’être emparée du désert.
-Les dunes même exultaient, et l’Océan, dans les
-lointains, flambait ainsi qu’un immense feu de
-joie. Plus près de nous, dans le repli de colline
-où s’épanche le ruisseau de la fontaine miraculeuse,
-une espèce de ville nomade s’improvisait
-sous nos yeux. Comme au temps des migrations
-des peuples pasteurs — le mot est de Jules Breton — des
-tentes innombrables, de toutes formes et
-de toutes nuances, s’élevaient, se groupaient,
-bombaient au vent leurs toiles bises, donnaient
-l’impression d’un campement de barbares, ou
-mieux encore, d’un débarquement d’écumeurs de
-mer. Beaucoup de ces tentes, en effet, s’étayaient
-sur des rames plantées dans le sol, et elles étaient
-recouvertes pour la plupart de voilures de bateaux
-exhibant, en grosses lettres noires, leur matricule
-et l’initiale de leur quartier.</p>
-
-<p>A l’entour de l’étrange bourgade, les chariots,
-renversés sur l’arrière, enchevêtraient leurs roues,
-hérissaient la plaine d’une forêt de brancards,
-tandis que dans les pâtis voisins les bêtes erraient
-à l’aventure.</p>
-
-<p>Et sur tout cela planait une clameur, un vaste
-bourdonnement humain auquel se mêlait, à intervalles
-réguliers, en sourdine, le grondement
-cadencé des flots. Nous fîmes un circuit pour
-gagner l’église. Une tribu entière de mendiants
-était couchée à l’ombre des ormes, dans l’enclos.
-Ils ne nous eurent pas plus tôt aperçus qu’ils se
-ruèrent sur nous, avec des abois de chiens hurleurs.
-Jamais encore je n’en avais vu en telle
-quantité, pas même au pardon de Saint-Jean-du-Doigt,
-où cependant ils fourmillent ; surtout,
-jamais je n’en avais rencontré d’aussi insolents !
-Ils ne demandaient pas l’aumône, ils l’exigeaient.</p>
-
-<p>— Payez le droit des pauvres ! criaient-ils.</p>
-
-<p>Et ils nous frôlaient de leurs ulcères, ils nous
-soufflaient au visage leur haleine nauséabonde,
-empuantie par l’alcool. Il fallut jeter en l’air plusieurs
-poignées de sous, pour nous débarrasser
-d’eux. Comme je m’étonnais que le clergé tolérât
-aux abords immédiats du sanctuaire cette horde
-cynique et répugnante, mon compagnon, qui me
-servait en même temps de cicérone, me répondit :</p>
-
-<p>— Ils sont ici de fondation. Jadis, ils s’intitulaient
-les rois de la Palude. Royauté éphémère,
-d’ailleurs ; car il n’y a que le samedi qui leur appartienne.
-Arrivés ce matin — nul ne sait d’où, — ils
-s’esquiveront cette nuit. Ils terminent en ce moment
-leur collecte, et c’est pourquoi ils y mettent
-tant d’âpreté.</p>
-
-<p>— Si pourtant il leur plaisait de rester
-demain ?</p>
-
-<p>— Ils violeraient l’usage, et l’usage en Bretagne
-est, selon le vieux dicton, plus roi que le
-roi… Puis, demain, les gendarmes seront là ; nos
-gueux ont horreur de ces trouble-fête ; la présence
-d’un tricorne leur est insupportable : ils aiment
-mieux décamper… Demain, enfin, les routes seront
-encombrées de voitures ; les infirmes risqueraient
-d’être mis en pièces : en sorte que la simple
-prudence s’accorde avec la tradition pour conseiller
-à la bande un prompt départ. Vous pourrez
-avant peu juger par vous-même que cet exode
-des loqueteux à la nuit pleine ne manque pas d’un
-certain ragoût.</p>
-
-<p>Nous avions franchi le seuil de l’église.</p>
-
-<p>Combien reposant, cet intérieur, après le tumulte
-du dehors ! Sur les murs blancs couraient des
-guirlandes de lierre et de houx. Des ancres symboliques,
-ornées de branches de sapin, étaient
-appendues çà et là ; des goélettes en miniature,
-chefs-d’œuvre de patience et de délicatesse, se
-balançaient dans une vapeur d’encens, et, sur son
-socle, la sainte, habillée à neuf, avait les grâces
-jeunettes d’une aïeule endimanchée. De temps à
-autre un pèlerin se levait du milieu de l’assistance
-prosternée sur les dalles, s’approchait de l’image
-vénérée et, dévotement, baisait le bas de sa robe.
-Des mères haussaient leurs enfants à bras tendus
-jusqu’à la douce figure de pierre. Et l’odeur des
-cires ardentes imprégnait l’air, et leurs fines fumées
-bleuâtres montaient, montaient… Peu à peu, la
-nef se vida. Quelques vieilles en cape de deuil y
-demeurèrent seules à égrener un interminable
-rosaire, triste comme une lamentation… C’était
-l’heure de souper : la nuit tombait.</p>
-
-<p>… Une tente basse, profonde, semi-auberge,
-semi-dortoir. Des gens ronflent à l’une des extrémités,
-tandis qu’à l’autre bout on mange, on boit,
-aux vacillantes lueurs d’une chandelle de suif.
-Sur la table, des plats d’étain où nagent des saucisses ;
-des brocs, des chopines débordantes d’un
-cidre huileux, quoique très additionné d’eau, que
-la chaleur a fait tourner en vinaigre ; des réchauds
-avec de la braise pour allumer les pipes, une
-grande jarre pour se laver les mains… Nous
-sommes chez Marie-Ange, matrone égrillarde,
-qui n’a d’angélique que le nom. D’ordinaire, elle
-vend du poisson à Douarnenez, sous les halles,
-et c’est seulement par occasion, dans les circonstances
-solennelles, qu’elle fait métier de
-cabaretière. Croyez qu’elle s’en tire à merveille,
-vive, preste, l’œil à tout et un mot pour chacun,
-la jambe alerte, le parler hardi.</p>
-
-<p>La portière de la tente, un pan de toile retenu
-par une amarre en guise d’embrasse, s’ouvre sur
-l’église et, plus loin, par une fente des dunes, sur
-la tranquillité sereine de la mer. Un feu de mottes
-brûle à quelques pas, en plein vent ; au-dessus
-bout le café de Marie-Ange, dans un chaudron
-accroché à un faisceau de branchages. Des vols
-d’étincelles s’éparpillent, allument dans l’herbe
-desséchée de petites flammes courtes et rapides.
-A droite, une masse sombre, la silhouette d’une
-roulotte : une fille de bronze, accoudée entre les
-colonnes torses de la balustrade, regarde devant
-elle, dans le vague, cependant qu’un personnage
-difforme cloue au fronton de la voiture cette
-mirobolante affiche : <span class="sc">Quéhern oMichel</span>, <i>annonce la
-bonne aventure. Certain des pronostics. Garantit la
-guérison des verrues.</i> La nuit est tiède, pacifique,
-baignée d’une molle clarté de lune qui semble
-filtrer par gouttes devers l’orient. On entend respirer
-les ondes. Un silence impressionnant a
-succédé à l’animation du jour. Le ciel se recourbe
-très haut, comme la voûte d’un temple infini, et
-l’on se prend à baisser la voix, en causant, de peur
-de manquer de respect à ce je ne sais quoi de
-divin qui rôde au fond de ce silence majestueux.
-Or, voici tout à coup qu’un chant s’élève, une
-lente et rauque rapsodie, qu’on dirait hurlée à
-tue-tête par un chœur d’ivrognes :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Enn eskopti a Gerné, war vordik ar môr glaz<a id="FNanchor_67" href="#Footnote_67" class="fnanchor">[67]</a>…</i></div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_67" href="#FNanchor_67"><span class="label">[67]</span></a> En l’évêché de Cornouailles, sur le bord de la mer
-bleue…</p>
-</div>
-<p>Ce sont les mendiants qui déguerpissent. Cortège
-fantastique et macabre. Ils défilent en troupeau,
-pêle-mêle, célébrant de leurs gosiers avinés
-la louange de la Palude et les mérites de la Bonne
-Sainte, vraie grand’mère du Sauveur,</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Par qui la rose a fleuri où ne poussait que l’épine.</div>
-</div>
-
-<p>Plus d’un qui titube chante quand même,
-comme en rêve. Les femmes emportent dans les
-bras des nourrissons « sans père », nés des promiscuités
-de hasard, au long des routes. Les
-aveugles vont de leur allure hésitante de somnambules,
-la face tournée vers le firmament, la
-main cramponnée à leur bâton fait de la tige d’un
-jeune plant et semblable à une houlette. Des
-tronçons d’hommes branlent ainsi que des cloches
-entre des montants de béquilles. Un <i>innocent</i>
-ferme la marche, un grand corps à la face hébétée,
-qu’à sa robe grise, dans l’obscurité, on prendrait
-pour un moine. Sur son passage, les gens se
-découvrent et se signent, car l’esprit de Dieu habite
-dans l’âme des simples. Marie-Ange lui offre, en
-termes gracieux, un verre de cidre, mais il n’a
-plus soif, au dire de la vieille qui le mène en
-laisse. Et il disparaît avec les autres, par la pente
-des dunes, dans le noir. Un pèlerin me chuchote
-à l’oreille :</p>
-
-<p>— Sainte Anne a une affection particulière
-pour cet idiot. Il y a six ans il tomba malade, à
-des lieues d’ici, du côté de la montagne d’Aré, en
-sorte qu’il ne put arriver à la Palude pour la fête.
-Le pardon en fut gâté. Du vendredi matin au
-lundi soir il plut à verse. La bénédiction du ciel
-accompagne les innocents.</p>
-
-<p>Le silence est redevenu profond, sauf, par
-intervalles, un hennissement, un appel lointain
-de bête égarée, et toujours, toujours, le bruit de la
-mer assoupie, calme comme un souffle d’enfant.</p>
-
-<p>Nous avons descendu les sentiers abrupts qui
-conduisent à la plage. Dans les anfractuosités
-des roches, des couples étaient assis, jeunes
-hommes et jeunes filles, — celles-ci, ouvrières
-en sardines, de l’île Tristan, de Douarnenez, de
-Tréboul, peut-être même d’Audierne et de Saint-Guennolé, — ceux-là,
-marins de l’État accourus
-de Brest, en permission, pour embrasser leurs
-amies, leurs « douces », pour faire avec elles,
-avant la prochaine campagne, une mélancolique
-et suprême veillée d’amour. Sainte Anne a l’indulgence
-des grand’mères. Elle ne se scandalise
-point de ces rendez-vous nocturnes ; elle les favorise,
-au contraire, étend sur eux le dais velouté
-de son ciel piqué d’étoiles, leur prête sa dune
-moelleuse, les recoins discrets de ses grottes
-tapissées d’algues, les enveloppe de mystère, de
-poésie, de sérénité. Elle sait d’ailleurs l’héréditaire
-chasteté de cette race et que l’amour, à ses
-yeux, est une des formes de la religion. Marie-Ange,
-il est vrai, nous a raconté tantôt l’histoire
-d’une <i lang="br" xml:lang="br">Capenn</i>, d’une fille du Cap-Sizun, « qui
-attrapa au pardon de la Palude une maladie de
-trente-six jeudis ». Mais, si l’on cite de tels
-exemples, c’est que précisément ils sont rares.
-Les couples que nous avons frôlés se tenaient la
-main, sans dire mot, absorbés dans une contemplation
-muette où leurs âmes seules communiquaient.
-Et leurs pensées paraissaient plutôt
-graves que folâtres. Ils me remirent en mémoire
-deux vers d’une chanson de bord entendue naguère
-au pays de Paimpol :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Rô peuc’h ! rô peuc’h, mestrezik flour !</i></div>
-<div class="verse"><i lang="br" xml:lang="br">Me wél ma maro ’bars an dour…</i></div>
-
-<div class="verse stanza">Tais-toi ! tais-toi, maîtresse exquise !</div>
-<div class="verse">Je vois ma mort dans l’eau.</div>
-</div>
-
-<p>Sur les fiançailles des marins quelque chose de
-tragique plane toujours, et les aveux qu’ils échangent
-avec les jouvencelles sont le plus souvent
-tristes comme des adieux…</p>
-
-<p>Un coup de sifflet nous avertit que la <i>Glaneuse</i>
-venait de stopper. D’habitude, le petit vapeur
-côtier franchit la baie en ligne droite, de Morgat
-à Douarnenez. Mais, à l’occasion du pardon, il
-fait escale à la Palude. Nous nous trouvâmes une
-vingtaine de passagers sur le pont. Presque tous
-étaient des pêcheurs de la baie ; les rustiques,
-aussi bien au retour qu’à l’aller, préfèrent la voie
-de terre. Un paysan de Ploaré figurait pourtant
-parmi nous, avec sa femme. Mon compagnon,
-qui le connaissait, l’interpella :</p>
-
-<p>— Comment ! vieux Tymeur, vous n’avez pas
-craint de vous fier au chemin des poissons ?…
-Est-ce un vœu que vous avez fait, ou bien vos
-jambes refusaient-elles de vous porter ?</p>
-
-<p>— Ce n’est ni l’un ni l’autre, répondit-il en se
-rapprochant de nous, heureux d’avoir avec qui
-causer pendant le trajet. Nos jambes, Dieu merci !
-sont encore solides, et, quant à notre vœu,
-Renée-Jeanne et moi nous nous en sommes
-acquittés dans la soirée, dévotement, comme il
-sied à des chrétiens.</p>
-
-<p>— C’est donc alors que vous vous êtes réconciliés
-avec la mer ?…</p>
-
-<p>— Non plus. Je lui en voudrai tant que je
-vivrai. Elle nous a pris notre fils Yvon, que Dieu
-ait son âme ! Ces choses-là ne se pardonnent
-point. La mer ! Ni Renée-Jeanne, ni moi, nous
-ne pouvons la sentir. Une de nos fenêtres donnait
-dessus : nous l’avons murée. La terre est la
-vraie mère des hommes ; la mer est leur marâtre.
-Si j’étais sainte Anne, je la dessécherais toute,
-en une nuit.</p>
-
-<p>— Oui mais, vieux Tymeur, cela ne nous dit
-pas…</p>
-
-<p>— C’est juste. Après tout il n’y a pas de mal à
-vous conter ça, puisque rien n’arrive sans la permission
-de Dieu. N’est-ce pas, Renée-Jeanne ?</p>
-
-<p>Renée-Jeanne, accroupie sur un rouleau de cordages,
-marmonnait une série d’oraisons bizarres,
-sans doute des formules de conjuration contre
-les Esprits malfaisants des eaux. Elle esquissa de
-la main un geste vague, et le père Tymeur, après
-s’être assuré que nous étions seuls à l’écouter,
-commença son récit.</p>
-
-<p>Voilà. L’année précédente, à pareille époque et
-à pareille heure, ils s’en revenaient tous deux,
-Renée-Jeanne et lui, vers Ploaré, par la route.
-Un peu avant Kerlaz, sur la droite, est le sanctuaire
-de la Clarté où les pèlerins de la Palude
-ont coutume de faire une station et de réciter
-une prière, parce que Notre-Dame de la Clarté
-passe pour être la fille aînée de sainte Anne,
-comme Notre-Dame de Kerlaz est sa seconde
-fille. Nos gens allaient franchir l’échalier de l’enclos,
-quand, à la faveur de la lune, ils aperçurent
-dans la douve un homme assis sur une espèce de
-boîte longue aux ais disjoints, et qui paraissait à
-bout de forces, car la sueur pleuvait de son front
-dégarni entre ses doigts extraordinairement maigres.
-Tymeur l’abordant lui dit avec compassion :</p>
-
-<p>— Vous avez l’air exténué, mon pauvre parrain.</p>
-
-<p>— Oui, le fardeau que j’ai à porter est bien
-lourd… Y a-t-il encore loin jusqu’à la Palude ?
-demanda le malheureux d’une voix triste.</p>
-
-<p>— Trois quarts de lieue environ. Nous sommes,
-ma femme et moi, tout disposés à vous aider, si
-nous pouvons quelque chose pour votre soulagement…</p>
-
-<p>— Certes, vous pouvez beaucoup.</p>
-
-<p>— Parlez.</p>
-
-<p>— Ce serait de faire dire une messe à l’église
-de votre paroisse pour le repos d’une âme en
-peine, d’un <i>anaon</i>… En échange, continua le
-trépassé — c’en était un — je vous donnerai un
-avis salutaire… Si jamais vous acceptez d’accomplir
-un pèlerinage au nom d’un de vos amis,
-tenez fidèlement votre promesse de votre vivant,
-sinon il vous en cuira comme à moi après votre
-mort. Je m’étais engagé à aller à la Palude pour
-celui qui est ici, sous moi, dans cette châsse.
-Mais, la vie est courte et il y faut penser à la fois
-à trop de choses. J’omis la plus importante. J’en
-suis bien puni. Depuis je ne sais combien de
-temps que je m’achemine vers sainte Anne, je
-n’avance chaque année que d’une longueur de
-cercueil. Et si vous sentiez comme cela pèse
-lourd, le cadavre d’un ami trompé !… En faisant
-dire pour moi la messe que je vous demande,
-vous abrégerez ma route d’un grand tiers<a id="FNanchor_68" href="#Footnote_68" class="fnanchor">[68]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_68" href="#FNanchor_68"><span class="label">[68]</span></a> M. Le Carguet, le folkloriste du Cap-Sizun, m’a communiqué
-une légende analogue à celle-ci et qui avait trait
-également au pardon de la Palude.</p>
-</div>
-<p>Sur ces mots, il disparut. Tymeur et sa femme,
-agenouillés sous le porche, y restèrent en prière
-jusqu’au petit matin, se bouchant les oreilles
-pour n’entendre point ahaner le mort sous son
-faix d’ossements et de planches pourries.</p>
-
-<p>Le vieux concluait :</p>
-
-<p>— On ne s’expose pas deux fois à de semblables
-rencontres. N’est-ce pas, Renée-Jeanne ?</p>
-
-<p>Renée-Jeanne avait ramené sur son visage sa
-cape de laine blanche bordée d’un large galon
-de velours noir, et tournait obstinément le dos à
-la mer… Elle était cependant délicieuse à voir, la
-mer, en cette admirable nuit d’août, tiède et toute
-parfumée d’un arôme étrange, comme si les
-voluptueuses fleurs des jardins de Ker-Is, éveillées
-tout à coup de leur enchantement, se fussent
-venues épanouir à la surface des eaux. Elle gisait
-là, presque sous nos pieds, la féerique cité de la
-légende. Par instants, au creux des houles, on
-eût dit que son image allait transparaître ; on
-croyait entendre des voix, des bruits, et les phosphorescences
-qui brûlaient à la crête des vagues
-semblaient l’illumination d’une ville en fête. Nous
-rasions de hauts promontoires, de longs squelettes
-de pierre aux figures énigmatiques, attentifs
-depuis des siècles à quelque spectacle sous-marin
-visible pour eux seuls. Le ciel, au-dessus de nos
-têtes, était comme un autre océan où, parmi le
-scintillement des étoiles, un croissant de lune
-flottait.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>III</h3>
-
-
-<p>Le lendemain, dimanche, se leva l’aube du
-« grand jour ».</p>
-
-<p>Je revois Douarnenez émigrant en masse vers
-la Palude. Toutes les voitures de la contrée ont
-été mises en réquisition et sont prises d’assaut.
-Entre les sièges combles on intercale des tabourets
-empruntés à l’auberge voisine. Le conducteur se
-plante à l’avant, debout, un pied sur chaque
-brancard ; les châles multicolores des filles assises
-à l’arrière balaient le pavé de leurs franges. Et
-les chars à bancs s’ébranlent, lourdement, au
-petit trot d’un bidet de Cornouailles, très philosophe
-et qui ne s’étonne plus. Les hommes font
-les beaux dans leurs vareuses neuves, le béret
-rabattu sur les yeux ; ils gesticulent, ils crient,
-par besoin, par plaisir, pour se prouver à eux-mêmes
-qu’ils sont ailleurs que dans les barques,
-où le moindre mouvement, sous peine de mort,
-doit être calculé, mesuré, précis, et aussi pour
-se « déhanter l’âme », comme ils disent, des vastes
-silences de la mer, plus troublants peut-être que
-ses colères. A leurs muscles, à leurs nerfs violemment
-comprimés il faut de ces brusques
-détentes. Le pardon de sainte Anne est une des
-soupapes par où se fait jour, chez ces êtres rudes,
-le trop-plein des sentiments refoulés. J’ai entendu
-des gens graves et officiels leur reprocher l’espèce
-de fougue brutale avec laquelle ils se ruent au
-divertissement. Ils s’y précipitent, en effet, tête
-baissée, joyeux, insouciants, prodigues, quitte à
-pâtir ensuite pendant des semaines et des mois.
-En matière d’économie domestique, ils en sont
-encore à la période sauvage. Qu’un autre les
-blâme. Pour moi, qui les ai vus à l’œuvre, sur les
-lieux de pêche, dans les sinistres nuits du large,
-je songe surtout à la vie de damnés qu’ils mènent,
-en proie à un labeur dont l’ingratitude n’a d’égale
-que leur patience, et je serais plutôt tenté, je
-l’avoue, de les trouver trop rares et trop courtes,
-ces quelques trêves de Dieu qui les arrachent à
-leur enfer.</p>
-
-<p>Toute l’animation du port a reflué vers la haute
-ville. Les quais sont déserts. Les barques, tirées
-à sec sur le sable de la marine, reposent, flanc
-contre flanc, en des attitudes abandonnées, heureuses
-elles aussi de ce répit de vingt-quatre
-heures. Elles sont si lasses, et c’est si bon, même
-pour des barques, d’avoir un jour à rêvasser en
-paix ! Les filets prennent le soleil, appendus aux
-mâts. Et la baie s’étale, vide, à perte de vue,
-dominée seulement vers le nord par les blancs
-éboulis de Morgat et par les aiguilles de pierre du
-Cap de la Chèvre.</p>
-
-<p>J’ai voulu faire, ce matin, le trajet de la Palude
-par le chemin des piétons. La file des pèlerins
-s’engage dans les bois de Plomarc’h. Des étangs
-mystérieux dorment sous les hêtres. Ici, la fille
-de Gralon, Ahès, qu’on appelait encore Dahut,
-venait autrefois avec ses compagnes, les blondes
-vierges de Ker-Is, laver son linge royal : l’eau des
-fontaines a, dit-on, retenu son image, et les
-mousses, la fine odeur de ses cheveux. A travers
-le réseau des branches, la mer luit. Elle ne nous
-quittera guère, au cours du voyage, toujours adorable
-et jamais la même, déployant devant le
-regard, avec une sorte de coquetterie, les prestiges
-sans nombre, la souplesse infinie de son
-éternelle séduction. C’est sa fête — ne l’oublions
-pas — c’est sa fête aussi bien que celle de sainte
-Anne que les Bretons du littoral cornouaillais
-célèbrent aujourd’hui. Aux âges très anciens,
-alors que la grand’mère de Jésus n’était pas née,
-elle était en ces parages l’idole unique. Elle
-n’avait point de sanctuaire dans les dunes ; les
-cérémonies de son culte s’accomplissaient à ciel
-ouvert. Mais le peuple y accourait en foule,
-comme à présent, et, comme à présent, l’époque
-choisie était le mois de la saison ardente, parce
-qu’en cette saison la déesse se révélait dans le pur
-éclat de sa beauté, découvrait aux yeux ravis
-son beau corps fluide, sa chair transparente et
-nacrée, toute frissonnante sous les caresses de la
-lumière. Les dévots, rassemblés sur les hauteurs,
-tendaient les bras vers elle, entonnaient des
-hymnes à sa louange, s’abîmaient dans la contemplation
-de ses charmes. Ahès ou Dahut était
-sans doute un des noms par lesquels ils l’invoquaient.
-Quelle vertu d’incantation était attachée
-à ce vocable, nous ne le saurons probablement
-jamais.</p>
-
-<p>Le mythe du moins a survécu. Et son sens primitif
-se retrouve aisément sous les retouches plus
-récentes que le christianisme lui a fait subir. Ahès
-a la démarche onduleuse, la chevelure longue et
-flottante, tantôt couleur du soleil, tantôt couleur
-de la lune, les yeux changeants et fascinateurs.
-Elle habite un palais immense dont les vitraux
-resplendissent ainsi que de gigantesques émeraudes.
-Elle a des passions tumultueuses, une
-rage inassouvie d’amour. Sa préférence va
-aux hommes du peuple, aux gars solides et
-frustes. Un pêcheur passe, ses filets sur l’épaule :
-de la fenêtre de sa chambre, elle lui fait signe de
-monter. Plusieurs fois par nuit, elle change
-d’amants ; elle danse devant eux toute nue, les
-enlace et les endort, en chantant, d’un sommeil
-dont ils ne se réveilleront plus. Car ses baisers
-sont mortels. Les lèvres où les siennes se sont
-appliquées demeurent béantes à jamais. C’est une
-dévoreuse d’âmes. Un de ses caprices suffit à
-causer des catastrophes épouvantables, efface en
-un clin d’œil une ville entière de la carte du
-monde. On l’adore et on la hait. Elle est irrésistible
-et fatale. Qui ne reconnaîtrait en elle la personnification
-vivante de la mer ?</p>
-
-<p>… Sur la plage du Ris, les pèlerins se déchaussent.
-C’est le moment du reflux. Les sables, d’une
-blancheur éblouissante, étincellent, pailletés de
-mica. On a près d’une lieue de grèves à longer.
-C’est plaisir d’appuyer le pied sur ce sol égal, d’un
-grain si subtil, et qui a le poli, la fraîcheur d’un
-pavé de marbre. Des sources invisibles jaillissent
-sous la pression des pas. La grande ombre déchiquetée
-des falaises garantit les fronts des ardeurs
-du soleil ; et il sort des cavernes creusées par les
-flots dans les soubassements de la paroi de schiste
-un souffle d’humidité qui vous évente au passage.
-Des vols de mouettes et de goélands se balancent
-dans l’air immobile, avec des flammes roses au
-bout de leurs ailes éployées.</p>
-
-<p>Une anse, un pré, des landes rousses, presque
-à pic. Nous avons repris le sentier de terre, mais
-à travers un pays morne, sous un ciel accablant.
-Nul abri. Pas un arbre. A peine, dans une combe
-imprévue, un bouquet de saules rachitiques au-dessus
-d’une fontaine desséchée. Puis, des roches
-monstrueuses surplombant l’abîme. Le raidillon
-s’accroche à leur flanc ou rampe dans leurs interstices.
-En bas, la mer traîtresse guette le passant.</p>
-
-<p>— Monsieur ! monsieur ! — crie derrière moi, en
-breton, une voix haletante, une voix de femme.</p>
-
-<p>Celle qui m’interpelle de la sorte est une
-« îlienne » de Sein, apparemment une veuve, à en
-juger par sa coiffe noire et par la rigidité sévère
-du reste de son accoutrement.</p>
-
-<p>— Pardonnez-moi, monsieur, si je vous ai prié
-de m’attendre pour franchir cet endroit. Seule, je
-n’en aurais point le courage.</p>
-
-<p>— Le plus sûr, pour vous, si vous craignez le
-vertige, est de faire un crochet.</p>
-
-<p>— Impossible. <i>Mon vœu est par ici.</i></p>
-
-<p>Ce sentier dangereux lui est sacré. On va voir
-pourquoi. Je transcris ses propres paroles.</p>
-
-<p>Il y a vingt ans, elle s’acheminait vers la Palude
-en compagnie de son fiancé. Leurs noces étaient
-fixées à la semaine d’après. Ils allaient, elle,
-demander à la sainte de bénir leur union ; lui, la
-remercier de lui avoir sauvé la vie, l’hiver précédent,
-où il avait été toute une nuit en perdition
-dans le Raz.</p>
-
-<p>Ils devisaient justement des angoisses qu’ils
-avaient endurées l’un et l’autre pendant cette nuit
-terrible.</p>
-
-<p>— Oui, disait le jeune homme, il s’en est fallu
-de peu qu’au lieu de t’épouser je n’épousasse la
-mer… Est-elle assez jolie à cette heure, la gueuse !
-ajouta-t-il, en se penchant sur l’eau qui ondulait
-doucement, claire et profonde, au pied du roc.</p>
-
-<p>Mais il n’avait pas fini de parler qu’il se rejetait
-vivement en arrière. Il était livide. Il cria :</p>
-
-<p>— Malheur ! Une lame sourde !</p>
-
-<p>Une espèce de beuglement monta du gouffre ;
-une masse liquide, une forme échevelée de bête
-bondit…</p>
-
-<p>Quand l’îlienne qui s’était évanouie rouvrit les
-yeux, un groupe de pèlerines faisaient cercle
-autour d’elle, agenouillées et en prières, ne
-doutant point qu’elle fût morte.</p>
-
-<p>— Et Kaour<a id="FNanchor_69" href="#Footnote_69" class="fnanchor">[69]</a> ? — interrogea-t-elle, dès qu’elle
-eut recouvré ses sens ; — où est Kaour ?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_69" href="#FNanchor_69"><span class="label">[69]</span></a> Diminutif de Corentin.</p>
-</div>
-<p>Personne ne put lui donner des nouvelles de
-son fiancé. La mer avait une mine innocente et
-calme, comme si rien ne s’était passé. On eut
-beau chercher le cadavre, on ne le retrouva
-jamais.</p>
-
-<p>Depuis lors, la pauvre fille se rend chaque
-année au pardon de la Palude, et toujours par le
-chemin qu’ils suivaient ensemble si gaiement ce
-jour-là. Mais, parvenue au lieu du sinistre, ses
-forces défaillent. Elle a peur de s’entendre appeler
-par la voix de Kaour et, d’autre part, elle tient à
-lui montrer qu’elle est restée obstinément fidèle à
-sa mémoire.</p>
-
-<p>— Je suis sa veuve, — dit-elle, — puisque nos
-bans ont été publiés ; et, à l’île, c’est un sacrilège
-de se marier deux fois.</p>
-
-<p>Tout en causant de ces choses tristes, nous
-dévalons vers la grève de Tréfentec. Avant d’arriver
-aux premières dunes de Sainte-Anne, nous
-avons encore une étendue torride à traverser. La
-chaleur est accablante et j’ai très soif. L’îlienne
-aussi boirait volontiers. Soudain, elle avise une
-gabarre couchée dans les sables. Y courir,
-enjamber le plat-bord est pour elle l’affaire d’un
-instant, et la voici qui me hèle, debout, une bonbonne
-de terre entre les mains. Tandis que je me
-désaltère, elle prononce d’un ton quasi joyeux :</p>
-
-<p>— Service pour service, n’est-ce pas ? Nous
-sommes quittes.</p>
-
-<p>Et, comme je la complimente sur son flair :</p>
-
-<p>— Je n’ai eu qu’à me souvenir du proverbe. Un
-marin, vous le savez, ne s’embarque pas sans
-eau.</p>
-
-<p>Jamais breuvage ne m’a semblé plus délicieux.
-Quand les pèlerins de l’équipage remettront à la
-voile, ce soir, ils seront probablement quelque
-peu surpris de trouver la bonbonne à moitié vide,
-mais, pour parler comme ma complice, ils n’auront
-que trop lampé dans l’intervalle.</p>
-
-<p>Le fait est que les tentes de la Palude regorgent
-de buveurs. Les femmes elles-mêmes s’attablent
-pour déguster le <i>champagne breton</i>, de la limonade
-gazeuse saturée d’alcool. Le cirque des dunes
-présente l’aspect d’une foire immense, d’une de
-ces foires du moyen âge où se mêlaient tous les
-costumes et tous les jargons. La fumée des feux
-de bivouac tournoie lentement dans l’air épaissi.
-La poussière flotte par grands nuages aux teintes
-de cuivre. On dirait que les baraques de toile
-oscillent sur le vaste roulis humain. Dans cette
-mer de bruits et de couleurs, où les boniments
-des saltimbanques font chorus avec les troupes
-en haillons des chanteurs d’hymnes, au milieu
-du tapage, de la bousculade, de la grosse joie
-populaire exaltée et débordante, un îlot de
-silence, tout à coup, un coin de solitude :
-la fontaine. Un parapet la protège et un dallage
-de granit l’entoure. Au centre s’élève la statue de
-la sainte. Des vieilles du voisinage se tiennent
-sur le perron, avec des écuelles et des cruches
-pour aider les dévots dans leurs ablutions.</p>
-
-<p>Une femme de Penmarc’h ou de Loctudy, une
-<i lang="br" xml:lang="br">Bigoudenn</i>, gravit les marches d’un pas chancelant.
-Elle a la figure terreuse d’une momie, dans
-son bonnet de forme étroite brodé d’arabesques
-de perles et que surmonte une mitre ; ses lourdes
-jupes, étagées sur trois rangs, font trébucher ses
-jambes exténuées de malade, et l’on tremble de
-la voir s’affaisser subitement entre les bras des
-deux jeunes hommes — ses fils — qui l’escortent,
-raides et muets.</p>
-
-<p>Les officieuses vieilles s’empressent autour
-d’elle, lui offrent leurs services avec des chuchotements
-de compassion, s’enquièrent obligeamment
-de la nature de son mal. Elle, cependant,
-s’est laissée choir, à bout de forces, sur le banc de
-pierre accoté au piédestal de la statue, et, de ses
-doigts amaigris, elle se met à dégrafer une à une
-les pièces de son vêtement, d’abord le corsage
-soutaché de velours, puis la camisole de laine
-brune, enfin la chemise de chanvre, découvrant à
-nu sa poitrine où s’étale, striée de brins de
-charpie, la plaie hideuse d’un cancer.</p>
-
-<p>Les deux jeunes hommes la regardent faire, le
-chapeau dans les mains, comme à l’église. Et j’entends
-l’un d’eux, l’aîné, qui explique aux vieilles :</p>
-
-<p>— Nous avons été avec elle dans tous les lieux
-renommés aux environs de notre paroisse, à
-saint Nonna de Penmarc’h, à sainte Tunvé de
-Kérity, à saint Trémeur de Plobannalec. Nous
-l’avons ramenée chaque fois plus souffrante.
-Alors, on nous a dit que sainte Anne seule avait
-assez de vertu pour la guérir, et nous sommes
-venus.</p>
-
-<p>Les vieilles de se récrier :</p>
-
-<p>— Quel dommage que vous n’y ayez pas songé
-plus tôt !… Il n’y a que sainte Anne, voyez-vous,
-il n’y a que sainte Anne ! Chacun sait cela. Il faut
-être, comme vous, de la race des brûleurs de
-goémon pour l’ignorer.</p>
-
-<p>Tout en morigénant les fils, elles s’occupent de
-la mère, accomplissent en son nom les rites prescrits.
-Celle-ci lui barbouille d’eau le visage ; celle-là
-lui en verse dans les manches, le long des bras,
-une troisième lui prend dans la poche son mouchoir,
-le va tremper dans la fontaine et le lui
-applique ainsi imbibé sur la partie atteinte ; les
-autres se traînent à genoux par les dalles
-boueuses, invoquant la patronne de la Palude,
-« aïeule de miséricorde, mère des mères, source de
-santé, rose des dunes, espérance du peuple breton. »</p>
-
-<p>Prières improvisées, d’un charme très doux et
-très apaisant.</p>
-
-<p>La malade s’efforce d’en répéter les termes, la
-nuque renversée, les yeux levés vers l’image de la
-sainte, dans une attitude vraiment sculpturale de
-douleur et de supplication.</p>
-
-<p>C’est une remarque vingt fois faite. Morceaux
-de paysages, groupes de gens, tout en Bretagne
-s’organise en tableau, spontanément, par une
-sorte d’instinct secret. L’artiste n’a qu’à transposer,
-presque sans retouche.</p>
-
-<p>Sous ce rapport, la procession de la Palude est
-une merveille. Il n’y a pas d’autre mot pour la
-caractériser. Impossible de concevoir quelque
-chose de plus complet, une vision d’art plus
-intense, plus harmonieuse et plus variée.</p>
-
-<p>Un ciel qui poudroie, une brume d’or, comme
-dans certaines peintures des Primitifs… L’église
-en clair avec des tons lilas, aérienne, vibrante,
-toutes ses cloches en branle tourbillonnant, pour
-ainsi dire, au-dessus d’elle… Çà et là, des verts
-pâlis, effacés, le gris des tentes, la rousseur des
-falaises et, par derrière, la vasque splendide de la
-Baie, ses grands azurs calmes, la frise ouvragée
-de ses promontoires, le souple et changeant
-feston de ses vagues ourlé d’une écume de soleil.</p>
-
-<p>Voilà pour l’ensemble du décor.</p>
-
-<p>Sur ce fond admirable se développe un cortège
-de féerie, une longue, une noble suite de figures
-graves, historiées, hiératiques, échappées, semble-t-il,
-des enluminures d’un vitrail. C’est comme un
-défilé d’idoles vivantes, surchargées d’ornements
-lourds et d’éclatantes broderies. Les costumes
-sont d’une richesse, d’une somptuosité qu’on ne
-rencontre plus ailleurs, sauf peut-être chez les
-Croates, en Ukraine et dans quelques pays
-d’Orient. Chaque famille conserve précieusement
-le sien, dans une armoire spéciale qui ne s’ouvre
-qu’une fois l’an, pour le « dimanche de sainte
-Anne ». On le fait endosser ce jour-là, avec mille
-recommandations minutieuses, soit à la fille
-aînée, soit à la bru. Toute la maison est présente
-à la cérémonie de la toilette. L’aïeule, dépositaire
-des antiques traditions, prodigue les conseils,
-corrige une draperie, redresse le port de la néophyte,
-lui enseigne la démarche qui convient, le
-pas solennel et, en quelque sorte, sacerdotal.</p>
-
-<p>Le spectacle de ces femmes aux parures magnifiques,
-s’avançant de leur allure majestueuse, en
-ce cadre éblouissant, parmi le chant des litanies
-et le son voilé des tambours, est assurément une
-des plus belles choses qui se puissent voir et le
-souvenir qu’il vous laisse est de ceux qui ne s’effacent
-jamais. Vous diriez d’une fresque immense
-où se déroulerait, en une pompe d’une mysticité
-barbare, un chœur de prêtresses du vieil Océan.</p>
-
-<p>Longtemps après, on en reste hanté comme d’une
-hallucination des anciens âges. Mais voici qui
-nous ramène à l’éternelle et angoissante réalité.</p>
-
-<p>Vieilles ou jeunes, sveltes ou courbées, les
-« veuves de la mer » débouchent du porche. L’œil
-se fatiguerait à les vouloir dénombrer : elles sont
-trop. Elles ont soufflé leurs cierges, pour signifier
-qu’ainsi s’est éteinte la vie des hommes
-qu’elles chérissaient. La physionomie, chez la
-plupart, est empreinte d’une placide résignation.
-Les plus affligées dissimulent leurs larmes sous la
-cape grise aux plis flasques et tombants. Elles
-passent discrètes, les mains jointes, — immédiatement
-suivies par les « sauvés ».</p>
-
-<p>Le rapprochement n’est point aussi ironique
-qu’il en a l’air. De ces « sauvés » d’aujourd’hui
-combien n’en pleurera-t-on pas au pardon prochain
-comme « perdus » ! Par un sentiment d’une
-touchante délicatesse, ils ont revêtu pour la circonstance
-les effets qu’ils portaient le jour du naufrage,
-au moment où la sainte leur vint en aide et
-conjura en leur faveur le péril des flots. Ils sont là
-dans leur harnais de travail, de lutte sans merci,
-le pantalon de toile retroussé sur le caleçon de
-laine, la vareuse de drap bleu usée, trouée,
-mangée par les embruns, maculée de taches de
-goudron, le <i>ciré</i> couleur de safran jeté en travers
-sur les épaules. Jadis, pour ajouter encore à l’illusion,
-ils poussaient le scrupule jusqu’à prendre
-un bain, tout habillés, au pied des dunes, et assistaient
-à la « procession des vœux » le corps ruisselant
-d’eau de mer.</p>
-
-<p>Dans leurs rangs figure un équipage au complet.
-Le mousse marche en tête. A son cou pend
-une espèce d’écriteau à moitié pourri, la plaque
-de l’embarcation, seule épave qu’ait revomie la
-tourmente.</p>
-
-<p>Tous ces hommes chantent à haute voix. Leur
-allégresse néanmoins, surexcitée chez plus d’un
-par les libations de la matinée, demeure sérieuse,
-presque triste.</p>
-
-<p>— Que voulez-vous ? m’a dit l’un d’eux ; sainte
-Anne bénie fait pour nous ce qu’elle peut et nous
-l’en remercions de toute notre âme. Mais, tandis
-que nous clamons vers elle notre action de
-grâces, nous entendons là-bas <i>l’autre</i> qui rit… Et
-vous savez, quand celle-là vous a lâché une fois,
-deux fois, gare à la troisième ! On ne triche pas
-impunément la mer.</p>
-
-<p>… Le soir descend. Les croix, les bannières
-viennent de rentrer à l’église. Aussitôt la dispersion
-commence. Les chariots s’alignent, s’ébranlent,
-partent au grand trot de leurs attelages
-reposés. Le torrent des piétons s’écoule par toutes
-les issues. Le regard suit longtemps ces minces
-files sinueuses et bariolées qui serpentent à travers
-champs et peu à peu s’égrènent pour enfin
-disparaître derrière les lointains assombris.</p>
-
-<p>Les voilures qui recouvraient les tentes gisent à
-terre. Marie-Ange, affairée, me crie :</p>
-
-<p>— On lève l’ancre ! On cargue !</p>
-
-<p>Sur la plaine dévastée retombe, avec la nuit,
-le manteau de la solitude. Les roulottes des saltimbanques
-et des forains y dressent encore leurs
-silhouettes d’arches errantes : demain, elles auront
-fui à leur tour. Et la Palude, sous les premiers
-brouillards d’automne, va redevenir le
-funèbre paysage que j’entrevis naguère, peuplé
-seulement d’un sanctuaire abandonné et d’une
-ferme en ruine, en face de la mer hostile, aussi
-farouche, aussi indomptée que jamais.</p>
-
-
-<p class="c gap small">FIN</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TABLE</h2>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td class="drap small">AVANT-PROPOS</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch0"><small>I</small></a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">SAINT-YVES — LE PARDON DES PAUVRES</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch1">1</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">RUMENGOL — LE PARDON DES CHANTEURS</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch2">73</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">SAINT-JEAN-DU-DOIGT — LE PARDON DU FEU</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch3">169</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">LA TROMÉNIE DE SAINT-RONAN — LE PARDON DE LA MONTAGNE</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch4">257</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">SAINTE-ANNE DE LA PALUDE — LE PARDON DE LA MER</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch5">323</a></div></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap small">291-08. — Coulommiers. Imp. <span class="sc">Paul</span> BRODARD. — P4-08.</p>
-
-
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU PAYS DES PARDONS ***</div>
-<div style='text-align:left'>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Updated editions will replace the previous one&#8212;the old editions will
-be renamed.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
-law means that no one owns a United States copyright in these works,
-so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
-States without permission and without paying copyright
-royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
-of this license, apply to copying and distributing Project
-Gutenberg&#8482; electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG&#8482;
-concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
-and may not be used if you charge for an eBook, except by following
-the terms of the trademark license, including paying royalties for use
-of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
-copies of this eBook, complying with the trademark license is very
-easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
-of derivative works, reports, performances and research. Project
-Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away--you may
-do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
-by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
-license, especially commercial redistribution.
-</div>
-
-<div style='margin:0.83em 0; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE<br />
-<span style='font-size:smaller'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE<br />
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</span>
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-To protect the Project Gutenberg&#8482; mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase &#8220;Project
-Gutenberg&#8221;), you agree to comply with all the terms of the Full
-Project Gutenberg&#8482; License available with this file or online at
-www.gutenberg.org/license.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg&#8482;
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or
-destroy all copies of Project Gutenberg&#8482; electronic works in your
-possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
-Project Gutenberg&#8482; electronic work and you do not agree to be bound
-by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
-or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.B. &#8220;Project Gutenberg&#8221; is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg&#8482; electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg&#8482; electronic works if you follow the terms of this
-agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg&#8482;
-electronic works. See paragraph 1.E below.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (&#8220;the
-Foundation&#8221; or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
-of Project Gutenberg&#8482; electronic works. Nearly all the individual
-works in the collection are in the public domain in the United
-States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
-United States and you are located in the United States, we do not
-claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
-displaying or creating derivative works based on the work as long as
-all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
-that you will support the Project Gutenberg&#8482; mission of promoting
-free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg&#8482;
-works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
-Project Gutenberg&#8482; name associated with the work. You can easily
-comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
-same format with its attached full Project Gutenberg&#8482; License when
-you share it without charge with others.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
-in a constant state of change. If you are outside the United States,
-check the laws of your country in addition to the terms of this
-agreement before downloading, copying, displaying, performing,
-distributing or creating derivative works based on this work or any
-other Project Gutenberg&#8482; work. The Foundation makes no
-representations concerning the copyright status of any work in any
-country other than the United States.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
-immediate access to, the full Project Gutenberg&#8482; License must appear
-prominently whenever any copy of a Project Gutenberg&#8482; work (any work
-on which the phrase &#8220;Project Gutenberg&#8221; appears, or with which the
-phrase &#8220;Project Gutenberg&#8221; is associated) is accessed, displayed,
-performed, viewed, copied or distributed:
-</div>
-
-<blockquote>
- <div style='display:block; margin:1em 0'>
- This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
- other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
- whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
- of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
- at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
- are not located in the United States, you will have to check the laws
- of the country where you are located before using this eBook.
- </div>
-</blockquote>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg&#8482; electronic work is
-derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
-contain a notice indicating that it is posted with permission of the
-copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
-the United States without paying any fees or charges. If you are
-redistributing or providing access to a work with the phrase &#8220;Project
-Gutenberg&#8221; associated with or appearing on the work, you must comply
-either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
-obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg&#8482;
-trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg&#8482; electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
-additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
-will be linked to the Project Gutenberg&#8482; License for all works
-posted with the permission of the copyright holder found at the
-beginning of this work.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg&#8482;
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg&#8482;.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg&#8482; License.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
-any word processing or hypertext form. However, if you provide access
-to or distribute copies of a Project Gutenberg&#8482; work in a format
-other than &#8220;Plain Vanilla ASCII&#8221; or other format used in the official
-version posted on the official Project Gutenberg&#8482; website
-(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
-to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
-of obtaining a copy upon request, of the work in its original &#8220;Plain
-Vanilla ASCII&#8221; or other form. Any alternate format must include the
-full Project Gutenberg&#8482; License as specified in paragraph 1.E.1.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg&#8482; works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg&#8482; electronic works
-provided that:
-</div>
-
-<div style='margin-left:0.7em;'>
- <div style='text-indent:-0.7em'>
- &#8226; You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg&#8482; works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
- to the owner of the Project Gutenberg&#8482; trademark, but he has
- agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
- within 60 days following each date on which you prepare (or are
- legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
- payments should be clearly marked as such and sent to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
- Section 4, &#8220;Information about donations to the Project Gutenberg
- Literary Archive Foundation.&#8221;
- </div>
-
- <div style='text-indent:-0.7em'>
- &#8226; You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg&#8482;
- License. You must require such a user to return or destroy all
- copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
- all use of and all access to other copies of Project Gutenberg&#8482;
- works.
- </div>
-
- <div style='text-indent:-0.7em'>
- &#8226; You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
- any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
- receipt of the work.
- </div>
-
- <div style='text-indent:-0.7em'>
- &#8226; You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg&#8482; works.
- </div>
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
-Gutenberg&#8482; electronic work or group of works on different terms than
-are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
-from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
-the Project Gutenberg&#8482; trademark. Contact the Foundation as set
-forth in Section 3 below.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.F.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
-Gutenberg&#8482; collection. Despite these efforts, Project Gutenberg&#8482;
-electronic works, and the medium on which they may be stored, may
-contain &#8220;Defects,&#8221; such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
-or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
-intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
-other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
-cannot be read by your equipment.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the &#8220;Right
-of Replacement or Refund&#8221; described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg&#8482; trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg&#8482; electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium
-with your written explanation. The person or entity that provided you
-with the defective work may elect to provide a replacement copy in
-lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
-or entity providing it to you may choose to give you a second
-opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
-the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
-without further opportunities to fix the problem.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you &#8216;AS-IS&#8217;, WITH NO
-OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
-LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of
-damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
-violates the law of the state applicable to this agreement, the
-agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
-limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
-unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
-remaining provisions.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg&#8482; electronic works in
-accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
-production, promotion and distribution of Project Gutenberg&#8482;
-electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
-including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg&#8482; work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg&#8482; work, and (c) any
-Defect you cause.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-</div>
-
-</div>
diff --git a/old/66682-h/images/cover.jpg b/old/66682-h/images/cover.jpg
deleted file mode 100644
index a6e2238..0000000
--- a/old/66682-h/images/cover.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ