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-The Project Gutenberg eBook of La Vedette, by Yvette Guilbert
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: La Vedette
-
-Author: Yvette Guilbert
-
-Release Date: November 8, 2021 [eBook #66695]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at
- https://www.pgdp.net (This file was produced from images
- generously made available by the Bibliothèque nationale de
- France (BnF/Gallica))
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VEDETTE ***
-
-
-
-
- YVETTE GUILBERT
-
- La Vedette
-
- ROMAN
-
- Tout exemplaire est numéroté au verso du faux-titre.
-
-
- PARIS
- H. SIMONIS EMPIS, ÉDITEUR
- 21, RUE DES PETITS-CHAMPS, 21
-
- 1902
-
- Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays,
- y compris la Suède, la Norvège et le Danemark. S’adresser,
- pour traiter, à M. H. Simonis Empis.
-
-
-
-
-ÉMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.)
-
-
-
-
-Il a été tiré de cet ouvrage:
-
-Trente exemplaires sur papier du Japon numérotés de I à XXX.
-
-Ces exemplaires sur papier du Japon ont été souscrits par M. A. FERROUD
-(Librairie des Amateurs), 127, boulevard Saint-Germain.
-
-Soixante-dix exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 70.
-
-
-
-
-AVANT-PROPOS
-
-
-Le Parisien du boulevard, client de passage ou habitué de la Scala, de
-l’Eldorado, de l’Olympia et des Folies-Bergère ne connaît guère, avec la
-Cigale, le Concert Européen et le Divan Japonais où l’on grimpe parfois,
-d’autres établissements où la chanson fait florès.
-
-Il ignore que dans les quartiers excentriques, des petites salles de
-bal, de conférences, de banquets, des sous-sols de cafés et de troquets
-s’ouvrent à tous les amateurs, chanteurs, ouvriers, petits employés
-venant là chercher entre eux un semblant de petite gloire.
-
-Les arrondissements lointains sont remplis de guinguettes joyeuses,
-pourvues d’une clientèle assidue, et plus d’un chanteur connu a commencé
-sa carrière et pris goût aux bravos dans une de ces petites cases...
-encouragé par les camarades à lâcher le burin ou le marteau pour les
-joies du tremplin qui les fait rêver tous! A Paris, tout le populo
-chante--mécontents et satisfaits.
-
-Je me souviens, quand j’étais petite fille, il y a de cela vingt-huit
-ans! (Tu vieillis, ma chère...) avoir demeuré dans une maison voisine
-d’un café, où, le soir, les gens du quartier se réunissaient et
-chantaient les romances en vogue, accompagnées au piano par un M. Petit,
-qui, du temps de Renard à l’Eldorado, faisait répéter et chanter les
-artistes.
-
-Ce monsieur Petit était un personnage. Pensez donc, il musiquait pour
-Amiati! et ses conseils étaient d’or: il chantait d’une façon très
-correcte, avec méthode, très simplement, et d’une belle voix de baryton,
-et je me souviens que mon père, amateur de chansons, comme beaucoup
-d’hommes de son temps, aimait à lui entendre dire le _Violoneux_...
-
-Que ces temps sont loin, mon Dieu! Ai-je assez travaillé depuis!!! Qui
-sait? j’ai peut-être bien cent ans...
-
-Boulevard du Temple... Café Augeol, en face la rue Saintonge... j’avais
-à peine huit ans, mais comme ces souvenirs sont précis à ma mémoire!...
-une grande salle, avec un piano à gauche, papa assis avec deux médecins
-amis, écoutant ravis M. Petit chanter son _Violoneux_ et les _Bœufs_ de
-Dupont.
-
-Et mademoiselle Marguerite Walin! La belle blonde à la peau mate, aux
-yeux clairs, qui ravageait les cœurs, de la Place de la République aux
-Filles du Calvaire!
-
-(Une ouvrière lingère fatiguée de coudre).
-
-Celle-là chantait: _La Fille d’Auberge_, d’une voix voilée, d’un charme
-étrange. On m’a conté que Petit la fit entrer tout de go à l’Eldorado:
-le quartier en aurait illuminé de joie! Malheureusement Amiati avait une
-place dans le cœur du public, et Marguerite Walin, qui ne savait que la
-copier, dut se retirer et partir dans des Russies plus ou moins
-honnêtes--où la phtisie la prit à ses admirateurs... Pauvre belle Walin!
-
-Près du cirque, était un autre temple de la chanson, encore un café où
-le dimanche se retrouvaient les mêmes personnes. Jamais je n’oublierai
-un ouvrier ferblantier qui montait sur l’estrade, et grinçait d’une voix
-qui semblait être un tambourin sur lequel on fait sauter des trousseaux
-de clefs! une de ces voix de métal, qu’on obtient en mettant du fer et
-du papier dans les intérieurs de pianos... pour faire danser les
-Belle-Fatma. Il avait avec cela une horreur de tête... Une chimère
-chinoise! (ou japonaise) je ne sais au juste, des yeux qui sortaient
-comme pour sauter par terre... un nez énorme, large, avec des trous
-noirs et poilus... une bouche en fente de broc, bref, une telle tête de
-massacre, que papa, ignorant son nom, l’avait surnommé «Massacro,» et le
-nom lui resta!
-
-Celui-là, grimacier et comique, chantait:
-
- J’avais dû mou...
- J’avais dû mou...rir pour Charlotte!
-
-Je me le rappelle comme si c’était hier!
-
-Dieu! le vilain ferblantier de chanteur! Que j’aimais mieux le coiffeur,
-peigné à la Rochefort, avec son toupet carotte, sa figure de porcelaine,
-ses yeux éteints, d’un bleu fané sale, comme en ont les pastels sur
-lesquels on a passé la manche: il me semblait du dernier bien!... et
-puis il chantait la tyrolienne! et la tyrolienne était mes amours!!! Ah
-les troulalaïtou de ma jeunesse! Lebassy! Qui se souvient de Lebassy?
-
-«Lise, rentrez dans votre mi-i-i-i...se»... et les troulalaïtou à n’en
-plus finir! C’était superbe! Qu’est-il devenu? Et Massacro? Et mon
-coiffeur? Que tout cela est loin, mon Dieu!
-
-Mon coiffeur et Massacro n’ont jamais dû dépasser le périmètre de leur
-quartier; d’autres, mieux doués, se sont envolés vers des horizons plus
-lointains, mais que de haltes, que de parcours lents et nombreux, avant
-d’arriver à figurer sur l’affiche d’un établissement, je ne dirai pas
-connu, mais simplement pas tout à fait ignoré!
-
-Aussi quel soupir de joie quand l’un de ces braves gens arrive enfin au
-but de ses voyages, à son entrée dans un «Grand Concert»! Dame! c’est
-pour lui l’avenir assuré, c’est-à-dire la province ouverte sur toute la
-ligne... la France en long et en large à ses pieds, quelquefois même
-l’étranger! et pas besoin d’être pour cela une vedette en vogue, non, il
-suffit--mais cela est indispensable--d’être de la Scala, de l’Eldorado,
-ou de l’Olympia, ou des Folies-Bergère, c’est l’étiquette passe-partout!
-
-C’est beaucoup de travail, de peines, pour une croûte de pain au bout de
-la vie... et encore pas toujours!... c’est même rare...
-
-Le public parisien ne se doute pas que le monsieur et la dame qu’il
-trouve embêtants, et n’écoute même pas, entre huit heures et neuf heures
-du soir, deviennent, dès qu’ils se déplacent, l’étoile et le favori de
-toute une population qui les fête, à Lyon, à Marseille ou à Bordeaux.
-Pensez donc! ce sont des «artistes» de Paris, et de la Scala encore!!!
-Et ce bon accueil réchauffe leur zèle et console ces pauvres gens de ces
-Parigots de malheur qui n’ont de sourires que pour leurs favoris... Ah!
-si on n’avait pas la Province! on finirait par croire qu’on n’a pas de
-talent! Mais, Dieu merci! les départements sont là qui prouvent le
-contraire.
-
-Bonne province!!! Bons petits cabots piocheurs, et si souvent
-découragés, allez, roulez, trottez sur les routes, chantez et ramassez,
-là où on vous les donne, les bravos que vous quêtez.
-
-Si quatre-vingt-six départements vous font la risette, contre un seul
-qui vous boude, consolez-vous!...--et dites-vous que déjà du temps
-d’Henri IV, Paris ne valait qu’une messe! et que ce sont les
-quatre-vingt-six départements qui ont raison--et zut pour le reste!
-
-Y. G.
-
-
-
-
-LA VEDETTE
-
-
-
-
-I
-
-
---Mademoiselle Edmée va vous chanter les «Coccinelles!»
-
-Parmi le brouhaha des conversations, le grincement des chaises remuées,
-le cliquetis des verres sur le marbre des tables, cette annonce ne
-produisit qu’un silence relatif.
-
-Cependant, émergeant du nuage de fumée qui fanait les papillons des becs
-de gaz dont s’éclairait la salle, mademoiselle Edmée se hissait déjà sur
-la caisse d’emballage retournée, figurant la scène, et les premiers
-accords de la romance de Massenet vagissaient sur le clavier du piano
-étique accoté à l’estrade.
-
-Et ceci se passait, rue Julien-Lacroix, dans le sous-sol d’une boutique
-de marchand de vins, temple lyrique, ce dimanche soir comme tous les
-autres dimanches, de la société musicale «La Fauvette de Ménilmontant».
-
-Ce sous-sol était une sorte de carré long, au plafond bas, où l’on
-accédait par un escalier en colimaçon, sans cesse encombré par les
-montées et les descentes du garçon qui, irrespectueux du grand art, ne
-se gênait point pour couper les meilleurs effets des monologues, et les
-plus brillants traits des chansons, par des retentissants «une grenadine
-au kirsch! ça fait deux!» ou «un litre de blanc! ça fait trois,»
-lesquels suivis immanquablement des «chut!» et des «à la porte!»,
-vociférés par les auditeurs mélomanes, déchaînaient un charivari plutôt
-impropre à la parfaite exécution des chefs-d’œuvre...
-
-Mais, n’est-ce pas? tout le monde ne peut pas louer la salle de l’Opéra,
-et les virtuoses de la Fauvette de Ménilmontant, heureux de faire
-apprécier leurs belles voix, n’y regardaient pas de si près. Qu’est-ce
-que ça faisait, pourvu qu’on chante!
-
-C’étaient pour la plupart des petits employés, des ouvriers, des commis
-de magasins; quelques jeunes filles aussi, qui domptaient leurs
-timidités et jetaient éperdument à la figure du public tous les chats
-qu’elles nichaient dans la gorge.
-
-Les familles de ces demoiselles et les copains de ces messieurs venaient
-assister à leurs triomphes, en sirotant des demi-setiers, des canettes
-et des liqueurs à l’eau, laissant après leur absorption des petits ronds
-poisseux sur les guéridons de fer, jamais nettoyés--ou si peu!...
-
-Mais ce soir, peste! c’était bien une autre paire de manches que les
-soirs ordinaires... Des pancartes, suspendues aux colonnes, proclamaient
-que le prix des consommations serait, par exception, majoré de dix
-centimes et qu’une quête serait faite à la fin du concert. C’était au
-bénéfice d’une infortune que la Fauvette, aujourd’hui, donnait de tout
-son gosier!
-
-Même, outre les sociétaires habituels, _des artistes des principaux
-music-halls de Paris_ avaient consenti à prêter leur concours! On
-entendrait, dans leur répertoire, l’incomparable comique Lourbillon et
-la délicieuse Blanche Mésange, des _Ambassadeurs_!
-
-Et ce programme n’était pas un leurre! Ces deux illustrations n’avaient
-pas fait faux bond. Chacun pouvait les voir, en chair et en os, Blanche
-Mésange surtout en chair et Lourbillon plutôt en os, assis, non loin du
-piano, à un petit guéridon, et buvant chacun un bock, comme de simples
-mortels!
-
-A ne rien céler, l’incomparable comique Lourbillon, depuis longtemps, ne
-daignait plus faire à la capitale l’aumône de son prestigieux génie...
-et, seuls, les modestes beuglants de province avaient le bonheur et
-l’honneur de le posséder sur leurs planches.
-
-Quant à Blanche Mésange, les fauteuils vides et les banquettes désertes
-des levers de rideau avaient été jusqu’ici, aux _Ambassadeurs_, son
-unique auditoire.
-
-Ce qui, au fond, était injuste, car elle était vraiment jeune, fraîche
-et jolie, blonde et grasse, et si elle n’avait point chanté, elle eût
-été sans défaut.
-
-Mais allez donc faire comprendre à une femme qui fait «_mal_» du théâtre
-qu’elle ferait «_mieux_» du commerce, ou un métier quelconque! jamais
-elle ne vous croira! Ce lui semblera impossible de fabriquer de la
-lingerie ou des modes, alors qu’il lui paraît si simple de faire la
-petite oie sur les planches!
-
-Blanche Mésange et Lourbillon étaient les points de mire de cent regards
-admirateurs, et vers eux la reconnaissance de tout un quartier montait
-en murmure ému.
-
-Mademoiselle Edmée, une brunisseuse, coiffée d’un canotier de paille
-noire, d’une voix suraiguë et d’un geste sans réplique, affirma:
-
---Les coccinelles sont couché-é-es, et sauta du perchoir du haut duquel
-elle avait sévi.
-
---Une autre! une autre! cria-t-on soudain dans un coin.
-
---La ferme! fut-il répondu d’un antre angle de la salle.
-
-Quelques applaudissements assez maigres et des «chut!» plus énergiques
-se croisèrent.
-
-Les bravos partaient surtout d’une table où siégeaient une vieille dame,
-qui dégustait une groseille au vin, et un galopin d’une douzaine
-d’années qui fouillait dans son nez d’un air pensif. Quant à la personne
-qui, impoliment, avait réclamé «la ferme!» c’était une grande bringue en
-cheveux, à peu près de l’âge de mademoiselle Edmée, dix-huit ans, et à
-qui celle-ci, sans nul doute, avait vendu des pois qui ne voulaient pas
-cuire.
-
-Mademoiselle Edmée, d’ailleurs, ne pipa point. Elle se contenta de
-grincer entre ses dents un mot que seul, le pianiste put entendre: mot
-qui évoquait tout le Sahara...
-
-Puis elle déclara:
-
---Je ne sais plus rien! et revint s’asseoir sous l’aile de sa mère à
-côté de son jeune frère, et tous trois entrèrent en conversation vive et
-animée avec des haussements d’épaules méprisants. Fit-elle pas mieux que
-de se battre?
-
-Au reste, la guerre évitée en cette partie de l’assistance éclatait
-brusquement dans une autre.
-
---Notre camarade Paquet va nous chanter... avait commencé le régisseur.
-
---... La peau! c’est pas son tour! hurla tout à coup une voix furieuse.
-Et une bagarre eut lieu, au pied de l’estrade, subitement.
-
-Le camarade Paquet, un gigolo aux grâces boutiquières, en veston court,
-col droit et cravate Lavallière, venait de se lever à l’appel de son
-nom, mais une grosse main s’abattit sur son épaule et l’obligea à se
-rasseoir.
-
---C’est à mon tour, à moi, Florent dit «Bat d’Af»! et, ici, c’est chacun
-son tour, comme au guichet de la poste!
-
-Et l’ivrogne--car Florent, dit «Bat d’Af,» était ivre à rouler--se mit à
-tonitruer, sans nulle autorisation préalable:
-
- V’là l’Bat d’Af qui passe!
- Ohé! ceux d’la classe!
-
-C’était un grand diable de polisseur aux biceps comme des gigots de
-mouton. Et c’était en vain que le régisseur tapait sur le bois du piano
-pour le faire taire:
-
- Qui qui rigol’ra
- Quand la classe,
- Quand la classe,
- Qui qui rigol’ra
- Quand la classe partira!
-
-continuait-il avec entrain et férocité.
-
-Blanche Mésange, très effrayée, s’était dressée, toute prête à prendre
-ses jupes et la fuite. Lourbillon n’en menait pas plus large, mais on
-est un homme, n’est-ce pas? il conservait sa place; seulement il était
-devenu vert.
-
-Cette double attitude illumina d’une inspiration le cerveau affolé du
-régisseur. Comme Florent, dit «Bat d’Af», renversait les chaises en la
-pantomime échevelée dont il accompagnait son refrain:
-
---Regarde, Florent! tu fais peur aux dames! Nos invités vont prendre une
-drôle d’opinion de la Fauvette.
-
-Ces paroles du régisseur calmèrent soudainement l’ivrogne. Il se tut,
-tira sa casquette et s’avançant vers la jeune femme, il bredouilla:
-
---Respect au sexe! On boucle sa boîte. Seulement, je ne veux pas que
-Paquet chante! Si il chante, je le crève!
-
---Bon! bon, c’est entendu. Paquet ne chantera pas! Assieds-toi!
-
---Je ne tiens pas à chanter, moi! se soumit le camarade Paquet qui
-tentait, mais en vain, de redresser son faux-col écrasé.
-
---Mesdames et messieurs! dit alors le régisseur, qui s’essuyait le front
-avec soulagement,--la parole est à notre camarade Fernand!
-
-Une triple salve de bravos retentit brusquement, à cette annonce.
-L’enthousiasme était unanime et Florent, dit «Bat d’Af», lui-même,
-rugit:
-
---Oui, oui! Fernand! Fernand!
-
-Ce fut si spontané, si vif, si emballé que l’incomparable comique
-Lourbillon en eut une crispation vexée du menton, et chuchota à Blanche
-Mésange:
-
---Mâtin! c’est une étoile, ce Fernand!
-
---Il est gentil! répondit Blanche.
-
-Il était gentil, en effet, ce Fernand qui venait d’apparaître sur la
-scène minuscule et s’y tenait debout, droit et svelte, sans embarras et
-sans pose. Vingt ans, brun, une moustache légère retroussée sur une
-bouche saine et bien meublée, l’œil intelligent, le geste aisé, il
-n’avait pas encore commencé que déjà tout le monde avait fait silence.
-Il n’y avait pas à dire, c’était la coqueluche du patelin! Le garçon
-lui-même, arrêtant ses clameurs barbares, attendait, bouche bée, et sa
-serviette sous le bras, au bas de l’escalier.
-
-Ce qu’il fut tout de suite impossible de nier à Lourbillon, c’est que
-cet amateur chantait avec une méthode instinctive et une justesse
-d’organe naturelle, que lui eussent enviées et que lui enviaient déjà,
-là, à l’instant même, des «artistes professionnels». L’incomparable
-comique, au reste, ne cacha pas son impression à sa compagne:
-
---Il nous jette de la grille, ce crapaud-là! ronchonna-t-il.
-
-Blanche Mésange lui fit signe de se taire:
-
---Laisse-moi écouter!
-
-Le fait est que c’était un charme d’écouter ce Fernand.
-
-Ce qu’il chantait? des machines quelconques, _Petits Pavés_, _Petits
-Chagrins_, et autres balançoires vibrant, au sortir de ses lèvres, d’une
-émotion fine et contagieuse.--Sa voix tendre et prenante enrichissait de
-tous les trésors de l’expression la mollasserie des rimes et l’anémie
-des mélodies. Quand il eut terminé sa première romance, les
-applaudissements claquèrent, et Lourbillon, en personne, élevant très
-haut dans les airs ses deux mains compétentes, les choqua l’une contre
-l’autre, ostensiblement.
-
-L’ovation ne fit que grandir, de morceau en morceau; Lourbillon élevait
-chaque fois ses mains, mais, à la vérité, il ne produisait pas un
-effrayant vacarme en les rapprochant... et ce n’était pas elles qu’on
-entendait le mieux: son geste faisait «semblant» de rapporter quelque
-chose... il avait le bravo feutré... Les plus grands hommes ont de ces
-petitesses!
-
-Blanche Mésange, elle, prise dans l’enthousiasme universel, criait
-franchement «bravo!» et «bis!» et comme Lourbillon, à un moment,
-esquissait une moue de supériorité et sifflait:
-
---Tout de-même, dix chansons, cela commence à compter!
-
-Elle lui rétorqua, toute rose d’indignation et tressautante de
-conviction:
-
---Mon vieux, j’aimerais mieux l’entendre toute la nuit que toi un quart
-d’heure!
-
-Ah! mais!...
-
-C’était la meilleure des bonnes filles, cette Mésange. Et la plus
-honnête! Qu’on n’entende point, par là, cette honnêteté physique dont se
-targuent maintes femmes, qui, du reste, n’ont que celle-là: vieilles
-filles moisies dans le célibat, à qui leur virginité coriace confère,
-croient-elles, le droit d’être méchantes, improbes, criminelles au
-besoin; mégères apprivoisées dont la fierté est de n’avoir aimé personne
-et de haïr tout le monde.
-
-De ces femmes dont les âmes sont si vulgaires qu’elles ne considèrent
-l’acte d’amour que comme une obscénité, et dont les cerveaux sont d’une
-impureté telle, que leur pudeur n’est continuellement mise en éveil que
-pour les indécences qu’elles imaginent dans les gestes les plus
-bellement humains!
-
-De ces pauvres femmes honnêtes, fidèles scrupuleusement à leurs maris,
-non par tendresse amoureuse où par devoir et conscience, mais à cause de
-l’horreur, du dégoût, ou de l’ignorance (et cela est encore pis!) d’une
-volupté qu’elles ne ressentent et ne partagent point... Chattes
-échaudées craignant l’eau chaude...
-
-Non, Blanche Mésange n’était pas honnête de cette façon-là, mais elle
-était loyale, fidèle et bonne, et si sûre en amitié!
-
-Et gobeuse!
-
-Certes, elle aurait plutôt pu aspirer au prix Montyon qu’à la blanche
-couronne des rosières; mais, exerçant un métier où la fleur d’oranger
-n’est pas de rigueur, elle était de celles dont on dit: «Elle aime avec
-Un Tel. Rien à faire.»
-
-Et il n’y avait rien à faire, en effet. Très largement aidée par «un
-ami», le comte Du Puy, sénateur par hasard et marié idem, elle ne
-trompait jamais cet heureux législateur, plus généreux d’ailleurs
-qu’exigeant.
-
-Et puis, s’il faut tout dire, tant de vertu n’impliquait pas chez elle
-un grand mérite. Grasse, à vingt ans, comme une grosse caille, elle
-était paresseuse avec délices, et les béguins, c’est si fatigant! C’est
-des tas de tracas, de préoccupations, de pas et de démarches, de
-précautions à prendre, de lettres à écrire! Non, décidément, le jeu n’en
-valait pas la chandelle. Et Blanche Mésange était très sage.--Pourtant,
-en applaudissant le jeune Fernand, quand celui-ci se décida, enfin, à
-quitter le tréteau, elle le considéra avec des yeux de sommeil... ou
-d’amour; si lourds de Qui sait!... et de Peut-être... et où il y avait
-un peu moins de sagesse que d’ordinaire.
-
-Le vrai, c’est que leurs regards, à tous deux, s’étaient rencontrés, et
-qu’elle ressentait tout à coup comme un vif picotement dans le creux du
-dos, et qu’elle rougit...
-
-C’était d’ailleurs à elle de chanter. Elle escalada l’estrade, et envoya
-quelques-unes de ses gaudrioles ordinaires: _La Puce; Dis-moi où ça
-m’démange_, et obtint un immense remerciement de politesse. On la
-rappela, on la redemanda, et elle fut ravie! car, parfaite cabotine,
-malgré une certaine intelligence et toutes ses qualités, elle croyait
-fermement en son talent de cantatrice et de comédienne et en attendait
-la Gloire! O naïve bonne petite Mésange aveugle!
-
-En fait, elle avait assez de vinaigre dans la voix pour assaisonner les
-salades de toute une saison, et articulait à la façon ingénue du phoque.
-
-Mais elle était des _Ambassadeurs_ (vous pensez!) et avait bien voulu se
-déranger pour la Fauvette de Ménilmontant! La Fauvette de Ménilmontant
-fit un gros succès à son bon cœur et à sa jolie figure.
-
-C’était au tour de Lourbillon. L’incomparable comique, encore que tout
-ulcéré par le souvenir gênant de son jeune émule, voulut montrer à ce
-public ignorant la différence qu’il y a entre un blanc-bec et un maître!
-Et, ma foi, comme il avait du métier, et qu’aucune ficelle ne lui était
-étrangère, depuis les années et les années qu’il promenait son bâton de
-rouge et son blanc gras de Carpentras à Lille et de Brest à Nancy, il
-décrocha, avec son menton bleu, sa bouche sinueuse et lippue, ses
-grimaces traditionnelles, la timbale, lui aussi, et _enleva_, dans la
-gaîté, un triomphe égal à celui que Fernand avait remporté dans le
-sentiment.
-
-Acclamations, fous rires, trépignements, toute la série des symptômes
-nerveux, observés, les jours d’orage, à Bicêtre, à Charenton, et autres
-asiles de louphoquerie humaine.
-
-Et les cuillères choquées contre les verres! et les soucoupes heurtées
-en cadence! Ah! bon Dieu! «M’as-tu vu à Ménilmontant?»
-
-Et comme Lourbillon avait l’âme grande, dès cet instant, il pardonna en
-son cœur à Fernand!
-
-Bien plus! il lui vint la fantaisie de le connaître, et, comme la salle
-se vidait petit à petit, le concert étant fini (car, naturellement,
-n’est-ce pas? c’était lui, Lourbillon, dernier numéro, qui l’avait
-clôturé), comme les sociétaires de la Fauvette fermaient le piano,
-roulaient leur musique et réglaient leurs consommations, l’incomparable
-comique avisa le jeune amateur qui, demeuré assis dans un coin, semblait
-le contempler de tous ses yeux.
-
-Lourbillon prit pour lui cette contemplation qui, de vrai, s’adressait à
-Blanche Mésange, en train de mettre son collet devant la glace du fond,
-et flatté:
-
---Eh bien, monsieur Fernand! tous mes compliments, vous savez! lui
-cria-t-il, avec un signe de la main plein d’une auguste cordialité! Et
-il ajouta:
-
---Montez donc prendre un verre avec nous. On étouffe ici!
-
-Dans ce sous-sol où vingt pipes, et combien de mauvais cigares, sans
-compter les cigarettes, avaient fait rage, l’atmosphère était d’une
-épaisseur redoutable. Le garçon, d’ailleurs, éteignait les becs de gaz.
-
---Volontiers! acquiesça Fernand, en se levant.
-
-Tous trois s’engagèrent dans l’escalier en colimaçon.
-
---Quelle jolie voix vous avez, monsieur! dit Blanche Mésange qui montait
-la première, en se retournant vers Fernand qui la suivait. Les cheveux
-blonds mousseux, la bouche rose aux lèvres grasses bien ourlées sur les
-dents claires et les grands yeux bleus, très doux, caressèrent de leur
-grâce vivante la pensée du jeune homme, vision rapide dans la pénombre
-de cette ascension tournante.
-
-Trois bocks servis, l’instant d’après:
-
---Et, avec une voix pareille, qu’est-ce que vous faites dans la vie,
-jeune homme? interrogea Lourbillon affable.
-
---Sûr! que vous réussiriez au concert! et même au théâtre! appuya
-Blanche Mésange avec âme.
-
-Fernand sourit à la chanteuse. Il haussa légèrement les épaules et
-répondit:
-
---A la vôtre! Oui, peut-être, si j’étais plus jeune et que j’aie le
-temps d’apprendre. Ça m’aurait plu vraiment! Il est trop tard à présent!
-Chacun son métier!
-
---Et quel est le vôtre, sans indiscrétion?
-
---Oh! il n’a rien d’artistique, mon boulot! Je suis tailleur, ouvrier
-tailleur, pour être plus exact. Je coupe des culottes, des redingotes et
-des jaquettes. A votre service, si vous avez besoin d’un veston, cher
-monsieur.
-
-Blanche Mésange fit la lippe, oh! une mignonne lippe d’enfant boudeur,
-et elle murmura, en tapotant des doigts une valse vague sur le marbre de
-la table:
-
---C’est dommage!
-
---Pourquoi?
-
---Pour rien! si vous êtes heureux comme cela...
-
---Heureux! sursauta Fernand qui s’enflamma tout d’un coup: je ne dis pas
-que je suis heureux! Est-ce que nous autres, les travailleurs à gages,
-nous pouvons être heureux? Toujours à la merci de la sottise des patrons
-qui nous font payer leurs gaffes commerciales et rognent sur nos
-salaires quand, par leur faute, leur clientèle diminue! Heureux! Est-ce
-qu’on peut être heureux dans une société où l’injustice règne et où les
-petits sont éternellement mangés par les gros!
-
-Il s’animait en parlant, le sentimental «romancier» de tout à l’heure.
-Ses yeux noirs s’aiguisaient de pensée, et sa moustache frémissait sur
-la ciselure délicate de sa lèvre supérieure.
-
---Jeune homme! prononça Lourbillon avec autorité, vous faites de la
-politique!
-
---Ah! ouiche, j’en ai fait, mais ça m’a passé, et ça n’est pas près de
-me reprendre!
-
-Il donna un coup de poing sur le guéridon.
-
---Les hommes sont trop bêtes, aussi! Vous savez... non, vous ne savez
-pas, mais enfin vous pourriez savoir qu’il y a eu, voici huit mois à peu
-près, une grève des ouvriers tailleurs. A la fin, ces exploités se
-révoltaient. Ils demandaient une garantie, leurs places assurées, un
-minimum de travail et l’abolition du marchandage! Je peux dire que j’ai
-été l’organisateur du mouvement et le porte-parole de tous mes
-camarades. Ah! bien, oui! ils m’ont tous lâché au bon moment! et c’est à
-grand peine que j’ai pu trouver à me caser, après! Aussi, ni, ni, c’est
-fini! J’ai soupé de l’apostolat!
-
-Blanche Mésange ouvrait sur l’orateur des yeux bleus énormes. C’est
-qu’il était épatant, ce garçon-là!
-
---Madame, messieurs, il est l’heure. On ferme! vint annoncer le garçon
-rompant le charme.
-
---Bon, bon! on s’en va! Laissez! fit Fernand, en arrêtant la main de
-l’incomparable comique qui se préparait à payer. Il continua:
-
---Je suis trop content de ne pas vous avoir trop ennuyé avec mes
-chansons pour ne pas vous demander de me laisser en plus le plaisir de
-vous offrir quelque chose!
-
-Sur le pas de la porte, Fernand serra les mains de Lourbillon et de
-Blanche. Un fiacre passait à vide. La jeune femme l’arrêta.
-
---Au revoir, monsieur Fernand! jeta-t-elle en montant en voiture. Mais
-rappelez-vous ce que je vous prédis. Vous serez peut-être un jour notre
-camarade à nous! Où veux-tu que je te dépose, toi, Lourbillon? Allons!
-grimpe! Au revoir, monsieur;... et les yeux accrochés sur le sourire
-éclairé des trente-deux dents blanches de Fernand, Mésange prit dans sa
-menotte dodue et lisse la main souple et fine du jeune homme qui
-tressaillit au contact de cette gaîne de chair moite et chaude.
-
-Fernand resté seul regagna vite son logement. Il était une heure du
-matin, sapristi! et il lui fallait se lever à six heures.
-
-Dans le fiacre qui emportait les deux «principaux artistes de
-music-hall,» Lourbillon, goguenard, glissa à Blanche Mésange, en
-allumant sa cigarette:
-
---Hé! hé! dis donc! est-ce que ce ne serait pas le fin pépin qui
-pousse... tu l’as beaucoup regardé, ce Fernand?
-
---Tu es fou! protesta Blanche. Moi? Tu sais bien qu’il n’y a rien à
-faire pour personne!
-
---Il ne faut pas dire: «Fontaine...»
-
---Tiens, tu m’assommes. Tais-toi. Je dors!
-
-Elle se rencoigna, en effet, dans le fond du coupé. Mais elle ne dormit
-pas. Elle rêva.
-
-
-
-
-II
-
-
-Boulevard Saint-Denis, presque au coin du faubourg, à deux pas de la
-porte Ludovico Magno, c’est le Café de la _Chartreuse_.
-
-Un café? Sans doute! puisque des garçons en tablier blanc y servent,
-quand on les leur commande--rarement!--des consommations; puisqu’on y
-voit une caisse et une caissière, des tables, des chaises, des
-banquettes et un gérant.
-
-Mais surtout, c’est la petite Bourse des cabots, le dock de la
-miseloque, la halle aux mentons bleus!
-
-Faces blêmes, aux nez pincés, aux lèvres glabres, bouches molles
-grimaçantes, yeux éraillés, pâleurs et maigreurs, angoisse et famine,
-odeurs d’estomacs creux et vides, foulards sales cachant du linge usé et
-douteux, ce sont les joyeux comiques sans emploi, les rigolos sur le
-pavé, les chanteurs, les diseurs et les danseurs excentriques, tous ceux
-qui le soir, aux lumières, demain peut-être, en quelque bouiboui,
-dispenseront le rire et la joie à un public qui les croit heureux et qui
-les envie...! Pitres malades, paillasses moribonds, faites les beaux,
-vous aurez du sucre...! Cabriolez sans cesse et recabriolez... c’est
-vous la gaîté qui passe!
-
-Et ils viennent là, chaque jour, à la _Chartreuse_, en quête d’un
-engagement possible, à l’affût de l’imprésario providentiel qui entre
-dans la boîte, en coup de vent, ayant besoin pour Calais, pour Saintes
-ou pour Brive-la-Gaillarde, d’un monologuiste, d’un romancier ou d’une
-gommeuse.
-
-Car il y a les femmes, aussi.
-
-Pauvres filles!
-
-Livides, dans la cruauté du grand jour, le sourire comme obligatoire,
-fugitif ou figé, rougi au raisin, blafardes de poudre de riz à bon
-marché, les paupières bleuies, les yeux en lunettes noircies au crayon,
-elles attendent, elles aussi, debout sur le trottoir, le bon plaisir du
-barnum qui voudra bien utiliser les restes d’une jeunesse qui file et
-d’une voix qui s’éteint.
-
-En plein hiver couvertes à peine de maigres corsages ou de chemisettes
-claires, au cœur de l’été étouffant sous des manteaux de vieilles
-fourrures, souvenirs de jours plus prospères, mais toujours casquées de
-chapeaux ronds, à plumes tumultueuses ou à rubans ébouriffants, posés
-sur des cheveux sauvagement frisottés et brûlés par le fer; parées d’une
-bijouterie puérile et désolante!
-
-Des petits ronds de porcelaine bleue, entourés d’une verroterie blanche,
-leur donnent l’illusion d’avoir les oreilles égayées de turquoises et
-cerclées de diamants!... Enfantillages!
-
-Toute cette série de flèches, de losanges, de cœurs Lère-Cathelain
-s’étale triste et terne sur les poitrines. Les croissants surtout, les
-croissants sont en faveur... Pauvres croissants de toutes ces Dianes
-revenues bredouilles et désolées de toutes les chasses, dont l’homme est
-bien le dernier gibier!
-
-Qu’une extrême et méticuleuse simplicité leur irait mieux que tous ces
-faux miroirs auxquels ne se prennent plus les alouettes!...
-
-Leurs teints, couleur de dragée violettement rosée, ne cachent pas sous
-les fards les petits sillons creux de leurs soucis, de leur angoisse des
-lendemains: leur maquillage, hélas! ne sait tromper personne, il n’est
-que la voilette de leurs peines, il n’en est pas le masque.
-
-Et tous ces fiers efforts de dissimulation stigmatisent sur leurs
-bouches vermillonnées la pudeur de la souffrance... et c’est pour cette
-pudeur-là, qu’il faut les estimer et les aimer, les braves cabots, et ne
-point blaguer aigrement leurs naïves vanités, leurs puérils orgueils,
-dans lesquels ils se forgent des compensations!
-
-Écoutons-les, sans ironie méchante au coin de la lèvre, sans hochements
-de tête et sans haussements d’épaules, raconter, fièvreux, leurs
-prouesses, imaginer des conquêtes et des triomphes!
-
-Qu’ils parlent d’eux, qu’ils croient surtout, qu’ils croient longtemps,
-longtemps, à leur gloire, à leur talent, et surtout au bonheur
-inestimable du succès... Quand ils en auront, ils n’y croiront plus!
-
-Et tout ce monde, serré à n’y pas laisser tomber une épingle, encombre
-le trottoir devant la terrasse du café de la _Chartreuse_. Et ce sont
-des rires, des papotages et des histoires!
-
-Car, ni eux ni elles n’avoueraient pour rien au monde leur détresse, et
-tel qui n’a pas mangé depuis la veille midi, narre avec force détails un
-souper dont il fut, soi-disant, le boute-en-train, hier, cette nuit, à
-l’Américain. Avec des femmes! à la roue! Tandis qu’une énorme brune, aux
-chairs croulantes, aux yeux ternes, toute la figure abominablement
-lassée et triste, raconte, dans un groupe, qu’elle a refusé, pas plus
-tard que ce matin, cinq louis à un vieux dégoûtant qui voulait
-l’embrasser en pleine rue:
-
---«Tu comprends! je n’en suis pas encore à cinq louis près,
-heureusement!» Et patati et patata...
-
-Mais les conversations ralentissent et tout à coup, une femme crie:
-«Tiens! Stellaire qui passe! on répète à l’_Eldorado_!» et toutes de
-courir et de regarder, ah! de quels yeux brillants! les heureuses, les
-veinardes de la corporation, calées dans leurs victorias, en grand tra
-la la de toilette tapageuse, et qui, payées à raison de 40 à 50 fr. par
-jour, dépensent 100,000 par an!
-
-...--En a-t-elle, hein? de la chance, cette Stellaire! Avec sa figure
-sabrée, au milieu, d’une fente énorme qui lui sert de bouche, ses yeux
-fins, longs et étroits d’angora qui guette.--Une tête de jeune chatte
-égyptienne qui aurait quitté les gouttières d’Égypte pour celles de
-Montmartre!--Une Cléopâtre de bastringue!--Elle a l’air dégringolée
-d’une pyramide et de poser «le profil» pour illustrations de
-sarcophages! Piges-tu, dans cent ans, quelle momie!--Les quolibets
-s’arrêtent là, car si Stellaire a des envieuses, elle n’a pas
-d’ennemies, on la sait gentille et bonne camarade.
-
-Seule, la mère Cégain ronchonne, elle pense qu’avec l’argent d’une seule
-robe de Stellaire, elle aurait tout une garde-robe propre et à la mode
-qui aiderait bigrement à son placement dans une bonne petite boîte... au
-lieu de cela, elle se crève dans le jour à ses cartonnages, des boîtes à
-coller à vingt-cinq sous la douzaine.
-
-Heureuse encore de les avoir! car, lorsque le carton chôme, les gosses
-manquent de tabliers et de bottines; c’est pas ses cachets de 8 à 15
-francs qu’elle attrape tous les dimanches dans la banlieue de Paris qui
-peuvent faire face à tout! Son mari, petit employé, ne gagne pas 10,000
-francs par an... et, dame, elle est bigrement contente de toucher tous
-les samedis les 25 ou 30 francs de ses petits cubes.--Le dimanche soir,
-après la lessive faite du linge d’eux tous, elle file vers les Asnières,
-ou les Raincy, débiter, avec succès ma foi, les chansons mises à la mode
-par une paire de gants noirs 6 ¾ chevreau glacé de la Scala. Une vraie
-brave femme, cette mère Cégain, bûchant, trimant, élevant ses quatre
-gosses avec joie et gaîté, la parole leste et gauloise, une Madame
-Sans-Gêne alerte, courageuse et vivante comme le faubourg qu’elle
-personnifie de si amusante façon. Ah! la digne et brave petite femme!
-Elle attendait ce jour-là un arrangeur de concert qui ne vint pas! Six
-heures sonnaient à la bedaine du nègre.
-
-Lourbillon, étendu nonchalamment sur trois chaises,--le derrière sur
-l’une, le pied allongé sur l’autre et le bras étreignant amoureusement
-le dossier de la troisième,--Lourbillon voyait la vie en rose, à travers
-l’absinthe-grenadine de nuance fraise écrasée que le garçon venait de
-poser devant lui.
-
-Lourbillon, du reste, était beau. Beau comme un symbole.
-
-Mal rasé, en sorte que sa barbe, assez forte, lui sortait de tous les
-coins du visage en petites pointes bleues et offensives, la face remuée
-et plissée incessamment d’une infinie quantité de tics, qui donnaient à
-son masque la perpétuelle agitation d’une figure de singe, il était
-chaussé d’espadrilles, et coiffé d’un chapeau haut de forme à bords
-plats, cavalièrement incliné sur l’oreille.
-
-Une énorme cravate écossaise égayait follement son complet beige à
-grands damiers. Et, de moment en moment, il laissait de son avaloire
-édentée tomber quelques récits et apophtegmes que recueillaient d’autres
-privilégiés, mais de moindre importance apparemment, installés dans ses
-environs.
-
---Monsieur!--proférait-il, en s’adressant à un vieux personnage tout
-décrépit, qui se trouvait à sa droite et qui, d’ailleurs, semblait
-sourd, car il écoutait béatement sans manifester la moindre approbation
-ni la plus petite opposition,--monsieur! quand je chante! c’est un
-silence: en entendrait pousser le gazon!
-
---Tenez! un soir, à Tours, des jeunes gens,--mon Dieu! je ne leur en
-veux pas à ces gamins, ils avaient peut-être bu, et puis, sans doute,
-ils ne savaient pas que c’était moi qui chantais...--Bref! des jeunes
-gens avaient fait quelque bruit pendant que j’étais en scène. Monsieur,
-on a voulu les jeter à la Loire!
-
-Il fit une pause et ajouta:
-
---C’est comme cela que se font les révolutions!
-
-Mais, tout à coup, cette fois sans s’arrêter à considérer quel effet son
-récit avait pu produire sur l’apathique vieillard, Lourbillon se dressa
-sur ses espadrilles et d’un moulinet double de ses deux grands bras, il
-imita le télégraphe optique, à l’adresse d’un jeune homme, qui, à ce
-moment, passait sur le boulevard.
-
---Eh! Fernand! Monsieur Fernand! hurlait-il, en même temps, de cette
-criarde voix, dont, à l’entendre, il eût entraîné le peuple à des
-destinées meilleures.
-
-Le jeune homme se retourna à ce fracas, reconnut Lourbillon, sourit, et
-se dirigea vers le café. C’était bien le Fernand de la Fauvette de
-Ménilmontant.
-
-Toujours svelte, élégant, avec sa fine tête brune. Seulement, il portait
-le bras droit en écharpe.
-
---Qu’es à co? s’enquit Lourbillon en lui faisant une place à son côté.
-
---Peuh! rien! expliqua Fernand, un bras démis, ça n’est pas grave!
-
---Mais, cher ami, vous ne pouvez pas travailler avec ça!
-
---C’est justement ce qui m’embête, car ce sera encore long à se
-remettre, m’a dit le médecin. Et dame! vous pensez, mon patron n’a pas
-attendu au lendemain pour me rendre à ma belle liberté! Quand un outil
-est cassé, on le jette, pas vrai? Je suis jeté! Et voilà!
-
-Fernand parlait avec amertume. Il poursuivit:
-
---Vous avez de la chance, vous autres! Un bras démis n’empêche pas de
-chanter! Moi, c’est la dèche d’ici quelques jours! Et la noire, vous
-savez! Allez donc tenir les ciseaux de la main gauche!
-
-Lourbillon l’interrompit:
-
---Avant de vous désespérer, il faudrait voir à voir, jeune homme! Il n’y
-a pas que les ciseaux dans le monde, que diable! Vous rappelez-vous ce
-que nous disions, Mésange et moi, le mois dernier, à la soirée de la
-Fauvette, là-bas, à Ménilmontant?
-
-Au nom de la chanteuse, Fernand avait légèrement tressailli... Il
-frisotta, de sa main libre, sa moustache, comme pour cacher un sourire
-involontaire, et répondit:
-
---Bah! c’était une plaisanterie!
-
-Mais Lourbillon s’emballait:
-
---Une plaisanterie? Du tout, mon petit! Une voix comme la vôtre, ça ne
-se trouve pas facilement! Et tenez! je vais vous faire un aveu. Moi,
-Lourbillon! quand je vous ai entendu, j’ai été jaloux de vous! Ah! ça
-vous la coupe, ça!
-
-Et il mit ses pouces dans les entournures de son gilet. Il est certain
-que l’argument était décisif! Car on n’en ramassait pas à la pelle, des
-artistes dignes d’exciter, ne fût-ce qu’une minute, la jalousie de
-Lourbillon!
-
-Fernand, toutefois, demeurait sceptique. Il avait de la modestie. Et ses
-triomphes d’amateur ne lui avaient pas monté la tête.
-
-Devant trois pelées et six tondus, oui, il pouvait briller, mais devant
-un public nombreux, sur une vraie scène, dans une grande salle
-illuminée, du haut jusqu’en bas, il sentait bien qu’il perdrait tous ses
-moyens. On le chuterait, on le sifflerait, et alors, il ne répondait
-plus de lui, il avait le crâne près du bonnet, ça ferait du vilain!
-
-C’est ce qu’il expliqua tout à trac à l’incomparable comique, avec
-beaucoup de franchise.
-
---Des bêtises!... riposta celui-ci. Les sifflets qui vous siffleront ne
-sont pas encore fondus, cher ami! Eh! mais, en croirai-je mes yeux!
-s’interrompit Lourbillon, en se dressant, le chapeau au bout du bras,
-agité comme un pavillon.
-
-Une urbaine aux roues caoutchoutées, drelin-drelinant du grelot de son
-cheval, venait de halter devant la Chartreuse, et il en descendait,
-empanachée d’un chapeau mirobolant et gaînée de soie claire sous un
-collet fanfreluché de dentelles, mademoiselle Blanche Mésange, des
-_Ambassadeurs_.
-
-La jeune femme, qui n’avait encore regardé ni à droite, ni à gauche,
-traversa vivement avec des «pardon, monsieur!» et des «pardon,
-madame!»--qui provoquèrent d’ailleurs quelques réflexions désobligeantes
-(soyez donc polie!)--la foule des pauvres cabots qui vont à pied, et
-aborda, comme jadis au palais de Salomon la reine de Saba, au seuil de
-la terrasse.
-
-Alors seulement, elle aperçut le chapeau de Lourbillon et Lourbillon
-lui-même, et très vite, sans prêter attention au compagnon de son vieux
-camarade:
-
---Tu n’as pas vu Garrigou, le compositeur?
-
---Garrigou? Non. Il est peut-être à l’intérieur!
-
---Je viens lui demander de faire la musique d’une chanson qu’on m’a
-apportée. Je vais voir s’il est là!
-
-Légère, elle pénétra dans le café, eut un bref colloque avec la
-caissière et revint:
-
---Il n’est pas arrivé, cet idiot-là! J’ai soif, mon petit Lourbillon. Je
-boirais bien quelque chose.
-
-Et elle s’assit, en tapant sur le guéridon du pommeau d’or de son
-ombrelle.
-
---Dis donc, Blanche... fit alors Lourbillon, en clignant les yeux, ce
-qui, croyait-il, lui donnait l’air particulièrement malicieux.
-
---Quoi!
-
---Tu ne dis pas bonjour à monsieur!
-
---Quel monsieur? Ah! pardon, monsieur!... monsieur Fernand! s’empressa
-la chanteuse qui devint toute rose. Et elle tendit la main au jeune
-homme.
-
---Mademoiselle! balbutia celui-ci charmé. Et ils n’en dirent pas plus
-long ni l’un ni l’autre.
-
-L’astucieux Lourbillon savoura un instant ce silence bébête et joli.
-Puis il dit:
-
---Tu ne sais pas ce que j’étais en train de conseiller à notre jeune
-ami?
-
-Blanche haussa doucement les épaules en signe d’ignorance et regardant
-Fernand qui la regardait.
-
---Oh! vous êtes blessé? s’enquit-elle avec vivacité.
-
---Justement! poursuivit Lourbillon. Il a le bras démis. Son patron l’a
-scié. Il va connaître les joies amères de la purée noire et je
-m’exterminais le tempérament à lui persuader de lâcher son sale truc
-pour le nôtre!
-
---Oh, oui! Monsieur Fernand, dites! s’écria Blanche Mésange en sautant
-sur sa chaise et en tapant des mains. Et, vibrante d’enthousiasme:
-
---Ce serait si gentil! Vous les mettrez dans votre poche, vous verrez!
-
---Mademoiselle, vous me tentez!
-
-La résistance de Fernand mollissait en effet sous le feu des grands yeux
-bleus amusés et suppliants.
-
---Ah! si... s’exclama-t-il; mais il s’arrêta dans sa phrase en plein
-élan.
-
---Si quoi?
-
---Si je pouvais être engagé dans le même établissement que vous!
-
---Là! cria Lourbillon triomphant en se frappant violemment sur les
-genoux, le voilà poussé, le fin pépin! qu’est-ce que je disais?
-
---Est-il bête, hein? monsieur Fernand? minauda Blanche qui n’en pensait
-pas un mot.
-
---Je veux dire... se troubla Fernand qui cherchait à rattraper son
-audace.
-
-Du coup, Lourbillon le tutoya. Il sentait la partie gagnée. L’amour,
-petit dieu malin, a eu raison de bien d’autres obstacles que la faible
-volonté d’un homme. Et il déclama majestueusement:
-
---Tu veux dire ce que tu as dit et ce que nous avons tous compris! Et
-puis, en voilà assez! Enlevez, c’est pesé! Enfant, tu es des nôtres!
-Garçon! à boire!
-
-Fernand put s’assurer d’un coup d’œil, pendant que l’on remplissait les
-verres, que sa franchise ne déplaisait point.
-
-Blanche Mésange ne parlait plus, et demeurait pensive, la tête un peu
-baissée sous son grand chapeau fleuri. Un dernier rayon de soleil
-attardé vint caresser un instant la blondeur de sa nuque inclinée, et
-Fernand sentit que le sort en était jeté, et qu’il devenait «artiste
-lyrique»!
-
-Pourtant, quelques objections pratiques se présentaient encore à son
-esprit. Il confia à Lourbillon:
-
---C’est que, cher ami, je n’ai pas d’habit pour débuter, si je débute.
-Je possède ce costume-ci et un vieux! Et je n’ai pas d’argent! plus un
-rond!
-
---Si ce n’est que cela, moi, je... interjeta passionnément Blanche, dans
-un sursaut adorable d’offrande. Elle avait relevé le front et, sous ses
-cheveux dorés, ses yeux brillaient, heureux. Mais elle n’insista pas et
-se mordit les lèvres, très confuse, car Fernand, avec un recul de
-protestation, s’effarouchait:
-
---Non, mademoiselle, je vous en prie. Pas cela!
-
---Poire! professa Lourbillon qui ajouta:
-
---Ce détail n’a aucune importance. Si tu es engagé quelque part, ce qui
-est inévitable, tu trouveras tout de suite le crédit nécessaire pour te
-nipper comme un prince du sang, si c’est ta fantaisie. Ainsi, c’est
-entendu, demain...
-
-Tous trois se levaient, l’heure du repas sonnait au Nègre.
-
-Les miseloqueux s’étaient peu à peu clairsemés, le boulevard redevenait
-praticable devant la _Chartreuse_.
-
-Blanche Mésange, le bout d’une bottine sur le marche-pied de sa voiture,
-s’attardait à serrer la main de Fernand... Ah! le devoir avant tout!
-mais le devoir a des tristesses, il fallait se quitter.
-
-Et Lourbillon poursuivit:
-
---Demain, rendez-vous ici, à trois heures de relevée. Tu ne chantes pas
-le même genre que moi. Il s’ensuit que l’intérêt personnel n’entrave en
-rien mon admiration pour toi, et que je veux être ton parrain dans la
-noble carrière des arts!
-
---Quel bavard! soupira Blanche. Mais elle ne se plaignait pas trop, car,
-durant tout ce discours, elle tenait la main de Fernand dans la sienne.
-Une petite femme si raisonnable! Fiez-vous donc aux antécédents!
-
---Je te mènerai--poursuivait Lourbillon--chez un agent lyrique de ma
-connaissance, Premierdi, faubourg Saint-Martin, à qui tu en boucheras un
-coin en lui donnant une audition et qui te fera subito, j’en mettrais
-mes dix doigts au feu, engager dans un endroit chic!
-
-Blanche s’était enfin résignée à monter dans sa victoria caoutchoutée.
-Le cocher rendit la main à sa bête. Drelindrelin, fit le grelot.
-
---Tâche que ce soit aux _Ambassadeurs_! insista Fernand, prenant congé.
-
---Oui! tâche! cria, de loin déjà, Blanche Mésange emportée--drelin,
-drelin--au trot de sa belle situation.
-
-Et Lourbillon, abandonné sur le rebord du trottoir, bon vieux cabot
-indulgent, revenu de tant de choses, rigola complaisamment:
-
---Ah! les petites canailles!
-
-
-
-
-III
-
-
-Faubourg Saint-Martin, une maison louche, étroite, haute, de ces maisons
-à deux fenêtres en façade qui semblent écrasées entre leurs voisines et
-dont la porte, à un seul battant, s’ouvre sur un couloir lépreux, où
-s’amorce un escalier humide et sombre aux rampes gluantes, empuanti de
-l’odeur des plombs.
-
-Au troisième étage, une pancarte de cuir noir, tenue par des clous,
-porte en lettres blanches cette double enseigne:
-
- L’ÉTOILE DES CONCERTS
- ADMINISTRATION ET RÉDACTION
-
- _La Sécurité_
- Agence lyrique.
-
-A travers les murs de torchis, des tumultes étranges sortent de ce
-repaire, assourdissant parfois la maison, du rez-de-chaussée aux
-combles.
-
-Mais la concierge est philosophe et n’en a cure.
-
-Ce sont des hululements pointus de voix de femmes, modulant les notes de
-quelque scie en vogue, des tonnerres de basses masculines, roulant,
-comme des cailloux qui tombent d’une charrette, les sonorités d’un grand
-air d’opéra, et, tout le temps, un pianotage essoufflé, incohérent, sans
-cesse interrompu, sans trêve repris.
-
-Ce sont, aussi, des fracas de querelles, des cris, des hurlements, des
-plaintes. Et la dégringolade brusque jusqu’à la rue de gens qui
-mâchonnent des injures, tendent le poing, donnent de la canne aux murs
-du corridor.
-
-Mais la concierge ferme les yeux et se bouche les oreilles. M. Premierdi
-paye exactement son terme...
-
-M. Premierdi, en effet, directeur de l’_Étoile des Concerts_, organe
-hebdomadaire de l’art lyrique et, concurremment, de l’Agence la
-_Sécurité_, n’est pas un bonhomme ordinaire. M. Premierdi fut jadis un
-journaliste de haut vol, propriétaire d’un grand quotidien, habitué des
-premières, membre de plusieurs cercles, homme politique presque éligible
-et homme de lettres presque décoré. Depuis, il a eu des malheurs, qui
-n’ont pas abattu sa fierté, mais qui lui ont interdit bien des
-ambitions. Pris la main dans le sac dans une affaire de chantage et
-condamné par la justice de son pays, il a dû renoncer aux longs espoirs
-et aux larges pensées! Mais, merci, mon Dieu! il n’y a pas que cela dans
-la vie!... et sitôt sorti du logement ombreux et gratuit que pour un an
-les tribunaux lui avaient assigné pour domicile, il a su se retourner
-et, plus avisé que Jérôme Paturot, trouver très vite une position
-sociale. Il s’est intronisé bienfaiteur des arts, providence des
-débutants, distributeur de réclame et marchand de gloire! Et son petit
-commerce, à part quelques accrocs, marche très bien.
-
-Justement, cet après-midi, il se présentait un accroc. Lourbillon et
-Fernand, en pénétrant dans le sanctuaire, dénoncés par la sonnette qui
-tintait à chaque ouverture de l’huis, en perçurent, tout de suite, une
-vague idée.
-
-Ils se trouvaient dans une petite pièce carrée, lugubre, encombrée de
-casiers pleins de brochures, sentant la pipe et la vieille poussière et
-qui servait d’antichambre au bureau de M. le directeur.--Pas de meubles;
-aux murs, des affiches aux tons gueulards, aux dessins inhabiles
-représentant les faces et même les piles des chanteuses en vogue, des
-comiques en vedette, aguichant le public des rues par des œillades, des
-gestes, des poses engageantes, appels continuels à la foule, qui donnent
-aux murailles des airs de faire la retape...
-
-Le piano s’était tu et l’on n’entendait plus que le manifeste chambard
-d’une discussion plutôt orageuse, déchaînée de l’autre côté de la
-cloison.
-
-Des voix gutturales, colères, sauvages, alternaient avec une autre voix,
-onctueuse et papelarde. Et de brusques coups de poing appliqués sur des
-meubles scandaient la conversation.
-
---Zut! dit Lourbillon, il nous embête! Entrons tout de même!
-
-Dans le bureau de M. le Directeur, la scène était épique. Dix Arabes, en
-burnous, leurs poignets bistrés menaçants hors des linges blancs,
-vitupéraient, en sabir, Premierdi, lequel, réfugié derrière sa table,
-s’essoufflait en explications plutôt confuses.
-
---Tiens! les Beni-Ben-Mouctar! s’exclama Lourbillon. Et il expliqua à
-Fernand:
-
---Ce sont des acrobates tunisiens que Premierdi a fait venir de là-bas.
-Ils n’ont pas fait le sou à Paris, et il est probable que Premierdi a
-mangé la grenouille et n’a plus l’argent pour les rapatrier! Sale
-histoire! C’est qu’ils n’ont pas l’air commode!
-
-Le chef des Beni-Ben-Mouctar, en effet, un énorme hercule, dans toute la
-vigueur de la quarantaine, aux yeux sanglants dans sa figure brune,
-vociférait, en désignant d’un doigt maigre le coffre-fort:
-
---Toi pris à nous argent pour retour! Dans caisse-là argent! Toi,
-rendre, voilà et nous partir!
-
-Les neuf autres Beni-Ben-Mouctar, appuyèrent énergiquement d’une
-approbation du menton l’ultimatum du chef. Ils étaient d’âges
-différents. Deux avaient trente ans à peu près, trois autres de vingt à
-vingt-cinq ans, puis c’étaient deux adolescents d’une quinzaine d’années
-et deux garçonnets de dix ans. Mais, tous, avec les mêmes regards noirs,
-fusillaient l’infortuné directeur de la _Sécurité_, agence de tout
-repos.
-
-Et Premierdi était dans ses petits souliers.
-
-En effet, cet argent, il l’avait touché, parbleu! Il l’avait
-soigneusement retenu sur les premières recettes, médiocres pourtant,
-hélas! des Beni-Ben-Mouctar. C’était, disait-il, dans leur intérêt, par
-mesure de précaution, et pour leur assurer un rapatriement facile. Mais
-il devait être loin, cet argent-là, s’il courait toujours!
-
---Patron, j’ai une idée! articula soudain, entre haut et bas, une espèce
-de colosse blond, qui venait, comme d’une trappe, de surgir de derrière
-une portière, drapée au fond de la pièce.
-
---Ah bien! c’est une chance. Dites vite! suffoqua M. le Directeur de la
-_Sécurité_, qui épongeait son front chauve avec une visible inquiétude.
-
-Le colosse blond, le premier commis de la boîte, un Américain du Nord,
-nommé Smith, cligna de l’œil et répondit:
-
---Laissez-moi faire!
-
-Et avec une insolence de planteur domptant des nègres, roulant ses
-larges épaules, et abattant sur la table deux poings gros comme des
-melons ordinaires, il commanda:
-
---Un peu de silence, la tribu! Tâchez de vous coller le long des murs et
-d’attendre tranquillement. On va s’occuper de vous!
-
-Matés, les indigènes reculèrent, selon l’ordre donné. Lourbillon et
-Fernand, adossés, eux aussi, à la cloison, ne pipaient plus.
-
-Et Smith, entraînant Premierdi dans l’angle le plus sourd du bureau
-directorial, explique de bouche à oreille:
-
---Voici. Il s’agit de se débarrasser de ce paquet-là, au plus juste
-prix. C’est très simple. Vous allez d’abord expédier les chefs de
-famille, le vieux-là qui est méchant et qui a appris à parler français,
-ce qui est fâcheux, et les deux autres gaillards qui en savent peut-être
-plus qu’ils n’en disent. Trois voyages, quoi! Ces trois raseurs
-liquidés, on sèmera les autres, facilement. Que le diable m’étouffe si
-les boys livrés à eux-mêmes sont capables de s’y reconnaître! S’ils nous
-embêtent, une fois les hommes partis, il y a le Dépôt, by God!
-
---Parfaitement! parfaitement! acquiesça Premierdi qui souriait
-béatement.
-
---Seulement, Smith, mon vieux,--objecta-t-il--vous oubliez que le prix
-de ces trois voyages, nous ne l’avons pas en caisse! Si on ouvrait en
-même temps le coffre-fort et la porte, ça ferait un courant d’air!
-
---Bah! fit Smith, la mère des poires n’est pas morte! Tenez, qu’est-ce
-que je disais!
-
-Au seuil du bureau, apparaissait en ce moment, glabre et maigre, un
-jeune homme qui, d’une voix peu assurée, demanda:
-
---Monsieur Premierdi, s’il vous plaît?
-
---C’est moi, monsieur.
-
---Le Directeur de l’_Étoile des Concerts_?
-
---En personne! répondit Premierdi à qui Smith venait de pousser le coude
-avec allégresse.
-
---Monsieur, je suis Clodomir, de l’_Européen_, et je viens vous demander
-la faveur d’une insertion, annonçant mes débuts dans un genre nouveau
-pour moi. Je vais créer une pantomime et je désirerais vivement...
-
---Oh! oh! une insertion à l’_Étoile_! comme vous y allez! s’exclama
-Premierdi. C’est que nous sommes pleins, vous savez! Il n’y a plus une
-ligne à donner.
-
---Je serais prêt--déclara le jeune Clodomir avec anxiété--à payer ce
-qu’il faudrait.
-
---On pourrait peut-être, interjeta Smith, faire sauter l’article sur
-Polin, cette fois-ci. Mais dame! vous comprenez, ça vaut ce que ça vaut!
-
---Ça vaudra ce que ça vaudra! déclara héroïquement Clodomir.
-
---Smith! commanda Premierdi, emmenez Monsieur à la caisse et
-arrangez-vous avec lui. Monsieur, c’est bien une faveur que je vous fais
-et parce que toutes les tentatives artistiques m’intéressent!
-déclama-t-il, pendant que l’Américain entraînait le mime de _l’Européen_
-derrière la portière du fond.
-
-Les Beni-Ben-Mouctar, impassibles le long des murs, attendaient avec
-fatalisme. Ce qui est écrit est écrit!--il était bien «écrit» sur leurs
-engagements qu’une somme de... leur serait payée et l’argent n’était pas
-venu... Mais à cela près, n’empêchait qu’Allah était Allah! et que
-Mohammed était son prophète...
-
-Premierdi aperçut tout à coup Lourbillon et Fernand, et, cordial:
-
---Tiens! Lourbillon, par quel hasard! s’écria-t-il.
-
---Je suis venu, cher ami, exposa Lourbillon en s’avançant, vous
-présenter un jeune camarade à moi, pour que vous l’entendiez, et je suis
-sûr qu’après l’audition, vous me remercierez de vous avoir amené un
-numéro de cet acabit.
-
-Premierdi jaugea Fernand d’un coup d’œil de maquignon. Puis, très bref:
-
---Un comique?
-
---Non. Un romancier!
-
---C’est bien raplapla...
-
---Une voix délicieuse!
-
---Monsieur!--jeta Premierdi à Fernand, c’est vingt francs qu’il faut que
-vous déposiez!
-
---Vingt francs! sursauta Lourbillon.
-
-Fernand se reculait déjà, l’air gêné. Mais Lourbillon le rattrapa par la
-manche.
-
---C’est à prendre ou à laisser! prononça Premierdi avec flegme.
-
-Lourbillon tira un louis de sa poche.
-
---Je prends!--dit-il,--ou plutôt vous prenez! C’est égal, vous en avez
-une santé, mon père Premierdi!
-
---Laisse donc, tu me revaudras ça plus tard! souffla-t-il à Fernand.--Il
-ne sera pas dit que, faute d’un louis, on aura mis la lumière sous le
-boisseau!
-
-Sous la portière soulevée réapparaissaient Smith et Clodomir. Clodomir,
-le chapeau à la main, retraversa le bureau, s’inclina et disparut. Smith
-chuchota, ricanant, à Premierdi:
-
---Il a payé l’insertion: 50 francs! plus un abonnement à _l’Étoile_ que
-je lui ai collé d’autorité: 25 francs. Ça marche!
-
---Ça marche! oui! mais pas encore suffisamment. Il faudrait un appoint
-sérieux.
-
-Smith se frappa le front:
-
---Patron! l’appoint, je l’ai! seulement, il faut que je vous fasse un
-aveu pénible.
-
---Un aveu, Smith?
-
---Une confession. Voilà, voilà bien deux ans que je n’ai pas expédié le
-service de _l’Étoile des Concerts_!
-
-Premierdi bondit. Les voleurs n’aiment pas être volés. Il foudroya Smith
-de ses yeux furibonds.
-
---Bénissez le Seigneur notre Dieu, patron! car c’est cette circonstance
-qui vous sauve. Du reste, vous n’avez rien perdu. Les abonnés de
-_l’Étoile_ ont trop le trac de s’y voir éreintés pour protester. Ils
-achètent le journal, voilà tout. Et c’est encore un bénéfice! Mais cela
-n’est rien. L’important, c’est que, n’ayant pas envoyé tout ce papier,
-je l’ai conservé chez moi! Et il y en a bien douze mille kilos! Depuis
-deux ans, songez donc! Ça représente de la galette, douze mille kilos de
-papier! Paper is money! C’est le voyage de nos trois Arbicos! Patron,
-remerciez-moi.
-
-Premierdi suffoquait. Mais il ne protesta que faiblement. Il dit:
-
---Positivement, Smith, vous m’épatez! Enfin, ce qui est fait est fait!
-
-Ce dialogue édifiant n’avait pas été sans estomaquer Fernand quelque
-peu, mais Lourbillon le réconforta. Et d’ailleurs, quoi! la sagesse
-était de ne s’étonner de rien! et c’est pourquoi, quelques instants plus
-tard, tandis que Smith emmenait les Beni-Ben-Mouctar, après leur avoir
-expliqué à sa manière l’ingénieuse combinaison qui les concernait--le
-jeune homme, accompagné au piano par l’universel Premierdi (cet
-honorable industriel possédait tous les talents!) roucoula, de sa voix
-la plus suave, les meilleures mélodies de son répertoire. L’épreuve
-réussit à souhait, et, séance tenante, le vieux crocodile lui fit signer
-un engagement au concert des _Bateaux-Fleuris_ (Auteuil-Point-du-Jour).
-Dans trois jours, il débuterait.
-
-Ce n’était pas encore les _Ambassadeurs_! mais tout vient à point à qui
-sait attendre... dit-on. Les cent paliers de la gloire se montent marche
-par marche... et les phénomènes sont rares qui peuvent enjamber
-plusieurs étages à la fois--si ce n’est pour les descendre!
-
-
-
-
-IV
-
-
-La berge de la rive droite de la Seine, au Point-du-Jour, sous le viaduc
-d’Auteuil, n’est peut-être pas un rendez-vous de noble compagnie; mais
-elle est, toutes proportions gardées, un charmant séjour, quand même,
-pour une foule de gens qui, tout comme les gentilshommes de l’auberge du
-Pré-aux-Clercs, doucement y passent la vie, à célébrer le litre à seize
-et l’amour!
-
-Ce paysage nautique et excentrique, Trouville des purotins, plage d’été
-pour bourses plates, est égayé de mille attractions diverses.
-
-L’odeur des pommes de terre frites, l’arôme vespéral des absinthes, les
-rugissements des orgues tournants des manèges de chevaux de bois, le
-grincement, sous les portiques des gymnases en plein vent, des anneaux
-où se balancent les trapèzes et les escarpolettes, la cloche des
-bateaux-mouches, le sifflet des trains de ceinture, tout cela se mêle et
-se conjugue en un charivari de fracas et de senteurs d’une originalité
-brutale.
-
-Et puis, il y a les «concerts»!
-
-Ce sont, juste au débarcadère de la ligne Pont-d’Austerlitz-Auteuil, des
-séries de bâtisses aux prétentions de chalets, munies chacune d’une
-salle de spectacle et d’une scène comportant, s’il vous plaît, rideau,
-décors, portants, manteau d’Arlequin, à l’instar de la Capitale, et des
-rangées de fauteuils d’où l’on peut, tout aussi bien qu’ailleurs,
-applaudir aux inepties en vogue et aux chahuts les plus nouveaux.
-
-Le concert des _Bateaux-Fleuris_ n’est pas le moindre de ces sanctuaires
-artistiques; et, ce lundi-là, jour de gouape et de flemme, de balade et
-de rigolade pour le Parisien des ateliers, toutes les travées en étaient
-bondées, du parterre aux galeries!
-
-Fernand, casé en cet établissement par l’astucieux Premierdi, n’avait,
-en somme, pas trop à se plaindre pour ses débuts. On ne l’avait pas
-déporté dans un désert.
-
-Aussi, son trac était-il carabiné! et, en attendant son tour de
-paraître, regrettait-il déjà, dans la coulisse poussiéreuse, son établi
-de tailleur et ses grands ciseaux à étoffes...
-
-Pourtant, l’excellent Lourbillon, qui, afin de se trouver là, avait
-renoncé à un beau cachet pour Mantes (sept francs et le voyage), le
-réconfortait de tout son zèle et lui prodiguait les encouragements de
-son autorité. Peines perdues! Fernand se sentait les mains moites dans
-ses gants blancs tout neufs.
-
---Il me semble, confessait-il piteusement au comique, que je ne pourrai
-même pas ouvrir la bouche! J’ai les mâchoires serrées, là, au milieu des
-joues.
-
-Mais Lourbillon, haussant les épaules, supérieur:
-
---C’est la fièvre d’avant les victoires, parbleu! Henri IV était comme
-cela, les matins de bataille! Seulement, lui, ce n’était pas
-resserrement, au contraire! Ah! Ah! (on est comique... ou on ne l’est
-pas!)
-
-Mais Fernand ne se déridait pas aux facéties... historiques du camarade.
-Tout à coup, drrring! drrring! une sonnerie tinta, la voix de
-l’avertisseur cria: «A vous, Fernand!» et légèrement poussé en avant,
-avec un affectueux: «Vas-y et épate-les!» le débutant se trouva devant
-le trou du souffleur, face aux trois cents faces du public, et vit
-brusquement se lever vers lui, comme pour le battre, le bâton du chef
-d’orchestre: «Un! Deux! Trois! Partez!»
-
-Derrière la scène, et les yeux collés à des déchirures de la toile de
-fond ou aux interstices des châssis du décor, les cabots de la maison,
-hommes et femmes, guettaient leur nouveau compagnon avec la sympathique
-attention d’une bande de chats pour une souris égarée dans leur grenier.
-
-Pauvre souris! Pauvre Fernand! Avec quelle allégresse eût été accueillie
-la moindre note fausse! Mais cette joie fut refusée à ces messieurs et à
-ces dames. A la fin du premier morceau, une tempête d’applaudissements
-éclata dans la salle, tempête à laquelle se mêla, de la coulisse, le
-tonitruant bravo de Lourbillon ravi.
-
---Qu’est-ce qu’il a, celui-là? Il est fou! grogna l’actuel «romancier»
-de la troupe, en se retournant avec mauvaise humeur. Ce cabot se faisait
-la tête de Polin, parce qu’il s’appelait Polas, anagramme de son vrai
-nom qui était Salop, tout bonnement; et le succès de l’intrus n’était
-pas sans lui inspirer quelque inquiétude au sujet de la sécurité de sa
-situation.
-
-Car, au concert comme ailleurs, ce n’est pas le talent qu’on jalouse...
-c’est la place et l’argent qu’on prend. La sympathie va plus volontiers
-à un grand artiste pauvre qu’à un grand artiste riche... et pas par
-compensation ou générosité! Non! au contraire! Il est des gens qui ne
-peuvent plus dire du bien d’un artiste dès qu’ils savent qu’il devient
-riche! Ce sont de piteux caractères, n’est-ce pas? Mais les hommes se
-méfient tellement les uns des autres qu’ils ont inventé des lois et des
-règlements de police pour se protéger contre leurs réciproques
-vulgarités; ils se savent de petites âmes, de petits cœurs et de petits
-cerveaux, alors ils ont fait des juges, des commissaires, des huissiers
-et des sergents de ville! Quel aveu!
-
-Mademoiselle Azemia, la «fine diseuse» (qui confond toujours alibi avec
-contretemps et épargne avec épave...), grande fille si plate, si longue,
-qu’on l’appelle la «chanteuse à rallonge», répondit d’une voix pointue
-comme ses coudes:
-
---Tais-toi donc! Tu vois bien que ce monsieur est de la claque!
-
---Et toi, de la clique, Bébé! riposta Lourbillon qui avait entendu.
-
-Mais Fernand avait recommencé à chanter et un «chut!» du régisseur, gros
-de menaces d’amende, interrompit ce colloque au verjus.
-
-Encore une fois le public trépigna d’enthousiasme. Les cannes s’en
-mêlèrent. Deux, trois rappels! Il n’y avait pas à dire mon bel ami, la
-tape n’était pas accordée!
-
-Parmi les spectateurs, au cinquième rang, et très emmitouflée dans une
-voilette mystère à grands dessins, une dame, dont tout ce qu’on pouvait
-affirmer, c’est qu’elle était blonde et potelée, poussait de véritables
-cris d’extase et avait retiré ses gants pour produire plus de fracas
-avec ses mains nues. Du délire, quoi!
-
-L’heureux Fernand ne distinguait point ces détails, enivré qu’il était
-de sa réussite et les yeux brouillés d’émotion.
-
-Quand il rentra dans la coulisse, la froideur glaciale des autres
-«artistes» put le renseigner, mieux encore que la chaleur du public, sur
-l’authenticité de sa victoire. Par contre Lourbillon lui ouvrit ses
-bras, comme un père noble à la grande scène de réconciliation, et le
-régisseur, le tumulte continuant dans la salle, malgré le rideau tombé,
-dut venir annoncer que M. Fernand aurait un deuxième tour de chant, à la
-fin de la seconde partie du concert.
-
-Bravo! bravo! bravo! Rideau! nom de Dieu!
-
---Hein? mon fils! la goûtes-tu, la gloire? la goûtes-tu bien? s’emballa
-Lourbillon, tout larmoyant.
-
-Le baryton Polas s’était contenté jusqu’ici de sourire d’un petit air
-dédaigneux; mais l’annonce du régisseur sembla soudain l’inciter à une
-détermination farouche. Il cracha violemment sur le plancher, et après
-avoir presque bousculé Lourbillon et son élève, il s’élança au dehors,
-en marmonnant:
-
---Attends un peu! J’te vas en fiche, moi, un second tour de chant!
-
-Car la musique n’adoucit pas toujours les mœurs. Le baryton Polas, avant
-de charmer les oreilles des hommes, sur les bords fleuris qu’arrose la
-Seine, avait mené la viande aux abattoirs de la Villette. Il avait,
-avant l’habit noir et le plastron blanc, porté la veste bleue et le
-tablier rouge, et s’était connu boucher avant qu’on le connût chanteur.
-
-Il avait gardé de nombreuses relations dans son ancien monde, et malgré
-l’élégance acquise de ses manières et la parfaite aristocratie de son
-langage d’aujourd’hui, il était encore mieux à l’aise avec Bubu de
-Montparnasse qu’avec le comte d’Haussonville et préférait le largonji
-des loucherbèmes au vain papotage des salons... où les duchesses étaient
-des poires... dont il n’aurait pas voulu se payer les pommes!... (O
-virtuosité de la langue française!!) Justement, beaucoup de ses amis--il
-disait «poteaux» dans l’intimité--exerçaient, à deux pas des
-_Bateaux-Fleuris_, sur la berge, une foule de métiers modestes, quoique
-lucratifs: le bonneteau, la passe anglaise, la rouge et la noire!
-
-D’autres camarades à lui, trop beaux pour faire quelque chose, venaient
-souvent, le lundi, et les autres jours aussi, du reste, villégiaturer
-dans ces parages. Et Polas songeait que ces messieurs n’avaient pas
-leurs pareils pour organiser un boucan, souffler dans des clefs forées,
-et chiper aux pattes une réputation naissante.
-
---Ça sera rare--marmonnait l’ulcéré gentleman, longeant le fleuve, en
-sifflet, tube et escarpins--si je ne dégote pas par là le gros Victor et
-sa tierce!
-
-Le gros Victor et sa tierce, c’est-à-dire cinq ou six de ses copains,
-étaient en effet, non loin du viaduc, dans le fossé des fortifications,
-allongés le ventre dans l’herbe et la cravate lâche, se laissant vivre!
-
---Tiens! ce vieux Salop!
-
---Polas!
-
---De cœur!
-
---Il passe, et repasse!
-
---Et le voilà!
-
-Le baryton des _Bateaux-Fleuris_ expliqua sans plus tarder «ce qui
-l’amenait». Il y avait un sale petit _type_, avec une voix de
-grenouille, qui voulait lui soulever sa place au concert. Il fallait,
-dare dare, aller lui faire ramasser la pipe--lui, Polas, se chargeait de
-placer les frères mirontons!--et chuter ce Fernand de malheur, de façon
-à lui ôter pour toute sa vie l’idée et le goût de montrer sa viande sur
-les planches!
-
-C’est ainsi (tout se recommence!) que les amis de Pradon montèrent jadis
-une cabale contre la _Phèdre_ de Racine.
-
-Dix minutes après, les amis de Polas étaient à leur poste, assis en rang
-d’oignons sur des chaises supplémentaires. La pancarte, à droite de
-l’orchestre, glissée dans sa rainure par la main experte du
-contrebassiste, annonça: Fernand! et un murmure flatteur courut dans
-l’auditoire.
-
-Fernand parut, on applaudit.
-
-Mais alors, le gros Victor émit tout haut cette appréciation:
-
---Oh! la! la! c’tte gueule!
-
-Et derrière lui, la tierce approuva en chœur:
-
---C’qu’il est moche, c’t’outil-là!
-
---Assez! taisez-vous! la ferme! protestèrent cependant plusieurs
-spectateurs furieux et scandalisés.
-
-Mais la plus furieuse et la plus scandalisée, c’était la dame blonde et
-potelée du cinquième rang des fauteuils. Elle avait brusquement relevé
-sa voilette mystère, et foudroyait de ses yeux bleus (les yeux bleus de
-Blanche Mésange en personne) l’impertinent gros Victor.
-
-Et comme celui-ci, roulant les épaules, demandait en goguenardant à ses
-interpellateurs:
-
---Quelle ferme?
-
---La vôtre, espèce de barbeau! glapit, exaspérée et toutes griffes en
-avant, l’admiratrice de Fernand.
-
-Dès lors, ce fut réglé. Si le baryton Polas avait grandi à la Villette,
-la divette Blanche Mésange avait poussé à Charonne, Aussi le gros Victor
-en prit pour son grade. Soutenue et encouragée par la salle tout
-entière, la douce enfant lui vida sur la tête une hottée d’épithètes
-choisies. Et la ritournelle de la chanson de Fernand n’était pas encore
-terminée, que les cabaleurs, expulsés par l’indignation générale et la
-menace universelle, étaient obligés de décamper, non sans avoir encaissé
-quelques bourrades. A la porte! à la porte! les marlous!
-
-Et Fernand chanta, n’ayant perçu de cette exécution sommaire, qu’un
-léger brouhaha et sans avoir vu--l’ingrat!--la vaillante paludine,
-championne de sa gloire!
-
-En revanche, le gros Victor, lui, l’avait bien regardée, pour la
-reconnaître au besoin, et le besoin s’en faisait sentir! On allait y
-secouer les puces, à cette paillasse-là! A-t-on jamais vu une morue
-pareille! Et dessalée, oui! avec ses belles fringues! Attends un peu!
-
-Ce langage, pour n’être pas celui des cours, est indiscutablement celui
-des Ponts...
-
-Aussi, quand le concert prit fin et que Blanche Mésange, discrètement,
-se dirigea vers l’embarcadère, car il n’entrait pas dans son plan de se
-faire reconnaître par Fernand,--elle était venue là, est-ce qu’elle
-savait seulement pourquoi? et si elle s’en doutait, se l’avouait-elle?
-Non, bien sûr!--il y eut tout à coup une poussée dans la foule, et la
-chanteuse se trouva instantanément entourée par une dizaine de voyous en
-tricots marrons, bouchers le jour et rôdeurs la nuit, de filles en
-cheveux, dont la coiffure à la chien ne varie en rien, qu’elles soient
-du White Chapel de Londres, du Bowery de New-York, ou des Fortifs
-parisiennes--pour quelle raison se coiffent-elles toutes
-semblablement...? Est-ce une enseigne internationale?--gigolettes et
-gigolos, dont les propos grossiers, cyniques, s’abattirent sur elle, dru
-comme grêlons.
-
-Éperdue, Blanche tournait sur elle-même, tentant vainement de forcer le
-cercle de ses persécuteurs. Et déjà les mains devenaient brutales, les
-yeux mauvais et les mots plus boueux, quand soudainement, à droite, à
-gauche! pan! pan! deux coups de poing providentiels abattirent deux des
-malandrins; Blanche fut débloquée et vit à ses côtés, s’escrimant
-vaillamment du biceps et du jarret, Fernand et Lourbillon.
-
-Ils passaient, gagnant eux aussi le bateau, lorsque ce rassemblement
-insolite avait attiré leur attention, et qu’à leur immense stupeur, ils
-avaient d’un coup d’œil reconnu, en péril, leur jolie camarade. Tous
-deux s’étaient compris d’un regard et avaient immédiatement couru sinon
-au canon, du moins aux gnons!
-
-Surpris d’abord, le gros Victor et sa tierce s’étaient vite remis
-d’aplomb, et quoique Lourbillon et Fernand fussent assez robustes, l’un,
-plus très jeune, et l’autre, avec son bras à peine remis, devaient
-fatalement succomber, malgré l’appui que leur prêtait, à grands coups
-d’ombrelle dans les figures, Blanche Mésange qui, en même temps, ne
-cessait de crier: «Au secours! A l’assassin!» d’une voix qu’on entendait
-certainement jusqu’à Grenelle!
-
-Inutile de dire que les badauds, dès les premiers coups, s’étaient
-héroïquement dispersés, selon le principe du bourgeois parisien «qu’il
-faut laisser ces gens-là régler leurs affaires entre eux!»
-
-Heureusement les clameurs de Blanche avaient été entendues sinon à
-Grenelle, du moins à Auteuil, car, tout à coup, six agents
-dégringolèrent l’escalier du pont avec un grand bruit de bottes.
-
---Vingt-deux! hoqueta un des combattants, et, comme un vol de moineaux,
-la bande s’éparpilla, pfut! et disparut. Deux corps restaient pourtant
-étendus sur le terrain: Fernand, qui au dernier moment de la bataille
-avait reçu, au côté, un formidable coup d’os de mouton, et le gros
-Victor, lequel, ayant avalé avec son œil gauche le bout de l’ombrelle de
-Blanche, s’était évanoui de douleur et n’avait pas repris connaissance.
-
-Chez le commissaire, on s’expliqua. Le gros Victor fut dirigé sur
-l’infirmerie du Dépôt. Son compte était bon! Quant à Fernand, il avait
-une côte enfoncée. État grave nécessitant des soins. «A l’hôpital!»
-ordonna le magistrat.
-
-Mais, à ce mot, Blanche Mésange bondit.
-
---Jamais, monsieur le commissaire! Si vous m’y autorisez, j’emmènerai
-monsieur chez moi, voilà tout!
-
---Hem! hem! fit Lourbillon, discrètement.
-
-Le commissaire sourit:
-
---Si personne ne voit d’inconvénient à cela, mademoiselle, moi, je vous
-y autorise pleinement.
-
---Oh! merci, monsieur le commissaire!
-
-Blanche était dans le ravissement, le _rôle_ d’ange gardien et de sœur
-hospitalière l’emballa pour la jolie préface qu’il allait mettre au
-roman d’amour qu’elle pressentait inévitable entre elle et Fernand...
-
-Dans le fiacre qui les ramenait au pas, à Paris, Lourbillon, assis sur
-le strapontin et qui regardait la tête pâle de Fernand presque inanimé
-retomber sur l’épaule de la jeune femme, dit, tout à coup:
-
---Ah! ça! mais c’est très joli, tout ça! Mais comment va le prendre ton
-sénateur?
-
-Elle réfléchit une minute, et ajouta:
-
---Il ne le prendra pas... il le laissera!
-
---Mais c’est la dèche pour toi, ça, ma fille, sursauta Lourbillon.
-
---Eh bien? Et puis après? fit lentement Mésange.
-
-
-
-
-V
-
-
-L’abat-jour rose de la lampe estompait de langueur le profil amaigri de
-Fernand, couché dans un grand lit aussi large que long, sous une
-courtepointe de satin et sur des oreillers fanfreluchés de dentelles.
-
-Blanche Mésange entra sur la pointe des pieds, en peignoir, en
-pantoufles, et les cheveux défaits. Un petit cartel, sur la cheminée,
-sonna dix heures.
-
-La soirée était silencieuse. A peine si, à travers les épais rideaux
-fermés des fenêtres, le bruit d’un roulement de voiture, de loin en
-loin, montait.
-
-Mésange était là... hypnotisée par les mains de Fernand, qu’il avait
-telles qu’elle les aimait... longues, moelleuses et fines, les doigts
-ronds, effilés, les ongles durs, brillants et bombés, dont Mésange avait
-fait une toilette minutieuse pendant les sommeils profonds du blessé...
-Que ces mains lui plaisaient! Comme elle en pressentait la joie sur sa
-chair d’amoureuse, le frisson sur sa nuque!... Comme elle en devinait
-les timidités impatientes, les indiscrétions, les caresses lentes, les
-souplesses chaudes et moites, les contacts affolants!... Car, il y a des
-mains d’amour comme il y a des chairs d’amour, des mains si
-voluptueuses! et les doigts voluptueux sont les baisers du bout des
-bras... des mains froides aussi... des mains gaies, tristes, grotesques,
-comiques, tragiques! poilues, velues comme des araignées et des pattes!
-des mains spirituelles et des mains bêtes, bonnes et chipies, et
-sympathiques et antipathiques, des mains si tendres!... et des mains si
-dures! des frôleuses et des chastes, des mains combattantes, des mains
-résignées de victimes, dolentes et ouvertes, comme celles de la statue
-d’Élisabeth d’Autriche, à Salzbourg; des mains de croix, des pauvres
-mains de martyre qui pressentent le clou, des mains si faibles, si
-pitoyables qu’elles auraient dû désarmer les doigts féroces, formidables
-et fermés, les doigts bougeurs des assassins et des marlous...
-
-Comme les bouches, les doigts ont leurs mystères... leurs attirances...
-et leurs secrets, et Mésange, immobile et comme fascinée, admirait aussi
-les lèvres de Fernand, en observait le sourire d’émail, la ligne arquée,
-ronde et lisse, la muqueuse humide et rouge, ombragée d’une petite
-moustache. Ah! la belle bouche! Jeune et fraîche, aux ivoires intacts,
-propres et sains!
-
---Des dents aussi belles que les miennes, pensait Mésange... et sa
-volupté, latente jusqu’ici, s’éveillait, irritée, aiguë, devant cette
-bouche tentatrice, qu’elle pressentait amoureuse et gourmande, éclairant
-le visage de Fernand d’un étroit soleil d’émail luisant et vivant!...
-Cette fois, vous êtes amoureuse, Mésange!...
-
---Quelle différence entre ces lèvres-là et certaines autres bouches...
-Celles en biais des ironistes méchants et des voyous, gicleuses de
-rosseries et de crachats; bouches lippues et saignantes des fêtards et
-des impudiques; bouches cracheuses, postillonneuses; bouches à tout
-faire des hommes prostitués, bouches à baves épileptiques, bouches
-avachies et puantes des piliers de cafés, mangeurs de fumée et buveurs
-d’alcools, rappelant le port de Marseille en temps de peste!
-Ameublements de gencives, cassés, pourris, noirs, jaunes, nauséabonds!
-et qui, c’est inimaginablement vrai, trouvent quand même d’autres
-bouches de bonne volonté, pour les respirer et les aimer, sans autre
-charité humaine que le plaisir qu’elles y trouvent! Amour de la charogne
-et de la pestilence! Mais les femmes n’ont ni goût, ni dégoût, a dit
-Théophile Gautier! Et les hommes, nés malins, sont parvenus à leur faire
-croire qu’ils ont le droit d’être salement laids! et les bétasses ont
-gobé cela! Ah! les roublards!
-
-Fernand fit un mouvement et ouvrit les yeux.
-
---Comment vous trouvez-vous? Avez-vous bien dormi? interrogea la jeune
-femme en se penchant tendrement sur lui.
-
---Ah! soupira Fernand, avec un sourire de reconnaissance; mon sommeil a
-été bon, mais mon réveil est meilleur encore puisque vous voici!
-
-Il prit la main de Blanche et la baisa. Puis tous deux se turent. Et le
-tictac de la pendulette, seul bruit vivant dans la chambre, sembla,
-durant un instant, rythmer le battement de deux cœurs.
-
-Il y avait huit jours que Fernand, recueilli, soigné, dorloté par la
-chanteuse, vivait là, dans l’appartement où on l’avait transporté après
-la «bataille-du-Point du Jour», comme disait Lourbillon, volontiers
-grandiloquent.
-
-Le pauvre garçon avait été sérieusement meurtri. Le médecin, pour
-réduire la fracture d’une côte, dûment rompue, avait dû multiplier ses
-visites. Mais, plus que toutes les ordonnances de cet homme de science,
-la sollicitude passionnée de la garde-malade avait efficacement agi.
-
-Blanche laissait complaisamment sa main sur les lèvres de son blessé, et
-nulle raison ne militait pour que cette caresse prît fin, quand un léger
-coup fut frappé à la porte.
-
---Entrez! qui est là?
-
-La tête de la bonne, effarée et sournoisement égayée tout ensemble, se
-montra dans l’entrebâillement de l’huis.
-
---Eh bien! Charlotte, quoi? qu’est-ce que c’est que cette figure? Le feu
-est à la maison?
-
-Charlotte répondit:
-
---Madame! c’est Monsieur!
-
---Ah! c’est Monsieur? Et puis après! Qu’il entre!
-
---Monsieur attend madame dans le salon. Il a dit comme ça qu’il ne
-voulait pas déranger madame!
-
-Elle s’inclina sur Fernand qu’elle reborda avec un soin maternel:
-
---A tout à l’heure, ami. Soyez sage! Ne remuez pas, le docteur l’a
-défendu!
-
-Le sénateur, confortablement écroulé sur un fauteuil crapaud, lisait la
-dernière heure du _Temps_, la face bouleversée entre la correction
-poivre et sel de ses favoris sérieux.
-
-Il se leva galamment à l’apparition de sa bonne amie; celle-ci, gênée à
-l’idée qu’elle allait peut-être lui faire une grosse peine à cet homme
-attentif, correct et respectueux--sait-on bien jamais, après tout, quand
-un homme vous aime ou ne vous aime pas? et si c’est quand il le montre
-ou quand il le cache, qu’il tient le plus à vous?--Mésange, intimidée,
-attendait qu’il parlât le premier.
-
---Voici une semaine que j’ai reçu votre lettre, ma chère amie... Alors,
-vous croyez qu’il me suffit de savoir que vous avez généreusement ramené
-chez _nous_ un jeune homme, blessé dans une rixe au Point-du-Jour, et
-que, depuis, vous vous révélez une véritable sœur de charité, dosant les
-juleps, sucrant les tisanes, couchant sur un lit pliant pour que votre
-hôte soit plus à son aise dans... notre lit! Je le reconnais, c’est fort
-beau et je m’incline. Notez que je ne vous demande pas ce que vous étiez
-allée faire au Point-du-Jour, qui n’est pas, que je sache, un endroit
-fréquenté par la meilleure société... ou le monde élégant? Tant que
-votre jeune homme a été malade, votre bon cœur a eu raison; mais, à
-présent que ce malade est presque bien portant, il me semble que votre
-cœur exagère... Ce n’est plus de l’assistance publique, ma belle enfant,
-c’est de l’hospitalité de nuit! Allez-vous le laisser partir? Non! Vous
-le gardez? Tout comme le Guritan de Ruy Blas (vous devez connaître cela,
-chère, c’est du théâtre!) je ne suis plus d’âge ni d’humeur
-
- A disputer le cœur d’aucune Pénélope
- Contre un jeune gaillard si prompt à la syncope.
-
-Et je préfère m’effacer discrètement au lieu de m’obstiner sottement. Je
-garderai, chère mignonne, un souvenir exquis de votre grâce, et j’espère
-que vous voudrez bien vous rappeler quelquefois que je fus pour vous un
-ami fidèle, affectueux et dévoué, qui...
-
-Blanche ne lui en laissa pas dire davantage; éclatant en sanglots, elle
-lui prit les deux mains et gémit: «Pardon, pardon, oui, vous avez été
-très bon, très tendre...» et dans un grand haussement d’épaules,
-accablée, elle ajouta: «Mais c’est plus fort que moi, plus fort que
-tout, j’aime cet homme depuis le premier jour où je l’ai vu, je suis
-hantée par son visage, et puisque la fatalité l’a jeté sur ma route, je
-veux suivre ma destinée et l’aimer à mon aise. Je vous ai écrit
-l’aventure qui l’a amené chez moi, je ne me serais pas donnée à lui
-étant encore à vous... Je vous rends votre liberté, je reprends la
-mienne, toute secouée de voir la peine que révèlent vos traits, mon
-pauvre ami... Séparons-nous... mais loyalement du moins.»
-
-Le vieillard avait la main sur le bouton de la porte. Il répondit
-doucement:--Un bon baiser, ma petite Blanche... Voulez-vous? du bonheur
-je vous souhaite, mon enfant, car vous voilà partie pour une destination
-inconnue! Bonne chance! ménagez votre jeunesse, petite amie... ça part
-si vite!
-
-Et il disparut, laissant la chanteuse debout, bouleversée, au milieu de
-son salon, si troublée, si émue, que vaguement inquiète et très
-certainement peinée, elle murmura: Mon Dieu, ne me punissez pas!
-
-Vivement elle courut vers sa chambre. Mais une stupeur la cloua sur le
-seuil.
-
-Fernand, déjà chaussé, s’habillait péniblement.
-
-Blanche clama:
-
---Ah! ça, qu’est-ce qu’il y a! Vous êtes fou, vous!
-
---Non, mademoiselle. Et je vous demande pardon de ne pas avoir compris
-plus tôt l’embarras où je vous mettais! Les paroles de votre bonne m’ont
-fixé, et je m’en vais.
-
---Ah! non, alors! pas de bêtises! sursauta Blanche. Elle se tourna vers
-la porte, poussa le verrou, puis s’élançant vers Fernand, elle l’assit
-d’autorité dans un fauteuil et commença à le redéshabiller; et elle dit,
-très rouge et les yeux tendres:
-
---Il n’y a plus d’embarras: les embarras, c’était tout ce qui n’était
-pas vous! et tout ce qui n’était pas vous est balancé. Vite, au dodo,
-monsieur! appuyez-vous sur votre garde!
-
-Et, comme Fernand, ahuri, sans volonté, dans un ravissement anémique,
-reposait sa tête sur l’oreiller, tout à coup, brusque et presque
-brutale, dans un élan de toutes les forces jeunes de son cœur et de sa
-chair, la jeune femme se précipita sur cette tête, sur ces lèvres pâlies
-et dans un long, un profond baiser:
-
---Essaye un peu, pour voir, de t’en aller d’ici à présent que je puis
-t’aimer de toute mon âme! prononça-t-elle... Et, son peignoir glissé en
-rond à ses pieds, ses mules et ses bas jetés par la chambre, d’un bond,
-comme une grande chatte blonde, elle se mit au lit...
-
-O logique des femmes! cinq minutes avant elle lui recommandait de ne
-point bouger!!!
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Lourbillon arriva un matin pour déjeuner avec une figure
-extraordinairement rayonnante sous son tube à bords plats. Depuis les
-changements survenus dans la vie sentimentale de la chanteuse, il avait
-contracté la douce habitude de venir, au moins quatre fois par semaine,
-«picorer chez ses tourtereaux».
-
-C’étaient bien, en effet, ses tourtereaux. Leur bonheur était son
-ouvrage et il leur infusait généreusement, à l’un comme à l’autre, son
-âme de vieux cabot flemmard et sans scrupules exagérés.
-
-La convalescence de Fernand s’allongeait avec délices, dans la paresse
-des grasses matinées après les nuits amoureuses, la griserie des petits
-verres de chartreuse et des cigarettes innombrables, après le café, sur
-la table non desservie, où, parmi les serviettes jamais pliées, les
-soucoupes servaient de cendriers. Peu à peu, dans cet acagnardement de
-volupté et de gourmandise, les quelques principes de morale courante que
-son éducation première avait laissés à Fernand se dissolvaient mollement
-au fond de lui-même. Après tout, quoi? Mésange et lui ne faisaient de
-mal à personne en s’aimant. Et quand les derniers billets bleus du baron
-se seraient évaporés, eux aussi, comme la fumée des nazirs, eh bien!
-est-ce qu’il n’avait pas assez de talent, lui, Fernand, pour conquérir
-les gros cachets et rendre au centuple à Mésange l’argent qui filait en
-ce moment?
-
-Et puis, Fernand, comme fils du peuple, c’est-à-dire comme homme droit
-et sans détours, ne vivait pas à la lettre «Le Code des considérations
-puériles et malhonnêtes», à l’usage de ceux qui font pour les moralités,
-un manuel «Passe-partout», et notre ami pensait que Mésange partageait
-avec lui!--et combien généreusement--des choses autrement rares, fines
-et précieuses, que ce vulgaire argent! Seulement, voilà: on peut,
-paraît-il, prendre d’une femme sa chair, sa jeunesse, sa beauté, sa
-santé, sa vie même (sait-on jamais où mène l’amour?...) fondre avec le
-sien son cœur et son corps; mais accepter qu’elle partage ses ronds de
-cuivre, d’argent et d’or semble être du dernier muflisme; c’est, du
-moins, le paragraphe le plus essentiel du catalogue des immoralités
-sociales édité par une société sévère, qui souvent, du côté des femmes,
-joue de l’adultère comme de l’éventail, et qui, du côté des hommes,
-l’accepte comme l’arrangement de tous les arrangements. La vérité, c’est
-que si les hommes ont décrété _mal_ d’accepter l’argent d’une femme
-qu’on aime, c’est parce que c’est la seule chose qu’ils pourraient lui
-rendre...
-
-Mais l’ancien ouvrier tailleur ne doutait plus des hautes destinées qui
-l’attendaient. Et ce fut sans le moindre étonnement qu’il entendit, ce
-jour-là, Lourbillon lui crier dès le vestibule:
-
---Fils! je t’apporte la fortune dans les plis de mon veston! La mère
-Langlet veut te voir et t’entendre. Je lui ai parlé de toi, je t’ai
-chauffé à blanc, elle t’attend demain pour une audition!
-
---La mère Langlet!
-
---Oui, fils! rien que cela! la patronne de la _Cella_ et du _Colorado_,
-les deux plus grands concerts de Paris, des boîtes tout en or! Je te
-l’avais bien dit, que tu les dégoterais tous!
-
-Fernand sourit sans répondre.
-
---Tu ferais bien, d’ici à demain, mon chéri, de répéter un peu trois ou
-quatre chansons. On n’a pas beaucoup travaillé, nous deux, tous ces
-temps-ci! hasarda Blanche.
-
---Peuh! répondit Lourbillon, est-ce qu’une voix comme la sienne s’abîme?
-Pas plus qu’un diamant ne s’éraille, qu’une eau courante ne se ternit.
-
---Ce bon Lourbillon!
-
---Ah! et puis, il y a quelque chose d’excellent. Je ne sais pas qui a
-raconté à la vieille ton histoire avec Mésange, en ajoutant que tu étais
-joli, joli garçon! Alors, tu conçois, elle t’attend comme le Messie, sur
-un gril, et l’eau à la bouche!...
-
---Ah... demanda Fernand en frisottant sa moustache... est-ce que?...
-
---Probable! Oh! la chair fraîche ne lui déplaît pas. Au contraire.
-
---Enfin, quelle bonne femme est-ce, au juste?
-
---La mère Langlet? c’est tout ce qu’on veut. C’est une chose énorme, la
-baleine de Jonas, une tour qui marche. Avec ça, une veinarde à qui tout
-réussit! Et qui connaît son affaire! Mon petit, ça n’est pas bien sûr
-qu’elle sache lire, mais elle mettrait tous les auteurs dans sa poche
-pour son flair de la chose à succès, du machin qui portera, enfin tu la
-verras! Tu l’épateras probablement; mais elle t’épatera aussi.
-Seulement, ne te laisse pas avaler par la baleine!
-
---J’irais lui arracher sa perruque! déclara Blanche.
-
---Toi?--Et Lourbillon haussa les épaules avec philosophie; elle te
-boufferait par-dessus le marché!
-
-Le lendemain, à trois heures, Fernand, conduit par Lourbillon qui ne le
-quittait plus, était introduit dans la régie du _Colorado_, en présence
-de Madame Langlet.
-
-Celle-ci, tassée derrière une table couverte de papiers, de morceaux de
-musique et de brochures, accueillit le jeune homme par un:
-
---Ah oui! c’est vous, le merle blanc! qui ne laissa pas que
-d’interloquer légèrement le débutant. Puis, étendant une main aux doigts
-énormes chargés d’un fonds de bijouterie tout entier, vers un piano qui
-disparaissait à moitié dans l’ombre de la pièce, mal éclairée par une
-seule poire électrique:
-
---Mettez-vous là près de la commode. Vous avez votre musique? Bon. On va
-vous accompagner. Allez-y.
-
-Et tandis que Fernand commençait, elle se mit, à gros traits de crayon
-bleu, à balafrer des manuscrits qu’elle avait devant elle... C’est une
-manie, connue, des directeurs de théâtre, que de ne pas prêter attention
-à l’artiste qu’ils brûlent d’engager; ils comptent l’intimider, et
-l’avoir à meilleur compte, cela fait partie du stock de leurs trois
-mille petits trucs d’habileté malhonnête...
-
-Fernand se tut. La directrice releva vers lui sa tête bestiale, large,
-aux cheveux teints au henné, et qu’empanachait un énorme chapeau de
-paille rouge à plumes noires, jetant ombre sur sa figure couleur
-aubergine.
-
---Nous signerons le traité quand vous voudrez! Ça va, prononça-t-elle.
-Puis le regardant, le détaillant plutôt comme un étalon au Tattersall,
-elle marmotta:
-
---C’est vrai que vous êtes beau garçon! Dites donc! Elle ne doit pas
-s’embêter, la petite Mésange. Est-ce qu’elle en laisse un peu pour les
-autres, hein?
-
-Fernand rougit. Mais déjà, la grosse femme le congédiait:
-
---A jeudi, deux heures, pour les clauses à débattre! Entendu, hein!
-Bonsoir.
-
-Deux jours après, Fernand rapportait en poche un double traité engageant
-Mésange avec lui. Il avait exigé--les prétentions poussant vite aux
-«vedettes,»--que sa maîtresse fît, à ses côtés, partie de la troupe.
-
---Bon! bon! je cède!--avait grogné la mère Langlet--mais vous verrez,
-mon garçon! Vous avez tort de vous embarrasser d’une femme! Toutes les
-femmes, ça n’est quelquefois pas assez, mais une femme, c’est toujours
-trop!...
-
-
-
-
-VI
-
-
-Les Langlet avaient une fille, mademoiselle Étiennette Langlet, seize
-ans, une jolie brunette aux yeux verts, aux cheveux bouclés, avec une
-bouche un peu large dont le sourire en disait long...
-
-Mademoiselle Étiennette était guettée, comme la poule par le renard, par
-M. Antonin Mariol (le dernier et le plus chic échantillon de la famille
-Langlet). Et comme il la guettait, il l’eut.
-
-En était-il, de cette famille, Antonin Mariol? Mystère!
-
-Neveu? cousin? on ne savait. Mais il était né à la grande vie parisienne
-en même temps que les Langlet, dont il était le factotum obligeant,
-l’employé indispensable, le successeur fatal, l’allié futur, le cerveau,
-la main droite--et la main gauche par surcroît.
-
-Antonin Mariol avait vingt-cinq ans. C’était un exquis garçon, tout de
-charme et de souplesse, cordial et perfide, d’une intelligence, disons
-commerciale, avec cela très obstiné. Le coup d’œil juste, l’exécution
-habile, il était le sens pratique incarné. La prospérité toujours
-croissante des établissements Langlet était due beaucoup à son
-initiative. Expert en publicité, artiste en réclame, il eût fait salle
-comble en plein Sahara!
-
-Le moyen de ne point accepter tout d’un phénix pareil!
-
-C’est devant Antonin Mariol que Fernand et Blanche Mésange durent
-comparaître, quelques jours après leur engagement au _Colorado_. La mère
-Langlet avait tenu à ce que son confident jugeât par lui-même les
-nouvelles acquisitions.
-
-Encore une fois, dans le bureau sombre de la régie, l’audition eut lieu.
-
-Blanche Mésange, numéro sans importance, détailla, la première, ses
-petits couplets. La voix était de vinaigre, mais les cheveux de miel, et
-le teint de lait. La mère Langlet fut intéressée.
-
---Elle est mignonne tout plein, cette petite! fit-elle.
-
---Une seringue! déclara tout bas Mariol, très calme. Puis il écouta
-Fernand avec attention.
-
-Il fut séduit. Vraiment, l’organe était délicieux, la diction nette, la
-grâce personnelle indéniable. Ce garçon-là ferait de l’argent! Il aurait
-la vogue de Denailleul auquel les femmes envoyaient des fleurs, des
-lettres, des billets doux et qui perdit sa voix et ses jambes à courir
-aux rendez-vous de ses admiratrices! Il avait débuté dans la rue, au
-pied de la statue de Moncey, place Clichy... chanteur ambulant, à la
-lueur de six chandelles fichées en terre éclairant un cercle de badauds
-auditeurs, auxquels il apprenait ses couplets et ses refrains repris en
-chœur! Et Mariol savait les belles recettes que, jadis, il avait fait
-encaisser aux Langlet. Mais maintenant que Denailleul était vieux, fini,
-usé, sans voix et sans ressources, les directions et les femmes le
-laissaient crever son petit bonhomme de chemin, et barytonner à la
-lune... Ah! s’il avait su! Naïf petit chanteur qui n’a pas deviné
-l’avenir! as-tu par hasard compté sur «le bon souvenir et la
-fraternité?» Poire!...
-
---Monsieur, prononça Mariol, plein d’affabilité, je vous remercie, et je
-félicite madame Langlet, d’avoir eu, pour n’en point perdre l’habitude,
-la main heureuse! seulement, il faut vous faire un genre et chanter de
-l’inédit. Je vous enverrai des auteurs. Je veux que votre apparition sur
-notre scène soit une révélation retentissante. Nous en recauserons!
-
-Comme Fernand s’inclinait et que Blanche Mésange, blessée au fond
-d’elle-même d’une piqûre d’amour-propre, se dirigeait pensive vers la
-porte, madame Langlet, d’un geste bref, appela Mariol dans un coin et
-tout bas:
-
---Alors, la gosse? on la saque?
-
---Mais pas le moins du monde! Elle ne rendra pas de services au concert,
-c’est entendu; mais elle tiendra l’homme! Prenez-la, au contraire, et
-plutôt deux fois qu’une!
-
-
-
-
-VII
-
-
---Deux heures! on répète la revue. Entrons dans la salle!
-
-Et poussant une porte rouge matelassée, qui du café menait à l’intérieur
-du concert, Fernand et Mésange pénétrèrent dans le _Colorado_.
-
-Sous le jour faux qui tombait du plafond et des cintres, les yeux
-avaient besoin de s’acclimater pour distinguer quelque chose. Partout,
-des coins d’ombre, des renfoncements pareils à des cavernes; aux balcons
-des galeries, de grandes nippes pendaient, housses qui semblaient
-guenilles; et le vaste désert de l’orchestre, sous la toile blanche
-couvrant les fauteuils, avait l’air d’un champ enseveli sous la neige,
-avec les bosses des dossiers produisant des renflements d’aspect
-sinistre; l’aspect des steppes glacées, pendant la retraite de Russie,
-ou d’un décor au théâtre de Montmartre, représentant les vagues d’un
-océan fantaisiste.
-
-Là-bas, sur la scène, éclairée louchement par une des herses abaissées
-au milieu du décor, plusieurs silhouettes gesticulaient, hommes et
-femmes, en chapeaux, et les collets relevés, car un pernicieux courant
-d’air se faisait sentir, venu des vasistas de ventilation grands
-ouverts.
-
-Fernand et Blanche Mésange s’assirent, chacun sur le bras d’un fauteuil.
-Ils n’étaient pas de la pièce. Dans la pénombre, ça et là, clairsemés de
-rangée en rangée, des visages apparaissaient, fantômatiques. Et un
-chuchotement vague sortait de tous côtés, des ténèbres. Une porte de
-loge claqua avec bruit.
-
---Silence! nom de Dieu! on ne s’entend pas! hurla tout à coup un gros
-petit homme, assis dans l’orchestre des musiciens, devant un piano et
-qui tapait à tour de bras sur le bois sonore de la boîte du souffleur.
-
---Mademoiselle Blanc! allons, c’est à vous! C’est-il pour aujourd’hui?
-Où est-elle, cette grue-là? Mademoiselle Blanc! s’époumonna-t-il.
-C’était le père Beuriet, le chef d’orchestre, un musicien qui n’avait
-jamais écrit la moindre musique, et dont toute la réussite venait de ce
-qu’on croyait, et qu’il laissait croire, à sa parenté très proche avec
-un académicien.
-
---Mademoiselle Blanc! mademoiselle Blanc!
-
-A droite, à gauche, sur la scène, avec leurs ombres dégingandées
-derrière eux, des gens couraient. Le père Beuriet continuait à marteler
-du poing la boîte du souffleur. Enfin, une grande fille, blonde, l’air
-très calme, arriva sans se presser et dit:
-
---Eh ben, quoi? me v’là! Qu’est-ce qu’y a?
-
---Votre couplet! vite! Vous le savez! allez!
-
-Et le plaquement d’un accord retentit sur le clavier.
-
-La grande fille ouvrit une bouche innocente et entonna à plein gosier:
-
- Moi! je suis Émapinondas!...
-
-Elle allait poursuivre, mais le père Beuriet interrompit net son
-accompagnement:
-
---Pas: Émapinondas! Épaminondas!
-
---Oui, monsieur, dit la grande fille avec soumission.
-
---Allez! reprenez.
-
-Elle reprit, sereine:
-
- Moi! je suis Émapinondas!
-
-Le père Beuriet cria:
-
---Assez, répétez comme moi: É-pa!
-
---Épa-
-
---Mi-non!
-
---Mi-non!
-
---Das!
-
---Das!
-
---Épaminondas!
-
---É-pa-mi-non-das!
-
---C’est très bien. Allez, maintenant!
-
-La grande fille reprit haleine, sourit et chanta:
-
- Moi! je suis Émapinondas!
-
---Est-ce que vous vous foutez du monde, à la fin? vociféra le père
-Beuriet exaspéré, en élevant vers les cieux des mains frémissantes.
-
---Oh! non, monsieur.
-
---Allons! encore une fois! reprenez! É-pa-mi-non-das!
-
-La grande fille repartit:
-
- Moi, je suis Émapinondas!
-
-Et tout à coup, éclatant en sanglots, elle se cacha la figure de son
-bras replié, et tout en s’essuyant les yeux avec son coude, gémit:
-
---Je ne peux pas, là! Je ne sais pas prononcer l’anglais!
-
-Trépignante de désespoir, elle s’enfuit dans la coulisse. On riait.
-Soudain, du fond d’une loge d’avant-scène, complètement obscure, une
-voix coupante s’éleva:
-
---Vous rayerez mademoiselle Blanc de la distribution, n’est-pas,
-Prosper? Nous avons assez des grues sans les dindes!
-
---Oui, monsieur Mariol! répondit le régisseur en s’inclinant.
-
---A une autre! et activons, monsieur Beuriet! commanda Mariol avec
-impatience.
-
---Mademoiselle Chérie Chéron, c’est à vous, pour le rondeau de la
-Réclame!
-
---Je viens!
-
-Et une très jolie femme, admirablement mise, bracelets aux poignets,
-brillants aux oreilles, bagues aux doigts, se leva dans la salle et
-gagna la scène. Chérie Chéron était une des étoiles du lieu. Les
-journaux retentissaient de sa gloire et on ne lui confiait que des rôles
-importants. Ses meilleures amies prétendaient bien qu’elle payait ses
-directeurs pour ses rôles et quelques journalistes pour sa gloire, mais
-le monde est si méchant! Et puis comme si c’était facile! Et la preuve
-qu’elle ne payait pas les journalistes pour dire du bien d’elle, c’est
-qu’ils en disaient souvent du mal.
-
-Chérie Chéron terminait son rondeau au milieu d’un murmure
-flatteur,--car elle avait la main large avec ses camarades et n’est-ce
-pas, un service est toujours bon à demander--quand un monsieur coiffé
-d’un haut de forme incliné sur l’oreille, qui se promenait de long en
-large sur le plateau derrière les artistes, s’arrêta brusquement et
-demanda:
-
---Pardon, Chéron; mais j’ai écrit:
-
- Je vends, je vante et j’invente,
- Menteuse savante!
-
-Or, vous prononcez, et depuis hier seulement, je l’ai remarqué:
-
- Je vends, je chante et j’invente!
-
-Pourquoi changer le texte?
-
-Chérie Chéron regarda l’auteur, puis baissant les yeux d’un air de
-petite fille qui va lâcher une énormité, elle dit:
-
---«Je vante!» je ne peux pas chanter ça.
-
---Comment! vous ne pouvez pas chanter ça! A cause?
-
---Pour sûr que non! qu’est-ce que diraient mes amis des cercles? Je
-vante!
-
---Eh bien, quoi? vous vantez! ça veut dire: vous louangez! vous
-célébrez! vous...
-
-Chérie Chéron murmura, comme un souffle:
-
---Oh! ce n’est pas cela que mes amis comprendraient. Ils comprendraient:
-«Je vente!» v-e-n-t-e, vous sentez!
-
-Cette fois le rire fut général. Cette pauvre Chéron! Ah! Ah! Elle vente!
-Et l’auteur dut accepter la modification.
-
---Je le replacerai! Il vaut le jus! fit-il simplement.
-
-Fernand, dans l’ombre de la salle, perché sur son bras de fauteuil,
-glissa à Blanche Mésange:
-
---A la bonne heure! elle en a une couche, celle-là! C’est ça, le
-café-concert!... C’est ça, leur étoile!
-
-Blanche regarda autour d’elle avec précaution et répondit:
-
---Tais-toi... c’est la maîtresse de Mariol.
-
-A ce moment, Fernand sentit une main se poser sur son épaule, et une
-voix murmura à son oreille:
-
---Viens! j’ai à te parler.
-
-C’était Lourbillon.
-
-Car Lourbillon, généreusement, avait consenti à renouer avec la
-Capitale. Il était engagé dans un beuglant du faubourg Saint-Martin et
-avait renoncé aux tournées en province, la nourriture des hôtels le
-dégoûtant, prétendait-il, et il voulait bien donner la préférence à la
-cuisine de ses amis Fernand.
-
-Car Blanche Mésange et Fernand, pour lui, c’était désormais le ménage
-Fernand. Fernand tout seul! dans un fauteuil! Blanche, quoi? une petite
-cabotine, un lever de rideau! tandis que Fernand! peste! matin!
-maugrebleu! une future vedette! à la bonne heure!
-
-Ainsi tout doucement la nébuleuse Blanche Mésange disparaissait dans le
-rayonnement d’astre du flamboyant Fernand. Et cela n’était pas sans lui
-faire un peu mal au cœur. Enfin!
-
---Tu permets, Mésange, que je te l’enlève une minute. Tu viendras nous
-retrouver chez Zimmer! acheva très vite Lourbillon en emmenant «son»
-Fernand, comme une proie.
-
-Et Blanche, restée seule devant les grossières banalités de la
-répétition qui continuait, seule dans le noir, l’odeur de poussière,
-dans l’ânonnement des scies du jour, le tapotage du piano et les éclats
-brefs des observations brutales de Mariol, éclatant d’instants en
-instants comme des coups de revolver, Blanche eut une crise d’angoisse
-et songea:
-
---Il n’est encore rien. Il n’a pas encore vraiment débuté, et je
-n’existe déjà plus près de lui. Est-ce juste?
-
-
-
-
-VIII
-
-
---Mon vieux, j’ai eu une idée mirobolante pour toi! déclara Lourbillon,
-qui entraînait Fernand sous le bras et qui, royal, sitôt sur le
-trottoir, arrêta: «Cocher! psst!...» une voiture.
-
---Chez Zimmer! et au trot!
-
-Lourbillon s’était intronisé, d’autorité, le directeur de conscience, le
-conseiller d’existence, le mentor, l’ange gardien, le commissionnaire et
-le chevalier de Fernand. «Tu n’es pas imaginatif,» avait-il pris
-l’habitude de lui répéter, «et moi je le suis. Tu n’as pas d’idées, j’en
-suis plein; tu ne connais pas le monde où tu vas évoluer; moi, non
-seulement je le connais, mais encore, je le pratique. Laisse-toi
-conduire.» Et Fernand, assez mou de caractère, un peu dénué de volonté,
-caressé d’ailleurs dans sa vanité par les éloges enthousiastes que lui
-versait, à pleine bouche et continuellement, le vieux cabot, ravi
-d’avoir trouvé une machine à faire de l’argent sans se fatiguer
-lui-même, Fernand s’abandonnait complètement à la merci de son
-compagnon. D’ailleurs il n’avait point à se plaindre de la combinaison.
-Lourbillon choyait son trésor.
-
---Où allons-nous? interrogea Fernand.
-
-Le cocher, flatté de conduire des «acteurs», avait enveloppé sa
-bête--qui souffrit de la faveur grande--d’un coup de fouet plein de
-fierté.
-
---Tu vas voir. Tu me remercieras.
-
-Et sitôt le fiacre arrêté devant la brasserie et les voyageurs
-descendus:
-
---Monsieur Solness! présenta Lourbillon, voici mon ami Fernand dont je
-vous ai parlé, et à qui vous voulez bien faire la magnifique surprise en
-question!
-
-Fernand considéra le généreux inconnu qui s’occupait de lui préparer une
-surprise magnifique. C’était un grand garçon blond, à la bouche
-hermétique et aux yeux bridés, complètement rasé et dont la figure, en
-cet instant, considérablement riante, épanouie et cordiale, devait au
-repos paraître rusée, close et inquiète.
-
---Solness, le peintre! expliqua Lourbillon avec feu;--tu sais bien!
-celui qui fait toutes les grandes affiches qu’on voit sur les colonnes
-Morris! et qui veut faire la tienne, pour tes débuts! hein, mon vieux!
-
-Et il tapa, d’allégresse, sur les cuisses de Fernand, en extase.
-
-Son affiche! une affiche! énorme! coloriée! qui serait son portrait, son
-image à lui, dans la rue! sur les murs!
-
-Toujours lui! lui partout!
-
---Oh! monsieur!
-
---Oui!--confia Solness, d’une voix circonspecte--j’ai entendu parler de
-vous par M. Lourbillon, et par d’autres personnes aussi, du reste, (ceci
-fut dit légèrement, en passant, car Solness aurait été fort embarrassé
-de nommer les dites personnes, et pour cause!)--Il paraît que vous
-allez, d’ici à quelques jours, révolutionner le concert et faire courir
-tout Paris. Et je serais vraiment heureux d’être le premier à vous
-présenter à la foule, dans une épreuve avant la lettre, si j’ose dire,
-avant le grand tirage de la célébrité!
-
-Il ajouta:
-
---Maintenant que vous vous appartenez encore, on peut causer avec vous!
-Plus tard, demain, quand vous appartiendrez au monde entier, on ne
-pourra plus. Il faudra vous demander audience.
-
---Oh! monsieur, jamais! protesta naïvement Fernand, projeté au septième
-ciel, et qui se sentait pousser des ailes.
-
---Oui, oui, on dit ça; on le croit même! et puis, quand la gloire est
-venue!...
-
-Solness articula cela sans rire, avec un sérieux mélancolique, en homme
-qui a sondé l’ingratitude humaine et qui sait combien l’ascension du
-Capitole change les meilleures natures.
-
---Et ce serait une grande affiche, monsieur? interrogea Fernand
-haletant, et donnant libre cours à son unique préoccupation.
-
---Immense! hurla Lourbillon, et étendant aussi loin que possible
-l’envergure de ses longs bras maigres:
-
---Plus grande que ça!
-
---Un double colombier! glissa Solness; un placard qui tiendrait tout un
-côté de la colonne! Et puis, on la ferait balader par les hommes
-sandwichs et par les voitures réclames!
-
-Fernand ne respirait plus. Pourtant, un moment, le sentiment logique que
-ce monsieur, si aimable, ne devait pas travailler pour rien, traversa
-son cerveau, et timidement:
-
---Mais, monsieur, cela doit vous coûter des frais!
-
-Mais Solness eut le geste d’Hippocrate repoussant les présents
-d’Artaxercès.
-
---Monsieur Fernand, je vous prie! dit-il, entre artistes, on doit
-s’entr’aider. Je suis trop heureux de pouvoir, en quelque sorte, être un
-de vos parrains. C’est gracieusement que je ferai ma maquette, et mon
-exécution grandeur nature.
-
-Maintenant, n’est-ce pas? pour les tirages et les éditions successives,
-vous vous arrangerez avec l’imprimeur. Cela ne me regarde pas. Mais, de
-grâce, de moi à vous, pas de question d’argent!
-
-Et un tel désintéressement éclatait sur sa face rasée, que Fernand se
-sentit pénétré de reconnaissance et d’orgueil.
-
-Ioris-Karl Solness, Danois d’origine, mais Pantinois renforcé,
-dessinateur, peintre et homme d’affaires, obligé de gagner sa vie et
-celle des siens, avait, un beau jour, tout comme un chercheur d’or,
-trouvé une mine.
-
-Cela ne lui était pas venu en entendant chanter le rossignol, mais bien
-en écoutant chanter les mentons bleus des cafés-concerts. La naïveté
-enfantine de ces gambilleurs de flons-flons, amateurs de clinquant et de
-vacarme, collectionneurs de palmes en papier, de coupures de journaux et
-de portraits phototypiques, lui était apparue comme un terrain riche en
-minerai pour un exploiteur adroit et assez actif pour cataloguer toutes
-leurs vanités et en faire son profit. Et il avait su être cet exploiteur
-adroit.
-
-Flatteur, insinuant et retors, sachant donner à sa physionomie les
-expressions de l’admiration la plus fervente ou de l’émotion la plus
-profonde devant n’importe quelle singerie du premier pitre venu, il
-avait pénétré derrière le rideau des music-halls et autres tréteaux. Il
-y avait récolté des commandes et moissonné une gerbe de documents
-hilarants.
-
-Caricaturiste de talent, chargeant sans vergogne ses modèles,--toujours
-honorés et satisfaits, pourvu qu’on vît leurs traits sur les murs--il
-faisait à la fois sa réputation et sa fortune. Ses albums de croquis des
-célébrités du concert étaient comme autant de musées des horreurs; mais
-aucune de ces célébrités qui n’eût payé gros l’honneur de se voir, telle
-quelle, dans l’apothéose de l’affiche!
-
-Les originaux de Solness se vendaient fort cher. De temps en temps, il
-organisait une exposition où la collection de ses victimes occupait
-plusieurs pans de murs, à la Bodinière ou en quelque autre galerie
-selected. Et les dites victimes, gommeuses aux épaules creusées de
-salières offensantes, ténors aux doubles mentons outrageusement
-soulignés, n’étaient pas les dernières à se payer, à beaux deniers
-comptants, leurs effigies, comme à plaisir déformées.
-
-I.-K. Solness, à la suite de ces ventes, s’en allait à la mer, avec sa
-famille, en se tordant de rire.
-
-Ainsi Fernand allait avoir son affiche par Solness!
-
-Hors de lui, de joie et d’ivresse, et se figurant déjà--à regarder la
-Morris bigarrée de réclames de spectacles, plantée devant la terrasse de
-Zimmer--y voir sa tête resplendir, sa tête à lui, Fernand, avec ses
-yeux, ses oreilles et sa coupe de barbe (car il ne se faucherait jamais
-la moustache, c’était juré! Il n’était pas de ces cabots ordinaires
-qu’on emploie à toutes sauces!) enivré, donc, et joyeux, il éprouva
-quelque étonnement à constater la froideur avec laquelle Blanche Mésange
-accueillit la triomphale nouvelle!
-
-Elle arrivait d’un pas calme, l’air plutôt attristé, dans son auréole de
-blondeur douce, dorée encore par le soleil qui demeure assez tardivement
-à cet angle du boulevard, et quand Fernand avec exaltation se précipita
-vers elle, la saisit par les mains, l’amena à la table et la présenta à
-Solness, en criant presque:
-
---Voilà M. Solness, le célèbre peintre, qui va faire une affiche pour
-moi!
-
-Elle se contenta d’une brève inclination de tête et commanda au garçon
-un vermouth-grenadine, le bout du petit doigt appuyé sur le pommeau de
-son ombrelle, exactement comme s’il ne se préparait pas, sous la calotte
-des cieux, cette grande chose, cet événement de marque: une affiche de
-Fernand par I.-K. Solness!
-
-Au reste, l’attitude de Solness vis-à-vis de Blanche fut dénuée de tout
-emballement, et quand Fernand et Lourbillon nommèrent leur compagne,
-«vous savez bien! qui était aux _Ambassadeurs_!» le peintre répondit:
-
---Ah! oui, parfaitement! avec un visage qui indiquait profondément que
-jamais le nom de l’amie de Fernand n’avait frappé son oreille.
-
-Aussi Blanche éprouva-t-elle assez vite les prurits d’un appétit qui
-n’était peut-être pas aussi violent qu’elle voulait bien l’affirmer, et
-manifesta-t-elle le désir d’aller dîner.
-
-Et comme Fernand, par politesse, et d’ailleurs enchanté de voir en face
-de lui le visage de son futur glorificateur, ne semblait pas aussi
-pressé de regagner la maison, elle émit un:
-
---Reste avec tes amis, si tu veux, moi je rentre! qui n’était plus d’une
-lune de miel.
-
---Du tout! du tout! rentrons!
-
-Fernand se levait, serrait la main de Solness comme il eût étreint celle
-d’un père.
-
---Vous savez, les femmes!
-
---Mais oui, mais oui, parfaitement!
-
---Alors, à quand?
-
---Mais à demain! Si vous pouvez. Venez à mon atelier, rue Lepic, 10. Il
-faut que je vous croque sérieusement. Vos débuts sont tout prochains, je
-crois.
-
---Dans quinze jours.
-
---Raison de plus. Demain, à deux heures de relevée à cause de la
-lumière. Vous avez des méplats intéressants, là, dans les joues, que je
-ne voudrais pas rater. Madame!...
-
-Solness, debout, s’inclinait, très correct. Le salut de Mésange au
-départ fut ce qu’avait le salut de Mésange, à l’arrivée, très court,
-très sec.
-
-Et Lourbillon ne fut pas invité à dîner.
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Minuit. L’heure des crimes ou des baisers!
-
-Blanche et Fernand, couchés depuis un quart de minute, se regardaient
-autrement que de coutume. D’ordinaire, cet échange des yeux préludait à
-une naturelle et charmante ruée de ces deux jeunesses l’une vers
-l’autre.
-
-Ce soir, Fernand dit:
-
---Comme tu as été désagréable pour Solness?
-
-Et Mésange, les mains jointes sous son chignon, nettement étendue sur le
-dos, et nullement penchée vers son ami, répondit, les yeux maintenant au
-plafond:
-
---Est-ce que je connais ce monsieur?
-
---Mais il te connaît, lui!
-
---Ah! oui! drôlement! Est-ce que j’existe, moi? D’ailleurs il n’y a que
-toi, tu le sais bien!
-
---Pour toi, oui, j’espère! insinua Fernand, qui pressentant vaguement
-l’imminence d’une scène, coupait au court en insinuant son bras sous la
-taille nue de Blanche.
-
-Cette manœuvre insidieuse obtint un plein succès. Blanche tressaillit
-toute et jeta brusquement ses bras autour du cou de son amant. Et bien
-des griefs furent oubliés.
-
-Pourtant, une heure après, la lampe éteinte, cette simple et triste
-phrase sonna dans la nuit:
-
---Tu as de la chance, toi! on te fait des affiches!
-
-
-
-
-IX
-
-
-Le grand jour était arrivé.
-
-Celui des débuts «sensationnels» de l’illustre Fernand aux soirées
-classiques du _Colorado_.
-
-Car, désormais, Fernand était illustre!
-
-Avant de s’être illustré lui-même, d’ailleurs. D’autres s’étaient
-chargés de ce soin.
-
-L’affiche illuminante de Solness, dont les couleurs pétaradaient sur les
-colonnes Morris comme les mille fusées d’un bouquet de feu d’artifice,
-exhibait depuis une quinzaine, aux Parisiens éblouis, le portrait en
-pied de l’imminent triomphateur.
-
-Bien cambré dans un habit bleu azur, à boutons d’argent, culotte
-amarante, bas de même et escarpins à boucles, Fernand, moustaches en
-croc, mèche ondulée et œil en amande, était présenté à l’admiration des
-foules par le bon faiseur. Il y avait déjà des cocottes à huit-ressorts
-qui rêvaient de lui.
-
-Car l’affiche n’était pas seule à célébrer sa gloire. Des notes
-insidieuses, payées cher par la mère Langlet aux courtiers de publicité
-spéciale, racontaient dans les journaux des histoires attendrissantes.
-
-Et tout un roman, de cape et d’épée, d’amour et d’honneur, courait les
-rues:
-
-«Fernand, disaient les feuilles, n’était pas un cabot vulgaire, le
-baryton professionnel, l’ordinaire numéro des music-halls.--Dernier-né
-d’une grande famille, noble comme les Montmorency, mais pauvre comme
-Job, les siens ayant été affligés par des revers de fortune,
-Fernand,--ce nom cachait un nom devant lequel s’incline tout l’armorial
-de France!--était une fois, comme dans les contes de fées, tombé
-amoureux d’une princesse belle comme le jour...
-
-»Trop fier pour accepter le rôle d’un coureur de dot, et jouer le
-personnage du jeune homme pauvre de Feuillet lui semblant d’une
-littérature un peu périmée, il avait résolu de ne devoir rien qu’à
-lui-même, et, comme dans les romans de chevalerie, de conquérir son
-amante à la pointe de son gosier! et dzim et boum!!
-
-»Héroïquement, il avait rompu avec son monde, brisé toutes ses
-relations, fui les salons où l’occasion de rencontrer celle qu’il
-adorait lui était offerte. Prétextant un exode aux lointains pays, à la
-recherche de la Toison d’or, il avait disparu, sans hésitation, sinon
-sans souffrance... (Allons, tant mieux!...)
-
-»Doué,--narraient toujours les gazettes,--d’une voix admirable et d’un
-talent musical hors ligne, il s’était en réalité décidé (l’art a ses
-paladins comme la guerre!) à vaincre l’adversité sur ce terrain du
-théâtre, si parisien et si moderne!»... Plan! plan! ra! ta! plan! fermez
-le ban!
-
-La réclame avait été prestigieusement faite. C’est Antonin Mariol qui
-s’en était chargé. Et avec quel zèle, Seigneur! Et d’autant plus de joie
-que cela fournissait une occasion unique et plausible au démolissage en
-douce de Petrus, l’étoile masculine de la troupe actuelle--dont le
-succès énorme et le talent spécial, goûté du public, commençaient à
-agacer fortement la direction, qui rageusement se voyait dans
-l’obligation d’avoir pour lui des obligations et des égards... (ce qui
-est une source inépuisable de rancunes pour un directeur qui se
-respecte!) Quelle joie pour la mère Langlet et Antonin Mariol, de
-pouvoir, si Fernand avait du succès, asticoter, vexer, humilier et faire
-trembler le célèbre Petrus qui, depuis huit belles années, leur
-rapportait environ 80,000 francs de rente! On allait lui faire voir
-aussi, à celui-là, s’il était le seul et l’unique; est-ce qu’il allait
-les obliger encore longtemps à lui être reconnaissants?... Ces cabots
-ont tous les toupets! On avait engagé Fernand, il était là... tout
-nouveau, tout beau, tout neuf et tout frais. A lui nos cœurs. On allait
-voir ce qu’il avait dans le ventre... (S’il était creux... sait-on
-jamais?... ce brave Petrus serait encore salué dans la maison); mais si
-le nouvel arrivé, «l’Espoir», avait du succès, oh! alors, mon pauvre
-Petrus, attends-toi à tout! Pendant toute une saison, on négligera ta
-publicité, on fera le silence autour de toi, ta vedette maigrira, de
-petites lettres de rien du tout remplaceront les belles majuscules de
-jadis! La claque recevra des ordres formels... tu chanteras à 8 heures
-et demie, à l’heure solennelle des salles vides... on te défendra de
-bisser tes couplets... les programmes seront toujours trop longs; le
-régisseur, pour prendre l’air de la maison, deviendra insolent; le chef
-d’orchestre, par esprit d’imitation, sera maussade, tes camarades seront
-contents... Bref, on te fera «tomber». Ce qui en argot de théâtre
-signifie «étouffer un succès». Puis on te mettra le marché en main:
-partir ou rester à meilleur compte!
-
-Et toi, grande bonne bête de cabot, tu pleureras, ton chagrin deviendra
-de la révolte pendant cinq minutes... et le soir, après avoir été la
-dupe et le joujou de gens retors, roublards et malhonnêtes, tu chanteras
-la bouche en cœur, les pouces dans les entournures de ton gilet, le
-chapeau sur l’oreille, l’air d’un homme heureux, car tu auras signé tout
-ce qu’on aura voulu pour rester là... sur ces vieilles planches que tu
-aimes, ce vieux trou du souffleur dont pendant tes huit plus belles
-années tes guiboles ont ressenti les courants d’air glacés. Tu tiens à
-ta scène, comme d’autres à leur petite maison, à leurs vieux arbres, et
-l’idée de partir, d’aller ailleurs, fait que tu t’attendris... Non, mais
-es-tu assez bête mon pauvre vieux!... Si au moins tu avais secoué
-fortement la caisse de tes patrons, et t’étais enrichi avec eux! Mais
-non, tu as cru être d’une exigence terrifiante en te faisant payer de
-façon à leur rapporter quatre cents pour cent!!! Fallait compter, vieil
-ami, et tirer d’eux le possible et l’impossible! fallait compter!! et
-escompter toutes les rosseries, les ingratitudes et les oublis des
-lendemains de gloire ou des veilles de danger. On ne t’a donc rien
-dit?... rien raconté?... Comment n’as-tu pas deviné?... Mais laissons
-débuter Fernand.
-
-La salle était fort brillante. Le public habituel de ces sortes
-d’inaugurations était accouru. Il y avait là des chapeaux coûtant plus
-cher que les femmes qu’ils coiffaient, des bagues dont les prix avaient
-fait faire un tas de bêtises à celles qui les portaient et auraient
-suffi à nourrir une famille pendant un an, des souliers et des tubes si
-luisants qu’on ne savait si c’étaient les souliers qui étaient en soie
-ou les tubes qui étaient vernis. La critique était même représentée par
-quelques «soiristes,» ces entraîneurs des étoiles, et tous les
-«courriéristes» que la belle Antonia appelait «les valets de cœur»...
-parce qu’ils ne coûtent rien... et vous servent! Pour trente lignes de
-publicité qu’on lui faisait par mois, Antonia ne refusait rien!
-
-Dans les avant-scènes des rez-de-chaussée, les hétaïres notoires de la
-capitale, la belle Puchera, Lucienne de Nemours, Liane de Sancy,
-hostiles lune à l’autre chacune, et chacune entourée de sa bande
-spéciale d’«amis», hauts sur col, plastronnés de blanc et couverts de
-noir, comme les pies, s’accoudaient nonchalamment sur le velours rouge
-du rebord des loges, lorgnant de faces-à-main dédaigneux le menu peuple
-des hommes à un louis et le fretin des minces ondulées qui ne vont qu’en
-fiacre.
-
-Au fond de la salle, face à la scène, et debout derrière le dernier rang
-de fauteuils, Antonin Mariol, intéressé et fiévreux, attendait le lever
-du rideau.
-
-Une explosion de cuivres, de tambours et de grosse caisse, ouverture et
-introduction, charivari et ritournelle, annonça tout à coup le
-commencement des réjouissances. Le rideau s’envola jusqu’au cintre, et
-dans un décor violemment éclairé, un monsieur vêtu d’un complet
-groseille apparut, ouvrit la bouche comme s’il eût voulu avaler
-l’auditoire, et froidement polka, valsa les délices d’être garçon
-d’honneur, le tout mêlé d’une histoire de camembert remplaçant la fleur
-d’oranger fripatouillée sous la table, et d’un ruban arraché
-traditionnellement sous forme de la «Jarretière de la mariée»! Qu’est-ce
-que ce fromage venait faire là-dessous? N’empêche que la chanson s’était
-vendue à 50,000 exemplaires, ce qui est le dernier cri littéraire du
-concert. C’était la première chanson du programme.
-
-Un grand gaillard vint affirmer les sympathies du peuple français pour
-le peuple ru-u-sse! Enfant de chœur dans sa jeunesse, puis cordonnier,
-son premier prix de chant de la «Société Chorale de Champigny» lui valut
-de signer un engagement de cinq ans dans les établissements d’été, et de
-plein air, à la recherche des coups de gueule capables de couvrir le
-bruit des pluies sur la toiture, le roulement des voitures, et la sirène
-des bateaux passant sur la Seine. Tout ça pour 10 francs par soirée!
-
-Ce stentor levait les rideaux des établissements Langlet, du mois
-d’octobre à fin avril.
-
-Après lui vint un ivrogne fictif, détaillant les hoquets, les
-haut-le-cœur, et titubant des chevilles--le nez et les pommettes
-fleuries, le chapeau défoncé sur l’oreille et les pouces accrochés aux
-poches d’un gilet à guirlandes, ses bredouillages mouillés rythmés par
-une musique gaie.--Puis ce furent les «Gommeuses,» surmontées de
-coiffures dont le sommet de plumes époussetait les frises. Une très
-jeune personne vint, bras nus, jambes nues, gorge nue, et qui, d’un
-mouvement habile au cours d’un refrain, trouva moyen de faire glisser
-l’épaulette de son presque pas de corsage, en sorte qu’on put voir son
-sein gauche qui était rond, rose, petit et joli (espérons pour l’autre
-qu’il était pareil!) Elle chanta qu’elle voulait: «Un p’tit vieux bien
-pro-o-pe,» et le répéta deux fois... ce qu’elle n’aurait pu faire si
-elle avait demandé un p’tit vieux bien sa-a-le... Car la censure, qui
-s’y connaît aux nuances, le lui aurait sévèrement refusé.
-
-Mais la prétention, très légitime après tout, de la jolie fille laissa
-le public froid comme glace. Ce public n’était pas un public ordinaire!
-C’était le public des premières, celui qui la connaît et que rien
-n’épate, et qui ne se chauffe point à du bois déjà brûlé! ah! mais! Et
-il attendait Fernand, ce public. Et nul autre! Et on eût pu lui montrer
-la lune à un mètre, et vivante! qu’il n’eût point bronché!
-
-Il y eut cependant un dégel.
-
-Inattendue, cette détente, mais réelle! Il s’entr’ouvrit des sourires çà
-et là, sur des lèvres peintes, des plastrons se penchèrent vers des
-corsages avec approbation. La belle Puchera daigna choquer l’une contre
-l’autre ses mains ruisselantes de diamants, et un applaudissement assez
-vif crépita aux petites places.
-
---Qu’est-ce que c’est que cette gosse-là?
-
---Elle est gentille?
-
---D’un joli blond, n’est-ce pas?
-
---On en mettrait sur son lit!
-
-Ces propos, en brouhaha flatteur, bruirent assez distinctement de
-l’orchestre aux loges.
-
-Et on rappela la débutante. Parfaitement! sans nulle rancune pour
-l’acidulé de sa voix et le léger bafouillis de sa prononciation.
-Bafouillis? Bah! gazouillis, un joujou nouveau! Bravo!
-
-Et, comme l’indiquait le refrain de sa chanson, elle avait:
-
- Charmé les lapins,
- Les p’tits lapins doux et câlins...
- Avec une plum’ de paon,
- J’leur chatouill’ le tympan!
-
-avait chanté la jolie fille.--Et sa joliesse avait captivé les yeux si
-fortement qu’elle en avait bouché les oreilles.
-
-Et les bravos de partir!
-
-Blanche Mésange, charmée, mais point trop surprise (car enfin, n’est-il
-pas vrai qu’on peut être modeste et avoir pourtant conscience de sa
-valeur?...) revint saluer et envoyer des baisers reconnaissants, toute
-émue, toute rose de la réception faite par ce public «de première»,...
-ma chère, celui qui s’y connaît! Car c’était Blanche Mésange qui
-remportait ce succès d’un soir. Un vrai succès, sur le moment! ses
-cheveux mousseux, son sourire de bébé, la douceur de ses yeux, tout cela
-inattendu, inédit et non préparé, avait brusquement allumé le feu de
-paille.
-
-C’est un axiome au concert, démenti parfois, justifié souvent, qu’un
-«numéro» qui réussit _fiche par terre_ le numéro suivant. Les gens sont
-si paresseux qu’ils ne trouvent pas en eux-mêmes la force de deux
-enthousiasmes en une seule séance. La veulerie de nos contemporains va
-des actes aux gestes.
-
-De fait, après la petite ovation accordée à Blanche Mésange, le public
-redevint froid comme une banquise. Le célèbre équilibriste Tom Jack
-lança vainement par les airs des bouteilles, des guéridons, des poids de
-dix kilos et des œufs à la coque. Chérie Chéron, elle-même, égrena dans
-l’indifférence bruyante et la plus absolue les perles de son répertoire.
-«Et quand on pense qu’il faut respecter le Public, grogna-t-elle! Ah!
-zut alors!»
-
-On attendait désormais Fernand.
-
-Mais, avouons-le, on l’attendait comme, au coin d’un bois, des
-détrousseurs espèrent l’imprudent inconnu. Le Tout-Paris des premières
-ne peut pas s’emballer deux fois! Voyons! il faut être juste. Et puis
-c’est fatigant de se faire une opinion, et difficile! Demain, quand on
-aura lu les comptes rendus des journaux, ce sera plus commode...
-
-Et ce furent des bâillements, des conversations particulières, des
-remuements de petites cuillères dans les verres et une recrudescence de
-fumées de cigares, tout le temps que défilèrent hommes et femmes, les
-«types déjà assez vus» du _Colorado_.
-
-Tout à coup le silence se rétablit: le nom de Fernand venait d’être
-affiché, tandis que stridait la sonnerie de l’avertisseur. On allait
-entendre le rossignol annoncé à la porte! et dans les avant-scènes en
-vue, la belle Puchera, Liane de Sancy et Lucienne de Nemours daignèrent
-abandonner les colloques qu’elles entretenaient avec leurs entreteneurs,
-et se retourner du côté de la rampe, avec des claquements secs
-d’éventails brusquement fermés.--Une loge restée vide jusque-là fut tout
-à coup occupée par trois hommes très chics, dont le plus gros était
-l’amant connu de Chérie Chéron, marié et père de grands enfants; cela ne
-l’empêchait pas de courir avec sa maîtresse tous les éditeurs de musique
-et de l’accompagner dans sa course aux chansons, de surveiller son
-affichage qu’il payait sans compter, louant les kiosques, les pans de
-murailles libres pour y faire coller l’affiche coloriée de Chérie
-Chéron, payant ses leçons de diction, ses couturiers, et se précipitant
-chez le coiffeur quand les frisettes étaient en retard: homme de bourse,
-il avait de constantes relations avec la haute banque de Paris, pour
-laquelle il louait des fauteuils qu’il offrait à chaque début de Chérie
-Chéron.--Ce soir-là, inquiet, nerveux, agité, il attendait, anxieux, le
-résultat du début de Fernand... Clou d’avenir qui pouvait faire aussi
-pâlir l’étoile de son amie: un clou chasse l’autre, dit le proverbe, qui
-ne fut jamais si vrai! Petrus comme homme, Chérie Chéron comme femme,
-pouvaient être démolis du coup, si ce Fernand prenait tout pour lui, si
-la direction mettait sur lui seul ses soins de publicité! Et déjà il
-échafaudait tout un plan de défense... des toilettes folles, des bijoux
-nouveaux et des dîners chers offerts largement à ceux qui la serviraient
-dans les journaux; des villégiatures offertes aux auteurs et mille
-autres sornettes de combat.--Enfin Fernand parut!
-
-Il était, comme sur son affiche, en habit azur à boutons d’argent,
-culotte amarante, bas et escarpins.
-
---Tiens! jeta assez haut Liane de Sancy, j’habillerai mon domestique
-comme cela!
-
---Lou mien, il l’est déjà! riposta la belle Puchera, de la loge voisine.
-
-Fernand avait entendu ces aimables paroles, le plateau de la scène étant
-à deux pas, et il sentit tout à coup, en même temps que de la colère, un
-trac énorme l’envahir. A peine entré, déjà la proie passive de tous ces
-êtres, en nombre, contre lui tout seul.
-
-Mais déjà le bâton du chef d’orchestre lui donnait le signal. Il
-s’agissait de vaincre ou de mourir, et il s’élança dans sa chanson comme
-à Waterloo la garde impériale entra dans la fournaise.
-
-Baryton adoré de la _Fauvette_ de Ménilmontant, demeuré très faubourg
-populaire, sans relations dans le monde spécial des fabricants pour
-concerts, et d’ailleurs devenu un peu fat dans le bain d’admiration où
-le plongeaient du soir au matin et du matin au soir Blanche Mésange et
-Lourbillon, Fernand ne s’était pas donné la peine de s’en donner.
-Confiant dans le timbre de sa voix, et assuré de ses agréments physiques
-par le culte passionné que leur rendait dans l’intimité sa bonne amie,
-il avait simplement choisi, comme morceau de début, une de ces romances
-goualantes, son triomphe autrefois, une de ces bêleries de rue que les
-ouvrières, à l’heure du déjeuner, accompagnent, massées en cercle autour
-d’un violoneux, qui la vend dix centimes, deux sous!
-
-Il s’était dit que ce serait du nouveau pour les music-halls, ce genre
-de production ne s’y étant jamais fait entendre, propriété exclusive des
-virtuoses du pavé.
-
-Il se trompait fortement, car une partie de la salle--si nombreuse
-qu’elle fût!--s’amusa à reprendre le refrain en chœur.
-
-A Paris, la scie a plus de vogue que la symphonie. Et la rengaine des
-carrefours pénètre dans les salons, ne fût-ce que par l’escalier de
-service--(et comme certains salons n’en ont pas d’autre...) Seul,
-l’organe véritablement charmant de débutant arrêta les rires prêts à
-éclater. Même, certains, plus sceptiques, voulurent bien croire à une
-charge préméditée.
-
---Il se paye notre tête!
-
-Mais le public ne montra pas une mauvaise humeur excessive, pourtant.
-
-Et on applaudit, mollement; juste ce qu’il fallait pour laisser au nommé
-Fernand le prétexte de «repiquer au truc», pour montrer ce qu’il avait
-«dans le ventre».
-
-Il y avait les _Bœufs_! L’infortuné! les _Bœufs_ de Pierre Dupont et la
-_Tour-Saint-Jacques_ de Darcier! Des chefs-d’œuvre, à ce public de
-demoiselles de parade, coûteuses et joyeuses, à ces femmes du monde en
-mal de piments, à ces gentilshommes impatients de retroussés et de
-littérature au vitriol.
-
-Ce fut une stupeur. Ainsi le Fernand n’était pas un fumiste! c’était
-pour de vrai! nulle galéjade. Un troubadour sincère! Le Tout-Paris des
-premières, de fauteuil à fauteuil, de loge à loge, se regarda
-mutuellement dans les yeux.
-
-Il y eut un instant terrible et drôle, un de ces instants baroques qui
-tuent ou qui font vivre une réputation entre l’Opéra et le faubourg
-Saint-Martin. Allait-on siffler? C’était au bord, comme on dit.
-
-Mais on ne siffla pas! Ce diable d’organe, prenant, vibrant, délicieux,
-paralysa les exécuteurs. On ne siffla pas. On se tut. Même, quelques
-applaudissements, là-haut, aux galeries, se risquèrent. La poésie de
-Pierre Dupont, la verve de Darcier réjouissaient encore quelques âmes
-simples. Et Fernand put saluer et se retirer à reculons, comme un
-dompteur pas très sûr de ses bêtes... sans encombre et sans trop de
-honte.
-
-C’est égal! la chute était rude! Disparue la vision odieuse, de toutes
-ces rangées de visages figés, hostiles, impassibles, muets, Fernand dans
-la coulisse se sentit pâlir de lassitude, de désespoir et de dégoût. Il
-s’appuya à un portant. Ses jambes flageolaient sous lui. Pas un rappel!
-Ah! pour une tape!... C’était cela, ce public «si bon, si indulgent! si
-encourageant!» Des phrases, des blagues écrites dans les journaux par
-des cabots adroits et roublards.
-
-Ainsi, c’est là qu’aboutissaient tous ses espoirs de fortune, tous ses
-orgueils, toute sa sottise! s’avoua-t-il en une seconde de vérité.
-
-Le vide autour de lui. Le personnel s’empressait pour l’entrée de
-Charlin, le tourlourou fantaisiste et pittoresque, idole fêtée du
-parterre. Seul, le pompier de service, attentif sous son casque de
-cuivre, dans sa petite logette, assistait, sans y prendre garde du
-reste, à cette agonie d’une vanité bébête.
-
-Fernand se dirigea à pas chancelants vers l’escalier des loges
-d’artistes. Pantin désarticulé, vêtu de bleu clair et d’amarante, il
-poussa la porte du réduit où une heure auparavant il avait endossé ces
-oripeaux joyeux.
-
-Une femme, Blanche Mésange, en robe de ville, était assise sur une
-chaise, à côté de la planche à maquillage. Elle se leva, quand il entra,
-bondit vers lui avec un visage d’allégresse et cria:
-
---Hein? ça a bien marché! J’en ai eu un succès!
-
-Il la regarda d’un œil morne. Sans s’apercevoir de cette attitude,
-Blanche enivrée continua:
-
---Deux rappels! mon chéri! Tu vois, ta petite femme, deux rappels!
-
-Comme il se taisait toujours:
-
---Figure-toi! je suis désolée. Il est venu tant de messieurs dans ma
-loge, avec des fleurs! Des journalistes, tu sais! et puis des hommes
-chics, et les camarades, et tout le monde; et ils sont gentils ici! ce
-n’est pas comme aux _Bateaux Fleuris_! Je n’ai pas eu le temps d’ôter
-mon costume et de me rhabiller assez vite pour venir t’applaudir! Ah!
-mon chou! je suis contente!
-
-Et elle se précipita pour l’embrasser.
-
-Alors, seulement, Fernand recouvra l’usage de la parole. Il repoussa
-Blanche, et, d’une voix creuse, avec une amertume infinie, il dit:
-
---M’applaudir!
-
---Bien sûr!
-
---Tu aurais été la seule!
-
---Qu’est-ce que tu chantes? suffoqua Blanche en arrondissant ses yeux.
-
---Je chante! jeta Fernand avec violence, je chante que j’aurais mieux
-fait de ne jamais chanter de ma vie! Où est Lourbillon?
-
-Blanche demeurait effarée. Elle balbutia:
-
---Lourbillon? mais il est dans la salle! il va venir!
-
---Lui? ah! oui, comptes-y! D’ailleurs il vaut mieux qu’il ne se mette
-pas sous ma patte! Qu’est-ce que je lui conterais, à celui-là! C’est de
-sa faute, tout ça! de la tienne aussi, d’ailleurs!
-
---Mais qu’est-ce qu’il y a? que s’est-il passé? Tu es fou! gémit Blanche
-en joignant les mains. Dans sa jolie figure tout en bonheur, deux
-grosses larmes commençaient à poindre, aux coins des paupières.
-
---Il y a, cria Fernand exaspéré, que je viens de ramasser la bûche! mais
-là, la vraie! celle de Noël! Et que c’est à vous deux, à Lourbillon et à
-toi, que je dois ça! car sans vous, le diable m’emporte si je serais
-jamais monté sur vos sales planches, me faire charrier par votre sale
-public!
-
---Toc! toc! on peut entrer? fit à ce moment une voix aimable. Et Antonin
-Mariol, jeune, souriant et tranquille, apparut au seuil de la loge.
-
---Ah! monsieur Mariol! je suis un homme perdu! Je vais me jeter à l’eau!
-Et quand je pense que vous avez signé avec moi! hoqueta Fernand qui se
-mit à sangloter, à bout de nerfs, effondré comme un petit enfant.
-
---Mais, fit Mariol avec affabilité, je suis enchanté, mon cher ami,
-d’avoir signé avec vous, ou du moins,--il se reprit--d’avoir fait signer
-madame Langlet! Que vous arrive-t-il? vous êtes indisposé?
-
-Fernand le regarda, stupide d’effarement:
-
---Mais... ma tape de ce soir?
-
---Votre tape? Où prenez-vous une tape? Vous n’avez peut-être pas
-décroché tout le succès auquel on pouvait s’attendre. Mais voilà tout.
-C’est à recommencer simplement. Vous avez été applaudi en somme!
-
---Oh! par qui?
-
---Par les gens d’en haut! Ceux qui font durables les carrières
-d’artistes! Rassurez-vous! je vous ai entendu. C’était très bien! Les
-petites places vous gobent. Tout est là! Les autres, ça ira tout seul.
-On paiera les journalistes qui feront payer les gens du monde!
-
---Oh! monsieur Mariol.
-
---Seulement, vous avez eu tort de ne pas suivre mon conseil. Il faut
-vous créer un répertoire et un genre à vous! Que diable! les auteurs et
-les musiciens ne manquent pas! Allez les voir. Montez à Montmartre.
-C’est le pays qui en produit le plus! Ces gens-là vous fabriqueront sur
-mesure des machines originales et c’est vous qui en récolterez tout le
-bénéfice, la publicité et la galette!
-
-Il s’en allait. Il ajouta:
-
---Surtout plus de rengaines! de ponts neufs! Dégoisez de l’inédit,
-fût-il stupide! Ça portera avec votre voix... Voyez Sufreid à
-Montmartre; ses chansons passent pour spirituelles, elles sont
-au-dessous de tout: le tout est de s’imposer. Nous vous imposerons.
-
-Il n’était déjà plus là, le suave Antonin Mariol, quand Blanche,
-s’approchant de Fernand, le réconforta un peu:
-
---Des auteurs? mon chéri. J’en connais des bottes! Je t’en indiquerai
-qui sont épatants, si tu veux! proposa-t-elle en l’aidant à dégager son
-bras de la manche du bel habit azur à boutons d’argent, qui venait
-d’aller à la peine sans être à l’honneur. Habit de polichinelle cassé et
-démantibulé, habit confident des troubles et des peines, des espoirs et
-des défaillances, qui semblez brillant ou piteux selon que vous avez été
-à la gloire ou à la défaite, quand vous serez fané et jeté dans un coin,
-si vous pouviez alors nous raconter l’histoire de vos espoirs déçus,
-quelle leçon pour nos vanités!
-
-
-
-
-X
-
-
-Le cabaret de la _Tarentule montmartroise_ n’occupait pas, en façade, un
-espace énorme sur le boulevard Rochechouart, mais il possédait des
-profondeurs.
-
-Une simple boutique, en vérité, vue du trottoir... un temple! sitôt le
-seuil passé.
-
-Bistro, café. Puis le sanctuaire. C’est bien là l’impression que Fernand
-ressentit quand Lourbillon l’amena en ce lieu.
-
-Car Lourbillon s’était ressaisi. Consterné, déconfit, prostré après la
-défaite de son disciple, à la première soirée classique du _Colorado_,
-il avait virilement, ce soir-là, soir de tristesse et de doute, pris la
-résolution de ne plus connaître Fernand. Et, négligeant de lui apporter
-en sa loge des condoléances oiseuses, il était parti, à l’anglaise, avec
-le public.
-
-Mais, deux jours après, Lourbillon avait appris que la «tape» était
-considérée comme nulle et non avenue par l’administration, et que son
-poulain gardait encore des chances, outsider tiré sans doute et réservé
-pour un grand prix futur!
-
-Aussi, la bouche en cœur, et sincèrement, somme toute,--car, au fond,
-qui saura jamais ce qu’il peut entrer de délicatesse invisible dans une
-muflerie patente, et si ce n’était pas par timidité d’amitié
-souffrante que Lourbillon avait salement lâché Fernand dans le
-malheur?--sincèrement, donc, et tous les sourires aux lèvres, le vieux
-comique revint déjeuner chez son ami; la cuisine était excellente, au
-reste.
-
-Et aujourd’hui, Lourbillon emmenait son petit Fernand à la _Tarentule_,
-pour lui «dégoter» un auteur!
-
-Bistro, café, sanctuaire.
-
-Tel s’offrait, en effet, l’établissement.
-
-A la terrasse, quelques guéridons, autour desquels stagnaient, fumant
-leurs pipes, au-dessus de bocks sans faux-cols, plusieurs citoyens en
-chapeaux mous.
-
-A l’intérieur, sitôt entrés, Lourbillon dit à Fernand de stopper un peu
-dans la salle réservée aux buveurs; on entrerait plus tard dans celle
-consacrée aux auditions des poètes de la Butte.
-
- * * * * *
-
-Tous deux regardent les habitués de l’endroit. Près d’une petite femme
-en rouge, c’était Lafoire, le dessinateur connu, qui d’une cravache sûre
-et cinglante profilait les culbutes morales et physiques de ses
-contemporains.--On s’arrachait les ventres de ses banquiers et les
-maigreurs de ses danseuses. A côté de lui c’était le célèbre Will, le
-Pierrot glabre, Watteau de sacristie, artiste délicieux d’une élégance
-«interne» et cérébrale. Il causait à un petit homme qui disparaissait
-presque sous la table, et dont les jambes, quand il était assis, étaient
-à cinquante centimètres du sol! De sa hauteur totale de 1 mètre 20,
-celui-là toisait drôlement l’humanité, et la déformait et la défigurait,
-avec talent du reste. Tous ses modèles devenaient des monstres,
-gesticulant à l’envers, des êtres de cauchemar, épileptiques et fous.
-
-Toute sa rancune inconsciente de petit nain lui remontait dans l’œil,
-qui voyait inexorablement la déformation quand même et pour tous! On
-racontait que ce talentueux artiste demandait, durant de longs mois
-d’hiver, l’hospitalité de nuit, la table et les plaisirs du soir à
-certaines demeures chastement closes... et qu’il vivait là, faisant des
-études de mœurs fort intéressantes, en camarade, en ami, conseiller
-gratuit des tempêtes sentimentales qui s’élèvent parfois dans les cœurs
-bas tombés des amoureuses pensionnaires de ces garnis d’amour.
-
-Plus loin un homme jeune crépu, noir, un peu nègre de type. C’est
-Maurice Prenais, les lèvres épaisses, les dents grosses et longues, les
-yeux blagueurs (collez-lui une couronne de pampres sur la tête et une
-peau de bête en guise de _redingue_... il aura l’air d’un fêtard de la
-suite de Bacchus). C’est un poète celui-là, le meilleur de la bande, qui
-dira peut-être ses «Vieux Marcheurs» tout à l’heure...
-
-Le vieux à barbe blanche là-bas, c’est un peintre; l’autre à côté c’est
-un graveur très connu; et voici de Gyvry, pianiste et compositeur d’un
-talent réel, noyé dans l’absinthe; il a été l’ami de Verlaine dont il
-sait les œuvres par cœur, et le soir, là, après la fermeture, entre eux,
-toutes ces illustrations déclament et Verlaine et Baudelaire.
-
-Goudeau, Delmet et d’autres se joignent à eux et les enthousiasmes se
-partagent entre les morts et les vivants.
-
-A ce moment, Fernand et Lourbillon ayant vidé leurs bocks se déplacèrent
-afin d’entendre les fameux chanteurs de la Butte!
-
---Tiens, dit Lourbillon en entrant dans la petite salle, Hortensia et
-Paulina du _Colorado_... vois donc, Fernand...
-
-Et en effet, les deux chanteuses étaient là, très serrées l’une contre
-l’autre, avec au bras une énorme couronne mortuaire d’immortelles
-jaunes! A MA MÈRE! disait la couronne; et comme Lourbillon, stupéfié,
-leur demandait le sens de cette plaisanterie macabre...
-
---Pas une blague, répondit Paulina. Hortensia et moi sommes parties
-tantôt au cimetière porter cette couronne sur la tombe de la mère
-d’Hortensia. Comme le cimetière était fermé, nous l’avons trimballée
-avec nous... on a dîné au _Rat Mort_, on est passé au Moulin, on s’en va
-aux Halles, on tire une bordée. Êtes-vous des nôtres, venez donc?--Non,
-merci, répliquèrent Lourbillon et Fernand, amusez-vous seules!
-
-Et la couronne mortuaire s’en fut faire la fête... jusqu’au lendemain
-matin sept heures, où elle arriva piteuse, à sa destination, déposée sur
-une tombe par deux femmes fatiguées et vannées de leurs folies
-nocturnes.
-
-Cependant, un petit homme aux cheveux rares, la figure courte et large,
-pâle et maigre, les yeux bizarres, dont un qui n’y voyait plus, abîmé
-qu’il était par une large taie blanche, monta sur l’estrade où perchait
-un mauvais piano, et s’accompagnant des deux doigts se mit à chanter, à
-blaguer «Les Sergots».--La chose était fort spirituelle, d’une ironie
-fine et bon enfant. On applaudit ferme!
-
---Gamahut!... annonça le chanteur rageur et embêté. Et la chanson
-macabre et terrifiante fut grincée en mineur, résonnante comme un glas
-funèbre, qui entre temps ferait des farces de sons, et d’allures... La
-salle délirait! Mais on put trépigner, hurler, l’applaudir et le
-rappeler, le petit homme bourru et borgne se leva, salua et déguerpit au
-trot... Il avait gagné ses cinq francs, son bock et sa choucroute.
-
-Après lui vint un homme essoufflé, asthmatique, dont l’haleine aux
-relents de produits pharmaceutiques embaumait les alentours... Celui-là
-articulait si exagérément ses mots qu’il avait l’air de les mordre. Un
-mouchoir en main épongeant une sueur qui n’en finissait pas, il clamait
-le martyre de son cœur, l’espoir de son âme et les déceptions de ses
-rêves.--Il eut un gros succès.
-
-Puis tout à coup, l’introducteur habituel de ces célébrités vint
-demander au public de faire un silence absolu, afin que le «bon camarade
-Sacha puisse se faire entendre». Alors arriva sur l’estrade un individu
-pâle, exsangue, d’une blancheur de cire, les yeux mal réveillés, les
-cheveux de paille, les lèvres violettes et la bouche horrible,
-démeublée, presque sans dents, et laissant apercevoir entre quelques
-bouts d’ivoire noircis et pourris, un trou noir, d’où sortait une
-musique maladive, d’une sonorité douteuse, et des paroles de reproches à
-une femme aimée, dont les trahisons se multipliaient...
-
-«Te rappelles-tu ses baisers?» disaient les refrains.
-
---Flûte alors! Ta bouche, bébé! glapit une vieille fille maquillée.
-
-Ce «ta bouche, bébé,» allusion plus qu’exclamation, mit le public en
-belle humeur, et le chanteur pâle et jaune, vexé et furieux, descendit
-du tremplin, menaçant et grossier.
-
-A ce moment, entrait dans la salle un journaliste, homme de lettres qui
-volontiers racontait dans ses livres ses histoires personnelles. Il
-avait eu la manie de célébrer les femmes androgynes, maigres, osseuses,
-exsangues, diaphanes, l’amour des formes à l’état d’indication, les
-seins et les ventres plats, les hanches des garçonnets, puis il s’en
-était dégoûté en même temps que de la morphine et de l’éther; sa santé
-s’équilibrant et s’assagissant avec l’âge, les bouges et les garçons
-bouchers le laissaient froid.
-
-Dorénavant on ne parlerait plus de lui tout bas, avec des ah! et des oh!
-et des chut! On dirait simplement et sans commentaires qu’il avait
-bigrement du talent! Notre journaliste alla droit au petit coin que
-cachait le piano et derrière lequel, abrité par un paravent, se tenait,
-affalé dans un fauteuil, un homme étrange, si blanc, si blanc, d’un
-teint si transparent qu’il en semblait de nacre, une barbe soignée et
-rousse comme de l’or encadrant son visage de mort. Ce personnage était
-très connu à Montmartre: morphinomane enragé, on lui donnait partout
-l’hospitalité d’un coin afin de faciliter ses piqûres consécutives. En
-apercevant le journaliste, il se remua difficilement, mais lui tendit la
-main en lui disant, les yeux éteints et comme figés:
-
---Rendez-moi un service, éreintez donc demain dans votre journal cette
-garce d’Hortensia qui tout à l’heure m’a ridiculisé ici... devant toutes
-ces brutes. Figurez-vous qu’elle m’a déposé sur le front une
-épouvantable couronne mortuaire et qu’elle a crié tout haut, en
-chahutant ce paravent: «Mesdames et Messieurs, regardez le coco! Le
-Christ au moment des sueurs!!!» Et le morphinomane, ruisselant encore,
-retomba dans son état comateux.
-
-Le lendemain, Hortensia eut son compte dans une feuille du matin!
-
-Et voilà tout ce que vit Fernand dans un seul petit coin de ce
-Montmartre, appelé par Salis la mamelle de la France, et qui n’est tout
-au plus que le biberon des faubourgs, alimentant de ses mots, de ses
-chansons et de ses modes quelques quartiers excentriques, et jetant le
-poivre de sa bohème spirituelle sur toute une ville décidée au plaisir
-et à la fantaisie.
-
---Sortons, sortons, dit Fernand à Lourbillon, j’en ai assez. Mène-moi
-chez Toni-Truant, le fameux cabaretier.
-
-A peine sur le boulevard Rochechouart depuis dix minutes, les sanglots
-d’une pierreuse effarée leur firent dresser l’oreille.
-
---Bats-moi, insulte-moi, disait la voix de femme, tu sais bien que
-j’t’aime et t’en abuses, lâche, lâche, vociférait la fille.
-
-Ils s’éloignèrent, laissant la prostituée à ses occupations nocturnes,
-en hommes prudents et renseignés.
-
-Arrivés devant la porte de Toni-Truant, ils virent deux dames fort
-élégantes qui, sautant d’une correcte voiture de maître, leur
-demandèrent fort gracieusement de les aider de leur présence à entrer
-dans ce cabaret.
-
---Nous avons un peu peur d’entrer toutes seules...
-
---Mais volontiers, répondirent les deux hommes. Et cognant à la porte
-toujours close, aux volets fermés, ils entrèrent tous quatre... Dès
-l’apparition des femmes, Toni-Truant cria:
-
---V’là des peaux! v’là de la garce! Puis aux deux hommes: Allez,
-foutez-vous là... C’est à toi cette marmite-là? Oh! qu’elle est pââââle!
-Qui qu’c’est qu’est le miché d’vous deux? C’est toi l’vieux! Qu’est-ce
-que vous prenez? des bocks? Deux bocks, Eugène!
-
-Et lâchant les nouveaux venus, Toni-Truant s’assit sur un coin de table.
-Fernand s’aperçut alors qu’il était chaussé de bottes énormes, vêtu d’un
-complet de velours à côtes, lingé d’une chemise en flanelle et la taille
-serrée d’une large ceinture rouge de débardeur. La figure était noble et
-fière malgré l’habitude prise de laisser à la bouche une mollesse
-faubourienne, très spéciale aux gavroches. Les cheveux longs rejetés en
-arrière donnaient au front l’ampleur voulue et cherchée, l’allure
-générale était celle d’un beau chouan, solide et d’attaque!
-
---J’vas vous en dire une, annonça l’homme aux bottes d’égoutier: Serrez
-vos rangs!
-
-Et Toni-Truant, d’une voix terrible, formidable, de foudre, ébranla du
-pavé au plafond la petite salle enfumée qu’il arpentait mains au dos,
-d’un pas pesant, rythmé et sautillant, un pas à lui, une marche à lui,
-imitée dans toutes les revues par des cabots qui singeaient ses allures,
-sa mise et sa terrible voix!
-
-On applaudit férocement, on trépigna, on cria, mais Toni-Truant qui
-avait entendu une femme d’apparence fort distinguée dire qu’elle
-préférait ses autres chansons... ses chansons salées... lui cria dans la
-figure:
-
---Une pornographie pour la marquise! et au lieu d’une pornographie (il
-n’en chantait jamais du reste, son talent réel de poète naturaliste le
-protégeant contre ces vulgarités), il entonna une satire pouffante des
-gigolos présents: _Les Crevés!_
-
- Vos mères avaient donc pas de tétons,
- Qu’elles ont pas pu vous faire des gueules?...
- Allez donc dire qu’on vous finisse!
-
-Alors ce fut du délire, tous les snobs bafoués, claqués, poussèrent des
-oh! et des ah! d’admiration joyeuse, les femmes, émoustillées sous les
-mots crus, se frottaient d’aise à leurs voisins. On cria: «bravo! bravo!
-un autographe, une signature!» et Toni-Truant, jouant de l’engueulade
-comme de la rime, les fit «casquer du bon pognon» comme il chantait, et
-ce soir-là, le faubourg Saint-Germain, insulté à gueule que veux-tu et
-ravi, jeta dans la bourse du chanteur le plus pur de son or et de ses
-remerciements.
-
-Fernand, lui, semblait médusé; il examinait la composition de la petite
-salle et n’en revenait pas! Des comtes et des marquis s’interpellaient,
-des femmes entre elles s’appelaient duchesse... et tout ce monde
-s’asseyait là, serrés les uns contre les autres, avec une aisance qu’une
-promiscuité douteuse n’effarait pas: des soldats ivres, deux prostituées
-du quartier, des petits rentiers, des cabots, deux bonnes...
-
---Mais, dit tout à coup Fernand, ces gens-là... ceux de la bonne
-société, ces gens du monde ne se rendent pas compte... ce n’est pas
-possible... ces femmes bien nées ne peuvent pas prendre un plaisir
-semblable à celui qui plaît à ces gigolettes... c’est dans la façon de
-s’amuser qu’on voit la différence des classes...
-
---Depuis 93, bouffonna Lourbillon... il n’y a plus de classes! Toutes
-les femmes se ressemblent, toutes demandent des piments pour leurs sens;
-la pierreuse de tout à l’heure hurlait de plaisir sous les coups et sous
-les paroles ordurières de son amant; ces mondaines-là ont aussi besoin
-d’un dévergondage de langage qui les émoustille: c’est la même chose, la
-même bête qui les travaille. Le dévergondage les pique toutes au même
-endroit, leur besoin de s’encanailler est intense, mon petit Fernand, et
-quand je pense que ces bougres-là nous intimident! Hein? crois-tu qu’on
-est bête! Ils ne sont pas plus intelligents que nous, pas meilleurs, au
-contraire, ils sont plus riches, mieux habillés, mieux instruits, mieux
-élevés, mais nous sommes aussi distingués qu’eux... pas vrai, Fernand?
-
---Le fait est, dit Fernand... que la distinction est dans les sentiments
-et pas dans la coupe de la jaquette... et j’avoue que ni ma mère, ni mon
-père, ni mes sœurs, ni moi, n’avons jamais eu de goûts crapuleux comme
-ça: il est vrai que nous n’étions que des ouvriers...
-
-Il était tard.
-
---Allons-nous en, dit Fernand, je ne trouverai pas de chansons ici, on
-ne les viserait pas et c’est pour un public spécial. Mais à ce moment le
-poète Jehan du Brancart gravit l’estrade.
-
-Il était chauve, avec une drôle de petite moustache blonde ébouriffée,
-et se montrait tout de noir moulé dans un veston en forme de dolman
-d’officier à collet rigide, pendant que ses jambes se perdaient dans les
-flots d’un pantalon à la hussarde à carreaux. Il récita des rondels
-successifs sur les successives beautés de sa bonne amie: «ses yeux,»
-«son nez,» «sa bouche,» «ses seins». Puis, avant d’en entamer un
-dernier, il s’arrêta et avant d’en avoir énoncé complètement le titre:
-«Son...» avait-il commencé.--Non, fit il, celui-là, je le garde pour
-moi!
-
-Et le triomphe qu’il obtint ne fut pas inférieur à celui de Toni-Truant.
-
---Tu trouves ça bien, toi? ça t’amuse? demanda Fernand à Lourbillon.
-
---Non, répondit Lourbillon, tout bas: moi, ça me rase, mais c’est la
-mode, qu’est-ce que tu veux?
-
---Si qu’on s’en irait. On crève de chaleur ici! insinua Fernand.
-
---Le fait est qu’un bock bien tiré, avec une chaise à soi tout seul!...
-
-Ils se levèrent. Mais déjà Belval glapissait:
-
---La parole est à notre excellent camarade...
-
-Et le désordre occasionné par le mouvement de retraite des deux
-compagnons ne fut pas sans provoquer de véhémentes protestations.
-
---Chut!
-
---Assis!
-
---On ne s’en va pas au milieu d’un morceau!
-
---A la porte!
-
---A la porte? bon Dieu, mais c’est là que nous allons, riposta Fernand
-exaspéré!
-
-De fait, ils finirent par se trouver devant la tenture, lisière du
-«Saint des Saints,» puis dans le café, puis dans la rue. Ouf!!
-
---Veux-tu un conseil? professa Lourbillon en avalant un bol d’air; à
-Montmartre tu peux te fouiller pour dégoter ton homme. Les auteurs d’ici
-chantent leurs machines eux-mêmes, et d’ailleurs leurs machines ne
-porteraient pas au concert. Plante-les moi seulement sur les planches du
-_Colorado_ et tu verras la gadiche! Non! Si j’étais à ta place, je
-donnerais un coup de pied jusque chez un de ces petits éditeurs
-lyriques, qui foisonnent boulevard de Strasbourg et aux environs. Là, tu
-trouveras sûrement inédité, inconnu, enseveli dans les cartons, le merle
-blanc qu’il te faut!
-
---Avant, répliqua Fernand, il me faut voir Grandsec. Mariol tient
-absolument à ce que je lui demande des machines modernes et
-sentimentales.--Est-ce que vraiment il a du talent?
-
---Peuh! fit Lourbillon, un pochard... qui rime sur toutes les tables des
-brasseries de Montmartre... Enfin, vois-le toujours!!
-
-
-
-
-XI
-
-
-La grande salle de _l’Abbaye de Thélème_, au premier étage,
-resplendissait de lumières et éclatait de fracas.
-
-Là, c’était la haute noce montmartroise, les fêtards au gousset garni,
-le dessus du panier du Moulin-Rouge, toutes les Espagnoles de la rue
-Lepic, toute l’Italie galante du boulevard Rochechouart et de la place
-Pigalle; danses du ventre des Tunisiennes de la rue Caulaincourt et des
-almées du Delta. Les bouchons de champagne sautaient à plusieurs tables,
-et de véritables soupers: caviar, écrevisses, viandes froides et salades
-russes, mobilisaient des vaisselles.
-
-D’ailleurs, une file de sapins à la porte de l’établissement attestait
-que, pour rouler, le louis est aussi rond sur la Butte que dans la
-plaine et qu’il y a des ivrognes et des sultanes partout où l’homme
-désire en trouver. Agréable constatation, qui prouve que les boulevards
-«extérieurs» ne sont pas plus «extérieurs» que les «grands» boulevards,
-puisqu’ils produisent la même denrée pour le cœur que pour l’estomac.
-Attrape! _l’Américain_!
-
-Au moment où Fernand et Lourbillon, pilotés par Grandsec, firent leur
-entrée, le brouhaha était tel qu’il eût été complètement impossible
-d’entendre les notes de la _Valse Bleue_ que cependant tapotait d’un
-doigt sur le piano une jeune personne vêtue en cycliste et complètement
-ivre, par surcroît, ce qui lui constituait deux culottes.
-
-Mais Grandsec avait quelque chose d’admirable, un seul éclat de sa voix
-calmait les tempêtes et dominait les orages!
-
-Impassible sous ses longs cheveux, il se dirigea droit vers
-l’instrument, prit délicatement, on eût dit entre le pouce et l’index,
-la cycliste mélomane, l’enleva de dessus le tabouret, la posa sur une
-chaise et solennel:
-
---Tas de veaux et de génisses! hurla-t-il, avec un agréable sourire,
-tâchez un peu de boucler vos avaloires, on va vous ficher à l’œil,
-quoique vous n’en soyez certainement pas dignes, un régal dont vous
-pourrez vous lécher les doigts, si vous n’êtes pas trop dégoûtés de vos
-mains.
-
-Il avait prononcé cette harangue d’un organe à ce point dominateur que
-le tumulte ambiant en fut troué comme une planche par un boulet.
-
-Des gens se fâchaient; mais d’autres rirent, et surtout le nom de
-l’interpellateur arrangea tout:
-
---C’est Grandsec!
-
---Vous savez bien! Grandsec!
-
---Le musicien?
-
---Le poivrot!
-
---Grandsec! quoi!
-
---Ah! bon! Eh bien! il en a une santé!
-
---De fer!
-
---Et une gueule!
-
---De bois!
-
---Bravo! Grandsec! continue! Tu nous intéresses!
-
-Grandsec déposa sur le piano son immuable chapeau haut de forme, agita
-sa crinière de lion, et poursuivit:
-
---Ce jeune homme que vous voyez à ma droite (fais risette à ce troupeau,
-mon fils; c’est lui que tu tondras demain!) ce jeune homme s’appelle
-Fernand. Il a vingt ans, toutes ses dents et du talent comme j’en
-voudrais avoir si mon génie ne me suffisait pas!
-
-Bâillements de femmes, ricanements d’hommes, tout un tumulte roula vers
-Grandsec.
-
---A la bonne heure!
-
---Voilà qui est grave!
-
---Tu ne te mouches pas du pied!
-
---Veux-tu mon épingle à chapeau pour te piquer?
-
---Viens boire un verre de champagne! Tu dois avoir la pépie!
-
---Tu parles, Charles!
-
-Grandsec attrapa au vol une bouteille de champagne, l’entonna comme on
-embouche une trompette et répondit:
-
---Ce soir, il ne s’agit pas de bagatelle. Il s’agit de grand art. Vous
-allez entendre mon merle brun. Il est poète comme Hugo, musicien comme
-Wagner, chanteur comme M. Jean de Reszké. La totalisation des délices et
-des orgues, en un mot!
-
---Et des amours?
-
---Demandez-le lui!
-
-Fernand commençait, lui personnellement, à se demander si son nouvel ami
-n’était pas un abominable mystificateur à froid, occupé à le couvrir de
-ridicule.
-
-Mais non. Grandsec lui passa tout à coup un papier:
-
---Tu sais lire la musique, pas? Déchiffre ça en douce. Dans un quart
-d’heure, tu vas leur dégoiser les trois couplets, paroles et musique; tu
-peux y aller carrément, c’est complètement inconnu. Je l’ai fait cet
-après-midi. Et tu peux être tranquille. Ça leur en bouchera un coin!
-C’est des fleurs de mon jardin secret, et je l’aurais gardé pour moi, si
-ta gueule ne m’était pas revenue.
-
-Et, face au public, il annonça:
-
---Mon ami Fernand, moi et cet autre cabot qui nous accompagne nous
-allons vider une tasse! après quoi, vous pourrez ouvrir vos esgourdes.
-Garçon, trois demis!
-
-Et il s’assit avec majesté!
-
-Il n’y eut pas à le nier, le public attendit.
-
-Et il fit silence quand Fernand commença.
-
-C’était une mélopée bohème, au rythme moqueur, aux paroles douloureuses,
-l’automoquerie de la misère et de la mort.
-
-Et, au martèlement des grands accords dont l’accompagnait Grandsec,
-l’effet était étrange et frissonnant.
-
-On applaudit avec frénésie. Fernand lui-même, emballé par la nouveauté
-originale de l’œuvre, vibrait comme une chanterelle. Il se laissa
-retomber sur sa chaise, ému, et tous les nerfs secoués... Ce fils du
-peuple avait la fibre sensible et distinguée comme s’il avait eu cent
-aïeux glorieux en art.
-
-Mais dans l’auditoire, quelqu’un surtout manifestait par une pantomime
-délirante la qualité de son admiration.
-
-C’était, placée précisément à la table la plus proche du piano, une
-femme d’allure et d’aspect bizarres.
-
-Rousse, mais d’un roux qui dédaignait d’imiter la nature, car ses
-cheveux ne disaient pas: «Voyez comme nous sommes d’une jolie nuance!»
-ils clamaient: «voyez comme nous sommes teints d’une façon
-extraordinaire!» rouge vif plutôt et coiffée en bandeaux qui cachaient
-les oreilles, après s’être--selon le rite esthétique de saint
-Botticelli--incarnés sur le front en deux volutes, cette créature, d’une
-pâleur de linge, ouvrait sous cette crinière pourpre et dans cette face
-livide, deux énormes yeux bleus d’un éclat mourant, d’un charme délicat,
-attendris, profonds, délicieux, inoubliables. Un Rossetti, pour
-établissements de nuit, une Béatrice de brasserie... Elle était
-barbarement vêtue d’un mélange de somptuosité et de désordre. Des bagues
-à tous les doigts, et un collet déchiré; un chapeau merveilleux et des
-franges au bas de la jupe. En sorte qu’il était malaisé de prononcer si
-elle était ridicule ou splendide, séduisante ou haïssable, poupée
-articulée ou personnalité exceptionnelle!
-
-Si l’on ajoute qu’elle était seule, farouchement seule, à sa table et
-buvait de l’absinthe, de l’absinthe blanche à deux heures du matin, ce
-dernier trait ne fera qu’élargir le champ des hypothèses troublantes et
-inquiétantes.
-
-La façon dont elle accueillit la chanson de Fernand ne laissa pas non
-plus que d’être peu banale.
-
-Dès les premières notes, on la put voir tomber sur la table, tout le
-buste aplati sur la nappe et les bras étendus, et ainsi elle demeura
-immobile, comme en hypnose, sa tête aux yeux immenses obstinément dardée
-vers le chanteur, sinistrement belle et terrible.
-
-Des sourires amusés coururent de bouche en bouche et un chuchotement
-léger se moqua. Mais discrètement! Montmartre respecte ses phénomènes.
-Il les soigne et les multiplie afin d’entretenir la particularité de sa
-population.
-
-Elle, d’ailleurs, n’avait cure de l’entourage. Et elle émettait
-sourdement une sorte de râle rauque et doux, comme les chattes qu’on
-caresse à leur gré et qui s’immobilisent sous le plaisir...
-
-Quand Fernand se tut, elle se redressa, s’adossa à la cloison, alluma
-une cigarette et sembla se perdre dans un double nuage de fumée et de
-songerie.
-
-Cependant l’heure passait. Si noctambules que soient les gens, ils se
-couchent pourtant quelquefois.
-
-Fernand songeait que Mésange devait être inquiète. Elle avait pris la
-mauvaise habitude de l’attendre à la fenêtre. Déjà, d’ailleurs, beaucoup
-de messieurs atteignaient leurs chapeaux aux patères et demandaient les
-additions.
-
---Garçon! payez-vous! héla Grandsec qui vit le désir de son jeune ami,
-et de qui la seule voix pouvait déchirer le vacarme grandissant.
-
-Ils se levaient. Mais à ce moment, glissant, preste comme une anguille,
-entre Lourbillon et le musicien, l’admiratrice rousse s’élança vers
-Fernand, se pressa contre sa poitrine et l’irradiant subitement d’un
-regard qui fut un véritable accent de volupté et une prière ardente
-d’amour brutal et de tous risques:
-
---Je vous en prie. Demain. Deux heures. Je vous attendrai... Je vous en
-prie... chuchota-t-elle d’un accent de fièvre. Et elle lui mettait,
-presque de force, une carte dans la main. Puis, pft! plus rien! elle
-avait bondi vers l’escalier, et disparu.
-
-Dans la rue:
-
---Tu la connais!... vous la connaissez, cette femme? demanda à Grandsec
-Fernand qui avait, à la lueur d’un bec de gaz, déchiffré ce nom sur la
-carte et cette adresse:
-
- LILITH JOCELYN
-
- _30, Boulevard de Clichy._
-
---Oh! fils! tu peux me tutoyer! clama Grandsec. Si je la connais Lilith?
-la belle madame Jocelyn? Certainement.
-
---Qu’est-ce qu’elle fait?
-
---Tout! l’amour, de la littérature et de la sculpture, le trottoir et
-les salons! La Belle et la Bête! L’ange et le démon, le bien, le mal et
-le reste! Un original qui n’est peut-être qu’une copie! un type qui
-n’est peut-être qu’une rengaine. On ne sait pas, je ne sais pas,
-personne ne sait!
-
---Alors?
-
---Alors? si elle a un béguin pour toi, vas-y! Marche! mais ne t’arrête
-pas! Prends-la comme elle te prendra, par curiosité, comme on croque un
-fruit rare et savoureux, comme on boit une coupe, mais si elle ne
-t’offre pas une seconde tournée, n’insiste pas. Ne marche plus, cours!
-fiche le camp; fuis!
-
---Elle est si dangereuse que cela? sourit Fernand incrédule.
-
---Je l’ignore et le veux ignorer. Mais elle a à moitié rendu louphoques
-plusieurs braves garçons qui, sans elle, auraient pu faire quelque
-chose! C’est une allumeuse... une dangereuse...
-
---Mais encore?
-
---Encore? rien. C’est tout. Elle vaut l’expérimentation! Essaye. Tu es
-encore assez jeune pour te tirer des pattes si tu sens la glu te
-prendre, comme le papier-à-mouches les mouches. Au revoir. Me voici chez
-moi...
-
-Lourbillon et Fernand redescendaient la côte des Martyrs. Et Lourbillon
-s’enquit:
-
---Est-ce que tu iras?
-
---Où ça?
-
---Chez cette Lilith?
-
---Si on te le demande, Lourbillon, tu répondras que tu n’es pas
-renseigné.
-
---Écoute, mon petit, veux-tu un conseil?
-
---Non. Du tout.
-
---Tu l’auras pourtant. N’y va pas. Ces femmes-là, ça ne vaut rien pour
-toi. Tu es tout neuf.
-
---Un neuf frais! pouffa Fernand.
-
---Et Mésange!
-
---Si tu ne lui racontes rien, elle sera heureuse, ne connaissant pas
-l’histoire!
-
---Tu as tort de rigoler, moi je ne rigole pas!
-
---Ce n’est pas toi, non plus, qu’on a invité à la rigolade! Allons,
-vieux, je t’offre un dernier verre chez Pousset et bonne nuit!
-
-Il est des arguments auxquels on ne résiste pas. Cette fois-là
-Lourbillon ne discuta point plus avant.
-
-
-
-
-XII
-
-
-Un peu gauchement, Fernand demandait à la concierge:
-
---Madame Jocelyn?
-
---Au cintième, la porte en face. Au fait, il n’y en à qu’une de porte!
-
-Fernand, muni des renseignements, était déjà arrivé à la hauteur du
-deuxième palier quand une voix le héla de la loge:
-
---Mossieur! eh! Mossieur!
-
-Il s’arrêta, se pencha sur la rampe et tout en bas, distingua la
-concierge qui brandissait un carré de papier.
-
---Qu’y a-t-il?
-
---C’est-il pas vous qui vous appelez Fernand?
-
---Oui.
-
---Alors, redescendez! J’ai une lettre pour vous!
-
-Fernand redescendit.
-
---C’est une lettre--expliqua la portière avec flegme, que madame Lilith
-m’a bien recommandé de vous donner, avant que vous ne montiez.
-
---Merci!
-
-Et Fernand, en réascendant les degrés, prit connaissance du poulet.
-
-Il était conçu en ces termes, et dénué de simplicité, sinon de promesse:
-
- «O mon si beau!
-
- »Car tu es beau! Je ne suis pas de celles qui prouvent les proverbes;
- à la sagesse des nations, j’en préfère la folie. Il est dit: «Frappez
- et l’on vous ouvrira!» Moi, je te dis: «Ne frappe pas. Entre sans
- frapper! Tourne la bobinette, la chevillette cherra!»
-
- »Ta déjà Lilith.»
-
-Tudieu? Fernand sentit son sang lui péter aux joues. Et ses vingt ans
-escaladèrent les degrés, au pas de charge.
-
-«Tourne la bobinette, la chevillette cherra!»
-
-En effet, la clef était sur la serrure. Fernand tourna la bobinette et
-la chevillette chut.
-
-Il se trouvait dans une sorte d’atelier, très drapé de tentures et
-envahi de clarté de par une large baie, en façon de vitrail. Au fond,
-sur un divan oriental, Lilith Jocelyn, absolument nue, rousse et
-blanche, bellement allongée et couchée sur le ventre, avait l’air d’une
-nymphe de Henner, éclatante et nacrée, attendant son cadre!
-
-Elle dit, en se redressant sur un coude:
-
---Retire la clef maintenant, mon chéri!
-
-Et sautant sur ses pieds, les bras ouverts, levés légèrement, si bien
-que ses deux seins, exquisement pâles et ronds, venaient en parade au
-devant de l’arrivant, les cuisses longues, grasses, souples, le sourire
-offert et les yeux flambants, elle marcha vers Fernand totalement
-hypnotisé, et demeuré, cloué le dos à la porte, comme une chouette à un
-volet.
-
---Eh bien? c’est tout l’effet que je te produis? murmura-t-elle, venue à
-se coller contre lui et lui entourant le cou, mettant à ses oreilles la
-fraîcheur moite de ses poignets.
-
-Et brusquement:
-
---Ote ces habits, arrache ces voiles, ô ma statue, qui mettent entre mon
-désir et ta beauté, une barrière de gêne et de convention!
-
-Elle lui appuya aux lèvres un baiser violent et enlaça ses jambes aux
-siennes.
-
-Fernand vacillait. Ces manières faunesques alliées à cette phraséologie
-académique le stupéfiaient au point de l’annihiler, et un instant, il
-put craindre une solution humiliante à sa bonne fortune.
-
-Mais Lilith Jocelyn n’était pas femme à laisser, sans le battre,
-refroidir le fer quand il est chaud. Elle se rendit compte, sans doute,
-que l’effet de son éloquence nuisait à celui de ses charmes, et elle se
-tut, subitement.
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-_Acta non verba!!!_ (Petit Larousse, page 805.)
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-A cette heure même, Blanche Mésange, dans sa salle à manger, accoudée en
-face de Lourbillon, s’inquiétait.
-
---Où est-il allé? dis, Lourbillon? qu’il avait l’air si pressé! Tu as
-vu, c’est à peine si il m’a embrassée! Et puis d’ailleurs c’est de ta
-faute.
-
---De ma faute! ça, par exemple! rugit Lourbillon, froissé.
-
---Sans doute! Tu es tout le temps à l’entraîner, à l’emmener traîner,
-plutôt!
-
---Moi!
-
---Oui! toi! au café, dans les brasseries, chez des tas de gens! Hier, il
-est rentré à quatre heures du matin!
-
---Ça ma petite, tu te gourres! s’il ne fréquentait jamais que moi!...
-
-Blanche avait dressé l’oreille. Elle reprit, très vivement:
-
---Alors, il en fréquente d’autres: il a fait de mauvaises connaissances?
-Une femme, je parie! dis-le moi; je ne le lui répéterai pas!
-
-Mais Lourbillon s’était remis un bœuf sur la langue. Satané bavard qu’il
-était! Il s’en était fallu d’un fifrelin qu’il mangeât le morceau.
-
-Il répondit, et mentalement, pour sa peine, il se collait des gifles
-plein la figure:
-
---Mais non, mais non! qu’est-ce que tu vas imaginer! une femme? Fernand?
-Ah! la la! il t’aime bien trop pour ça, ma fille!
-
-Mésange se rassurait un peu. Et, à part soi, Lourbillon songea:
-
---Eh bien! j’allais en allonger une, de gaffe! Il ne m’aurait jamais
-pardonné, le frère! Pourvu, au moins, qu’il ne revienne pas toqué de
-chez cette...
-
-Et il se versa un petit verre de chartreuse pour renforcer le mot qui
-rimait avec «étain».
-
-Hélas! ce n’est pas toqué, c’est complètement fou que revint Fernand.
-
---Ah! mon vieux! c’est une fée! Splendide et magnifique... confia-t-il à
-Lourbillon, le soir.
-
---Une sorcière! grogna Lourbillon, maussade.
-
-Et de fait, Fernand était ensorcelé. Ce rossignol n’était pas un aigle.
-C’était un garçon qui avait plus de notes dans le gosier que d’idées
-dans le crâne, et qui chantait plus juste qu’il ne pensait. Et puis
-quoi, c’était un simple homme ni fort, ni infaillible, convaincu qu’il
-faut prendre l’amour chaque fois qu’on le trouve.
-
-La belle Lilith l’avait «épaté» considérablement! Jamais, en ses plus
-audacieux rêves d’ancien ouvrier tailleur, pourvu du certificat d’études
-primaires et devenu artiste par la grâce d’un don de nature, il n’aurait
-osé supposer l’existence d’une femme pareille, qui savait tout, qui
-parlait de tout, et qui vous enchantait par son esprit, après vous avoir
-ébloui par sa beauté et grisé par ses caresses. Une muse, un marbre, une
-bacchante! Toutes les lyres!
-
---Les Quat’z’Arts! quoi! gouailla Lourbillon dans le sein osseux de qui
-il s’épanchait.
-
-Cela finit par prendre des proportions désastreuses. La belle madame
-Jocelyn n’était point riche, et sous ses dehors d’excentricité amoureux
-et artistiques, elle voilait un dedans extrêmement pratique et avisé.
-
-Fernand, dont la franchise était naïve et de qui les confidences
-sortaient comme l’eau des parois poreuses d’un alcarazas, ne lui avait
-point, après quelques après-midi de baisers, caché sa situation,
-l’engagement qui liait à lui la direction du _Colorado_, non plus que
-son union libre avec Blanche Mésange.
-
-Et Lilith forma le projet de s’attacher ce joli garçon, capable de
-devenir d’un rapport utile, après avoir été d’un commerce agréable. Il
-s’agissait de mettre en œuvre le grand jeu!
-
-Elle n’y manqua point.
-
-Huit jours,--jour pour jour,--après celui de la première étreinte, comme
-Fernand, de plus en plus épris, passait le seuil affolant de son nouveau
-paradis, il trouva, au lieu de la déesse nue, étalée, provocante et
-lascive, sur le large divan, une dame correctement vêtue, de la cheville
-au menton, d’une robe-tailleur infiniment chaste, et qui lui dit, en lui
-tendant les bouts de deux doigts:
-
---Bonjour, cher! Asseyez-vous. Ne me troublez pas. Je travaille.
-
-Madame Lilith Jocelyn, en effet, debout devant une selle de sculpteur,
-modelait d’un ébauchoir inspiré le corps d’une nymphe, sortie évidemment
-de ses rêves plus que de la réalité, attendu que certains détails de
-structure indiquaient plus d’ambition voluptueuse que de science
-anatomique... Nymphe de garçonnière.
-
-Fernand ne venait pas précisément pour regarder sa maîtresse pétrir de
-la glaise. Il s’assit, pourtant, soumis mais non résigné, dans
-l’espérance que tout cela n’était qu’un prologue acide aux bonheurs
-accoutumés. Mais il dut bien vite déchanter.
-
---Cher! soupira tout à coup Lilith, qui le regardait sournoisement dans
-une glace placée devant elle, et où se reflétait la figure déconfite de
-l’amant déçu:--Cher! il faut que je vous parle sérieusement!
-
-Elle posa l’ébauchoir sur la selle, lava ses mains dans le bassin d’une
-fontaine de porcelaine, accrochée en un angle de l’atelier; puis,
-revenant vers Fernand, elle se laissa tomber près de lui, assise sur le
-divan, lui prit le front dans ses dix doigts, lui caressa les cheveux,
-lui baisa les yeux, et dit:
-
---Cher chéri que j’adore, adieu.
-
---Comment, adieu? sursauta Fernand, éperdu.
-
---Oui, soupira-t-elle; je t’aime trop pour t’aimer si peu! Je te
-voudrais trop, tout entier, pour ne t’avoir qu’à demi! Adieu, mon ange!
-que je t’embrasse une fois encore; et va-t-en.
-
---Mais...
-
---Non! rien! je t’en prie...
-
-Elle lui posa la paume tiède de sa main sur la bouche. Ses yeux
-délicieux agonisaient de langueur triste... Elle murmura:
-
---Reviens, si tu veux; tous les jours; à toute heure! je serai sans me
-lasser heureuse de te voir. Mais qu’il n’y ait plus rien de charnel
-entre nous! Sens bien comme j’en souffrirai...
-
-Elle avait saisi la main du jeune homme et l’appliquait sur son sein,
-rond, ferme et palpitant.
-
---Le partage me répugne. Je n’y puis plus consentir. Adieu. Cette
-personne me pardonnera, si elle apprend jamais le sacrifice que je fais
-en ce moment!
-
-Elle semblait toute prête à rendre l’âme. Fernand tenta ses plus tendres
-moyens. Mais rien. Un geste las, un geste infiniment désespéré le
-repoussait. Il sortit, en proie à une désolation intense.
-
-Le lendemain, le surlendemain, le jour qui suivit, il revint. Les choses
-allèrent de même. Toujours avec ce pareil sourire navré, on
-l’accueillait, on le congédiait. «On l’aimait trop pour l’aimer si peu.»
-
-Et le pauvre Fernand, insoucieux désormais de ses futurs débuts,
-derechef tambourinés par la presse et célébrés par les affiches «dans un
-répertoire original et inédit!» désemparé, désorbité, exaspéré, en
-perdit peu à peu le manger et le boire, devint quinteux avec Lourbillon,
-méchant avec Blanche, et insolent avec les journalistes!
-
-C’était, cela, la fin dernière, l’écroulement fatal de tout le château,
-en France et non en Espagne, rêvé!
-
-Lourbillon le comprit; et un soir, comme, à peine la dernière bouchée
-avalée, Fernand s’était esquivé, l’œil hagard, la bouche de travers,
-l’air fou, le vieux comique paternel et soucieux, confia tout à trac à
-Mésange:
-
---Écoute, ma fille! Il faut que je te dise la vérité! Voici ce qu’il en
-est!...
-
-
-
-
-XIII
-
-
---Les hommes sont encore plus bêtes que les femmes, décidément! gémit
-Blanche Mésange, sitôt que, Lourbillon expédié, elle se retrouva seule,
-devant sa table de salle à manger, un reste de cigarette aux doigts, un
-reste de sourire aux lèvres.
-
-Car elle avait pris, en son amour-propre blessé, la force de sourire,
-durant que le vieux comique, avec des gestes appropriés et des
-intonations à l’avenant, lui détaillait la bonne fortune, tournée en
-mésaventure, de cet imbécile de Fernand!
-
-Au fond, elle souffrait beaucoup. Et certes plus dans sa tendresse que
-dans sa vanité. C’est vraiment de tout son cœur de bonne fille qu’elle
-adorait à présent son amant. Et de l’apprendre ainsi, tout d’un coup,
-infidèle, oublieux et ingrat, la poignait d’une douleur très vive.
-
-Et puis, il y avait, dans cette catastrophe de ses sentiments, quelque
-chose qui plus encore que la vilenie du procédé la froissait chez le
-coupable, c’était l’incontestable sottise de la mauvaise action commise.
-
-Elle la connaissait, la Jocelyn, elle l’avait, au temps de sa liaison
-avec le sénateur, vu venir mendier des subsides, pour la soi-disant
-location d’un atelier, chez ce législateur, connu pour n’être pas une
-île escarpée et sans bords aux abordages du sexe joli.
-
-Elle connaissait le côté d’aventurière et la part de roublardise inclus
-dans ce caractère de fausse excentrique et de détraquée en simili. Et il
-lui était arrivé, jadis, au temps où elle n’était pas intéressée
-directement aux emportements de la donzelle, de plaindre les pauvres
-bougres «chipés» à cette glu dangereuse.
-
-Et, finalement, ce fut cette sensation qui domina en elle: Fernand dans
-les pattes de cette araignée de malheur. Ç’avait d’abord été en son
-esprit, du chagrin, puis de la colère, ça devint de la pitié.
-
-Elle les connaissait les trucs de cette voleuse d’hommes de Lilith! et
-dire que Fernand, lui aussi, s’était laissé prendre par l’extériorité de
-cette femme «Mystère», qu’il avait subi, lui aussi, le charme de cette
-attirance calculée, bric-à-bracquement capiteuse, dont la volupté,
-harnachée d’une mise en scène de bazar, mettait aux cerveaux des pauvres
-hommes des visions d’attitudes nouvelles... des espoirs de frissons
-inconnus et de perversités superbes...
-
-Et c’était vers ces cheveux teints au henné, cette bouche teinte au
-carmin, ces yeux peints de Kohl, cette chair tripotée par tous, ces
-ongles dorés d’idole poudrederisée que Fernand, comme tant d’autres,
-avait couru!
-
-Est-ce qu’il espérait l’amour de cette théâtrale prostituée? Non,
-voyons, ce n’était pas possible, il avait là, follement, bêtement,
-cherché du gros plaisir de peau, et il en reviendrait peut-être hanté
-par des souvenirs de joies du ventre... mais rien de plus! Une
-reconnaissance qui partirait des pieds pour finir à la ceinture, et qui
-n’aurait rien à faire avec une souvenance d’amour vrai, intense, l’amour
-perchant plus haut... la Jocelyn n’avait pu l’atteindre!
-
-Ah! l’amour! l’amour délicat, dévoué, tendre, affectueux, amoureux et
-maternel en même temps, c’était dans le joli cœur de Mésange qu’il
-était, c’était là qu’on le verrait prêt à tout! c’était lui, tout
-chaudement rayonnant, qui éclairerait de sa bonne sagesse les
-agissements de Mésange trahie... Il lui dicterait les bonnes paroles
-d’indulgence et de pardon, et ce serin de Fernand pouvait rentrer...
-elle lui cacherait son chagrin, sa torture aiguë, et l’accueillerait
-avec des yeux si tendres et des bras si maternellement ouverts qu’il
-serait bien obligé de s’y réfugier confus et penaud. Car il était bon,
-Fernand, meilleur--oh! combien!--que la moyenne des hommes, et il le lui
-prouvait constamment, en l’aimant sans égoïsme, celui-là, et bien plus
-pour son bonheur à elle, que pour son bonheur à lui.
-
-Il ne l’aimait pas que bien attifée et d’une élégance qui devait
-contenter un amour-propre d’homme, une vanité d’amant orgueilleux,
-heureux que sa maîtresse soit belle pour les autres.
-
-Elle n’avait pas eu besoin, pour le conserver, d’employer les misérables
-moyens de défense, qui prouvent la fragilité et la vulgarité d’un amour.
-Il ne l’aimait pas pour le plaisir des yeux de la galerie, mais pour la
-joie des siens propres, et qu’elle fût frisée ou pas, élégante ou non,
-pourvu «qu’Elle» fût à l’aise, à son gré, et heureuse, il était heureux.
-
-Et Mésange, jusqu’alors poupée de luxe pour ses amants, qui lui
-défendaient les bigoudis du soir, susceptibles d’entraver leurs
-expansions, exigeant au contraire un harnachement soyeux de dessous et
-de dessus, indispensable à l’excitation de leurs désirs, dont la lingère
-complice se faisait payer les frais, Mésange se vit tout à coup aimée
-avec ou sans rubans, avec ou sans lingerie de soie, aimée pour sa
-joliesse elle-même, aimée surtout pour la tendresse de son cœur, et
-l’élégance de son âme, prise non plus comme un joujou d’amour, mais
-aimée passionnément, comme une femme! une vraie femme!
-
-Comme elle en était reconnaissante à Fernand! Elle était pour lui, elle
-le sentait bien, plus que la «maîtresse» qu’elle avait eu l’habitude
-d’être pour les autres, ou peut-être était-ce lui qui était pour elle ce
-que n’avaient pas été les autres. Oui, pensait Mésange toujours assise,
-pleurant depuis deux heures silencieuse, oui, il est mon amant, mon
-mari, mon frère et mon enfant aussi... mon petit enfant, faible et
-fragile... que je dois guider, aider, pardonner et aimer! et tout à coup
-attendrie, fondue dans son amour sincère et si profondément dévoué, elle
-se raisonna, se calma, se tamponna les yeux, se moucha et se leva très
-résolue.
-
-Il s’agissait de lui montrer qu’on était une femme supérieure. Pas de
-scène--au contraire--un grand bon pardon.--Et en avant pour le travail!
-C’est ce qu’il fallait mettre à la tête des considérations. «Je vais lui
-montrer clairement qu’il ne faut pas perdre son temps à écouter les
-«femmes fatales» quand on a toute une belle carrière devant soi, à
-mettre solidement debout», et Mésange échafaudait tout cela, en même
-temps que son pompon à poudre de riz faisait des bonds de son menton à
-son front et de ses yeux à son nez tout rouge d’avoir pleuré! Et, les
-nerfs domptés, très en ordre, la volonté assise sur une grande chaise,
-elle attendit patiente la rentrée de l’infidèle adoré.
-
-
-
-
-XIV
-
-
-Fernand rentra vers cinq heures. Il était livide. Les yeux, gros de
-pleurs contenus, se gonflaient dans sa face tirée et crispée. Il venait
-d’avoir avec Lilith une scène atroce.
-
---Allez retrouver votre cabotine! puisque vous n’aimez de l’amour que
-les sales plaisirs que ces créatures-là peuvent donner! avait ordonné
-dédaigneusement l’éthérée péronnelle qui définitivement refusait de
-redescendre de son nuage.
-
-Et Fernand, les nerfs à bout, la gorge étranglée de sanglots, était
-parti, sans chapeau, comme un fou.
-
-Vraiment, à revoir la douce figure tendre de Blanche, il éprouva un
-soulagement reconnaissant; un remords le saisit, et comme sa maîtresse
-lui offrait ses lèvres dans un baiser de bienvenue, il éclata soudain en
-larmes, se jeta sur les molles mains bienfaisantes qu’on lui abandonnait
-et s’en voilant le front où elles mirent, ces mains amies, une fraîcheur
-d’absolution, il cria:
-
---Pardon, ma chérie! pardon! si tu savais! si tu savais!
-
---Mais je sais, mon pauvre petit, je sais, et tu es tout pardonné, sois
-tranquille! dit Mésange simplement. Et, lui entourant la tête de ses
-bras, elle baisa les tristes yeux du criminel repentant.
-
-Fernand murmura:
-
---Oh! c’est fini. Tu ne m’aimes plus; tu n’es même plus jalouse.
-
---Quand même je serais jalouse, à quoi bon t’ennuyer de ma jalousie,
-puisque te voilà revenu? Tu es bête, mon chéri. C’est justement parce
-que je t’aime que je veux te rendre accueillant le seuil de la maison.
-Quand l’enfant prodigue est rentré chez son père, le père a tué le veau
-gras. Justement, tiens! ce soir il y a de la blanquette! Ris donc,
-puisque je te jure que tout est oublié!!
-
-Elle ajouta, plus sérieuse:
-
---Tout ça n’est pas de ta faute! Tu t’es laissé monter le coup! Tu n’es
-pas le premier et tu ne seras pas le dernier. Embrasse-moi, tiens, et ne
-pensons plus à tout ce cauchemar!
-
-Fernand considérait Mésange avec de la stupeur. L’infortuné patito de la
-poétique madame Jocelyn n’était plus acclimaté à ces indulgences. Il
-balbutia naïvement:
-
---Comme tu es gentille!
-
---N’est-ce pas!
-
---Oh! oui!
-
---Tiens! proposa Blanche, mets ton chapeau et descendons! Tu m’offres
-l’apéritif!
-
-Fernand sursauta. Son chapeau. Il l’avait laissé là-bas, chez l’autre.
-Il dut l’avouer, piteux.
-
-Mais Blanche éclata d’un beau rire sonore, d’un beau rire de bonne santé
-amoureuse et de franche gaîté cordiale.
-
---Ah! ah! tu as laissé ton chapeau chez elle! Tout va bien: nous voilà
-quittes! Un chapeau pour un béguin! Elle est payée!
-
-Fernand finissait par s’égayer. Mésange poursuivit, triomphante:
-
---Et encore! ton chapeau était tout neuf! tandis que son béguin avait
-déjà servi. C’est encore elle qui te redoit, va!
-
-Ils descendirent, bras dessus, bras dessous, et dans la rue Fernand
-confessa qu’il lui semblait qu’il venait d’être fou; et le blond sincère
-des cheveux de sa compagne, comparé, dans le plein jour, au roux truqué
-de la tignasse de Lilith, acheva sa conversion totale.
-
-Mais ce n’était pas tout que d’avoir reconquis l’homme, il urgeait de
-réveiller l’artiste et c’est à quoi Blanche se consacra dès le
-lendemain. Elle déclara:
-
---Tu n’es pas raisonnable, Fernand! Voici plus de huit jours que
-Grandsec a apporté tes six chansons, les six chansons de toi, paroles et
-musique, et je suis sûre que tu n’en sais pas le premier mot!
-
-Blanche articula cette phrase sans la moindre ironie et Fernand
-l’entendit avec sérénité. Ni l’un ni l’autre ne savouraient l’intense
-baroquerie de cette allégation: «Tu ne sais ni un mot ni une note d’une
-chanson dont tu as fait les vers et la musique!» L’âme cabotine possède
-des grâces d’état.
-
---Ah oui! c’est vrai! diable! mes chansons! où sont-elles? se contenta
-de s’écrier Fernand.
-
-Il devait en effet dans une quinzaine faire un second début et présenter
-au public un numéro tout neuf. Il devenait un autre Fernand poète et
-compositeur, interprète de ses propres œuvres. Le providentiel Grandsec
-avait, est-il besoin de le dire? fourni rythmes et rimes, à des
-conditions très sortables de bon marché.
-
-C’était une idée d’Antonin Mariol, qui, pour motiver un nouveau début de
-Fernand, avait suggéré l’idée d’un nouveau répertoire dont on le dirait
-l’auteur, afin d’aguicher en des lignes nouvelles de publicité la
-curiosité d’un public si déçu une première fois. Donc on ferait savoir
-dans les gazettes que le premier four de Fernand ne se devait qu’à la
-pauvreté de son premier répertoire; que depuis, il avait eu l’ingénieuse
-idée de se rimer une série de chansons appelées à faire sensation tant
-par la forme nouvelle que par l’imprévu des sujets. Un nouveau
-chansonnier se levait! Dans quelques jours auraient lieu les auditions
-des œuvres du «Poète Chanteur» chantées par l’Auteur!
-
-
-
-
-XV
-
-
-Grandsec, trop bohème pour voir son travail pris au sérieux chez des
-éditeurs qui ne se souciaient que des écrivains arrivés, plaçait le plus
-gros de ses élucubrations chez des gens en mal de productions et, d’un
-bout de l’année à l’autre, il donnait chez Pierre et chez Paul des
-chroniques, des vers, des pièces de théâtre, des romans qu’on lui payait
-le prix qu’il demandait, et qui passaient sous les yeux du public signés
-des noms des différents acheteurs.
-
-Il est probable qu’il y trouvait son compte puisqu’il avait renoncé
-depuis longtemps à la gloire de ses œuvres; et cela lui permettait de
-pondre dans tous les coins, sans fatiguer les yeux des lecteurs par le
-rappel continuel de sa signature dans les feuilles.
-
-Il était «l’ouvrier littéraire» travaillant pour plusieurs patrons, et
-le petit mépris qu’il avait pour ceux qui, grâce à ses efforts de
-cerveau, trouvaient leurs voies toutes tracées dans la vie, le faisait
-encaisser de façon fièrement ironique l’argent que les «geais» payaient
-pour leurs plumes de «paons».
-
-Ce fut donc Grandsec qui accepta, joyeux, de laisser à Fernand la gloire
-de ses rimes et de ses rythmes, moyennant une rétribution payée par
-Antonin Mariol.
-
-Mais, comme Fernand ne pouvait faire partie de la Société des Auteurs en
-sa qualité d’artiste interprète, et que Grandsec ne pouvait pas mettre
-sa signature au bas des couplets dont Fernand allait se dire l’auteur,
-ce fut Antonin Mariol qui exigea la remise des «droits d’auteur».--Ainsi
-il rentrerait dans l’argent déboursé...
-
-Grandsec, quand il apprit les exigences de Mariol, le traita de tous les
-noms possibles! Ce salaud de Mariol, qui gagnait trois cent mille balles
-par an, ne pouvait pas lui remettre ce peu d’argent qui lui permettrait
-de manger plus régulièrement! Ce millionnaire qui le privait de quelque
-cinquante francs! il était bon à fusiller, à cambrioler, à étriper. «En
-voilà un citoyen! hurlait comiquement Grandsec, et quand on pense qu’il
-n’est pas cocu! C’est une injustice!» Et ses grands bras de
-gesticuler.--Pauvre Grandsec!
-
-Non seulement, lui, Grandsec, était privé de ses droits d’auteur, mais
-aussi privé de ses droits d’artiste, car à force de dire et de répéter
-«des chansons»,--Fernand et Mésange arrivaient à croire vraiment que
-Grandsec n’y était pour rien! Et cela tout simplement, tout
-naturellement... par la force des choses et la faiblesse des êtres, et
-c’était charmant d’inconscience et de bonne foi.
-
-Donc, Blanche au piano, car elle tapotait agréablement, déchiffra les
-petits chefs-d’œuvre et Fernand commença à les étudier.
-
-De temps en temps, ravi, il s’interrompait et disait à son
-accompagnatrice, après quelque passage plus réussi:
-
---Hein? c’est bien, ça? Quels jolis vers?
-
---Oh! oui, Fernand! c’est ravissant!
-
-Et elle le regardait avec des yeux d’extase. A ce moment, ils croyaient
-à la véracité du «_Paroles et musique de Fernand_» inscrit en tête de la
-mélodie. Le plus comique, c’est que l’«auteur» se trouvait soudain, par
-instants, devant des mots qu’il ne pouvait pas lire, ce satané Grandsec
-ayant une écriture de chat enragé; et alors, c’étaient, sur le sens
-probable de ces caractères mystérieux, des discussions interminables, où
-en général Mésange finissait par l’emporter, car elle avait été jadis
-assez studieuse élève à la «Laïque», et détenait sur les mystères de
-l’orthographe des notions assez précises.
-
-Fernand, lui, n’allait pas chercher midi à quatorze heures et ne se
-détraquait pas le cerveau à creuser la signification des phrases:
-
---Pourvu que ça s’articule bien, je me f... du sens! affirmait-il, non
-sans fierté; ce à quoi Mésange répondait doucement:
-
---Tout de même, mon chéri, il vaut mieux que ça veuille dire quelque
-chose!
-
---Peuh! crois-tu? concluait Fernand en pirouettant sur les talons.
-
-Et de rire.
-
-Mais cette préoccupation qu’avait la jeune femme des nuances littéraires
-des textes, fut cause qu’elle put indiquer, à tout propos, des
-intonations justes, des inflexions appropriées que l’illustre chanteur
-n’aurait jamais trouvées tout seul.
-
---Blanche! elle m’en remontrerait! proclamait parfois Fernand avec
-étonnement.
-
-Et de fait, privée des moyens physiques de l’expression, munie d’une
-faible voix aigrelette et sans timbre, presque gauche en scène, malgré
-sa grâce naturelle à la ville, Blanche Mésange était, certes, dans son
-petit doigt rose plus artiste que le mélodieux Fernand dans tout son
-corps avec ses belles cordes vocales!
-
-Elle était surtout, et de beaucoup, plus intelligente que lui, elle
-avait beaucoup lu, beaucoup appris, beaucoup compris, et les quelques
-aventures d’amour de sa vie l’avaient toujours mise en contact avec des
-gens plus que moyennement instruits, auprès desquels elle avait appris à
-distinguer les différences, les modalités des mille choses de la vie; il
-en résultait une petite science d’observation, une habitude de
-spécifier, de classer, de mettre de l’ordre dans sa compréhension.--Elle
-ne faisait rien sans le besoin absolu de comprendre et ne se contentait
-pas des à-peu-près.
-
-Aussi quelle ressource pour l’ancien ouvrier tailleur, sorti de l’école
-à onze ans et réfractaire aux cours du soir, d’une ignorance relative,
-qui rendait forcément son cerveau malingre! Il comprenait mal qu’une
-femme comme Mésange pût lui expliquer le sens du mot: «Saphique», qui se
-trouvait dans un couplet de Grandsec.
-
-«J’assiste aux amours saphiques,» disait le poète.
-
-Et gentiment Mésange expliqua que cela signifiait des amours illustrées
-par Sapho, une courtisane de l’antiquité qui avait les mêmes mœurs que
-Paulina du _Colorado_...
-
-Mais Fernand, méfiant soudain, insinua, sournois, que c’était tout de
-même bizarre que Mésange sût la signification de «mots pareils,» des
-mots qu’on ne prononce pas tous les jours...
-
---Saphiques! répétait Fernand... Saphiques! comment peux-tu, toi, savoir
-ce mot-là!
-
---Ah! mais dis donc, sursauta Mésange, tu as l’air de dire que j’en suis
-aussi, de la corporation des Sapho!
-
---Tu en as peut-être été... sonda Fernand...
-
-Du coup Mésange, honteuse et furieuse, fondit en larmes! Et Fernand,
-gêné de son ignorance et de sa brutalité, la prit tendrement dans ses
-bras, et la consola avec des tas de baisers!
-
-Les études reprirent de plus belle.
-
-Et cette femme qui paraissait bébête sur les planches, dont le
-répertoire faisait hurler les gens sains d’esprit, savait, de très
-exacte façon, donner un semblant de raffinement, d’élégance élevée, et
-presque littéraire, à des données de chansons piteuses à la lecture.
-
-Elle savait comprendre, elle utilisait les effets et les indiquait à
-Fernand, élève soumis et zélé; mais elle aurait été incapable de les
-faire valoir elle-même.
-
-Sans moyens d’exécution, elle était pourtant un professeur remarquable,
-et Fernand, ainsi préparé, seriné, remis de ses chagrins et de ses
-fatigues, fut prêt à débuter une seconde fois «dans ses œuvres», mentait
-l’affiche.
-
-
-
-
-XVI
-
-
-Il débuta! et cette fois empoigna la salle, et le succès.
-
-Ça y était! Et cette fois, c’était la bonne! rien ne vint troubler sa
-joie glorieuse. La même salle le revint voir; les cocottes, les snobs,
-les journalistes, le populo, la mère Langlet, Lourbillon et Antonin
-Mariol, tous, tous, crièrent bravo! Tous venaient de lui ouvrir la voie
-de la Fortune.
-
-Et pendant des semaines, des mois et des saisons, Fernand allait ne pas
-se fatiguer des interviews, des journalistes prenant d’assaut sa loge,
-faisant la nuit travailler les protes à célébrer sa gloire.
-
-Des messieurs âgés et graves s’installaient, silencieux, sous les lampes
-sinistres des rédactions, pour rédiger avec soin les paroles relatives à
-des questions saugrenues auxquelles il avait consenti à répondre entre
-deux changements de gilets de flanelle...
-
-La transpiration du succès...
-
-La sueur de la gloire serait relatée elle aussi... N’était-elle pas la
-résultante de ses gestes?
-
-Et les gestes d’un cabot auréolé comptent et font partie de ses
-attitudes.
-
-Des années on verrait son nom s’étaler sur des savons, sur des
-bretelles, sur des cravates; une liqueur Fernand, un quinquina Fernand
-seraient lancés,--des commerçants, qui n’auraient pas fait le plus petit
-cadeau à leurs proches, combleraient Fernand d’envois de toutes sortes:
-Fernand partout et toujours.--Fernand grand conquérant de Paris, la
-ville la plus spirituelle du monde! de Paris, qu’il avait à ses pieds de
-cabot ignorant, pâle reflet d’une petite Mésange frisée. Paris, la ville
-attendue, souhaitée par des milliers de cerveaux savants, en ébullition
-constante pour la conquérir; Paris vers qui tous les efforts se tendent,
-tous les désirs aspirent; Paris-Reine, Paris-Madone vers qui tant de
-milliers de mains se joignent; Paris joyeux, Paris triste, Paris d’Art,
-Paris de Travail, Tout Paris était à lui! Il en était le Maître, l’Idole
-et le Roi.
-
-Et quand sa liberté, emprisonnée par un contrat sérieux et étrangleur,
-serait dégagée de ses entraves, d’autres millions de gens, fournis par
-l’Amérique, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Autriche et tous les autres
-coins du monde, accouraient battre des mains. Oui, on pouvait le
-blaguer, n’empêche que les faits étaient là, et qu’on le voulût ou non,
-que les jaloux fussent ou non décidés à reconnaître «son importance»,
-elle existait! Et ce ne serait pas une des moindres joies de Mésange, de
-constater toutes les polémiques que Fernand susciterait, toutes les
-légendes idiotes qu’on ferait circuler sur son compte, toutes les lubies
-baroques de cabot hautain qu’on lui attribuerait: autant de mensonges,
-d’inventions malveillantes. Et Mésange, du haut de son bon sens, ferait
-voir à Fernand le grotesque des dessous de son succès... Quels rires à
-l’arrivée des lettres anonymes! Ce qu’on s’esclafferait! C’était la
-preuve irréfutable du succès, toutes ces rosseries sournoises, faites
-par des gens qui ne se payaient même pas le luxe de les avouer!
-
-Mais la joie du succès était telle, si intense, si grisante, et l’argent
-qui en découlerait servirait à s’offrir tant de bien-être, de luxe et de
-plaisirs! Qu’il ferait bon vivre et chanter! Qu’il serait bon d’arriver
-toujours chez Mésange, les mains, les poches pleines de petits présents
-qui feraient rougir Mésange de plaisir!
-
-Et des gens pourraient trouver cela excessif, des journalistes
-pourraient crier au ridicule, et blaguer le chanteur et l’engouement du
-public, les camarades pourraient déclarer que c’était un succès de
-passage... Fernand, qui saurait à peu près tout ce qu’on écrirait et
-raconterait de lui (car il comptait se tenir très au courant), dirait,
-calme, très souriant: «Laissez faire. N’empêche que des masses
-d’individus se sont dérangés pour m’entendre... que des foules prennent
-des dispositions pour arriver à l’heure où je parais... que des dîners
-se précipitent... que des gens s’endimanchent, que des femmes se font
-belles, pour venir le soir me fêter... que des cochers sont hélés, et
-frappent leurs chevaux pour les faire arriver à temps au _Colorado_...
-que huit jours à l’avance se projettent, entre amis, des parties du soir
-pour aller en groupes m’applaudir... que des milliers d’ouvriers lâchent
-leur travail de meilleure heure, que des aristocrates pressent leurs
-larbins de les servir.
-
-C’était vrai! Toute la bureaucratie lâchait ses brasseries pour lui, les
-boutiquiers fermaient plus tôt; tout cela, additionné depuis quatre
-années, représentait des millions d’êtres, pétrisseurs de sa gloire,
-enthousiastes de sa personne et de son talent! Que ceux qui le
-blaguaient essayent un peu pour voir... Il n’était pas breveté... que
-les autres en fassent autant!
-
-Ah! qu’ils étaient loin ces ciseaux de culottier d’il y a quatre ans! Et
-Fernand, gonflé, ivre de joie, promènerait Mésange, bijoutée et habillée
-comme une duchesse, et le soir, après chaque représentation où la foule
-l’acclamerait joyeusement, Fernand presserait Mésange dans ses bras,
-disant: «Tiens, écoute-les... Es-tu contente?»
-
-Et comme, déjà, il le lui demandait ce soir...
-
---Bien sûr, répliqua Mésange, étonnée qu’il ne calmât pas son
-enthousiasme du succès. Bien sûr, que je suis heureuse!...
-
-Mais elle ne disait pas la vérité vraie... Quelque chose d’obscur... un
-petit goût d’amertume lui montait aux lèvres... Non, non, Mésange
-n’était pas heureuse!
-
-
-
-
-XVII
-
-
-Lourbillon s’était mué en gentleman. Il se vêtait de costumes d’un
-anglicanisme et d’une coupe à faire pâlir notre Le Bargy national. Le
-vieux comique avait enfin trouvé sa voie: ne rien faire en s’agitant
-beaucoup. Il virevoltait, comme une guêpe enfermée de l’aube au soir, il
-filait par les rues, s’occupant de son protégé et de ses affaires
-d’intérêt. Rendons-lui cette justice: Fernand aurait trouvé
-difficilement ami plus dévoué et plus désintéressé. Il marchait dans le
-sillage du jeune triomphateur avec une modestie et un dévouement de
-postulant au prix Montyon. Il aurait pu s’engager comme trompette dans
-la fanfare de la Renommée. A lui seul il faisait plus de publicité
-effective au débutant que tous les réclamistes de la presse parisienne.
-
-Lourbillon allait clamant la gloire de son ami par les cafés et
-brasseries métropolitains. Son éloquence chaude mobilisait chaque jour
-plus de spectateurs pour le _Colorado_ que l’apposition sur les colonnes
-Morris de deux cents quadruples colombiers.
-
-En sus, il était malin comme un ouistiti et de bon conseil. Il savait
-dénicher les cachets supplémentaires rémunérateurs. Fernand avait du
-pain cuit d’avance; grâce à l’ex-comique, on le sollicitait au faubourg
-Saint-Honoré pour chanter ses œuvres, dans les soirées mondaines.
-
-Ce fut au cours d’une de ces soirées chez la vieille et ancienne
-professionnal beauty duchesse de X***, habitant un élégant entresol de
-l’avenue du Bois, que Fernand vit tomber en miettes les nombreuses
-illusions qu’il avait sur «le monde,» le vrai, le grand!
-
-La duchesse recevait le gratin de Paris, ce soir-là, et quelques
-artistes en vogue avaient été priés de venir assister la maîtresse de
-maison à distraire un troupeau élégant, ô combien! de gens cérémonieux
-et de coupe irréprochable, mais dont les conversations devaient avoir si
-peu de saveur, qu’on en était réduit, quand on les avait chez soi, à
-demander du secours à quelques amuseurs professionnels... afin sans
-doute de combler les silences, ou de pourvoir à la facilité des échanges
-de banalités.
-
-C’est beaucoup demander à des gens qui n’en ont point l’habitude de se
-suffire à eux-mêmes; aussi, ce soir-là, était-il venu quelques masques
-hilarants de la Comédie-Française, une série de chansonniers
-montmartrois suivis de Gilette Norbert (une vieille amie de l’auteur de
-ce livre), grande femme maigre, assez laide de visage et de forme, dont
-le chignon rouge sembla ravir l’auditoire.
-
-A son entrée, un murmure reconnaissant l’accueillit, les femmes se
-trémoussèrent, les hommes se calèrent, attentifs... et Fernand, lui
-aussi, constata que cette chanteuse, car c’en était une, était attendue
-et désirée. Que chantait-elle donc? Qu’interprétait-elle? Des auteurs
-anciens? De grands et nobles poètes? Quelle hauteur avait donc le
-frisson d’art qu’elle allait donner pour que toutes ces femmes d’un
-monde fermé, aux relations «d’exception,» de distinction pincée, de
-tenue hostile, fussent détendues, épanouies à l’avance, pour que tous
-ces hommes, leurs maris, leurs amants, les vieux, les jeunes, les
-engageassent par de petits signes des yeux, des gestes, du coude, à bien
-ouvrir leurs oreilles... leurs nobles oreilles!
-
-Mais la chanteuse, après avoir pris tout son temps, toutes ses aises,
-s’accota au piano... gainée d’une longue robe de satin vert Nil, couleur
-voulue, étudiée, pour composer son ensemble à l’instar des affiches
-gueulardes que sa manie de la réclame quand même avait inspiré à Cab, le
-dessinateur des «Cent mille Albums».
-
-D’un petit geste souriant, elle fit signe au pianiste qu’il pouvait
-tapoter...
-
-Un regard circulaire très lent, sur l’auditoire, fixa le choix du
-répertoire qu’elle allait leur servir... et du fouet de ses vilains
-petits yeux, de la blague de sa grande bouche, du flegme de ses longs
-bras croisés, noirs et tranquilles sur son ventre plat, elle nasilla,
-follement amusée, les gestes de caricature des «Vernis,» «Leurs
-adultères,» «Sainte Galette».
-
---Je terminerai par la satire bien parisienne du ménage à trois. Et elle
-annonça: «Les P’tits Cochons!»
-
-Alors ce fut du délire: «Encore! Encore! Bravo Gilette!» Mais elle avait
-à filer ailleurs, dit-elle... On l’attendait chez la comtesse de
-Blaguapart... La vérité c’est qu’elle allait tout bêtement se coucher et
-n’avait nulle envie de s’éreinter le larynx!
-
-Et ce fut au milieu d’un brouhaha flatteur que la grande femme laide et
-maigre traversa les salons de la vieille duchesse de X***, rieuse et
-farceuse, comme enchantée d’en avoir fait une bien bonne!
-
-Après le départ de la chanteuse, un entr’acte de quelques minutes permit
-au noble faubourg d’aller se rafraîchir au buffet somptueusement servi.
-
-Une ambassadrice, jolie comme un cœur, blaguait en un argot exquis des
-vieilles dames qui se faisaient remarquer par des chairs flicflottantes
-et rouges, arrivées en retard irréparablement décolletées, enguirlandées
-de pierreries, de fleurs, de plumes d’autruche, dont les frisottages des
-faux toupets de ces douairières étaient hérissés!
-
-Ah! les horreurs molles, étalées, ballottées sous les lustres féroces,
-que leur vieille impudeur exposait aux quolibets des hommes, aux
-grossièretés de mâles!
-
-Était-ce par élégance qu’elles exhibaient ces nudités pitoyables,
-devenues impudiques par la laideur? Est-ce là «la distinction mondaine?»
-Zut alors!
-
-Puis venaient les jeunes femmes, poupées de salons que l’oisiveté
-déprave, luttant d’une façon attristante avec les cocottes qui leur
-chipent leurs maris, ayant le même couturier que ces joyeuses,--et la
-même lingère surtout... Procédés sournois d’une galanterie inavouée, si
-misérable, si pitoyable! Et ces maris si vains, si naïvement heureux des
-airs équivoques de leurs femmes, de la tentation qu’elles aiguisent
-autour d’elles et qui leur donne, à eux, des airs de parer la jument
-pour qu’un autre l’entraîne.
-
-Toutes ces femmes bien nées, aux lèvres de courtisanes... qu’un bâton de
-fard fait tentantes et parées pour l’amour.
-
-Pour qui tous ces frais? Pour la joie de plaire? A qui? à leurs maris?
-Rien qu’à leurs maris?
-
-Hum!
-
---Il y a des façons moins vulgaires de soigner sa beauté, et on peut
-rester une femme appétissante, soignée et jolie, sans employer les trucs
-raccrocheurs des demoiselles tarifées, pensait Fernand, stupéfié de tout
-ce laisser-aller élégamment pervers.
-
-Alors, c’était ça, le grrrand monde?
-
-Fernand sortit de cette maison absolument épaté!
-
-Le lendemain Lourbillon intriguait pour que son ami fût prié au
-ministère de l’Agriculture, où allait se donner une grande fête
-officielle. Son rêve était de faire entendre Fernand entre Coquelin
-Cadet et Moreno. D’ailleurs, il ne doutait pas que «son poulain» n’en
-bouchât une surface copieuse à Son Excellence et à ses invités.
-
-Et, qui sait?--Lourbillon avait toutes les audaces,--le ministre
-remarquerait peut-être que la boutonnière du poète-musicien-interprète
-était vierge encore de tout ruban violet. Les palmes académiques
-hallucinaient, bien que discréditées, l’excellent homme.
-
-Peu de jours après qu’il eut conquis le public, l’ancien tailleur
-socialiste fut averti par son Mentor qu’il allait recevoir, dans la
-journée même, la visite de Pluvieux, le plus roublard des éditeurs du
-café-concert.
-
-Ça, c’était la consécration définitive. Pluvieux n’avait pas pour
-habitude de se déranger pour rien. Il fallait qu’il fût bien certain de
-l’avenir du débutant pour tenter une démarche. Il n’aimait pas à faire
-les premiers pas. On allait à lui, humblement, car c’était un lanceur
-habile. Au moins en avait-il la réputation.
-
-Il arriva sur le coup de cinq heures chez Blanche Mésange, où Fernand
-continuait d’élire domicile.
-
-Pluvieux était un petit bonhomme dans la banlieue de la quarantaine. Il
-était blond, pâlot, effacé, avec des yeux de porcelaine de Sèvres. Il
-donnait la sensation d’avoir macéré dans l’eau du fleuve Seine pendant
-de longues heures. Il avait l’air humide des personnages silhouettés par
-Ibsen. Son cheveu était pauvre et décoloré; les vêtements, qui
-flottaient sur sa chétive carcasse, semblaient émaner de quelque Temple,
-costumier de la misère faubourienne. Pluvieux suait la déveine et
-pourtant, à tout coup, il mettait dans le mille du succès. Pluvieux
-avait l’air stupide et il était très sondeur; il avait l’air pauvre et
-était riche. Pluvieux était la contradiction faite homme. Il était
-retors et fourbe. Il était timoré à l’excès et passait pour un hardi
-compère. Il affectait la franchise et mentait à bouche que veux-tu. Il
-était avare sordidement, ce qui ne l’empêchait pas, dans des coups de
-générosité fous, d’acheter très cher des refrains qu’il enterrait dans
-ses cartons. Il achetait de la musique pas toujours pour en tirer
-profit, le plus souvent pour qu’un confrère ne profitât pas de
-l’aubaine. C’était un drôle de coco que l’olibrius dénommé Pluvieux.
-
-La réussite complète, trop brusque, a pour propriété de troubler les
-cerveaux les mieux aménagés. Fernand payait son tribut à la vanité.
-Fermement il s’imaginait être l’auteur des machines qu’il chantait. On
-commence à mentir aux autres et un jour, pris au trébuchet, on se ment à
-soi-même, on trompe sa conscience comme une femme qu’on aime encore.
-
-Aussi est-ce au piano que Pluvieux trouva le triomphateur. Fernand eut
-été fort empêtré si on lui avait demandé de jouer _Au Clair de la Lune_
-ou _J’ai du bon Tabac_, mais s’imaginait que cela faisait bien d’avoir
-l’air de malaxer l’ivoire.
-
-L’éditeur, malgré ses apparences de noyé, était fin comme du papier à
-cigarettes ambré. Il devina la pose et le mensonge.
-
---Toi, mon gaillard, tu veux m’épater; ça ne prend pas, tu sais. Tu
-connais la musique comme moi le sanscrit. Fais-tu les paroles de tes
-chansons? voilà ce qu’il faudrait savoir.
-
-Il sut très vite.
-
---Vraiment, mon cher auteur, ce serait un peu puéril de vous faire des
-compliments; toutes les feuilles publiques débordent d’éloges mérités.
-
-C’est ainsi qu’il préambula.
-
-Fernand prit un air modeste, il eut un sourire idiot, avec la bouche
-plissée et serrée comme une bourse de roulier.
-
---Oh! protesta-t-il, la presse exagère et mon talent et mon succès.
-
---Mais non, mais non. Surtout gardez-vous bien de dire cela à l’éditeur
-que je suis: la canaille de Pluvieux, comme ont accoutumé de dire vos
-charmants confrères en chansons.
-
---Croyez, monsieur...
-
---Arrivons au fait. Vous n’avez pas besoin d’argent, heureux veinard?
-
---Je ne saisis pas très bien...
-
---Hypothèse née de ce que je sais que vous n’avez, depuis vos débuts,
-fait aucun effort pour placer votre marchandise.
-
---Ma marchandise? questionna Fernand littéralement abasourdi.
-
---Pardon, vos œuvres! rectifia en souriant Pluvieux. Dans la corporation
-nous ne sommes pas très respectueux.
-
---Et vous désirez?
-
---Acheter votre répertoire, simplement.
-
---C’est que j’ignore tout de ce genre d’opérations, balbutia le jeune
-homme.
-
---Moi, je m’y entends un peu, insinua Lourbillon. C’est pourquoi j’ai
-prié M. Pluvieux de venir te voir. Pour que tes créations deviennent
-populaires, il faut qu’elles soient éditées.
-
---Voilà qui est parier d’or. Maintenant, parlons d’argent. Combien
-voulez-vous?
-
---Vous me prenez sans vert, protesta Fernand.
-
---Je l’espère bien, si je vous laissais à vos réflexions et aux conseils
-de vos intimes, demain vous me réclameriez le Pactole; et j’avoue en
-toute humilité que je ne le porte pas sur moi ni dans ma caisse. J’ai
-peu de temps à perdre, réglons ça vite et bien.
-
---Mais encore...
-
---Voilà, je considère que vous serez de vente pendant trois ans.
-
---Vous dites?
-
---Je veux dire, tout au moins, que votre succès a pour trois ans de
-vitalité dans le ventre et qu’il faut en tirer profit dans ce délai.
-
-Fernand était mortifié, il renacla.
-
---Je suis tout jeune.
-
---Heureusement. Dans trois ans, vous aurez certainement plus de talent,
-si c’est possible, vous posséderez plus d’acquis, mais Paris vous aura
-assez vu. Vous serez le joujou dont l’enfant est las. Partez de ce
-principe: le spectateur est un gosse, un sale gosse; aujourd’hui, il
-vous fait risette; demain, il pleurnichera rien qu’à vous voir.
-
---Vous n’êtes guère réconfortant, protesta avec un peu de tristesse
-Fernand.
-
---Pluvieux est un malin, rigola Lourbillon, et qui ne ne veut pas
-s’engager pour l’éternité.
-
---Vous l’avez dit, sympathique comique. Résumons-nous. Aucun éditeur ne
-vous a fait d’offres fermes.
-
---Non.
-
---Mes confrères sont des crétins. Pour l’instant, vous êtes l’auteur
-dont les couplets se vendraient comme des petits pains. Nous avons déjà
-perdu beaucoup de temps. J’étais à la campagne, malade. C’est ce qui
-explique ma visite un peu tardive. Enfin, il n’y a pas encore de temps
-perdu; à l’ouvrage!
-
-Fernand avait les méninges brouillées par la faconde de ce petit
-bonhomme à mine éteinte qui vibrait, s’agitait comme écureuil en cage.
-
---Combien avez-vous de créations jusqu’à ce jour? demanda Pluvieux.
-
-Le chanteur se remémora des titres.
-
---Une douzaine environ.
-
---Bon. Tout le paquet doit être en vente dans deux jours.
-
---Mais vous n’y songez pas, insinua timidement Lourbillon, le temps de
-graver les planches, de dessiner les couvertures, de tirer les petits et
-les grands formats, cela m’apparaît comme impossible.
-
-Le vieux cabot n’était pas fâché de faire parade de ses connaissances
-techniques. Il étonnait Fernand et lui prouvait qu’il pouvait utilement
-défendre ses intérêts, et il se proposait de discuter ultérieurement la
-question gros sous avec Pluvieux.
-
-Sec comme un ressort qui se brise, l’éditeur déclara:
-
---Après-demain, vos douze chansons seront appendues aux vitrines des
-libraires. Les illustrations seront faites par des maîtres dessinateurs.
-Vous serez bien servi, comptez sur moi. J’ai fait d’autres tours de
-force que celui-là. Pour ce qui est de la question pécuniaire, pour
-qu’elle ne puisse pas nous entraver, voilà ce que j’ai à vous proposer.
-Voici un traité par lequel vous vous engagez à me céder vos œuvres
-pendant trois ans consécutifs. Le prix?
-
---Dame!
-
---Je ne veux pas vous ficher dedans; nous allons introduire une clause
-restrictive dans le papier qui vous laissera libre de reprendre votre
-signature et votre parole si je ne vous donne pas la somme qu’on vous
-offrira par ailleurs. Est-ce entendu?
-
-Pluvieux, en cette minute, parlait avec la décision d’un généralissime.
-Il avait un peu l’air d’un Napoléon subalterne, dictant un plan de
-bataille à son état-major--d’un Napoléon qui aurait été exposé pendant
-quelques jours sur une dalle de la Morgue, par exemple.
-
-Fernand ne trouvait rien à objecter à la proposition de Pluvieux qui
-semblait, a priori, fort honorable. Il consulta du regard le fidèle
-Lourbillon qui, avec une extrême discrétion, opina du chef.
-
-Qu’est-ce qu’on risquait!
-
-Oh! peu de chose; être roulé comme un vulgaire chapeau d’auvergnat.
-Pluvieux possédait plus d’un tour dans son sac. Il avait le génie du
-traité, des bons petits traités qui ne montrent pas de fissure, qui
-semblent faits entièrement au profit du bienheureux auteur, charmé,
-reconnaissant envers ce petit manteau bleu des doubles-croches qui se
-dépouille, comme un généreux saint Martin, pour enrichir rimeurs et
-croque-notes.
-
-Mais toujours, dans un paragraphe obscur, se glissait une clause de rien
-du tout, semblable au ver dans un fruit, qui permettait au financier
-Pluvieux de se dérober, si tel était son intérêt.
-
-Il savait «y faire», comme on dit à Pantruche-sur-Seine.
-
-Le minuscule bonhomme sortit de sa poche deux belles feuilles de papier
-timbrées à un franc vingt. Et il lut à Fernand tous les articles qui
-contraignaient Pluvieux à payer à son cher auteur des sommes
-vertigineuses. C’était comme une pluie d’or.
-
-Fernand en était confus. Vraiment c’était trop de générosité. L’éditeur
-se dépouillait comme un lapin de garenne. Quand il n’y en avait plus, il
-y en avait encore. Proportionnalité de droits sur la vente, bénéfice sur
-l’étranger, prime après dix mille exemplaires vendus, autre prime à cent
-mille, et on les ferait en se jouant, affirmait Pluvieux, l’air
-convaincu. Et revenant comme un refrain:
-
---Et le droit de vous dégager si cela vous plaît, si on vous offre
-davantage.
-
-Car c’était impossible.
-
-L’important, par exemple, c’était de signer de suite. On ne pouvait
-mobiliser dessinateurs, imprimeurs sans être en règle.
-
-Malgré tout Fernand hésitait. C’était trop beau. Un peu de méfiance lui
-restait dans un coin de bon sens.
-
-L’autre devina.
-
---Vous me prenez pour un fou, n’est-ce pas? ou un citoyen qui veut vous
-ficher dedans? Je ne suis ni l’un ni l’autre. J’ai le désir de faire une
-excellente affaire, et je suis sûr que je vais la faire avec vous.
-Personne n’est outillé à Paris pour tirer mieux profit de votre talent.
-Je vous fais bénéficier loyalement de mes connaissances
-professionnelles. Je ne vous demande pas de reconnaissance, je vais
-gagner beaucoup d’argent, je vous en abandonne un peu. C’est simple.
-
-Cette franchise, cette rondeur décidèrent Fernand et détruisirent dans
-son esprit la mauvaise herbe de la méfiance.
-
-Il signa.
-
-
-
-
-XVIII
-
-
-Naïf, ignorant et faible, quoique pas sot, Fernand n’était plus à ses
-propres yeux le Fernand d’autrefois! Un singulier phénomène de mirage
-lui faisait apercevoir dans sa glace, quand il s’y contemplait, l’image
-d’un Fernand majestueux, solennel, héroïque et grandiose, sur qui,
-manifestement, tout l’univers avait les regards fixés. Petit à petit,
-ainsi que l’a rimé un poète qui avait vu jouer la Périchole, il
-«devenait Espagnol, et se sentait grandir». Lui! Victor Hugo! Pasteur!
-et Napoléon! Le dix-neuvième siècle pouvait quitter la planche. Il avait
-eu des hommes!
-
-Fernand eut un hôtel.--Raisonnablement, quelqu’un de son importance ne
-pouvait pas loger dans un vulgaire appartement. Un hôtel et un jardin,
-naturellement. Comme il y avait une écurie et une remise, il fallut bien
-la voiture et les chevaux. Fernand eut un duc, qu’il conduisait
-lui-même, ganté de peau sang de bœuf, les mains basses et les coudes
-hauts, au grand effroi de Blanche Mésange qui craignait, non sans
-raison, les accidents... et les engueulades des piétons!
-
-Un billard avait été installé au rez-de-chaussée de l’habitation, et
-Fernand avait bien spécifié au fournisseur qu’il voulait que les billes
-en fussent d’ivoire de défenses d’éléphant, et non d’ivoire de corne de
-rhinocéros, comme on en fait pour les petites maisons! Il fallait qu’on
-pût tâter tout... et qu’on vit que rien n’était de la camelote...
-
-A ce train, d’ailleurs, les gros appointements filaient vite. Fernand
-gardait table ouverte au déjeuner, et comme à Paris les pique-assiette
-ne manquent pas, il pouvait fort aisément se payer l’illusion d’être un
-roi qui tient sa cour: «entretient» eût été plus exact.
-
-Il venait là des journalistes, des auteurs, agents de publicité, des
-brasseurs d’affaires, des aigrefins et des inventeurs, des braves gens
-et des filous, mais surtout, des flatteurs et des tapeurs.
-
-Des reporters de dixième ordre lui savaient gré des cent mille
-occasions, qu’il leur fournissait, de relater ses menus faits et gestes
-et profitaient avec abus des occasions qui leur faisaient fabriquer de
-la copie à deux sous la ligne. Le bon marché du paiement en nécessitait
-la quantité. Et comme il était un «homme,» son succès n’excitait pas la
-jalousie et la rancune des petites théâtreuses amies de ces «messieurs
-de la Presse», de sorte que rarement une note hypocritement bonne, ou
-réellement méchante, paraissait à son égard.
-
-Ah! s’il se fût agi d’une femme, cela se fût passé avec moins de
-courtoisie, et les petits reporters obscurs, obligatoirement
-reconnaissants, n’auraient pu échapper à l’influence amoureuse des
-petites âmes frisées, qui, trop sensibles pour jouer de l’épingle à
-chapeau vis-à-vis d’une gêneuse, manœuvrent simplement avec la plume de
-leurs amis.
-
---C’était bien le moins qu’ils pussent faire pour Elles!
-
-Fernand ne refusait jamais le louis à qui ne contestait pas son génie.
-Un marchand de cirage avait obtenu de lui la forte commandite en lui
-proposant de mettre sur les boîtes, son portrait, à lui Fernand, et
-d’intituler le produit inclus: «_Cirage à la plus charmante voix du
-monde._»
-
-Les colonnes Morris, les affiches, les brochures de chansons avaient
-beau reproduire à l’infini ces traits si publics à présent, Fernand ne
-pouvait se rassasier de se voir en papier, en plâtre ou en bronze, sur
-les murailles ou dans les vitrines. Il n’avait, au tréfonds de lui-même,
-qu’une contrariété et qu’une envie. Jadis, un autre artiste, moins grand
-que lui, certes, mais qui avait eu son genre, Petrus, l’illustre Petrus,
-avait suscité une idole au pays et un mouvement énorme d’opinion, sous
-les espèces du général Boulanger et du Boulangisme! Cela manquait à la
-gloire de Fernand, qui anxieusement cherchait autour de lui, sans en
-rien avouer à personne, le général à lancer, le courant politique à
-déchaîner. Déroulède, le duc d’Orléans, Jules Guérin ou Barillier?
-
-Les lauriers de Petrus l’empêchaient positivement de dormir. Lui,
-Fernand, peut-être? qui sait? serait un jour le sauveur attendu? Et il
-ne disait pas non à cette idée. N’était-il pas déjà, après tout, l’homme
-le plus populaire de France?
-
-Quand il remuait ces pensées, secrètement, il plissait le front, pinçait
-la bouche, jetait ses deux bras derrière son dos et se mettait à
-arpenter le parquet d’un pas saccadé.
-
-Mésange, alors, souriant doucement, lui lançait, légèrement moqueuse:
-
---Bon! voilà que tu fais ton Bonaparte!
-
-Elle ne croyait pas si bien dire.
-
-A part cette innocente toquade, Fernand ne se plaignait point de la vie,
-la petite humiliation de n’avoir pas encore renversé le gouvernement ne
-troublant que peu son sommeil et nullement son appétit.
-
-On citait ses mots que Lourbillon, logé à l’hôtel et commensal assidu du
-maître, allait colporter dans les journaux où on les insérait avec
-gaîté.
-
-Un jour qu’un attaché d’une ambassade étrangère venait de louer une
-avant-scène pour un prince de la puissance qu’il représentait, de
-passage à Paris, Fernand, qui sortait de la répétition, fut salué par le
-diplomate, qui le prit à part dans un coin, le priant d’intercéder
-auprès de sa direction afin que le prince ne fût pas le point de mire du
-public, grâce à la marche nationale qu’on lui servait généralement en
-pareil cas. On désirait l’incognito le plus absolu.
-
---Mais certainement, répliqua Fernand... à une condition pourtant.
-
---Laquelle?
-
---C’est que, lorsque j’irai chez vous, on ne me jouera pas la
-_Marseillaise_!
-
-Une autre fois, présenté à un chroniqueur notoire, membre de
-l’Académie-française, chargé d’ans et d’honneurs, il avait, désireux
-d’être aimable et de trouver la phrase et le terme de comparaison les
-plus propres à chatouiller au bon endroit son interlocuteur, émis ce
-compliment:
-
---Je sais, monsieur, vos mérites et quelle place vous occupez. Vous
-êtes, si j’ose m’exprimer ainsi, «le Fernand du journalisme».
-
-Et il avait ajouté, dans l’oreille de Lourbillon:
-
---S’il n’est pas satisfait avec ça! Je crois que je lui en passe, de la
-pommade!
-
-Mais il surgit un événement qui mit le comble à son orgueil, car il
-allait lui permettre, cet événement inattendu quoique cependant bien à
-prévoir, d’emplir une fois de plus, de sa personnalité, les échos
-parisiens.
-
-Un matin, Blanche Mésange, très pensionnaire et toute confuse, lui
-confia, non sans inquiétude,--car enfin, elle ne l’avait pas fait exprès
-et on ne sait jamais comment les hommes prendront cela!--que selon tant
-de probabilités qu’elles en devenaient une certitude, elle était
-enceinte! Voilà!
-
-Blanche avait bien tort de craindre. Fernand fut ravi. Il embrassa la
-future maman en clamant:
-
---Il aurait été dommage, en effet, que je m’éteignisse sans postérité!
-
-Car il soignait son langage, depuis qu’il fréquentait les journalistes,
-et même, usait de l’imparfait du subjonctif plus souvent qu’il n’était
-nécessaire.
-
-Il ajouta avec élan:
-
---Et aussi bien, puisqu’il en est ainsi, je veux que la fête soit
-complète! Pas de baptême sans noce. Fais venir tes papiers, ma chère; je
-t’épouse!
-
-Mésange en resta sans voix, la bouche bée, les yeux écarquillés, avec
-seulement un «oh!» de stupeur, qui s’acheva dans une crise de larmes
-délicieuses et dans une telle défaillance nerveuse que Fernand dut la
-prendre dans ses bras, poupée inerte et sanglotante, pour l’empêcher de
-choir sur le tapis.
-
-Le mariage! le mariage légitime! avec le maire et le curé! l’alliance en
-or, pour de vrai! Le «oui» éternel avec l’homme qu’on aime! Le mariage
-bourgeois, ce rêve de toutes les cabotines, petites ou grandes! ce hâvre
-de grâce vers lequel cinglent en vain tant de voiles lasses des libres
-vents du large! Elle y entrait, elle, Blanche Mésange, ancienne
-«corbeille» aux _Ambassadeurs_, ex-petite femme de beuglant! Ce n’était
-pas un rêve, c’était la réalité, c’était la vie! sa vie à elle!
-
---Ah! mon chéri, mon chéri! hoqueta-t-elle dans un spasme. Fernand,
-digne et indulgent, souriait avec l’affabilité d’un roi qui élève
-jusqu’à lui une bergère, touché sincèrement, pourtant, dans la partie
-profonde de son être que n’avait pas encore cuirassée l’induration
-professionnelle.
-
---Et tu verras si ce sera chic! nous aurons nos portraits dans les
-illustrés! reprit-il, ressaisi déjà par le métier.
-
-Mésange, qui n’était pas du bâtiment pour rien, se redressa:
-
---Le mien aussi, dis?
-
---Parbleu!
-
-Et ce fut en effet «très chic!»
-
-La chose fut pompeuse et fort bien ordonnée. Le mariage civil, à la
-mairie du dixième, fut célébré dans une stricte intimité, devant les
-quatre témoins, le grand Petrus et l’inimitable Charlin pour l’épousée,
-et Mariol avec Lourbillon pour Fernand; les deux conjoints n’ayant plus
-ni pères ni mères, la présence des familles, parfois compromettantes, ne
-gâta point l’admirable correction de la cérémonie. Le maire prononça une
-courte allocution sur les devoirs conjugaux, les vertus des artistes et
-les privilèges du talent. Après quoi l’on alla luncher.
-
-Mésange, nerveuse, luttait pour paraître calme: mais, depuis la minute
-du OUI solennel, à la mairie, une émotion intense la tenaillait... elle
-aurait voulu en finir vite de ce déjeuner et se trouver seule avec
-Fernand... Un besoin qu’elle ne s’expliquait pas la poussait à exprimer
-à Fernand des sentiments subits et neufs qui la préoccupaient depuis le
-matin. Enfin les invités partirent et les mariés se trouvèrent seuls,
-après avoir bien recommandé à leurs témoins de ne pas les faire poser le
-lendemain, à l’église Saint-Laurent.
-
-Une fois rentrés, Blanche dit tout à coup:
-
---C’est drôle comme cette petite cérémonie de ce matin m’a bouleversée.
-Je me sens tout à coup des responsabilités, vois-tu, mon chéri. Des
-devoirs, jamais avant je n’y avais pensé, est-ce drôle! Demain, après
-l’église, nous serons tout à fait mariés... tu seras «mon mari». Non,
-mais, est-ce que ça ne te fait pas quelque chose, cette histoire de
-mariage? Moi, j’en suis bouleversée, mon chéri, j’ai en moi une espèce
-d’impression «sérieuse,» «grave;» dame, c’est pour toujours, mon
-chéri... pour toujours... Quel bonheur! Comme on va être heureux, dis?
-Nous aurons un beau petit gosse... tu verras, après la visite à
-l’église, j’enlève mon corset pour qu’il pousse mieux! Et en avant la
-bosse!
-
-Et le soir, à l’heure du dîner, la façon dont Mésange s’assit à table et
-servit Fernand, prouva que c’était «madame Fernand» qui donnait ses
-ordres au valet de chambre, et non plus «Mésange, des _Ambassadeurs_»;
-non pas, grands dieux, qu’il y eût de la pose dans sa tenue, oh! non!
-mais une sorte de façon réservée, une dignité correcte dans son maintien
-de femme très aimante, qui veut faire honneur à «son mari,» et mériter
-son titre de femme mariée; épousée au grand jour, choisie devant tous
-par l’homme qu’elle aime. Ah! oui! c’est bon! Le rêve des rêves!
-
-La paix du cœur jusqu’à la fin de la vie! Une vie d’amour certain, une
-communauté des joies et des peines, un partage de tout!
-
-Fernand serait fier d’elle; sûr qu’elle serait une femme modèlement
-fidèle, dévouée à lui et à son enfant! Et pendant qu’en dînant elle
-pensait à tout cela, Fernand, lui, pensait à faire le soir même reporter
-des notes dans les journaux afin que nul n’ignorât que c’était bien
-demain la cérémonie religieuse à Saint-Laurent!...
-
---Quand on pense, dit tout à coup Mésange, qu’il y a de si mauvais
-ménages et que nous allons être si heureux! Nous penserons ensemble,
-nous travaillerons ensemble, nous voyagerons ensemble, notre métier à
-tous les deux nous aidera à ne jamais nous quitter, puisque tu exiges
-toujours mon engagement quand tu signes un contrat? Et, vois-tu, c’est
-la base solide du bonheur d’amour cette perpétuelle vie à deux, sans
-aucune raison de séparation; quand on s’aime bien, comme nous, les
-séparations, fussent-elles très courtes, sont autant de petites morts.
-Il faut, pour éviter de s’habituer à l’absence de l’un, ne pas se
-quitter... et se donner un tel besoin l’un de l’autre, qu’il semble
-douloureux de ne pas être ensemble. Cela n’a l’air de rien, n’est-ce
-pas? Eh bien! c’est d’une extrême importance. C’est une sorte de
-garantie contre l’indifférence tueuse de l’amour.
-
---Il y a des gens--répondit Fernand--qui trouvent justement la fatigue
-de l’amour dans le perpétuel tête-à-tête...
-
---Allons donc! sursauta Mésange, ce sont des êtres inférieurs, qui
-aiment mal. Crois-tu que tous les hommes soient capables d’amour? Alors,
-pourquoi y a-t-il tant de mauvais amants et tant de mauvais maris? C’est
-un _don_, un _art_, aussi difficile sinon plus qu’un autre, et si tout
-le monde «en fait,» très peu y sont artistes. C’est une science
-bigrement subtile! La moitié du monde soigne mieux son commerce que son
-bonheur; est-ce qu’on ne voit pas des familles prendre moins de
-renseignements sur leurs futurs gendres que sur leurs caissiers?
-
---Je ne crois pas, dit Fernand, que les individus soient créés assez
-noblement pour vivre ensemble... les égoïsmes séparent tout, on est si
-piteusement faibles!
-
---C’est pour cela, dit Mésange, que, lorsqu’on s’aime, bien entendu, il
-faut vouloir vivre l’un pour l’autre, il faut vouloir ne songer qu’à
-cela, et la joie de rendre heureux vous donne des trésors d’indulgence
-et de force. Je le sais bien, moi... depuis que je t’aime, dit-elle
-rieuse. Vois-tu, Fernand, la conquête du bonheur, c’est comme celle de
-la fortune, il faut la désirer, il faut en être l’artisan: est heureux
-qui veut!
-
---Tu vas loin, chérie; j’ai dans ma famille de braves femmes bien
-dignes, bien dévouées qui ont été des martyres en ménage, malgré toute
-leur tendresse et leurs devoirs remplis...
-
---Possible, répliqua Mésange, mais c’est qu’elles avaient mal fait leur
-choix. Avaient-elles choisi seulement, les pauvres! Elles avaient
-«accepté,» très probablement. Du mauvais choix vient tout le mal!
-
---N’empêche, ma chérie, que tout cela est bien difficile, va... Quant à
-nous... nous verrons!
-
---Tu verras, tu verras, dit la jeune femme, tu verras qu’on s’aimera de
-mieux en mieux, mon bien-aimé, parce que tu es un brave garçon et que je
-suis une brave femme... pas vrai, dis?
-
---Oui, bonne Mésange, lui souffla-t-il dans le cou, interrompant sa
-cigarette pour l’embrasser follement, les larmes aux cils... oui... tu
-es vraiment une brave petite femme! et on s’aimera dur!
-
-On quitta la table, après avoir bavardé encore un peu. Fernand proposa
-d’aller dormir afin d’être frais et dispos pour la grande journée du
-lendemain; et puis c’était si rare une soirée sans concert, une soirée
-de liberté, chez soi, dans l’intimité... que vite ils se mirent au lit.
-Fernand s’endormit vite. Mésange, elle, ne ferma les yeux que tard dans
-la nuit... émue délicieusement et pourtant inquiète. «Ma fille, se
-disait-elle, c’est entre tes mains qu’est remis le bonheur d’un homme,
-il va falloir être à la hauteur de la tâche...»
-
-A leur réveil on remit à Mésange et à Fernand un paquet énorme de
-correspondance. Tout à coup Fernand, qui depuis cinq minutes relisait
-pour la dixième fois un petit bleu, laissa tomber un juron énergique:
-
---Salaud! hocha-t-il de la tête. Tiens, lis, Mésange.
-
-Le petit bleu «anonyme» disait:
-
- «Mon cher Fernand,
-
- »En ce jour de fête, je viens, au nom d’un groupe d’admirateurs de
- votre grand talent, féliciter surtout votre femme de l’habileté
- qu’elle a déployée pour se faire épouser par un homme qui gagne cent
- mille francs par an... alors qu’elle ne l’a pas pris pour mari quand
- il était inconnu et pauvre... Nous la croyions simplement jolie, elle
- est mieux que cela! Sa roublardise, ses calculs de femme l’ont amenée
- à faire une excellente affaire. Elle, petite grue sans le sou, va
- maintenant avoir son avenir assuré. Mais c’est égal, quand on
- s’appelle Fernand, on épouse une femme riche, comme cela on est
- certain qu’on n’est pas pris seulement que pour sa galette. Enfin il
- sera dit que sur la scène, comme dans la vie, vous serez une poire,
- une vraie poire!»
-
-Suivait une signature gribouillée, illisiblement barbouillée.
-
-Pendant la lecture du petit bleu, Mésange ouvrait des yeux stupéfiés.
-Qui, qui pouvait être assez sot, assez vil pour prendre la peine
-vulgaire d’écrire une pareille chose!
-
---Nous allons en avoir, des jaloux! Ça va pleuvoir, dit-elle
-tranquillement. Ça va être gai! Si tu veux, on va collectionner toutes
-les lettres rosses, pour voir à la fin de l’année combien il en sera
-venu. J’ai là une petite malle qui fera notre affaire. Tout de même, dit
-Mésange en se levant, c’est révoltant, hein, de penser qu’un être
-pauvre, homme ou femme, ne puisse unir sa vie à celle d’un autre,
-fortuné et heureux, sans que _tout le monde_ le soupçonne de calculs! Ça
-devient du courage héroïque pour un homme pauvre, qui aime une femme
-riche, de l’épouser! Misère!
-
---Les deux tiers des gens pensent, respirent et agissent comme des
-mufles, dit Fernand; tu ne peux pas demander à l’autre tiers d’être le
-plus fort, s’il est le plus distingué. Mais quand un être est sain,
-dévoué, bon, aimant et intelligent comme toi, ma Mésange, il peut se
-permettre, même sans le sou, d’espérer la richesse en échange d’un amour
-unique et admirable.--On lui redoit encore, et fameusement! L’amour,
-vois-tu, quand il est vraiment honorable, digne et profond, ne s’arrête
-pas plus devant un porte-monnaie plein qu’il ne passe dédaigneux devant
-un porte-monnaie vide. Il est avec ou sans argent. Si on est pauvre,
-tant pis! Si on est riche, tant mieux! Et que la bourse soit à homme ou
-à la femme, quand ils s’aiment, leur bourse n’a pas de nom. Leur lit est
-bien commun. La sécurité du bonheur demande-t-elle moins de précaution
-que celle de la caisse? Fi donc! Fi donc! Haut les âmes!
-
-Mésange, radieuse de le voir si joliment aimant, radieuse aussi de lui
-sentir l’âme au-dessus du vulgaire, lui prit la main qu’elle embrassa
-dévotement.
-
---Nous serons de braves gens... articula-t-elle très lentement, et nous
-laisserons les mufles essayer de cracher sur notre bonheur. Ils ne
-l’atteindront pas.--Pas vrai, mon grand?
-
-Elle s’aperçut qu’avec tout ça il était dix heures. Vite, vite, il
-fallait se dépêcher, la messe était à midi.
-
-
-
-
-XIX
-
-
-Et c’est à la paroisse Saint-Laurent que le spectacle fut magnifique.
-
-Depuis huit jours, les notes des courriers théâtraux ne tarissaient
-point sur l’union du délicieux ténor Fernand, «la plus charmante voix du
-monde,» avec la ravissante divette Blanche Mésange, du _Colorado_. Des
-détails de toilette, des indiscrétions intimes habilement ménagés,
-avaient tenu, toute la semaine, le public en éveil. De sorte que
-lorsqu’à onze heures du matin, le cortège déboucha du boulevard de
-Strasbourg, une foule compacte de badauds--tant Paris aime ses
-guignols!--était massée devant l’église.
-
-De la première voiture descendit Blanche Mésange, en robe bleu pâle. Son
-premier témoin, le grand Petrus, glabre, gras, tondu, la face
-napoléonienne, lui donnait le bras. Et avant qu’ils eussent pénétré sous
-le porche, ce furent dans l’agglomération tassée aux alentours des
-acclamations joyeuses:
-
---Vive Petrus!
-
---Bravo, la mariée!
-
-Même, une voix ayant entonné: _En revenant de la Revue_, cet air connu
-fut repris en chœur par l’assistance mise en gaieté.
-
-Mais déjà du second carrosse émergeait pesamment la rotondité somptueuse
-de Madame Langlet, au bras de Fernand. Plus couverte de panaches blancs
-et de bijoux qu’un dais et qu’une châsse, la grosse dame provoqua sur
-son passage un silence effaré que rompit seule cette exclamation d’un
-télégraphiste qui attendait là, depuis une bonne heure, des dépêches
-plein sa sacoche:
-
---Mâtin, y en a!
-
-Fernand, élégamment moulé dans une longue redingote grise, l’œil
-aimable, la moustache en croc, produisit la meilleure impression.
-
---Il est chic!
-
---Bonne nuit, hé!
-
---Il n’a pas l’air d’un cabot!
-
---C’est un auteur, ma chère!
-
---T’ennuies pas, ce soir!
-
-Ensuite, ce fut, pour l’allégresse et l’admiration du populaire, le
-défilé de toutes les étoiles des concerts, music-halls, Olympias, Édens
-et Élysées de la capitale: faces rasées et mentons bleus, le pardessus
-de demi-saison jeté sur la manche; le huit-reflets impeccable!
-
---Mince alors! dit une voix sonore, on m’étouffe!
-
-Alors s’avança une masse inouïe! énorme, immense, roulante et débordante
-en tous les sens. En avant, en arrière, à gauche, à droite, la chair
-s’entassait en des couches épaisses, inconcevables!
-
-Un épouvantable et gigantesque sac de graisse humaine, duquel dépassait
-par le haut la tête (relativement restée très petite) d’une femme au
-teint laiteux, aux cheveux délicieusement dorés...
-
-Le gros sac de graisse humaine avançait, narguant du nombril, ce qui
-faisait remonter fortement au-dessus du sol la jupe qui le cachait, et
-donnait à la chanteuse, car c’en était une, l’aspect d’un phénomène
-monstrueusement enceinte de cinquante enfants!
-
-A sa vue, des oh! des ah! prolongés indéfiniment se firent entendre,
-férocement moqueurs... comme à ses entrées en scène. Alors la chanteuse,
-hydropiquement comique, eut une fois de plus l’occasion de déchaîner le
-rire, en précipitant dans son cou, d’un mouvement d’enfoncement, sa tête
-de naine emplumassée d’autruche à n’en plus finir, et qui donnait à son
-chapeau des airs de reposer sur une orange dorée, en équilibre sur une
-invraisemblable citrouille! Bravo, la grosse Cloch! Bravo, la grosse
-Cloch! clama la foule, ahurie et mise en belle humeur par cette bravade
-de clown affligé.
-
-De famille israélite, les Cloch, d’aînées en plus jeunes, étaient toutes
-au concert, sous des noms différents. Mais, seul, derrière elle était
-son frère, mince et brun, la taille encore fine du corset de la
-veille... il imitait les femmes en vogue, depuis Thérésa, Amiati,
-jusqu’aux dernières agréées--qu’il chantât les Sapeurs, le mouchoir de
-l’Empire en main, ou qu’il meublât de ses bras les tamtamistes gants
-noirs, il était toujours décolleté, poudré et maquillé, si bien que les
-messieurs en mal d’Étoiles lui envoyaient des fleurs et des billets doux
-pour les fossettes de son dos, et la cambrure de ses ceintures...
-C’était un charmant jeune homme de femme, dont les Cloch étaient fières.
-
-Comme il avait des habits masculins, la foule ne le reconnut pas. A
-cette minute il aurait donné je ne sais quoi pour être _une femme_ comme
-tout le monde... saluée et reconnue de la foule... comme venait de
-l’être sa sœur, sa popularité clochait comme son sexe... dame!
-
-Il en était là de ses réflexions, quand un homme immensément long, et
-maigre autant qu’il était grand, lui tapa sur l’épaule amicalement.
-
-C’était Prunin retour d’Amérique, des articles plein ses poches relatant
-son inimaginable ossature dépouillée; ami de Fernand et de Mésange, il
-était venu les féliciter. A sa vue des cris, des hurlements partirent
-d’un groupe de gamins.
-
---Pige-moi cet oiseau déplumé. C’qu’il est haut sur pattes!
-
---C’est un pélican.
-
---C’est un jeu d’osselets!--Y doit boutonner ses souliers sans se
-baisser... quels bras!--Est-ce que t’as tout long comme ça, dis, Prunin?
-hurlèrent les gosses mis en joie.--Fais le fichu avec tes abatis,
-Prunin, cria un tout petit.
-
-Alors Prunin, docile et bon enfant, croisa très vite devant sa poitrine
-ses interminables bras qui vinrent se rencontrer derrière son dos, et
-gratter ses omoplates; cela fut fait si vite, avec tant d’aisances, que
-ce geste passa presque inaperçu de ceux qui n’étaient pas tout près de
-lui. Il en fut remercié par des bravos joyeux!
-
---Comment va ta femme? lui demanda le jeune Cloch.
-
---Bien, merci.
-
---Tu l’embrasses toujours, le soir, avant ton entrée en scène?
-
---Oui, toujours!
-
-Et Prunin fila se mêler aux autres invités.
-
-Ils passèrent tous avec cette correction et cette raideur officielle
-qu’ont seuls les queues-rouges quand ils la font au sérieux.
-
---Tiens, voilà Charlin! Mets-lui une soutane, il aura l’air d’un curé de
-campagne avec sa bonne grosse balle rouge attendrie et béate. Est-il
-gras l’animal! il en plisse!
-
---Et Claudis! Zut, il a chipé le profil à la Lune!
-
---Et Cermadier! C’est sa femme, cette jolie blonde? Mazette! il a bon
-goût, le frère!
-
---Et Anna Bithaud, moulée dans une gaine de point de Venise qui fait
-l’admiration des petites couturières venues voir les toilettes des
-artistes.
-
---Marguerite Duclore! sinistre, avec ses cheveux noirs, ses yeux noirs,
-ses sourcils noirs, ses vêtements noirs, tout une gamme sombre violentée
-par une fente sanglante, sa bouche, au milieu d’une figure de cire,
-blafarde et mate, une tête de mort, maquillée, la croupe maintenue dans
-une résille de chenille, rappel des Ollé! Ollé! des soirs d’été aux
-Champs-Elysées.
-
---Willat! le chanteur classique dont les jambes dansent dans le pantalon
-noir, l’air croque-mort ou charpentier mal habillé, les yeux injectés de
-sang. On crie à son passage: bravo!
-
-Brave Willat! on chuchote qu’il a bigrement du talent, celui-là! Plus
-que Fernand pour sûr...
-
---Oui, mais, ajoute une bonne âme, il n’a pas payé la presse lui, pour
-se lancer!... Et aïe donc!
-
---Stellaire! oh! regardez-la donc, quelle toilette! C’est pas un
-chapeau, c’est un canapé qu’elle a sur la tête!
-
-Et tous les titis de se tordre, on lui crie le refrain qu’elle chante
-tous les soirs:
-
- P’stt, p’stt... écoutez-moi donc!
-
---Tas d’idiots! riposte Stellaire fâchée et froufroutante, la taille
-guêpée d’une ceinture ciselée et incrustée de turquoises, mais entrant
-pieuse et recueillie dans l’église où elle demande à la Vierge la
-«veine» pour des choses impures...
-
-A sa suite venaient d’autres femmes, toutes plus belles les unes que les
-autres, des teints un peu vannés mais ravivés au rouge, des yeux
-brillants de fard, des bouches en as de cœur saignant, d’un arrangement
-que la lumière du soir atténue, mais que le jour cru rend d’une
-inutilité absolue, hélas! exagérant encore des ans l’irréparable
-outrage!
-
-L’orgue attaquait la marche nuptiale et derrière les derniers invités,
-la foule envahit le sanctuaire.
-
-En un instant, la nef, les bas-côtés, les chapelles latérales, tout fut
-plein! Quel succès! pensait Fernand, qui d’un coup d’œil avait estimé
-très vite le nombre des curieux:
-
---«Une belle salle», murmura-t-il étourdiment à Mésange.
-
-Et en dépit de la destination du lieu, ce fut, à l’instant même,
-craquetant sous les arceaux, se mêlant aux répons du plain-chant, un
-caquetage strident, tant de bouches ayant tant de choses à dire à tant
-d’oreilles. Dames! toutes les cigales de Paris n’étaient-elles pas
-rassemblées là?
-
-A la sortie, il y eut un tumulte jovial et charmant. Au seuil de
-l’église, Fernand et Blanche, entourés de camarades, entourés de la
-foule, salués par le clair soleil de midi qui éblouit cordialement leurs
-jeunes figures, goûtèrent comme l’impression d’une apothéose royale. Le
-ciel était bleu; tout leur souriait, les gens, la saison et l’heure.
-Fernand, pressant le bras de sa femme, lui murmura tendrement:
-
---Quel beau jour!
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Oui, ce jour est un beau jour, pauvre Fernand! Emplis-en tes yeux,
-garde-le dans tes prunelles, afin de t’en faire des souvenirs pour plus
-tard! Car il marque l’apogée de ta fortune. Il est le point culminant de
-tes bonheurs! La vie n’est pas bâtie sur terrain plan. Tu as monté; tu
-vas descendre. Oui! c’est un beau jour! Emplis-en tes yeux; garde-le
-bien dans tes prunelles.
-
-
-
-
-XX
-
-
-Depuis trois ans, la mère Langlet, à l’instigation de Mariol, avait fait
-les choses plus que bien!
-
-Jamais dans cette maison, de mémoire du plus vieux lyrique, on n’avait
-fait une pareille publicité, ni à Petrus ni à Kam-Hill: qu’avait donc la
-patronne?
-
-Une sympathie violente pour Fernand, voilà tout!
-
-Faire plus que le maximum ne devenait plus une plaisanterie de
-courriériste. On refusait du monde, après avoir empilé les spectateurs
-comme harengs en caque. Et c’étaient des bravos, des acclamations sans
-fin.
-
-Tous les autres numéros du spectacle disparaissaient, se diluaient dans
-ce cyclone du succès.
-
-Chose étrange: ses camarades, hommes et femmes, hypnotisés, sidérés,
-trouvaient cela naturel; ils entraient, d’instinct, dans la grande
-farandole du succès.
-
-En vérité, je vous le dis, Mariol était un rude barnum et Grandsec un
-faiseur d’hommes admirable!
-
-Grandsec! chaque soir, dans un coin de la salle, la cigarette pendante à
-la lèvre inférieure, quasiment extatique, il dégustait ses vers et sa
-musique comme un mets délicieux. C’est lui qui avait fait cela: les
-rythmes savants et charmants; c’est son cerveau d’alcoolique qui avait
-ourlé ces rimes mignardes et imprévues, faites pour stupéfier, dans ce
-milieu habitué aux assonances à la va-comme-je-te-pousse.
-
-Il trouvait cela très rigolo, très rigolo. Sa barbe de bouc en
-frémissait d’aise. Il en resta trois mois sans s’enivrer! Jamais il
-n’avait eu conscience de son mérite; bien entendu il n’ignorait pas son
-savoir; mais vrai, là, il s’épatait. C’est que c’était très bien, ses
-histoires. Il ne se montait pas le bourrichon! comme avait coutume de
-dire Courteline, il en avait fichu du joli dans l’existence! avoir ça
-dans la peau et crever de misère; être le poivrot dont on se gausse à
-Montmartre! Non, non, minute! Il allait reprendre du poil de la bête. On
-allait voir ce qu’on allait voir! Il en avait des rêves en réserve, il
-allait leur donner la volée, aux pauvres captifs!
-
-Pour son malheur, un mauvais soir, après la représentation du
-_Colorado_, en ascendant la Butte, il se heurta au «Marquis,» un
-camarade des jours de cuite.
-
-Reproches, amers comme du bitter, de l’ami lâché, révolte du vieil
-Orphée:
-
---Tu me dégoûtes, je t’ai assez vu. Je me suis ressaisi, je suis un
-homme nouveau; disparais de mon orbe, marquis de malheur, gentilhomme de
-la cour du roi Misère.
-
---Ah! mon pauvre vieux, qu’est-ce qui t’a versé ça? questionna avec
-anxiété le noble poivrot.
-
---Marquis, tu t’abuses: je ne suis point ivre, ainsi que tu te le
-vrilles dans l’imaginative. Je suis vierge de Picon et de Pernod depuis
-trois jours.
-
---C’est ce qui explique que tu déraisonnes.
-
---Erreur profonde, monseigneur de la Biture; je suis l’homme neuf qui va
-vers de nouvelles destinées. Foin des errements défunts! J’oblitère d’un
-trait noir les amitiés anciennes, les relations néfastes. Je vous ai
-assez vu, ô compagnons de la sainte fainéantise et du levage de coude!
-J’ai soupé de vos fioles, gonflées de spiritueux. Regarde, marquis de la
-Mistoufle, comment est architecturé un homme qui va au labeur.
-
---Je considère surtout avec tristesse un pauvre bougre qui s’achemine
-vers les pires louphoqueries et imbécillités, fit sur un ton lugubre le
-descendant des preux. Il acheva sa pensée:
-
---La vie est une plante rare qui veut être arrosée avec fréquence. Si tu
-échappes à cette loi, Grandsec, ami de mes nuits et de mes ennuis, tu
-vogues vers l’île du marasme et des désespoirs. Crois-en la parole d’or
-d’un Coupeau qui se doublerait d’un Chrysostome: tout est vain, hormis
-la joie qu’un humain peut éprouver à boire: Donc buvons!
-
-Ils burent.
-
-Épouvantablement même, puisque le soir, ils allaient échouer dans un
-commissariat de police sous l’inculpation de tapage nocturne et
-d’injures aux agents.
-
-Grandsec était repincé par sa passion et, cette fois, de façon
-irrémédiable. L’événement n’avait rien de bien extraordinaire en soi. Le
-cas était prévu. La mauvaise chance guette nos bonheurs comme un
-assassin sa victime.
-
-
-
-
-XXI
-
-
---Et moi, je vous dis que les auteurs récitent leurs vers ou chantent
-leur musique comme des fourneaux!
-
-Grandsec, parfaitement ivre d’ailleurs, et gesticulant de ses longs
-bras, affirmait ainsi ses convictions sur le coup de deux heures du
-matin, en plein _Rat-Mort_. Une aimable société de bohèmes faisait
-cercle autour de sa table où des piles de soucoupes babélisaient.
-
-Quelqu’un dit:
-
---Il y a pourtant dans les cabarets de Montmartre des types qui débitent
-très bien leur camelote.
-
---Parce que, justement, c’est de la camelote, jeune homme; vous l’avez
-déclaré vous-même! professa Grandsec. Qu’est-ce que la chanson de
-Montmartre, je vous prie? Des idées volées, sur des airs démarqués! Des
-chroniques de journal mises en mauvais vers! La clef du Caveau devenue
-rossignol de cambriolage! Ça n’est pas plus des œuvres que les
-fabricants ne sont des auteurs. Ne parlez pas de cette chose devant moi!
-
---Mais enfin, insista l’obstiné contradicteur, abandonnons à votre
-mépris la chanson montmartroise, puisque vous ne l’admettez pas; il n’en
-demeure pas moins qu’il existe des auteurs qui, devant des salles
-combles, interprètent fort congrûment leurs histoires. Tenez! pour n’en
-citer qu’un: le nommé Fernand, du _Colorado_, par exemple!
-
-Grandsec vida son verre, haussa les épaules et éclata de rire.
-
---Fernand!
-
---Eh! oui, Fernand! Trouvez-moi beaucoup de cabots professionnels
-capables de détailler comme lui ce qu’il compose lui-même!
-
-L’approbation fut unanime. En effet, Grandsec était cloué. Le
-préopinant, satisfait de son avantage, poursuivit:
-
---Celui-là ne s’en tire pas comme un fourneau; et ce qu’il fait est
-original et joli!
-
-Grandsec n’était pas content. Il n’aimait pas à avoir tort, et la
-contradiction l’exaspérait. A jeun, pourtant, sans doute eût-il mis un
-bœuf sur sa langue, car la combinaison, soigneusement tenue secrète, qui
-le liait à Fernand, lui rapportait maintenant de sérieux bénéfices.
-Malheureusement il avait bu plus que son compte, et il cria:
-
---Fernand, Fernand! Vous me désolez par votre stupidité! Alors, vous
-coupez dans ce godant-là? Peuple! on te trompe! et on a raison, car tu
-le mérites!
-
-Et tirant de la poche de sa redingote un papier plié en quatre:
-
---Mesdames et messieurs, voici le plus récent chef-d’œuvre du
-poète-musicien Fernand! Cela s’appelle «les Yeux menteurs» et cela a été
-créé, il y a une quinzaine, au _Colorado_, quand l’auteur a eu le loisir
-d’en prendre connaissance et de l’apprendre par cœur! Je ne sais pas si
-je m’abuse, mais il me semble que la calligraphie de ce petit morceau,
-les mots et les notes sont d’un certain Grandsec, votre serviteur bien
-humble. Voici l’objet, on peut toucher!
-
-Le manuscrit des «Yeux menteurs» passa de mains en mains. Il n’y avait
-pas à dire mon bel ami, l’écriture de Grandsec était assez
-caractéristique pour être reconnue, et de loin.
-
---Mais alors... Fernand?
-
---Fernand est un cabot, rien qu’un cabot, un petit cabot! Et s’il était
-auteur, il chanterait comme un fourneau! Et j’ai raison, comme toujours!
-
-Grandsec était lancé; et il raconta tout, cédant à une poussée de vanité
-un peu basse: sa rencontre, voici quatre ans, avec Fernand, tout
-déconfit d’une première tape, son idée de monter le coup au public en
-fabriquant de toutes pièces un nouveau joujou parisien,
-l’auteur-chanteur, numéro sensationnel et inédit! Stupide, il termina en
-recommandant aux quinze colporteurs de cancans qui l’avaient écouté
-religieusement:
-
---Maintenant, je vous en prie, que ceci reste entre nous! N’allez
-répéter ça à personne.
-
---Comment donc?
-
-A une table voisine, soupait un jeune homme, qui n’avait pas perdu un
-mot de cette intéressante communication. Il avait même noté certains
-détails sur un calepin. Vers trois heures et demie, Grandsec se leva,
-serra des mains et s’en alla, titubant. Il avait vraiment gagné sa
-soirée!
-
-Deux jours plus tard, tous les journaux, dans leur revue de la presse,
-reproduisaient le filet que voici:
-
-«_Du Cri de Paris_:
-
-»Sait-on qui est le véritable Fernand, du _Colorado_, le
-poète-compositeur à la mode? Le seul, l’authentique auteur, justement
-applaudi, des _Feuilles Sèches_, du _Dernier Baiser_, de la _Mort Jolie_
-et de tant d’autres bijoux de grâce légère, s’appelle de son nom
-Grandsec, et n’a jamais quitté Montmartre.
-
-»Mais alors, qui est donc ce garçon brun, à moustache agressive, qui
-chaque soir, nous sert, comme étant de lui, depuis quelques années, ce
-répertoire à succès?
-
-»Mystère.»
-
-C’est Mésange qui, levée de meilleure heure que Fernand, lut, la
-première, ce petit morceau de littérature acide. Consternée, elle courut
-éveiller son amant et lui poussant le journal sous les yeux:
-
-«Tiens! regarde un peu, les sales mufles!»
-
-Elle constatait successivement dans les autres feuilles la présence de
-la note. Fernand était devenu rouge de colère. Il murmura, entre ses
-dents serrées:
-
---Qui donc a pu?...
-
-Et soudain:
-
---Parbleu, ça ne peut être que Grandsec, lui-même. Ah! le gredin, qu’il
-ne me tombe pas sous la main!
-
-A ce moment, la sonnette de l’appartement tinta. Des portes battirent.
-Grandsec parut au seuil de la chambre.
-
---Mon cher Fernand... commença-t-il. Mais Fernand, subitement dressé
-dans son lit et écrasant d’un poing rageur ses oreillers, lui cria:
-
---Ah! vous voilà, vous! vous arrivez bien! M’expliquerez-vous ce que
-signifie l’article que voici?
-
-Et il brandissait le journal avec fureur.
-
-Grandsec n’avait pas l’air précisément à la noce. Ses interminables
-cheveux s’agitèrent d’une façon triste. Un instant, il sembla un saule
-pleureur secoué par la brise. Il balbutia:
-
---Mon bon ami, je vais vous expliquer... Je...
-
---Ainsi, c’est bien vous qui avez été raconter nos affaires à des
-journalistes! Me voilà propre!
-
-Blanche regardait le calamiteux musicien avec des yeux farouches.
-Grandsec protesta:
-
---Je n’ai rien raconté à des journalistes! Je ne sais comment cela s’est
-fait.
-
---Enfin! vous avez parlé! Vous avez dénoncé notre pacte! pourquoi?
-comment? et comme c’est bête! Ça vous ennuyait donc bien de gagner
-beaucoup d’argent?
-
---Je ne puis arriver à y rien comprendre! se défendit Grandsec. C’est
-vrai! j’ai eu tort; j’ai commis l’indiscrétion. Mais il n’y avait là que
-des amis. C’était au _Rat-Mort_.
-
---Quand vous êtes saoul, tout le monde, c’est des amis! Vous étiez
-saoul! articula Blanche, durement.
-
-Grandsec eut un réveil de fierté sous l’injure. Il répondit:
-
---Ce serait en tous cas une circonstance atténuante. Je vous félicite,
-madame, si vous n’avez jamais eu que des vertus. Moi, j’ai des vices, je
-le reconnais humblement.
-
-Il reprit, s’adressant à Fernand:
-
---Écoutez, je vous fais toutes mes excuses, et je vous apporte le moyen
-de tout réparer. Je vais vous écrire une lettre que je vous autorise à
-communiquer aux journaux, et où je m’inscrirai moi-même en faux contre
-mon stupide bavardage de l’autre nuit! Je ne peux pas mieux faire,
-voyons, et la pénitence rachètera le péché.
-
-Mais Fernand n’était pas en état de rien entendre.
-
-Il cria:
-
---Hé! je me fiche de vos lettres! Vous pouvez les garder pour vous! La
-seule chose que je constate, c’est que vous m’avez odieusement trahi,
-moi qui ai tant fait pour vous, et que vous avez une singulière façon de
-me remercier de vous avoir tiré de la dèche et de la crotte!
-
-Grandsec, à cette phrase, changea brusquement d’attitude. Ce cabot
-dépassait vraiment les bornes! La riposte fut nette:
-
---Pardon, mon petit! Je ne sais pas si vous m’avez tiré de la dèche et
-de la crotte, mais je sais que je vous ai tiré du néant. J’ai fait de
-vous, la nullité même, une manière de personnalité! Vous n’êtes qu’une
-baudruche que j’ai gonflée de mon souffle! Service pour service, vous
-m’avez, en effet, fait gagner un peu d’argent; mais c’est grâce à moi
-que vous en avez gagné beaucoup! Et maintenant, serviteur! J’ai assez
-soufflé comme cela. Je vous laisse à vos moyens propres. Je vous
-souhaite bien du talent et beaucoup de succès!
-
-Et Grandsec sortit sans attendre de réponse.
-
-Mésange et Fernand échangèrent un regard stupéfait. Le dur choc de la
-vérité leur avait martelé le crâne. Et la première parole prononcée fut
-celle-ci, dite avec désolation par la jeune femme:
-
---Maintenant, il va répandre cela partout!
-
-Le soir de ce même jour, le Tsar de toutes les Russies, en personne,
-n’aurait pu, après neuf heures, trouver une place dans la salle du
-_Colorado_.
-
---Je n’ai même plus un strapontin! déclarait d’un visage épanoui la
-buraliste aux survenants dont se renfrognaient aussitôt les figures.
-
-Dans sa loge, Fernand, nerveux, causait avec Antonin Mariol.
-
---Qu’est-ce que c’est que cette histoire?
-
---C’est cet ivrogne de Grandsec qui a vendu la mèche!
-
---Vous auriez bien dû savoir si cet homme était sûr, avant de m’engager
-avec lui, grinça Mariol, cela peut nous faire un tort considérable...
-
---Mais c’est surtout moi que cela atteint! sursauta Fernand outré.
-
---Pardon, rectifia Mariol. Moi, j’ai démoli deux excellentes vedettes de
-la maison... Petrus et Chérie Chéron... pour que rien ne vous gêne... et
-vous devez, cher ami, comprendre dans quel embarras vous me mettez si
-vous vous démolissez vous-même... Petrus était encore excellent!!! et
-pouvait encore aller des années!
-
---Enfin nous verrons comment cela va tourner, dit Mariol sortant sec,
-cassant et raide.
-
-Il conclut:
-
---Ça va bientôt être à vous. Tenez vous bien.
-
-Se bien tenir! Fernand ne songeait qu’à cela. Déjà, il lui avait fallu
-composer son attitude pour ses camarades, qui l’un après l’autre,
-étaient venus lui serrer la main avec des grimaces condoléantes sous
-lesquelles se percevait parfaitement l’envie de rire. Une grande vedette
-qui se ramasse, c’est toujours drôle.
-
-L’avertisseur l’appelait en scène. Il entra, salua et commença à
-chanter. Comme il finissait sa première romance, les applaudissements
-crépitèrent.
-
---Allons! il avait eu tort de craindre. Tout irait bien. Mais comme il
-s’inclinait pour remercier, tout à coup, du fond de la salle, une voix
-demanda:
-
---L’auteur?
-
-Et ce fut comme une traînée de poudre. De fauteuil en fauteuil, de loge
-en loge, en haut, en bas, à droite et à gauche, le même cri fit
-explosion:
-
---L’auteur? l’auteur? l’auteur?
-
-Fernand sentit le plancher du plateau tourner sous ses pieds. Pourtant,
-il espéra que son prestige--le prestige de l’homme le plus populaire de
-France!--viendrait peut-être à bout de la cabale et d’un doigt dirigé
-vers sa poitrine, il se désigna.
-
-Mais alors, une clameur unanime:
-
---C’est pas vrai! lui jaillit à la face de tous les points de la salle,
-et une bordée de sifflets le mitrailla. Effaré, il recula d’un pas. Il
-ne voyait plus rien. Ses tempes bourdonnaient. Il allait tomber.
-
---Rideau! cria le régisseur et le rideau, s’abaissant entre lui et
-l’affreux tumulte déchaîné, mit fin miséricordieusement à son supplice.
-
-Dès lors, irrémédiablement, le bruit courut que Grandsec s’était vanté
-en disant être le seul fournisseur mystérieux de Fernand... ils étaient,
-paraît-il, dix ou douze!--Oui, ma chère... puisque Machin et Chose
-déclaraient eux aussi dans les cafés d’artistes, et cela avec des petits
-airs entendus, qu’il n’y avait pas que Grandsec qui eût contribué au
-succès de Fernand.
-
-Hum!... Et les toussottements de marcher... C’était un truc imaginé par
-Machin et Chose pour attraper les gogos cabots, lesquels immédiatement
-acceptèrent toutes les inepties rimaillées par les deux faiseurs, qui,
-depuis toujours, voyaient leurs couplets refusés par tout le monde!
-
-Et du moment que Machin et Chose «travaillaient» pour Fernand, c’était
-réglé: ils devaient «faire bien». On s’arracha leurs chansons! Et voilà
-comment s’équilibrent certaines fortunes et se déforment les légendes...
-et les vérités.
-
-
-
-
-XXII
-
-
-Le lendemain matin, arrivait à Fernand une lettre de Mariol:
-
- «Cher Monsieur Fernand,
-
- »Après ce qui s’est passé hier, et craignant qu’un scandale pareil ne
- se renouvelle aux représentations suivantes, la direction du
- _Colorado_ a décidé de vous accorder un congé temporaire. Voici
- bientôt du reste la saison finie et le moment de la clôture annuelle.
- Il convient, croyons-nous, de laisser l’oubli se faire sur cet
- incident qui pourrait, si on y insistait à présent, compromettre votre
- succès et le nôtre, à la rentrée d’octobre.
-
- »Croyez-moi d’ailleurs, en tout état de cause,
-
- »Votre toujours dévoué,
-
- »Antonin MARIOL.»
-
-Fernand sauta sur un porte-plume, et répondit, poste pour poste:
-
- «Cher Monsieur Mariol,
-
- »Vous êtes mille fois trop bon d’avoir compris que j’avais besoin d’un
- peu de repos. Mais ne vous mettez pas en peine du plus ou moins de
- succès que je pourrais obtenir chez vous à la rentrée. L’engagement
- qui me lie à vos établissements prend terme justement cette année et
- je compte ne point le renouveler. Des propositions autrement
- avantageuses me sont faites d’autre part, et je vous serais fort
- obligé d’aviser madame Langlet de ma décision qui est irrévocable.
-
- »Recevez mes salutations.
-
- »FERNAND.»
-
-Cette missive expédiée, Fernand se sentit un peu soulagé. Sa colère
-avait trouvé un exutoire.
-
---Tas de saligauds! comme ils le lâchaient tous! au moins, de cette
-façon, personne ne pourrait se vanter de l’avoir débarqué! C’est lui qui
-repoussait la boîte du pied.
-
-Mais il restait désespéré, malgré tout. Qu’est-ce qu’on allait penser?
-Que disait-on dans Paris?
-
-Heureusement, Blanche Mésange était là. Elle avait usé sa nuit à lui
-procurer un peu de sommeil en le forçant à avaler une potion au chloral.
-Et, devant cette inquiétude de la contemption publique, naïvement
-exprimée, elle le rassura:
-
---Mais on ne dira rien, mon chéri. Paris a tout de même à penser à autre
-chose. Parce qu’une séquelle d’oisifs et de malveillants a imité les
-cris d’animaux dans un café-concert, tu ne vas pas te figurer que tout
-est perdu! Les plus grands artistes ont été sifflés! Ils n’en sont pas
-morts!
-
-Ainsi s’ingéniait l’amie sincère mais l’adversité fait rentrer l’homme
-en lui-même et déboulonne les orgueils les plus solides. Fernand hocha
-la tête et avoua:
-
---Oui! mais toute mon affaire à moi reposait sur un mensonge! C’est
-drôle, je le reconnais aujourd’hui parfaitement, et je ne m’en rendais
-pas bien compte hier. Dis donc, Blanche, je crois bien que j’étais en
-train de devenir un imbécile!
-
---Toi? protesta Blanche avec feu, jamais! D’ailleurs, crois-tu
-sérieusement, que tu n’aurais pas été capable d’en faire autant que ce
-Grandsec, cette espèce de dépendeur d’andouilles, toujours saoul et mal
-embouché?
-
---Oh! oh! comme tu y vas! C’est un poète, en somme, et moi...
-
---Toi! tu serais aussi poète que lui, si tu voulais! Penses-tu par
-exemple que cette chanson que tu avais écrite pour moi, toi-même et tout
-seul, au premier temps de nos amours ne valait pas les rengaines de
-Grandsec?
-
---Quelle chanson?
-
---Si tu ne te la rappelles plus, moi je m’en souviens encore. Je suis
-moins ingrate que toi. D’ailleurs je l’ai toujours gardée, je vais te la
-chercher.
-
-Elle sortit un instant et revint, en agitant triomphalement une feuille
-de papier jauni qu’elle passa à Fernand:
-
---Relis-les tout haut. J’aimais tant cela!
-
-Fernand lut les couplets, avec une vague émotion ressurgie du passé. En
-effet, ils n’étaient pas si mal, ces vers!
-
---Tu vois bien! clama Blanche, ravie; et flattant du doigt le menton de
-Fernand:
-
---Je te dis que nous mettrons tous les Grandsec dans notre poche quand
-il te plaira!
-
---Mais la musique? Je ne sais pas écrire la musique, moi?
-
---Mais, moi, je sais! J’ai étudié mon solfège, moi! J’ai des diplômes!
-Tu me fredonneras tes airs ou tu me les joueras avec le pouce sur le
-piano, et je les écrirai sous ta dictée. Crois-tu que les Belmot, que
-les Naquet et tous les maîtres du concert écrivent leur musique
-eux-mêmes?
-
-Les choses bien convenues ainsi, le couple examina la situation que lui
-faisait le malheur des temps. Il s’agissait de prendre des mesures pour
-vivre sans trop déchoir jusqu’à la rentrée.
-
-Elle n’était point trop brillante, la situation! Habitué à laisser
-couler sans compter l’argent dont la source paraissait inépuisable,
-Fernand n’avait pas retenu un sol des sommes qui avaient passé dans la
-maison. Lourbillon, appelé en conseil, indiqua la solution la plus
-raisonnable.
-
---Mes petits enfants, puisque vous avez perdu, il faut payer. Vendez la
-voiture, vendez les chevaux, donnez congé de l’hôtel et louez un
-appartement dans un quartier pas trop cher! Quant aux domestiques et aux
-invités, voici assez longtemps qu’ils volent leurs gages et piquent vos
-assiettes! Du balai! du balai! Vous me garderez seulement mon rond de
-serviette à moi, qui suis un vieux camarade, dont vous auriez mieux fait
-d’écouter la voix prophétique que les flagorneries de tous vos olibrius
-qui vous ont rendus à moitié fous!
-
-Lourbillon était devenu grognon, et non sans cause. C’est en vain que
-durant les trois années d’apothéose, lorsque Fernand planait au
-firmament des étoiles, il avait, de plus en plus édenté, prodigué les
-avertissements. Fernand, qui ne touchait plus la terre, ne l’entendait
-pas, et Mésange, entraînée dans l’orbe du triomphateur, avait, elle
-aussi, un peu perdu le juste sentiment de la proportion des choses, des
-êtres et des faits.
-
-L’idée adoptée par Fernand de continuer à chanter des œuvres de lui,
-n’eut pas l’heur de sourire à Lourbillon.
-
---Pourquoi toujours vouloir sortir de son métier! ronchonna-t-il. Est-ce
-qu’un bon ténor ne vaut pas mille fois un mauvais poète? Tu vas encore
-te faire emboîter!
-
-Mais Fernand, pris d’enthousiasme et saisi du «sacré délire,» avait
-acheté un traité de prosodie française, et rimait à tour de bras--le
-tout, corrigé par Mésange!
-
-L’hôtel trouva facilement un acquéreur de la suite du bail, et la
-liquidation des écuries et du mobilier produisit de quoi largement
-assurer, pour un an ou deux, la tranquillité du ménage.
-
-Fernand et Mésange s’installèrent, boulevard Poissonnière, dans un
-appartement de 2,000 francs, au quatrième sur le devant. Ils n’avaient
-conservé qu’une cuisinière et une femme de chambre, la nécessité
-prochaine d’une nourrice s’imposant... Pour cette même raison, il avait
-été décidé que Blanche ne chercherait pas d’engagement cette année, le
-futur citoyen qu’elle allait offrir à la France lui arrondissant déjà
-visiblement la taille.
-
-Cependant, le mois d’août touchait à sa fin. Fernand reçut un matin une
-lettre des frères Yselo, directeurs des deux grands music-halls,
-_Luteciana_ et _Adelphia_, qui le mandaient à leur cabinet.
-
-Ces messieurs lui demandèrent s’il était dégagé de tout traité avec les
-établissements Langlet, et, sur sa réponse affirmative, lui proposèrent
-de signer chez eux, pour une série de trente soirées, renouvelable en
-cas de réussite.
-
-Les conditions pécuniaires étaient bien meilleures encore qu’au
-_Colorado_ (huit cents francs par jour!) et Fernand, enchanté, se mit à
-bûcher son nouveau répertoire.
-
-Il était certain du succès. Des journalistes, qu’il avait vus, lui
-avaient affirmé que nul ne songeait plus à sa mésaventure. En outre, et
-sentant bien, à présent que le vertige de l’amour-propre l’éblouissait
-moins, que le plus sûr atout de son jeu était sa voix, simplement, il
-avait résolu de n’intercaler qu’avec modération ses romances à lui,
-entre d’autres numéros demandés aux fournisseurs les plus en vogue.
-
-Toutefois, il eut une légère déception, lorsque quelques jours avant
-l’ouverture de l’_Adelphia_, communiquant son programme aux frères
-Yselo, il constata de quelle façon ses nouveaux directeurs accueillaient
-sa prétention d’interpréter quelques-unes de ses œuvres personnelles.
-
-Ces deux messieurs eurent simultanément et parallèlement le même
-haussement d’épaules et des sourcils et déclarèrent ensemble:
-
---Oui, l’auteur-chanteur! c’est bien usé. Et qui est-ce qui vous
-fabrique vos machines, cette fois-ci?
-
-Ils n’y mettaient point la moindre méchanceté, les frères Yselo; ils
-parlaient, d’après une conviction faite, inébranlable. Fernand se cabra:
-
---Mais messieurs, cette fois-ci, comme vous dites, c’est bien moi qui
-serai le véritable et unique auteur de ce que je présenterai sous mon
-nom!
-
---C’est entendu, concéda Yselo l’aîné; c’est entendu! D’ailleurs nous
-n’avons pas à entrer dans ce détail. Mais êtes-vous bien sûr que,
-désormais, il n’y aura plus d’indiscrétion commise?
-
---Mais par qui voulez-vous?... puisque je vous répète...
-
---Bon! bon! enfin, c’est votre affaire! l’interrompit Yselo cadet, de
-l’air de quelqu’un qui préfère ne pas laisser un interlocuteur
-s’empêtrer dans une imposture.
-
-Fernand les quitta furieux.
-
-C’est qu’elles n’étaient pas loin d’être tout à fait charmantes, ces
-œuvrettes dont il était vraiment le père, et qu’il allait, ce coup-ci,
-en toute authenticité, jeter au jugement de la foule. D’où sa rage
-contre les sceptiques.
-
-Il s’était, l’ancien ouvrier socialiste, rédacteur de manifestes de
-grève, retrouvé un bout de plume élégant, et telle de ses inspirations
-intitulée: _Feu de paille_, et qui commençait par ces vers:
-
- Ton amour est feu de paille,
- Tôt allumé, vite éteint...
-
-dépassait certainement la moyenne des poésies de salons littéraires. Et
-les mélodies, bien à sa voix, valaient, et au-delà, les plus soignés
-spécimens du genre.
-
-_L’Adelphia_ rouvrait le 1er octobre. Des notes fort élogieuses
-annonçaient dans les feuilles l’engagement de Fernand, et son nom, de
-nouveau, éclatait en lettres énormes sur les affiches. Pourtant
-Lourbillon ne se déridait pas. Cassandre incorrigible, il gardait le
-front plissé d’angoisses. Le matin de la première représentation, il dit
-à Fernand avec autorité:
-
---Donne-moi de l’argent.
-
---Pourquoi?
-
---Parce que je vais m’occuper de te faire soigner ton entrée en scène.
-Aide-toi, le ciel t’aidera, c’est un proverbe. Et un peu de claque fait
-grand bien!
-
-C’est ainsi que le soir, l’apparition de Fernand à la rampe fut saluée
-d’une salve de bravos d’une énergie toute romaine.
-
-Il commença par chanter, en prenant la précaution de proclamer à
-l’avance les noms des divers auteurs, trois mélodies inédites.
-
-Les bravos redoublèrent. Peu à peu la salle partait. Le charme vocal
-opérait.
-
-C’était le tour du quatrième morceau, le dernier. Fernand annonça:
-
-«Feu de paille!» paroles et musique de _moi_.
-
-Il s’inclinait. Alors un imperceptible murmure bourdonna et tout à coup,
-d’un fauteuil d’orchestre, cette exclamation jaillit:
-
---Ah non! faut pas nous la faire!
-
-Des rires pouffèrent. Mais le silence se rétablit assez vite. On
-écoutait. En somme, nulle hostilité. Un égaiement plutôt. Hilarité
-contenue. Ce n’était pas vilain, ce _Feu de paille_! Mais quelle santé
-ils ont, ces cabots!
-
-A la fin, quelques applaudissements se risquèrent, peu nombreux.
-Seulement, comme à la sortie de Fernand la claque reprenait son exercice
-de battoir, plusieurs spectateurs se fâchèrent et crièrent: «Chut!»
-
-Énigme des destinées! Les trois quarts des gens qui étaient là avaient
-oublié l’anicroche de Fernand ou ne l’avaient pas connue. Fernand était
-en pleine forme et n’avait jamais été meilleur, S’il avait jamais mérité
-les acclamations de jadis, c’était bien maintenant. Et rien! Faut-il
-croire qu’en toute la vie humaine, une heure sonne où la chance tourne.
-
-L’engagement de Fernand, le mois fini, ne fut pas renouvelé par les
-frères Yselo.
-
-
-
-
-XXIII
-
-
---Laisse-moi tranquille! Va te promener. Ça m’agace de te voir
-tournailler sans rien faire de tes dix doigts. Descends au café,
-puisqu’il n’y a que là que tu t’amuses!
-
---C’est bon! Parfait! Pas besoin de t’énerver, ma chère. J’y cours!
-
-Fernand se dirigeait vers l’antichambre. La main sur le loquet de la
-porte, il cria:
-
---Si je ne rentre pas dîner, ne m’attends pas! C’est agaçant, à la fin!
-La vie n’est plus tenable!
-
-Le ménage passait en effet par une crise. L’échec de _l’Adelphia_
-n’avait pas été sans aigrir le caractère du ténor en disponibilité; d’un
-autre côté, l’état de grossesse de Blanche Mésange rendait celle-ci
-agressive, grincheuse et exigeante, Elle avait sans cesse les «nerfs en
-pelote,» comme disait Lourbillon, rabroué, lui aussi, plus souvent qu’à
-son tour. L’ennui de se voir devenir laide, le corps déformé, la
-démarche lourde, la claustration forcée, le régime imposé transformaient
-momentanément la plus douce des épouses en la plus intraitable des
-mégères. Chaque jour amenait sa scène de reproches ou de jalousie,
-terminée invariablement, et noyée dans un flot de larmes charriant
-pêle-mêle des excuses et des baisers de repentir.
-
---Ce n’est pas de ma faute si je suis comme cela. C’est plus fort que
-moi! hoquetait Mésange après trois heures de férocité déchaînée.
-
---Et on appelle ça une position intéressante! philosophait Lourbillon.
-
-Fernand, chassé de chez lui par cette atmosphère continuelle de tempête,
-avait, en désespoir de cause, pris l’habitude de sortir le plus
-possible, et pour tuer le temps, il usait ses journées à changer de
-cafés, enfilant des chapelets de bocks jusqu’à l’heure de l’absinthe,
-l’heure verte où
-
- Vénus
- S’allume dans le ciel vert-pâle,
-
-De sorte qu’il rentrait généralement juste pour se mettre à table, sinon
-gris, au moins très surexcité. Et les querelles recommençaient aussitôt,
-à propos de tout et de rien, pour la soupe trop froide ou le café trop
-chaud. Là-dessus, mauvaises paroles, cris, menaces, bris de vaisselle.
-Un enfer!
-
-Ce jour-là, Fernand dégringola son escalier, au pas de charge, quatre à
-quatre et bouillant de colère.
-
-Il avait des désirs d’aller loin, loin, au bout du monde, presque à
-Asnières! Quelle existence, bon Dieu de bon Dieu!
-
-Il prit le faubourg Montmartre, la rue Notre-Dame-de-Lorette, la rue
-Fontaine. Il montait, montait toujours, pour fatiguer son exaspération,
-mâchonnant de vagues récriminations, sans regarder personne.
-
-Comme il débouchait place Blanche, il tomba tout à coup dans les bras
-d’un individu qui marchait en sens inverse et dont il venait, tête
-baissée, de heurter la large poitrine.
-
---Eh bien quoi! camarade Fernand! on veut défoncer les amis, à présent!
-tonna une grosse voix gaie.
-
---Tiens! ce vieux Galigant! Ah! par exemple! depuis le temps qu’on ne
-s’est vu! s’exclama Fernand, cordialement.
-
-Galigant était un ancien compagnon de travail du ténor, au temps où ils
-étaient ouvriers tailleurs.
-
-Socialiste et grand liseur de brochures révolutionnaires, il avait été,
-autrefois, le plus dévoué des militants, lors de la fameuse grève; et, à
-le retrouver, en ce moment d’exacerbation et de rancune, Fernand sentit
-se réveiller en lui tous ses premiers instincts de révolte, endormis
-depuis par le bien-être et l’opulence égoïstes.
-
-Galigant était un grand diable, aux épaules hautes, à la figure joviale,
-où se remarquaient deux yeux noirs malins et une bouche éloquente. Il
-portait des cheveux longs sous un feutre mou aux vastes bords.
-
-Fernand lui prit le bras et lui demanda:
-
---Qu’est-ce que tu deviens?
-
---Je deviens, déclama Galigant, je deviens un danger pour cette Société
-pourrie, et un réconfort pour tous ceux qu’elle exploite! Je ne coupe
-plus d’habits! je tranche dans le vif! En un mot comme en cent, mon
-cher, je fais des tournées de conférences, et je porte partout, de
-villes en villages, de bourgs en hameaux, la bonne parole libertaire par
-qui lèvera un jour la moisson de la rénovation sociale, fille des grains
-de vérité que que je sème sur ma route! Allons boire quelque chose,
-s’interrompit-il, car j’ai soif. Et toi?
-
---Moi aussi, tu m’altères! confessa Fernand en riant. Comme ils
-s’étaient attablés devant deux chopes de bière, Galigant, la moustache
-blanche de mousse, se frappa soudain le front.
-
---Tu peux rendre un signalé service à la cause, mon petit Fernand! Ce
-soir, à la _Maison du Peuple_, nous organisons une grande soirée
-familiale, au profit du _Groupe révolutionnaire des gars de la Seine et
-d’ailleurs_: Causerie par un camarade, partie de concert, chants et
-récits, suivie d’une tombola gratuite; nombreux lots. Entrée: 30
-centimes. Les compagnes et leurs enfants ne paieront pas. C’est ça qui
-serait chic si tu voulais venir nous dégoiser quelque chose?
-
---Ce soir?
-
---Oui. Ah! dame! c’est à l’œil, et nous ne te donnerons pas huit cents
-balles pour ton cachet, mais pense ce qu’ils seront contents! Fernand du
-_Colorado_ et de _l’Adelphia_! Tout le quartier va monter chez nous!
-
---Moi, je veux bien! dit Fernand, flatté et ému à la fois. Ainsi, ses
-anciens camarades ne le considéraient pas comme un cabot vidé, un
-plagiaire éventé! Pour eux il était encore quelqu’un dont le dérangement
-vaut quelque chose! Et il se promit de leur en jeter, pour rien, plus et
-mieux qu’il n’en avait jamais fourni, pour leur galette, aux bourgeois,
-ces gourdes!
-
---Viens dîner avec moi, proposa brusquement Galigant. Je connais un
-bistro de cochers avenue Trudaine où le ragoût de mouton est parfait! Ça
-te changera des restaurants de la haute! car, ce que tu dois en
-becqueter, de ces fins morceaux, espèce d’homme arrivé?
-
---Oh! arrivé! je ne sais pas si je suis arrivé, mais je crois bien que
-je m’en retourne! soupira Fernand, avec une amertume subite.
-
-De fait, une grosse rancœur le poignait, en la compagnie de ce robuste
-et allègre garçon, resté prolétaire et remueur d’idées généreuses.
-Qu’était-il devenu, lui? un pantin richement costumé, un guignol à la
-mode d’une ou deux saisons, un article de Paris, l’amusement des
-enfants, la tranquillité des parents, la machine à chanter que les
-richards se payent pour quelques louis, comme ils commandent des bottes
-d’asperges chez Potel et Chabot.
-
-De quelle utilité humaine, ou simplement publique était-il? Pour le
-bénéfice de quelle grande cause, avait-il utilisé ses forces de mâle
-solide? Vers quels buts progressifs et utiles s’étaient tendues ses
-ambitions?
-
-Quelle coopération avait-il apportée dans la lutte généreuse de la
-défense des petits contre les gros?
-
-De quelles idées nobles avait été assailli son cerveau depuis ces quatre
-années de pitreries?
-
-Est-ce qu’il était suffisant, pour faire son devoir, d’épouser sa
-maîtresse, de la rendre mère, de se coller des costumes de singe, de
-barbouiller sa face de rouge, et de donner tout son temps à un métier
-inférieur d’amuseur public, payé pour égayer la grossièreté des foules?
-
-Allons donc! S’enrichir soi et les siens n’était pas la fonction unique
-et principale de l’«Être».
-
-Et cela avait été à lui, Fernand, sa seule pensée depuis quatre ans...
-
-Était-ce possible qu’il fut convaincu d’avoir été un «homme»!
-
-Un bon mari, un bon père, un bon cabot, soit, mais ce n’était point tout
-ce qu’il fallait être!
-
-Et le souvenir de ce qu’il était, quand, pauvre, obscur et râpé, il
-prêchait la résistance aux patrons, et se redressait, dans sa libre
-misère, contre les iniquités du capital, lui rendit douloureuse,
-l’espace d’une seconde, la sensation très nette de sa dignité abdiquée
-pour l’argent fugace et la gloriole vaine.
-
-Galigant et Fernand, après le ragoût de mouton annoncé--et en vérité,
-les pommes de terre en étaient farineuses à souhait et onctueuse la
-sauce!--se dirigèrent, chacun un cigare au bec--oh! point de havanes,
-mais de simples deux soustados crapularès!--vers la Maison du Peuple.
-
-La Maison du Peuple, c’est, au fond de l’impasse Pers qui donne sur la
-rue Ramey, au versant de la butte Montmartre, une sorte d’énorme hangar.
-A gauche, sitôt la porte franchie, une boutique de marchand de vins,
-avec son comptoir de zinc, ses tables de bois et ses escabeaux. Tout
-droit devant vous, en entrant, derrière une seconde porte, la salle de
-spectacle, blanchie à la chaux, nue comme un temple protestant, garnie
-de bancs.
-
-Au fond de la salle, la scène, surélevée d’un mètre à peu près. Des
-drapeaux rouges tendus aux murs sont la seule décoration du lieu.
-
-Quand Galigant et Fernand arrivèrent (il était neuf heures environ) le
-public était déjà compact, et des nuages de fumée s’échevelaient vers le
-plafond lambrissé.
-
-Des hommes, des femmes, des enfants, garçons et filles, des blouses et
-des redingotes, des casquettes et des chapeaux, tout un monde
-s’entassait, assis et debout, tantôt bruyant, tantôt silencieux.
-
-Sur la scène, installé derrière une table, mais se levant souvent et
-arpentant l’étroite estrade, un orateur parlait avec des gestes brefs et
-coupants.
-
---C’est le camarade Karikine, un Russe! chuchota Galigant.
-
-La voix, sèche et claire, avait des éclats aigus interrompus par:
-
---Des blagues!
-
---Vive la Commune!
-
---Vive la Sociale!
-
-Ces interjections éclataient, rugies de différents coins de la salle.
-L’orateur poursuivit:
-
---L’histoire, l’économie politique, le simple bon sens...
-
---A bas Jaurès!! Vive Jaurès!! et le tumulte devint tel que la voix de
-l’orateur se perdit...
-
-Mais avant de descendre de la tribune, Karikine termina sa harangue par
-un souhait ironique de les voir un jour heureux, riches, quoi! les égaux
-de la bourgeoisie!
-
-Un tonnerre d’applaudissements se déchaîna.
-
-Une femme cria:
-
---Nous n’y coupons pas non plus!!!
-
-Dans un coin, un chœur de voix sourdes entonna:
-
- Dansons la carmagnole!
- Vive le son, vive le son,
- Dansons la carmagnole,
- Vive le son du canon!!
-
---Chut!
-
---Silence!
-
-Au milieu des claquements de mains, des cris d’enthousiasme et des
-roulements de cannes sur le plancher, le camarade Karikine, un homme
-maigre, à la fois chauve et chevelu, par le front dégarni et la longueur
-de boucles brunes couvrant sa nuque, descendit de la scène et vint
-s’asseoir sur un banc de la salle, où l’on se serra pour lui faire
-place.
-
-Mais déjà des voix nombreuses réclamaient le concert. Une femme apparut
-sur le théâtre.
-
---C’est Zulma Porret, une fidèle!
-
---Je la connais. Elle a chanté chez nous! répondit Fernand.
-
-Zulma Porret, ancienne étoile des Bouffes du Nord, plus très jeune, mais
-agréable encore, avec de beaux yeux meurtris et des dents magnifiques,
-chanta, d’une voix rauque et passionnée, la _Revanche des Gueux_, sorte
-de poème brutal où elle mettait une force de haine extraordinaire. Un
-piano où manquaient des cordes accompagnait rageusement.
-
-Puis ce fut un long et pâle poète à barbe noire qui rythma, d’une
-diction lente et sombrée, les stupeurs du Christ revenu sur terre et
-jugeant les modernes chrétiens.
-
-Ce singulier poète s’appelait: Pierre Larmus; il était long, long et
-d’une maigreur qu’il soignait d’un régime éternel, pour garder sa saveur
-«Purotine» indispensable à l’évocation des «Ventres Creux», ses héros.
-
-Il était si long et si plat, et si pâle qu’on voyait en lui l’image
-exacte de toutes les famines! Non seulement celles de l’estomac, mais
-celles aussi de tous les organes...
-
-Il s’apitoyait sur lui-même, en gémissant sur les autres lamentablement,
-et d’une voix désolée d’appel à la pitié.
-
-Lui aussi, il avait connu les nuits sans asile, les jours sans pain, les
-hivers sans feu et sans logis, où les mises au bloc ou à l’hôpital sont
-autant de bonnes heures... les meilleures.
-
-Lui aussi, comme ceux qu’il aimait à dépeindre, et sur lesquels il
-appelait, à grands cris douloureux, l’amour du prochain, lui aussi, il
-avait connu les liquettes en guenilles, les ribouis percés qui font
-clapoter les gros orteils dans les boues glacées... lui aussi il les
-avait fuis, les yeux féroces des boutiquiers, marchands de comestibles
-attablés en famille en des coins de leurs boutiques pleines de bonnes
-victuailles, qui le chassaient avec des menaces d’agents...
-
-Ah! le bon plaisir qu’il aurait eu à défoncer toutes ces boîtes de
-haricots verts et de viandes de conserve... en attente... à cambrioler
-leur cave... à chatouiller leurs filles!
-
-On l’applaudit ferme, celui-là! Quel succès! Après lui vinrent d’autres
-artistes et tandis qu’ils se succédaient, plusieurs petites filles, de
-bancs en bancs, faufilant leurs silhouettes fluettes, distribuaient les
-billets de la tombola.
-
---Camarades! vociféra tout à coup Galigant, nous avons ici un ami, le
-camarade Fernand du _Colorado_ et de _l’Adelphia_, qui veut bien nous
-apporter le concours de sa bonne volonté et de sa belle voix!
-
---Bravo! bravo!
-
---A la tribune!
-
---Où qu’il est?
-
-Le tumulte fut considérable. Les uns se haussaient sur la pointe des
-pieds pour découvrir l’artiste! les autres se retournaient sur leurs
-sièges. Toutes les femmes étaient debout. A grand’peine, Fernand se
-fraya un chemin jusqu’à l’estrade. Il s’y hissa. On applaudit.
-
-On applaudit bien davantage encore après qu’il eût chanté. Tout le monde
-criait. C’était le chaud auditoire des jadis périmés:
-
---Bis! bis!
-
---Encore!
-
---Une autre!
-
-Il s’exécuta. Une fois. Deux fois. Lui, Fernand, qui pour or, ni pour
-argent, n’aurait, au concert, ajouté une broque à son programme, il se
-sentait, ce soir, infatigable. Cette pensée l’exaltait: Je chante pour
-le peuple! je chante pour mes frères!
-
-Mais la chaleur était si intense, l’odeur de cette foule si suffocante,
-qu’il demanda dix minutes de repos, promettant de leur chanter encore,
-après, tout ce qu’on voudrait.
-
-On hurla de joie: Bravo! Bravo!
-
-Et l’entr’acte permettant d’aller se rafraîchir, il y eut un branle-bas
-de chaises, de bancs, une bousculade vers une sorte de buffet improvisé.
-
-A ce moment, un petit homme sec, nerveux, l’œil sondeur, finement
-scrutateur, s’avança vers Fernand et à brûle-pourpoint lui déclara:
-
---C’est d’une très véritable amabilité, monsieur, d’être venu parmi
-nous, et surtout d’avoir mis à votre répertoire de ce soir cette chanson
-d’Eugène Pottier: «Ce que dit le pain.» Un artiste riche, fêté par les
-bourgeois et l’aristocratie et qui vient ici... chanter avec nous...
-Demain, certains journaux vous accuseront d’ingratitude envers ceux qui
-ont fait votre fortune... Vous n’avez pas peur qu’on interprète mal
-votre geste?
-
---Comment, bondit Fernand, parce que j’ai le ventre plein, je ne dois
-pas m’apitoyer sur ceux qui crèvent de faim! parce que j’ai de l’argent
-en poche, je dois ignorer les misères d’autrui! on peut tout de même
-devenir riche, sans devenir mufle.
-
---C’est bien difficile, ricana l’homme nerveux et maigre... Il est vrai,
-continua-t-il, qu’un artiste n’a pas d’opinions... et j’ai lu
-dernièrement que vous alliez un jour charmer «Les Petits Chapeaux,» «Les
-Œillets Blancs,» et, le lendemain et les jours suivants, qu’on vous
-applaudissait chez Drumont, chez les francs-maçons, chez Deschanel... Ce
-sont les petites courbettes du métier, n’est-ce pas?
-
---Oui, grogna Fernand, tout cabot est un peu le valet du public; nous
-n’allons pas partout de bon cœur, mais parce que c’est notre fonction.
-
---Et ce soir? interrogea le petit vieux.
-
---Ce soir? ah! ce soir, je me sens heureux! heureux, monsieur, moi qui
-suis du peuple, comme vous, de me sentir en communion d’idées avec vous
-tous qui luttez... je sens que je ne suis pas tout à fait gâté... et que
-mon départ des milieux populaires n’a pas étouffé en moi, les germes des
-généreuses révoltes--je me sens toujours des vôtres!
-
-A ce moment, un murmure unanime et grandissant s’éleva. A droite, à
-gauche, des premiers rangs aux derniers, une même demande convergea vers
-l’homme à la belle voix:
-
---L’Internationale! l’Internationale!
-
-La salle entière exigeait l’hymne de Pottier, la Marseillaise du
-prolétariat. Et Fernand, vibrant et convaincu, entonna le couplet:
-
- Debout! les damnés de la terre!
- Debout! les forçats de la faim!
- La raison tonne en son cratère,
- C’est l’éruption de la fin.
- Du passé, faisons table rase
- Foule esclave, debout! debout!
- Le monde va changer de base,
- Nous ne sommes rien! soyons tout!
-
-_Refrain._
-
- C’est la lutte finale!
- Groupons-nous, et demain,
- L’Internationale
- Sera le genre humain!
-
-Le refrain, repris en chœur par le public, donnait à la chanson une
-énergie sauvage et vraiment belle.
-
-Un ouragan d’enthousiasme, tonna, rugit!
-
---Vive Fernand!
-
---Merci, camarade!
-
---A bientôt!
-
---A la prochaine!
-
-Fernand, remorqué par Galigant, gagna la sortie, serrant des mains sur
-son passage. Mais Galigant rentrait pour la tombola:
-
---Au revoir, vieux!
-
---A ton service.
-
---Merci.
-
-Boulevard Rochechouart, Fernand, plus bourgeoisement, prit un fiacre.
-Dans les cahots de la voiture, malgré lui, il fredonnait encore:
-
- C’est la lutte finale!
- Groupons-nous, et demain,
- L’Internationale
- Sera le genre humain!
-
-Mais son exaltation tombait bientôt. Et il murmura, rencoigné dans son
-véhicule, glacé par cette nuit de décembre:
-
---C’est égal, maintenant, il va falloir que je me débrouille.
-
-
-
-
-XXIV
-
-
-Si les desseins de la Providence sont impénétrables, les voies de la
-nature sont régulières. Ce qui devait arriver chez les Fernand arriva à
-la date prévue. Et ce fut un gros petit garçon, d’un poids normal; tout
-rouge comme s’il se fût, depuis neuf mois, impatienté d’avoir tant
-attendu son exeat, et les yeux hermétiquement clos cependant, comme s’il
-eût fait vœu de ne point voir le jour!
-
-Tel qu’il était, chauve, édenté et fripé de mille rides comme un
-octogénaire en réduction, Fernand le trouva superbe et délicieux, et le
-premier cri qu’il poussa, enroué et chevrotant, gonfla d’orgueil le cœur
-de ce père enchanté de son ouvrage!
-
---Hein? en a-t-il déjà, une voix! clama-t-il à Lourbillon, qui
-admiratif, approuva:
-
---C’est un gaillard!
-
-Le gaillard fut, comme la plupart des gaillards de son espèce, à ce
-moment de leur carrière, confié aux bras d’une nourrice qu’il sembla
-parfaitement connaître depuis beau temps, car il se jeta immédiatement
-sur son corsage et avec une familiarité qui paraissait dénoter des
-relations antérieures, lui empoigna le sein, devant tout le monde.
-
-La semaine qui suivit fut une suite d’émerveillements quotidiens autour
-du berceau. Le gaillard n’était pas seulement un gaillard de par la
-vigueur de son organe. Il était également un gaillard de par la finesse
-et la vivacité de son esprit. Là-dessus, il n’aurait pas fallu démentir
-Fernand. Il vous eût, à l’instant même, tenu pour le plus marécageux des
-imbéciles! Le moindre froncement du front, la plus petite grimace de la
-bouche, étaient immédiatement interprétés comme les signes d’une volonté
-bien arrêtée et les indices d’une intelligence déjà avisée.
-
-Lourbillon, d’ailleurs, partageait cette opinion. Il s’était intronisé
-l’oncle et la bonne d’enfant, tout ensemble, du poupon. Il le dorlotait,
-le promenait par les chambres et lui racontait même des monologues où il
-prodiguait ses effets les plus sûrs! En pure perte, du reste, car le
-gaillard ne daignait pas marquer qu’il s’intéressât encore à l’art du
-théâtre.
-
-Enfin, la paix conjugale, avec la délivrance de Blanche, était revenue
-dans la maison. Pâle et faible, la jeune mère, d’un tendre sourire las
-et d’une pression de main reconnaissante, avait obtenu l’oubli de toutes
-ses méchancetés involontaires et ce bon moment avait effacé tous les
-fichus quarts d’heure. Blanche n’avait pas enlaidi, au contraire! et
-quand elle put se lever, elle constata qu’elle agraferait sans peine son
-corset au même écran qu’avant l’événement. Ces certitudes-là remettent
-du baume au cœur des femmes les plus éprouvées!
-
-Un mois après, ce fut la grande question du baptême. Mésange demanda à
-Chérie Chéron, du _Colorado_, d’être la marraine, et celle-ci accepta
-très gentiment, encore que Mariol et les Langlet, ses directeurs,
-pussent voir cette complaisance d’un mauvais œil, mais tant pis s’ils se
-fâchaient! Elle, Chérie Chéron, s’en fichait pas mal! Elle avait sa
-position faite et elle «enquiquinait les patrons».
-
-Quant au parrain, Lourbillon eût envoyé des témoins à quiconque aurait
-voulu lui disputer ce titre!
-
-Tous ces arrangements pris, il ne restait plus qu’à fixer le jour, à
-commander les dragées et à lancer des invitations et les faire-part.
-Mésange, rayonnante, s’occupa de ces détails, avec un zèle éperdu.
-
-Quoique ce fût un peu loin--mais on louerait des voitures--il fut décidé
-que la cérémonie aurait lieu à Saint-Laurent, pour que le même curé, qui
-avait marié les parents, pût baptiser l’enfant, qui s’appellerait Robert
-comme son parrain. Lourbillon, en effet, se prénommait Robert, «comme le
-duc de Chartres!» spécifiait-il. La date choisie fut le 2 février.
-
-Mais Mésange, et Fernand non moins qu’elle, malgré qu’il s’en cachât,
-eurent une déception très sensible. Ils avaient, comme pour leur noce,
-invité la plupart des artistes des concerts de Paris, amis, camarades et
-connaissances. Le plus grand nombre s’excusa, prétextant cent et cent
-raisons, répétitions, maladies, absences. On les «plaquait» tout
-doucement. On coupait la corde. Blanche en pleura.
-
-En sorte qu’à la dernière heure, tout fut décommandé, et que le père et
-la mère, le parrain, la marraine, la nourrice et le bébé se rendirent
-simplement, et sans nul cortège, à l’église.
-
---Et les dragées, qu’en ferons-nous? avait soupiré Mésange.
-
-Chérie Chéron répondit en riant:
-
---Nous les croquerons nous-mêmes, donc! Crois-tu que nous ne les
-mangerons pas aussi bien que ces mufles-là!
-
-A la sortie, Fernand ne put s’empêcher de comparer cette journée à celle
-de son mariage! Alors, le soleil d’avril égayait les arbres du
-boulevard, le ciel bleu semblait lui promettre tout un avenir de
-félicités. Il était riche, notoire, célèbre, sollicité partout. A
-présent, sans engagement, presque oublié, bientôt dans la gêne, il
-regardait sous le ciel gris de février s’amonceler les nuages de neige.
-Et il avait suffi de onze mois à peine pour une telle métamorphose!
-
-Rentré au logis, Fernand eut une crise de colère:
-
---Ah! gronda-t-il à Lourbillon consterné. Je sais bien ce qu’il faudrait
-pour les ramener tous, l’échine basse, le chapeau à la main, plats comme
-des chiens couchants qui lèchent le fouet du maître! Si j’étais
-seulement monsieur le Directeur, ils empliraient mon antichambre, là, à
-côté, et en cireraient le parquet avec leurs semelles, à force de
-révérences! Tous, tu entends, Lourbillon, tous! ils viendraient mendier
-ma signature au bas d’un traité! Si j’étais monsieur le Directeur! Et au
-fait, pourquoi pas?
-
---Oui, fit Lourbillon, pourquoi pas?
-
---Parce que je n’ai pas le sou, parbleu! Que me reste-t-il? une
-vingtaine de mille francs pour tout potage. A peine de quoi payer mon
-électricité! Ah! si je trouvais un commanditaire, je ne dis pas!
-
---Ça se trouve.
-
---Quand on cherche! Et je ne veux pas chercher! Tout ce monde-là me
-dégoûte!
-
---Bon, bon! calme-toi. Ça se passera.
-
-Lourbillon, sondeur, avait son idée. Il le fit bien voir, une quinzaine
-plus tard.
-
-Un matin que Fernand rejoignait Mésange dans la chambre de la nourrice,
-où elle était allée regarder débarbouiller le jeune Robert, il trouva sa
-femme en grande conversation avec Chérie Chéron.
-
-Celle-ci, en lui tendant la main, lui dit, à brûle-pourpoint:
-
---Qu’est-ce donc qu’est venu me raconter Lourbillon, cher ami? que vous
-auriez le désir de devenir directeur?
-
---Lourbillon est fou! Donnez-moi de l’argent... répondit Fernand en
-riant franchement--et j’ouvre demain!
-
---En ce cas, c’est une affaire faite. Commandez vos décors.
-
---Vous dites?
-
---Je dis: Ouvrez demain, vous avez l’argent!
-
---Elle est bonne!
-
---N’est-ce pas?
-
---Non; mais voyons--reprit Fernand sérieusement--vous blaguez?
-
---Mais pas le moins du monde!
-
---Vous m’avez découvert un commanditaire?
-
---Parfaitement!... et je n’ai pas eu besoin de courir bien loin. Il
-était chez moi!
-
---Ah! c’est...
-
---Oui, monsieur, c’est... justement! avoua la belle-fille, en pouffant
-de gaîté et dans un salut révérencieux.
-
-Ce n’était un secret pour personne que Chérie Chéron, depuis nombre
-d’années, était entretenue richement: M. Oscar Grindot, propriétaire des
-moulins de la Meuse, s’était attaché à cette maîtresse élégante et
-décorative, il lui servait une pension royale et tenait sa maison sur un
-très grand pied, car c’est chez elle qu’il recevait, et à sa table qu’il
-donnait ses dîners d’affaires. C’est cette situation bien définie et
-parfaitement assurée, qui permettait à Chérie Chéron son indépendance
-vis-à-vis des Mariol, des Langlet et autres «singes».
-
---Voilà! exposa-t-elle. J’ai dit à Oscar: «J’en ai assez de m’égosiller
-chez les autres. Je voudrais chanter dans une maison où je serais chez
-moi. Et je crois que l’occasion se présente!» Oscar a perdu l’habitude
-de me refuser quoi que ce soit. Seulement, il demande des
-éclaircissements. Je lui en ai fourni. Je lui ai expliqué qu’un de mes
-camarades, Fernand (d’ailleurs il vous connaît parfaitement, il vous a
-entendu et il vous gobe beaucoup!) désirait prendre la direction d’un
-concert; que ce Fernand était décidé à placer dans cette entreprise
-toute sa propre galette, mais que cette galette était trop courte! J’ai
-ajouté qu’il me serait personnellement agréable à moi, Chérie, de
-parfaire la somme qu’il faudra; (avec l’agent d’Oscar, comme de juste),
-que par ce moyen, je deviendrais co-propriétaire, co-directrice, etc.,
-etc. Il est bien entendu, mon petit Fernand, que tout ce dernier
-arrangement, c’est de la frime! J’ai dit ça à Oscar, parce qu’Oscar, qui
-casquera pour moi, ne casquerait pas pour vous! Le vrai, c’est que vous
-palperez et que vous marcherez tant que ça ira. Si tout va bien, tant
-mieux! si tout va mal, tant pis! Après tout, ce n’est pas de mes
-économies! Pourvu que vous me mettiez en grande vedette! ça, par
-exemple, c’est sacré! Sans ça, Oscar débinerait le truc!
-
-Elle pirouetta, embrassa Mésange et sortit, en jetant à Fernand:
-
---Demain, à midi; vous déjeunez chez moi avec Oscar. Vous avez bien
-saisi l’ordre et la marche? A demain!
-
-Chérie Chéron habitait rue d’Offémont, à deux pas du parc Monceau, un
-hôtel somptueux, à balcons de pierre, rez-de-chaussée et deux étages. Au
-coup de sonnette de Fernand, un domestique en bas et culotte courte vint
-ouvrir, et sans un mot, conduisit le visiteur au salon.
-
-Ce salon, qui en réalité en formait deux, un grand et un petit, séparés
-l’un de l’autre par une sorte de portique mauresque, était meublé de
-façon composite, chaque pièce étant de style différent, et choisie parmi
-ce que ces styles avaient de plus pur. Un goût parfait avait présidé au
-choix et à l’arrangement de ce musée d’art, qui était en même temps un
-lieu confortable.
-
-Chérie Chéron arriva presque aussitôt, entortillée dans un peignoir
-flottant, satin rouge et dentelles noires, suivie d’un monsieur en
-redingote, décoré, à qui elle présenta immédiatement son invité.
-
---Mon ami! monsieur Fernand, mon camarade du _Colorado_, dont je t’ai
-parlé.
-
-Puis, à Fernand:
-
---Monsieur Oscar Grindot.
-
-Les deux hommes se saluèrent. M. Oscar Grindot tendit la main à Fernand
-et très aimable:
-
---Enchanté, monsieur! Je serais le seul être au monde à ne point vous
-connaître; mais je vous connais et je vous apprécie infiniment!
-
-M. Oscar Grindot, bien qu’ami sérieux et payant cher ses plaisirs,
-n’avait rien d’un Dandin ou d’un Sganarelle. C’était un gros homme,
-ventru, ayant passé la cinquantaine, à la physionomie un peu vulgaire et
-un peu dure, brun avec une forte barbe noire. L’acuité un peu gênante du
-regard était corrigée par le sourire nettement lippu d’une bouche
-affable et sensuelle.--On sentait qu’il savait assez compter pour
-pouvoir dépenser beaucoup, sans mécompte, et se montrer très généreux
-sans déséquilibrer son budget.
-
---Nous causerons mieux les pieds sous la table! Le déjeuner doit être
-prêt, ma chère enfant?
-
---Il n’attend que nous, mon ami.
-
---Eh bien, allons!
-
-Il offrit son bras à sa maîtresse, avec les grâces les plus correctes,
-et l’on passa dans la salle à manger.
-
-Le service était dirigé par un maître d’hôtel impeccable. Fernand,
-malgré son désir de paraître acclimaté à toutes les mondanités, se
-sentait influencé. Mâtin! il avait eu, lui aussi, des larbins, mais
-comme celui-là, jamais! Elle se mettait bien, Chérie Chéron!
-
---Monsieur, déclara enfin le seigneur et maître de cette beauté si bien
-lotie, après que la conversation eut épuisé les banalités
-préliminaires--je mets à la disposition de mademoiselle Chéron, qui les
-consacre à commanditer votre affaire, cent mille francs. Votre apport
-personnel est de...
-
---Vingt mille! balbutia Fernand, honteux de la modicité de la somme.
-Mais M. Grindot ne sourcilla pas; il poursuivit:
-
---Vous fournissez, en outre, votre talent, votre expérience, votre
-notoriété, et la quantité considérable de travail et d’effort que vous
-aurez à produire dans cette lourde tâche qu’est une direction effective.
-
---Tout mon zèle, monsieur...
-
---Bien! Je vous enverrai donc, dès demain, mon notaire, afin que soient
-débattues et posées les bases des statuts de la Société que vous allez
-constituer. Et maintenant, ne parlons plus de chiffres. Votre verre, je
-vous prie. Un doigt de Tokay. Celui-là, je le verse moi-même. Les
-domestiques n’y touchent pas!
-
-
-
-
-XXV
-
-
-«C’est décidément samedi prochain, 26 septembre, qu’ouvrira le _Nouveau
-Concert_, dans la coquette salle du faubourg Poissonnière, entièrement
-modifiée et remise à neuf. Le programme, très varié, promet d’être des
-plus brillants. La troupe, en tête de laquelle marche Fernand lui-même,
-artiste en même temps que directeur, a été triée sur le volet. Gageons
-que le _Nouveau Concert_ sera, cet hiver, le rendez-vous favori du
-Tout-Paris qui s’amuse!»
-
-Cette note tendancieuse, parue le même jour dans tous les quotidiens,
-était due, l’on n’en doute point, à la plume de Fernand en personne, qui
-cependant ne pouvait se lasser de la relire dans chaque papier public
-qui lui tombait sous la main.
-
-Depuis cinq mois qu’il avait touché l’argent de sa commandite et qu’il
-travaillait à mettre debout sa maison, ces quelques lignes, bien plates,
-étaient pour lui comme la montagne du haut de laquelle Moïse entrevit la
-terre promise.
-
-Enfin, ça y était!
-
-Et ça n’avait pas été sans peine!
-
-Le choix d’un local, d’abord, avait été une grosse affaire. Il fallait
-un quartier central, une voie fréquentée, un immeuble bien en façade. On
-ne va pas chercher un théâtre au fond d’une cour, dans un cul-de-sac.
-C’est alors qu’il avait songé à l’ancien Alcazar, désaffecté maintenant,
-mais qu’il serait certainement facile de rendre à sa destination
-primitive.
-
-Le prix du loyer, lors des pourparlers avec le propriétaire, ébouriffa
-Fernand. Soixante-cinq mille francs! plus de la moitié de sa mise de
-fonds! mais il réfléchit qu’en somme, il n’allait pas payer les quatre
-termes à la fois; et une diminution de cinq mille ayant été consentie,
-il se décida.
-
-Les travaux d’aménagement et d’appropriation commencèrent aussitôt.
-Fernand voulait être prêt pour la rentrée. On maçonna, on menuisa, on
-tapissa de jour et de nuit. En sorte que dans la première semaine de
-juillet, le nouveau directeur put s’asseoir devant sa table
-directoriale, sur son fauteuil directorial, dans son cabinet
-directorial.
-
-Excellent Fernand! La première après-midi qu’il passa dans ce
-sanctuaire, il sentit lui remonter à la tête des bouffées de
-mégalomanie, et ce fut d’un geste à la César qu’il appuya sur le bouton
-de la sonnette électrique pour appeler son garçon de bureau.
-
-Sa joie d’être «quelque chose» après avoir été «quelqu’un» avait dissipé
-en lui toute rancune contre quiconque; et certes, à cette heure, il ne
-se souvenait plus qu’il avait désiré son trône de cuir uniquement pour
-tenir sous son sceptre vengeur, en qualité de sujets humiliés, les
-lyriques de tout poil et de tout sexe de qui les mauvais procédés
-l’avaient offensé.
-
-Ils pouvaient venir désormais, hommes et femmes, comiques et romanciers,
-gommeuses et diseuses, il les recevrait à bras ouverts, heureux de se
-montrer dans sa gloire!
-
-Ils et elles ne s’en firent pas faute. Et ce fut bientôt, faubourg
-Poissonnière, un défilé de tous les mentons bleus et de tous les museaux
-roses en disponibilité. Si Fernand avait tenu encore à savourer
-l’aplatissement des camarades, il aurait eu de quoi être largement
-satisfait.
-
---Tu sais, mon vieux, faut pas m’en vouloir, si je n’ai pas été au
-baptême de ton gosse! Sérieusement, j’étais grippé, à ne pas pouvoir
-quitter la chambre!
-
---Tu connais ce chameau de Mariol! Si on manque une répétition, v’lan,
-vingt francs d’amende! Et avec ce que la mère Langlet nous paye!
-
---Oui, oui, c’est bon, ça va bien! approuvait Fernand épanoui.
-
-Quant au côté des dames, c’étaient chatteries sur gentillesses.
-
---Donnez-moi donc votre adresse, Fernand! Je voudrais tant envoyer un
-joujou à votre petit Robert! car il s’appelle Robert, n’est-ce pas?
-
---Je monterai l’embrasser, cet amour! Et cette bonne Mésange, donc! Elle
-ne m’a pas trop oubliée, au moins?
-
-Et patati, et patata, ce n’était que sucre et que miel, baise-main, et
-tout ce que Fernand aurait voulu!
-
-Le bruit s’était répandu, en effet, que le _Nouveau Concert_ se montait
-avec une galette énorme. Le chiffre d’un million se chuchotait carrément
-dans tous les cafés littéraires ou artistiques. Lourbillon, que ses
-habitudes de vieux noctambule exposaient à être rencontré par un tas de
-gens, n’avait pas peu contribué à propager cette légende dorée. Chaque
-fois qu’on essayait, à ce propos, de lui tirer les vers du nez, il
-répondait avec flegme:
-
---Je ne sais pas au juste. J’ai bien vu la somme écrite sur le papier
-que Fernand a signé chez le notaire, mais je n’ai pas eu le temps de la
-lire. Il y avait trop de zéros!
-
-Aussi l’effervescence grandissait-elle dans le monde où l’on se grime.
-Le _Nouveau Concert_, c’était la boîte dont il fallait être.
-
-Fernand, tout olympiens que fussent les airs qu’il se donnait, n’était
-qu’un homme et un homme faible. Il ne sut pas résister à la ruée qui
-l’assaillait, et engagea des rossignols qui l’étaient aux deux
-significations du mot. Des journalistes lui présentèrent d’infâmes
-petites grues, qu’il agréa dans l’espoir que cette complaisance--un
-service en vaut un autre--lui serait plus tard payée en publicité
-reconnaissante. Ces jeunes personnes, d’ailleurs, réclamaient des
-appointements plus sérieux qu’elles-mêmes; et, sans complètement
-obtempérer à leurs exigences fantastiques, Fernand dut toutefois
-alourdir sa troupe et grever son budget de toutes ces «inutilités»
-protégées par la presse.
-
-Mais le pire, c’est que Chérie Chéron, malgré sa promesse formelle de ne
-se mêler de rien, intervint au contraire, et tyranniquement, sur le
-point spécial des engagements de femmes. Fernand, pour rehausser la
-médiocrité de son personnel, médiocrité dont il se rendait parfaitement
-compte, avait entamé des pourparlers avec Anna Bithaud, la divette des
-établissements Langlet; et celle-ci, séduite par les avantages offerts,
-et d’autre part point mécontente de jouer un tour à la mère Langlet qui,
-depuis des années, l’exploitait avec sérénité, la bernant toujours d’un
-espoir d’augmentation qui ne se réalisait jamais, allait se décider à
-quitter le _Colorado_ pour le _Nouveau Concert_,--acquisition
-excellente, car Anna Bithaud avait son public qui l’aurait suivie--quand
-Chérie Chéron, avertie de cet exode, se mit furieusement en travers:
-
---Si cette femme-là entre ici, moi, j’en sors! déclara-t-elle à Fernand.
-Elle ou moi, choisissez, mais je doute qu’elle puisse vous rendre les
-mêmes services que moi!
-
-C’est en vain que l’infortuné directeur essaya de soutenir qu’il avait
-cependant besoin de quelques sujets de premier ordre, Chérie Chéron
-riposta:
-
---Eh bien! et moi?
-
-Par politesse elle ajouta, sans grande conviction:
-
---Et vous?
-
-Au fond, la crainte de ne plus être la seule et unique étoile du lieu,
-lui faisait grincer les dents, la nuit.
-
-Anna Bithaud resta donc au _Colorado_.
-
-Une autre plaie d’Égypte, et dont Fernand ne sut pas se garantir, ce
-fut, chaque jour, l’assaut à sa caisse mené par ses pensionnaires,
-lesquels, sous le prétexte de costumes à commander, de dédits à payer et
-autres balançoires, venaient lui soutirer des avances.
-
---Tu comprends, mon vieux, si tu étais un mufle comme les autres, on ne
-te demanderait rien. Mais comme tu es un chic type et que tu es
-douillard comme un Crésus!...
-
-Fernand, touché et flatté du même coup, ne résistait pas à de si
-honnêtes paroles. Et dans son coffre, à la place des billets bleus,
-s’entassaient les reçus blancs, qui représentaient, sans les remplacer,
-des sommes déjà importantes.
-
-Enfin, vaille que vaille, le moment de l’ouverture approchait. On avait
-répété! Lourbillon, régisseur et directeur de la scène, se proclamait
-encore fourbu de la peine et du tracas qu’il avait à apprendre leur
-métier à toutes ces mazettes «qui ne savent même pas marcher!» Il n’y
-avait plus qu’à faire faire un peu de tamtam autour du _Nouveau
-Concert_, et en route!
-
-Fernand alla trouver ses bons amis, les journalistes dont il avait
-assumé les gigolettes, les priant de lui prêter quelque publicité pour
-subsister. Mais ces messieurs ne sont pas prêteurs, c’est là leur
-moindre défaut. Dans toutes les rédactions, la réponse fut la même:
-
---Nous ne demanderions pas mieux, cher ami, que de vous ficher toute la
-réclame possible, mais ça ne passerait pas! Le journal n’insère que les
-notes des concerts qui ont des traités avec l’administration. Allez donc
-vous entendre avec l’administrateur!
-
-Cette tournée dans les journaux allégea sensiblement le portefeuille
-directorial, et Fernand perdit quelques illusions qui lui restaient
-encore sur la gratitude et le désintéressement de la gent plumigère.
-
-En revanche, ainsi qu’on l’a vu, la presse annonça avec ensemble et en
-termes cordiaux la naissance du _Nouveau Concert_. C’était bien le
-moins!
-
-Pauvre Fernand, il les connut toutes, les belles âmes qui font le
-chantage au billet de faveur. Ils étaient toute une flopée, menaçante au
-refus d’un fauteuil d’orchestre ou d’une loge: le plus infime
-écrivaillon arrivait chez lui, dans sa propre maison, l’air agressif,
-quand le contrôleur trouvait vraiment excessif cet assaut d’un théâtre,
-dont les frais étaient payés par un seul répondant, qui avait le devoir
-de faire le plus d’argent possible--pour faire honneur à ses affaires.
-
---Jamais ces bougres-là ne venaient quand il y avait un four... mais
-seulement, au moment où l’on avait besoin de toute sa salle pour
-rattraper les mauvaises passes, grognait la buraliste!
-
-Ah! on pouvait attendre, si l’on comptait sur leur discrétion! Il
-fallait leur donner tout ce qu’ils demandaient, sans cela gare la
-casse!!!
-
-Sans compter les rancunes des journalistes-auteurs, auxquels on refuse
-soit une revue, soit sa petite femme, soit un petit acte... Ah! c’en
-était une exigence... Quel abus!
-
-Sans compter que dans les mêmes journaux payés, pour lesquels Fernand se
-ruinait en traités, annonces, comptes rendus, etc., etc., se trouvait
-journellement un monsieur qui démolissait en première page par une
-chronique de deux colonnes ce qu’avec les efforts de sa publicité payée
-il avait édifié à la quatrième.
-
-Et Fernand n’avait aucun recours contre le journal malhonnête qui
-trahissait les intérêts desquels il payait la défense.
-
-Fernand comptait avec effroi qu’on le mettrait en demeure de donner pour
-le moins 200 francs de places chaque soir! Les demandes arrivaient sans
-cesse d’un tas de rédactions de journaux qu’il avait ignorés jusqu’ici.
-Des feuilles, qu’on reçoit comme prospectus, demandaient un service de
-première, etc., etc... «Bref, disait Fernand, deux cents francs par jour
-font six mille balles par mois, soit soixante mille francs pendant les
-dix mois qu’on joue!...»
-
-C’était fou, inadmissible, monstrueux! il se renseignerait et verrait si
-tous ses confrères étaient aussi dupés que lui...
-
-Hélas! c’était partout le même abus, et il apprit des histoires d’argent
-sur Pierre et sur Paul, rédacteurs ici et là-bas, qui lui ouvrirent les
-yeux...
-
-Mais alors, quoi?... Eh bien! mon Dieu, il fallait se laisser faire
-comme les autres! Zut, c’était tout de même une sale histoire.
-
-Le premier mois, tout alla bien. Encore que le spectacle ne fût pas
-extraordinaire, ni les artistes stupéfiants, la soirée qu’on passait au
-_Nouveau Concert_ valait celles qu’on passait ailleurs. Sans emplir des
-salles, comme autrefois, le nom de Fernand avait encore une certaine
-influence sur la recette. Puis les habitants du quartier tenaient à se
-rendre compte de la nouvelle attraction qu’on leur apportait. Tous frais
-payés, ces premiers trente jours se soldèrent par un bénéfice.
-
-La saison se poursuivit avec des fortunes diverses. On eut des
-demi-fours et des demi-succès. Rien de décisif. Toutefois, le second
-semestre du loyer fut perçu recta par le propriétaire. En somme, à la
-clôture, le résultat était nul. On avait vécu.
-
-Mésange, Fernand et le petit Robert passèrent les vacances à la mer
-comme de bons bourgeois.
-
-
-
-
-XXVI
-
-
-La seconde saison allait ouvrir.
-
-Or, un matin qu’il arrivait à son bureau, on lui remit une carte:
-
---«Madame Bonarien, Bruxelles,» disait le bristol.
-
-Madame Bonarien! Serait-ce la femme ou la mère de Bonarien, le
-journaliste le plus craint de Belgique et que connaissaient tous les
-acteurs retour de là-bas?
-
-Et Fernand, en bon cabot directeur qu’il était, la reçut avec force
-salutations, en raison des considérations dues... à son fils, car
-c’était sa mère.
-
-L’aspect de cette femme était sympathique: l’œil était aimable, très
-fin; la bouche avait conservé, malgré l’âge, une dentition
-irréprochable, et toute la personne de cette petite vieille exhalait un
-parfum de propreté, de netteté méticuleuse qui séduisait très fort.
-
---Monsieur, vous pouvez me rendre un grand service, et comme je vous
-sais «aussi intelligent que bon...» vous allez me comprendre.
-
---Parlez, madame...
-
-Et elle commença:
-
---J’ai 76 ans,--oui, je sais ne pas les paraître, mais je les ai tout de
-même.
-
-»J’ai travaillé jusqu’à soixante-dix ans, sans m’arrêter, sans repos,
-pour subvenir aux besoins de mon fils et aux miens... J’ai perdu mon
-mari voilà cinquante ans, j’ai eu tous les malheurs... à vingt-trois
-ans, j’étais veuve, avec un enfant sur les bras. J’étais riche, je me
-suis ruinée... Bref, mon existence n’a été qu’une longue lutte pour deux
-vies: la mienne et celle de mon fils. J’ai passé des nuits à travailler
-pour payer son collège, ses études et il n’a pas même pu être reçu
-bachelier... Je l’ai poussé dans toutes les affaires, il a essayé de
-tout sans succès!
-
-»Il a essayé du théâtre, personne n’a voulu lui recevoir même un acte!
-Il a écrit des milliers et des milliers de pages, essayé des chroniques,
-des romans, et aucun éditeur n’a trouvé son style assez bon pour se
-décider à le publier... Il a essayé d’apprendre la musique, il a dû y
-renoncer, il ne pouvait pas, il ne comprenait pas... Des amis de notre
-famille l’ont recommandé à de gros négociants qui le prenaient par
-amitié pour moi, et régulièrement, deux mois après, mon fils me
-revenait, remercié, renvoyé par ses patrons qui n’en pouvaient rien
-faire, son intelligence étant fermée à tout... Et, pendant ce temps-là,
-je travaillais toujours...
-
-»Enfin, un beau jour, il eut l’idée,--à cinquante-deux ans!--de faire du
-journalisme. J’étais si découragée, si vieille, si fatiguée, que je ne
-m’intéressais plus à ses efforts qui, pour moi, étaient d’éternelles
-faillites... Bref, un soir, il sort ravi d’une représentation théâtrale
-de Liège. Un chef d’orchestre de Munich était venu conduire un opéra de
-Wagner, et la salle, électrisée, l’avait acclamé avec tout son
-orchestre. Mon fils, sous l’impression toute chaude de cette belle
-manifestation, écrivit six pages d’enthousiasme lyrique, et porta le
-tout dans le plus grand journal de la ville, certain qu’on allait lui
-prendre son article, pour lequel il ne demandait rien que le plaisir de
-le voir imprimé... Cette fois, le directeur du journal en question le
-fit venir et lui tint le langage que voici:
-
---Mon cher monsieur, vous m’avez apporté six pages de copie, qui sont
-d’un style à la portée de tout le monde... Mon Dieu! oui... C’est trop
-facile de s’enthousiasmer, de trouver du talent aux gens qui en ont...
-et de le dire et de le répéter... Cela porte d’une façon régulière,
-simple, sur le public, mais cela ne le bouleverse pas. Ça ne fait pas
-monter le tirage, et ne donne aucune personnalité au journal ni au
-journaliste auteur de l’article.
-
---Mais que faut-il donc faire, demanda mon fils, pour être une
-personnalité?
-
---Se créer une «spécialité,» répliqua le directeur. Savoir oser,
-monsieur, tout est là... Tenez, ajouta-t-il, vous êtes emballé sur le
-talent de M. X...? Eh bien, _démolissez-le_ avec la même sincérité que
-vous l’avez encensé, faites-moi un article de critique terrible, trouvez
-tout mauvais, tournez en ridicule et blaguez ferme!... On prendra cela
-pour de l’esprit, allez... essayez et revenez me voir...
-
---Mais c’est difficile, répliqua mon fils, écrire le contraire de ce que
-l’on pense!...
-
---C’est une affaire d’habitude, monsieur.
-
---Bref, monsieur, mon fils fit tant et si bien qu’il se créa en six ans
-une spécialité, comme dit son directeur. Mais une _spécialité_ telle,
-ajouta la vieille dame, qu’il lui serait aujourd’hui de toute
-impossibilité d’écrire deux lignes de vérité sur quelqu’un ou sur
-quelque chose. Il a pris une telle habitude du démolissage par principe,
-que, maintenant, il ne fait plus autre chose... et il nous gagne
-beaucoup d’argent.
-
---Mais, s’écria Fernand, votre fils, madame, me fait l’effet de faire un
-métier de petite crapule!
-
---Mais non, mais non, répliqua doucement la petite vieille. Vous ne
-savez pas... J’ai conservé sur lui une telle autorité que c’est moi qui
-règle sa ligne de conduite... Ainsi, tenez, je lui défends de s’attaquer
-à ceux qui sont en plein succès... à ceux qui jouissent de la faveur
-publique. Cela ne servirait à rien, d’ailleurs, et le ferait passer pour
-un sot. Mais, ceux dont la chance baisse... ceux dont la popularité
-diminue... ceux qui se débattent...
-
---Bref, vous êtes les assommeurs des gloires mourantes, c’est charmant,
-vous êtes une jolie paire d’âmes... Compliments!
-
-La petite vieille se redressa et, tranquille, répondit:
-
---Oh! pas d’ironie, monsieur... On fait le métier qu’on peut... Il les a
-essayés tous... et il est incapable d’en faire un autre, mon pauvre
-enfant... C’est un malheur évidemment, de n’avoir qu’une habileté
-méchante à son service, et pour tout don... Le bon Dieu ne favorise pas
-tout le monde, monsieur... Remerciez-le de vous avoir donné une
-intelligence suffisamment forte pour vous permettre d’être bon, de vous
-faire aimer et de faire applaudir vos efforts par des centaines de mille
-individus, sans avoir besoin pour cela d’être un être offensif et
-inférieur; en un mot, remerciez Dieu de vous avoir doué de plusieurs
-intelligences, c’est-à-dire de plusieurs talents. Mon fils n’en a qu’un
-seul, lui: celui d’être méchant... Méchant... s’entend, au point de vue
-productif. S’il avait eu du talent, monsieur, il eût été le meilleur des
-hommes, alors qu’il n’est que le meilleur des fils... Et c’est pour lui,
-pour lui, que je viens vous prier de me rendre un immense service,
-monsieur Fernand! Vous avez beaucoup d’amis, faites entrer mon fils dans
-un journal parisien... Vous n’avez pas une spécialité, un journaliste
-comme mon fils, à Paris.
-
---Mais si, mais si, nous en avons, s’écria Fernand et plus d’un encore!
-Seulement, ils n’ont pas la notoriété de M. Bonarien, cela c’est vrai...
-En revanche, ils sont une bande de petits écrivaillons obscurs...
-toujours à l’affût..., rôdant dans le sillage des vrais journalistes,
-écoutant par ci, reportant par là... mentant, inventant, rédigeant des
-notes d’une méchanceté bête et plate, se faisant les commissionnaires
-des antipathies, des haines imbéciles, des jalousies, et soulageant
-leurs rancunes de ratés ou de guignards par des vengeances sournoises,
-souvent anonymes, écrites toujours dans la solitude... loin de tous
-risques, à la lueur de la lampe de nuit, complice de leurs vulgarités de
-pauvres hommes jaloux et malheureux, ou tout simplement bêtes...
-
---Ah! mais... pardon, interrompit madame Bonarien, si mon fils dit du
-mal de tout et de tout le monde, c’est parce que c’est beaucoup plus
-facile que d’en dire du bien... et que sa notoriété y gagne. Tandis que
-vos spécialistes parisiens ne sont guidés que par leur amertume
-personnelle... soit la jalousie de voir qu’ils restent inconnus quand
-d’autres deviennent célèbres, qu’ils stationnent quand d’autres montent
-en grade, et surtout qu’ils restent pauvres, alors que d’autres
-s’enrichissent... Alors, c’est la jalousie haineuse et basse... C’est
-tout autre chose que ce que fait mon fils!... Il y a une nuance qu’il
-faut sentir, monsieur... Et puis, dit-elle, la vie n’est pas une chose
-si sérieuse qu’on doive prendre souci du mal qu’on y fait...
-
-Et, sur cette parole, qui n’est pas de l’Évangile, elle remit à Fernand
-le scénario d’une féerie «moderne et satirique», en lui disant:
-
---Si vous ne pouvez pas, monsieur, recommander mon fils à l’une de vos
-nombreuses relations dans la Presse, vous pouvez certainement prendre
-connaissance de ce livret et jouer: _Les trois Cheveux de Cadet
-Rousselle_ s’ils vous semblent dignes de votre scène...
-
---La mode est à la rosserie, dit Fernand en riant; M. Bonarien a, j’en
-suis certain, réussi à fouetter ses contemporains... je vais lire sa
-féerie satirique et vous ferai savoir le résultat de ma lecture.
-
-La petite vieille salua, partit, lente et précise comme elle était
-venue.
-
-Fernand lut le manuscrit laissé. Une joie, une surprise le saisit! cette
-petite vieille venait de lui apporter l’oiseau rare, les cent
-représentations du rêve! C’était épatant! Bien montée, la pièce
-tiendrait l’affiche tant qu’on voudrait! Ah! c’en était une veine!
-
-
-
-
-XXVII
-
-
-La saison commença très heureusement.
-
-Une revuette d’un jeune auteur que Fernand n’avait reçue et montée
-qu’avec inquiétude, réussit brusquement et brilla d’un éclat très vif
-pendant quelques semaines. Tous les Parisiens vinrent voir «ça». Puis
-«ça» s’éteignit subitement, et plusieurs soirées durant, on joua devant
-les banquettes.
-
-Mais Fernand n’en avait cure. Il tenait, croyait-il, le bon billet, et
-pas celui de La Châtre, celui du père Bidard! Avec son espèce de féerie
-satirique que Bonarien lui avait apportée et où lui-même Fernand
-abordant la comédie, jouait un rôle de cocu moderne qui le ravissait!
-
-Pour cette pièce: _Les trois Cheveux de Cadet Rousselle_, la direction
-du _Nouveau Concert_ n’avait reculé devant aucun sacrifice. Costumes de
-Landolff, décors de Jambon, augmentation de l’orchestre, toute la lyre!
-Les frais étaient considérables, et Fernand ne se dissimulait point que
-si _Les trois Cheveux de Cadet Rousselle_ ramassaient une bûche, il
-n’avait plus qu’à mettre la clef sous la porte.
-
-Mais,--déclarait-il à qui voulait l’entendre, avec le sourire du
-vainqueur--cela n’était pas à craindre!
-
-C’est cela, pourtant, qui advint. Et jamais bûche ne fut aussi bûche.
-Cette féerie bouffe, que Fernand considérait débordante de gaîté et
-propre à dérider des populations entières, déclancha, dès les premières
-répliques, autant de bâillements qu’il y avait de bouches dans la salle.
-Il existait trois actes de cette œuvre géniale et pour leur faire place,
-on avait supprimé la partie concert. Avant la fin du premier, un bon
-tiers du public avait déjà pris la porte. A dix heures et quart, comme
-le rideau tombait sur la fin du deux:
-
---Est-ce qu’on ne pourrait pas couper le Trois? demanda un loustic, à
-haute et intelligible voix.
-
-C’était le désastre, et c’était la fin.
-
-Fernand le comprit. D’ailleurs, il eût fallu avoir les oreilles bouchées
-et les yeux crevés pour ne pas comprendre. Les journaux, si parcimonieux
-de leurs lignes quand il s’agissait de louanger, employèrent des
-colonnes complètes à exterminer _Les trois Cheveux de Cadet Rousselle_,
-«cette erreur d’un homme sans esprit». (A vous, Bonarien!)
-
-Juste au-dessus de l’éreintement du _Nouveau Concert_, se lisait un
-paragraphe donnant des nouvelles de la santé de Gilette Norbert: la
-chanteuse avait été entre la vie et la mort pendant de longs mois et le
-journal annonçait que, hors de danger, et déjà en convalescence,
-l’artiste avait fait sa première sortie au Bois.--Aux souhaits de prompt
-rétablissement envoyés à Gilette se joignaient les vœux de la voir
-bientôt reparaître en public...
-
---Tiens! pensa Fernand, si je lui demandais de faire sa rentrée chez
-moi? Qui sait, si elle ne me ramènerait pas la chance?
-
-Et Fernand, dare dare, écrivit à Gilette qu’elle voulût bien le recevoir
-le lendemain.
-
-Fernand était décidé à risquer une dernière séance.
-
- * * * * *
-
-Il était onze heures du matin, quand on remit à Gilette Norbert la
-lettre implorante de Fernand.
-
---Si le médecin le permet, dit-elle, à la garde-malade, qui depuis des
-mois ne la quittait ni jour ni nuit, je me lèverai encore deux heures
-aujourd’hui... Cela me repose de cet abominable lit! En attendant,
-faites-moi une belle toilette, j’attends la visite d’un camarade.
-
-Avec des précautions inouïes, la garde arrangea, bichonna sa malade, et
-le médecin étant arrivé au milieu de ces menus soins, permit la levée de
-Gilette, toute l’après-midi! «Chic! Chouette! Veine! clama-t-elle comme
-une vraie gosse. Dans quinze jours, docteur, je vous danse une gavotte!»
-
---En attendant, prenez vos béquilles, et faites-moi le tour de votre
-lit...
-
-Haletante, toute en nage, les béquilles à portée de sa main, elle
-s’assit, la figure maigrie, grosse comme un poing, illuminée d’espoir
-joyeux.--Passez-moi mon peigne, Eugénie?--Et installée dans un fauteuil
-bas, avec, devant elle, une chaise encombrée de brosses et d’épingles,
-elle essaya, pour la première fois depuis des mois, de donner à ses
-cheveux deux sous d’élégance... Et comme elle était attentive à se
-peigner devant son miroir, elle aperçut deux petits reflets d’argent
-dans sa chevelure. Déjà!... soupira-t-elle en arrachant vite ces deux
-cheveux blancs, cause de son émoi; et elle se mit à rechercher dans sa
-mémoire toutes les circonstances, toutes les couleurs par lesquelles
-étaient passés ses pauvres cheveux de femme cahotée dans la vie.
-
-Ses cheveux de fillette!... blond châtain avec mille reflets mordorés,
-si peu abondants, si maigres, si courts, sa petite natte si ridicule, si
-pauvre, malgré le gentil ruban qu’elle voulait pendant, très bas dans
-son dos, pour avoir la sensation d’une chevelure plus longue--que sa
-coquetterie précoce de déjà petite femme lui faisait parfois mélanger à
-de faux cheveux de sa mère, des papillotes de l’ancienne mode.
-
-... Les cheveux des temps durs, ses cheveux de misère lissés à la hâte
-pour ne pas perdre le temps destiné au gain du pain. Ses cheveux de
-«trottin» parcourant d’un pas ferme les coins affairés de Paris, son
-grand carton «tambour» passé au bras.
-
-Ses cheveux de fillette raisonnable et sage. Ses petits cheveux sans
-aucune onde, sans la plus petite frange «à la chien,» le plus innocent
-«accroche-cœur,» ses petits cheveux plats, serrés et sans parure,
-encadrant d’une ligne sèche et nette sa petite tête pas jolie, pâlotte
-et anémiée, sans autre séduction que deux yeux intelligents, une bouche
-fine, meublée de belles petites dents blanches de jeune chien.
-
-Ses pauvres petits cheveux pauvres! coiffés de petits chapeaux pauvres,
-couchés sur de pauvres petits oreillers bien ordinaires, bien rudes...
-comme sa vie!
-
-Puis la voilà poussée, grandie et jeune fille. Elle se rappelait ses
-cheveux d’alors. Un peu moins raides, un peu moins tirés, un peu plus
-brillants, un peu moins pauvres, mais d’un arrangement toujours simple
-et sage... Oh! si sage qu’elle en avait des allures de jeune miss, de
-sèche gouvernante anglaise; mais elle les soignait mieux, les
-brillantait d’une huile parfumée, les lavait, les séchait à l’eau de
-Cologne.
-
-Les cheveux de l’aisance!... Dame, elle était employée dans une grande
-maison, quelques pièces de cent sous la faisaient riche. En a-t-elle
-versé de l’eau sédative sur sa tête pour avoir des reflets dorés comme
-sa «première», de ces reflets rouges, bruns, cuivre, comme elle en avait
-vus à certaines têtes de femmes dans les tableaux des musées. Elle se le
-rappelait, ce temps-là, où elle économisait ses appointements de trois
-mois pour s’acheter une robe convenable, qu’elle quittait en arrivant à
-la maison de couture, pour endosser la robe somptueuse de satin noir
-fournie par la maison aux jeunes filles dites «mannequins». Quel
-temps!... Quelle maison!... Quels patrons! L’homme et la femme,
-d’anciens employés parvenus, arrivés, durs, sévères, n’ayant jamais ni
-un sourire, ni un mot d’encouragement, n’étant préoccupés que de vendre
-beaucoup, toujours, et le plus cher possible. Elle se rappelait ce
-commissionnaire de New-York venant chaque année acheter des modèles
-qu’elle faisait valoir sur sa longue et mince personne et qui, un jour,
-faillit la recevoir sur ses genoux, évanouie de fatigue qu’elle était,
-montrant depuis deux heures sur ses épaules un manteau de fourrure... au
-mois de juillet!
-
-Elle essayait bien, en ce temps-là, de frisotter un brin sa nuque, de
-poudrer son visage, mais, pour rentrer chez elle, avait soin de relisser
-ses cheveux et de bien essuyer sa figure. C’était le temps où les
-placiers lui faisaient la cour... Elle riait gaiement, ni trop libre, ni
-trop prude, en fille de Paris, qui sait déjà se tirer des difficultés,
-qui sait qu’elle doit se mettre en garde par sa tenue, mais qui tient
-aussi à ne point se faire d’ennemis dans sa carrière et, à cette époque,
-elle se figurait «rester dans la couture toute sa vie!»
-
-Puis, tout à coup, surgit une période d’ennuis, de maladie: son père
-meurt, elle est anémique, elle est fatiguée, sans jamais de repos, ses
-jambes se refusent à rester debout, elle quitte sa maison de robes,
-patraque, fourbue, désolée, inquiète... Que faire?
-
- * * * * *
-
-Du théâtre! Et la voilà mettant sa tête au point, l’eau oxygénée fait
-son œuvre, les cheveux blonds d’autrefois s’éclairent, s’illuminent.
-C’est la période d’espoirs et de déceptions, la petite tête d’Anglaise a
-perdu de sa sagesse, elle est dans la fournaise.
-
-Ondulée, frisottée, elle avait perdu de son charme triste et sérieux, et
-la poudre et le rouge aux lèvres lui donnaient un semblant de vie autant
-qu’un semblant de gaieté... tout s’en mêlait pour que tout son être ne
-fût qu’un maquillage extérieur. Elle avait conquis un brin de grâce, sa
-coquetterie la parait, mais ses cheveux étaient rongés par la
-décoloration, et les voilà qui tombaient en même temps que son cœur
-souffrait, que sa gaieté obligatoire maquillait son âme douloureuse...
-
-Ah! comme elle avait souffert, comme elle avait pleuré, comme elle avait
-pris la vie en dégoût, en haine «pendant ses cheveux jaunes!» Et c’est
-pendant le temps de ses cheveux jaunes, ses cheveux de douleur, qu’elle
-eut le plus de courage, qu’elle prit la résolution subite et irrévocable
-de se donner deux années pour arriver à faire quelque chose, à être
-quelqu’un. Et voilà que petit à petit, de semaine en semaine, sa volonté
-fait merveille. On s’étonne de sa ténacité, que rien ne démonte: tout le
-monde lui tend les mains, on l’encourage. D’inquiète qu’elle était, la
-voilà rassurée. La chance vient à elle. Son courage redouble, elle sent
-la veine accourir et, petit à petit, de semaine en semaine, de jaunes
-qu’ils étaient, ses cheveux deviennent rutilants, roux, flamboyants;
-c’est une couronne d’or rouge sur sa tête. Ses cheveux pauvres,
-d’autrefois, comme ils sont loin! Les voilà bouffants, soyeux,
-brillants, ses cheveux de bonheur, ses cheveux de joie, ses cheveux de
-fortune, ses cheveux de succès, ses cheveux de gloire! Ils sont
-l’enseigne de sa vie heureuse, fêtée, de son bonheur conquis par le
-travail! Ses cheveux deviennent le drapeau de son œuvre et quelques
-hivers passent.
-
-Puis, tout à coup, brutalement, férocement, la maladie la frappe: la
-réaction s’est faite... Et des semaines et des semaines se passent; elle
-va mourir... On l’annonce dans la ville... C’est fini d’elle, plus rien
-ne restera. Et un soir, toute souillée de sueur et de fièvre, elle
-demande qu’on la peigne... Et elle aperçoit ses cheveux redevenus brun
-sombre, ses cheveux de misère d’autrefois... Ah! comme ils sont revenus
-à l’heure précise!... Est-ce un avertissement final?...
-
-Et elle pleure, pleure, tout doucement, et elle prie tout doucement, et,
-tout doucement, tout lentement, elle revient à la vie après des mois et
-des mois. Et voilà qu’étant guérie, elle s’est assise et s’est peignée
-devant son miroir... et qu’ayant vu deux cheveux blancs elle est restée
-muette et pensive... Sont-ils seulement la conséquence de la souffrance
-passée ou bien l’avertissement de quelque phase nouvelle, ces deux
-petits fils d’argent? Qui sait?
-
-Et, dans sa joie de revivre et sa volonté d’être heureuse encore, elle
-se remet à fouetter son courage et son activité, et les projets
-marchent, et les espoirs s’échafaudent, l’assurance complète d’une ère
-nouvelle de bonheur se précise et s’affirme dans son cerveau, et
-rayonnante, rajeunie, elle se lève joyeuse en murmurant: «C’est bien,
-j’attends! J’ai la volonté du bonheur et pour quelque temps encore la
-vie en poche!!!» Povera donna.
-
-Il était quatre heures quand Fernand fut introduit dans la chambre de
-Gilette qui, recouchée, l’attendait assise dans son lit.
-
---Mais, cher ami, c’est impossible! fut la première parole saluant
-l’entrée de Fernand. Je suis loin d’être d’aplomb... Je commence
-seulement à me lever! Votre lettre est absolument folle!
-
---Mais cette sortie au Bois?
-
---Des blagues, hélas! Des blagues de journalistes.
-
-Fernand était atterré. Il sortit de chez Gilette, le cerveau vide, la
-figure décomposée et les yeux fous.
-
-Quoi faire alors, quoi faire?
-
-S’obstiner eût été folie ou improbité. Dès le surlendemain, les artistes
-étaient convoqués, faubourg Poissonnière, et Fernand leur exposait la
-situation. Il restait juste en caisse de quoi leur payer à tous leurs
-appointements du mois courant, et ceux du mois suivant, en guise
-d’indemnité. Après quoi, on pourrait retourner le coffre-fort, il n’en
-tomberait plus même un grain de poussière!
-
-Ces braves gens, convaincus de la bonne foi du patron, n’hésitèrent
-point à donner décharge et Fernand allait les prier de se rendre dans
-son cabinet pour le règlement en solde de tout compte, quand Chérie
-Chéron, qui n’avait jusqu’à ce moment rien dit, s’avança vers lui et
-tout bas:
-
---Voyons, Fernand, vous êtes fou! N’est-ce qu’une question d’argent qui
-vous fait fermer boutique? Est-ce que M. Grindot n’est pas toujours là?
-Il arrosera, je vous l’affirme!
-
-Chérie Chéron tenait dur comme fer à sa grande vedette et à son portrait
-sur les placards de l’entrée! Mais Fernand répondit fermement:
-
---Non, ma chère amie, c’est assez comme cela. J’ai été un sot, je ne
-veux pas être une canaille. J’ai déjà assez coûté à vous et à M.
-Grindot. Et puis, je suis découragé; je sens que je ne me relèverai
-plus. J’ai un remords que je ne tiens pas à augmenter!
-
-Fernand faisait peine à voir. La figure décomposée, les lèvres
-tremblantes, les yeux chavirés, il était comme un naufragé qui se noie
-sans plus même appeler au secours. Il avait dépensé son dernier atome
-d’énergie dans son explication avec son personnel.
-
-Mais Chérie Chéron n’avait pas l’esprit tourné à la miséricorde. Elle
-était furieuse, et elle cria de façon que nul n’en ignorât:
-
---Eh bien! vous êtes un paltoquet, voilà! Et puis, venez un peu encore
-me demander des services! Vous verrez comme vous serez reçu!
-
-Et violente, sans daigner aller toucher ce qui lui revenait, elle
-sortit, dans un bruit de jupes terrible.
-
-Deux larmes, impossibles à retenir, coulèrent le long des joues de
-Fernand. Muets, hébétés, indécis, les cabots demeuraient tassés devant
-lui.
-
---Veuillez me suivre! je vais vous régler, balbutia-t-il, en prenant le
-chemin de son bureau.
-
-Il allait lui rester en tout soixante-douze francs et vingt centimes!
-
-
-
-
-XXVIII
-
-
-Très digne dans l’adversité immédiate, Fernand avait fait bonne mine en
-public. Dans l’intimité, il redevint homme ordinaire, et fut lâche et
-récriminateur. Il pleura comme un enfant à qui on a chipé des billes. Le
-pauvre pantin avait la ficelle coupée. Il eut la mine d’un ministre qui
-a glissé sur la fatale et inéluctable pelure d’orange.
-
-Il émit cette phrase maladroite et foncièrement injuste:
-
---Ah! si j’avais été seul!
-
-Seul! Pauvre petit! La déchéance eut été plus rapide, plus irrémédiable.
-Il était de ceux-là qui ont l’air d’avoir du caractère parce qu’ils
-crient très fort, sont autoritaires et brutaux; au fond ce sont des
-faibles, qui se brisent au moindre obstacle, aussi fatalement que des
-pipes au tir de la foire.
-
-Par contre, sa femme se montra armée pour la lutte. Elle n’eût pas une
-seconde de défaillance. Blanche Mésange s’avéra la femme romaine, forte
-devant l’adversité, ou, plutôt, ce qui est mieux, elle fut la parisienne
-vaillante et aimante qui sait défendre farouchement son bonheur.
-
-Son bonheur, ô dérision! Il se constituait de ce rossignol sans voix,
-qu’était son mari, et de son enfant chétif et fragile, joli et décoloré,
-semblable à une plante automnale que l’initiale gelée guette.
-
-Sa force d’épouse et de maman étayait l’édifice branlant de ces deux
-faiblesses. Rien ne la rebutait: démarches pour reconquérir un emploi à
-Fernand, auditions où on la rabrouait avec férocité, se vengeant sur la
-pauvre, des triomphes de l’autre. Son courage s’émoussait à des armures
-de rosserie, à des murs d’hostilité.
-
-Mésange connut le chemin du Mont-de-Piété où, un à un, ses bijoux furent
-engagés--plus facilement que le chanteur désorbité.
-
-Lui, pendant ce temps, pérorait à la _Chartreuse_, faisait la roue au
-milieu d’un état-major de marmiteux, qui écoutaient ses jérémiades, à
-cause uniquement des apéritifs, soldés sur le maigre argent récolté au
-jour le jour, par la compagne stoïque et agissante.
-
-Cela ne pouvait durer. Le linge intime avait pris la même route que la
-quincaillerie dorée. Encore quelques jours et c’était la famine à la
-porte.
-
-Une veine arriva, comme un éclair dans la nuit.
-
-La nécessité de prendre un loyer infiniment moins fort que celui qu’ils
-avaient au temps de la direction, amena le ménage dans un modeste
-appartement de cinq cents francs, rue du Château-d’Eau. C’était laid,
-c’était sombre, mais ça ne coûtait pas cher; et là était l’important
-dans l’instant.
-
-Dans l’immeuble même, était installée une minuscule librairie, tenue par
-une grosse femme qui portait, en étendard, le nom euphonique de
-Rouchoux: Eudoxie la baptisait en surplus.
-
-La tenancière de la papeterie était une excellente commère, ayant le
-cœur sur la main, comme on dit dans le peuple, et qui, en outre, tenait
-toujours la main large ouverte. Madame Rouchoux était toute ronde. Tête
-ronde, yeux ronds, corsage en bols de restaurant à bon marché, reposant
-sur une taille en futaille qui, elle-même, s’appuyait solidement sur la
-mappemonde d’une croupe hottentote. Ronde en affaires, également. Et ses
-affaires commerciales étaient multiples. Elle vendait du papier encré,
-sous forme de journaux, et du papier vierge pour les épistoles des
-petites gens du quartier. De plus, elle louait des livres, vendait des
-chansons, et, depuis quelques mois seulement, en «éditait».
-
-Paris, seul, réserve de ces surprises. Madame Rouchoux, veuve d’un
-boucher, n’avait rien trouvé de mieux, étant brouillée mortellement avec
-la lexicologie et la syntaxe la plus élémentaire, que de s’avatarier
-dans une profession qui, a priori, semble comporter une certaine somme
-de connaissances littéraires.
-
-Eudoxie Rouchoux était une grande liseuse devant l’Éternel--le Très-Haut
-doit être imprimeur.--Elle lisait tout: philosophes chloroformiques,
-historiens inimaginatifs, romanciers psychologues et Bourgetiques,
-feuilletonistes de rez-de-chaussées, initiateurs aux crimes compliqués,
-madame Rouchoux épelait également toutes les feuilles publiques.
-
-C’était, sans conteste, la femme de France ayant le plus lu de bouquins
-et les ayant le moins compris. Alinéas géniaux, sottises imprimées, tout
-cela glissait sur elle comme pluie sur waterproof.
-
-Pourtant ses lectures ne meublaient pas suffisamment sa vie: Madame
-Rouchoux s’intéressait, infiniment plus que le ministre de
-l’Agriculture, au sport hippique.
-
-On ne vend pas impunément le _Jockey_ et le _Paris-Sport_ sans être, un
-vilain jour, touché par la grâce. Un gros rapport du pari-mutuel et les
-yeux se dessillent. Avoir raté pareille aubaine, c’est trop sot, on sera
-plus malin à l’avenir.
-
-La très respectable madame veuve Rouchoux jouait aux courses.
-
-Elle y perdait avec une assez grande régularité, d’ailleurs, ce qui ne
-la stupéfiait pas. Nous avons affirmé, au surplus, que la dame Rouchoux
-était éditeur de musique. Elle l’était. Quel bénéfice aurions-nous à
-mentir? Et puis ça n’est pas dans notre caractère.
-
-Donc, elle éditait.
-
-Quoi?
-
-Elle n’en savait trop rien. Un jour, un homme, jeune encore et musicien
-par surcroît, était entré en coup de vent dans son humble boutique et
-lui avait tenu ce langage:
-
---Madame, je viens de composer un chef-d’œuvre, un vrai.
-
---Ah!
-
-Ce fut tout.
-
---Vous doutez, Madame Rouchoux?
-
---Moi? s’exclama la libraire qui savait, pour l’avoir
-lu--nécessairement,--qu’il ne faut pas contrarier les monomanes.
-
---Vous doutez parce que vous ne connaissez pas mon œuvre. Vous allez
-l’entendre. Et il l’entraîna dans l’arrière-boutique, où un piano droit
-montrait ses dents agressives. L’instrument suppliciaire servait à
-Mademoiselle Rouchoux, fille de sa mère, que le Conservatoire de musique
-guignait, d’ores et déjà.
-
---Écoutez!
-
-La matrone s’injecta la trompe d’eustache d’une marche entraînante et
-bien française, puisqu’elle était un peu fraîche de réminiscences de
-Wagner et de Verdi. «C’est que c’est que ça y était!» Elle avait le sens
-critique du populo. Quand le musicien eut broyé sous ses doigts
-puissants et mal lavés, une douzaine d’octaves, Madame Rouchoux savait
-l’air et le chantait.
-
---Ah! il n’y a pas à dire, c’est enlevant et ça aura un fier succès!
-eut-elle la candeur de dire, naïvement enthousiasmée.
-
---Cette chanson, je vous la vends.
-
---Ah! bah! à quel titre achèterais-je? Je ne suis pas éditeur, éditrice,
-éditeuse... je ne sais pas comment on dit, bégaya l’infortunée libraire.
-
---Ça n’a pas d’importance. Si vous étiez éditeur, je n’aurais jamais
-songé à venir vous trouver. Vous m’auriez volé sans vergogne. Vous
-m’auriez offert généreusement deux louis pour les paroles et la musique
-d’une chanson qui rapportera ses petits dix mille francs. Je veux, il me
-faut absolument deux billets de cent, l’huissier est à mon huis;
-sauvez-moi en vous enrichissant, bonne et exquise, madame Rouchoux!
-
-Cet argument décida la brave femme. Elle allongea la somme, bien décidée
-à ne considérer ce débours uniquement que comme une avance, un prêt. Le
-samedi qui suivit, Paulus chanta _Le Trombone sentimental_. La salle
-trépigna d’enthousiasme. Le lendemain un millier de gens fredonnaient
-l’air approximatif de la chanson. Les commissionnaires demandèrent à
-Madame Rouchoux des exemplaires du succès; elle se décida à publier la
-machine. Elle gagna la forte somme. A partir de ce moment, ce fut une
-ruée, chez elle, d’auteurs inconnus et illustres, qui lui liquidèrent
-des soldes, les raclures des tiroirs. Elle mangea rapidement le bénéfice
-de sa première opération. Cela, en somme, lui indifférait. L’ennui, pour
-elle, consistait à ce que, prise dans le tourbillon éditorial, elle
-n’avait plus le temps de lire. Et puis, tous ces bougres qu’elle
-devinait madrés, estampeurs, lui répugnaient. Toute la gent chantonneuse
-lui tira une ou plusieurs plumes. Cela devenait douloureux à la fin.
-Pourtant elle ne lâchait pas pied encore, ayant conscience de rendre
-service, de loin en loin, à un bon diable, dèchard et talentueux. Parmi
-ceux qu’elle considérait comme tels, était un nommé Stéphane Griboul. Il
-possédait un talent très réel; malheureusement, ce talent ne fleurissait
-qu’arrosé d’alcool. Un jour, pressé d’argent, il bâcla sur le marbre
-d’un caboulot six chansons quelconques. Un copain, musicien
-d’importance, griffonna des notes là-dessous et le tout fut porté chez
-la douce madame Rouchoux. Celle-ci résista et, comme toujours, se laissa
-attendrir. Le musicien surtout lui en imposait. Il tenait le grand orgue
-dans une église aristocratique de Paris, ma chère! L’affaire fut conclue
-et la bonne femme fut soulagée d’une assez jolie somme. Le soir, quand
-sa fille rentra au logis, l’espoir du Conservatoire fut mise en demeure
-de déchiffrer la musique acquise dans la journée. Horreur! Six fois de
-suite elle moulut la Marseillaise! Jamais on ne s’était offert la tête
-de l’innocente madame Rouchoux dans de pareilles proportions. Et c’était
-un homme d’église qui avait fait cela. Donc la libraire devint
-voltairienne et anticléricale à épouvanter un rédacteur de la
-_Lanterne_.
-
-Elle n’eut plus qu’un désir: se débarrasser de son fonds d’édition. Les
-coquins l’avaient écœurée.
-
-Blanche Mésange, qui ne pouvait plus acheter de livres neufs, en louait
-chez la mère Rouchoux à deux sous le volume. Les deux femmes avaient
-bavardé, s’étaient raconté leurs mutuels ennuis et aussi leurs
-espérances. La marchande de papier connaissait Fernand pour l’avoir
-entendu chanter en ses jours de triomphe au _Colorado_; Mésange lui
-plaisait pour sa distinction et son courage à la lutte pour la vie. Une
-idée assez ingénieuse germa dans son cerveau à la suite de l’acquisition
-de la sextuple Marseillaise. On la bernait parce qu’elle était une
-pauvre femme illettrée, sans défense devant les fausses larmes et la
-faconde des astucieux auteurs; monsieur Fernand était un homme, lui, il
-savait écrire et composer. Ça n’est pas à lui qu’on enfilerait l’hymne
-national pour de l’inédit. Et puis, surtout, c’était un moyen d’obliger
-ses nouveaux amis, avec discrétion, sans les froisser. Oh! cœur d’or!
-jamais las d’obliger autrui, tu ne méritais pas le coup de la goualante
-de Rouget de l’Isle!
-
-Avec une timidité charmante, un matin que Fernand prenait sur une pile
-son journal préféré, madame Rouchoux l’interpella. Questions sur
-l’avenir:
-
---On m’a promis quelque chose de très sérieux pour bientôt, mentit-il
-avec un peu de rouge au front.
-
-La libraire ne fut pas dupe du mensonge. Elle savait par l’intermédiaire
-de Blanche Mésange que la misère encreuse avait succédé à la gêne.
-
---Voyons, monsieur Fernand, ne trichez pas avec moi, je connais votre
-situation, j’adore votre bébé et je veux essayer de vous être agréable.
-Et, nettement, avec une jolie carrure, elle lui offrit de prendre sa
-succession en tant qu’éditeur.
-
---On me roule tous les jours que Dieu fait. Je ne sais pas résister à
-ces monstres d’auteurs, ils me mettront sur la paille. Vous, vous saurez
-tirer parti des quelques rares bonnes choses que j’ai en magasin, Oh! il
-n’y en a pas lourd! Avec vos connaissances techniques, vous éditerez
-d’autres histoires que vous saurez choisir avec discernement. Ça vous
-tirera peut-être d’un mauvais pas; moi, ça m’obligera.
-
-Évidemment, l’idée séduisait Fernand. Il était tout ému de l’aubaine et,
-surtout de la façon charmante dont on la lui offrait.
-
---Et de l’argent?
-
---Nul besoin: je ne vends pas, je donne. Si vous réussissez, vous me
-dédommagerez.
-
---Soit pour ce qui est édité, mais pour les nouvelles œuvres à acheter
-et à publier?
-
---Mais j’y ai songé, parbleu! Comme j’étais trompée outrageusement, j’ai
-eu de la chance ces jours derniers aux courses. J’ai réalisé un assez
-gros magot sur un paroli qui devait craquer. Cet argent, je le
-reperdrai, c’est sûr. Vous m’obligerez en vous en servant et en le
-faisant fructifier.
-
-Cela était dit si gentiment que Fernand ne résista pas à la tentation
-d’embrasser comme du bon pain la maman Rouchoux. Il pleurait comme une
-éponge.
-
---Ah! vrai, vous êtes une brave femme! mais si je ne réussissais pas?
-tout est possible.
-
---Nous nous consolerons en pensant que j’aurais perdu le double à
-acheter quelques centaines de «Chant du Départ» et autres
-«Marseillaises». Ah! les monstres, ils vous dégoûteraient du
-patriotisme! C’est entendu, n’est-ce pas?
-
---Je ne suis pas Hippocrate, madame Rouchoux.
-
-Huit jours après, Fernand était éditeur.
-
-
-
-
-XXIX
-
-
-En elle-même, la vente des chansons n’était pas mauvaise. Moins bonne
-pourtant que s’il avait pu faire quelques créations sensationnelles,
-comme autrefois. Mais les lauriers étaient coupés. On n’allait plus au
-bois du triomphe.
-
-Quelques cachets de ci, de là, chez des gens du monde qui payaient
-bien, mais n’apportaient aucun appoint à la réputation du
-chansonnier-chanteur. Des soirées aussi à Montmartre, dans des boîtes
-subalternes qui suaient l’ennui et la faillite. C’était tout. C’était
-peu.
-
-Blanche Mésange réconfortait Fernand de son mieux.
-
-La comptabilité, chose neuve pour l’ancien tailleur socialiste, le
-prenait tout entier. Maintenant le «chanteur florentin» bedonnait
-légèrement, s’embourgeoisait. Son unique rêve était de «faire face à ses
-affaires».
-
-Si ses anciens copains de la Maison du Peuple l’avaient entendu, ils en
-auraient hurlé!
-
-Sans avoir publié de ces très grands succès, qui font riche un éditeur
-en une année, il constatait, non sans orgueil, que l’avoir et le doit
-s’équilibraient à peu de chose près. Pourtant, trois mille francs
-manquaient en caisse pour que sa balance fût tout à fait exacte, mais ce
-vide allait être comblé par l’appoint des sommes que la Société _La
-Croûte de pain_, protégeant les intérêts des auteurs, éditeurs et
-compositeurs de musique, devait lui payer, au commencement du trimestre.
-
-Il avait édité quarante chansons. Il supputait que cela devait lui
-donner, au bas mot, cinq mille francs de droits pour sa part d’éditeur.
-
-Une fois de plus le pot au lait des illusions se brisa sur la route.
-
-La veille d’une lourde échéance, on lui notifia de la puissante Société
-que sa prétention n’avait plus aucune raison d’être. Un statut adjonctif
-décidait en effet qu’aucun éditeur nouveau ne serait plus admis à
-émarger, s’il ne justifiait de la publication de cinquante «œuvres»
-musicales (paroles, musique, chant et piano).
-
-Ce fut le coup sourd. Fernand songea au suicide. Qu’allait-il devenir?
-Il se considérait comme déshonoré du fait que des traites, acceptées par
-lui, allaient rester impayées!...
-
-Ça, au moins, c’était drolatique, venant d’un ex-socialo qui, dix ans
-auparavant, considérait presque accomplir un acte admirable en
-«estampant» ses fournisseurs, de pauvres diables de petits commerçants,
-restaurateurs, hôteliers, cordonniers, tous ceux-là, pitoyables et
-dèchards, qu’un paiement tardif pouvait mettre sur la paille autrement
-qu’au figuré.
-
-La ruine était irrémédiable. Quelqu’un lui suggéra l’idée de liquider
-son fonds d’édition.
-
---A qui?
-
---A Drulom, parbleu!
-
---Jamais à cette fripouille.
-
---Une fripouille qui a toujours de l’argent libre et qui, seul, peut te
-tirer d’embarras.
-
-L’argument était sérieux. Mésange, elle, prétendait qu’il fallait,
-stoïquement, attendre la liquidation judiciaire. Ils n’avaient volé
-personne, tous les auteurs avaient été payés intégralement. Quelques
-fournisseurs devraient patienter: ils le pouvaient, étant riches. Les
-sommes dues n’étaient en somme que du profit qui se faisait attendre,
-voilà tout.
-
-Fernand s’emporta. Déposer son bilan. Cette idée le rendait enragé!
-
-Jamais! Il aimait mieux, cent fois, bazarder tout le fourbi. D’ailleurs
-la preuve était faite. Il n’était pas commerçant pour un sou. Il se
-laissait gruger par tout le monde. Mieux valait renoncer et remonter sur
-les planches.
-
-Au fond il avait la nostalgie du tremplin. Il ne se rendait pas compte
-que sa jolie voix d’antan avait été rejoindre les neiges anciennes.
-
-Ces deux considérations le décidèrent: sauver son honneur commercial et
-reparaître en public.
-
---Double sottise, lui dit amicalement Lourbillon, appelé en
-consultation, plaque si tu veux, mais garde-toi une poire pour la soif:
-tu as charge d’âmes. Tu es marié; de plus, tu es père. Tes créanciers,
-en admettant qu’ils n’acceptent pas de te donner du temps, ce qui n’est
-pas du tout probable, ne peuvent t’exécuter comme cela tout de suite; tu
-obtiendras ton concordat; tes livres font la preuve de ta bonne foi; tu
-n’as pas fait la fête avec leur argent, n’est-ce pas? Tu pourras
-continuer, tu complèteras tes cinquante chansons et, cette fois, les
-citoyens de _La Croûte de pain_ ne pourront plus te refuser comme
-sociétaire.
-
---Oui, mon vieux, tu parles comme un livre doré sur tranche, seulement
-au moment de mon admission possible, les premières chansons qui
-constituent mon fond, auront cessé de plaire, elles ne rapporteront plus
-un rond de droits, et ça sera un joli cadeau à faire à un enfant que le
-montant des sommes réparties!
-
---Qu’est-ce que tu me racontes là? s’exclama le naïf Lourbillon, mais
-l’argent encaissé par la société t’appartient! on t’en doit compte!
-
---Tu crois? Pauvre! _La Croûte de pain_ ne doit et ne donne de raisons à
-personne.
-
---Je comprends très bien que, ne t’ayant pas encore admis parmi eux, ils
-se refusent à toucher pour toi ta part, mais ayant perçu, qu’ils
-conservent le tout, voilà qui est raide, par exemple!...
-
---Oui, mais... qu’est-ce que tu veux y faire?
-
---Moi, rien, bien sûr. Pourtant il me semble que si tous les intéressés
-s’avisaient de protester, ils auraient tout de même gain de cause.
-
---Cela est certain. Seulement les auteurs débutants, les éditeurs peu
-fortunés se détestent entre eux, se jalousent à s’assassiner, ce qui
-fait que l’ingénieux Louchard, l’agent général, en prend à son aise et
-ne paye que contraint.
-
---Et l’on tolère cela en haut lieu?
-
---En haut lieu, comme tu dis, on s’en contre-fiche.
-
---Pourtant il s’agit de millions, dérobés à des pauvres diables; ça
-vaudrait la peine!
-
-Il y avait beaucoup d’exagération et un peu de vérité dans la diatribe
-de l’éditeur mécontent.
-
-Fernand prit la résolution d’aller rendre visite à Drulom, bien que le
-personnage lui inspirât plutôt de la répugnance.
-
-Drulom, agent lyrique et éditeur de musique, habitait rue
-Paradis-Poissonnière un appartement spacieux, au deuxième étage d’une
-maison d’apparence cossue. L’immeuble était habité bourgeoisement, sauf
-les boutiques louées à un fabricant de porcelaine et un commissionnaire
-en marchandises. Le propriétaire n’aimait pas le va et vient commercial;
-il ne tolérait au-dessus que l’exploitation Drulom. Pourquoi? Simplement
-parce que Drulom était, comme par hasard, l’heureux possesseur de ces
-six étages à gros rapport.
-
-Drulom, ex-comique de café chantant, n’était pas un personnage
-ordinaire. Ancien élève de l’École des Mines, chassé un jour pour avoir
-dérobé à ses camarades de menus objets: livres, bijoux, il était allé
-échouer dans un beuglant de faubourg. Il sut se débrouiller tout de
-suite. Ses appointements étaient plus que modestes, il les allongea en
-prêtant sur gage à ses confrères mâles et femelles.
-
-Le taux était usuraire, on s’en doute. Il amassa à ce genre d’opérations
-un assez joli pécule. Loin de le dilapider, il décida de le faire
-fructifier. Ses succès comme chanteur étaient minces; il en sécrétait du
-fiel et de la bile, car il était vaniteux, bien qu’il affectât la
-simplicité.
-
-Un jour, il lâcha son music-hall pour s’établir à la fois agent lyrique
-et éditeur.--Son principal fournisseur fut lui-même.--Comme ça, il n’eut
-pas, au début, de raison de se plaindre de la qualité de la marchandise.
-Ses chansons en valaient bien d’autres. Néanmoins il ne visa pas au
-succès. A quoi bon? les couplets qui lèvent le rideau touchent les mêmes
-droits que le gros succès.
-
-Il fit engager, pour des prix doux, des figurantes de revues, des
-petites femmes qui chantaient comme des portes mal graissées, mais qui
-possédaient des ressources par ailleurs. Un contrat sous seing-privé
-obligeait ses clientes à ne chanter que ses œuvres. A ce trafic il gagna
-beaucoup d’argent. Inutile de dire qu’il se réservait la plus grosse
-part sur les engagements.--Jusque-là, rien que de licite ou à peu près.
-Ça le devint moins du jour où, pour donner plus d’extension à son petit
-commerce, il fit passer des notes dans des journaux spéciaux, où il
-demandait des jeunes filles ayant un peu de voix et se destinant à la
-carrière lyrique. Elles accoururent en foule, les mignonnes cigales
-parisiennes et provinciales. En quinze jours, l’habile homme vous
-confectionnait une gambilleuse, une diseuse, une romancière à l’usage
-des villes de garnison. Quelques-unes de ces artistes improvisées
-n’avaient pas toujours atteint leur quinzième année. Ça, c’était du
-nanan. Drulom s’en pourléchait les babines.
-
-Il avait des exigences de pacha, et les fillettes des complaisances
-d’odalisques. Il fallait vivre! La nécessité n’était pas toujours le
-moteur de ces vocations. La vanité, le désir de s’exhiber sur les
-planches, l’espoir de faire sa pelote dans le pelotage, lui amenaient un
-solide contingent de filles pubères, ou presque.
-
-Drulom avait une face immonde de prêtre défroqué. Rien que sur sa mine
-on aurait dû l’incarcérer. Le vice transsudait par tous les pores de son
-sinistre individu. Lèvres minces et décolorées, front bas et fuyant vers
-un crâne déprimé, tout concordait à le rendre hideux. Pourtant, c’était
-l’homme le plus aimé de Paris. Pouah! des virginités vraies s’offraient
-à ce monstre pour un engagement dans un bouiboui de chef-lieu
-d’arrondissement où, neuf fois sur dix, la scène n’était que
-l’antichambre de la prochaine maison close!
-
-L’ingénieur manqué pratiquait sans vergogne la traite des blanches. Tout
-le monde le savait, nul ne s’en inquiétait. La Préfecture de police
-fermait les yeux. Certains affirmaient que Drulom n’était pas uniquement
-agent lyrique et qu’il rendait des services à la maison du coin du quai.
-
-En arrivant rue Paradis, Fernand fut reçu par une vieille dame à mine de
-«douairière qui a eu des malheurs». Bonnet de dentelles à rubans,
-anglaises tirebouchonnantes.
-
---Vous désirez, monsieur? questionna l’introductrice aux façons
-respectables.
-
---Entretenir M. Drulom d’une opération qui peut l’intéresser.
-
---M. Drulom, monsieur, est très occupé; je pourrais peut-être le
-suppléer?
-
---C’est pour la vente d’un fonds d’édition, du mien, balbutia Fernand,
-intimidé par les grands airs de la garde-vestibule du visqueux Drulom.
-
---Comment vous nommez-vous?
-
---Fernand, le chanteur.
-
---Oh! parfaitement, monsieur. Je vous connais, de réputation du moins,
-fit-elle en baissant pudiquement les yeux pour bien marquer qu’elle
-n’allait pas au concert. Je vais avertir M. Drulom, il sera très heureux
-de vous recevoir.
-
-Sortie de la vieille. Quelques minutes après, réapparition de sa figure
-respectable et prière au visiteur de l’accompagner.
-
-Fernand fut introduit dans un cabinet de travail d’une très belle tenue
-qui jurait avec la profession proxénétique du maître de céans: large
-bureau Louis XVI aux bronzes sobres finement ciselés; sièges solides et
-hospitaliers; bibliothèque garnie de livres modernes, choisis avec
-discernement. Sur la cheminée une pendule monumentale, de style
-scrupuleusement approprié.
-
-Drulom était certainement une canaille, mais sûrement aussi son
-intellectualité était supérieure à celle des faiseurs de sa profession.
-Cet ingénieur manqué était ingénieux: il n’ignorait pas que le cadre en
-impose aux simples. C’est dans ce bureau-salon qu’il décidait les
-jouvencelles à entrer dans la carrière lyrique et, par surcroît, quand
-il était d’humeur galante, dans sa chambre à coucher.
-
-Il se rua vers le visiteur, la main tendue largement; une main aux
-doigts spatulés de chourineur.
-
---Comment, vous! Ah! je suis heureux. Madame m’a dit en deux mots ce qui
-vous amenait. Je ne demande pas mieux que de vous être agréable. Dame!
-entre confrères!
-
-Fernand eût un sursaut de dégoût. Ça, un confrère! ah! non! par exemple!
-Enfin, il fallait avaler la couleuvre.
-
---Je suis décidé, ne trichons pas, obligé de céder mon fonds d’édition.
-Êtes-vous disposé à racheter?
-
---Pourquoi pas? Vous avez quelques machinettes qui ne sont pas
-mauvaises, puisqu’elles sont de vous, ajouta-t-il avec un sourire plein
-de sous-entendus. Si vous n’avez pas d’exigences outrées, nous nous
-entendrons, aisément. Combien avez-vous de chansons éditées?
-
---Quarante?
-
---Parues depuis combien?
-
---Trois mois.
-
---Et vous lâchez au moment de la répartition?
-
---On refuse mon admission à la société.
-
---Ah! oui, c’est vrai. Le statut obstructif qui exige cinquante
-chansons. Pourquoi ne pas publier les dix dernières? Vous seriez en
-règle.
-
---Je n’ai plus d’argent, avoua, non sans dignité, Fernand.--Ensuite en
-aurais-je--il avait pressenti le: on en trouve--je suis las, j’ai
-conscience de ne pas être taillé pour ce métier; je désire céder.
-
---Combien?
-
---Dix mille francs.
-
---Eh bien! mon petit, pour un garçon qui avoue de ne pas être organisé
-pour le commerce, vous ne vous embêtez pas.
-
---C’est ce que ça m’a coûté à publier.
-
---Mauvaise raison. Je vais vous donner cinq mille francs; et encore,
-parce que c’est vous!
-
-Drulom fit le geste auguste du financier qui ouvre le tiroir de sa
-caisse pléthorique.
-
---Vous m’étranglez.
-
---Je vous comble. Nous signons demain. Mais en attendant, comme je
-connais la vie, que, parfois, vingt-quatre heures peuvent être
-désastreuses, voici votre argent; donnez-m’en décharge. Et, vous savez,
-je n’exige pas que vous m’ayez de la reconnaissance. Vous pourrez dire
-que je suis une immonde crapule à tout le monde, en sortant d’ici: voilà
-qui ne me gêne pas dans les entournures.
-
-Fernand signa d’un paraphe nerveux, sans un mot de protestation. Il
-avait hâte d’en finir. Déjà l’argent en poche, il se retirait, après un
-salut court, quand Drulom l’arrêta:
-
---Et maintenant, qu’allez-vous faire?
-
---Mon métier, chanter.
-
---Où?
-
---Je trouverai.
-
---Hum! Ça sera dur. Voulez-vous faire un tour en province? Cela vous
-reposera. Et voyez comme aujourd’hui je suis de bonne composition, je
-vous engage pour trois mois; j’engage également votre femme, la petite
-Mésange.
-
---Les conditions?
-
---Huit cents francs par mois globalement, pour ménager les
-susceptibilités de chacune des parties.
-
-Tout cela jovial, gai, qui aurait été d’un brave homme, sans le facies
-du criminel qui blague ses victimes.
-
-Fernand ne discuta pas, il considérait cette offre comme une aubaine. Il
-partit réconforté!
-
-Drulom valait décidément mieux que sa réputation.
-
-L’auteur-compositeur-éditeur-usurier se malaxait les paumes en signe de
-joie. Il venait de faire une fructueuse affaire et de se donner les
-apparences d’un bienfaiteur. Cela lui arrivait souvent. Oh! ça n’était
-pas un paresseux, celui-là.
-
-
-
-
-XXX
-
-
-Et ce fut, d’abord, l’exode en province, là-bas, à Rouen.
-
-Ce phénomène s’était produit, Fernand chantait toujours d’une façon
-charmante, phrasant à la perfection et ne détonnant jamais, mais sa voix
-ne passait plus la rampe, elle était comme «fanée». Et tout de suite, ce
-fut une grosse désillusion pour les habitués des Folies-Bergère et de
-l’Ile-Lacroix, que ce numéro parisien, qui devait être sensationnel et
-qui resta en grisaille.
-
-Blanche, elle, semblait devoir passer inaperçue, comme toujours.
-Infortunée Mésange, c’était son destin. Au contraire, ce fut elle qui
-sauva la situation: si elle ne décrocha aucun bravo pour son talent,
-elle obtint un véritable triomphe de jolie femme. Elle atteignait alors
-sa trente-cinquième année--avouée--et la plénitude de son charme de
-blonde grasse. Le manager trouva donc, tout de suite, son profit dans la
-combinaison. Si la salle boudait aux roucoulements périmés de
-l’ex-irrésistible chanteur, la partie masculine de l’assistance
-s’enflammait fort passionnément devant le décolleté de la divette,
-savoureuse comme un fruit mûr à point.
-
-Certains soirs, toute la jeunesse riche de Rouen traversait la Seine et
-venait applaudir Mésange. Pour tout factice que fût, cet enthousiasme de
-snobs, il ne laissa pas que d’être fort agréable à celle qui en était
-l’objet et qui avait rarement été à pareille fête. Ces applaudissements,
-au contraire, suppliciaient Fernand, qui n’en connaissait plus que de
-moins en moins la douceur pour lui-même.
-
-Juste retour! Ce qu’autrefois Mésange souffrait dans sa vanité cabotine
-froissée, l’ancien triomphateur le subissait à présent, endolori à en
-crier; chacun son tour! Mais, lui, fut plus injuste, étant au fond moins
-aimant, plus gâté aussi, car il sied d’excuser bien des choses. Il se
-considéra comme ridicule et se sentit offensé. Des scènes éclatèrent. Le
-soir, il se plaignait avec fiel et amertume.
-
-Mésange, vexée et blessée, répliquait non sans hauteur.
-
---Tu me fais jouer un rôle au moins bizarre! déclarait-il.
-
-Elle ripostait:
-
---Je ne comprends pas bien.
-
---Tous ces olibrius qui tournent autour de toi, qui t’envoient des
-bouquets avec leurs cartes et des bonbons avec des billets doux, me
-donnent l’apparence d’un Sganarelle ou, ce qui est pire, d’un mari
-complaisant!
-
-Mésange s’emportait:
-
---Ce que tu dis là est stupide! Est-ce que je suis cause du succès qui
-me vient?
-
---Sûrement, que tu n’en es pas cause! Et puis il est propre, ton succès!
-Si tu t’imagines, ma petite, que c’est ta voix qu’applaudissent ces
-imbéciles!
-
-Les disputes allaient parfois très loin. Puis, la nuit, qui porte
-conseil, remettait la paix dans le ménage; mais le lendemain, dès les
-chandelles allumées, aux premières acclamations saluant le corsage de
-Mésange, Fernand, de nouveau, entrait dans des rages folles. Quand son
-tour de chant arrivait, la face bilieuse et méprisante, il jetait à
-l’orchestre des chansons violentes et récriminatives, des chansons de
-lui, ses chansons _pour l’Idée_, socialistes et libertaires, qui
-n’étaient pas au programme et où il déchargeait son âme! Les autres,
-l’ennemi, le public, les gens en habit se sentaient visés. Que diable!
-ils avaient payé pour s’amuser et non pour supporter un cours de
-collectivisme hostile! Et des scandales se déchaînaient:
-
---Hou! hou! autre chose!
-
-Cependant les galeries supérieures rigolaient.
-
---Vive la Sociale! A bas les aristos!
-
---A la porte, l’anarchiste! ripostaient ceux des fauteuils.
-
-Grabuge.
-
-Le directeur dut bientôt redouter les conséquences des algarades de ce
-pensionnaire compromettant. Du commissariat central, il reçut des
-avertissements motivés! Le dénouement de tout ceci, fut que la saison
-suivante, l’engagement de Fernand et de Mésange ne fut pas renouvelé à
-Rouen.
-
-Alors, l’existence, pour le couple, se continua pareille, d’année en
-année, de ville en ville. Pleurs et grincements de dents, décadence, en
-somme, lente encore, mais sûre. Les fréquentes réconciliations sur
-l’oreiller après les querelles dans la coulisse amenèrent, un vilain
-matin, un double résultat, désastreux dans le précaire de la situation:
-Mésange accoucha de deux jumeaux. Ce fut le commencement de la fin de sa
-beauté. Elle y perdit sa taille et son teint.
-
-Ces jumeaux, au reste, ne vécurent point. Ils ne furent que de la
-douleur qui passa. La chose s’était produite à Lyon. Les deux petits
-êtres--qu’est-ce qu’ils étaient venus faire au monde, ceux-là?--furent
-enterrés au cimetière des Brotteaux, abandonnés là pour toujours.
-
-Cependant, d’étape en étape, le caractère de Fernand s’aigrissait. Non
-que la province ne lui payât pas encore un bon prix ses vocalises. Mais
-tant de théories mal digérées lui restaient sur l’estomac. Il avait mal
-à son orgueil et la bile en mouvement. Une fois, à Lille, une grève des
-ouvriers du fer ayant éclaté, Fernand, sollicité d’aller «en pousser
-quelques-unes» dans les meetings, accepta avec frénésie, et au cours
-d’une manifestation, se fit arrêter, comme il portait le drapeau rouge,
-en tête d’une colonne de sans-travail.
-
-Le petit Robert, sorti de chez des paysans où on l’avait gardé pendant
-quelque temps, suivait maintenant ses parents dans leurs pérégrinations,
-couché à la diable, nourri au hasard. Ce fut en l’amenant par la
-main--(pauvre mioche, marchant à peine)--au général commandant les
-troupes mobilisées pour la répression du mouvement émeutier, que Mésange
-obtint la mise en liberté de son mari, dont l’affaire pouvait se gâter
-tout à fait, car il y avait eu rébellion, injures aux agents, et toute
-la lyre!
-
-Enfin, un jour, à Péronne, où ils étaient embauchés pour trois mois, un
-jour d’hiver, une lettre arriva tout à coup, à Fernand, une lettre dont
-l’adresse avait été tracée par une main défaillante et qui disait:
-
- «Mon petit Fernand,
-
- »Si toi et Mésange voulez me voir encore vivant pendant quelques
- minutes, prenez vite le train. Il n’est que temps. Car je meurs. Je
- vous embrasse. Votre vieux camarade.
-
- »LOURBILLON.»
-
---Nous ne pouvons pas le laisser tout seul! s’écria Fernand.
-
---Non, bien sûr. Pauvre Lourbillon! s’éplora Blanche.
-
-Le soir même, ils partirent pour Paris.
-
-
-
-
-XXXI
-
-
-C’était un 12 décembre, le matin, par un froid terrible, et le jour pas
-encore levé.
-
-Le garçon de garde de l’hôtel Saint-Vincent, rue saint Vincent, à
-Montmartre, dormait encore, jeté tout habillé sur le lit pliant disposé
-dans le bureau d’entrée, quand des coups de poing précipités furent
-frappés, du corridor, sur le carreau crasseux de la porte vitrée.
-
---Qui est là? interrogea l’homme au tablier, réveillé en sursaut. Et
-sautant du lit, il atteignit, d’un geste machinal d’habitude, la bougie
-d’un bougeoir. Il bougonnait, debout avec peine, les yeux gros et
-brouillés du somme interrompu, saisi par la température glaciale; et
-tout en tâtonnant de l’allumette la mèche charbonneuse, il répéta:
-
---Qui est là?
-
---C’est moi, Gaselin, le balayeur, vous savez bien.
-
---Ah! bon, attendez, j’ouvre. Et qu’est-ce qu’il y a de cassé?
-
-Le bruit d’une clef tourna dans la serrure. Le balayeur dit au garçon,
-apparu au seuil du bureau, la figure fantastiquement éclairée par les
-sursauts de sa lumière, qui dansait dans ses mains grelottantes, pendant
-qu’il claquait des dents:
-
---Il y a que le vieux du 37, mon voisin, doit être en train de passer.
-Il râle depuis minuit; j’ai eu beau taper dans le mur, il n’a pas
-répondu.
-
---Bon Dieu de bon Dieu! quelle tuile! Il ne manquait plus que ça! C’est
-le patron qui va faire une poire!
-
---Vous devriez y monter. Moi, vous comprenez, il faut que je parte à mon
-travail!
-
-Le garçon haussa les épaules:
-
---Vous en avez de bonnes, vous! Qu’il attende! Tout à l’heure il fera
-clair.
-
---Enfin, vous voilà prévenu. La porte, s’il vous plaît.
-
-Le cordon fut tiré, et, par l’huis ouvert, une cinglée de neige et de
-bise s’allongea dans le couloir.
-
---Brrr! fit le garçon, c’est pas un temps à aller chercher le médecin.
-Je vais finir ma nuit. Tant pis.
-
-Il rentra dans son antre, se recoucha sur ses paillasses et souffla la
-bougie.
-
-Vers sept heures et demie pourtant, comme une aube jaunâtre pâlissait à
-la croisée, le garçon se décida à grimper voir «de quoi il retournait».
-Justement le père Gaselin rentrait, sa besogne terminée, et les deux
-hommes gravirent de compagnie l’escalier gluant et fétide de l’hôtel.
-
---Alors, vous croyez que le vieux du 37 va perdre le goût du pain?
-demanda l’employé du garni. Le balayeur répondit:
-
---Je crois bien qu’il l’a perdu depuis beau temps. Voilà bien huit jours
-qu’il n’est pas sorti. Et qu’est-ce qu’il a mangé de la semaine? Il n’a
-pas un rond! C’est malheureux, tout de même!
-
---Qu’est-ce que vous voulez, mon père Gaselin, c’est comme ça. On vit de
-privations jusqu’à ce qu’on en crève.
-
---Et puis, vous savez, très fier avec ça! Avant-hier je suis entré dans
-sa chambre. Il était au pieu, avec la fièvre et des yeux d’affamé. Je
-lui ai demandé s’il avait besoin de quelque chose: «Oui, qu’il m’a dit,
-vous seriez bien chic de mettre cette lettre-là à la poste, puisque moi,
-je garde l’appartement!» Et il m’a tendu une enveloppe avec les trois
-sous pour le timbre. Comme je ne voulais pas des trois pétards--n’est-ce
-pas! je sentais que c’était le fond de sa bourse!--il a insisté: «Si,
-si, mais, eh bien! quoi donc? Je ne suis pas un mendigot, moi! j’ai des
-économies!»
-
---Et c’était pour qui, cette lettre?
-
---Pour un nommé Armand, Fernand, quelque chose comme ça, artiste
-lyrique!
-
---A Paris?
-
---Non; en province, je ne sais plus la ville; tout ce que je sais, c’est
-que c’est parti dans la boîte des départements.
-
-Ils étaient arrivés tout en haut de l’immeuble, et s’arrêtaient devant
-une porte, la dernière au fond d’un boyau sombre et nauséabond.
-
---Entendez-vous? fit Gaselin en baissant la voix.
-
---Oui, mais on dirait qu’il cause! chuchota le garçon.
-
-On percevait en effet, interrompant le rauque et sinistre soufflet du
-râle, des éclats de mots, des lambeaux de phrases... des ricanements
-même. Puis le râle recommençait.
-
---Il va peut-être mieux! hasarda le balayeur avec doute. La porte était
-fermée de l’intérieur, et nulle réponse ne fut faite quand on eut
-frappé. Mais le garçon avait une double clef. Il ouvrit et entra.
-Gaselin le suivit.
-
-Le spectacle était lugubre. Un cabinet mansardé, éclairé par une fenêtre
-à tabatière dont le châssis en ce moment couvert de neige laissait à
-peine entrer la lumière; pour plancher, un carrelage, défoncé en dix
-endroits, et, pour cloisons, des murailles lépreuses le long desquelles
-l’humidité avait décollé les restes d’un papier qui retombait en
-lambeaux déchirés. Pour tout mobilier, une chaise, une malle défoncée et
-un pot à eau égueulé.
-
-Au fond de ce cabinet, il y avait un lit de fer, et dans ce lit un
-homme, un vieillard, un mourant: Lourbillon!
-
-Étendu sur le dos, la nuque sur un traversin sans oreiller, Lourbillon,
-les yeux grand ouverts et fixés au plafond, les mains allongées à plat,
-prononçait des paroles sans suite, avec une volubilité inconsciente. Il
-était d’une maigreur affreuse. Ses lèvres rentrées dans sa bouche sans
-dents, ses joues enfoncées entre les maxillaires décharnés, faisaient
-plus saillante l’arête du nez, aiguisé et comme transparent. Les rotules
-de ses genoux et le bout de ses orteils pointaient sous le drap élimé
-qui semblait recouvrir la rigidité d’un cadavre.
-
-Le garçon et le balayeur s’étaient figés sur le seuil.
-
---Eh bien!--tonitrua tout à coup derrière eux une grosse voix cordiale
-et canaille--est-il transportable, le bonhomme?
-
-C’était le patron du garni, M. Crampart, l’honorable et patenté
-propriétaire de l’«Hôtel Saint-Vincent». Il regarda un instant son
-locataire, haussa les épaules d’un air de mauvaise humeur, puis, prenant
-son parti, il dit avec la rondeur brutale, non exempte de sensibilité,
-de l’ancien commis boucher qu’il était:
-
---Pauvre vieux! mieux vaut pour lui claquer tranquillement ici que
-d’être trimballé à l’hôpital par le temps de chien qu’il fait! Auguste,
-va chercher un médecin, et au trot!
-
-Le garçon grommela:
-
---Un médecin, pourquoi faire?
-
---Le fait est!...
-
---Ça serait comme un cautère sur une jambe de bois!
-
---Il est au bout du rouleau! appuya le balayeur qui s’était approché du
-grabat.
-
---Le médecin des morts suffira bien! conclut Auguste, ravi de la course
-épargnée.
-
-Lourbillon, toujours immobile, s’était tu, et le râle reprit rythmique.
-
---Messieurs, déclara brusquement l’hôtelier, si vous aimez entendre ça,
-restez ici. Moi, je me tire.
-
-Et M. Crampart prit la porte, suivi, du reste, immédiatement par Gaselin
-et Auguste.
-
-Lourbillon, en agonie, resta seul.
-
-Il y avait cinq ans à peu près que le malheureux logeait dans ce garni
-de dernier ordre, où sa situation, selon les déchéances successives de
-son destin, avait suivi, comme dans l’immortel roman de Balzac, la même
-voie descendante que le père Goriot à la pension Vauquer.
-
-Descente qui était une montée en même temps, puisque, à mesure qu’il
-s’enfonçait d’un degré dans la misère, il gravissait, d’un étage, le
-calvaire puant qu’était en son ensemble l’«Hôtel Saint-Vincent».
-
-Au commencement, Lourbillon, vivace encore, jovial et «rigolo», bien
-qu’attristé de la décadence de plus en plus stupide de la fortune des
-Fernand, avait loué la plus belle chambre de la maison. Il avait gardé
-des relations, trouvait de ci, de là, quelques cachets à faire, en
-banlieue, un camarade pour lui payer la bleue, chaque soir, au «Café
-Français», et le crédit pour la croustille, chez nombre de marchands de
-vins qu’égayaient sa verve cocasse, et ses souvenirs, et ses grimaces de
-vieux lutteur de la foire aux chansons.
-
-Puis, Fernand et Mésange travaillaient en province, c’est vrai; mais
-dans la bonne province et chez des impresarios sérieux: Lyon, Bordeaux,
-Marseille, Montpellier, Toulouse, et n’oubliaient pas leur ami, les
-jours de paie. En sorte qu’assez régulièrement un mandat-poste venait
-égayer l’ancien comique, rapide à se précipiter au guichet pour en
-signer l’acquit.
-
-Mais le temps coula. Les charges de Fernand, là-bas, aux quatre coins de
-la carte de France, augmentaient parallèlement à la diminution de ses
-ressources. Le ménage ne chantait plus que dans des villes moins
-importantes. De plus en plus rarement, il touchait barre à Paris. Les
-mandats-poste s’espacèrent, puis furent supprimés. Hélas! la vie
-devenait trop dure, et Lourbillon s’installa dans une chambre moins
-chère.
-
-Il fallait cependant la payer, cette chambre-là. Et Lourbillon tenta des
-prodiges. Mais en vain. On le revit à la _Chartreuse_, implorant une
-matinée de quarante sous, de vingt sous, n’importe où. Personne ne lui
-tendit la perche. Voûté, catarrheux, édenté et presque chauve, il
-effrayait les courtiers marrons. Ce comique portait le diable en terre.
-Au bout de quelques mois, fatigué de n’être point payé, M. Crampart
-donna le choix à cette épave de l’art, ou d’être mis purement et
-simplement à la rue ou d’accepter sous les combles--et par charité--la
-sorte de cellule abjecte qui portait le nº 37. Lourbillon accepta.
-
-Encore fallait-il solder le prix misérable de ce taudis, et manger
-quelquefois. Lourbillon fut celui qui, sous un chapeau cabossé, vêtu de
-loques et chaussé de trous, se présente devant les terrasses des cafés,
-concurremment aux hommes de bronze, aux camelots de cartes transparentes
-et aux acrobates du pavé; celui qui, d’un organe dont on ne sait si
-l’alcool ou la phtisie ont creusé les cavernes, annonce: «L’Éden-purée»
-et se hâte aussitôt, vite, vite, avant l’arrivée des sergents de ville,
-d’érailler une chanson qui lui confère le droit de tendre aux
-consommateurs, une coquille Saint-Jacques hospitalière aux gros sous.
-
-Lourbillon fut celui qui, la nuit, soupe d’une soupe de dix centimes aux
-Halles, et déjeune--déjeuner dînatoire--à neuf heures du matin d’un
-restant de gamelle à la grille des casernes.
-
-Mais la vieillesse implacable venait. Sa carcasse usée ne tenait plus
-sur ses jambes rompues, et un soir, il se coucha pour ne plus se
-relever. Il lui restait quinze centimes. Il les consacra à affranchir
-une lettre à Fernand, et ce fut son suprême acte conscient.
-
-Et, à présent, seul, raidi sur sa couche crasseuse, dans la pénombre
-sale de ce bouge sans air, sous la neige étouffant sa vitre, le ventre
-creux, le cerveau vide, Lourbillon entrait en agonie.
-
-Le râle s’arrêta tout à coup. Et très distinctement, cette phrase
-retentit:
-
---Mon rasoir! Voyons, mes enfants. Je ne peux pourtant pas chanter
-devant le Tsar avec une barbe de huit jours?
-
-Ses doigts de squelette se promenèrent sur ses joues creuses, où, en
-effet, le poil avait poussé depuis peu, et d’un accent irrité le
-moribond reprit:
-
---Mon rasoir, voyons! ma petite Mésange. Vous savez bien que c’est une
-question d’avenir pour moi. Si je réussis, ça y est. Le Tsar m’emmène en
-Russie! Vive la joie et les pommes de terre frites! A nous les troïkas;
-mais il faut que je me rase. J’ai la barbe très forte, moi!
-
-Il chanta:
-
- O mon Fernand, tous les biens de la terre...
-
-Il s’interrompit. Le râle siffla de nouveau dans sa gorge, puis il cria:
-
---Cette perruque-là! oui! celle-là, la noire! Elle va bien à mon genre
-de beauté. Mon rouge! bon Dieu, où est mon rouge? Lourbillon? c’est moi,
-parfaitement! Ah! c’est mon tour! c’est bon, c’est bon! on y va! La
-ritournelle, monsieur le chef d’orchestre, je vous en prie.
-
-Le râle encore. Et soudain:
-
---Hein? ça marche ce soir! Un public en or, je vous dis!
-
-Il s’était dressé sur son lit, les bras brusquement projetés en avant,
-un sourire crispé sur les lèvres violettes. Et ses deux mains, rigides,
-claquèrent tout à coup l’une contre l’autre, à plusieurs reprises.
-
-Il clama:
-
---Oui! vous êtes bien gentils. Mais je ne sais plus rien! C’était la
-dernière... la... dernière!... Ah!...
-
-C’était la dernière, en vérité. Le buste de Lourbillon eut un sursaut
-brusque, puis il retomba en arrière. Le cou frappa sur le fer du chevet
-qui vibra sous le choc. Les bras s’abattirent, et soudainement, dans un
-déclanchement hideux, la mâchoire inférieure s’affaissa, laissant la
-bouche béante. Les yeux écarquillés devinrent vitreux.
-
-Le râle avait cessé.
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Vers six heures du soir, Fernand et Mésange, qui, au reçu de la lettre
-de leur vieux camarade, avaient pris le train, sans rien entendre, ni
-les objurgations de l’impresario, ni les menaces télégraphiées de
-l’agent lyrique, averti, descendirent de voiture à la porte de l’hôtel.
-Ils s’enquirent bouleversés:
-
---C’est au numéro 37. Montez, c’est tout en haut! Je ne vous accompagne
-pas, dit le garçon en leur donnant une lumière.
-
-Oh! l’horreur ignoble du bouge et l’épouvantable bâillement du cadavre!
-Tout de même, pieusement, et avec des larmes sincères, Fernand et
-Mésange rabaissèrent sur les prunelles mortes les paupières de l’ami.
-
-Et là, devant ce pauvre corps, un subtil et amer retour sur eux-mêmes
-emplit subitement leurs âmes. Et Mésange murmura:
-
---Lui, au moins, il aura eu quelqu’un pour lui fermer les yeux, mais
-nous?...
-
-Fernand, comme un écho d’angoisse et de doute, répéta:
-
---Ah! nous!...
-
-
-
-
-XXXII
-
-
-Le lendemain, à la première heure possible, sous la neige fondue qui
-continuait à tomber du ciel sale sur le pavé gras, un misérable convoi,
-sordide et hâtif, prit le chemin du cimetière de Saint-Ouen. Avec les
-pauvres, les formalités ne sont pas longues! Un gueux de plus à la fosse
-commune, plus vite c’est enfoui, mieux cela vaut! et les sollicitudes
-sociales ne font pas de zèle pour si peu.
-
-Derrière le corbillard misérable des indigents, Fernand et Mésange, à
-pied, suivaient seuls. Et le cocher du véhicule, pressé de terminer
-cette course peu lucrative, ne jugeait point--pour un mort sans
-importance--urgent ni nécessaire de marcher à pas comptés. En sorte que,
-pataugeant dans la boue, les deux derniers amis du trépassé, contraints,
-par moments, de presque courir, sentaient, malgré le froid vif, la sueur
-couler sur leurs visages que mouillaient déjà les larmes.
-
-Seuls, Fernand et Mésange? Non, pourtant, pas tout à fait. Un troisième
-fidèle escortait Lourbillon, porté dans les bras de la jeune femme,
-hagard, plaintif, furieux et tout hérissé.
-
-C’était Taupin, un simple chat! mais dont l’histoire passait en mérite
-celle de bien des hommes.
-
-Taupin était un matou, tout noir, ras de poil et haut sur pattes, et
-d’une noblesse de gouttière incontestable. Il était pelé à la nuque,
-écorché au râble et quelque peu excorié, car son tempérament passionné
-lui avait valu de nombreuses batailles et maintes blessures au champ
-d’honneur et d’amour des toits parisiens.
-
-Depuis des années, il partageait le vivre et le couvert, le logis et la
-table avec Lourbillon, et ne quittait son maître que lorsque le démon de
-la chair lui tressautait le long de l’échine.
-
-Alors, par la fenêtre en tabatière, l’œil phosphorescent et la moustache
-en buisson de piques, il s’échappait et ne revenait qu’amaigri,
-ensanglanté, affamé, mais riche de quelques souvenirs de plus.
-
-Des imbéciles, qui n’ont jamais observé les bêtes, prétendent que les
-chats n’ont ni attachement de cœur, ni reconnaissance des services
-rendus. Or, voici ce qu’avait fait Taupin, le jour où Lourbillon rendit
-au grand Tout son âme de cigale.
-
-Taupin était «en bombe» depuis près d’une semaine. Cette fois, ce
-n’était pas seulement à aimer qu’il cherchait dehors, c’était à manger
-aussi, car c’est surtout de faim qu’était mort Lourbillon, et là où il
-n’y a rien, les chats perdent leurs droits, tout comme les rois.
-
-Il y avait une heure à peu près que Fernand et Mésange étaient
-arrivés--trop tard--et qu’ils veillaient, à la lueur funèbre de la
-bougie, le corps inanimé qui se refroidissait là, quand tout à coup sur
-la vitre du châssis de la fenêtre, un bruit grinça, acharné et
-volontaire. On eût dit des ongles qui travaillaient à déblayer la couche
-de neige entassée sur le carreau. Et, en effet, Mésange, ayant levé les
-yeux, aperçut bientôt deux pattes noires et entre elles deux points
-verts, flamboyants. C’était Taupin qui travaillait pour rentrer chez
-lui.
-
-On lui ouvrit, et il se précipita sur le plancher--le plancher de
-briques--où il demeura immobile un instant, comme surpris de l’étrangeté
-de la réception, de la présence de ces intrus, et d’un il ne savait quoi
-d’inaccoutumé dans la couleur et l’odeur des choses.
-
-Mais ayant aperçu sur le lit le profil rigide de son maître et s’étant
-rendu compte que ces inconnus n’étaient point des inconnus dangereux, il
-sauta sur la poitrine de Lourbillon et ronronna tendrement, non sans lui
-détacher sur le visage de petits coups de patte de velours affectueux.
-
-Toute la nuit, il resta ainsi. De temps en temps, comme inquiet
-vaguement, il se dressait sur ses quatre pattes, s’étirait, érigeant en
-bosse son dos souple, et venait flairer de tout près le nez de
-Lourbillon, contre lequel il poussait d’amicaux coups de tête. Et son
-regard, avant qu’il se recouchât, était soupçonneux, vers Fernand et
-Mésange, ces deux étrangers installés là. On lui avait changé son
-patron, si sensible jusqu’ici à ses caresses et si froid maintenant.
-Mais oui, si froid! Comme il avait froid!
-
---Laisse-le! avait dit Mésange à Fernand, il ne fait pas de mal.
-
-Au matin, quand le médecin des morts arriva pour constater le décès, le
-chat dérangé gronda, puis se cacha sous le lit, hostile; mais quand les
-sombres emballeurs des pompes funèbres, avec leurs chapeaux de cuir
-bouilli, leurs habits et leurs plaques, prétendirent mettre en bière le
-cadavre, l’antienne changea. L’animal devint comme fou, bondissant d’un
-coin à l’autre du taudis, avec un lamento de gorge qui était un sanglot
-et un rugissement. Les hommes noirs en avaient peur.
-
---Enfermez votre sale matou! grogna l’un. Et Mésange put réussir à
-attraper le pauvre Taupin et à le garder, serré sur sa gorge. Il n’avait
-plus qu’un grand frisson de tout son corps et un petit gémissement, très
-doux. Il regardait, regardait.
-
-Et quand le cercueil fut cloué, il vint se coucher tout au long et lécha
-le bois.
-
-C’est pourquoi Mésange, quand on partit pour Saint-Ouen, l’emporta dans
-ses bras, jusqu’au cimetière.
-
-L’enfouissement de Lourbillon fut une chose rondement conduite. Pas de
-prières sur la tombe, puisque c’était un enterrement civil. Guère de
-pourboires à attendre pour la gent nécrophore. En deux temps, trois
-mouvements, «oh! hisse! attention! là!... enlevez!» ce fut pesé! la
-bière était au fond, on retira la corde, quelques manœuvres tendirent
-des mains quémandeuses de menue monnaie; Fernand et Mésange--le
-corbillard parti, cahotant dans les ornières et les flaques,--se
-trouvèrent seuls, comme en un désert, en face de ce trou.
-
-La neige tombait toujours, molle et lente. Les pieds s’engluaient dans
-un terrain de glaise délayée. A côté de lui, Mésange, le chapeau trempé,
-la jupe fripée, pleurait à hoquets convulsifs. Et Fernand songea, tout
-grelottant sous son pardessus de demi-saison (un dernier luxe) et son
-costume d’été, que c’était l’homme qui reposait là, entre quatre
-planches, le bon bohème au menton bleu et aux illusions roses, qui
-certes était responsable de l’heur et du malheur de son destin, à lui
-Fernand! Oui! Lourbillon avait donné le coup de barre orientant vers les
-vanités de l’art la vie du modeste ouvrier! Avait-il à remercier,
-avait-il à maudire le timonier? Fernand, dans un éclair, récapitula son
-existence. Le passé avait été resplendissant, le présent était terne;
-qu’allait être l’avenir? Hélas, il constata la jeunesse enfuie, le
-courage aveuli, l’espoir déclinant. On ne pouvait être et avoir été.
-Non, Lourbillon n’avait pas joué les bons génies, et décidément les
-conseilleurs ne sont pas les payeurs! Mais il lui pardonnait, ah! de
-tout cœur! A quoi bon se plaindre et réclamer?
-
---Tu viens, Blanche? dit-il doucement. Elle prit son bras.
-
-Le chat Taupin, las de chagrin, dormait sous le collet.
-
---Enfin!--marmotta Fernand comme s’il se parlait à lui-même, nous, au
-moins, nous gagnons encore de quoi manger!
-
---Demain, il faudra aller chez Drulom, observa vivement Mésange, qu’il
-nous envoie dans une ville quelconque! Et tout de suite! notre voyage de
-Péronne ici, et la couronne pour Lourbillon ont dévoré toutes nos
-économies. Je suis à sec!
-
---Nous irons demain, ma chérie! c’est bien le diable si nous ne sommes
-pas casés immédiatement!
-
---Dieu t’entende! soupira Blanche. Fernand haussa les épaules. Il
-devenait irritable et nerveux, et tout manque de confiance le
-souffletait comme une insulte. En tout cas, demain n’était pas loin; on
-allait bien voir!
-
-Ce fut vu--assez vite.
-
-La répétition des élèves et interprètes de Drulom battait son plein,
-quand Fernand et Mésange poussèrent la porte.
-
-Et ce n’était pas un spectacle banal.
-
-Assises sur des chaises, tout autour des quatre cloisons d’une pièce
-étroite, et comme hypnotisées par le piano où le maître serinait à celle
-de leurs congénères «dont c’était le tour» la chanson du répertoire
-patronal qu’elle aurait à promener de l’Est à l’Ouest, et du Midi au
-Septentrion, une dizaine de pauvres demoiselles, quelques-unes jolies,
-mais toutes vêtues et chapeautées selon une apparence ou pour, au moins,
-un désir de chic, attendaient, les mains croisées sur des rouleaux de
-cuir.
-
-Les rouleaux des jeunes filles sont en cuir, a observé Franc-Nohain,
-poète subtil.
-
-En face des jeunes femmes, étaient groupés, en des poses avachies de
-voyous disloqués, trois gamins de 17 à 20 ans, d’une mise devant son
-élégance au Temple, et dont les cravates rouges accentuaient d’une note
-criarde la vulgarité de l’ensemble.
-
-Tous trois avaient les cheveux noirs gras, et luisants d’une pommade qui
-aidait la frange infâme de cheveux coupés à la chien à se maintenir en
-ordre au-dessus des sourcils, où elle arrivait, coupée et peignée, en
-ligne nette et précise.
-
-Cette coiffure féminine, surmontée d’un chapeau melon posé en arrière,
-donnait aux faces de gouapes de ces trois hommes une apparence
-terriblement indicatrice... précisée par une poudre de riz déposée sur
-leurs visages de fils soumis.
-
-D’une voix, ou plutôt de trois voix traînardes, grasseyantes de Parigots
-de Belleville, ils répétaient de tout leur cœur un couplet où les gestes
-surtout avaient de l’importance, car «leur genre», à ceux-là, était de
-chanter à l’unisson, et de gesticuler de même, tous trois levaient et
-baissaient ensemble bras ou jambes: c’était le «Trio Gambilleur».
-
-Drulom leur serinait depuis trente minutes les vingt-quatre mesures d’un
-refrain, qu’ils dansaient avec des mouvements d’une grâce... toute
-«Moulin de la Galette». Leurs bouches édentées, aux lèvres molles,
-laissaient passer les paroles, sans les arrêter au passage afin de les
-formuler; c’était une débandade de mots inintelligibles, de tons de
-gosiers gargarisés d’alcools, de grimaces de voyous de barrière, de
-gestes aux grosses mains sales, aux ongles carrés et noirs, aux pieds
-énormes, lourds et laids. Mais Drulom les faisait se ganter et se
-chausser d’escarpins vernis, et le soir, aux lumières, dans leurs trois
-complets de satin mauve, avec leur haut de forme lilas, leurs trois
-cannes pareilles, ils entraient en scène, souriant, fardés, frisés,
-pommadés, des dentelles à leurs poignets d’anciens garçons de café, et
-chantaient avec des gestes de marionnettes:
-
- Nous sommes les petits Chéris,
- Petits chéris, petits chéris,
- De la Vill’ de Paris!
-
-Et sortaient de scène sur un pas de danse dont la dernière mesure
-laissait aux trois horribles têtes le temps de saluer, d’un geste
-brusque et cassé de pantins désignés à la guillotine.
-
-Drulom les avait trouvés chez un troquet du quartier: les deux plus
-jeunes servaient sur le zinc, et le troisième était «plongeur»,
-c’est-à-dire laveur de vaisselle: ce dernier rinçait les verres et les
-bouteilles et, connaissant Drulom il avait recommandé ses camarades au
-maître qui, en 15 jours, avait fait du trio une attraction pour Paris et
-la Province--et allez donc! ce n’est pas plus difficile que cela! et 900
-francs par mois!
-
-Ça valait mieux que de sécher les litres, vous savez... et moins long à
-apprendre!
-
-Trente francs par soirée! Mazette! Drulom était épatant!
-
-Après que le «Trio Gambilleur» eut bien en tête l’air de sa chanson, ce
-fut le tour des dames.
-
-Elles vinrent se placer autour du piano; toutes celles réunies à cette
-heure-là étaient des «Romancières;» et Drulom attaqua:
-
- Au bois de Meudon,
- Un jour avec Blaise.
-
-Il battait la mesure sur le plancher avec une énorme canne, et le
-rythme, scandé de telle façon, aidait les pauvres femmes à mieux retenir
-une musique qu’elles ne pouvaient apprendre autrement qu’avec de la
-mémoire!
-
-Aucune d’elles n’avait de piano et ne savait solfier une note! Toutes
-ignoraient la plus petite règle musicale. On leur rabâchait l’air
-pendant une semaine ou deux, et, quand elles savaient les paroles par
-cœur, en route pour la scène!...
-
-Parmi celles qui ce jour-là faisaient partie du troupeau docile, était
-une jeune fille de 16 ans à peine.
-
-Un jour qu’elle regardait les affiches manuscrites collées sur les
-vitres d’une crèmerie de la rue du Temple, afin de trouver une patronne
-en quête de «petites mains,» elle fut abordée par un monsieur qui
-stationnait là, depuis un bon bout de temps, dévisageant toutes les
-jeunes filles venant en nombre chercher des adresses d’ateliers ayant
-besoin d’ouvrières.
-
-Le monsieur attendit qu’elle eût traversé la chaussée et, lui tapant sur
-l’épaule, lui demanda combien elle désirait gagner par jour.
-
---Deux francs comme toujours.
-
---Je vous offre cinq francs, mademoiselle!
-
---Pour quoi faire, monsieur?
-
---Pour chanter au café-concert!
-
---Mais, monsieur, fit timidement la petite, je ne sais pas, je ne saurai
-jamais!
-
---Je vous apprendrai...
-
---Je n’oserai pas, j’aurais trop peur...
-
---Essayez, vous verrez comme c’est simple, mon enfant... et puis, pensez
-donc, c’est cent cinquante francs par mois, pour commencer, puis vous
-gagnerez trois cents!! cinq cents francs!! Vous serez «artiste».
-
---Je réfléchirai, monsieur...
-
-Elle partit bouleversée, lisant, pour la dixième fois, la petite carte
-laissée entre ses jolis doigts de petite fée.
-
- MONSIEUR DRULOM,
-
- _Agent lyrique des grands concerts de Paris,
- Marseille, Bordeaux, Bruxelles._
-
- 14, rue de Paradis-Poissonnière.
-
-Deux jours après, elle arrivait, émue, chez Drulom.
-
-Un mois après on lui avait appris quatre chansons de «Gommeuse». Drulom
-ayant constaté, paternellement, que ses jambes valaient la peine d’être
-vues, avait choisi pour elle, et cela sans hésiter, la tenue qui
-mettrait le plus en valeur la jeunesse et les beautés de la petite...
-
---Gommeuse!! C’est-à-dire épaules nues, bras nus, seins nus, jambes
-nues... on cacherait juste ce qu’on ne pouvait, hélas! pas montrer...
-
-Drulom lui vendit son premier costume... des bas jusqu’au grand
-chapeau... pour le prix de six mois de ses appointements!!!
-
-Mais comme il était un brave homme... il lui laisserait la facilité de
-le payer à raison de 75 francs par mois... il resterait donc à la
-fillette 75 autres francs pour son entretien, blanchissage, nourriture
-et son logement!!!
-
-C’était maigre, la petite en resta toute bouleversée! Mais elle avait
-signé... Monsieur Drulom avait d’elle un grand papier... et puis, ce
-n’était que six mois à patienter; une fois les premiers frais payés, ça
-irait mieux... Mais dans six mois, le costume serait fané, il en
-faudrait un autre, et alors?
-
-Elle alla, toute inquiète, chez la couturière qui fabriquait les
-commandes des protégées de Drulom, et lui demanda si elle ne pourrait
-pas, en cas de besoin, lui faire une jolie robe pour beaucoup moins
-cher... Pensez donc, neuf cents francs pour un costume!
-
---Je vous donnerai le même pour deux cents, mademoiselle, lui dit la
-couturière narquoise et renseignée...
-
---Deux cents francs! alors, pourquoi est-ce neuf cents, cette fois-ci?
-
---Je ne sais pas... moi, je le vends à Drulom deux cents voilà tout...
-
-Alors elle comprit!
-
-Drulom gagnait sur tout et sur toutes. Mais la petite ouvrière s’imagina
-que pour le payer et s’en débarrasser plus vite, il lui serait peut-être
-facile d’augmenter ses ressources... Elle allait être au «théâtre,» elle
-serait jolie dans cette tunique de soie écarlate toute brillante de
-paillettes... elle était jeune... qui sait?... Ben oui, quoi!
-
-Elle ne serait pas la première, ni la dernière.
-
-Et comme Drulom la fit partir dans un caboulot de province, elle fut, la
-petite malheureuse, la proie du premier gigolo de l’endroit, pris sans
-amour, sans joie, pour la simple impossibilité de manger, de boire, et
-de dormir dans du linge propre, avec deux francs cinquante par jour...
-
-Le temple de l’Amour devait à Drulom beaucoup de ses prêtresses.
-
-A l’entrée de Fernand et de Mésange, le maître se leva. Non par respect,
-certes, mais par colère.
-
-Il était furieux, le maître! et avant que ni l’un ni l’autre des
-arrivants n’eût eu le loisir d’ouvrir la bouche, il éclata en paroles
-grossières et comminatoires:
-
---Ah! vous voilà! vous! eh bien! vous en avez fait du propre!
-
---Pardon, Drulom, fit Fernand... Je voudrais...
-
---Je me moque pas mal de vos pardons et de ce que vous voulez!
-
-Drulom, la main gauche appuyée sur son piano, brandissait férocement
-dans l’air son poing droit. Les élèves l’admiraient en sa rage.
-L’exécutante de l’instant en gardait la bouche ouverte de stupeur. Il
-poursuivit:
-
---Ah! vous croyez qu’on lâche comme cela un directeur! qu’on se bat
-l’œil des clauses d’un engagement signé! qu’on prend le train le matin
-quand on doit travailler le soir! et qu’on fiche tout le monde dans les
-choux pour des raisons qui n’existent pas!
-
---Mais... hasarda Mésange.
-
---Ah! je vous conseille de parler! vous, la grosse! Vous êtes jolie! et
-vous avez du talent! oui! comme mon...
-
-Il dit le mot!
-
---C’est par charité! vous entendez! uniquement par charité! que je
-m’occupais encore de vous, vous personnellement, la toujours enceinte!
-pauvre buveuse d’absinthe? c’est un vers! c’en est même deux! et de
-Rollinat encore! Et vos jumeaux de l’année dernière, ils vont bien?
-
---Vous savez bien qu’ils sont morts! répondit Mésange, sombre.
-
-Mais un tel détail n’était pas pour troubler Drulom. Il continua. Il
-s’exaspérait à mesure:
-
---En tout cas, vous deux! c’est fini! Vous pouvez crever maintenant. Ce
-n’est pas moi qui vous sortirai de la mouise!
-
-Il se croisa les bras:
-
---On vous a sifflés à Tours! on vous a sifflés à Bordeaux! on vous a
-sifflés à Bayonne! Vous n’êtes plus possibles dans les grandes villes!
-Et vous vous permettez, par surcroît, de ne pas remplir les conditions
-que j’ai acceptées pour vous! Monsieur et madame laissent tout en plan!
-Un ami mourant! Ce n’est pas celui-là qui vous paiera vos cachets,
-n’est-ce pas? Ni moi, non plus, du reste, j’en ai assez.
-
-Fernand avança d’un pas et dit:
-
---Monsieur, vous abusez peut-être de ma patience!
-
---Moi? ah! ah! ah! elle est bien bonne!
-
---Et celle-ci, comment la trouvez-vous?
-
-Le fracas d’une gifle retentissante venait d’éclater sur la joue blême
-du mercanti.
-
-Fernand restait en défense, dans l’attente d’une riposte, mais la
-riposte ne vint pas.
-
-Alors il articula froidement:
-
---Monsieur, je suis à vos ordres.
-
-Drulom, qui se frottait la joue, répondit avec dignité:
-
---Mais moi, monsieur, je ne suis pas aux vôtres!
-
-Il fit un pas de maître de ballet, ouvrit la porte et prononça:
-
---Après ce qui s’est passé, j’espère, monsieur Fernand, ne jamais vous
-revoir!
-
-Fernand et Mésange sortirent.
-
-Encore une branche qui craquait.
-
-
-
-
-XXXIII
-
-
- La branche était sèche,
- Et l’oiseau tomba.
-
-Les petites filles piaillent cette cantilène, en tournant leurs rondes.
-Il y est question, dans cette cantilène, d’une catastrophe et d’un
-malheur; mais les petites filles sont gaies. Elles poursuivent:
-
- Mon petit oiseau-au,
- T’es-tu fait du mal?
-
-Et le petit oiseau répond, dans la chanson:
-
- Je m’suis cassé l’aile
- Et tordu le cou!...
-
-L’histoire lamentable du petit oiseau était celle de Fernand et de
-Mésange. Ils s’étaient cassé l’aile et tordu le cou.
-
-En vain, ils tentèrent, l’un ou l’autre, un mois durant, de retrouver un
-engagement quelconque pour une ville possible. Les agents lyriques ne
-voulaient plus entendre parler d’eux:
-
---Oui! pour que vous fichiez le camp le jour où la recette est assurée!
-Plus souvent! On vous connaît maintenant.
-
-Ils durent retourner à la _Chartreuse_, ce hâvre des épaves, cette hotte
-aux débris, et quémander ce cachet piteux, la tournée de misère.
-
-Ils firent des soirées à Mantes, des matinées à Coulommiers.
-D’appartement en logement, de logement en chambre, ils avaient
-dégringolé, degré à degré, d’année en année, vendant à mesure ce qui
-devenait un surplus de mobilier. Finalement, le dernier lit porté chez
-un brocanteur, ils logeaient en garni. Pourquoi garder un domicile à
-Paris, puisqu’ils couraient continuellement la province?
-
-Une consolation, qui était une charge de plus, mais qu’ils bénissaient,
-car elle était désormais l’unique sourire de leur existence, était la
-présence entre eux de Robert, leur fils, «le présomptif», disait
-Fernand, aux rares instants où un peu de gaieté lui remontait aux
-lèvres.
-
-Robert, cahin-caha, à travers les anicroches de la débine, les jours et
-les nuits blanches, la mistoufle et la purée, grandissait, pauvre graine
-chétive aux pousses pâlies.
-
-Ah! le maigriot gamin souffreteux--qui dînait et soupait en même temps,
-plus souvent qu’à son tour, d’un sandwich au jambon et d’un fond de
-bock, dans une brasserie où le garçon consentait à faire crédit--ne se
-pouvait guère douter qu’il avait été, dans sa première enfance, un
-poupon riche, couvert de dentelles, aux bras d’une nourrice somptueuse,
-aux rubans immenses tombant jusqu’à terre.
-
-Brun de cheveux comme son père, Robert avait les yeux bleus et la bouche
-tendre de sa mère. Des yeux profonds, fiévreux et brillants, cernés
-d’une ombre délicate. Tout mignard, et ne parlant encore presque pas, il
-avait appris, tout seul, à jouer du violon, sur un violon-joujou que son
-parrain Lourbillon lui avait donné pour ses étrennes. C’était au moment
-où l’horizon s’assombrissait pour Fernand et où l’argent plus rare
-rendait les cadeaux à bébé moins fréquents. Ce violon avait été le
-dernier bonheur, en somme, de Robert. Aussi était-il devenu bien cher à
-l’enfant qui, doué d’un instinct musical remarquable, avait très
-rapidement acquis une virtuosité surprenante.
-
-A cinq ans, cet artiste en réduction, à croquer avec ses longs cheveux
-noirs bouclés et ses regards trop expressifs, tant y brûlait une
-précocité quasi morbide d’intelligence, déchiffrait du premier coup des
-concertos et des sonates de Beethoven et de Mendelssohn.
-
-Si bien que lorsque Fernand et Mésange, la dureté des temps s’aggravant,
-durent partir extra muros, chercher leur pitance, dans les chefs-lieux
-et les sous-préfectures, loin du boulevard et de ce ruisseau de la rue
-du Bac que tant regrettait madame de Staël, ils emmenèrent avec eux ce
-rejeton-prodige, qui obtenait, haut comme la botte d’un gendarme, des
-succès pyramidaux, avec son archet puéril.
-
-Robert adorait sa mère, d’une adoration passionnée et jalouse. Il lui
-arrivait, si, quelque soir, Mésange, tracassée par les embarras
-d’argent, oubliait de l’embrasser en le mettant au lit, de pleurer toute
-la nuit, à petit bruit, pour ne réveiller personne, mais à grands
-sanglots muets qui le laissaient le lendemain, épuisé, blanc comme un
-mort, vidé de force et de larmes.
-
-D’une sensibilité extrême, il joignait les mains quand Fernand chantait,
-se gorgeait de musique à s’en rendre malade. Il avait des perceptions
-spéciales, certains airs lui paraissaient dégager de certains parfums.
-
---N’est-ce pas, mon papa, disait-il, que la _Symphonie pastorale_ sent
-la violette?
-
-Conçu en des jours de prospérité, il était né, certainement, robuste et
-râblé, avec des reins et des jarrets de jeune lièvre; mais cette belle
-santé s’était rapidement flétrie, au souffle de la misère, et au
-désarroi de la vie errante. Mal nourri, de gargotes en gargotes, sans
-cesse secoué dans des trains, couché tard, intoxiqué par l’atmosphère
-surchauffée des coulisses, il avait, pour ainsi dire, vieilli sans
-croître. Et, pâle d’une pâleur nacrée, avec son sourire déjà triste et
-ses prunelles dilatées, il était comme un tout petit homme que rien
-n’étonne plus et qu’a d’avance modelé la douleur.
-
---Ah! si nous ne t’avions pas!... lui avait crié, un soir de détresse et
-d’amertume, Fernand abîmé sur un banc de promenade publique, en un
-Quimper-Corentin quelconque.
-
---Eh bien! que feriez-vous, si vous ne m’aviez pas? avait interrogé
-Robert.
-
-Il avait sept ans à cette époque.
-
-Fernand répondit:
-
---Nous nous tuerions, ta maman et moi! C’est ce que nous aurions de
-mieux à faire!
-
-Alors, l’enfant, passant ses deux bras frêles autour du cou de son père,
-avait murmuré bien bas:
-
---Oh! mon papa, je sais bien qu’on n’est pas heureux, nous trois. Je ne
-veux pas vous empêcher, si vous avez envie de mourir. Seulement, vous me
-tuerez avant, dis, n’est-ce pas?
-
-Robert atteignait à sa dixième année, quand une sorte d’agent marron qui
-recrutait des troupes lyriques pour les concerts de quarante-neuvième
-ordre, boîtes à soldats et goguettes de barrières, l’entendit--ce fut
-l’expression de cet homme distingué--«s’expliquer avec son violon».
-
-Tout de suite, il embaucha la famille, en bloc. «Le dab, la daronne et
-le salé, trois thunes l’un dans l’autre». Quinze francs par jour.
-Fernand accepta. Robert gagnait sa vie avant de vivre.
-
-
-
-
-XXXIV
-
-
-Le café Jeanne d’Arc, à Compiègne, petite ville abondamment garnisonnée,
-estaminet banal pendant le jour, se transformait, le soir, en concert
-beuglant, à l’usage et à la disposition de messieurs les militaires.
-
-Un piano brèche-dents et une estrade dressée au fond de la salle, entre
-la porte de la cuisine et celle du closet, suffisaient à effectuer cette
-métamorphose.
-
-Sur l’estrade, sitôt le gaz allumé, venaient s’asseoir, sur des chaises
-de paille, trois ou quatre dames chanteuses, bras nus et décolletées
-autant qu’on peut l’être. Le petit troupier français aime la chair,
-chacun sait ça!
-
-Vers six heures, une heure après la sonnerie de la soupe, dans les
-casernes, l’établissement se remplissait brusquement. Fantassins et
-dragons, par deux, par trois, par bandes, entraient en foule, casques
-mêlés aux képis, sabres et épées-baïonnettes, tout un fracas de
-ferraille martiale. Et tout cela s’entassait; sous-offs, simples
-cavaliers et biffins vulgaires, brigadiers et caporaux, tuniques et
-dolmans, sur les banquettes de cuir râpé, devant des mazagrans un peu
-plus corsés que le jus de chapeau du réveil, ou des bocks plus mousseux
-que les bières de la cantine.
-
-Et c’était de table à table, avant que l’accompagnateur, un vieux bossu,
-chauve et glabre, n’eût plaqué les premiers accords de la soirée sur son
-instrument décrépit, un échange de vociférations professionnelles, dans
-le heurt des soucoupes, le cliquetis des armes, et la fumée nauséabonde
-des pipes de mauvais tabac, vite épanouie en nuage opaque au-dessus de
-cette agglomération de culottes rouges et de boutons de cuivre.
-
---Eh ben! mon pays? ça se tire!
-
---Encore quatre-vingt-quinze jours!
-
---La classe! bon Dieu! la classe!
-
-Fernand, Mésange et le petit Robert avaient échoué, pour quinze jours,
-au café Jeanne d’Arc.
-
-Ils venaient de la Fère, cité où gîtent les artilleurs, et partiraient
-ensuite pour Senlis où sont les cuirassiers.
-
-Depuis beau temps, Fernand ne portait plus la moustache. Rasé comme le
-commun des queues rouges, il était désormais le pitre à tout faire
-errant sur les routes départementales. Adieu, l’époque du répertoire
-personnel et des morceaux choisis! Costumé le plus souvent en tourlourou
-grotesque, petite veste, pantalon trop court, godillots énormes, gants
-blancs en fil de chaussette, et képi défoncé, il interprétait les
-ahurissements de Pitou et les gaudrioles de Dumanet, pour la plus grande
-joie de l’armée nationale. Quelques absinthes pures (très peu d’eau,
-beaucoup d’absinthe) l’aidaient, chaque soir, à subir sans trop de
-dégoût les nécessités de cette existence.
-
-Pour l’instant, la troupe de «Jeanne d’Arc» se composait de Mésange,
-chanteuse égrillarde,--hélas!--d’une nommée Loulou, danseuse
-excentrique, dont les dessous, pourtant douteux, allumaient, quand elle
-levait la jambe, toutes les flammes de la concupiscence dans l’âme
-collective du public; d’une énorme dondon, Antonia, romancière
-patriotique, et de lui-même, Fernand, comique-bouffe! Le jeune Robert,
-entre deux numéros, exécutait un solo de violon; cent sous par jour et
-pas nourris, tel était le tarif de la maison.
-
-Le pianiste bossu ayant planté ses doigts maigres sur le clavier jauni,
-ce qui fit pousser au piano brusquement attaqué un gémissement de
-détresse, l’imposante Antonia, une brune aux cheveux gras et mats de
-teinture noire, se leva et s’avança au bord de l’estrade. Elle avait des
-bras comme des cuisses, trois mentons pour le moins, et ses seins
-monstrueux, comme des mappemondes gélatineuses, tremblaient, à demi
-sortis d’un corsage très bas, de peluche rouge.
-
-Elle entonna les Turcos, d’une voix de contrebasse enrouée:
-
- Les turcos, les turcos sont de bons enfants!
- Mais il ne faut pas qu’on les gêne!...
-
-A coups de fourreaux de sabres sur le plancher, les cavaliers
-soulignaient le rythme et les fantassins contrepointaient en choquant
-leurs verres sur le marbre des tables.
-
-Quand ce fut fini, Antonia descendit du tréteau, et, une assiette à la
-main, commença sa quête dans la salle, se faufilant entre les chaises,
-égratignant ses biceps nus aux cannelures rugueuses des épaulettes,
-pincée ici, chatouillée là, saluée au passage, de gros mots ou d’offres
-obscènes. Mais elle accueillait de la même impassibilité les gravelures
-et les sous; au point qu’il eût été impossible de savoir si c’était à
-ceux-ci ou à celles-là que s’adressait son «merci bien!» machinal et
-las.
-
-Mais déjà, la maigre Loulou, une longue fille grêle et bistrée, aux
-membres de faucheur et aux yeux charbonnés, se déhanchait en un chahut
-épileptique, lançant vers le plafond son mollet gaîné de rose-chair.
-
-De toutes parts, l’enthousiasme rugit.
-
---Plus haut! Plus haut!
-
---Encore!
-
---Hardi, nom de Dieu!
-
---Je te vois, petit polisson!
-
-Et un trompette de dragons, ayant d’un organe aigu tarataté les paroles
-d’une sonnerie connue, où il est question, sans pudeur aucune, d’une
-cantinière, l’assistance, en un chœur forcené, hurla:
-
---Il est tout noir!
-
---Parfaitement, répondit Loulou sans s’arrêter de gambiller.
-
---Bravo! bravo!
-
-Et ce fut un tumulte éperdu d’aciers, de porcelaines, de mains battantes
-et de bottes trépignant.
-
-La quête de Loulou fut plus fructueuse que celle d’Antonia. Les regards
-flambaient, les teints étaient rouges, et des décimes plurent dans
-l’assiette secouée par la danseuse sous les nez excités.
-
-C’était au tour de Mésange. Pauvre Mésange! La taille épaisse, l’eau
-bleue de ses yeux devenue trouble, et le blond de sa chevelure passé au
-henné--car, dans ce blond, tant de gris s’était glissé!--la bouche
-détendue et se forçant à sourire, elle gardait pourtant encore un air de
-douceur jolie et de grâce tendre. Aux lumières, un peu de la
-femme-caille, grassouillette et savoureuse, qu’elle avait été,
-subsistait; et elle devait se défendre plus que les autres, contre les
-attouchements trop précis de ses admirateurs. Les sous-officiers étaient
-amoureux d’elle. Pauvre Mésange!
-
-Elle détailla sa grivoiserie comme d’ordinaire et ainsi que d’habitude,
-promena parmi les guerriers jurant, fumant et buvant, l’assiette au
-billon. Comme elle passait devant un groupe de gradés, un sergent-major
-mit quarante sous, une pièce blanche! et lui saisissant le poignet,
-chuchota avec autorité.
-
---Je vous attends ce soir, à la sortie!
-
---Mais, monsieur.
-
---Suffit, c’est compris? vous pouvez disposer! il lui lâcha le poignet
-et commanda:
-
---Garçon, une menthe verte!
-
-Pauvre Mésange! En ce moment, Fernand, un mouchoir de troupier au bout
-des doigts, dans sa veste ridicule et son pantalon rouge de carnaval,
-exhalait les plaintes d’un conscrit qui a trouvé un rat dans sa gamelle.
-Et l’auditoire se tordait à ses grimaces et à ses contorsions. Ah! le
-pain est dur à gagner, même sec!
-
-Cependant l’horloge allait marquer neuf heures. Il y eut soudain un
-bruyant remue-ménage. De tous côtés, des hommes se levaient, rebouclant
-leurs ceinturons, rajustant leurs coiffures. Et ce fut un brusque exode
-de l’assistance presque entière, la salle à peu près vidée en une
-minute. La rentrée au quartier pour les simples soldats.
-
-Seuls, les sous-officiers, libres jusqu’à une heure du matin,
-conservaient leurs places, étalés sur deux chaises et la cigarette au
-bec, insolents comme des seigneurs pour qui les lois, qui régissent le
-troupeau vulgaire, ne sont point faites.
-
-Antonia, Loulou, le petit Robert, Mésange et Fernand, deux fois encore
-par tête, occupèrent la planche. Quelques civils, après le départ de la
-troupe, s’étaient hasardés dans l’établissement. Même, le fils d’un des
-adjoints au maire, un des plus prodigues représentants de la jeunesse
-dorée du crû, offrit une coupe de champagne à la comburante Loulou dont
-les sauts de carpe lui étaient allés droit au cœur.
-
-Mais du petit tas de sergents et de sergents-majors affalés dans leur
-coin de salle, c’était, chaque fois que Mésange reparaissait, une
-manifestation exagérée de bravos et de rappels.
-
---Bis! bis!
-
---Une autre!
-
-Fernand, énervé, finit par demander à Blanche:
-
---Qu’est-ce qu’ils ont, ces imbéciles-là?
-
---Rien, mon ami! ne fais pas attention, je t’en prie! répondit-elle,
-avec trouble.
-
-L’attitude de Fernand l’angoissait. Il avait bu, certainement. Pauvre
-garçon! Il était excusable après tout, avec cette chienne de vie!
-
-A onze heures, après une ultime bobêcherie de Fernand, le concert
-prenait fin. Le patron, un petit vieux, obèse et chauve, commença à
-éteindre ses becs de gaz, les garçons à compter leurs jetons; le fils de
-l’adjoint et ses amis sortirent, et les sous-officiers, non sans avoir
-heurté de leurs fourreaux de baïonnettes les sièges et les colonnes,
-disparurent à leur suite.
-
-Le patron, tirant de l’un des tiroirs de sa caisse, un sac de toile
-plein de pièces de cent sous, s’assit à son comptoir, au pied duquel se
-rangèrent pour la paie, les «artistes,» et la distribution de la modique
-manne allait s’effectuer, quand la porte du café se rouvrit, brusquement
-poussée du dehors.
-
---Eh bien, quoi, Mésange! c’est-il pour aujourd’hui ou pour demain?
-
-Le sergent-major aux deux francs, blond, avec des moustaches hérissées,
-la bouche mauvaise et l’œil aviné, se tenait sur le seuil.
-
-Fernand bondit:
-
---Qu’est-ce que vous dites?
-
-Il allait s’élancer, mais le patron, vivement sorti de son bastion, le
-retint par le bras.
-
-L’élan de Fernand, pourtant avait été significatif, et le sous-officier
-cria:
-
---Ah! tu marches avec le cabot! Rends les quarante sous, au moins, eh!
-traînée!
-
-Mésange avait blêmi. Les deux autres femmes ricanèrent.
-
---Et puis non! tiens! tu les donneras à ton type! garde-les!
-
-Le bruit vitré de la porte refermée rageusement et ce fut tout. Fernand
-écumait. Il regarda Mésange avec des yeux fous. Il balbutia:
-
---Qu’est-ce que?... Mais! non! tout à l’heure! se reprit-il avec un
-geste de menace.
-
-Le patron le raisonnait:
-
---Voyons, vous êtes toqué! Vous allez vous mettre à dos toute la
-garnison. Celui-là, c’est un «chef» rengagé. Il connaît tout le monde.
-Il ameuterait les deux casernes! Enfin, quoi! mademoiselle est votre
-amie, c’est entendu, mais vous n’êtes pas des bourgeois, que diable! On
-n’en meurt pas! Pour une fois, mon Dieu! Vous n’êtes pas mariés
-ensemble!
-
---Malheureusement, si!--riposta Fernand, froidement--et madame est ma
-femme légitime!
-
---Ah!
-
-Le patron demeurait bouche bée. Il écarta les bras, comme se
-désintéressant désormais de tout ce grabuge, et déclara:
-
---Alors, je ne sais pas, moi; arrangez-vous! Mais c’est tout de même une
-drôle d’idée de faire un métier pareil dans ces conditions.
-
-Dans la rue, comme ils regagnaient leur chambre d’hôtel, Fernand et
-Mésange n’échangèrent pas une parole. Derrière eux, trottinait, sa boîte
-à violon sous sa chétive aisselle, le petit Robert, lourd de fatigue et
-de grosse peine. Les derniers réverbères se mouraient. C’était la nuit,
-le deuil, le soir.
-
-Sitôt rentrés chez eux, Fernand posa la bougie sur la table, et Mésange
-s’écroula sur le canapé pisseux qui servait de lit à l’enfant.
-
---Et maintenant, tu vas m’expliquer, je pense, cette histoire de
-quarante sous?
-
---Il n’y a pas d’histoire, Fernand, je te le jure!
-
---Allons donc! va conter ça à d’autres!
-
-Mésange joignit les poings, et très vite:
-
---Je te le jure! tiens! sur la tête de Robert! c’est un goujat! Il s’est
-dit: Voilà une fille comme les autres! une chanteuse de boîte à soldats;
-on a ça pour deux francs! ça vient quand on la siffle; ça se couche
-quand on lui parle! Est-ce que je le connais, cet homme? Je ne l’avais
-jamais vu! Il paraît que cela a lieu tous les jours! Nous en sommes
-arrivés à ce point, vois-tu, que n’importe qui peut prendre le droit de
-me cracher à la figure, et se fâcher, par surcroît, si je ne me déclare
-pas très honorée!
-
-Fernand avait baissé la tête. Il ne répondit rien. Il songeait que
-certainement, la malheureuse ne mentait point, et que pourtant il avait
-des désirs de meurtre au bout des ongles. Il poussa un profond soupir et
-silencieusement, commença à se déshabiller. Ah! dormir, oublier,
-s’anéantir!
-
-Il se coucha. Une lassitude immense l’envahit; sa colère était tombée. A
-quoi bon? Et puis, quoi! Est-ce qu’un pantin désarticulé comme lui
-pouvait se permettre le luxe d’une jalousie? ou d’une dignité?
-
-Ses yeux s’étaient clos, et tout de suite, il somnola; un pli de
-souffrance barrait son front. Il murmura dans l’inconscience:
-
---On n’en meurt pas! pour une fois!...
-
-Mésange, les mains croisées sur un de ses genoux, était restée sur le
-canapé, les regards fixes, l’âme comme inerte. Tout-à-coup, elle sentit
-sur sa joue, un baiser timide. C’était le petit Robert qui se rappelait
-à son cœur. Elle le pressa sur sa poitrine avec passion.
-
---Attends, mon chéri, je vais te laisser la place pour que tu dormes
-bien.
-
-L’enfant répondit:
-
---Non, maman, je ne veux pas dormir, puisque tu ne dors pas, toi.
-
---C’est que moi, mon ange, j’ai du chagrin.
-
-Il supplia:
-
---Maman, laisse-moi avoir ton chagrin avec toi. Je ne te gênerai pas.
-
-Il avait enlacé ses doigts aux doigts de sa mère, et jusqu’à l’aube,
-Mésange, la tête de son fils nichée au creux de son épaule, pleura,
-pleura...
-
-
-
-
-XXXV
-
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Et du temps passa!!!
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-
-
-
-XXXVI
-
-
-Sur la grimpette criblée de soleil qui monte, entre deux talus, de la
-rive droite du grand Morin au petit hameau de Juche-en-Haut, en
-Seine-et-Marne, trois êtres, par une brûlante après-midi de juillet,
-cheminaient, le corps plié en avant, les pieds trébuchant dans les
-éboulis de pierrailles, trempés de sueur et rendus de fatigue.
-
-C’étaient un homme, une femme et un garçonnet, chargés, l’un, d’une
-vieille valise, la seconde, d’un paquet noué dans une toilette de
-couturière, et le troisième, d’une boîte à violon.
-
---Je n’en peux plus! déclara tout à coup la femme, en se laissant tomber
-assise sur le bord de la côte. Pas un souffle de vent n’agitait les
-verdures roussies des plants de vignes, échelonnées, à perte de vue, à
-droite et à gauche.
-
---Encore un peu de courage! Voilà les premières maisons en vue. Il y à
-la goutte à boire là-haut! répondit l’homme en essayant de plaisanter.
-Il avait une triste figure rasée, sous un chapeau de paille déformé et
-sali, et la femme, avec un gros soupir, allait se redresser sur ses
-jambes lasses, quand le gamin, la face soudainement livide, s’affaissa,
-à son tour, dans la poussière, en portant la main à sa poitrine, avec ce
-seul cri:
-
---Maman!
-
-Tous deux, le père et la mère, s’étaient déjà précipités. Mais l’enfant
-rouvrit ses yeux qu’il avait fermés un moment. Un peu de couleur revint
-à ses pommettes, et il dit:
-
---Ce n’est rien. C’est au cœur que ça m’a fait mal... mais c’est
-passé!!...
-
-Il sourit aux deux visages d’angoisse qui se penchaient sur lui, et
-bravement se releva, tout à fait.
-
---Allons! fit-il. Et, d’un élan vif, ramassant sa boîte à violon, il
-reprit l’ascension, le premier, à pas rapides.
-
-Au bout de dix minutes, en effet, le trio débouchait dans la grand’rue
-du village. Un village d’Ile-de-France, aux maisons basses, toiturées de
-tuiles, et pareilles, aux deux côtés de la route.
-
---Il faut maintenant trouver l’auberge à la mère Colin! émit en
-soufflant et en tamponnant de son mouchoir ses cheveux défrisés, la
-femme.
-
-L’homme, qui s’était assis sur la valise, et s’épongeait aussi de son
-mieux, la rassura:
-
---Ça ne doit pas être difficile à dénicher. Du diable s’il y a, dans ce
-patelin-ci, plus d’une auberge! D’ailleurs, c’est en même temps le
-bureau de tabac. Alors ça doit se voir comme le nez au milieu de la
-figure!
-
-Et de fait, elle apparut bientôt aux yeux des voyageurs, reconnaissable
-à son fagot de branches et à la carotte de régie, suspendus au-dessus de
-la porte, la maison Colin (mercerie, épicerie, vins et liqueurs, tabac,
-loge à pied et à cheval!) Ouf! Enfin!
-
-Dans le comptoir, une énorme femme, aux appas flottants, s’occupait à
-corriger d’un coup de pouce, la trop juste honnêteté de sa balance,
-employée, pour l’instant, à peser une demi-livre de vermicelle. Elle
-leva sur les arrivants des yeux vifs de paysanne madrée et chaude, toisa
-et jaugea son monde, puis, sans hésitation:
-
---Vous êtes les acteurs qui venez pour la fête des moissons, hein?
-
---Parfaitement, madame!
-
---Eh bien! tout à l’heure, la bonne va vous montrer la salle. C’est
-là-haut, au fond de la cour. Tâchez d’arranger ça! Maintenant, si vous
-voulez vous rafraîchir, passez par ici!...
-
-Elle ouvrit une porte vitrée au fond de la boutique. Les «acteurs»
-pénétrèrent dans une grande pièce carrée, d’où sortaient des chants et
-des hurlements, une épaisse fumée et une odeur de choux aigres...
-
-Il y avait là, réunie et menant bombance, toute la jeunesse du pays,
-vautrée sur des bancs autour de trois longues tables de bois. Les litres
-de vin, les canettes de bière, et les petits verres de liqueur
-fraternisaient dans un désordre poisseux. Et la bonne, une jeune brune
-aux clins d’yeux sournois, évoluait de côté et d’autre, à travers le
-tumulte, parmi les propos brutaux et les bourrades polissonnes, plus
-attentive à ne point casser la vaisselle qu’à sauvegarder sa vertu. Un
-solide coup de poing la vengeait seulement, de temps en temps, chaque
-fois que la galanterie trop empressée d’un client lui faisait un bleu au
-bras... ou ailleurs.
-
---Marie! trois kirschs!
-
---Une chopine de blanc, Marie!
-
---Deux marcs!
-
-Les «gas» s’amusaient. Et allez donc! A la tienne! Ah! c’est que les gas
-de Juche-en-Haut n’en craignent pas pour la rigolade! Dans toute la
-région d’alentours, c’est eux qui se saoulent le mieux, oui, dame! Ce
-n’est pas comme ceux de Vrilly-la-Butte qui ont peur d’un demi-setier!
-ah! mais non!
-
-Les trois nomades s’étaient installés, comme ils avaient pu, sur un bout
-de banc, à un coin de table. Et, tout de suite, après un silence subit
-de quelques secondes, le charivari se déchaîna de nouveau, plus grossier
-toutefois qu’auparavant et d’intonation nettement injurieuse!
-Pensez-donc! Il y avait une femme qui avait l’air d’une parisienne!
-Attends un peu!
-
-Un long jeune homme, conscrit de l’année, en casquette et en sabots,
-mais adorné d’une cravate sang de bœuf du plus rare effet, se leva, et
-avec des gestes intentionnels, et des grimaces dédicatoires, entonna un
-refrain de troupiers en marche, le plus ignoble qu’il put vomir.
-
-Tous les «Juche-en-Haut» applaudirent bruyamment. Ça, c’était tapé, par
-exemple! Qu’est-ce qu’elle prenait, la Parisienne! Et toutes les faces,
-mufles de bêtes, museaux de brutes, congestionnées de joie et suantes de
-gouaillerie haineuse, se fouinaient vers les étrangers. Ah! ah!
-qu’est-ce qu’on leur mettrait!
-
---Fernand! allons-nous-en, je t’en prie!... suffoqua Blanche. Elle se
-retenait pour ne pas éclater en sanglots. Qu’avaient-ils fait à ces
-gens-là? Pourquoi cette férocité gratuite, cette lâcheté sans motifs?
-Robert, les traits bouleversés, se bouchait les oreilles de ses deux
-poings menus. Fernand eut un sursaut de rage.
-
-Mais, à cet instant, Marie, la servante, prise de pitié, s’approchait
-d’eux et doucement:
-
---Venez, monsieur, madame, je vais vous mener dans la salle de bal; là
-où vous jouerez ce soir. Ils sont saouls, vous savez, c’est jour de
-fête. Faut les excuser! je vous servirai là-haut!
-
-Fernand, Mésange et Robert étaient déjà debout. Leur retraite fut saluée
-par des vociférations sauvages; un chœur hurla:
-
- Tu t’en vas et tu nous quittes!
- Tu nous quittes et tu t’en vas!
-
-Puis, l’on héla la patronne. On voulait avoir des renseignements.
-
---Hé, madame Colin!
-
---Arrivez un peu voir!
-
---Qu’on vous cause un brin.
-
---Qui c’est-il que ces paroissiens-là?
-
-Au fond, une vague inquiétude s’infiltrait dans l’esprit avaricieux des
-ivrognes. Ces Parisiens étaient peut-être des bourgeois, venus pour
-louer une bicoque dans le pays, et qui seraient bons à gruger, matière
-exploitable pour l’habitant! Peut-être bien qu’on avait eu tort de les
-charrier!
-
-Mais quand la grosse mère Colin eut exposé la vérité, ce fut un ouragan
-de ricanements satisfaits et d’allégresse méprisante:
-
---Ah! bien! à c’tte heure! Y avait pas d’erreur!
-
---C’est des cabotins!
-
---Des saltimbanques!
-
---On peut y aller carrément!
-
-Un vieux vigneron aux mâchoires branlantes, éjecta entre deux crachats:
-
---C’est cor plus gueux que nous, ces gueux-là!
-
---C’est tout catauds et mendigots!
-
---Moi, ce soir, j’y dis deux mots, à la grosse blonde! déclara le grand
-gaillard qui avait chanté, tout fier encore du succès de son ordure.
-
---Chiche!
-
-Ce fut un défi de tous les garçons qui étaient là.
-
---Tope!
-
-Les mains claquèrent. Ah! ah! on allait rire.
-
---Quoi! qu’est-ce qu’y à de drôle? C’est son métier, à c’tte femme, de
-causer à tout le monde! opina le tailleur Pichois, un boîteux, la forte
-tête du canton. Et les «Juche-en-Haut» se remirent à boire.
-
-Pendant ce temps, Fernand et Mésange édifiaient leur tréteau. Quatre
-tonneaux dressés sur champ, deux à droite et deux à gauche, supportant
-huit planches. On accédait à cette scène rudimentaire par une chaise
-accostée à l’une des futailles. Robert, bien sage dans un coin, écrivait
-sur une feuille de papier écolier, ce mot et ce chiffre: _Entrée: 25
-centimes._ Cela devait être affiché à l’entrée de la salle de bal.
-
-Cette salle de bal, carrée et assez vaste, avait été aménagée par la
-mère Colin, négociante avisée, dans un ancien grenier, indépendant du
-corps de bâtiment principal. On y arrivait par une sorte d’échelle de
-meunier, où les filles, en grimpant, montraient leurs jambes. Source de
-jovialité pour les garçons. On n’a pas tant de distractions à la
-campagne!
-
-Un coupon d’andrinople, glissant sur une tringle qu’équipa Fernand,
-constitua le rideau. D’en bas, le bruit des rires, des hurlements, des
-couplets bachiques et des querelles entre rustres, montait sans
-interruption.
-
---Nous ferons bien une vingtaine de francs, dit Fernand en s’asseyant,
-ça tient facilement quatre-vingt croquants, ce local!
-
-Il s’interrompit, pris d’une quinte de toux, puis:
-
---Heureusement qu’ils ne doivent pas être difficiles par ici! Car, avec
-ma laryngite, ils seraient volés!
-
-Il parlait d’une voix fêlée et rauque. Mésange, morne, murmura:
-
---J’ai le trac. Ils ont l’air méchants, ces paysans?
-
---Bah! fais comme moi. Enfile-toi une absinthe, une vraie purée... bien
-épaisse; ça te remettra le cœur en place. Et le gosse aussi, il aura sa
-petite mominette! Pas, Robert?
-
---Oui, papa! c’est bon, ça fait chaud! répondit l’enfant.
-
-Ils en étaient là!
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Vers huit heures, la salle commença à se remplir. Balourds dans leurs
-habits du dimanche, et se balançant sur leurs pieds, dans des
-dandinements de canard qui voulaient être désinvoltes, les naturels
-envahissaient peu à peu les bancs, rangés en travées parallèles devant
-«le théâtre!»
-
-En dépit de leurs prétentions à la goguenardise, les gars étaient
-impressionnés par la majesté du rideau rouge, qui leur cachait «la
-scène». Tant de mystère, même banal, émeut les âmes les plus épaisses.
-Cinq sous sont une somme qu’on peut débourser sans hypothéquer son bien,
-et tout Juche-en-Haut se payait le spectacle.
-
-Soudain, et comme, chacun à peu près casé, le piétinement des gros
-souliers faisant trêve et le brouhaha des paroles se calmant, tous les
-yeux béaient vers l’estrade, un cri terrible, un cri qui n’avait rien
-d’humain, un hurlement de bête égorgée, retentit derrière le rideau
-fermé.
-
-Et celui-ci, glissant subitement sur sa tringle, on vit, échevelée,
-livide, la bouche ouverte encore par son glapissement sinistre,
-«l’actrice» à genoux auprès du corps étendu d’un enfant, tandis que le
-«cabotin» sautait comme un fou dans la salle, en appelant: «Au secours!
-au secours!»
-
-Voici ce qui s’était passé.
-
-Au moment où Fernand se préparait à commencer:
-
---Tu y es? allons-y! Place au théâtre, disait-il à Mésange.
-
-Tout à coup, Robert, qui venait de tirer son violon de sa boîte, poussa
-un profond soupir, lâcha son instrument, et comme une masse, tomba à la
-renverse, de tout son haut, sur le plancher. Mésange s’élança. Il ne
-bougeait plus. Les lèvres crispées, les prunelles fixes, les bras en
-croix. C’est alors que la mère avait jeté sa plainte lugubre et que
-Fernand s’était rué au milieu du public.
-
-Cependant le tumulte et le désordre étaient indescriptibles. Tout le
-monde s’était dressé; les uns escaladaient les bancs, les autres
-cherchaient la porte. Des femmes se lamentaient. Et à Fernand qui
-demandait: «Un médecin! un médecin!» nul n’était en état de donner une
-indication utile. La mère Colin, qu’il trouva sur le seuil, finit
-pourtant par lui répondre, en hochant la tête:
-
---Un médecin? ah mais non, dame! y en a point dans le pays!
-
-Hagard, Fernand était remonté sur son estrade. Il prit son fils dans ses
-bras et le portant, se laissa glisser jusqu’en bas de l’échelle de
-meunier de la «Salle des Fêtes».
-
---Avez-vous un lit? Vite, un lit, de grâce!
-
-Mésange, décolletée et les bras nus, courait, en démence, à travers
-l’établissement, heurtant les hommes, se cognant aux chaises, aux
-tables, sans rien sentir ni rien voir.
-
---J’nai point d’lit! déclara la grosse aubergiste, vous comprenez! c’est
-la fête des moissons! à c’tte heure, tout est pris.
-
---Mais alors... haleta Fernand.
-
---Alors, tenez! posez-le là, c’petit! Y s’ra aussi bien qu’dans un lit.
-C’est une syncope, c’est rien! Il va r’grouiller tout à l’heure.
-
-Elle offrait le billard, un vieux billard déteint et râpé, au-dessus
-duquel elle alluma un bec de gaz, généreusement.
-
-Fernand y déposa Robert. Tout autour, les paysans, muets maintenant,
-consternés et curieux, regardaient, les bras ballants. Et brusquement,
-Mésange, amenée là au hasard de ses déambulations inconscientes,
-s’écroula, d’un bloc, auprès du petit corps toujours immobile. Il allait
-revenir à lui, n’est-ce pas?
-
---Robert! mon bijou! mon chéri! Robert! Écoute-moi, tu m’entends,
-voyons!
-
-Elle couvrait de baisers le visage insensible. Fernand pétrissait dans
-ses mains les doigts fins et froids. Rien. Tous deux se regardèrent. Les
-yeux de Mésange se dilataient graduellement, s’emplissaient d’une
-horreur grandissante. Subitement, elle chancela, tournoya sur elle-même,
-et d’une voix changée, d’une voix de fillette, étrange et enrouée, elle
-balbutia:
-
---Est-ce que?... est-ce qu’il est mort?
-
-A ce moment, Fernand tomba à genoux, et sa tête cogna le bord du
-billard. Depuis quelques minutes, il sentait bien que le pouls ne
-battait plus dans le frêle poignet.
-
-Et Mésange comprit aussi. Elle fit: Ah! et roula sur le parquet,
-évanouie. Les gens de Juche-en-Haut, se glissant le long des murs, à pas
-sourds et comme honteux, s’étaient esquivés. Le papillon de gaz,
-au-dessus du petit mort, tremblotait, éclairant par saccades les coins
-sombres de l’estaminet sordide. Au dehors, c’était le silence opaque et
-la nuit des champs. Un chien aboya, très loin. Fernand ne pensait plus à
-rien, à rien...
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Mésange et Fernand vivent encore.
-
-
-FIN
-
-
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-
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-<div style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of La Vedette, by Yvette Guilbert</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
-at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
-are not located in the United States, you will have to check the laws of the
-country where you are located before using this eBook.
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-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: La Vedette</p>
-
-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Yvette Guilbert</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: November 8, 2021 [eBook #66695]</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div>
-
-<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))</div>
-
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VEDETTE ***</div>
-<p class="c large b sans-serif">YVETTE GUILBERT</p>
-
-<h1>La Vedette</h1>
-
-<p class="c g">ROMAN</p>
-
-
-<p class="c gap small">Tout exemplaire est numéroté au verso du faux-titre.</p>
-
-<p class="c"><span class="large">PARIS</span><br />
-H. SIMONIS EMPIS, ÉDITEUR<br />
-<span class="small">21, RUE DES PETITS-CHAMPS, 21</span></p>
-
-<p class="c small">1902</p>
-
-<p class="c small">Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays,
-y compris la Suède, la Norvège et le Danemark. S’adresser,
-pour traiter, à M. H. Simonis Empis.</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c small top6em">ÉMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.)</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c i top6em">Il a été tiré de cet ouvrage :<br />
-Trente exemplaires sur papier du Japon numérotés
-de I à XXX.</p>
-
-<p class="drap">Ces exemplaires sur papier du Japon ont été souscrits
-par <span class="sc">M. A. Ferroud</span> (Librairie des Amateurs), 127,
-boulevard Saint-Germain.</p>
-
-<p class="c i">Soixante-dix exemplaires sur papier de Hollande
-numérotés de 1 à 70.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">AVANT-PROPOS</h2>
-
-
-<p>Le Parisien du boulevard, client de passage ou habitué
-de la Scala, de l’Eldorado, de l’Olympia et des
-Folies-Bergère ne connaît guère, avec la Cigale, le
-Concert Européen et le Divan Japonais où l’on grimpe
-parfois, d’autres établissements où la chanson fait
-florès.</p>
-
-<p>Il ignore que dans les quartiers excentriques, des
-petites salles de bal, de conférences, de banquets, des
-sous-sols de cafés et de troquets s’ouvrent à tous les
-amateurs, chanteurs, ouvriers, petits employés venant
-là chercher entre eux un semblant de petite gloire.</p>
-
-<p>Les arrondissements lointains sont remplis de guinguettes
-joyeuses, pourvues d’une clientèle assidue, et
-plus d’un chanteur connu a commencé sa carrière et
-pris goût aux bravos dans une de ces petites cases… encouragé
-par les camarades à lâcher le burin ou le marteau
-pour les joies du tremplin qui les fait rêver tous !
-A Paris, tout le populo chante — mécontents et satisfaits.</p>
-
-<p>Je me souviens, quand j’étais petite fille, il y a de
-cela vingt-huit ans ! (Tu vieillis, ma chère…) avoir demeuré
-dans une maison voisine d’un café, où, le soir,
-les gens du quartier se réunissaient et chantaient les
-romances en vogue, accompagnées au piano par un
-M. Petit, qui, du temps de Renard à l’Eldorado, faisait
-répéter et chanter les artistes.</p>
-
-<p>Ce monsieur Petit était un personnage. Pensez
-donc, il musiquait pour Amiati ! et ses conseils étaient
-d’or : il chantait d’une façon très correcte, avec méthode,
-très simplement, et d’une belle voix de baryton,
-et je me souviens que mon père, amateur de
-chansons, comme beaucoup d’hommes de son temps,
-aimait à lui entendre dire le <i>Violoneux</i>…</p>
-
-<p>Que ces temps sont loin, mon Dieu ! Ai-je assez travaillé
-depuis !!! Qui sait ? j’ai peut-être bien cent ans…</p>
-
-<p>Boulevard du Temple… Café Augeol, en face la
-rue Saintonge… j’avais à peine huit ans, mais comme
-ces souvenirs sont précis à ma mémoire !… une
-grande salle, avec un piano à gauche, papa assis avec
-deux médecins amis, écoutant ravis M. Petit chanter
-son <i>Violoneux</i> et les <i>Bœufs</i> de Dupont.</p>
-
-<p>Et mademoiselle Marguerite Walin ! La belle blonde à
-la peau mate, aux yeux clairs, qui ravageait les cœurs,
-de la Place de la République aux Filles du Calvaire !</p>
-
-<p>(Une ouvrière lingère fatiguée de coudre).</p>
-
-<p>Celle-là chantait : <i>La Fille d’Auberge</i>, d’une voix
-voilée, d’un charme étrange. On m’a conté que Petit
-la fit entrer tout de go à l’Eldorado : le quartier en
-aurait illuminé de joie ! Malheureusement Amiati
-avait une place dans le cœur du public, et Marguerite
-Walin, qui ne savait que la copier, dut se retirer et
-partir dans des Russies plus ou moins honnêtes — où
-la phtisie la prit à ses admirateurs… Pauvre belle
-Walin !</p>
-
-<p>Près du cirque, était un autre temple de la chanson,
-encore un café où le dimanche se retrouvaient les
-mêmes personnes. Jamais je n’oublierai un ouvrier
-ferblantier qui montait sur l’estrade, et grinçait d’une
-voix qui semblait être un tambourin sur lequel on
-fait sauter des trousseaux de clefs ! une de ces voix de
-métal, qu’on obtient en mettant du fer et du papier
-dans les intérieurs de pianos… pour faire danser les
-Belle-Fatma. Il avait avec cela une horreur de tête…
-Une chimère chinoise ! (ou japonaise) je ne sais au
-juste, des yeux qui sortaient comme pour sauter par
-terre… un nez énorme, large, avec des trous noirs
-et poilus… une bouche en fente de broc, bref, une
-telle tête de massacre, que papa, ignorant son nom,
-l’avait surnommé « Massacro, » et le nom lui resta !</p>
-
-<p>Celui-là, grimacier et comique, chantait :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">J’avais dû mou…</div>
-<div class="verse">J’avais dû mou…rir pour Charlotte !</div>
-</div>
-
-<p>Je me le rappelle comme si c’était hier !</p>
-
-<p>Dieu ! le vilain ferblantier de chanteur ! Que j’aimais
-mieux le coiffeur, peigné à la Rochefort, avec son toupet
-carotte, sa figure de porcelaine, ses yeux éteints,
-d’un bleu fané sale, comme en ont les pastels sur lesquels
-on a passé la manche : il me semblait du dernier
-bien !… et puis il chantait la tyrolienne ! et la
-tyrolienne était mes amours !!! Ah les troulalaïtou de
-ma jeunesse ! Lebassy ! Qui se souvient de Lebassy ?</p>
-
-<p>« Lise, rentrez dans votre mi-i-i-i…se »… et les troulalaïtou
-à n’en plus finir ! C’était superbe ! Qu’est-il
-devenu ? Et Massacro ? Et mon coiffeur ? Que tout cela
-est loin, mon Dieu !</p>
-
-<p>Mon coiffeur et Massacro n’ont jamais dû dépasser
-le périmètre de leur quartier ; d’autres, mieux doués,
-se sont envolés vers des horizons plus lointains, mais
-que de haltes, que de parcours lents et nombreux,
-avant d’arriver à figurer sur l’affiche d’un établissement,
-je ne dirai pas connu, mais simplement pas
-tout à fait ignoré !</p>
-
-<p>Aussi quel soupir de joie quand l’un de ces braves
-gens arrive enfin au but de ses voyages, à son entrée
-dans un « Grand Concert » ! Dame ! c’est pour lui
-l’avenir assuré, c’est-à-dire la province ouverte sur
-toute la ligne… la France en long et en large à ses
-pieds, quelquefois même l’étranger ! et pas besoin
-d’être pour cela une vedette en vogue, non, il suffit — mais
-cela est indispensable — d’être de la Scala, de
-l’Eldorado, ou de l’Olympia, ou des Folies-Bergère,
-c’est l’étiquette passe-partout !</p>
-
-<p>C’est beaucoup de travail, de peines, pour une
-croûte de pain au bout de la vie… et encore pas toujours !…
-c’est même rare…</p>
-
-<p>Le public parisien ne se doute pas que le monsieur
-et la dame qu’il trouve embêtants, et n’écoute même
-pas, entre huit heures et neuf heures du soir, deviennent,
-dès qu’ils se déplacent, l’étoile et le favori de
-toute une population qui les fête, à Lyon, à Marseille
-ou à Bordeaux. Pensez donc ! ce sont des « artistes »
-de Paris, et de la Scala encore !!! Et ce bon accueil réchauffe
-leur zèle et console ces pauvres gens de ces
-Parigots de malheur qui n’ont de sourires que pour
-leurs favoris… Ah ! si on n’avait pas la Province ! on
-finirait par croire qu’on n’a pas de talent ! Mais, Dieu
-merci ! les départements sont là qui prouvent le contraire.</p>
-
-<p>Bonne province !!! Bons petits cabots piocheurs, et
-si souvent découragés, allez, roulez, trottez sur les
-routes, chantez et ramassez, là où on vous les donne,
-les bravos que vous quêtez.</p>
-
-<p>Si quatre-vingt-six départements vous font la risette,
-contre un seul qui vous boude, consolez-vous !… — et
-dites-vous que déjà du temps d’Henri IV, Paris ne
-valait qu’une messe ! et que ce sont les quatre-vingt-six
-départements qui ont raison — et zut pour le
-reste !</p>
-
-<p class="sign">Y. G.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c xlarge">LA VEDETTE</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak">I</h2>
-
-
-<p>— Mademoiselle Edmée va vous chanter les
-« Coccinelles ! »</p>
-
-<p>Parmi le brouhaha des conversations, le grincement
-des chaises remuées, le cliquetis des verres
-sur le marbre des tables, cette annonce ne produisit
-qu’un silence relatif.</p>
-
-<p>Cependant, émergeant du nuage de fumée qui
-fanait les papillons des becs de gaz dont s’éclairait
-la salle, mademoiselle Edmée se hissait déjà
-sur la caisse d’emballage retournée, figurant la
-scène, et les premiers accords de la romance de
-Massenet vagissaient sur le clavier du piano
-étique accoté à l’estrade.</p>
-
-<p>Et ceci se passait, rue Julien-Lacroix, dans le
-sous-sol d’une boutique de marchand de vins,
-temple lyrique, ce dimanche soir comme tous les
-autres dimanches, de la société musicale « La Fauvette
-de Ménilmontant ».</p>
-
-<p>Ce sous-sol était une sorte de carré long, au
-plafond bas, où l’on accédait par un escalier en
-colimaçon, sans cesse encombré par les montées
-et les descentes du garçon qui, irrespectueux du
-grand art, ne se gênait point pour couper les
-meilleurs effets des monologues, et les plus brillants
-traits des chansons, par des retentissants
-« une grenadine au kirsch ! ça fait deux ! » ou
-« un litre de blanc ! ça fait trois, » lesquels suivis
-immanquablement des « chut ! » et des « à la
-porte ! », vociférés par les auditeurs mélomanes,
-déchaînaient un charivari plutôt impropre à la
-parfaite exécution des chefs-d’œuvre…</p>
-
-<p>Mais, n’est-ce pas ? tout le monde ne peut pas
-louer la salle de l’Opéra, et les virtuoses de la
-Fauvette de Ménilmontant, heureux de faire apprécier
-leurs belles voix, n’y regardaient pas de
-si près. Qu’est-ce que ça faisait, pourvu qu’on
-chante !</p>
-
-<p>C’étaient pour la plupart des petits employés,
-des ouvriers, des commis de magasins ; quelques
-jeunes filles aussi, qui domptaient leurs timidités
-et jetaient éperdument à la figure du public
-tous les chats qu’elles nichaient dans la gorge.</p>
-
-<p>Les familles de ces demoiselles et les copains
-de ces messieurs venaient assister à leurs triomphes,
-en sirotant des demi-setiers, des canettes
-et des liqueurs à l’eau, laissant après leur absorption
-des petits ronds poisseux sur les guéridons
-de fer, jamais nettoyés — ou si peu !…</p>
-
-<p>Mais ce soir, peste ! c’était bien une autre paire
-de manches que les soirs ordinaires… Des pancartes,
-suspendues aux colonnes, proclamaient que
-le prix des consommations serait, par exception,
-majoré de dix centimes et qu’une quête serait faite
-à la fin du concert. C’était au bénéfice d’une infortune
-que la Fauvette, aujourd’hui, donnait de
-tout son gosier !</p>
-
-<p>Même, outre les sociétaires habituels, <i>des
-artistes des principaux music-halls de Paris</i>
-avaient consenti à prêter leur concours ! On entendrait,
-dans leur répertoire, l’incomparable comique
-Lourbillon et la délicieuse Blanche Mésange,
-des <i>Ambassadeurs</i> !</p>
-
-<p>Et ce programme n’était pas un leurre ! Ces
-deux illustrations n’avaient pas fait faux bond.
-Chacun pouvait les voir, en chair et en os, Blanche
-Mésange surtout en chair et Lourbillon plutôt en
-os, assis, non loin du piano, à un petit guéridon,
-et buvant chacun un bock, comme de simples
-mortels !</p>
-
-<p>A ne rien céler, l’incomparable comique Lourbillon,
-depuis longtemps, ne daignait plus faire à
-la capitale l’aumône de son prestigieux génie…
-et, seuls, les modestes beuglants de province
-avaient le bonheur et l’honneur de le posséder sur
-leurs planches.</p>
-
-<p>Quant à Blanche Mésange, les fauteuils vides
-et les banquettes désertes des levers de rideau
-avaient été jusqu’ici, aux <i>Ambassadeurs</i>, son
-unique auditoire.</p>
-
-<p>Ce qui, au fond, était injuste, car elle était vraiment
-jeune, fraîche et jolie, blonde et grasse, et
-si elle n’avait point chanté, elle eût été sans défaut.</p>
-
-<p>Mais allez donc faire comprendre à une femme
-qui fait « <i>mal</i> » du théâtre qu’elle ferait « <i>mieux</i> »
-du commerce, ou un métier quelconque ! jamais
-elle ne vous croira ! Ce lui semblera impossible
-de fabriquer de la lingerie ou des modes, alors
-qu’il lui paraît si simple de faire la petite oie sur
-les planches !</p>
-
-<p>Blanche Mésange et Lourbillon étaient les points
-de mire de cent regards admirateurs, et vers eux
-la reconnaissance de tout un quartier montait en
-murmure ému.</p>
-
-<p>Mademoiselle Edmée, une brunisseuse, coiffée
-d’un canotier de paille noire, d’une voix suraiguë
-et d’un geste sans réplique, affirma :</p>
-
-<p>— Les coccinelles sont couché-é-es, et sauta
-du perchoir du haut duquel elle avait sévi.</p>
-
-<p>— Une autre ! une autre ! cria-t-on soudain dans
-un coin.</p>
-
-<p>— La ferme ! fut-il répondu d’un antre angle
-de la salle.</p>
-
-<p>Quelques applaudissements assez maigres et
-des « chut ! » plus énergiques se croisèrent.</p>
-
-<p>Les bravos partaient surtout d’une table où siégeaient
-une vieille dame, qui dégustait une groseille
-au vin, et un galopin d’une douzaine d’années
-qui fouillait dans son nez d’un air pensif.
-Quant à la personne qui, impoliment, avait réclamé
-« la ferme ! » c’était une grande bringue en
-cheveux, à peu près de l’âge de mademoiselle
-Edmée, dix-huit ans, et à qui celle-ci, sans nul
-doute, avait vendu des pois qui ne voulaient pas
-cuire.</p>
-
-<p>Mademoiselle Edmée, d’ailleurs, ne pipa point.
-Elle se contenta de grincer entre ses dents un
-mot que seul, le pianiste put entendre : mot qui
-évoquait tout le Sahara…</p>
-
-<p>Puis elle déclara :</p>
-
-<p>— Je ne sais plus rien ! et revint s’asseoir sous
-l’aile de sa mère à côté de son jeune frère, et tous
-trois entrèrent en conversation vive et animée
-avec des haussements d’épaules méprisants. Fit-elle
-pas mieux que de se battre ?</p>
-
-<p>Au reste, la guerre évitée en cette partie de
-l’assistance éclatait brusquement dans une autre.</p>
-
-<p>— Notre camarade Paquet va nous chanter…
-avait commencé le régisseur.</p>
-
-<p>— … La peau ! c’est pas son tour ! hurla tout
-à coup une voix furieuse. Et une bagarre eut
-lieu, au pied de l’estrade, subitement.</p>
-
-<p>Le camarade Paquet, un gigolo aux grâces
-boutiquières, en veston court, col droit et cravate
-Lavallière, venait de se lever à l’appel de son
-nom, mais une grosse main s’abattit sur son
-épaule et l’obligea à se rasseoir.</p>
-
-<p>— C’est à mon tour, à moi, Florent dit « Bat
-d’Af » ! et, ici, c’est chacun son tour, comme au
-guichet de la poste !</p>
-
-<p>Et l’ivrogne — car Florent, dit « Bat d’Af, »
-était ivre à rouler — se mit à tonitruer, sans nulle
-autorisation préalable :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">V’là l’Bat d’Af qui passe !</div>
-<div class="verse">Ohé ! ceux d’la classe !</div>
-</div>
-
-<p>C’était un grand diable de polisseur aux biceps
-comme des gigots de mouton. Et c’était en vain
-que le régisseur tapait sur le bois du piano pour
-le faire taire :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Qui qui rigol’ra</div>
-<div class="verse">Quand la classe,</div>
-<div class="verse">Quand la classe,</div>
-<div class="verse">Qui qui rigol’ra</div>
-<div class="verse">Quand la classe partira !</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">continuait-il avec entrain et férocité.</p>
-
-<p>Blanche Mésange, très effrayée, s’était dressée,
-toute prête à prendre ses jupes et la fuite. Lourbillon
-n’en menait pas plus large, mais on est un
-homme, n’est-ce pas ? il conservait sa place ; seulement
-il était devenu vert.</p>
-
-<p>Cette double attitude illumina d’une inspiration
-le cerveau affolé du régisseur. Comme Florent,
-dit « Bat d’Af », renversait les chaises en la pantomime
-échevelée dont il accompagnait son refrain :</p>
-
-<p>— Regarde, Florent ! tu fais peur aux dames !
-Nos invités vont prendre une drôle d’opinion de
-la Fauvette.</p>
-
-<p>Ces paroles du régisseur calmèrent soudainement
-l’ivrogne. Il se tut, tira sa casquette et s’avançant
-vers la jeune femme, il bredouilla :</p>
-
-<p>— Respect au sexe ! On boucle sa boîte. Seulement,
-je ne veux pas que Paquet chante ! Si il
-chante, je le crève !</p>
-
-<p>— Bon ! bon, c’est entendu. Paquet ne chantera
-pas ! Assieds-toi !</p>
-
-<p>— Je ne tiens pas à chanter, moi ! se soumit
-le camarade Paquet qui tentait, mais en vain, de
-redresser son faux-col écrasé.</p>
-
-<p>— Mesdames et messieurs ! dit alors le régisseur,
-qui s’essuyait le front avec soulagement, — la
-parole est à notre camarade Fernand !</p>
-
-<p>Une triple salve de bravos retentit brusquement,
-à cette annonce. L’enthousiasme était
-unanime et Florent, dit « Bat d’Af », lui-même,
-rugit :</p>
-
-<p>— Oui, oui ! Fernand ! Fernand !</p>
-
-<p>Ce fut si spontané, si vif, si emballé que l’incomparable
-comique Lourbillon en eut une crispation
-vexée du menton, et chuchota à Blanche
-Mésange :</p>
-
-<p>— Mâtin ! c’est une étoile, ce Fernand !</p>
-
-<p>— Il est gentil ! répondit Blanche.</p>
-
-<p>Il était gentil, en effet, ce Fernand qui venait
-d’apparaître sur la scène minuscule et s’y tenait
-debout, droit et svelte, sans embarras et sans
-pose. Vingt ans, brun, une moustache légère retroussée
-sur une bouche saine et bien meublée,
-l’œil intelligent, le geste aisé, il n’avait pas encore
-commencé que déjà tout le monde avait
-fait silence. Il n’y avait pas à dire, c’était la coqueluche
-du patelin ! Le garçon lui-même, arrêtant
-ses clameurs barbares, attendait, bouche
-bée, et sa serviette sous le bras, au bas de l’escalier.</p>
-
-<p>Ce qu’il fut tout de suite impossible de nier à
-Lourbillon, c’est que cet amateur chantait avec
-une méthode instinctive et une justesse d’organe
-naturelle, que lui eussent enviées et que lui enviaient
-déjà, là, à l’instant même, des « artistes
-professionnels ». L’incomparable comique, au
-reste, ne cacha pas son impression à sa compagne :</p>
-
-<p>— Il nous jette de la grille, ce crapaud-là !
-ronchonna-t-il.</p>
-
-<p>Blanche Mésange lui fit signe de se taire :</p>
-
-<p>— Laisse-moi écouter !</p>
-
-<p>Le fait est que c’était un charme d’écouter ce
-Fernand.</p>
-
-<p>Ce qu’il chantait ? des machines quelconques,
-<i>Petits Pavés</i>, <i>Petits Chagrins</i>, et autres balançoires
-vibrant, au sortir de ses lèvres, d’une émotion
-fine et contagieuse. — Sa voix tendre et
-prenante enrichissait de tous les trésors de l’expression
-la mollasserie des rimes et l’anémie des
-mélodies. Quand il eut terminé sa première romance,
-les applaudissements claquèrent, et Lourbillon,
-en personne, élevant très haut dans les
-airs ses deux mains compétentes, les choqua l’une
-contre l’autre, ostensiblement.</p>
-
-<p>L’ovation ne fit que grandir, de morceau en
-morceau ; Lourbillon élevait chaque fois ses mains,
-mais, à la vérité, il ne produisait pas un effrayant
-vacarme en les rapprochant… et ce n’était pas
-elles qu’on entendait le mieux : son geste faisait
-« semblant » de rapporter quelque chose… il
-avait le bravo feutré… Les plus grands hommes
-ont de ces petitesses !</p>
-
-<p>Blanche Mésange, elle, prise dans l’enthousiasme
-universel, criait franchement « bravo ! » et
-« bis ! » et comme Lourbillon, à un moment, esquissait
-une moue de supériorité et sifflait :</p>
-
-<p>— Tout de-même, dix chansons, cela commence
-à compter !</p>
-
-<p>Elle lui rétorqua, toute rose d’indignation et
-tressautante de conviction :</p>
-
-<p>— Mon vieux, j’aimerais mieux l’entendre toute
-la nuit que toi un quart d’heure !</p>
-
-<p>Ah ! mais !…</p>
-
-<p>C’était la meilleure des bonnes filles, cette
-Mésange. Et la plus honnête ! Qu’on n’entende
-point, par là, cette honnêteté physique dont se
-targuent maintes femmes, qui, du reste, n’ont que
-celle-là : vieilles filles moisies dans le célibat, à
-qui leur virginité coriace confère, croient-elles,
-le droit d’être méchantes, improbes, criminelles
-au besoin ; mégères apprivoisées dont la fierté
-est de n’avoir aimé personne et de haïr tout le
-monde.</p>
-
-<p>De ces femmes dont les âmes sont si vulgaires
-qu’elles ne considèrent l’acte d’amour que comme
-une obscénité, et dont les cerveaux sont d’une
-impureté telle, que leur pudeur n’est continuellement
-mise en éveil que pour les indécences
-qu’elles imaginent dans les gestes les plus bellement
-humains !</p>
-
-<p>De ces pauvres femmes honnêtes, fidèles scrupuleusement
-à leurs maris, non par tendresse
-amoureuse où par devoir et conscience, mais à
-cause de l’horreur, du dégoût, ou de l’ignorance
-(et cela est encore pis !) d’une volupté qu’elles ne
-ressentent et ne partagent point… Chattes échaudées
-craignant l’eau chaude…</p>
-
-<p>Non, Blanche Mésange n’était pas honnête de
-cette façon-là, mais elle était loyale, fidèle et
-bonne, et si sûre en amitié !</p>
-
-<p>Et gobeuse !</p>
-
-<p>Certes, elle aurait plutôt pu aspirer au prix
-Montyon qu’à la blanche couronne des rosières ;
-mais, exerçant un métier où la fleur d’oranger
-n’est pas de rigueur, elle était de celles dont on
-dit : « Elle aime avec Un Tel. Rien à faire. »</p>
-
-<p>Et il n’y avait rien à faire, en effet. Très largement
-aidée par « un ami », le comte Du Puy,
-sénateur par hasard et marié idem, elle ne trompait
-jamais cet heureux législateur, plus généreux
-d’ailleurs qu’exigeant.</p>
-
-<p>Et puis, s’il faut tout dire, tant de vertu n’impliquait
-pas chez elle un grand mérite. Grasse, à
-vingt ans, comme une grosse caille, elle était
-paresseuse avec délices, et les béguins, c’est si
-fatigant ! C’est des tas de tracas, de préoccupations,
-de pas et de démarches, de précautions à
-prendre, de lettres à écrire ! Non, décidément, le
-jeu n’en valait pas la chandelle. Et Blanche
-Mésange était très sage. — Pourtant, en applaudissant
-le jeune Fernand, quand celui-ci se décida,
-enfin, à quitter le tréteau, elle le considéra avec
-des yeux de sommeil… ou d’amour ; si lourds
-de Qui sait !… et de Peut-être… et où il y avait
-un peu moins de sagesse que d’ordinaire.</p>
-
-<p>Le vrai, c’est que leurs regards, à tous deux,
-s’étaient rencontrés, et qu’elle ressentait tout à
-coup comme un vif picotement dans le creux du
-dos, et qu’elle rougit…</p>
-
-<p>C’était d’ailleurs à elle de chanter. Elle escalada
-l’estrade, et envoya quelques-unes de ses
-gaudrioles ordinaires : <i>La Puce ; Dis-moi où ça
-m’démange</i>, et obtint un immense remerciement
-de politesse. On la rappela, on la redemanda, et
-elle fut ravie ! car, parfaite cabotine, malgré une
-certaine intelligence et toutes ses qualités, elle
-croyait fermement en son talent de cantatrice et
-de comédienne et en attendait la Gloire ! O naïve
-bonne petite Mésange aveugle !</p>
-
-<p>En fait, elle avait assez de vinaigre dans la
-voix pour assaisonner les salades de toute une
-saison, et articulait à la façon ingénue du
-phoque.</p>
-
-<p>Mais elle était des <i>Ambassadeurs</i> (vous pensez !)
-et avait bien voulu se déranger pour la Fauvette
-de Ménilmontant ! La Fauvette de Ménilmontant
-fit un gros succès à son bon cœur et à sa
-jolie figure.</p>
-
-<p>C’était au tour de Lourbillon. L’incomparable
-comique, encore que tout ulcéré par le souvenir
-gênant de son jeune émule, voulut montrer à ce
-public ignorant la différence qu’il y a entre un
-blanc-bec et un maître ! Et, ma foi, comme il avait
-du métier, et qu’aucune ficelle ne lui était étrangère,
-depuis les années et les années qu’il promenait
-son bâton de rouge et son blanc gras de
-Carpentras à Lille et de Brest à Nancy, il décrocha,
-avec son menton bleu, sa bouche sinueuse
-et lippue, ses grimaces traditionnelles, la timbale,
-lui aussi, et <i>enleva</i>, dans la gaîté, un
-triomphe égal à celui que Fernand avait remporté
-dans le sentiment.</p>
-
-<p>Acclamations, fous rires, trépignements, toute
-la série des symptômes nerveux, observés, les
-jours d’orage, à Bicêtre, à Charenton, et autres
-asiles de louphoquerie humaine.</p>
-
-<p>Et les cuillères choquées contre les verres ! et
-les soucoupes heurtées en cadence ! Ah ! bon Dieu !
-« M’as-tu vu à Ménilmontant ? »</p>
-
-<p>Et comme Lourbillon avait l’âme grande, dès
-cet instant, il pardonna en son cœur à Fernand !</p>
-
-<p>Bien plus ! il lui vint la fantaisie de le connaître,
-et, comme la salle se vidait petit à petit, le concert
-étant fini (car, naturellement, n’est-ce pas ? c’était
-lui, Lourbillon, dernier numéro, qui l’avait clôturé),
-comme les sociétaires de la Fauvette fermaient le
-piano, roulaient leur musique et réglaient leurs
-consommations, l’incomparable comique avisa le
-jeune amateur qui, demeuré assis dans un coin,
-semblait le contempler de tous ses yeux.</p>
-
-<p>Lourbillon prit pour lui cette contemplation
-qui, de vrai, s’adressait à Blanche Mésange, en
-train de mettre son collet devant la glace du fond,
-et flatté :</p>
-
-<p>— Eh bien, monsieur Fernand ! tous mes compliments,
-vous savez ! lui cria-t-il, avec un signe
-de la main plein d’une auguste cordialité ! Et il
-ajouta :</p>
-
-<p>— Montez donc prendre un verre avec nous.
-On étouffe ici !</p>
-
-<p>Dans ce sous-sol où vingt pipes, et combien de
-mauvais cigares, sans compter les cigarettes,
-avaient fait rage, l’atmosphère était d’une épaisseur
-redoutable. Le garçon, d’ailleurs, éteignait
-les becs de gaz.</p>
-
-<p>— Volontiers ! acquiesça Fernand, en se levant.</p>
-
-<p>Tous trois s’engagèrent dans l’escalier en colimaçon.</p>
-
-<p>— Quelle jolie voix vous avez, monsieur ! dit
-Blanche Mésange qui montait la première, en se
-retournant vers Fernand qui la suivait. Les cheveux
-blonds mousseux, la bouche rose aux lèvres
-grasses bien ourlées sur les dents claires et les
-grands yeux bleus, très doux, caressèrent de leur
-grâce vivante la pensée du jeune homme, vision
-rapide dans la pénombre de cette ascension tournante.</p>
-
-<p>Trois bocks servis, l’instant d’après :</p>
-
-<p>— Et, avec une voix pareille, qu’est-ce que
-vous faites dans la vie, jeune homme ? interrogea
-Lourbillon affable.</p>
-
-<p>— Sûr ! que vous réussiriez au concert ! et
-même au théâtre ! appuya Blanche Mésange avec
-âme.</p>
-
-<p>Fernand sourit à la chanteuse. Il haussa légèrement
-les épaules et répondit :</p>
-
-<p>— A la vôtre ! Oui, peut-être, si j’étais plus
-jeune et que j’aie le temps d’apprendre. Ça m’aurait
-plu vraiment ! Il est trop tard à présent !
-Chacun son métier !</p>
-
-<p>— Et quel est le vôtre, sans indiscrétion ?</p>
-
-<p>— Oh ! il n’a rien d’artistique, mon boulot ! Je
-suis tailleur, ouvrier tailleur, pour être plus
-exact. Je coupe des culottes, des redingotes et
-des jaquettes. A votre service, si vous avez besoin
-d’un veston, cher monsieur.</p>
-
-<p>Blanche Mésange fit la lippe, oh ! une mignonne
-lippe d’enfant boudeur, et elle murmura, en tapotant
-des doigts une valse vague sur le marbre de
-la table :</p>
-
-<p>— C’est dommage !</p>
-
-<p>— Pourquoi ?</p>
-
-<p>— Pour rien ! si vous êtes heureux comme
-cela…</p>
-
-<p>— Heureux ! sursauta Fernand qui s’enflamma
-tout d’un coup : je ne dis pas que je suis heureux !
-Est-ce que nous autres, les travailleurs à
-gages, nous pouvons être heureux ? Toujours à la
-merci de la sottise des patrons qui nous font
-payer leurs gaffes commerciales et rognent sur
-nos salaires quand, par leur faute, leur clientèle
-diminue ! Heureux ! Est-ce qu’on peut être heureux
-dans une société où l’injustice règne et où
-les petits sont éternellement mangés par les gros !</p>
-
-<p>Il s’animait en parlant, le sentimental « romancier »
-de tout à l’heure. Ses yeux noirs s’aiguisaient
-de pensée, et sa moustache frémissait
-sur la ciselure délicate de sa lèvre supérieure.</p>
-
-<p>— Jeune homme ! prononça Lourbillon avec
-autorité, vous faites de la politique !</p>
-
-<p>— Ah ! ouiche, j’en ai fait, mais ça m’a passé,
-et ça n’est pas près de me reprendre !</p>
-
-<p>Il donna un coup de poing sur le guéridon.</p>
-
-<p>— Les hommes sont trop bêtes, aussi ! Vous
-savez… non, vous ne savez pas, mais enfin vous
-pourriez savoir qu’il y a eu, voici huit mois à peu
-près, une grève des ouvriers tailleurs. A la fin,
-ces exploités se révoltaient. Ils demandaient une
-garantie, leurs places assurées, un minimum de
-travail et l’abolition du marchandage ! Je peux
-dire que j’ai été l’organisateur du mouvement et
-le porte-parole de tous mes camarades. Ah ! bien,
-oui ! ils m’ont tous lâché au bon moment ! et c’est
-à grand peine que j’ai pu trouver à me caser,
-après ! Aussi, ni, ni, c’est fini ! J’ai soupé de
-l’apostolat !</p>
-
-<p>Blanche Mésange ouvrait sur l’orateur des
-yeux bleus énormes. C’est qu’il était épatant, ce
-garçon-là !</p>
-
-<p>— Madame, messieurs, il est l’heure. On
-ferme ! vint annoncer le garçon rompant le
-charme.</p>
-
-<p>— Bon, bon ! on s’en va ! Laissez ! fit Fernand,
-en arrêtant la main de l’incomparable comique
-qui se préparait à payer. Il continua :</p>
-
-<p>— Je suis trop content de ne pas vous avoir
-trop ennuyé avec mes chansons pour ne pas vous
-demander de me laisser en plus le plaisir de vous
-offrir quelque chose !</p>
-
-<p>Sur le pas de la porte, Fernand serra les mains
-de Lourbillon et de Blanche. Un fiacre passait à
-vide. La jeune femme l’arrêta.</p>
-
-<p>— Au revoir, monsieur Fernand ! jeta-t-elle
-en montant en voiture. Mais rappelez-vous ce
-que je vous prédis. Vous serez peut-être un jour
-notre camarade à nous ! Où veux-tu que je te dépose,
-toi, Lourbillon ? Allons ! grimpe ! Au revoir,
-monsieur ;… et les yeux accrochés sur le
-sourire éclairé des trente-deux dents blanches
-de Fernand, Mésange prit dans sa menotte dodue
-et lisse la main souple et fine du jeune homme
-qui tressaillit au contact de cette gaîne de chair
-moite et chaude.</p>
-
-<p>Fernand resté seul regagna vite son logement.
-Il était une heure du matin, sapristi ! et il lui
-fallait se lever à six heures.</p>
-
-<p>Dans le fiacre qui emportait les deux « principaux
-artistes de music-hall, » Lourbillon, goguenard,
-glissa à Blanche Mésange, en allumant sa
-cigarette :</p>
-
-<p>— Hé ! hé ! dis donc ! est-ce que ce ne serait
-pas le fin pépin qui pousse… tu l’as beaucoup regardé,
-ce Fernand ?</p>
-
-<p>— Tu es fou ! protesta Blanche. Moi ? Tu sais
-bien qu’il n’y a rien à faire pour personne !</p>
-
-<p>— Il ne faut pas dire : « Fontaine… »</p>
-
-<p>— Tiens, tu m’assommes. Tais-toi. Je dors !</p>
-
-<p>Elle se rencoigna, en effet, dans le fond du
-coupé. Mais elle ne dormit pas. Elle rêva.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">II</h2>
-
-
-<p>Boulevard Saint-Denis, presque au coin du faubourg,
-à deux pas de la porte Ludovico Magno,
-c’est le Café de la <i>Chartreuse</i>.</p>
-
-<p>Un café ? Sans doute ! puisque des garçons en
-tablier blanc y servent, quand on les leur commande — rarement ! — des
-consommations ; puisqu’on y
-voit une caisse et une caissière, des tables, des
-chaises, des banquettes et un gérant.</p>
-
-<p>Mais surtout, c’est la petite Bourse des cabots,
-le dock de la miseloque, la halle aux mentons
-bleus !</p>
-
-<p>Faces blêmes, aux nez pincés, aux lèvres glabres,
-bouches molles grimaçantes, yeux éraillés,
-pâleurs et maigreurs, angoisse et famine, odeurs
-d’estomacs creux et vides, foulards sales cachant
-du linge usé et douteux, ce sont les joyeux comiques
-sans emploi, les rigolos sur le pavé, les
-chanteurs, les diseurs et les danseurs excentriques,
-tous ceux qui le soir, aux lumières, demain
-peut-être, en quelque bouiboui, dispenseront le
-rire et la joie à un public qui les croit heureux et
-qui les envie…! Pitres malades, paillasses moribonds,
-faites les beaux, vous aurez du sucre…!
-Cabriolez sans cesse et recabriolez… c’est vous
-la gaîté qui passe !</p>
-
-<p>Et ils viennent là, chaque jour, à la <i>Chartreuse</i>,
-en quête d’un engagement possible, à l’affût de
-l’imprésario providentiel qui entre dans la boîte,
-en coup de vent, ayant besoin pour Calais, pour
-Saintes ou pour Brive-la-Gaillarde, d’un monologuiste,
-d’un romancier ou d’une gommeuse.</p>
-
-<p>Car il y a les femmes, aussi.</p>
-
-<p>Pauvres filles !</p>
-
-<p>Livides, dans la cruauté du grand jour, le
-sourire comme obligatoire, fugitif ou figé, rougi
-au raisin, blafardes de poudre de riz à bon marché,
-les paupières bleuies, les yeux en lunettes
-noircies au crayon, elles attendent, elles aussi, debout
-sur le trottoir, le bon plaisir du barnum qui
-voudra bien utiliser les restes d’une jeunesse qui
-file et d’une voix qui s’éteint.</p>
-
-<p>En plein hiver couvertes à peine de maigres
-corsages ou de chemisettes claires, au cœur de
-l’été étouffant sous des manteaux de vieilles fourrures,
-souvenirs de jours plus prospères, mais
-toujours casquées de chapeaux ronds, à plumes
-tumultueuses ou à rubans ébouriffants, posés sur
-des cheveux sauvagement frisottés et brûlés par
-le fer ; parées d’une bijouterie puérile et désolante !</p>
-
-<p>Des petits ronds de porcelaine bleue, entourés
-d’une verroterie blanche, leur donnent l’illusion
-d’avoir les oreilles égayées de turquoises et cerclées
-de diamants !… Enfantillages !</p>
-
-<p>Toute cette série de flèches, de losanges,
-de cœurs Lère-Cathelain s’étale triste et terne
-sur les poitrines. Les croissants surtout, les croissants
-sont en faveur… Pauvres croissants de
-toutes ces Dianes revenues bredouilles et désolées
-de toutes les chasses, dont l’homme est bien
-le dernier gibier !</p>
-
-<p>Qu’une extrême et méticuleuse simplicité leur
-irait mieux que tous ces faux miroirs auxquels ne
-se prennent plus les alouettes !…</p>
-
-<p>Leurs teints, couleur de dragée violettement
-rosée, ne cachent pas sous les fards les petits
-sillons creux de leurs soucis, de leur angoisse
-des lendemains : leur maquillage, hélas ! ne sait
-tromper personne, il n’est que la voilette de leurs
-peines, il n’en est pas le masque.</p>
-
-<p>Et tous ces fiers efforts de dissimulation stigmatisent
-sur leurs bouches vermillonnées la pudeur
-de la souffrance… et c’est pour cette pudeur-là,
-qu’il faut les estimer et les aimer, les braves
-cabots, et ne point blaguer aigrement leurs naïves
-vanités, leurs puérils orgueils, dans lesquels ils
-se forgent des compensations !</p>
-
-<p>Écoutons-les, sans ironie méchante au coin de
-la lèvre, sans hochements de tête et sans haussements
-d’épaules, raconter, fièvreux, leurs prouesses,
-imaginer des conquêtes et des triomphes !</p>
-
-<p>Qu’ils parlent d’eux, qu’ils croient surtout, qu’ils
-croient longtemps, longtemps, à leur gloire, à leur
-talent, et surtout au bonheur inestimable du succès…
-Quand ils en auront, ils n’y croiront plus !</p>
-
-<p>Et tout ce monde, serré à n’y pas laisser tomber
-une épingle, encombre le trottoir devant la
-terrasse du café de la <i>Chartreuse</i>. Et ce sont des
-rires, des papotages et des histoires !</p>
-
-<p>Car, ni eux ni elles n’avoueraient pour rien au
-monde leur détresse, et tel qui n’a pas mangé depuis
-la veille midi, narre avec force détails un
-souper dont il fut, soi-disant, le boute-en-train,
-hier, cette nuit, à l’Américain. Avec des femmes !
-à la roue ! Tandis qu’une énorme brune, aux chairs
-croulantes, aux yeux ternes, toute la figure abominablement
-lassée et triste, raconte, dans un
-groupe, qu’elle a refusé, pas plus tard que ce matin,
-cinq louis à un vieux dégoûtant qui voulait
-l’embrasser en pleine rue :</p>
-
-<p>— « Tu comprends ! je n’en suis pas encore à
-cinq louis près, heureusement ! » Et patati et patata…</p>
-
-<p>Mais les conversations ralentissent et tout à
-coup, une femme crie : « Tiens ! Stellaire qui passe !
-on répète à l’<i>Eldorado</i> ! » et toutes de courir et de
-regarder, ah ! de quels yeux brillants ! les heureuses,
-les veinardes de la corporation, calées
-dans leurs victorias, en grand tra la la de toilette
-tapageuse, et qui, payées à raison de 40 à 50 fr.
-par jour, dépensent 100,000 par an !</p>
-
-<p>… — En a-t-elle, hein ? de la chance, cette Stellaire !
-Avec sa figure sabrée, au milieu, d’une
-fente énorme qui lui sert de bouche, ses yeux fins,
-longs et étroits d’angora qui guette. — Une tête
-de jeune chatte égyptienne qui aurait quitté les
-gouttières d’Égypte pour celles de Montmartre ! — Une
-Cléopâtre de bastringue ! — Elle a l’air dégringolée
-d’une pyramide et de poser « le profil » pour
-illustrations de sarcophages ! Piges-tu, dans cent
-ans, quelle momie ! — Les quolibets s’arrêtent
-là, car si Stellaire a des envieuses, elle n’a pas
-d’ennemies, on la sait gentille et bonne camarade.</p>
-
-<p>Seule, la mère Cégain ronchonne, elle pense
-qu’avec l’argent d’une seule robe de Stellaire,
-elle aurait tout une garde-robe propre et à la
-mode qui aiderait bigrement à son placement
-dans une bonne petite boîte… au lieu de cela, elle
-se crève dans le jour à ses cartonnages, des
-boîtes à coller à vingt-cinq sous la douzaine.</p>
-
-<p>Heureuse encore de les avoir ! car, lorsque le
-carton chôme, les gosses manquent de tabliers et
-de bottines ; c’est pas ses cachets de 8 à 15 francs
-qu’elle attrape tous les dimanches dans la banlieue
-de Paris qui peuvent faire face à tout ! Son
-mari, petit employé, ne gagne pas 10,000 francs
-par an… et, dame, elle est bigrement contente
-de toucher tous les samedis les 25 ou 30 francs
-de ses petits cubes. — Le dimanche soir, après
-la lessive faite du linge d’eux tous, elle file vers
-les Asnières, ou les Raincy, débiter, avec succès
-ma foi, les chansons mises à la mode par une
-paire de gants noirs 6 ¾ chevreau glacé de la
-Scala. Une vraie brave femme, cette mère Cégain,
-bûchant, trimant, élevant ses quatre gosses avec
-joie et gaîté, la parole leste et gauloise, une Madame
-Sans-Gêne alerte, courageuse et vivante
-comme le faubourg qu’elle personnifie de si amusante
-façon. Ah ! la digne et brave petite femme !
-Elle attendait ce jour-là un arrangeur de concert
-qui ne vint pas ! Six heures sonnaient à la bedaine
-du nègre.</p>
-
-<p>Lourbillon, étendu nonchalamment sur trois
-chaises, — le derrière sur l’une, le pied allongé
-sur l’autre et le bras étreignant amoureusement
-le dossier de la troisième, — Lourbillon voyait la
-vie en rose, à travers l’absinthe-grenadine de
-nuance fraise écrasée que le garçon venait de
-poser devant lui.</p>
-
-<p>Lourbillon, du reste, était beau. Beau comme
-un symbole.</p>
-
-<p>Mal rasé, en sorte que sa barbe, assez forte,
-lui sortait de tous les coins du visage en petites
-pointes bleues et offensives, la face remuée et
-plissée incessamment d’une infinie quantité de
-tics, qui donnaient à son masque la perpétuelle
-agitation d’une figure de singe, il était chaussé
-d’espadrilles, et coiffé d’un chapeau haut de
-forme à bords plats, cavalièrement incliné sur
-l’oreille.</p>
-
-<p>Une énorme cravate écossaise égayait follement
-son complet beige à grands damiers. Et, de
-moment en moment, il laissait de son avaloire
-édentée tomber quelques récits et apophtegmes
-que recueillaient d’autres privilégiés, mais de
-moindre importance apparemment, installés dans
-ses environs.</p>
-
-<p>— Monsieur ! — proférait-il, en s’adressant à
-un vieux personnage tout décrépit, qui se trouvait
-à sa droite et qui, d’ailleurs, semblait sourd,
-car il écoutait béatement sans manifester la
-moindre approbation ni la plus petite opposition, — monsieur !
-quand je chante ! c’est un silence :
-en entendrait pousser le gazon !</p>
-
-<p>— Tenez ! un soir, à Tours, des jeunes gens, — mon
-Dieu ! je ne leur en veux pas à ces gamins,
-ils avaient peut-être bu, et puis, sans doute, ils
-ne savaient pas que c’était moi qui chantais… — Bref !
-des jeunes gens avaient fait quelque bruit
-pendant que j’étais en scène. Monsieur, on a
-voulu les jeter à la Loire !</p>
-
-<p>Il fit une pause et ajouta :</p>
-
-<p>— C’est comme cela que se font les révolutions !</p>
-
-<p>Mais, tout à coup, cette fois sans s’arrêter à
-considérer quel effet son récit avait pu produire
-sur l’apathique vieillard, Lourbillon se dressa
-sur ses espadrilles et d’un moulinet double de ses
-deux grands bras, il imita le télégraphe optique,
-à l’adresse d’un jeune homme, qui, à ce moment,
-passait sur le boulevard.</p>
-
-<p>— Eh ! Fernand ! Monsieur Fernand ! hurlait-il,
-en même temps, de cette criarde voix, dont, à
-l’entendre, il eût entraîné le peuple à des destinées
-meilleures.</p>
-
-<p>Le jeune homme se retourna à ce fracas, reconnut
-Lourbillon, sourit, et se dirigea vers le
-café. C’était bien le Fernand de la Fauvette de
-Ménilmontant.</p>
-
-<p>Toujours svelte, élégant, avec sa fine tête
-brune. Seulement, il portait le bras droit en
-écharpe.</p>
-
-<p>— Qu’es à co ? s’enquit Lourbillon en lui faisant
-une place à son côté.</p>
-
-<p>— Peuh ! rien ! expliqua Fernand, un bras
-démis, ça n’est pas grave !</p>
-
-<p>— Mais, cher ami, vous ne pouvez pas travailler
-avec ça !</p>
-
-<p>— C’est justement ce qui m’embête, car ce sera
-encore long à se remettre, m’a dit le médecin. Et
-dame ! vous pensez, mon patron n’a pas attendu
-au lendemain pour me rendre à ma belle liberté !
-Quand un outil est cassé, on le jette, pas vrai ?
-Je suis jeté ! Et voilà !</p>
-
-<p>Fernand parlait avec amertume. Il poursuivit :</p>
-
-<p>— Vous avez de la chance, vous autres ! Un
-bras démis n’empêche pas de chanter ! Moi, c’est
-la dèche d’ici quelques jours ! Et la noire, vous
-savez ! Allez donc tenir les ciseaux de la main
-gauche !</p>
-
-<p>Lourbillon l’interrompit :</p>
-
-<p>— Avant de vous désespérer, il faudrait voir à
-voir, jeune homme ! Il n’y a pas que les ciseaux
-dans le monde, que diable ! Vous rappelez-vous
-ce que nous disions, Mésange et moi, le mois
-dernier, à la soirée de la Fauvette, là-bas, à
-Ménilmontant ?</p>
-
-<p>Au nom de la chanteuse, Fernand avait légèrement
-tressailli… Il frisotta, de sa main libre, sa
-moustache, comme pour cacher un sourire involontaire,
-et répondit :</p>
-
-<p>— Bah ! c’était une plaisanterie !</p>
-
-<p>Mais Lourbillon s’emballait :</p>
-
-<p>— Une plaisanterie ? Du tout, mon petit ! Une
-voix comme la vôtre, ça ne se trouve pas facilement !
-Et tenez ! je vais vous faire un aveu. Moi,
-Lourbillon ! quand je vous ai entendu, j’ai été
-jaloux de vous ! Ah ! ça vous la coupe, ça !</p>
-
-<p>Et il mit ses pouces dans les entournures de son
-gilet. Il est certain que l’argument était décisif !
-Car on n’en ramassait pas à la pelle, des artistes
-dignes d’exciter, ne fût-ce qu’une minute, la
-jalousie de Lourbillon !</p>
-
-<p>Fernand, toutefois, demeurait sceptique. Il
-avait de la modestie. Et ses triomphes d’amateur
-ne lui avaient pas monté la tête.</p>
-
-<p>Devant trois pelées et six tondus, oui, il pouvait
-briller, mais devant un public nombreux, sur
-une vraie scène, dans une grande salle illuminée,
-du haut jusqu’en bas, il sentait bien qu’il perdrait
-tous ses moyens. On le chuterait, on le sifflerait,
-et alors, il ne répondait plus de lui, il avait le
-crâne près du bonnet, ça ferait du vilain !</p>
-
-<p>C’est ce qu’il expliqua tout à trac à l’incomparable
-comique, avec beaucoup de franchise.</p>
-
-<p>— Des bêtises !… riposta celui-ci. Les sifflets
-qui vous siffleront ne sont pas encore fondus,
-cher ami ! Eh ! mais, en croirai-je mes yeux ! s’interrompit
-Lourbillon, en se dressant, le chapeau
-au bout du bras, agité comme un pavillon.</p>
-
-<p>Une urbaine aux roues caoutchoutées, drelin-drelinant
-du grelot de son cheval, venait de halter
-devant la Chartreuse, et il en descendait, empanachée
-d’un chapeau mirobolant et gaînée de soie
-claire sous un collet fanfreluché de dentelles, mademoiselle
-Blanche Mésange, des <i>Ambassadeurs</i>.</p>
-
-<p>La jeune femme, qui n’avait encore regardé ni
-à droite, ni à gauche, traversa vivement avec des
-« pardon, monsieur ! » et des « pardon, madame ! » — qui
-provoquèrent d’ailleurs quelques réflexions
-désobligeantes (soyez donc polie !) — la foule
-des pauvres cabots qui vont à pied, et aborda,
-comme jadis au palais de Salomon la reine de
-Saba, au seuil de la terrasse.</p>
-
-<p>Alors seulement, elle aperçut le chapeau de
-Lourbillon et Lourbillon lui-même, et très vite,
-sans prêter attention au compagnon de son vieux
-camarade :</p>
-
-<p>— Tu n’as pas vu Garrigou, le compositeur ?</p>
-
-<p>— Garrigou ? Non. Il est peut-être à l’intérieur !</p>
-
-<p>— Je viens lui demander de faire la musique
-d’une chanson qu’on m’a apportée. Je vais voir s’il
-est là !</p>
-
-<p>Légère, elle pénétra dans le café, eut un bref
-colloque avec la caissière et revint :</p>
-
-<p>— Il n’est pas arrivé, cet idiot-là ! J’ai soif,
-mon petit Lourbillon. Je boirais bien quelque chose.</p>
-
-<p>Et elle s’assit, en tapant sur le guéridon du
-pommeau d’or de son ombrelle.</p>
-
-<p>— Dis donc, Blanche… fit alors Lourbillon, en
-clignant les yeux, ce qui, croyait-il, lui donnait
-l’air particulièrement malicieux.</p>
-
-<p>— Quoi !</p>
-
-<p>— Tu ne dis pas bonjour à monsieur !</p>
-
-<p>— Quel monsieur ? Ah ! pardon, monsieur !…
-monsieur Fernand ! s’empressa la chanteuse qui
-devint toute rose. Et elle tendit la main au jeune
-homme.</p>
-
-<p>— Mademoiselle ! balbutia celui-ci charmé. Et
-ils n’en dirent pas plus long ni l’un ni l’autre.</p>
-
-<p>L’astucieux Lourbillon savoura un instant ce
-silence bébête et joli. Puis il dit :</p>
-
-<p>— Tu ne sais pas ce que j’étais en train de
-conseiller à notre jeune ami ?</p>
-
-<p>Blanche haussa doucement les épaules en signe
-d’ignorance et regardant Fernand qui la regardait.</p>
-
-<p>— Oh ! vous êtes blessé ? s’enquit-elle avec
-vivacité.</p>
-
-<p>— Justement ! poursuivit Lourbillon. Il a le
-bras démis. Son patron l’a scié. Il va connaître
-les joies amères de la purée noire et je m’exterminais
-le tempérament à lui persuader de lâcher
-son sale truc pour le nôtre !</p>
-
-<p>— Oh, oui ! Monsieur Fernand, dites ! s’écria
-Blanche Mésange en sautant sur sa chaise et en
-tapant des mains. Et, vibrante d’enthousiasme :</p>
-
-<p>— Ce serait si gentil ! Vous les mettrez dans
-votre poche, vous verrez !</p>
-
-<p>— Mademoiselle, vous me tentez !</p>
-
-<p>La résistance de Fernand mollissait en effet sous
-le feu des grands yeux bleus amusés et suppliants.</p>
-
-<p>— Ah ! si… s’exclama-t-il ; mais il s’arrêta dans
-sa phrase en plein élan.</p>
-
-<p>— Si quoi ?</p>
-
-<p>— Si je pouvais être engagé dans le même établissement
-que vous !</p>
-
-<p>— Là ! cria Lourbillon triomphant en se frappant
-violemment sur les genoux, le voilà poussé,
-le fin pépin ! qu’est-ce que je disais ?</p>
-
-<p>— Est-il bête, hein ? monsieur Fernand ? minauda
-Blanche qui n’en pensait pas un mot.</p>
-
-<p>— Je veux dire… se troubla Fernand qui cherchait
-à rattraper son audace.</p>
-
-<p>Du coup, Lourbillon le tutoya. Il sentait la
-partie gagnée. L’amour, petit dieu malin, a eu
-raison de bien d’autres obstacles que la faible
-volonté d’un homme. Et il déclama majestueusement :</p>
-
-<p>— Tu veux dire ce que tu as dit et ce que
-nous avons tous compris ! Et puis, en voilà assez !
-Enlevez, c’est pesé ! Enfant, tu es des nôtres !
-Garçon ! à boire !</p>
-
-<p>Fernand put s’assurer d’un coup d’œil, pendant
-que l’on remplissait les verres, que sa franchise
-ne déplaisait point.</p>
-
-<p>Blanche Mésange ne parlait plus, et demeurait
-pensive, la tête un peu baissée sous son
-grand chapeau fleuri. Un dernier rayon de soleil
-attardé vint caresser un instant la blondeur
-de sa nuque inclinée, et Fernand sentit que le sort
-en était jeté, et qu’il devenait « artiste lyrique » !</p>
-
-<p>Pourtant, quelques objections pratiques se présentaient
-encore à son esprit. Il confia à Lourbillon :</p>
-
-<p>— C’est que, cher ami, je n’ai pas d’habit
-pour débuter, si je débute. Je possède ce costume-ci
-et un vieux ! Et je n’ai pas d’argent !
-plus un rond !</p>
-
-<p>— Si ce n’est que cela, moi, je… interjeta
-passionnément Blanche, dans un sursaut adorable
-d’offrande. Elle avait relevé le front et, sous
-ses cheveux dorés, ses yeux brillaient, heureux.
-Mais elle n’insista pas et se mordit les lèvres,
-très confuse, car Fernand, avec un recul de protestation,
-s’effarouchait :</p>
-
-<p>— Non, mademoiselle, je vous en prie. Pas
-cela !</p>
-
-<p>— Poire ! professa Lourbillon qui ajouta :</p>
-
-<p>— Ce détail n’a aucune importance. Si tu es
-engagé quelque part, ce qui est inévitable, tu
-trouveras tout de suite le crédit nécessaire pour
-te nipper comme un prince du sang, si c’est ta
-fantaisie. Ainsi, c’est entendu, demain…</p>
-
-<p>Tous trois se levaient, l’heure du repas sonnait
-au Nègre.</p>
-
-<p>Les miseloqueux s’étaient peu à peu clairsemés,
-le boulevard redevenait praticable devant la <i>Chartreuse</i>.</p>
-
-<p>Blanche Mésange, le bout d’une bottine sur le
-marche-pied de sa voiture, s’attardait à serrer la
-main de Fernand… Ah ! le devoir avant tout !
-mais le devoir a des tristesses, il fallait se quitter.</p>
-
-<p>Et Lourbillon poursuivit :</p>
-
-<p>— Demain, rendez-vous ici, à trois heures de
-relevée. Tu ne chantes pas le même genre que
-moi. Il s’ensuit que l’intérêt personnel n’entrave
-en rien mon admiration pour toi, et que je veux
-être ton parrain dans la noble carrière des arts !</p>
-
-<p>— Quel bavard ! soupira Blanche. Mais elle ne
-se plaignait pas trop, car, durant tout ce discours,
-elle tenait la main de Fernand dans la sienne.
-Une petite femme si raisonnable ! Fiez-vous donc
-aux antécédents !</p>
-
-<p>— Je te mènerai — poursuivait Lourbillon — chez
-un agent lyrique de ma connaissance, Premierdi,
-faubourg Saint-Martin, à qui tu en boucheras
-un coin en lui donnant une audition et
-qui te fera subito, j’en mettrais mes dix doigts
-au feu, engager dans un endroit chic !</p>
-
-<p>Blanche s’était enfin résignée à monter dans
-sa victoria caoutchoutée. Le cocher rendit la main
-à sa bête. Drelindrelin, fit le grelot.</p>
-
-<p>— Tâche que ce soit aux <i>Ambassadeurs</i> ! insista
-Fernand, prenant congé.</p>
-
-<p>— Oui ! tâche ! cria, de loin déjà, Blanche
-Mésange emportée — drelin, drelin — au trot
-de sa belle situation.</p>
-
-<p>Et Lourbillon, abandonné sur le rebord du
-trottoir, bon vieux cabot indulgent, revenu de
-tant de choses, rigola complaisamment :</p>
-
-<p>— Ah ! les petites canailles !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">III</h2>
-
-
-<p>Faubourg Saint-Martin, une maison louche,
-étroite, haute, de ces maisons à deux fenêtres
-en façade qui semblent écrasées entre leurs voisines
-et dont la porte, à un seul battant, s’ouvre
-sur un couloir lépreux, où s’amorce un escalier
-humide et sombre aux rampes gluantes, empuanti
-de l’odeur des plombs.</p>
-
-<p>Au troisième étage, une pancarte de cuir noir,
-tenue par des clous, porte en lettres blanches
-cette double enseigne :</p>
-
-
-<p class="c">L’ÉTOILE DES CONCERTS<br />
-<span class="small">ADMINISTRATION ET RÉDACTION</span></p>
-
-<p class="c"><i>La Sécurité</i><br />
-Agence lyrique.</p>
-
-
-<p>A travers les murs de torchis, des tumultes
-étranges sortent de ce repaire, assourdissant
-parfois la maison, du rez-de-chaussée aux
-combles.</p>
-
-<p>Mais la concierge est philosophe et n’en a cure.</p>
-
-<p>Ce sont des hululements pointus de voix de
-femmes, modulant les notes de quelque scie en
-vogue, des tonnerres de basses masculines,
-roulant, comme des cailloux qui tombent d’une
-charrette, les sonorités d’un grand air d’opéra, et,
-tout le temps, un pianotage essoufflé, incohérent,
-sans cesse interrompu, sans trêve repris.</p>
-
-<p>Ce sont, aussi, des fracas de querelles, des
-cris, des hurlements, des plaintes. Et la dégringolade
-brusque jusqu’à la rue de gens qui mâchonnent
-des injures, tendent le poing, donnent
-de la canne aux murs du corridor.</p>
-
-<p>Mais la concierge ferme les yeux et se bouche
-les oreilles. M. Premierdi paye exactement son
-terme…</p>
-
-<p>M. Premierdi, en effet, directeur de l’<i>Étoile
-des Concerts</i>, organe hebdomadaire de l’art
-lyrique
-et, concurremment, de l’Agence la <i>Sécurité</i>,
-n’est pas un bonhomme ordinaire. M. Premierdi
-fut jadis un journaliste de haut vol, propriétaire
-d’un grand quotidien, habitué des premières,
-membre de plusieurs cercles, homme
-politique presque éligible et homme de lettres
-presque décoré. Depuis, il a eu des malheurs,
-qui n’ont pas abattu sa fierté, mais qui lui ont
-interdit bien des ambitions. Pris la main dans le
-sac dans une affaire de chantage et condamné
-par la justice de son pays, il a dû renoncer aux
-longs espoirs et aux larges pensées ! Mais, merci,
-mon Dieu ! il n’y a pas que cela dans la vie !… et
-sitôt sorti du logement ombreux et gratuit que
-pour un an les tribunaux lui avaient assigné
-pour domicile, il a su se retourner et, plus avisé
-que Jérôme Paturot, trouver très vite une position
-sociale. Il s’est intronisé bienfaiteur des arts,
-providence des débutants, distributeur de réclame
-et marchand de gloire ! Et son petit commerce,
-à part quelques accrocs, marche très bien.</p>
-
-<p>Justement, cet après-midi, il se présentait un
-accroc. Lourbillon et Fernand, en pénétrant dans
-le sanctuaire, dénoncés par la sonnette qui tintait
-à chaque ouverture de l’huis, en perçurent, tout
-de suite, une vague idée.</p>
-
-<p>Ils se trouvaient dans une petite pièce carrée,
-lugubre, encombrée de casiers pleins de brochures,
-sentant la pipe et la vieille poussière
-et qui servait d’antichambre au bureau de M. le
-directeur. — Pas de meubles ; aux murs, des
-affiches aux tons gueulards, aux dessins inhabiles
-représentant les faces et même les piles des
-chanteuses en vogue, des comiques en vedette,
-aguichant le public des rues par des œillades,
-des gestes, des poses engageantes, appels continuels
-à la foule, qui donnent aux murailles des
-airs de faire la retape…</p>
-
-<p>Le piano s’était tu et l’on n’entendait plus que
-le manifeste chambard d’une discussion plutôt
-orageuse, déchaînée de l’autre côté de la cloison.</p>
-
-<p>Des voix gutturales, colères, sauvages, alternaient
-avec une autre voix, onctueuse et papelarde.
-Et de brusques coups de poing appliqués
-sur des meubles scandaient la conversation.</p>
-
-<p>— Zut ! dit Lourbillon, il nous embête ! Entrons
-tout de même !</p>
-
-<p>Dans le bureau de M. le Directeur, la scène
-était épique. Dix Arabes, en burnous, leurs poignets
-bistrés menaçants hors des linges blancs,
-vitupéraient, en sabir, Premierdi, lequel, réfugié
-derrière sa table, s’essoufflait en explications plutôt
-confuses.</p>
-
-<p>— Tiens ! les Beni-Ben-Mouctar ! s’exclama
-Lourbillon. Et il expliqua à Fernand :</p>
-
-<p>— Ce sont des acrobates tunisiens que Premierdi
-a fait venir de là-bas. Ils n’ont pas fait le
-sou à Paris, et il est probable que Premierdi a
-mangé la grenouille et n’a plus l’argent pour
-les rapatrier ! Sale histoire ! C’est qu’ils n’ont pas
-l’air commode !</p>
-
-<p>Le chef des Beni-Ben-Mouctar, en effet, un
-énorme hercule, dans toute la vigueur de la quarantaine,
-aux yeux sanglants dans sa figure
-brune, vociférait, en désignant d’un doigt maigre
-le coffre-fort :</p>
-
-<p>— Toi pris à nous argent pour retour !
-Dans caisse-là argent ! Toi, rendre, voilà et
-nous partir !</p>
-
-<p>Les neuf autres Beni-Ben-Mouctar, appuyèrent
-énergiquement d’une approbation du menton
-l’ultimatum du chef. Ils étaient d’âges différents.
-Deux avaient trente ans à peu près, trois autres
-de vingt à vingt-cinq ans, puis c’étaient deux
-adolescents d’une quinzaine d’années et deux garçonnets
-de dix ans. Mais, tous, avec les mêmes
-regards noirs, fusillaient l’infortuné directeur de
-la <i>Sécurité</i>, agence de tout repos.</p>
-
-<p>Et Premierdi était dans ses petits souliers.</p>
-
-<p>En effet, cet argent, il l’avait touché, parbleu !
-Il l’avait soigneusement retenu sur les
-premières recettes, médiocres pourtant, hélas !
-des Beni-Ben-Mouctar. C’était, disait-il, dans leur
-intérêt, par mesure de précaution, et pour leur
-assurer un rapatriement facile. Mais il devait
-être loin, cet argent-là, s’il courait toujours !</p>
-
-<p>— Patron, j’ai une idée ! articula soudain,
-entre haut et bas, une espèce de colosse blond,
-qui venait, comme d’une trappe, de surgir de derrière
-une portière, drapée au fond de la pièce.</p>
-
-<p>— Ah bien ! c’est une chance. Dites vite !
-suffoqua M. le Directeur de la <i>Sécurité</i>, qui
-épongeait son front chauve avec une visible
-inquiétude.</p>
-
-<p>Le colosse blond, le premier commis de la
-boîte, un Américain du Nord, nommé Smith,
-cligna de l’œil et répondit :</p>
-
-<p>— Laissez-moi faire !</p>
-
-<p>Et avec une insolence de planteur domptant
-des nègres, roulant ses larges épaules, et abattant
-sur la table deux poings gros comme des
-melons ordinaires, il commanda :</p>
-
-<p>— Un peu de silence, la tribu ! Tâchez de vous
-coller le long des murs et d’attendre tranquillement.
-On va s’occuper de vous !</p>
-
-<p>Matés, les indigènes reculèrent, selon l’ordre
-donné. Lourbillon et Fernand, adossés, eux aussi,
-à la cloison, ne pipaient plus.</p>
-
-<p>Et Smith, entraînant Premierdi dans l’angle le
-plus sourd du bureau directorial, explique de
-bouche à oreille :</p>
-
-<p>— Voici. Il s’agit de se débarrasser de ce paquet-là,
-au plus juste prix. C’est très simple.
-Vous allez d’abord expédier les chefs de famille,
-le vieux-là qui est méchant et qui a appris à parler
-français, ce qui est fâcheux, et les deux autres
-gaillards qui en savent peut-être plus qu’ils n’en
-disent. Trois voyages, quoi ! Ces trois raseurs
-liquidés, on sèmera les autres, facilement. Que
-le diable m’étouffe si les boys livrés à eux-mêmes
-sont capables de s’y reconnaître ! S’ils
-nous embêtent, une fois les hommes partis, il y a
-le Dépôt, <span lang="en" xml:lang="en">by God !</span></p>
-
-<p>— Parfaitement ! parfaitement ! acquiesça Premierdi
-qui souriait béatement.</p>
-
-<p>— Seulement, Smith, mon vieux, — objecta-t-il — vous
-oubliez que le prix de ces trois
-voyages, nous ne l’avons pas en caisse ! Si on
-ouvrait en même temps le coffre-fort et la porte,
-ça ferait un courant d’air !</p>
-
-<p>— Bah ! fit Smith, la mère des poires n’est pas
-morte ! Tenez, qu’est-ce que je disais !</p>
-
-<p>Au seuil du bureau, apparaissait en ce moment,
-glabre et maigre, un jeune homme qui, d’une voix
-peu assurée, demanda :</p>
-
-<p>— Monsieur Premierdi, s’il vous plaît ?</p>
-
-<p>— C’est moi, monsieur.</p>
-
-<p>— Le Directeur de l’<i>Étoile des Concerts</i> ?</p>
-
-<p>— En personne ! répondit Premierdi à qui
-Smith venait de pousser le coude avec allégresse.</p>
-
-<p>— Monsieur, je suis Clodomir, de l’<i>Européen</i>,
-et je viens vous demander la faveur d’une insertion,
-annonçant mes débuts dans un genre nouveau
-pour moi. Je vais créer une pantomime et je
-désirerais vivement…</p>
-
-<p>— Oh ! oh ! une insertion à l’<i>Étoile</i> ! comme
-vous y allez ! s’exclama Premierdi. C’est que
-nous sommes pleins, vous savez ! Il n’y a plus
-une ligne à donner.</p>
-
-<p>— Je serais prêt — déclara le jeune Clodomir
-avec anxiété — à payer ce qu’il faudrait.</p>
-
-<p>— On pourrait peut-être, interjeta Smith, faire
-sauter l’article sur Polin, cette fois-ci. Mais
-dame ! vous comprenez, ça vaut ce que ça vaut !</p>
-
-<p>— Ça vaudra ce que ça vaudra ! déclara héroïquement
-Clodomir.</p>
-
-<p>— Smith ! commanda Premierdi, emmenez
-Monsieur à la caisse et arrangez-vous avec lui.
-Monsieur, c’est bien une faveur que je vous fais
-et parce que toutes les tentatives artistiques m’intéressent !
-déclama-t-il, pendant que l’Américain
-entraînait le mime de <i>l’Européen</i> derrière la
-portière du fond.</p>
-
-<p>Les Beni-Ben-Mouctar, impassibles le long des
-murs, attendaient avec fatalisme. Ce qui est écrit
-est écrit ! — il était bien « écrit » sur leurs engagements
-qu’une somme de… leur serait payée et
-l’argent n’était pas venu… Mais à cela près,
-n’empêchait qu’Allah était Allah ! et que Mohammed
-était son prophète…</p>
-
-<p>Premierdi aperçut tout à coup Lourbillon et
-Fernand, et, cordial :</p>
-
-<p>— Tiens ! Lourbillon, par quel hasard ! s’écria-t-il.</p>
-
-<p>— Je suis venu, cher ami, exposa Lourbillon
-en s’avançant, vous présenter un jeune camarade
-à moi, pour que vous l’entendiez, et je suis sûr
-qu’après l’audition, vous me remercierez de vous
-avoir amené un numéro de cet acabit.</p>
-
-<p>Premierdi jaugea Fernand d’un coup d’œil de
-maquignon. Puis, très bref :</p>
-
-<p>— Un comique ?</p>
-
-<p>— Non. Un romancier !</p>
-
-<p>— C’est bien raplapla…</p>
-
-<p>— Une voix délicieuse !</p>
-
-<p>— Monsieur ! — jeta Premierdi à Fernand,
-c’est vingt francs qu’il faut que vous déposiez !</p>
-
-<p>— Vingt francs ! sursauta Lourbillon.</p>
-
-<p>Fernand se reculait déjà, l’air gêné. Mais
-Lourbillon le rattrapa par la manche.</p>
-
-<p>— C’est à prendre ou à laisser ! prononça Premierdi
-avec flegme.</p>
-
-<p>Lourbillon tira un louis de sa poche.</p>
-
-<p>— Je prends ! — dit-il, — ou plutôt vous
-prenez ! C’est égal, vous en avez une santé,
-mon père Premierdi !</p>
-
-<p>— Laisse donc, tu me revaudras ça plus tard !
-souffla-t-il à Fernand. — Il ne sera pas dit que,
-faute d’un louis, on aura mis la lumière sous le
-boisseau !</p>
-
-<p>Sous la portière soulevée réapparaissaient
-Smith et Clodomir. Clodomir, le chapeau à la
-main, retraversa le bureau, s’inclina et disparut.
-Smith chuchota, ricanant, à Premierdi :</p>
-
-<p>— Il a payé l’insertion : 50 francs ! plus un
-abonnement à <i>l’Étoile</i> que je lui ai collé d’autorité :
-25 francs. Ça marche !</p>
-
-<p>— Ça marche ! oui ! mais pas encore suffisamment.
-Il faudrait un appoint sérieux.</p>
-
-<p>Smith se frappa le front :</p>
-
-<p>— Patron ! l’appoint, je l’ai ! seulement, il faut
-que je vous fasse un aveu pénible.</p>
-
-<p>— Un aveu, Smith ?</p>
-
-<p>— Une confession. Voilà, voilà bien deux ans
-que je n’ai pas expédié le service de <i>l’Étoile des
-Concerts</i> !</p>
-
-<p>Premierdi bondit. Les voleurs n’aiment pas
-être volés. Il foudroya Smith de ses yeux furibonds.</p>
-
-<p>— Bénissez le Seigneur notre Dieu, patron !
-car c’est cette circonstance qui vous sauve. Du
-reste, vous n’avez rien perdu. Les abonnés de
-<i>l’Étoile</i> ont trop le trac de s’y voir éreintés pour
-protester. Ils achètent le journal, voilà tout. Et
-c’est encore un bénéfice ! Mais cela n’est rien.
-L’important, c’est que, n’ayant pas envoyé tout ce
-papier, je l’ai conservé chez moi ! Et il y en a
-bien douze mille kilos ! Depuis deux ans, songez
-donc ! Ça représente de la galette, douze mille
-kilos de papier ! <span lang="en" xml:lang="en">Paper is money !</span> C’est le voyage
-de nos trois Arbicos ! Patron, remerciez-moi.</p>
-
-<p>Premierdi suffoquait. Mais il ne protesta que
-faiblement. Il dit :</p>
-
-<p>— Positivement, Smith, vous m’épatez ! Enfin,
-ce qui est fait est fait !</p>
-
-<p>Ce dialogue édifiant n’avait pas été sans estomaquer
-Fernand quelque peu, mais Lourbillon le
-réconforta. Et d’ailleurs, quoi ! la sagesse était de
-ne s’étonner de rien ! et c’est pourquoi, quelques
-instants plus tard, tandis que Smith emmenait
-les Beni-Ben-Mouctar, après leur avoir expliqué à
-sa manière l’ingénieuse combinaison qui les concernait — le
-jeune homme, accompagné au piano
-par l’universel Premierdi (cet honorable industriel
-possédait tous les talents !) roucoula, de sa
-voix la plus suave, les meilleures mélodies de son
-répertoire. L’épreuve réussit à souhait, et, séance
-tenante, le vieux crocodile lui fit signer un engagement
-au concert des <i>Bateaux-Fleuris</i> (Auteuil-Point-du-Jour).
-Dans trois jours, il débuterait.</p>
-
-<p>Ce n’était pas encore les <i>Ambassadeurs</i> ! mais
-tout vient à point à qui sait attendre… dit-on.
-Les cent paliers de la gloire se montent marche
-par marche… et les phénomènes sont rares qui
-peuvent enjamber plusieurs étages à la fois — si
-ce n’est pour les descendre !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">IV</h2>
-
-
-<p>La berge de la rive droite de la Seine, au Point-du-Jour,
-sous le viaduc d’Auteuil, n’est peut-être
-pas un rendez-vous de noble compagnie ; mais
-elle est, toutes proportions gardées, un charmant
-séjour, quand même, pour une foule de gens qui,
-tout comme les gentilshommes de l’auberge du
-Pré-aux-Clercs, doucement y passent la vie, à
-célébrer le litre à seize et l’amour !</p>
-
-<p>Ce paysage nautique et excentrique, Trouville
-des purotins, plage d’été pour bourses
-plates, est égayé de mille attractions diverses.</p>
-
-<p>L’odeur des pommes de terre frites, l’arôme
-vespéral des absinthes, les rugissements des
-orgues tournants des manèges de chevaux de
-bois, le grincement, sous les portiques des gymnases en
-plein vent, des anneaux où se balancent
-les trapèzes et les escarpolettes, la cloche des
-bateaux-mouches, le sifflet des trains de ceinture,
-tout cela se mêle et se conjugue en un charivari
-de fracas et de senteurs d’une originalité brutale.</p>
-
-<p>Et puis, il y a les « concerts » !</p>
-
-<p>Ce sont, juste au débarcadère de la ligne Pont-d’Austerlitz-Auteuil,
-des séries de bâtisses aux
-prétentions de chalets, munies chacune d’une
-salle de spectacle et d’une scène comportant,
-s’il vous plaît, rideau, décors, portants, manteau
-d’Arlequin, à l’instar de la Capitale, et des rangées
-de fauteuils d’où l’on peut, tout aussi bien
-qu’ailleurs, applaudir aux inepties en vogue et
-aux chahuts les plus nouveaux.</p>
-
-<p>Le concert des <i>Bateaux-Fleuris</i> n’est pas
-le moindre de ces sanctuaires artistiques ; et, ce
-lundi-là, jour de gouape et de flemme, de balade
-et de rigolade pour le Parisien des ateliers, toutes
-les travées en étaient bondées, du parterre aux
-galeries !</p>
-
-<p>Fernand, casé en cet établissement par l’astucieux
-Premierdi, n’avait, en somme, pas trop à se
-plaindre pour ses débuts. On ne l’avait pas
-déporté dans un désert.</p>
-
-<p>Aussi, son trac était-il carabiné ! et, en attendant
-son tour de paraître, regrettait-il déjà, dans
-la coulisse poussiéreuse, son établi de tailleur et
-ses grands ciseaux à étoffes…</p>
-
-<p>Pourtant, l’excellent Lourbillon, qui, afin de se
-trouver là, avait renoncé à un beau cachet pour
-Mantes (sept francs et le voyage), le réconfortait
-de tout son zèle et lui prodiguait les encouragements
-de son autorité. Peines perdues ! Fernand
-se sentait les mains moites dans ses gants blancs
-tout neufs.</p>
-
-<p>— Il me semble, confessait-il piteusement au
-comique, que je ne pourrai même pas ouvrir la
-bouche ! J’ai les mâchoires serrées, là, au milieu
-des joues.</p>
-
-<p>Mais Lourbillon, haussant les épaules, supérieur :</p>
-
-<p>— C’est la fièvre d’avant les victoires, parbleu !
-Henri IV était comme cela, les matins de
-bataille ! Seulement, lui, ce n’était pas resserrement,
-au contraire ! Ah ! Ah ! (on est comique…
-ou on ne l’est pas !)</p>
-
-<p>Mais Fernand ne se déridait pas aux facéties…
-historiques du camarade. Tout à coup, drrring !
-drrring ! une sonnerie tinta, la voix de l’avertisseur
-cria : « A vous, Fernand ! » et légèrement
-poussé en avant, avec un affectueux : « Vas-y et
-épate-les ! » le débutant se trouva devant le trou
-du souffleur, face aux trois cents faces du public,
-et vit brusquement se lever vers lui, comme pour
-le battre, le bâton du chef d’orchestre : « Un !
-Deux ! Trois ! Partez ! »</p>
-
-<p>Derrière la scène, et les yeux collés à des déchirures
-de la toile de fond ou aux interstices
-des châssis du décor, les cabots de la maison,
-hommes et femmes, guettaient leur nouveau
-compagnon avec la sympathique attention d’une
-bande de chats pour une souris égarée dans leur
-grenier.</p>
-
-<p>Pauvre souris ! Pauvre Fernand ! Avec quelle
-allégresse eût été accueillie la moindre note
-fausse ! Mais cette joie fut refusée à ces messieurs
-et à ces dames. A la fin du premier morceau,
-une tempête d’applaudissements éclata dans la
-salle, tempête à laquelle se mêla, de la coulisse,
-le tonitruant bravo de Lourbillon ravi.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce qu’il a, celui-là ? Il est fou ! grogna
-l’actuel « romancier » de la troupe, en se
-retournant avec mauvaise humeur. Ce cabot se
-faisait la tête de Polin, parce qu’il s’appelait
-Polas, anagramme de son vrai nom qui était
-Salop, tout bonnement ; et le succès de l’intrus
-n’était pas sans lui inspirer quelque inquiétude
-au sujet de la sécurité de sa situation.</p>
-
-<p>Car, au concert comme ailleurs, ce n’est pas le
-talent qu’on jalouse… c’est la place et l’argent
-qu’on prend. La sympathie va plus volontiers à
-un grand artiste pauvre qu’à un grand artiste
-riche… et pas par compensation ou générosité !
-Non ! au contraire ! Il est des gens qui ne peuvent
-plus dire du bien d’un artiste dès qu’ils
-savent qu’il devient riche ! Ce sont de piteux
-caractères, n’est-ce pas ? Mais les hommes se
-méfient tellement les uns des autres qu’ils ont
-inventé des lois et des règlements de police pour
-se protéger contre leurs réciproques vulgarités ;
-ils se savent de petites âmes, de petits cœurs et
-de petits cerveaux, alors ils ont fait des juges,
-des commissaires, des huissiers et des sergents
-de ville ! Quel aveu !</p>
-
-<p>Mademoiselle Azemia, la « fine diseuse » (qui
-confond toujours alibi avec contretemps et
-épargne avec épave…), grande fille si plate, si
-longue, qu’on l’appelle la « chanteuse à rallonge »,
-répondit d’une voix pointue comme ses coudes :</p>
-
-<p>— Tais-toi donc ! Tu vois bien que ce monsieur
-est de la claque !</p>
-
-<p>— Et toi, de la clique, Bébé ! riposta Lourbillon
-qui avait entendu.</p>
-
-<p>Mais Fernand avait recommencé à chanter et
-un « chut ! » du régisseur, gros de menaces d’amende,
-interrompit ce colloque au verjus.</p>
-
-<p>Encore une fois le public trépigna d’enthousiasme.
-Les cannes s’en mêlèrent. Deux, trois
-rappels ! Il n’y avait pas à dire mon bel ami, la
-tape n’était pas accordée !</p>
-
-<p>Parmi les spectateurs, au cinquième rang, et
-très emmitouflée dans une voilette mystère à
-grands dessins, une dame, dont tout ce qu’on
-pouvait affirmer, c’est qu’elle était blonde et potelée,
-poussait de véritables cris d’extase et avait retiré
-ses gants pour produire plus de fracas avec ses
-mains nues. Du délire, quoi !</p>
-
-<p>L’heureux Fernand ne distinguait point ces
-détails, enivré qu’il était de sa réussite et les yeux
-brouillés d’émotion.</p>
-
-<p>Quand il rentra dans la coulisse, la froideur
-glaciale des autres « artistes » put le renseigner,
-mieux encore que la chaleur du public, sur l’authenticité
-de sa victoire. Par contre Lourbillon
-lui ouvrit ses bras, comme un père noble à la
-grande scène de réconciliation, et le régisseur, le
-tumulte continuant dans la salle, malgré le rideau
-tombé, dut venir annoncer que M. Fernand aurait
-un deuxième tour de chant, à la fin de la seconde
-partie du concert.</p>
-
-<p>Bravo ! bravo ! bravo ! Rideau ! nom de Dieu !</p>
-
-<p>— Hein ? mon fils ! la goûtes-tu, la gloire ? la
-goûtes-tu bien ? s’emballa Lourbillon, tout larmoyant.</p>
-
-<p>Le baryton Polas s’était contenté jusqu’ici de
-sourire d’un petit air dédaigneux ; mais l’annonce
-du régisseur sembla soudain l’inciter à une détermination
-farouche. Il cracha violemment sur le
-plancher, et après avoir presque bousculé Lourbillon
-et son élève, il s’élança au dehors, en
-marmonnant :</p>
-
-<p>— Attends un peu ! J’te vas en fiche, moi, un
-second tour de chant !</p>
-
-<p>Car la musique n’adoucit pas toujours les mœurs.
-Le baryton Polas, avant de charmer les oreilles des
-hommes, sur les bords fleuris qu’arrose la Seine,
-avait mené la viande aux abattoirs de la Villette.
-Il avait, avant l’habit noir et le plastron blanc,
-porté la veste bleue et le tablier rouge, et s’était
-connu boucher avant qu’on le connût chanteur.</p>
-
-<p>Il avait gardé de nombreuses relations dans
-son ancien monde, et malgré l’élégance acquise
-de ses manières et la parfaite aristocratie de son
-langage d’aujourd’hui, il était encore mieux à
-l’aise avec Bubu de Montparnasse qu’avec le
-comte d’Haussonville et préférait le largonji des
-loucherbèmes au vain papotage des salons… où
-les duchesses étaient des poires… dont il n’aurait
-pas voulu se payer les pommes !… (O virtuosité
-de la langue française !!) Justement, beaucoup
-de ses amis — il disait « poteaux » dans l’intimité — exerçaient,
-à deux pas des <i>Bateaux-Fleuris</i>,
-sur la berge, une foule de métiers modestes,
-quoique lucratifs : le bonneteau, la passe anglaise,
-la rouge et la noire !</p>
-
-<p>D’autres camarades à lui, trop beaux pour
-faire quelque chose, venaient souvent, le lundi,
-et les autres jours aussi, du reste, villégiaturer
-dans ces parages. Et Polas songeait que ces
-messieurs n’avaient pas leurs pareils pour
-organiser un boucan, souffler dans des clefs
-forées, et chiper aux pattes une réputation naissante.</p>
-
-<p>— Ça sera rare — marmonnait l’ulcéré gentleman,
-longeant le fleuve, en sifflet, tube et
-escarpins — si je ne dégote pas par là le gros
-Victor et sa tierce !</p>
-
-<p>Le gros Victor et sa tierce, c’est-à-dire cinq ou
-six de ses copains, étaient en effet, non loin du
-viaduc, dans le fossé des fortifications, allongés
-le ventre dans l’herbe et la cravate lâche, se
-laissant vivre !</p>
-
-<p>— Tiens ! ce vieux Salop !</p>
-
-<p>— Polas !</p>
-
-<p>— De cœur !</p>
-
-<p>— Il passe, et repasse !</p>
-
-<p>— Et le voilà !</p>
-
-<p>Le baryton des <i>Bateaux-Fleuris</i> expliqua sans
-plus tarder « ce qui l’amenait ». Il y avait un
-sale petit <i>type</i>, avec une voix de grenouille, qui
-voulait lui soulever sa place au concert. Il fallait,
-dare dare, aller lui faire ramasser la pipe — lui,
-Polas, se chargeait de placer les frères mirontons ! — et
-chuter ce Fernand de malheur, de
-façon à lui ôter pour toute sa vie l’idée et le goût
-de montrer sa viande sur les planches !</p>
-
-<p>C’est ainsi (tout se recommence !) que les
-amis de Pradon montèrent jadis une cabale
-contre la <i>Phèdre</i> de Racine.</p>
-
-<p>Dix minutes après, les amis de Polas étaient à
-leur poste, assis en rang d’oignons sur des
-chaises supplémentaires. La pancarte, à droite
-de l’orchestre, glissée dans sa rainure par la
-main experte du contrebassiste, annonça : Fernand !
-et un murmure flatteur courut dans l’auditoire.</p>
-
-<p>Fernand parut, on applaudit.</p>
-
-<p>Mais alors, le gros Victor émit tout haut cette
-appréciation :</p>
-
-<p>— Oh ! la ! la ! c’tte gueule !</p>
-
-<p>Et derrière lui, la tierce approuva en chœur :</p>
-
-<p>— C’qu’il est moche, c’t’outil-là !</p>
-
-<p>— Assez ! taisez-vous ! la ferme ! protestèrent
-cependant plusieurs spectateurs furieux et scandalisés.</p>
-
-<p>Mais la plus furieuse et la plus scandalisée,
-c’était la dame blonde et potelée du cinquième
-rang des fauteuils. Elle avait brusquement relevé
-sa voilette mystère, et foudroyait de ses yeux
-bleus (les yeux bleus de Blanche Mésange en
-personne) l’impertinent gros Victor.</p>
-
-<p>Et comme celui-ci, roulant les épaules, demandait
-en goguenardant à ses interpellateurs :</p>
-
-<p>— Quelle ferme ?</p>
-
-<p>— La vôtre, espèce de barbeau ! glapit, exaspérée
-et toutes griffes en avant, l’admiratrice de
-Fernand.</p>
-
-<p>Dès lors, ce fut réglé. Si le baryton Polas avait
-grandi à la Villette, la divette Blanche Mésange
-avait poussé à Charonne, Aussi le gros Victor en
-prit pour son grade. Soutenue et encouragée par
-la salle tout entière, la douce enfant lui vida sur
-la tête une hottée d’épithètes choisies. Et la ritournelle
-de la chanson de Fernand n’était pas encore
-terminée, que les cabaleurs, expulsés par
-l’indignation générale et la menace universelle,
-étaient obligés de décamper, non sans avoir encaissé
-quelques bourrades. A la porte ! à la porte !
-les marlous !</p>
-
-<p>Et Fernand chanta, n’ayant perçu de cette exécution
-sommaire, qu’un léger brouhaha et sans
-avoir vu — l’ingrat ! — la vaillante paludine,
-championne de sa gloire !</p>
-
-<p>En revanche, le gros Victor, lui, l’avait bien
-regardée, pour la reconnaître au besoin, et le besoin
-s’en faisait sentir ! On allait y secouer les
-puces, à cette paillasse-là ! A-t-on jamais vu une
-morue pareille ! Et dessalée, oui ! avec ses belles
-fringues ! Attends un peu !</p>
-
-<p>Ce langage, pour n’être pas celui des cours,
-est indiscutablement celui des Ponts…</p>
-
-<p>Aussi, quand le concert prit fin et que Blanche
-Mésange, discrètement, se dirigea vers l’embarcadère,
-car il n’entrait pas dans son plan de se
-faire reconnaître par Fernand, — elle était venue
-là, est-ce qu’elle savait seulement pourquoi ? et
-si elle s’en doutait, se l’avouait-elle ? Non, bien
-sûr ! — il y eut tout à coup une poussée dans la
-foule, et la chanteuse se trouva instantanément
-entourée par une dizaine de voyous en tricots marrons,
-bouchers le jour et rôdeurs la nuit, de filles
-en cheveux, dont la coiffure à la chien ne varie en
-rien, qu’elles soient du White Chapel de Londres,
-du Bowery de New-York, ou des Fortifs parisiennes — pour
-quelle raison se coiffent-elles
-toutes semblablement…? Est-ce une enseigne internationale ? — gigolettes
-et gigolos, dont les
-propos grossiers, cyniques, s’abattirent sur elle,
-dru comme grêlons.</p>
-
-<p>Éperdue, Blanche tournait sur elle-même, tentant
-vainement de forcer le cercle de ses persécuteurs.
-Et déjà les mains devenaient brutales, les
-yeux mauvais et les mots plus boueux, quand soudainement,
-à droite, à gauche ! pan ! pan ! deux
-coups de poing providentiels abattirent deux des
-malandrins ; Blanche fut débloquée et vit à ses
-côtés, s’escrimant vaillamment du biceps et du
-jarret, Fernand et Lourbillon.</p>
-
-<p>Ils passaient, gagnant eux aussi le bateau,
-lorsque ce rassemblement insolite avait attiré leur
-attention, et qu’à leur immense stupeur, ils avaient
-d’un coup d’œil reconnu, en péril, leur jolie camarade.
-Tous deux s’étaient compris d’un regard
-et avaient immédiatement couru sinon au canon,
-du moins aux gnons !</p>
-
-<p>Surpris d’abord, le gros Victor et sa tierce s’étaient
-vite remis d’aplomb, et quoique Lourbillon
-et Fernand fussent assez robustes, l’un, plus très
-jeune, et l’autre, avec son bras à peine remis, devaient
-fatalement succomber, malgré l’appui que
-leur prêtait, à grands coups d’ombrelle dans les
-figures, Blanche Mésange qui, en même temps,
-ne cessait de crier : « Au secours ! A l’assassin ! »
-d’une voix qu’on entendait certainement jusqu’à
-Grenelle !</p>
-
-<p>Inutile de dire que les badauds, dès les premiers
-coups, s’étaient héroïquement dispersés, selon
-le principe du bourgeois parisien « qu’il faut
-laisser ces gens-là régler leurs affaires entre
-eux ! »</p>
-
-<p>Heureusement les clameurs de Blanche avaient
-été entendues sinon à Grenelle, du moins à Auteuil,
-car, tout à coup, six agents dégringolèrent l’escalier
-du pont avec un grand bruit de bottes.</p>
-
-<p>— Vingt-deux ! hoqueta un des combattants, et,
-comme un vol de moineaux, la bande s’éparpilla,
-pfut ! et disparut. Deux corps restaient pourtant
-étendus sur le terrain : Fernand, qui au dernier
-moment de la bataille avait reçu, au côté, un formidable
-coup d’os de mouton, et le gros Victor,
-lequel, ayant avalé avec son œil gauche le bout
-de l’ombrelle de Blanche, s’était évanoui de douleur
-et n’avait pas repris connaissance.</p>
-
-<p>Chez le commissaire, on s’expliqua. Le gros
-Victor fut dirigé sur l’infirmerie du Dépôt. Son
-compte était bon ! Quant à Fernand, il avait une
-côte enfoncée. État grave nécessitant des soins.
-« A l’hôpital ! » ordonna le magistrat.</p>
-
-<p>Mais, à ce mot, Blanche Mésange bondit.</p>
-
-<p>— Jamais, monsieur le commissaire ! Si vous
-m’y autorisez, j’emmènerai monsieur chez moi,
-voilà tout !</p>
-
-<p>— Hem ! hem ! fit Lourbillon, discrètement.</p>
-
-<p>Le commissaire sourit :</p>
-
-<p>— Si personne ne voit d’inconvénient à cela,
-mademoiselle, moi, je vous y autorise pleinement.</p>
-
-<p>— Oh ! merci, monsieur le commissaire !</p>
-
-<p>Blanche était dans le ravissement, le <i>rôle</i>
-d’ange gardien et de sœur hospitalière l’emballa
-pour la jolie préface qu’il allait mettre au roman
-d’amour qu’elle pressentait inévitable entre elle
-et Fernand…</p>
-
-<p>Dans le fiacre qui les ramenait au pas, à Paris,
-Lourbillon, assis sur le strapontin et qui regardait
-la tête pâle de Fernand presque inanimé retomber
-sur l’épaule de la jeune femme, dit, tout
-à coup :</p>
-
-<p>— Ah ! ça ! mais c’est très joli, tout ça ! Mais
-comment va le prendre ton sénateur ?</p>
-
-<p>Elle réfléchit une minute, et ajouta :</p>
-
-<p>— Il ne le prendra pas… il le laissera !</p>
-
-<p>— Mais c’est la dèche pour toi, ça, ma fille,
-sursauta Lourbillon.</p>
-
-<p>— Eh bien ? Et puis après ? fit lentement Mésange.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">V</h2>
-
-
-<p>L’abat-jour rose de la lampe estompait de langueur
-le profil amaigri de Fernand, couché dans
-un grand lit aussi large que long, sous une courtepointe
-de satin et sur des oreillers fanfreluchés
-de dentelles.</p>
-
-<p>Blanche Mésange entra sur la pointe des pieds,
-en peignoir, en pantoufles, et les cheveux défaits.
-Un petit cartel, sur la cheminée, sonna dix
-heures.</p>
-
-<p>La soirée était silencieuse. A peine si, à travers
-les épais rideaux fermés des fenêtres, le bruit
-d’un roulement de voiture, de loin en loin, montait.</p>
-
-<p>Mésange était là… hypnotisée par les mains
-de Fernand, qu’il avait telles qu’elle les aimait…
-longues, moelleuses et fines, les doigts ronds, effilés,
-les ongles durs, brillants et bombés, dont
-Mésange avait fait une toilette minutieuse pendant
-les sommeils profonds du blessé… Que ces
-mains lui plaisaient ! Comme elle en pressentait
-la joie sur sa chair d’amoureuse, le frisson sur
-sa nuque !… Comme elle en devinait les timidités
-impatientes, les indiscrétions, les caresses lentes,
-les souplesses chaudes et moites, les contacts
-affolants !… Car, il y a des mains d’amour comme
-il y a des chairs d’amour, des mains si voluptueuses !
-et les doigts voluptueux sont les baisers
-du bout des bras… des mains froides aussi… des
-mains gaies, tristes, grotesques, comiques, tragiques !
-poilues, velues comme des araignées et
-des pattes ! des mains spirituelles et des mains
-bêtes, bonnes et chipies, et sympathiques et antipathiques,
-des mains si tendres !… et des mains
-si dures ! des frôleuses et des chastes, des mains
-combattantes, des mains résignées de victimes,
-dolentes et ouvertes, comme celles de la statue
-d’Élisabeth d’Autriche, à Salzbourg ; des mains de
-croix, des pauvres mains de martyre qui pressentent
-le clou, des mains si faibles, si pitoyables
-qu’elles auraient dû désarmer les doigts féroces,
-formidables et fermés, les doigts bougeurs des
-assassins et des marlous…</p>
-
-<p>Comme les bouches, les doigts ont leurs mystères…
-leurs attirances… et leurs secrets, et Mésange,
-immobile et comme fascinée, admirait
-aussi les lèvres de Fernand, en observait le sourire
-d’émail, la ligne arquée, ronde et lisse, la
-muqueuse humide et rouge, ombragée d’une petite
-moustache. Ah ! la belle bouche ! Jeune et fraîche,
-aux ivoires intacts, propres et sains !</p>
-
-<p>— Des dents aussi belles que les miennes, pensait
-Mésange… et sa volupté, latente jusqu’ici,
-s’éveillait, irritée, aiguë, devant cette bouche tentatrice,
-qu’elle pressentait amoureuse et gourmande,
-éclairant le visage de Fernand d’un
-étroit soleil d’émail luisant et vivant !… Cette fois,
-vous êtes amoureuse, Mésange !…</p>
-
-<p>— Quelle différence entre ces lèvres-là et certaines
-autres bouches… Celles en biais des ironistes
-méchants et des voyous, gicleuses de
-rosseries et de crachats ; bouches lippues et saignantes
-des fêtards et des impudiques ; bouches
-cracheuses, postillonneuses ; bouches à tout faire
-des hommes prostitués, bouches à baves épileptiques,
-bouches avachies et puantes des piliers
-de cafés, mangeurs de fumée et buveurs d’alcools,
-rappelant le port de Marseille en temps
-de peste ! Ameublements de gencives, cassés,
-pourris, noirs, jaunes, nauséabonds ! et qui, c’est
-inimaginablement vrai, trouvent quand même
-d’autres bouches de bonne volonté, pour les respirer
-et les aimer, sans autre charité humaine que le
-plaisir qu’elles y trouvent ! Amour de la charogne
-et de la pestilence ! Mais les femmes n’ont ni goût,
-ni dégoût, a dit Théophile Gautier ! Et les
-hommes, nés malins, sont parvenus à leur faire
-croire qu’ils ont le droit d’être salement laids ! et
-les bétasses ont gobé cela ! Ah ! les roublards !</p>
-
-<p>Fernand fit un mouvement et ouvrit les yeux.</p>
-
-<p>— Comment vous trouvez-vous ? Avez-vous
-bien dormi ? interrogea la jeune femme en se
-penchant tendrement sur lui.</p>
-
-<p>— Ah ! soupira Fernand, avec un sourire de
-reconnaissance ; mon sommeil a été bon, mais
-mon réveil est meilleur encore puisque vous
-voici !</p>
-
-<p>Il prit la main de Blanche et la baisa. Puis
-tous deux se turent. Et le tictac de la pendulette,
-seul bruit vivant dans la chambre,
-sembla, durant un instant, rythmer le battement
-de deux cœurs.</p>
-
-<p>Il y avait huit jours que Fernand, recueilli,
-soigné, dorloté par la chanteuse, vivait là, dans
-l’appartement où on l’avait transporté après la
-« bataille-du-Point du Jour », comme disait Lourbillon,
-volontiers grandiloquent.</p>
-
-<p>Le pauvre garçon avait été sérieusement
-meurtri. Le médecin, pour réduire la fracture
-d’une côte, dûment rompue, avait dû multiplier
-ses visites. Mais, plus que toutes les ordonnances
-de cet homme de science, la sollicitude passionnée
-de la garde-malade avait efficacement agi.</p>
-
-<p>Blanche laissait complaisamment sa main sur
-les lèvres de son blessé, et nulle raison ne militait
-pour que cette caresse prît fin, quand un léger
-coup fut frappé à la porte.</p>
-
-<p>— Entrez ! qui est là ?</p>
-
-<p>La tête de la bonne, effarée et sournoisement
-égayée tout ensemble, se montra dans l’entrebâillement
-de l’huis.</p>
-
-<p>— Eh bien ! Charlotte, quoi ? qu’est-ce que
-c’est que cette figure ? Le feu est à la maison ?</p>
-
-<p>Charlotte répondit :</p>
-
-<p>— Madame ! c’est Monsieur !</p>
-
-<p>— Ah ! c’est Monsieur ? Et puis après ! Qu’il
-entre !</p>
-
-<p>— Monsieur attend madame dans le salon. Il
-a dit comme ça qu’il ne voulait pas déranger
-madame !</p>
-
-<p>Elle s’inclina sur Fernand qu’elle reborda avec
-un soin maternel :</p>
-
-<p>— A tout à l’heure, ami. Soyez sage ! Ne remuez
-pas, le docteur l’a défendu !</p>
-
-<p>Le sénateur, confortablement écroulé sur un
-fauteuil crapaud, lisait la dernière heure du <i>Temps</i>,
-la face bouleversée entre la correction poivre et
-sel de ses favoris sérieux.</p>
-
-<p>Il se leva galamment à l’apparition de sa
-bonne amie ; celle-ci, gênée à l’idée qu’elle allait
-peut-être lui faire une grosse peine à cet homme
-attentif, correct et respectueux — sait-on bien
-jamais, après tout, quand un homme vous aime
-ou ne vous aime pas ? et si c’est quand il le
-montre ou quand il le cache, qu’il tient le plus à
-vous ? — Mésange, intimidée, attendait qu’il parlât
-le premier.</p>
-
-<p>— Voici une semaine que j’ai reçu votre lettre,
-ma chère amie… Alors, vous croyez qu’il me suffit
-de savoir que vous avez généreusement ramené
-chez <i>nous</i> un jeune homme, blessé dans une rixe
-au Point-du-Jour, et que, depuis, vous vous révélez
-une véritable sœur de charité, dosant les juleps,
-sucrant les tisanes, couchant sur un lit pliant
-pour que votre hôte soit plus à son aise dans…
-notre lit ! Je le reconnais, c’est fort beau et je
-m’incline. Notez que je ne vous demande pas ce
-que vous étiez allée faire au Point-du-Jour, qui
-n’est pas, que je sache, un endroit fréquenté par
-la meilleure société… ou le monde élégant ? Tant
-que votre jeune homme a été malade, votre bon
-cœur a eu raison ; mais, à présent que ce malade
-est presque bien portant, il me semble que votre
-cœur exagère… Ce n’est plus de l’assistance
-publique, ma belle enfant, c’est de l’hospitalité de
-nuit ! Allez-vous le laisser partir ? Non ! Vous le
-gardez ? Tout comme le Guritan de Ruy Blas
-(vous devez connaître cela, chère, c’est du
-théâtre !) je ne suis plus d’âge ni d’humeur</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">A disputer le cœur d’aucune Pénélope</div>
-<div class="verse">Contre un jeune gaillard si prompt à la syncope.</div>
-</div>
-
-<p>Et je préfère m’effacer discrètement au lieu de
-m’obstiner sottement. Je garderai, chère mignonne,
-un souvenir exquis de votre grâce, et
-j’espère que vous voudrez bien vous rappeler quelquefois
-que je fus pour vous un ami fidèle, affectueux
-et dévoué, qui…</p>
-
-<p>Blanche ne lui en laissa pas dire davantage ;
-éclatant en sanglots, elle lui prit les deux mains
-et gémit : « Pardon, pardon, oui, vous avez été
-très bon, très tendre… » et dans un grand haussement
-d’épaules, accablée, elle ajouta : « Mais
-c’est plus fort que moi, plus fort que tout, j’aime
-cet homme depuis le premier jour où je l’ai vu, je
-suis hantée par son visage, et puisque la fatalité
-l’a jeté sur ma route, je veux suivre ma destinée
-et l’aimer à mon aise. Je vous ai écrit l’aventure
-qui l’a amené chez moi, je ne me serais pas donnée
-à lui étant encore à vous… Je vous rends votre
-liberté, je reprends la mienne, toute secouée de
-voir la peine que révèlent vos traits, mon pauvre
-ami… Séparons-nous… mais loyalement du
-moins. »</p>
-
-<p>Le vieillard avait la main sur le bouton de la
-porte. Il répondit doucement : — Un bon baiser,
-ma petite Blanche… Voulez-vous ? du bonheur je
-vous souhaite, mon enfant, car vous voilà partie
-pour une destination inconnue ! Bonne chance !
-ménagez votre jeunesse, petite amie… ça part si
-vite !</p>
-
-<p>Et il disparut, laissant la chanteuse debout,
-bouleversée, au milieu de son salon, si troublée,
-si émue, que vaguement inquiète et très certainement
-peinée, elle murmura : Mon Dieu, ne me
-punissez pas !</p>
-
-<p>Vivement elle courut vers sa chambre. Mais
-une stupeur la cloua sur le seuil.</p>
-
-<p>Fernand, déjà chaussé, s’habillait péniblement.</p>
-
-<p>Blanche clama :</p>
-
-<p>— Ah ! ça, qu’est-ce qu’il y a ! Vous êtes fou,
-vous !</p>
-
-<p>— Non, mademoiselle. Et je vous demande
-pardon de ne pas avoir compris plus tôt l’embarras
-où je vous mettais ! Les paroles de votre
-bonne m’ont fixé, et je m’en vais.</p>
-
-<p>— Ah ! non, alors ! pas de bêtises ! sursauta
-Blanche. Elle se tourna vers la porte, poussa le
-verrou, puis s’élançant vers Fernand, elle l’assit
-d’autorité dans un fauteuil et commença à le
-redéshabiller ; et elle dit, très rouge et les yeux
-tendres :</p>
-
-<p>— Il n’y a plus d’embarras : les embarras,
-c’était tout ce qui n’était pas vous ! et tout ce qui
-n’était pas vous est balancé. Vite, au dodo,
-monsieur ! appuyez-vous sur votre garde !</p>
-
-<p>Et, comme Fernand, ahuri, sans volonté, dans
-un ravissement anémique, reposait sa tête sur
-l’oreiller, tout à coup, brusque et presque brutale,
-dans un élan de toutes les forces jeunes de son
-cœur et de sa chair, la jeune femme se précipita
-sur cette tête, sur ces lèvres pâlies et dans un
-long, un profond baiser :</p>
-
-<p>— Essaye un peu, pour voir, de t’en aller d’ici
-à présent que je puis t’aimer de toute mon âme !
-prononça-t-elle… Et, son peignoir glissé en rond
-à ses pieds, ses mules et ses bas jetés par la
-chambre, d’un bond, comme une grande chatte
-blonde, elle se mit au lit…</p>
-
-<p>O logique des femmes ! cinq minutes avant
-elle lui recommandait de ne point bouger !!!</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Lourbillon arriva un matin pour déjeuner avec
-une figure extraordinairement rayonnante sous
-son tube à bords plats. Depuis les changements
-survenus dans la vie sentimentale de la chanteuse,
-il avait contracté la douce habitude de venir, au
-moins quatre fois par semaine, « picorer chez ses
-tourtereaux ».</p>
-
-<p>C’étaient bien, en effet, ses tourtereaux. Leur
-bonheur était son ouvrage et il leur infusait généreusement,
-à l’un comme à l’autre, son âme de
-vieux cabot flemmard et sans scrupules exagérés.</p>
-
-<p>La convalescence de Fernand s’allongeait avec
-délices, dans la paresse des grasses matinées
-après les nuits amoureuses, la griserie des petits
-verres de chartreuse et des cigarettes innombrables,
-après le café, sur la table non desservie,
-où, parmi les serviettes jamais pliées, les soucoupes
-servaient de cendriers. Peu à peu, dans
-cet acagnardement de volupté et de gourmandise,
-les quelques principes de morale courante
-que son éducation première avait laissés à Fernand
-se dissolvaient mollement au fond de lui-même.
-Après tout, quoi ? Mésange et lui ne faisaient
-de mal à personne en s’aimant. Et quand
-les derniers billets bleus du baron se seraient
-évaporés, eux aussi, comme la fumée des nazirs,
-eh bien ! est-ce qu’il n’avait pas assez de talent,
-lui, Fernand, pour conquérir les gros cachets et
-rendre au centuple à Mésange l’argent qui filait
-en ce moment ?</p>
-
-<p>Et puis, Fernand, comme fils du peuple, c’est-à-dire
-comme homme droit et sans détours, ne vivait
-pas à la lettre « Le Code des considérations puériles
-et malhonnêtes », à l’usage de ceux qui font
-pour les moralités, un manuel « Passe-partout »,
-et notre ami pensait que Mésange partageait avec lui ! — et
-combien généreusement — des choses
-autrement rares, fines et précieuses, que ce vulgaire
-argent ! Seulement, voilà : on peut, paraît-il,
-prendre d’une femme sa chair, sa jeunesse, sa
-beauté, sa santé, sa vie même (sait-on jamais où
-mène l’amour ?…) fondre avec le sien son cœur et
-son corps ; mais accepter qu’elle partage ses ronds
-de cuivre, d’argent et d’or semble être du dernier
-muflisme ; c’est, du moins, le paragraphe le plus
-essentiel du catalogue des immoralités sociales
-édité par une société sévère, qui souvent, du côté
-des femmes, joue de l’adultère comme de l’éventail,
-et qui, du côté des hommes, l’accepte comme l’arrangement
-de tous les arrangements. La vérité,
-c’est que si les hommes ont décrété <i>mal</i> d’accepter
-l’argent d’une femme qu’on aime, c’est parce que
-c’est la seule chose qu’ils pourraient lui rendre…</p>
-
-<p>Mais l’ancien ouvrier tailleur ne doutait plus
-des hautes destinées qui l’attendaient. Et ce fut
-sans le moindre étonnement qu’il entendit, ce jour-là,
-Lourbillon lui crier dès le vestibule :</p>
-
-<p>— Fils ! je t’apporte la fortune dans les plis de
-mon veston ! La mère Langlet veut te voir et t’entendre.
-Je lui ai parlé de toi, je t’ai chauffé à blanc,
-elle t’attend demain pour une audition !</p>
-
-<p>— La mère Langlet !</p>
-
-<p>— Oui, fils ! rien que cela ! la patronne de la
-<i>Cella</i> et du <i>Colorado</i>, les deux plus grands concerts
-de Paris, des boîtes tout en or ! Je te l’avais
-bien dit, que tu les dégoterais tous !</p>
-
-<p>Fernand sourit sans répondre.</p>
-
-<p>— Tu ferais bien, d’ici à demain, mon chéri, de
-répéter un peu trois ou quatre chansons. On n’a
-pas beaucoup travaillé, nous deux, tous ces
-temps-ci ! hasarda Blanche.</p>
-
-<p>— Peuh ! répondit Lourbillon, est-ce qu’une
-voix comme la sienne s’abîme ? Pas plus qu’un
-diamant ne s’éraille, qu’une eau courante ne se
-ternit.</p>
-
-<p>— Ce bon Lourbillon !</p>
-
-<p>— Ah ! et puis, il y a quelque chose d’excellent.
-Je ne sais pas qui a raconté à la vieille ton histoire
-avec Mésange, en ajoutant que tu étais joli,
-joli garçon ! Alors, tu conçois, elle t’attend comme
-le Messie, sur un gril, et l’eau à la bouche !…</p>
-
-<p>— Ah… demanda Fernand en frisottant sa
-moustache… est-ce que ?…</p>
-
-<p>— Probable ! Oh ! la chair fraîche ne lui déplaît
-pas. Au contraire.</p>
-
-<p>— Enfin, quelle bonne femme est-ce, au juste ?</p>
-
-<p>— La mère Langlet ? c’est tout ce qu’on veut.
-C’est une chose énorme, la baleine de Jonas, une
-tour qui marche. Avec ça, une veinarde à qui
-tout réussit ! Et qui connaît son affaire ! Mon
-petit, ça n’est pas bien sûr qu’elle sache lire, mais
-elle mettrait tous les auteurs dans sa poche pour
-son flair de la chose à succès, du machin qui portera,
-enfin tu la verras ! Tu l’épateras probablement ;
-mais elle t’épatera aussi. Seulement, ne te
-laisse pas avaler par la baleine !</p>
-
-<p>— J’irais lui arracher sa perruque ! déclara
-Blanche.</p>
-
-<p>— Toi ? — Et Lourbillon haussa les épaules
-avec philosophie ; elle te boufferait par-dessus le
-marché !</p>
-
-<p>Le lendemain, à trois heures, Fernand, conduit
-par Lourbillon qui ne le quittait plus, était
-introduit dans la régie du <i>Colorado</i>, en présence
-de Madame Langlet.</p>
-
-<p>Celle-ci, tassée derrière une table couverte de
-papiers, de morceaux de musique et de brochures,
-accueillit le jeune homme par un :</p>
-
-<p>— Ah oui ! c’est vous, le merle blanc ! qui ne
-laissa pas que d’interloquer légèrement le débutant.
-Puis, étendant une main aux doigts
-énormes chargés d’un fonds de bijouterie tout entier,
-vers un piano qui disparaissait à moitié dans
-l’ombre de la pièce, mal éclairée par une seule
-poire électrique :</p>
-
-<p>— Mettez-vous là près de la commode. Vous
-avez votre musique ? Bon. On va vous accompagner.
-Allez-y.</p>
-
-<p>Et tandis que Fernand commençait, elle se mit,
-à gros traits de crayon bleu, à balafrer des manuscrits
-qu’elle avait devant elle… C’est une
-manie, connue, des directeurs de théâtre, que de
-ne pas prêter attention à l’artiste qu’ils brûlent
-d’engager ; ils comptent l’intimider, et l’avoir à
-meilleur compte, cela fait partie du stock de leurs
-trois mille petits trucs d’habileté malhonnête…</p>
-
-<p>Fernand se tut. La directrice releva vers lui sa
-tête bestiale, large, aux cheveux teints au henné,
-et qu’empanachait un énorme chapeau de paille
-rouge à plumes noires, jetant ombre sur sa figure
-couleur aubergine.</p>
-
-<p>— Nous signerons le traité quand vous voudrez !
-Ça va, prononça-t-elle. Puis le regardant, le détaillant
-plutôt comme un étalon au Tattersall, elle
-marmotta :</p>
-
-<p>— C’est vrai que vous êtes beau garçon ! Dites
-donc ! Elle ne doit pas s’embêter, la petite Mésange.
-Est-ce qu’elle en laisse un peu pour les
-autres, hein ?</p>
-
-<p>Fernand rougit. Mais déjà, la grosse femme le
-congédiait :</p>
-
-<p>— A jeudi, deux heures, pour les clauses à débattre !
-Entendu, hein ! Bonsoir.</p>
-
-<p>Deux jours après, Fernand rapportait en poche
-un double traité engageant Mésange avec lui. Il
-avait exigé — les prétentions poussant vite aux
-« vedettes, » — que sa maîtresse fît, à ses côtés,
-partie de la troupe.</p>
-
-<p>— Bon ! bon ! je cède ! — avait grogné la mère
-Langlet — mais vous verrez, mon garçon ! Vous
-avez tort de vous embarrasser d’une femme !
-Toutes les femmes, ça n’est quelquefois pas
-assez, mais une femme, c’est toujours trop !…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VI</h2>
-
-
-<p>Les Langlet avaient une fille, mademoiselle
-Étiennette Langlet, seize ans, une jolie brunette
-aux yeux verts, aux cheveux bouclés, avec une
-bouche un peu large dont le sourire en disait
-long…</p>
-
-<p>Mademoiselle Étiennette était guettée, comme
-la poule par le renard, par M. Antonin Mariol
-(le dernier et le plus chic échantillon de la famille
-Langlet). Et comme il la guettait, il l’eut.</p>
-
-<p>En était-il, de cette famille, Antonin Mariol ?
-Mystère !</p>
-
-<p>Neveu ? cousin ? on ne savait. Mais il était né
-à la grande vie parisienne en même temps que
-les Langlet, dont il était le factotum obligeant,
-l’employé indispensable, le successeur fatal,
-l’allié futur, le cerveau, la main droite — et la main
-gauche par surcroît.</p>
-
-<p>Antonin Mariol avait vingt-cinq ans. C’était
-un exquis garçon, tout de charme et de souplesse,
-cordial et perfide, d’une intelligence, disons commerciale,
-avec cela très obstiné. Le coup d’œil
-juste, l’exécution habile, il était le sens pratique
-incarné. La prospérité toujours croissante des
-établissements Langlet était due beaucoup à son
-initiative. Expert en publicité, artiste en réclame,
-il eût fait salle comble en plein Sahara !</p>
-
-<p>Le moyen de ne point accepter tout d’un phénix
-pareil !</p>
-
-<p>C’est devant Antonin Mariol que Fernand et
-Blanche Mésange durent comparaître, quelques
-jours après leur engagement au <i>Colorado</i>. La
-mère Langlet avait tenu à ce que son confident
-jugeât par lui-même les nouvelles acquisitions.</p>
-
-<p>Encore une fois, dans le bureau sombre de la
-régie, l’audition eut lieu.</p>
-
-<p>Blanche Mésange, numéro sans importance,
-détailla, la première, ses petits couplets. La voix
-était de vinaigre, mais les cheveux de miel, et le
-teint de lait. La mère Langlet fut intéressée.</p>
-
-<p>— Elle est mignonne tout plein, cette petite !
-fit-elle.</p>
-
-<p>— Une seringue ! déclara tout bas Mariol,
-très calme. Puis il écouta Fernand avec attention.</p>
-
-<p>Il fut séduit. Vraiment, l’organe était délicieux,
-la diction nette, la grâce personnelle indéniable.
-Ce garçon-là ferait de l’argent ! Il aurait
-la vogue de Denailleul auquel les femmes envoyaient
-des fleurs, des lettres, des billets doux
-et qui perdit sa voix et ses jambes à courir aux
-rendez-vous de ses admiratrices ! Il avait débuté
-dans la rue, au pied de la statue de Moncey,
-place Clichy… chanteur ambulant, à la lueur de
-six chandelles fichées en terre éclairant un cercle
-de badauds auditeurs, auxquels il apprenait ses
-couplets et ses refrains repris en chœur ! Et Mariol
-savait les belles recettes que, jadis, il avait
-fait encaisser aux Langlet. Mais maintenant que
-Denailleul était vieux, fini, usé, sans voix et sans
-ressources, les directions et les femmes le laissaient
-crever son petit bonhomme de chemin, et
-barytonner à la lune… Ah ! s’il avait su ! Naïf
-petit chanteur qui n’a pas deviné l’avenir ! as-tu
-par hasard compté sur « le bon souvenir et la fraternité ? »
-Poire !…</p>
-
-<p>— Monsieur, prononça Mariol, plein d’affabilité,
-je vous remercie, et je félicite madame
-Langlet, d’avoir eu, pour n’en point perdre l’habitude,
-la main heureuse ! seulement, il faut vous
-faire un genre et chanter de l’inédit. Je vous enverrai
-des auteurs. Je veux que votre apparition
-sur notre scène soit une révélation retentissante.
-Nous en recauserons !</p>
-
-<p>Comme Fernand s’inclinait et que Blanche Mésange,
-blessée au fond d’elle-même d’une piqûre
-d’amour-propre, se dirigeait pensive vers la
-porte, madame Langlet, d’un geste bref, appela
-Mariol dans un coin et tout bas :</p>
-
-<p>— Alors, la gosse ? on la saque ?</p>
-
-<p>— Mais pas le moins du monde ! Elle ne rendra
-pas de services au concert, c’est entendu ;
-mais elle tiendra l’homme ! Prenez-la, au contraire,
-et plutôt deux fois qu’une !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VII</h2>
-
-
-<p>— Deux heures ! on répète la revue. Entrons
-dans la salle !</p>
-
-<p>Et poussant une porte rouge matelassée, qui du
-café menait à l’intérieur du concert, Fernand et
-Mésange pénétrèrent dans le <i>Colorado</i>.</p>
-
-<p>Sous le jour faux qui tombait du plafond et des
-cintres, les yeux avaient besoin de s’acclimater
-pour distinguer quelque chose. Partout, des coins
-d’ombre, des renfoncements pareils à des cavernes ;
-aux balcons des galeries, de grandes
-nippes pendaient, housses qui semblaient guenilles ;
-et le vaste désert de l’orchestre, sous la
-toile blanche couvrant les fauteuils, avait l’air
-d’un champ enseveli sous la neige, avec les
-bosses des dossiers produisant des renflements
-d’aspect sinistre ; l’aspect des steppes glacées,
-pendant la retraite de Russie, ou d’un décor au
-théâtre de Montmartre, représentant les vagues
-d’un océan fantaisiste.</p>
-
-<p>Là-bas, sur la scène, éclairée louchement par
-une des herses abaissées au milieu du décor, plusieurs
-silhouettes gesticulaient, hommes et
-femmes, en chapeaux, et les collets relevés, car
-un pernicieux courant d’air se faisait sentir, venu
-des vasistas de ventilation grands ouverts.</p>
-
-<p>Fernand et Blanche Mésange s’assirent, chacun
-sur le bras d’un fauteuil. Ils n’étaient pas de
-la pièce. Dans la pénombre, ça et là, clairsemés
-de rangée en rangée, des visages apparaissaient,
-fantômatiques. Et un chuchotement vague sortait
-de tous côtés, des ténèbres. Une porte de loge
-claqua avec bruit.</p>
-
-<p>— Silence ! nom de Dieu ! on ne s’entend pas !
-hurla tout à coup un gros petit homme, assis
-dans l’orchestre des musiciens, devant un piano
-et qui tapait à tour de bras sur le bois sonore de
-la boîte du souffleur.</p>
-
-<p>— Mademoiselle Blanc ! allons, c’est à vous !
-C’est-il pour aujourd’hui ? Où est-elle, cette grue-là ?
-Mademoiselle Blanc ! s’époumonna-t-il. C’était
-le père Beuriet, le chef d’orchestre, un musicien
-qui n’avait jamais écrit la moindre musique, et
-dont toute la réussite venait de ce qu’on croyait,
-et qu’il laissait croire, à sa parenté très proche
-avec un académicien.</p>
-
-<p>— Mademoiselle Blanc ! mademoiselle Blanc !</p>
-
-<p>A droite, à gauche, sur la scène, avec leurs
-ombres dégingandées derrière eux, des gens couraient.
-Le père Beuriet continuait à marteler du
-poing la boîte du souffleur. Enfin, une grande
-fille, blonde, l’air très calme, arriva sans se
-presser et dit :</p>
-
-<p>— Eh ben, quoi ? me v’là ! Qu’est-ce qu’y a ?</p>
-
-<p>— Votre couplet ! vite ! Vous le savez ! allez !</p>
-
-<p>Et le plaquement d’un accord retentit sur le
-clavier.</p>
-
-<p>La grande fille ouvrit une bouche innocente et
-entonna à plein gosier :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Moi ! je suis Émapinondas !…</div>
-</div>
-
-<p>Elle allait poursuivre, mais le père Beuriet
-interrompit net son accompagnement :</p>
-
-<p>— Pas : Émapinondas ! Épaminondas !</p>
-
-<p>— Oui, monsieur, dit la grande fille avec soumission.</p>
-
-<p>— Allez ! reprenez.</p>
-
-<p>Elle reprit, sereine :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Moi ! je suis Émapinondas !</div>
-</div>
-
-<p>Le père Beuriet cria :</p>
-
-<p>— Assez, répétez comme moi : É-pa !</p>
-
-<p>— Épa-</p>
-
-<p>— Mi-non !</p>
-
-<p>— Mi-non !</p>
-
-<p>— Das !</p>
-
-<p>— Das !</p>
-
-<p>— Épaminondas !</p>
-
-<p>— É-pa-mi-non-das !</p>
-
-<p>— C’est très bien. Allez, maintenant !</p>
-
-<p>La grande fille reprit haleine, sourit et chanta :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Moi ! je suis Émapinondas !</div>
-</div>
-
-<p>— Est-ce que vous vous foutez du monde, à la
-fin ? vociféra le père Beuriet exaspéré, en élevant
-vers les cieux des mains frémissantes.</p>
-
-<p>— Oh ! non, monsieur.</p>
-
-<p>— Allons ! encore une fois ! reprenez ! É-pa-mi-non-das !</p>
-
-<p>La grande fille repartit :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Moi, je suis Émapinondas !</div>
-</div>
-
-<p>Et tout à coup, éclatant en sanglots, elle se
-cacha la figure de son bras replié, et tout en
-s’essuyant les yeux avec son coude, gémit :</p>
-
-<p>— Je ne peux pas, là ! Je ne sais pas prononcer
-l’anglais !</p>
-
-<p>Trépignante de désespoir, elle s’enfuit dans la
-coulisse. On riait. Soudain, du fond d’une loge
-d’avant-scène, complètement obscure, une voix
-coupante s’éleva :</p>
-
-<p>— Vous rayerez mademoiselle Blanc de la distribution,
-n’est-pas, Prosper ? Nous avons assez
-des grues sans les dindes !</p>
-
-<p>— Oui, monsieur Mariol ! répondit le régisseur
-en s’inclinant.</p>
-
-<p>— A une autre ! et activons, monsieur Beuriet !
-commanda Mariol avec impatience.</p>
-
-<p>— Mademoiselle Chérie Chéron, c’est à vous,
-pour le rondeau de la Réclame !</p>
-
-<p>— Je viens !</p>
-
-<p>Et une très jolie femme, admirablement mise,
-bracelets aux poignets, brillants aux oreilles,
-bagues aux doigts, se leva dans la salle et gagna
-la scène. Chérie Chéron était une des étoiles du
-lieu. Les journaux retentissaient de sa gloire et
-on ne lui confiait que des rôles importants. Ses
-meilleures amies prétendaient bien qu’elle payait
-ses directeurs pour ses rôles et quelques journalistes
-pour sa gloire, mais le monde est si méchant !
-Et puis comme si c’était facile ! Et la preuve
-qu’elle ne payait pas les journalistes pour dire du
-bien d’elle, c’est qu’ils en disaient souvent du mal.</p>
-
-<p>Chérie Chéron terminait son rondeau au milieu
-d’un murmure flatteur, — car elle avait la main
-large avec ses camarades et n’est-ce pas, un service
-est toujours bon à demander — quand un
-monsieur coiffé d’un haut de forme incliné sur
-l’oreille, qui se promenait de long en large sur le
-plateau derrière les artistes, s’arrêta brusquement
-et demanda :</p>
-
-<p>— Pardon, Chéron ; mais j’ai écrit :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Je vends, je vante et j’invente,</div>
-<div class="verse i2">Menteuse savante !</div>
-</div>
-
-<p>Or, vous prononcez, et depuis hier seulement,
-je l’ai remarqué :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Je vends, je chante et j’invente !</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">Pourquoi changer le texte ?</p>
-
-<p>Chérie Chéron regarda l’auteur, puis baissant
-les yeux d’un air de petite fille qui va lâcher une
-énormité, elle dit :</p>
-
-<p>— « Je vante ! » je ne peux pas chanter ça.</p>
-
-<p>— Comment ! vous ne pouvez pas chanter ça !
-A cause ?</p>
-
-<p>— Pour sûr que non ! qu’est-ce que diraient
-mes amis des cercles ? Je vante !</p>
-
-<p>— Eh bien, quoi ? vous vantez ! ça veut dire :
-vous louangez ! vous célébrez ! vous…</p>
-
-<p>Chérie Chéron murmura, comme un souffle :</p>
-
-<p>— Oh ! ce n’est pas cela que mes amis comprendraient.
-Ils comprendraient : « Je vente ! » v-e-n-t-e,
-vous sentez !</p>
-
-<p>Cette fois le rire fut général. Cette pauvre
-Chéron ! Ah ! Ah ! Elle vente ! Et l’auteur dut
-accepter la modification.</p>
-
-<p>— Je le replacerai ! Il vaut le jus ! fit-il simplement.</p>
-
-<p>Fernand, dans l’ombre de la salle, perché sur
-son bras de fauteuil, glissa à Blanche Mésange :</p>
-
-<p>— A la bonne heure ! elle en a une couche,
-celle-là ! C’est ça, le café-concert !… C’est ça, leur
-étoile !</p>
-
-<p>Blanche regarda autour d’elle avec précaution
-et répondit :</p>
-
-<p>— Tais-toi… c’est la maîtresse de Mariol.</p>
-
-<p>A ce moment, Fernand sentit une main se
-poser sur son épaule, et une voix murmura à son
-oreille :</p>
-
-<p>— Viens ! j’ai à te parler.</p>
-
-<p>C’était Lourbillon.</p>
-
-<p>Car Lourbillon, généreusement, avait consenti
-à renouer avec la Capitale. Il était engagé dans
-un beuglant du faubourg Saint-Martin et avait
-renoncé aux tournées en province, la nourriture
-des hôtels le dégoûtant, prétendait-il, et il voulait
-bien donner la préférence à la cuisine de ses amis
-Fernand.</p>
-
-<p>Car Blanche Mésange et Fernand, pour lui,
-c’était désormais le ménage Fernand. Fernand
-tout seul ! dans un fauteuil ! Blanche, quoi ? une
-petite cabotine, un lever de rideau ! tandis que
-Fernand ! peste ! matin ! maugrebleu ! une future
-vedette ! à la bonne heure !</p>
-
-<p>Ainsi tout doucement la nébuleuse Blanche Mésange
-disparaissait dans le rayonnement d’astre
-du flamboyant Fernand. Et cela n’était pas sans
-lui faire un peu mal au cœur. Enfin !</p>
-
-<p>— Tu permets, Mésange, que je te l’enlève une
-minute. Tu viendras nous retrouver chez Zimmer !
-acheva très vite Lourbillon en emmenant
-« son » Fernand, comme une proie.</p>
-
-<p>Et Blanche, restée seule devant les grossières
-banalités de la répétition qui continuait, seule
-dans le noir, l’odeur de poussière, dans l’ânonnement
-des scies du jour, le tapotage du piano et
-les éclats brefs des observations brutales de Mariol,
-éclatant d’instants en instants comme des
-coups de revolver, Blanche eut une crise d’angoisse
-et songea :</p>
-
-<p>— Il n’est encore rien. Il n’a pas encore vraiment
-débuté, et je n’existe déjà plus près de lui.
-Est-ce juste ?</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VIII</h2>
-
-
-<p>— Mon vieux, j’ai eu une idée mirobolante pour
-toi ! déclara Lourbillon, qui entraînait Fernand
-sous le bras et qui, royal, sitôt sur le trottoir,
-arrêta : « Cocher ! psst !… » une voiture.</p>
-
-<p>— Chez Zimmer ! et au trot !</p>
-
-<p>Lourbillon s’était intronisé, d’autorité, le directeur
-de conscience, le conseiller d’existence, le
-mentor, l’ange gardien, le commissionnaire et le
-chevalier de Fernand. « Tu n’es pas imaginatif, »
-avait-il pris l’habitude de lui répéter, « et moi je
-le suis. Tu n’as pas d’idées, j’en suis plein ; tu ne
-connais pas le monde où tu vas évoluer ; moi, non
-seulement je le connais, mais encore, je le pratique.
-Laisse-toi conduire. » Et Fernand, assez
-mou de caractère, un peu dénué de volonté, caressé
-d’ailleurs dans sa vanité par les éloges
-enthousiastes que lui versait, à pleine bouche et
-continuellement, le vieux cabot, ravi d’avoir
-trouvé une machine à faire de l’argent sans se fatiguer
-lui-même, Fernand s’abandonnait complètement
-à la merci de son compagnon. D’ailleurs
-il n’avait point à se plaindre de la combinaison.
-Lourbillon choyait son trésor.</p>
-
-<p>— Où allons-nous ? interrogea Fernand.</p>
-
-<p>Le cocher, flatté de conduire des « acteurs »,
-avait enveloppé sa bête — qui souffrit de la faveur
-grande — d’un coup de fouet plein de
-fierté.</p>
-
-<p>— Tu vas voir. Tu me remercieras.</p>
-
-<p>Et sitôt le fiacre arrêté devant la brasserie et
-les voyageurs descendus :</p>
-
-<p>— Monsieur Solness ! présenta Lourbillon, voici
-mon ami Fernand dont je vous ai parlé, et à qui
-vous voulez bien faire la magnifique surprise en
-question !</p>
-
-<p>Fernand considéra le généreux inconnu qui
-s’occupait de lui préparer une surprise magnifique.
-C’était un grand garçon blond, à la bouche
-hermétique et aux yeux bridés, complètement rasé
-et dont la figure, en cet instant, considérablement
-riante, épanouie et cordiale, devait au repos
-paraître rusée, close et inquiète.</p>
-
-<p>— Solness, le peintre ! expliqua Lourbillon
-avec feu ; — tu sais bien ! celui qui fait toutes les
-grandes affiches qu’on voit sur les colonnes Morris !
-et qui veut faire la tienne, pour tes débuts !
-hein, mon vieux !</p>
-
-<p>Et il tapa, d’allégresse, sur les cuisses de Fernand,
-en extase.</p>
-
-<p>Son affiche ! une affiche ! énorme ! coloriée !
-qui serait son portrait, son image à lui, dans la
-rue ! sur les murs !</p>
-
-<p>Toujours lui ! lui partout !</p>
-
-<p>— Oh ! monsieur !</p>
-
-<p>— Oui ! — confia Solness, d’une voix circonspecte — j’ai
-entendu parler de vous par M. Lourbillon,
-et par d’autres personnes aussi, du reste,
-(ceci fut dit légèrement, en passant, car Solness
-aurait été fort embarrassé de nommer les dites
-personnes, et pour cause !) — Il paraît que
-vous allez, d’ici à quelques jours, révolutionner
-le concert et faire courir tout Paris. Et je serais
-vraiment heureux d’être le premier à vous présenter
-à la foule, dans une épreuve avant la lettre,
-si j’ose dire, avant le grand tirage de la célébrité !</p>
-
-<p>Il ajouta :</p>
-
-<p>— Maintenant que vous vous appartenez encore,
-on peut causer avec vous ! Plus tard, demain,
-quand vous appartiendrez au monde entier,
-on ne pourra plus. Il faudra vous demander
-audience.</p>
-
-<p>— Oh ! monsieur, jamais ! protesta naïvement
-Fernand, projeté au septième ciel, et qui se
-sentait pousser des ailes.</p>
-
-<p>— Oui, oui, on dit ça ; on le croit même ! et
-puis, quand la gloire est venue !…</p>
-
-<p>Solness articula cela sans rire, avec un sérieux
-mélancolique, en homme qui a sondé l’ingratitude
-humaine et qui sait combien l’ascension du Capitole
-change les meilleures natures.</p>
-
-<p>— Et ce serait une grande affiche, monsieur ?
-interrogea Fernand haletant, et donnant libre
-cours à son unique préoccupation.</p>
-
-<p>— Immense ! hurla Lourbillon, et étendant aussi
-loin que possible l’envergure de ses longs bras
-maigres :</p>
-
-<p>— Plus grande que ça !</p>
-
-<p>— Un double colombier ! glissa Solness ; un
-placard qui tiendrait tout un côté de la colonne !
-Et puis, on la ferait balader par les hommes sandwichs
-et par les voitures réclames !</p>
-
-<p>Fernand ne respirait plus. Pourtant, un moment,
-le sentiment logique que ce monsieur, si
-aimable, ne devait pas travailler pour rien, traversa
-son cerveau, et timidement :</p>
-
-<p>— Mais, monsieur, cela doit vous coûter des
-frais !</p>
-
-<p>Mais Solness eut le geste d’Hippocrate repoussant
-les présents d’Artaxercès.</p>
-
-<p>— Monsieur Fernand, je vous prie ! dit-il,
-entre artistes, on doit s’entr’aider. Je suis trop
-heureux de pouvoir, en quelque sorte, être un de
-vos parrains. C’est gracieusement que je ferai ma
-maquette, et mon exécution grandeur nature.</p>
-
-<p>Maintenant, n’est-ce pas ? pour les tirages et
-les éditions successives, vous vous arrangerez
-avec l’imprimeur. Cela ne me regarde pas. Mais,
-de grâce, de moi à vous, pas de question d’argent !</p>
-
-<p>Et un tel désintéressement éclatait sur sa face
-rasée, que Fernand se sentit pénétré de reconnaissance
-et d’orgueil.</p>
-
-<p>Ioris-Karl Solness, Danois d’origine, mais
-Pantinois renforcé, dessinateur, peintre et homme
-d’affaires, obligé de gagner sa vie et celle des
-siens, avait, un beau jour, tout comme un chercheur
-d’or, trouvé une mine.</p>
-
-<p>Cela ne lui était pas venu en entendant chanter
-le rossignol, mais bien en écoutant chanter les
-mentons bleus des cafés-concerts. La naïveté enfantine
-de ces gambilleurs de flons-flons, amateurs
-de clinquant et de vacarme, collectionneurs
-de palmes en papier, de coupures de journaux et
-de portraits phototypiques, lui était apparue
-comme un terrain riche en minerai pour un
-exploiteur adroit et assez actif pour cataloguer
-toutes leurs vanités et en faire son profit. Et il
-avait su être cet exploiteur adroit.</p>
-
-<p>Flatteur, insinuant et retors, sachant donner à
-sa physionomie les expressions de l’admiration
-la plus fervente ou de l’émotion la plus profonde
-devant n’importe quelle singerie du premier pitre
-venu, il avait pénétré derrière le rideau des music-halls
-et autres tréteaux. Il y avait récolté des
-commandes et moissonné une gerbe de documents
-hilarants.</p>
-
-<p>Caricaturiste de talent, chargeant sans vergogne
-ses modèles, — toujours honorés et satisfaits,
-pourvu qu’on vît leurs traits sur les murs — il
-faisait à la fois sa réputation et sa fortune. Ses
-albums de croquis des célébrités du concert étaient
-comme autant de musées des horreurs ; mais aucune
-de ces célébrités qui n’eût payé gros l’honneur
-de se voir, telle quelle, dans l’apothéose de
-l’affiche !</p>
-
-<p>Les originaux de Solness se vendaient fort
-cher. De temps en temps, il organisait une exposition
-où la collection de ses victimes occupait
-plusieurs pans de murs, à la Bodinière ou en quelque
-autre galerie selected. Et les dites victimes,
-gommeuses aux épaules creusées de salières
-offensantes, ténors aux doubles mentons outrageusement
-soulignés, n’étaient pas les dernières
-à se payer, à beaux deniers comptants, leurs effigies,
-comme à plaisir déformées.</p>
-
-<p>I.-K. Solness, à la suite de ces ventes, s’en allait
-à la mer, avec sa famille, en se tordant de
-rire.</p>
-
-<p>Ainsi Fernand allait avoir son affiche par
-Solness !</p>
-
-<p>Hors de lui, de joie et d’ivresse, et se figurant
-déjà — à regarder la Morris bigarrée de réclames
-de spectacles, plantée devant la terrasse de Zimmer — y
-voir sa tête resplendir, sa tête à lui, Fernand,
-avec ses yeux, ses oreilles et sa coupe de
-barbe (car il ne se faucherait jamais la moustache,
-c’était juré ! Il n’était pas de ces cabots
-ordinaires qu’on emploie à toutes sauces !) enivré,
-donc, et joyeux, il éprouva quelque étonnement à
-constater la froideur avec laquelle Blanche Mésange
-accueillit la triomphale nouvelle !</p>
-
-<p>Elle arrivait d’un pas calme, l’air plutôt attristé,
-dans son auréole de blondeur douce, dorée
-encore par le soleil qui demeure assez tardivement
-à cet angle du boulevard, et quand Fernand
-avec exaltation se précipita vers elle, la saisit
-par les mains, l’amena à la table et la présenta à
-Solness, en criant presque :</p>
-
-<p>— Voilà M. Solness, le célèbre peintre, qui va
-faire une affiche pour moi !</p>
-
-<p>Elle se contenta d’une brève inclination de
-tête et commanda au garçon un vermouth-grenadine,
-le bout du petit doigt appuyé sur le pommeau
-de son ombrelle, exactement comme s’il
-ne se préparait pas, sous la calotte des cieux,
-cette grande chose, cet événement de marque :
-une affiche de Fernand par I.-K. Solness !</p>
-
-<p>Au reste, l’attitude de Solness vis-à-vis de
-Blanche fut dénuée de tout emballement, et quand
-Fernand et Lourbillon nommèrent leur compagne,
-« vous savez bien ! qui était aux <i>Ambassadeurs</i> ! »
-le peintre répondit :</p>
-
-<p>— Ah ! oui, parfaitement ! avec un visage qui
-indiquait profondément que jamais le nom de l’amie
-de Fernand n’avait frappé son oreille.</p>
-
-<p>Aussi Blanche éprouva-t-elle assez vite les
-prurits d’un appétit qui n’était peut-être pas
-aussi violent qu’elle voulait bien l’affirmer, et
-manifesta-t-elle le désir d’aller dîner.</p>
-
-<p>Et comme Fernand, par politesse, et d’ailleurs
-enchanté de voir en face de lui le visage de son
-futur glorificateur, ne semblait pas aussi pressé
-de regagner la maison, elle émit un :</p>
-
-<p>— Reste avec tes amis, si tu veux, moi je
-rentre ! qui n’était plus d’une lune de miel.</p>
-
-<p>— Du tout ! du tout ! rentrons !</p>
-
-<p>Fernand se levait, serrait la main de Solness
-comme il eût étreint celle d’un père.</p>
-
-<p>— Vous savez, les femmes !</p>
-
-<p>— Mais oui, mais oui, parfaitement !</p>
-
-<p>— Alors, à quand ?</p>
-
-<p>— Mais à demain ! Si vous pouvez. Venez à
-mon atelier, rue Lepic, 10. Il faut que je vous
-croque sérieusement. Vos débuts sont tout prochains,
-je crois.</p>
-
-<p>— Dans quinze jours.</p>
-
-<p>— Raison de plus. Demain, à deux heures de
-relevée à cause de la lumière. Vous avez des
-méplats intéressants, là, dans les joues, que je
-ne voudrais pas rater. Madame !…</p>
-
-<p>Solness, debout, s’inclinait, très correct. Le
-salut de Mésange au départ fut ce qu’avait le salut
-de Mésange, à l’arrivée, très court, très sec.</p>
-
-<p>Et Lourbillon ne fut pas invité à dîner.</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Minuit. L’heure des crimes ou des baisers !</p>
-
-<p>Blanche et Fernand, couchés depuis un quart
-de minute, se regardaient autrement que de coutume.
-D’ordinaire, cet échange des yeux préludait
-à une naturelle et charmante ruée de ces
-deux jeunesses l’une vers l’autre.</p>
-
-<p>Ce soir, Fernand dit :</p>
-
-<p>— Comme tu as été désagréable pour Solness ?</p>
-
-<p>Et Mésange, les mains jointes sous son chignon,
-nettement étendue sur le dos, et nullement
-penchée vers son ami, répondit, les yeux
-maintenant au plafond :</p>
-
-<p>— Est-ce que je connais ce monsieur ?</p>
-
-<p>— Mais il te connaît, lui !</p>
-
-<p>— Ah ! oui ! drôlement ! Est-ce que j’existe,
-moi ? D’ailleurs il n’y a que toi, tu le sais bien !</p>
-
-<p>— Pour toi, oui, j’espère ! insinua Fernand, qui
-pressentant vaguement l’imminence d’une scène,
-coupait au court en insinuant son bras sous la
-taille nue de Blanche.</p>
-
-<p>Cette manœuvre insidieuse obtint un plein
-succès. Blanche tressaillit toute et jeta brusquement
-ses bras autour du cou de son amant. Et
-bien des griefs furent oubliés.</p>
-
-<p>Pourtant, une heure après, la lampe éteinte,
-cette simple et triste phrase sonna dans la nuit :</p>
-
-<p>— Tu as de la chance, toi ! on te fait des
-affiches !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">IX</h2>
-
-
-<p>Le grand jour était arrivé.</p>
-
-<p>Celui des débuts « sensationnels » de l’illustre
-Fernand aux soirées classiques du <i>Colorado</i>.</p>
-
-<p>Car, désormais, Fernand était illustre !</p>
-
-<p>Avant de s’être illustré lui-même, d’ailleurs.
-D’autres s’étaient chargés de ce soin.</p>
-
-<p>L’affiche illuminante de Solness, dont les couleurs
-pétaradaient sur les colonnes Morris comme
-les mille fusées d’un bouquet de feu d’artifice,
-exhibait depuis une quinzaine, aux Parisiens
-éblouis, le portrait en pied de l’imminent triomphateur.</p>
-
-<p>Bien cambré dans un habit bleu azur, à boutons
-d’argent, culotte amarante, bas de même et escarpins
-à boucles, Fernand, moustaches en croc,
-mèche ondulée et œil en amande, était présenté à
-l’admiration des foules par le bon faiseur. Il y
-avait déjà des cocottes à huit-ressorts qui rêvaient
-de lui.</p>
-
-<p>Car l’affiche n’était pas seule à célébrer sa
-gloire. Des notes insidieuses, payées cher par la
-mère Langlet aux courtiers de publicité spéciale,
-racontaient dans les journaux des histoires
-attendrissantes.</p>
-
-<p>Et tout un roman, de cape et d’épée, d’amour
-et d’honneur, courait les rues :</p>
-
-<p>« Fernand, disaient les feuilles, n’était pas un
-cabot vulgaire, le baryton professionnel, l’ordinaire
-numéro des music-halls. — Dernier-né d’une
-grande famille, noble comme les Montmorency,
-mais pauvre comme Job, les siens ayant été
-affligés par des revers de fortune, Fernand, — ce
-nom cachait un nom devant lequel s’incline
-tout l’armorial de France ! — était une fois, comme
-dans les contes de fées, tombé amoureux d’une
-princesse belle comme le jour…</p>
-
-<p>» Trop fier pour accepter le rôle d’un coureur
-de dot, et jouer le personnage du jeune homme
-pauvre de Feuillet lui semblant d’une littérature
-un peu périmée, il avait résolu de ne devoir rien
-qu’à lui-même, et, comme dans les romans de chevalerie,
-de conquérir son amante à la pointe de
-son gosier ! et dzim et boum !!</p>
-
-<p>» Héroïquement, il avait rompu avec son
-monde, brisé toutes ses relations, fui les salons
-où l’occasion de rencontrer celle qu’il adorait lui
-était offerte. Prétextant un exode aux lointains
-pays, à la recherche de la Toison d’or, il avait
-disparu, sans hésitation, sinon sans souffrance…
-(Allons, tant mieux !…)</p>
-
-<p>» Doué, — narraient toujours les gazettes, — d’une
-voix admirable et d’un talent musical hors
-ligne, il s’était en réalité décidé (l’art a ses paladins
-comme la guerre !) à vaincre l’adversité
-sur ce terrain du théâtre, si parisien et si moderne ! »…
-Plan ! plan ! ra ! ta ! plan ! fermez le ban !</p>
-
-<p>La réclame avait été prestigieusement faite.
-C’est Antonin Mariol qui s’en était chargé. Et
-avec quel zèle, Seigneur ! Et d’autant plus de joie
-que cela fournissait une occasion unique et plausible
-au démolissage en douce de Petrus, l’étoile
-masculine de la troupe actuelle — dont le succès
-énorme et le talent spécial, goûté du public,
-commençaient à agacer fortement la direction, qui
-rageusement se voyait dans l’obligation d’avoir
-pour lui des obligations et des égards… (ce qui
-est une source inépuisable de rancunes pour un
-directeur qui se respecte !) Quelle joie pour la
-mère Langlet et Antonin Mariol, de pouvoir, si
-Fernand avait du succès, asticoter, vexer, humilier
-et faire trembler le célèbre Petrus qui, depuis
-huit belles années, leur rapportait environ
-80,000 francs de rente ! On allait lui faire voir
-aussi, à celui-là, s’il était le seul et l’unique ; est-ce
-qu’il allait les obliger encore longtemps à lui être
-reconnaissants ?… Ces cabots ont tous les toupets !
-On avait engagé Fernand, il était là…
-tout nouveau, tout beau, tout neuf et tout frais. A
-lui nos cœurs. On allait voir ce qu’il avait dans
-le ventre… (S’il était creux… sait-on jamais ?… ce
-brave Petrus serait encore salué dans la maison) ;
-mais si le nouvel arrivé, « l’Espoir », avait du
-succès, oh ! alors, mon pauvre Petrus, attends-toi à
-tout ! Pendant toute une saison, on négligera ta
-publicité, on fera le silence autour de toi, ta vedette
-maigrira, de petites lettres de rien du tout
-remplaceront les belles majuscules de jadis ! La
-claque recevra des ordres formels… tu chanteras
-à 8 heures et demie, à l’heure solennelle des salles
-vides… on te défendra de bisser tes couplets…
-les programmes seront toujours trop longs ; le régisseur,
-pour prendre l’air de la maison, deviendra
-insolent ; le chef d’orchestre, par esprit d’imitation,
-sera maussade, tes camarades seront
-contents… Bref, on te fera « tomber ». Ce qui en
-argot de théâtre signifie « étouffer un succès ».
-Puis on te mettra le marché en main : partir ou
-rester à meilleur compte !</p>
-
-<p>Et toi, grande bonne bête de cabot, tu pleureras,
-ton chagrin deviendra de la révolte pendant
-cinq minutes… et le soir, après avoir été la dupe
-et le joujou de gens retors, roublards et malhonnêtes,
-tu chanteras la bouche en cœur, les pouces
-dans les entournures de ton gilet, le chapeau sur
-l’oreille, l’air d’un homme heureux, car tu auras
-signé tout ce qu’on aura voulu pour rester là…
-sur ces vieilles planches que tu aimes, ce vieux
-trou du souffleur dont pendant tes huit plus belles
-années tes guiboles ont ressenti les courants
-d’air glacés. Tu tiens à ta scène, comme d’autres
-à leur petite maison, à leurs vieux arbres, et l’idée
-de partir, d’aller ailleurs, fait que tu t’attendris…
-Non, mais es-tu assez bête mon pauvre vieux !…
-Si au moins tu avais secoué fortement la caisse
-de tes patrons, et t’étais enrichi avec eux ! Mais
-non, tu as cru être d’une exigence terrifiante en
-te faisant payer de façon à leur rapporter quatre
-cents pour cent !!! Fallait compter, vieil ami, et
-tirer d’eux le possible et l’impossible ! fallait
-compter !! et escompter toutes les rosseries, les
-ingratitudes et les oublis des lendemains de
-gloire ou des veilles de danger. On ne t’a donc
-rien dit ?… rien raconté ?… Comment n’as-tu pas
-deviné ?… Mais laissons débuter Fernand.</p>
-
-<p>La salle était fort brillante. Le public habituel
-de ces sortes d’inaugurations était accouru. Il y
-avait là des chapeaux coûtant plus cher que les
-femmes qu’ils coiffaient, des bagues dont les
-prix avaient fait faire un tas de bêtises à celles qui
-les portaient et auraient suffi à nourrir une famille
-pendant un an, des souliers et des tubes si
-luisants qu’on ne savait si c’étaient les souliers qui
-étaient en soie ou les tubes qui étaient vernis. La
-critique était même représentée par quelques
-« soiristes, » ces entraîneurs des étoiles, et tous
-les « courriéristes » que la belle Antonia appelait
-« les valets de cœur »… parce qu’ils ne coûtent
-rien… et vous servent ! Pour trente lignes
-de publicité qu’on lui faisait par mois, Antonia
-ne refusait rien !</p>
-
-<p>Dans les avant-scènes des rez-de-chaussée, les
-hétaïres notoires de la capitale, la belle Puchera,
-Lucienne de Nemours, Liane de Sancy, hostiles
-lune à l’autre chacune, et chacune entourée de
-sa bande spéciale d’« amis », hauts sur col, plastronnés
-de blanc et couverts de noir, comme les
-pies, s’accoudaient nonchalamment sur le velours
-rouge du rebord des loges, lorgnant de faces-à-main
-dédaigneux le menu peuple des hommes à
-un louis et le fretin des minces ondulées qui ne
-vont qu’en fiacre.</p>
-
-<p>Au fond de la salle, face à la scène, et debout
-derrière le dernier rang de fauteuils, Antonin
-Mariol, intéressé et fiévreux, attendait le lever du
-rideau.</p>
-
-<p>Une explosion de cuivres, de tambours et de
-grosse caisse, ouverture et introduction, charivari et
-ritournelle, annonça tout à coup le commencement
-des réjouissances. Le rideau s’envola
-jusqu’au cintre, et dans un décor violemment
-éclairé, un monsieur vêtu d’un complet groseille
-apparut, ouvrit la bouche comme s’il eût voulu
-avaler l’auditoire, et froidement polka, valsa les
-délices d’être garçon d’honneur, le tout mêlé
-d’une histoire de camembert remplaçant la fleur
-d’oranger fripatouillée sous la table, et d’un ruban
-arraché traditionnellement sous forme de la « Jarretière
-de la mariée » ! Qu’est-ce que ce fromage
-venait faire là-dessous ? N’empêche que la chanson
-s’était vendue à 50,000 exemplaires, ce qui
-est le dernier cri littéraire du concert. C’était la
-première chanson du programme.</p>
-
-<p>Un grand gaillard vint affirmer les sympathies
-du peuple français pour le peuple ru-u-sse !
-Enfant de chœur dans sa jeunesse, puis cordonnier,
-son premier prix de chant de la « Société
-Chorale de Champigny » lui valut de signer un engagement
-de cinq ans dans les établissements
-d’été, et de plein air, à la recherche des coups
-de gueule capables de couvrir le bruit des pluies
-sur la toiture, le roulement des voitures, et la
-sirène des bateaux passant sur la Seine. Tout ça
-pour 10 francs par soirée !</p>
-
-<p>Ce stentor levait les rideaux des établissements
-Langlet, du mois d’octobre à fin avril.</p>
-
-<p>Après lui vint un ivrogne fictif, détaillant les
-hoquets, les haut-le-cœur, et titubant des chevilles — le
-nez et les pommettes fleuries, le chapeau
-défoncé sur l’oreille et les pouces accrochés
-aux poches d’un gilet à guirlandes, ses bredouillages
-mouillés rythmés par une musique gaie. — Puis
-ce furent les « Gommeuses, » surmontées de
-coiffures dont le sommet de plumes époussetait les
-frises. Une très jeune personne vint, bras nus,
-jambes nues, gorge nue, et qui, d’un mouvement
-habile au cours d’un refrain, trouva moyen de
-faire glisser l’épaulette de son presque pas de corsage,
-en sorte qu’on put voir son sein gauche qui
-était rond, rose, petit et joli (espérons pour l’autre
-qu’il était pareil !) Elle chanta qu’elle voulait :
-« Un p’tit vieux bien pro-o-pe, » et le répéta deux
-fois… ce qu’elle n’aurait pu faire si elle avait
-demandé un p’tit vieux bien sa-a-le… Car la
-censure, qui s’y connaît aux nuances, le lui aurait
-sévèrement refusé.</p>
-
-<p>Mais la prétention, très légitime après tout, de
-la jolie fille laissa le public froid comme glace. Ce
-public n’était pas un public ordinaire ! C’était le
-public des premières, celui qui la connaît et que
-rien n’épate, et qui ne se chauffe point à du bois
-déjà brûlé ! ah ! mais ! Et il attendait Fernand, ce
-public. Et nul autre ! Et on eût pu lui montrer la
-lune à un mètre, et vivante ! qu’il n’eût point
-bronché !</p>
-
-<p>Il y eut cependant un dégel.</p>
-
-<p>Inattendue, cette détente, mais réelle ! Il s’entr’ouvrit
-des sourires çà et là, sur des lèvres
-peintes, des plastrons se penchèrent vers des
-corsages avec approbation. La belle Puchera
-daigna choquer l’une contre l’autre ses mains
-ruisselantes de diamants, et un applaudissement
-assez vif crépita aux petites places.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que c’est que cette gosse-là ?</p>
-
-<p>— Elle est gentille ?</p>
-
-<p>— D’un joli blond, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>— On en mettrait sur son lit !</p>
-
-<p>Ces propos, en brouhaha flatteur, bruirent assez
-distinctement de l’orchestre aux loges.</p>
-
-<p>Et on rappela la débutante. Parfaitement ! sans
-nulle rancune pour l’acidulé de sa voix et le
-léger bafouillis de sa prononciation. Bafouillis ?
-Bah ! gazouillis, un joujou nouveau ! Bravo !</p>
-
-<p>Et, comme l’indiquait le refrain de sa chanson,
-elle avait :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2">Charmé les lapins,</div>
-<div class="verse">Les p’tits lapins doux et câlins…</div>
-<div class="verse">Avec une plum’ de paon,</div>
-<div class="verse">J’leur chatouill’ le tympan !</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">avait chanté la jolie fille. — Et sa joliesse avait
-captivé les yeux si fortement qu’elle en avait
-bouché les oreilles.</p>
-
-<p>Et les bravos de partir !</p>
-
-<p>Blanche Mésange, charmée, mais point trop
-surprise (car enfin, n’est-il pas vrai qu’on peut
-être modeste et avoir pourtant conscience de sa
-valeur ?…) revint saluer et envoyer des baisers
-reconnaissants, toute émue, toute rose de la réception
-faite par ce public « de première »,… ma
-chère, celui qui s’y connaît ! Car c’était Blanche
-Mésange qui remportait ce succès d’un soir. Un
-vrai succès, sur le moment ! ses cheveux mousseux,
-son sourire de bébé, la douceur de ses yeux,
-tout cela inattendu, inédit et non préparé, avait
-brusquement allumé le feu de paille.</p>
-
-<p>C’est un axiome au concert, démenti parfois,
-justifié souvent, qu’un « numéro » qui réussit
-<i>fiche par terre</i> le numéro suivant. Les gens sont
-si paresseux qu’ils ne trouvent pas en eux-mêmes
-la force de deux enthousiasmes en une seule
-séance. La veulerie de nos contemporains va des
-actes aux gestes.</p>
-
-<p>De fait, après la petite ovation accordée à
-Blanche Mésange, le public redevint froid comme
-une banquise. Le célèbre équilibriste Tom Jack
-lança vainement par les airs des bouteilles, des
-guéridons, des poids de dix kilos et des œufs à
-la coque. Chérie Chéron, elle-même, égrena dans
-l’indifférence bruyante et la plus absolue les
-perles de son répertoire. « Et quand on pense qu’il
-faut respecter le Public, grogna-t-elle ! Ah ! zut
-alors ! »</p>
-
-<p>On attendait désormais Fernand.</p>
-
-<p>Mais, avouons-le, on l’attendait comme, au coin
-d’un bois, des détrousseurs espèrent l’imprudent
-inconnu. Le Tout-Paris des premières ne peut
-pas s’emballer deux fois ! Voyons ! il faut être
-juste. Et puis c’est fatigant de se faire une opinion,
-et difficile ! Demain, quand on aura lu les
-comptes rendus des journaux, ce sera plus commode…</p>
-
-<p>Et ce furent des bâillements, des conversations
-particulières, des remuements de petites cuillères
-dans les verres et une recrudescence de fumées
-de cigares, tout le temps que défilèrent
-hommes et femmes, les « types déjà assez vus »
-du <i>Colorado</i>.</p>
-
-<p>Tout à coup le silence se rétablit : le nom de
-Fernand venait d’être affiché, tandis que stridait
-la sonnerie de l’avertisseur. On allait entendre le
-rossignol annoncé à la porte ! et dans les avant-scènes
-en vue, la belle Puchera, Liane de Sancy
-et Lucienne de Nemours daignèrent abandonner
-les colloques qu’elles entretenaient avec leurs entreteneurs,
-et se retourner du côté de la rampe,
-avec des claquements secs d’éventails brusquement
-fermés. — Une loge restée vide jusque-là
-fut tout à coup occupée par trois hommes très
-chics, dont le plus gros était l’amant connu de
-Chérie Chéron, marié et père de grands enfants ;
-cela ne l’empêchait pas de courir avec sa maîtresse
-tous les éditeurs de musique et de l’accompagner
-dans sa course aux chansons, de surveiller
-son affichage qu’il payait sans compter, louant les
-kiosques, les pans de murailles libres pour y faire
-coller l’affiche coloriée de Chérie Chéron, payant
-ses leçons de diction, ses couturiers, et se précipitant
-chez le coiffeur quand les frisettes étaient
-en retard : homme de bourse, il avait de constantes
-relations avec la haute banque de Paris,
-pour laquelle il louait des fauteuils qu’il offrait à
-chaque début de Chérie Chéron. — Ce soir-là,
-inquiet, nerveux, agité, il attendait, anxieux, le
-résultat du début de Fernand… Clou d’avenir
-qui pouvait faire aussi pâlir l’étoile de son amie :
-un clou chasse l’autre, dit le proverbe, qui ne fut
-jamais si vrai ! Petrus comme homme, Chérie
-Chéron comme femme, pouvaient être démolis du
-coup, si ce Fernand prenait tout pour lui, si la
-direction mettait sur lui seul ses soins de publicité !
-Et déjà il échafaudait tout un plan de défense…
-des toilettes folles, des bijoux nouveaux
-et des dîners chers offerts largement à ceux qui
-la serviraient dans les journaux ; des villégiatures
-offertes aux auteurs et mille autres sornettes de
-combat. — Enfin Fernand parut !</p>
-
-<p>Il était, comme sur son affiche, en habit azur
-à boutons d’argent, culotte amarante, bas et escarpins.</p>
-
-<p>— Tiens ! jeta assez haut Liane de Sancy, j’habillerai
-mon domestique comme cela !</p>
-
-<p>— Lou mien, il l’est déjà ! riposta la belle Puchera,
-de la loge voisine.</p>
-
-<p>Fernand avait entendu ces aimables paroles,
-le plateau de la scène étant à deux pas, et il sentit
-tout à coup, en même temps que de la colère,
-un trac énorme l’envahir. A peine entré, déjà la
-proie passive de tous ces êtres, en nombre, contre
-lui tout seul.</p>
-
-<p>Mais déjà le bâton du chef d’orchestre lui donnait
-le signal. Il s’agissait de vaincre ou de mourir,
-et il s’élança dans sa chanson comme à Waterloo
-la garde impériale entra dans la fournaise.</p>
-
-<p>Baryton adoré de la <i>Fauvette</i> de Ménilmontant,
-demeuré très faubourg populaire, sans relations
-dans le monde spécial des fabricants pour
-concerts, et d’ailleurs devenu un peu fat dans le
-bain d’admiration où le plongeaient du soir au
-matin et du matin au soir Blanche Mésange et
-Lourbillon, Fernand ne s’était pas donné la peine
-de s’en donner. Confiant dans le timbre de sa
-voix, et assuré de ses agréments physiques par
-le culte passionné que leur rendait dans l’intimité
-sa bonne amie, il avait simplement choisi, comme
-morceau de début, une de ces romances goualantes,
-son triomphe autrefois, une de ces bêleries
-de rue que les ouvrières, à l’heure du déjeuner,
-accompagnent, massées en cercle autour d’un violoneux,
-qui la vend dix centimes, deux sous !</p>
-
-<p>Il s’était dit que ce serait du nouveau pour les
-music-halls, ce genre de production ne s’y étant
-jamais fait entendre, propriété exclusive des virtuoses
-du pavé.</p>
-
-<p>Il se trompait fortement, car une partie de la
-salle — si nombreuse qu’elle fût ! — s’amusa à
-reprendre le refrain en chœur.</p>
-
-<p>A Paris, la scie a plus de vogue que la symphonie.
-Et la rengaine des carrefours pénètre
-dans les salons, ne fût-ce que par l’escalier de
-service — (et comme certains salons n’en ont pas
-d’autre…) Seul, l’organe véritablement charmant
-de débutant arrêta les rires prêts à éclater. Même,
-certains, plus sceptiques, voulurent bien croire
-à une charge préméditée.</p>
-
-<p>— Il se paye notre tête !</p>
-
-<p>Mais le public ne montra pas une mauvaise
-humeur excessive, pourtant.</p>
-
-<p>Et on applaudit, mollement ; juste ce qu’il fallait
-pour laisser au nommé Fernand le prétexte
-de « repiquer au truc », pour montrer ce qu’il
-avait « dans le ventre ».</p>
-
-<p>Il y avait les <i>Bœufs</i> ! L’infortuné ! les <i>Bœufs</i>
-de Pierre Dupont et la <i>Tour-Saint-Jacques</i> de
-Darcier ! Des chefs-d’œuvre, à ce public de demoiselles
-de parade, coûteuses et joyeuses, à ces
-femmes du monde en mal de piments, à ces gentilshommes
-impatients de retroussés et de littérature
-au vitriol.</p>
-
-<p>Ce fut une stupeur. Ainsi le Fernand n’était
-pas un fumiste ! c’était pour de vrai ! nulle galéjade.
-Un troubadour sincère ! Le Tout-Paris des
-premières, de fauteuil à fauteuil, de loge à loge,
-se regarda mutuellement dans les yeux.</p>
-
-<p>Il y eut un instant terrible et drôle, un de ces
-instants baroques qui tuent ou qui font vivre une
-réputation entre l’Opéra et le faubourg Saint-Martin.
-Allait-on siffler ? C’était au bord, comme
-on dit.</p>
-
-<p>Mais on ne siffla pas ! Ce diable d’organe, prenant,
-vibrant, délicieux, paralysa les exécuteurs.
-On ne siffla pas. On se tut. Même, quelques applaudissements,
-là-haut, aux galeries, se risquèrent.
-La poésie de Pierre Dupont, la verve de
-Darcier réjouissaient encore quelques âmes simples.
-Et Fernand put saluer et se retirer à reculons,
-comme un dompteur pas très sûr de ses bêtes…
-sans encombre et sans trop de honte.</p>
-
-<p>C’est égal ! la chute était rude ! Disparue la vision
-odieuse, de toutes ces rangées de visages
-figés, hostiles, impassibles, muets, Fernand dans
-la coulisse se sentit pâlir de lassitude, de désespoir
-et de dégoût. Il s’appuya à un portant. Ses
-jambes flageolaient sous lui. Pas un rappel ! Ah !
-pour une tape !… C’était cela, ce public « si bon,
-si indulgent ! si encourageant ! » Des phrases, des
-blagues écrites dans les journaux par des cabots
-adroits et roublards.</p>
-
-<p>Ainsi, c’est là qu’aboutissaient tous ses espoirs
-de fortune, tous ses orgueils, toute sa sottise !
-s’avoua-t-il en une seconde de vérité.</p>
-
-<p>Le vide autour de lui. Le personnel s’empressait
-pour l’entrée de Charlin, le tourlourou fantaisiste
-et pittoresque, idole fêtée du parterre. Seul, le
-pompier de service, attentif sous son casque de
-cuivre, dans sa petite logette, assistait, sans y
-prendre garde du reste, à cette agonie d’une vanité
-bébête.</p>
-
-<p>Fernand se dirigea à pas chancelants vers l’escalier
-des loges d’artistes. Pantin désarticulé,
-vêtu de bleu clair et d’amarante, il poussa la
-porte du réduit où une heure auparavant il avait
-endossé ces oripeaux joyeux.</p>
-
-<p>Une femme, Blanche Mésange, en robe de ville,
-était assise sur une chaise, à côté de la planche à
-maquillage. Elle se leva, quand il entra, bondit
-vers lui avec un visage d’allégresse et cria :</p>
-
-<p>— Hein ? ça a bien marché ! J’en ai eu un succès !</p>
-
-<p>Il la regarda d’un œil morne. Sans s’apercevoir
-de cette attitude, Blanche enivrée continua :</p>
-
-<p>— Deux rappels ! mon chéri ! Tu vois, ta petite
-femme, deux rappels !</p>
-
-<p>Comme il se taisait toujours :</p>
-
-<p>— Figure-toi ! je suis désolée. Il est venu tant
-de messieurs dans ma loge, avec des fleurs ! Des
-journalistes, tu sais ! et puis des hommes chics,
-et les camarades, et tout le monde ; et ils sont
-gentils ici ! ce n’est pas comme aux <i>Bateaux
-Fleuris</i> ! Je n’ai pas eu le temps d’ôter mon costume
-et de me rhabiller assez vite pour venir t’applaudir !
-Ah ! mon chou ! je suis contente !</p>
-
-<p>Et elle se précipita pour l’embrasser.</p>
-
-<p>Alors, seulement, Fernand recouvra l’usage de
-la parole. Il repoussa Blanche, et, d’une voix
-creuse, avec une amertume infinie, il dit :</p>
-
-<p>— M’applaudir !</p>
-
-<p>— Bien sûr !</p>
-
-<p>— Tu aurais été la seule !</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que tu chantes ? suffoqua Blanche
-en arrondissant ses yeux.</p>
-
-<p>— Je chante ! jeta Fernand avec violence, je
-chante que j’aurais mieux fait de ne jamais chanter
-de ma vie ! Où est Lourbillon ?</p>
-
-<p>Blanche demeurait effarée. Elle balbutia :</p>
-
-<p>— Lourbillon ? mais il est dans la salle ! il va
-venir !</p>
-
-<p>— Lui ? ah ! oui, comptes-y ! D’ailleurs il
-vaut mieux qu’il ne se mette pas sous ma patte !
-Qu’est-ce que je lui conterais, à celui-là ! C’est
-de sa faute, tout ça ! de la tienne aussi, d’ailleurs !</p>
-
-<p>— Mais qu’est-ce qu’il y a ? que s’est-il passé ?
-Tu es fou ! gémit Blanche en joignant les mains.
-Dans sa jolie figure tout en bonheur, deux grosses
-larmes commençaient à poindre, aux coins des
-paupières.</p>
-
-<p>— Il y a, cria Fernand exaspéré, que je viens
-de ramasser la bûche ! mais là, la vraie ! celle de
-Noël ! Et que c’est à vous deux, à Lourbillon et
-à toi, que je dois ça ! car sans vous, le diable
-m’emporte si je serais jamais monté sur vos sales
-planches, me faire charrier par votre sale public !</p>
-
-<p>— Toc ! toc ! on peut entrer ? fit à ce moment
-une voix aimable. Et Antonin Mariol, jeune, souriant
-et tranquille, apparut au seuil de la loge.</p>
-
-<p>— Ah ! monsieur Mariol ! je suis un homme
-perdu ! Je vais me jeter à l’eau ! Et quand je pense
-que vous avez signé avec moi ! hoqueta Fernand
-qui se mit à sangloter, à bout de nerfs, effondré
-comme un petit enfant.</p>
-
-<p>— Mais, fit Mariol avec affabilité, je suis enchanté,
-mon cher ami, d’avoir signé avec vous, ou
-du moins, — il se reprit — d’avoir fait signer madame
-Langlet ! Que vous arrive-t-il ? vous êtes
-indisposé ?</p>
-
-<p>Fernand le regarda, stupide d’effarement :</p>
-
-<p>— Mais… ma tape de ce soir ?</p>
-
-<p>— Votre tape ? Où prenez-vous une tape ? Vous
-n’avez peut-être pas décroché tout le succès auquel
-on pouvait s’attendre. Mais voilà tout. C’est
-à recommencer simplement. Vous avez été applaudi
-en somme !</p>
-
-<p>— Oh ! par qui ?</p>
-
-<p>— Par les gens d’en haut ! Ceux qui font durables
-les carrières d’artistes ! Rassurez-vous ! je
-vous ai entendu. C’était très bien ! Les petites
-places vous gobent. Tout est là ! Les autres, ça
-ira tout seul. On paiera les journalistes qui feront
-payer les gens du monde !</p>
-
-<p>— Oh ! monsieur Mariol.</p>
-
-<p>— Seulement, vous avez eu tort de ne pas suivre
-mon conseil. Il faut vous créer un répertoire
-et un genre à vous ! Que diable ! les auteurs et les
-musiciens ne manquent pas ! Allez les voir. Montez
-à Montmartre. C’est le pays qui en produit le
-plus ! Ces gens-là vous fabriqueront sur mesure
-des machines originales et c’est vous qui en récolterez
-tout le bénéfice, la publicité et la galette !</p>
-
-<p>Il s’en allait. Il ajouta :</p>
-
-<p>— Surtout plus de rengaines ! de ponts neufs !
-Dégoisez de l’inédit, fût-il stupide ! Ça portera
-avec votre voix… Voyez Sufreid à Montmartre ;
-ses chansons passent pour spirituelles, elles sont
-au-dessous de tout : le tout est de s’imposer. Nous
-vous imposerons.</p>
-
-<p>Il n’était déjà plus là, le suave Antonin Mariol,
-quand Blanche, s’approchant de Fernand, le réconforta
-un peu :</p>
-
-<p>— Des auteurs ? mon chéri. J’en connais des
-bottes ! Je t’en indiquerai qui sont épatants, si tu
-veux ! proposa-t-elle en l’aidant à dégager son
-bras de la manche du bel habit azur à boutons
-d’argent, qui venait d’aller à la peine sans être à
-l’honneur. Habit de polichinelle cassé et démantibulé,
-habit confident des troubles et des
-peines, des espoirs et des défaillances, qui semblez
-brillant ou piteux selon que vous avez été à
-la gloire ou à la défaite, quand vous serez fané et
-jeté dans un coin, si vous pouviez alors nous raconter
-l’histoire de vos espoirs déçus, quelle leçon
-pour nos vanités !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">X</h2>
-
-
-<p>Le cabaret de la <i>Tarentule montmartroise</i>
-n’occupait pas, en façade, un espace énorme sur
-le boulevard Rochechouart, mais il possédait des
-profondeurs.</p>
-
-<p>Une simple boutique, en vérité, vue du trottoir…
-un temple ! sitôt le seuil passé.</p>
-
-<p>Bistro, café. Puis le sanctuaire. C’est bien là
-l’impression que Fernand ressentit quand Lourbillon
-l’amena en ce lieu.</p>
-
-<p>Car Lourbillon s’était ressaisi. Consterné, déconfit,
-prostré après la défaite de son disciple, à
-la première soirée classique du <i>Colorado</i>, il
-avait virilement, ce soir-là, soir de tristesse et
-de doute, pris la résolution de ne plus connaître
-Fernand. Et, négligeant de lui apporter en sa
-loge des condoléances oiseuses, il était parti, à
-l’anglaise, avec le public.</p>
-
-<p>Mais, deux jours après, Lourbillon avait appris
-que la « tape » était considérée comme nulle et
-non avenue par l’administration, et que son poulain
-gardait encore des chances, outsider tiré
-sans doute et réservé pour un grand prix futur !</p>
-
-<p>Aussi, la bouche en cœur, et sincèrement, somme
-toute, — car, au fond, qui saura jamais ce qu’il peut
-entrer de délicatesse invisible dans une muflerie
-patente, et si ce n’était pas par timidité d’amitié
-souffrante que Lourbillon avait salement lâché
-Fernand dans le malheur ? — sincèrement, donc, et
-tous les sourires aux lèvres, le vieux comique revint
-déjeuner chez son ami ; la cuisine était excellente,
-au reste.</p>
-
-<p>Et aujourd’hui, Lourbillon emmenait son petit
-Fernand à la <i>Tarentule</i>, pour lui « dégoter » un
-auteur !</p>
-
-<p>Bistro, café, sanctuaire.</p>
-
-<p>Tel s’offrait, en effet, l’établissement.</p>
-
-<p>A la terrasse, quelques guéridons, autour desquels
-stagnaient, fumant leurs pipes, au-dessus
-de bocks sans faux-cols, plusieurs citoyens en
-chapeaux mous.</p>
-
-<p>A l’intérieur, sitôt entrés, Lourbillon dit à
-Fernand de stopper un peu dans la salle réservée
-aux buveurs ; on entrerait plus tard dans celle
-consacrée aux auditions des poètes de la Butte.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Tous deux regardent les habitués de l’endroit.
-Près d’une petite femme en rouge, c’était Lafoire,
-le dessinateur connu, qui d’une cravache
-sûre et cinglante profilait les culbutes morales
-et physiques de ses contemporains. — On s’arrachait
-les ventres de ses banquiers et les maigreurs
-de ses danseuses. A côté de lui c’était le
-célèbre Will, le Pierrot glabre, Watteau de
-sacristie, artiste délicieux d’une élégance « interne »
-et cérébrale. Il causait à un petit homme
-qui disparaissait presque sous la table, et dont
-les jambes, quand il était assis, étaient à cinquante
-centimètres du sol ! De sa hauteur totale de
-1 mètre 20, celui-là toisait drôlement l’humanité, et
-la déformait et la défigurait, avec talent du reste.
-Tous ses modèles devenaient des monstres, gesticulant
-à l’envers, des êtres de cauchemar, épileptiques
-et fous.</p>
-
-<p>Toute sa rancune inconsciente de petit nain lui
-remontait dans l’œil, qui voyait inexorablement la
-déformation quand même et pour tous ! On racontait
-que ce talentueux artiste demandait, durant
-de longs mois d’hiver, l’hospitalité de nuit, la table
-et les plaisirs du soir à certaines demeures chastement
-closes… et qu’il vivait là, faisant des
-études de mœurs fort intéressantes, en camarade,
-en ami, conseiller gratuit des tempêtes sentimentales
-qui s’élèvent parfois dans les cœurs bas
-tombés des amoureuses pensionnaires de ces
-garnis d’amour.</p>
-
-<p>Plus loin un homme jeune crépu, noir, un peu
-nègre de type. C’est Maurice Prenais, les lèvres
-épaisses, les dents grosses et longues, les yeux
-blagueurs (collez-lui une couronne de pampres
-sur la tête et une peau de bête en guise de <i>redingue</i>…
-il aura l’air d’un fêtard de la suite de
-Bacchus). C’est un poète celui-là, le meilleur de
-la bande, qui dira peut-être ses « Vieux Marcheurs »
-tout à l’heure…</p>
-
-<p>Le vieux à barbe blanche là-bas, c’est un
-peintre ; l’autre à côté c’est un graveur très connu ;
-et voici de Gyvry, pianiste et compositeur d’un
-talent réel, noyé dans l’absinthe ; il a été l’ami de
-Verlaine dont il sait les œuvres par cœur, et le
-soir, là, après la fermeture, entre eux, toutes ces
-illustrations déclament et Verlaine et Baudelaire.</p>
-
-<p>Goudeau, Delmet et d’autres se joignent à eux
-et les enthousiasmes se partagent entre les morts
-et les vivants.</p>
-
-<p>A ce moment, Fernand et Lourbillon ayant vidé
-leurs bocks se déplacèrent afin d’entendre les
-fameux chanteurs de la Butte !</p>
-
-<p>— Tiens, dit Lourbillon en entrant dans la petite
-salle, Hortensia et Paulina du <i>Colorado</i>… vois
-donc, Fernand…</p>
-
-<p>Et en effet, les deux chanteuses étaient là, très
-serrées l’une contre l’autre, avec au bras une
-énorme couronne mortuaire d’immortelles jaunes !
-<span class="sc">A ma Mère !</span> disait la couronne ; et comme Lourbillon,
-stupéfié, leur demandait le sens de cette
-plaisanterie macabre…</p>
-
-<p>— Pas une blague, répondit Paulina. Hortensia
-et moi sommes parties tantôt au cimetière porter
-cette couronne sur la tombe de la mère d’Hortensia.
-Comme le cimetière était fermé, nous
-l’avons trimballée avec nous… on a dîné au <i>Rat
-Mort</i>, on est passé au Moulin, on s’en va aux
-Halles, on tire une bordée. Êtes-vous des
-nôtres, venez donc ? — Non, merci, répliquèrent
-Lourbillon et Fernand, amusez-vous seules !</p>
-
-<p>Et la couronne mortuaire s’en fut faire la fête…
-jusqu’au lendemain matin sept heures, où elle
-arriva piteuse, à sa destination, déposée sur une
-tombe par deux femmes fatiguées et vannées de
-leurs folies nocturnes.</p>
-
-<p>Cependant, un petit homme aux cheveux
-rares, la figure courte et large, pâle et maigre,
-les yeux bizarres, dont un qui n’y voyait plus,
-abîmé qu’il était par une large taie blanche, monta
-sur l’estrade où perchait un mauvais piano, et
-s’accompagnant des deux doigts se mit à chanter,
-à blaguer « Les Sergots ». — La chose était fort
-spirituelle, d’une ironie fine et bon enfant. On
-applaudit ferme !</p>
-
-<p>— Gamahut !… annonça le chanteur rageur et
-embêté. Et la chanson macabre et terrifiante fut
-grincée en mineur, résonnante comme un glas
-funèbre, qui entre temps ferait des farces de sons,
-et d’allures… La salle délirait ! Mais on put trépigner,
-hurler, l’applaudir et le rappeler, le petit
-homme bourru et borgne se leva, salua et déguerpit
-au trot… Il avait gagné ses cinq francs,
-son bock et sa choucroute.</p>
-
-<p>Après lui vint un homme essoufflé, asthmatique,
-dont l’haleine aux relents de produits pharmaceutiques
-embaumait les alentours… Celui-là
-articulait si exagérément ses mots qu’il avait l’air
-de les mordre. Un mouchoir en main épongeant
-une sueur qui n’en finissait pas, il clamait le
-martyre de son cœur, l’espoir de son âme et les
-déceptions de ses rêves. — Il eut un gros succès.</p>
-
-<p>Puis tout à coup, l’introducteur habituel de ces
-célébrités vint demander au public de faire un silence
-absolu, afin que le « bon camarade Sacha
-puisse se faire entendre ». Alors arriva sur l’estrade
-un individu pâle, exsangue, d’une blancheur
-de cire, les yeux mal réveillés, les cheveux de
-paille, les lèvres violettes et la bouche horrible,
-démeublée, presque sans dents, et laissant apercevoir
-entre quelques bouts d’ivoire noircis et
-pourris, un trou noir, d’où sortait une musique
-maladive, d’une sonorité douteuse, et des paroles
-de reproches à une femme aimée, dont les trahisons
-se multipliaient…</p>
-
-<p>« Te rappelles-tu ses baisers ? » disaient les
-refrains.</p>
-
-<p>— Flûte alors ! Ta bouche, bébé ! glapit une
-vieille fille maquillée.</p>
-
-<p>Ce « ta bouche, bébé, » allusion plus qu’exclamation,
-mit le public en belle humeur, et le chanteur
-pâle et jaune, vexé et furieux, descendit du
-tremplin, menaçant et grossier.</p>
-
-<p>A ce moment, entrait dans la salle un journaliste,
-homme de lettres qui volontiers racontait
-dans ses livres ses histoires personnelles. Il avait
-eu la manie de célébrer les femmes androgynes,
-maigres, osseuses, exsangues, diaphanes, l’amour
-des formes à l’état d’indication, les seins et les
-ventres plats, les hanches des garçonnets, puis il
-s’en était dégoûté en même temps que de la morphine
-et de l’éther ; sa santé s’équilibrant et s’assagissant
-avec l’âge, les bouges et les garçons
-bouchers le laissaient froid.</p>
-
-<p>Dorénavant on ne parlerait plus de lui tout bas,
-avec des ah ! et des oh ! et des chut ! On dirait
-simplement et sans commentaires qu’il avait bigrement
-du talent ! Notre journaliste alla droit au
-petit coin que cachait le piano et derrière lequel,
-abrité par un paravent, se tenait, affalé dans un
-fauteuil, un homme étrange, si blanc, si blanc,
-d’un teint si transparent qu’il en semblait de
-nacre, une barbe soignée et rousse comme de l’or
-encadrant son visage de mort. Ce personnage
-était très connu à Montmartre : morphinomane
-enragé, on lui donnait partout l’hospitalité d’un
-coin afin de faciliter ses piqûres consécutives. En
-apercevant le journaliste, il se remua difficilement,
-mais lui tendit la main en lui disant, les yeux
-éteints et comme figés :</p>
-
-<p>— Rendez-moi un service, éreintez donc demain
-dans votre journal cette garce d’Hortensia qui
-tout à l’heure m’a ridiculisé ici… devant toutes
-ces brutes. Figurez-vous qu’elle m’a déposé sur
-le front une épouvantable couronne mortuaire et
-qu’elle a crié tout haut, en chahutant ce paravent :
-« Mesdames et Messieurs, regardez le coco ! Le
-Christ au moment des sueurs !!! » Et le morphinomane,
-ruisselant encore, retomba dans son état
-comateux.</p>
-
-<p>Le lendemain, Hortensia eut son compte dans
-une feuille du matin !</p>
-
-<p>Et voilà tout ce que vit Fernand dans un seul
-petit coin de ce Montmartre, appelé par Salis la
-mamelle de la France, et qui n’est tout au plus
-que le biberon des faubourgs, alimentant de ses
-mots, de ses chansons et de ses modes quelques
-quartiers excentriques, et jetant le poivre de sa
-bohème spirituelle sur toute une ville décidée au
-plaisir et à la fantaisie.</p>
-
-<p>— Sortons, sortons, dit Fernand à Lourbillon,
-j’en ai assez. Mène-moi chez Toni-Truant, le fameux
-cabaretier.</p>
-
-<p>A peine sur le boulevard Rochechouart depuis
-dix minutes, les sanglots d’une pierreuse effarée
-leur firent dresser l’oreille.</p>
-
-<p>— Bats-moi, insulte-moi, disait la voix de
-femme, tu sais bien que j’t’aime et t’en abuses,
-lâche, lâche, vociférait la fille.</p>
-
-<p>Ils s’éloignèrent, laissant la prostituée à ses
-occupations nocturnes, en hommes prudents et
-renseignés.</p>
-
-<p>Arrivés devant la porte de Toni-Truant, ils
-virent deux dames fort élégantes qui, sautant
-d’une correcte voiture de maître, leur demandèrent
-fort gracieusement de les aider de leur
-présence à entrer dans ce cabaret.</p>
-
-<p>— Nous avons un peu peur d’entrer toutes
-seules…</p>
-
-<p>— Mais volontiers, répondirent les deux
-hommes. Et cognant à la porte toujours close, aux
-volets fermés, ils entrèrent tous quatre… Dès
-l’apparition des femmes, Toni-Truant cria :</p>
-
-<p>— V’là des peaux ! v’là de la garce ! Puis aux
-deux hommes : Allez, foutez-vous là… C’est à toi
-cette marmite-là ? Oh ! qu’elle est pââââle ! Qui
-qu’c’est qu’est le miché d’vous deux ? C’est toi
-l’vieux ! Qu’est-ce que vous prenez ? des bocks ?
-Deux bocks, Eugène !</p>
-
-<p>Et lâchant les nouveaux venus, Toni-Truant
-s’assit sur un coin de table. Fernand s’aperçut
-alors qu’il était chaussé de bottes énormes, vêtu
-d’un complet de velours à côtes, lingé d’une chemise
-en flanelle et la taille serrée d’une large
-ceinture rouge de débardeur. La figure était
-noble et fière malgré l’habitude prise de laisser
-à la bouche une mollesse faubourienne, très spéciale
-aux gavroches. Les cheveux longs rejetés en
-arrière donnaient au front l’ampleur voulue et
-cherchée, l’allure générale était celle d’un beau
-chouan, solide et d’attaque !</p>
-
-<p>— J’vas vous en dire une, annonça l’homme aux
-bottes d’égoutier : Serrez vos rangs !</p>
-
-<p>Et Toni-Truant, d’une voix terrible, formidable,
-de foudre, ébranla du pavé au plafond la petite
-salle enfumée qu’il arpentait mains au dos, d’un
-pas pesant, rythmé et sautillant, un pas à lui,
-une marche à lui, imitée dans toutes les revues
-par des cabots qui singeaient ses allures, sa mise
-et sa terrible voix !</p>
-
-<p>On applaudit férocement, on trépigna, on cria,
-mais Toni-Truant qui avait entendu une femme
-d’apparence fort distinguée dire qu’elle préférait
-ses autres chansons… ses chansons salées…
-lui cria dans la figure :</p>
-
-<p>— Une pornographie pour la marquise ! et au
-lieu d’une pornographie (il n’en chantait jamais
-du reste, son talent réel de poète naturaliste le
-protégeant contre ces vulgarités), il entonna une
-satire pouffante des gigolos présents : <i>Les Crevés !</i></p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Vos mères avaient donc pas de tétons,</div>
-<div class="verse">Qu’elles ont pas pu vous faire des gueules ?…</div>
-<div class="verse">Allez donc dire qu’on vous finisse !</div>
-</div>
-
-<p>Alors ce fut du délire, tous les snobs bafoués,
-claqués, poussèrent des oh ! et des ah ! d’admiration
-joyeuse, les femmes, émoustillées sous les
-mots crus, se frottaient d’aise à leurs voisins. On
-cria : « bravo ! bravo ! un autographe, une signature ! »
-et Toni-Truant, jouant de l’engueulade
-comme de la rime, les fit « casquer du bon pognon »
-comme il chantait, et ce soir-là, le faubourg
-Saint-Germain, insulté à gueule que veux-tu
-et ravi, jeta dans la bourse du chanteur le plus
-pur de son or et de ses remerciements.</p>
-
-<p>Fernand, lui, semblait médusé ; il examinait la
-composition de la petite salle et n’en revenait pas !
-Des comtes et des marquis s’interpellaient, des
-femmes entre elles s’appelaient duchesse… et tout
-ce monde s’asseyait là, serrés les uns contre les
-autres, avec une aisance qu’une promiscuité douteuse
-n’effarait pas : des soldats ivres, deux prostituées
-du quartier, des petits rentiers, des cabots,
-deux bonnes…</p>
-
-<p>— Mais, dit tout à coup Fernand, ces gens-là…
-ceux de la bonne société, ces gens du monde ne
-se rendent pas compte… ce n’est pas possible…
-ces femmes bien nées ne peuvent pas prendre un
-plaisir semblable à celui qui plaît à ces gigolettes…
-c’est dans la façon de s’amuser qu’on voit la différence
-des classes…</p>
-
-<p>— Depuis 93, bouffonna Lourbillon… il n’y a plus
-de classes ! Toutes les femmes se ressemblent,
-toutes demandent des piments pour leurs sens ; la
-pierreuse de tout à l’heure hurlait de plaisir sous
-les coups et sous les paroles ordurières de son
-amant ; ces mondaines-là ont aussi besoin d’un
-dévergondage de langage qui les émoustille :
-c’est la même chose, la même bête qui les travaille.
-Le dévergondage les pique toutes au
-même endroit, leur besoin de s’encanailler est intense,
-mon petit Fernand, et quand je pense que
-ces bougres-là nous intimident ! Hein ? crois-tu
-qu’on est bête ! Ils ne sont pas plus intelligents
-que nous, pas meilleurs, au contraire, ils sont
-plus riches, mieux habillés, mieux instruits,
-mieux élevés, mais nous sommes aussi distingués
-qu’eux… pas vrai, Fernand ?</p>
-
-<p>— Le fait est, dit Fernand… que la distinction
-est dans les sentiments et pas dans la coupe de la
-jaquette… et j’avoue que ni ma mère, ni mon père,
-ni mes sœurs, ni moi, n’avons jamais eu de goûts
-crapuleux comme ça : il est vrai que nous n’étions
-que des ouvriers…</p>
-
-<p>Il était tard.</p>
-
-<p>— Allons-nous en, dit Fernand, je ne trouverai
-pas de chansons ici, on ne les viserait pas
-et c’est pour un public spécial. Mais à ce moment
-le poète Jehan du Brancart gravit l’estrade.</p>
-
-<p>Il était chauve, avec une drôle de petite moustache
-blonde ébouriffée, et se montrait tout de
-noir moulé dans un veston en forme de dolman
-d’officier à collet rigide, pendant que ses jambes
-se perdaient dans les flots d’un pantalon à la hussarde
-à carreaux. Il récita des rondels successifs
-sur les successives beautés de sa bonne amie :
-« ses yeux, » « son nez, » « sa bouche, » « ses
-seins ». Puis, avant d’en entamer un dernier, il
-s’arrêta et avant d’en avoir énoncé complètement
-le titre : « Son… » avait-il commencé. — Non,
-fit il, celui-là, je le garde pour moi !</p>
-
-<p>Et le triomphe qu’il obtint ne fut pas inférieur à
-celui de Toni-Truant.</p>
-
-<p>— Tu trouves ça bien, toi ? ça t’amuse ? demanda
-Fernand à Lourbillon.</p>
-
-<p>— Non, répondit Lourbillon, tout bas : moi,
-ça me rase, mais c’est la mode, qu’est-ce que tu
-veux ?</p>
-
-<p>— Si qu’on s’en irait. On crève de chaleur ici !
-insinua Fernand.</p>
-
-<p>— Le fait est qu’un bock bien tiré, avec une
-chaise à soi tout seul !…</p>
-
-<p>Ils se levèrent. Mais déjà Belval glapissait :</p>
-
-<p>— La parole est à notre excellent camarade…</p>
-
-<p>Et le désordre occasionné par le mouvement
-de retraite des deux compagnons ne fut pas sans
-provoquer de véhémentes protestations.</p>
-
-<p>— Chut !</p>
-
-<p>— Assis !</p>
-
-<p>— On ne s’en va pas au milieu d’un morceau !</p>
-
-<p>— A la porte !</p>
-
-<p>— A la porte ? bon Dieu, mais c’est là que nous
-allons, riposta Fernand exaspéré !</p>
-
-<p>De fait, ils finirent par se trouver devant la
-tenture, lisière du « Saint des Saints, » puis dans
-le café, puis dans la rue. Ouf !!</p>
-
-<p>— Veux-tu un conseil ? professa Lourbillon en
-avalant un bol d’air ; à Montmartre tu peux te
-fouiller pour dégoter ton homme. Les auteurs
-d’ici chantent leurs machines eux-mêmes, et
-d’ailleurs leurs machines ne porteraient pas au
-concert. Plante-les moi seulement sur les planches
-du <i>Colorado</i> et tu verras la gadiche ! Non ! Si
-j’étais à ta place, je donnerais un coup de pied
-jusque chez un de ces petits éditeurs lyriques,
-qui foisonnent boulevard de Strasbourg et aux
-environs. Là, tu trouveras sûrement inédité, inconnu,
-enseveli dans les cartons, le merle blanc
-qu’il te faut !</p>
-
-<p>— Avant, répliqua Fernand, il me faut voir
-Grandsec. Mariol tient absolument à ce que je
-lui demande des machines modernes et sentimentales. — Est-ce
-que vraiment il a du talent ?</p>
-
-<p>— Peuh ! fit Lourbillon, un pochard… qui
-rime sur toutes les tables des brasseries de Montmartre…
-Enfin, vois-le toujours !!</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XI</h2>
-
-
-<p>La grande salle de <i>l’Abbaye de Thélème</i>, au
-premier étage, resplendissait de lumières et éclatait
-de fracas.</p>
-
-<p>Là, c’était la haute noce montmartroise, les
-fêtards au gousset garni, le dessus du panier du
-Moulin-Rouge, toutes les Espagnoles de la rue
-Lepic, toute l’Italie galante du boulevard Rochechouart
-et de la place Pigalle ; danses du ventre
-des Tunisiennes de la rue Caulaincourt et des
-almées du Delta. Les bouchons de champagne
-sautaient à plusieurs tables, et de véritables
-soupers : caviar, écrevisses, viandes froides et
-salades russes, mobilisaient des vaisselles.</p>
-
-<p>D’ailleurs, une file de sapins à la porte de
-l’établissement attestait que, pour rouler, le louis
-est aussi rond sur la Butte que dans la plaine et
-qu’il y a des ivrognes et des sultanes partout où
-l’homme désire en trouver. Agréable constatation,
-qui prouve que les boulevards « extérieurs » ne
-sont pas plus « extérieurs » que les « grands »
-boulevards, puisqu’ils produisent la même denrée
-pour le cœur que pour l’estomac. Attrape !
-<i>l’Américain</i> !</p>
-
-<p>Au moment où Fernand et Lourbillon, pilotés
-par Grandsec, firent leur entrée, le brouhaha
-était tel qu’il eût été complètement impossible
-d’entendre les notes de la <i>Valse Bleue</i> que cependant
-tapotait d’un doigt sur le piano une jeune
-personne vêtue en cycliste et complètement ivre,
-par surcroît, ce qui lui constituait deux culottes.</p>
-
-<p>Mais Grandsec avait quelque chose d’admirable,
-un seul éclat de sa voix calmait les tempêtes et
-dominait les orages !</p>
-
-<p>Impassible sous ses longs cheveux, il se dirigea
-droit vers l’instrument, prit délicatement, on eût
-dit entre le pouce et l’index, la cycliste mélomane,
-l’enleva de dessus le tabouret, la posa sur une
-chaise et solennel :</p>
-
-<p>— Tas de veaux et de génisses ! hurla-t-il,
-avec un agréable sourire, tâchez un peu de boucler
-vos avaloires, on va vous ficher à l’œil, quoique
-vous n’en soyez certainement pas dignes, un
-régal dont vous pourrez vous lécher les doigts,
-si vous n’êtes pas trop dégoûtés de vos mains.</p>
-
-<p>Il avait prononcé cette harangue d’un organe
-à ce point dominateur que le tumulte ambiant en
-fut troué comme une planche par un boulet.</p>
-
-<p>Des gens se fâchaient ; mais d’autres rirent,
-et surtout le nom de l’interpellateur arrangea
-tout :</p>
-
-<p>— C’est Grandsec !</p>
-
-<p>— Vous savez bien ! Grandsec !</p>
-
-<p>— Le musicien ?</p>
-
-<p>— Le poivrot !</p>
-
-<p>— Grandsec ! quoi !</p>
-
-<p>— Ah ! bon ! Eh bien ! il en a une santé !</p>
-
-<p>— De fer !</p>
-
-<p>— Et une gueule !</p>
-
-<p>— De bois !</p>
-
-<p>— Bravo ! Grandsec ! continue ! Tu nous intéresses !</p>
-
-<p>Grandsec déposa sur le piano son immuable
-chapeau haut de forme, agita sa crinière de lion,
-et poursuivit :</p>
-
-<p>— Ce jeune homme que vous voyez à ma droite
-(fais risette à ce troupeau, mon fils ; c’est lui que
-tu tondras demain !) ce jeune homme s’appelle
-Fernand. Il a vingt ans, toutes ses dents et du
-talent comme j’en voudrais avoir si mon génie ne
-me suffisait pas !</p>
-
-<p>Bâillements de femmes, ricanements d’hommes,
-tout un tumulte roula vers Grandsec.</p>
-
-<p>— A la bonne heure !</p>
-
-<p>— Voilà qui est grave !</p>
-
-<p>— Tu ne te mouches pas du pied !</p>
-
-<p>— Veux-tu mon épingle à chapeau pour te piquer ?</p>
-
-<p>— Viens boire un verre de champagne ! Tu
-dois avoir la pépie !</p>
-
-<p>— Tu parles, Charles !</p>
-
-<p>Grandsec attrapa au vol une bouteille de champagne,
-l’entonna comme on embouche une trompette
-et répondit :</p>
-
-<p>— Ce soir, il ne s’agit pas de bagatelle. Il s’agit
-de grand art. Vous allez entendre mon merle
-brun. Il est poète comme Hugo, musicien comme
-Wagner, chanteur comme M. Jean de Reszké. La
-totalisation des délices et des orgues, en un mot !</p>
-
-<p>— Et des amours ?</p>
-
-<p>— Demandez-le lui !</p>
-
-<p>Fernand commençait, lui personnellement, à
-se demander si son nouvel ami n’était pas un
-abominable mystificateur à froid, occupé à le couvrir
-de ridicule.</p>
-
-<p>Mais non. Grandsec lui passa tout à coup un
-papier :</p>
-
-<p>— Tu sais lire la musique, pas ? Déchiffre ça
-en douce. Dans un quart d’heure, tu vas leur dégoiser
-les trois couplets, paroles et musique ; tu
-peux y aller carrément, c’est complètement inconnu.
-Je l’ai fait cet après-midi. Et tu peux être
-tranquille. Ça leur en bouchera un coin ! C’est des
-fleurs de mon jardin secret, et je l’aurais gardé
-pour moi, si ta gueule ne m’était pas revenue.</p>
-
-<p>Et, face au public, il annonça :</p>
-
-<p>— Mon ami Fernand, moi et cet autre cabot
-qui nous accompagne nous allons vider une tasse !
-après quoi, vous pourrez ouvrir vos esgourdes.
-Garçon, trois demis !</p>
-
-<p>Et il s’assit avec majesté !</p>
-
-<p>Il n’y eut pas à le nier, le public attendit.</p>
-
-<p>Et il fit silence quand Fernand commença.</p>
-
-<p>C’était une mélopée bohème, au rythme moqueur,
-aux paroles douloureuses, l’automoquerie
-de la misère et de la mort.</p>
-
-<p>Et, au martèlement des grands accords dont
-l’accompagnait Grandsec, l’effet était étrange
-et frissonnant.</p>
-
-<p>On applaudit avec frénésie. Fernand lui-même,
-emballé par la nouveauté originale de l’œuvre,
-vibrait comme une chanterelle. Il se laissa retomber
-sur sa chaise, ému, et tous les nerfs secoués…
-Ce fils du peuple avait la fibre sensible et distinguée
-comme s’il avait eu cent aïeux glorieux en
-art.</p>
-
-<p>Mais dans l’auditoire, quelqu’un surtout manifestait
-par une pantomime délirante la qualité de
-son admiration.</p>
-
-<p>C’était, placée précisément à la table la plus
-proche du piano, une femme d’allure et d’aspect
-bizarres.</p>
-
-<p>Rousse, mais d’un roux qui dédaignait d’imiter
-la nature, car ses cheveux ne disaient pas :
-« Voyez comme nous sommes d’une jolie nuance ! »
-ils clamaient : « voyez comme nous sommes teints
-d’une façon extraordinaire ! » rouge vif plutôt et
-coiffée en bandeaux qui cachaient les oreilles,
-après s’être — selon le rite esthétique de saint
-Botticelli — incarnés sur le front en deux volutes,
-cette créature, d’une pâleur de linge, ouvrait sous
-cette crinière pourpre et dans cette face livide,
-deux énormes yeux bleus d’un éclat mourant,
-d’un charme délicat, attendris, profonds, délicieux,
-inoubliables. Un Rossetti, pour établissements
-de nuit, une Béatrice de brasserie… Elle était
-barbarement vêtue d’un mélange de somptuosité
-et de désordre. Des bagues à tous les doigts, et
-un collet déchiré ; un chapeau merveilleux et des
-franges au bas de la jupe. En sorte qu’il était
-malaisé de prononcer si elle était ridicule ou
-splendide, séduisante ou haïssable, poupée articulée
-ou personnalité exceptionnelle !</p>
-
-<p>Si l’on ajoute qu’elle était seule, farouchement
-seule, à sa table et buvait de l’absinthe, de l’absinthe
-blanche à deux heures du matin, ce dernier
-trait ne fera qu’élargir le champ des hypothèses
-troublantes et inquiétantes.</p>
-
-<p>La façon dont elle accueillit la chanson de Fernand
-ne laissa pas non plus que d’être peu banale.</p>
-
-<p>Dès les premières notes, on la put voir tomber
-sur la table, tout le buste aplati sur la nappe et
-les bras étendus, et ainsi elle demeura immobile,
-comme en hypnose, sa tête aux yeux immenses
-obstinément dardée vers le chanteur, sinistrement
-belle et terrible.</p>
-
-<p>Des sourires amusés coururent de bouche en
-bouche et un chuchotement léger se moqua. Mais
-discrètement ! Montmartre respecte ses phénomènes.
-Il les soigne et les multiplie afin d’entretenir
-la particularité de sa population.</p>
-
-<p>Elle, d’ailleurs, n’avait cure de l’entourage. Et
-elle émettait sourdement une sorte de râle rauque
-et doux, comme les chattes qu’on caresse à leur
-gré et qui s’immobilisent sous le plaisir…</p>
-
-<p>Quand Fernand se tut, elle se redressa, s’adossa
-à la cloison, alluma une cigarette et sembla
-se perdre dans un double nuage de fumée et
-de songerie.</p>
-
-<p>Cependant l’heure passait. Si noctambules que
-soient les gens, ils se couchent pourtant quelquefois.</p>
-
-<p>Fernand songeait que Mésange devait être inquiète.
-Elle avait pris la mauvaise habitude de
-l’attendre à la fenêtre. Déjà, d’ailleurs, beaucoup
-de messieurs atteignaient leurs chapeaux aux patères
-et demandaient les additions.</p>
-
-<p>— Garçon ! payez-vous ! héla Grandsec qui
-vit le désir de son jeune ami, et de qui la seule
-voix pouvait déchirer le vacarme grandissant.</p>
-
-<p>Ils se levaient. Mais à ce moment, glissant,
-preste comme une anguille, entre Lourbillon et le
-musicien, l’admiratrice rousse s’élança vers Fernand,
-se pressa contre sa poitrine et l’irradiant
-subitement d’un regard qui fut un véritable accent
-de volupté et une prière ardente d’amour brutal
-et de tous risques :</p>
-
-<p>— Je vous en prie. Demain. Deux heures. Je
-vous attendrai… Je vous en prie… chuchota-t-elle
-d’un accent de fièvre. Et elle lui mettait,
-presque de force, une carte dans la main. Puis,
-pft ! plus rien ! elle avait bondi vers l’escalier, et
-disparu.</p>
-
-<p>Dans la rue :</p>
-
-<p>— Tu la connais !… vous la connaissez, cette
-femme ? demanda à Grandsec Fernand qui avait,
-à la lueur d’un bec de gaz, déchiffré ce nom sur
-la carte et cette adresse :</p>
-
-
-<p class="c">LILITH JOCELYN</p>
-
-<p class="sign"><i>30, Boulevard de Clichy.</i></p>
-
-
-<p>— Oh ! fils ! tu peux me tutoyer ! clama Grandsec.
-Si je la connais Lilith ? la belle madame Jocelyn ?
-Certainement.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce qu’elle fait ?</p>
-
-<p>— Tout ! l’amour, de la littérature et de la
-sculpture, le trottoir et les salons ! La Belle et la
-Bête ! L’ange et le démon, le bien, le mal et le
-reste ! Un original qui n’est peut-être qu’une
-copie ! un type qui n’est peut-être qu’une rengaine.
-On ne sait pas, je ne sais pas, personne ne
-sait !</p>
-
-<p>— Alors ?</p>
-
-<p>— Alors ? si elle a un béguin pour toi, vas-y !
-Marche ! mais ne t’arrête pas ! Prends-la comme
-elle te prendra, par curiosité, comme on croque
-un fruit rare et savoureux, comme on boit une
-coupe, mais si elle ne t’offre pas une seconde
-tournée, n’insiste pas. Ne marche plus, cours !
-fiche le camp ; fuis !</p>
-
-<p>— Elle est si dangereuse que cela ? sourit Fernand
-incrédule.</p>
-
-<p>— Je l’ignore et le veux ignorer. Mais elle a à
-moitié rendu louphoques plusieurs braves garçons
-qui, sans elle, auraient pu faire quelque chose !
-C’est une allumeuse… une dangereuse…</p>
-
-<p>— Mais encore ?</p>
-
-<p>— Encore ? rien. C’est tout. Elle vaut l’expérimentation !
-Essaye. Tu es encore assez jeune
-pour te tirer des pattes si tu sens la glu te prendre,
-comme le papier-à-mouches les mouches. Au
-revoir. Me voici chez moi…</p>
-
-<p>Lourbillon et Fernand redescendaient la côte
-des Martyrs. Et Lourbillon s’enquit :</p>
-
-<p>— Est-ce que tu iras ?</p>
-
-<p>— Où ça ?</p>
-
-<p>— Chez cette Lilith ?</p>
-
-<p>— Si on te le demande, Lourbillon, tu répondras
-que tu n’es pas renseigné.</p>
-
-<p>— Écoute, mon petit, veux-tu un conseil ?</p>
-
-<p>— Non. Du tout.</p>
-
-<p>— Tu l’auras pourtant. N’y va pas. Ces
-femmes-là, ça ne vaut rien pour toi. Tu es tout
-neuf.</p>
-
-<p>— Un neuf frais ! pouffa Fernand.</p>
-
-<p>— Et Mésange !</p>
-
-<p>— Si tu ne lui racontes rien, elle sera heureuse,
-ne connaissant pas l’histoire !</p>
-
-<p>— Tu as tort de rigoler, moi je ne rigole pas !</p>
-
-<p>— Ce n’est pas toi, non plus, qu’on a invité à la
-rigolade ! Allons, vieux, je t’offre un dernier verre
-chez Pousset et bonne nuit !</p>
-
-<p>Il est des arguments auxquels on ne résiste pas.
-Cette fois-là Lourbillon ne discuta point plus
-avant.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XII</h2>
-
-
-<p>Un peu gauchement, Fernand demandait à la
-concierge :</p>
-
-<p>— Madame Jocelyn ?</p>
-
-<p>— Au cintième, la porte en face. Au fait, il n’y
-en à qu’une de porte !</p>
-
-<p>Fernand, muni des renseignements, était déjà
-arrivé à la hauteur du deuxième palier quand une
-voix le héla de la loge :</p>
-
-<p>— Mossieur ! eh ! Mossieur !</p>
-
-<p>Il s’arrêta, se pencha sur la rampe et tout en
-bas, distingua la concierge qui brandissait un
-carré de papier.</p>
-
-<p>— Qu’y a-t-il ?</p>
-
-<p>— C’est-il pas vous qui vous appelez Fernand ?</p>
-
-<p>— Oui.</p>
-
-<p>— Alors, redescendez ! J’ai une lettre pour
-vous !</p>
-
-<p>Fernand redescendit.</p>
-
-<p>— C’est une lettre — expliqua la portière avec
-flegme, que madame Lilith m’a bien recommandé
-de vous donner, avant que vous ne montiez.</p>
-
-<p>— Merci !</p>
-
-<p>Et Fernand, en réascendant les degrés, prit
-connaissance du poulet.</p>
-
-<p>Il était conçu en ces termes, et dénué de simplicité,
-sinon de promesse :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="ind">« O mon si beau !</p>
-
-<p>» Car tu es beau ! Je ne suis pas de celles qui
-prouvent les proverbes ; à la sagesse des nations,
-j’en préfère la folie. Il est dit : « Frappez et
-l’on vous ouvrira ! » Moi, je te dis : « Ne frappe
-pas. Entre sans frapper ! Tourne la bobinette,
-la chevillette cherra ! »</p>
-
-<p class="sign">» Ta déjà Lilith. »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Tudieu ? Fernand sentit son sang lui péter aux
-joues. Et ses vingt ans escaladèrent les degrés,
-au pas de charge.</p>
-
-<p>« Tourne la bobinette, la chevillette cherra ! »</p>
-
-<p>En effet, la clef était sur la serrure. Fernand
-tourna la bobinette et la chevillette chut.</p>
-
-<p>Il se trouvait dans une sorte d’atelier, très
-drapé de tentures et envahi de clarté de par une
-large baie, en façon de vitrail. Au fond, sur un
-divan oriental, Lilith Jocelyn, absolument nue,
-rousse et blanche, bellement allongée et couchée
-sur le ventre, avait l’air d’une nymphe de Henner,
-éclatante et nacrée, attendant son cadre !</p>
-
-<p>Elle dit, en se redressant sur un coude :</p>
-
-<p>— Retire la clef maintenant, mon chéri !</p>
-
-<p>Et sautant sur ses pieds, les bras ouverts, levés
-légèrement, si bien que ses deux seins, exquisement
-pâles et ronds, venaient en parade au devant
-de l’arrivant, les cuisses longues, grasses,
-souples, le sourire offert et les yeux flambants,
-elle marcha vers Fernand totalement hypnotisé,
-et demeuré, cloué le dos à la porte, comme une
-chouette à un volet.</p>
-
-<p>— Eh bien ? c’est tout l’effet que je te produis ?
-murmura-t-elle, venue à se coller contre lui et lui
-entourant le cou, mettant à ses oreilles la fraîcheur
-moite de ses poignets.</p>
-
-<p>Et brusquement :</p>
-
-<p>— Ote ces habits, arrache ces voiles, ô ma
-statue, qui mettent entre mon désir et ta beauté,
-une barrière de gêne et de convention !</p>
-
-<p>Elle lui appuya aux lèvres un baiser violent et
-enlaça ses jambes aux siennes.</p>
-
-<p>Fernand vacillait. Ces manières faunesques
-alliées à cette phraséologie académique le stupéfiaient
-au point de l’annihiler, et un instant, il put
-craindre une solution humiliante à sa bonne fortune.</p>
-
-<p>Mais Lilith Jocelyn n’était pas femme à laisser,
-sans le battre, refroidir le fer quand il est chaud.
-Elle se rendit compte, sans doute, que l’effet de
-son éloquence nuisait à celui de ses charmes, et
-elle se tut, subitement.</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p><i lang="la" xml:lang="la">Acta non verba !!!</i> (Petit Larousse, page 805.)</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>A cette heure même, Blanche Mésange, dans
-sa salle à manger, accoudée en face de Lourbillon,
-s’inquiétait.</p>
-
-<p>— Où est-il allé ? dis, Lourbillon ? qu’il avait
-l’air si pressé ! Tu as vu, c’est à peine si il m’a
-embrassée ! Et puis d’ailleurs c’est de ta faute.</p>
-
-<p>— De ma faute ! ça, par exemple ! rugit Lourbillon,
-froissé.</p>
-
-<p>— Sans doute ! Tu es tout le temps à l’entraîner,
-à l’emmener traîner, plutôt !</p>
-
-<p>— Moi !</p>
-
-<p>— Oui ! toi ! au café, dans les brasseries, chez
-des tas de gens ! Hier, il est rentré à quatre
-heures du matin !</p>
-
-<p>— Ça ma petite, tu te gourres ! s’il ne fréquentait
-jamais que moi !…</p>
-
-<p>Blanche avait dressé l’oreille. Elle reprit, très
-vivement :</p>
-
-<p>— Alors, il en fréquente d’autres : il a fait de
-mauvaises connaissances ? Une femme, je parie !
-dis-le moi ; je ne le lui répéterai pas !</p>
-
-<p>Mais Lourbillon s’était remis un bœuf sur la
-langue. Satané bavard qu’il était ! Il s’en était
-fallu d’un fifrelin qu’il mangeât le morceau.</p>
-
-<p>Il répondit, et mentalement, pour sa peine, il
-se collait des gifles plein la figure :</p>
-
-<p>— Mais non, mais non ! qu’est-ce que tu vas
-imaginer ! une femme ? Fernand ? Ah ! la la ! il
-t’aime bien trop pour ça, ma fille !</p>
-
-<p>Mésange se rassurait un peu. Et, à part soi,
-Lourbillon songea :</p>
-
-<p>— Eh bien ! j’allais en allonger une, de gaffe !
-Il ne m’aurait jamais pardonné, le frère ! Pourvu,
-au moins, qu’il ne revienne pas toqué de chez
-cette…</p>
-
-<p>Et il se versa un petit verre de chartreuse pour
-renforcer le mot qui rimait avec « étain ».</p>
-
-<p>Hélas ! ce n’est pas toqué, c’est complètement
-fou que revint Fernand.</p>
-
-<p>— Ah ! mon vieux ! c’est une fée ! Splendide et
-magnifique… confia-t-il à Lourbillon, le soir.</p>
-
-<p>— Une sorcière ! grogna Lourbillon, maussade.</p>
-
-<p>Et de fait, Fernand était ensorcelé. Ce rossignol
-n’était pas un aigle. C’était un garçon qui
-avait plus de notes dans le gosier que d’idées
-dans le crâne, et qui chantait plus juste qu’il ne
-pensait. Et puis quoi, c’était un simple homme ni
-fort, ni infaillible, convaincu qu’il faut prendre
-l’amour chaque fois qu’on le trouve.</p>
-
-<p>La belle Lilith l’avait « épaté » considérablement !
-Jamais, en ses plus audacieux rêves d’ancien
-ouvrier tailleur, pourvu du certificat d’études
-primaires et devenu artiste par la grâce d’un don
-de nature, il n’aurait osé supposer l’existence
-d’une femme pareille, qui savait tout, qui parlait
-de tout, et qui vous enchantait par son esprit,
-après vous avoir ébloui par sa beauté et grisé par
-ses caresses. Une muse, un marbre, une bacchante !
-Toutes les lyres !</p>
-
-<p>— Les Quat’z’Arts ! quoi ! gouailla Lourbillon
-dans le sein osseux de qui il s’épanchait.</p>
-
-<p>Cela finit par prendre des proportions désastreuses.
-La belle madame Jocelyn n’était point
-riche, et sous ses dehors d’excentricité amoureux
-et artistiques, elle voilait un dedans extrêmement
-pratique et avisé.</p>
-
-<p>Fernand, dont la franchise était naïve et de qui
-les confidences sortaient comme l’eau des parois
-poreuses d’un alcarazas, ne lui avait point, après
-quelques après-midi de baisers, caché sa situation,
-l’engagement qui liait à lui la direction du
-<i>Colorado</i>, non plus que son union libre avec
-Blanche Mésange.</p>
-
-<p>Et Lilith forma le projet de s’attacher ce joli
-garçon, capable de devenir d’un rapport utile,
-après avoir été d’un commerce agréable. Il s’agissait
-de mettre en œuvre le grand jeu !</p>
-
-<p>Elle n’y manqua point.</p>
-
-<p>Huit jours, — jour pour jour, — après celui de
-la première étreinte, comme Fernand, de plus en
-plus épris, passait le seuil affolant de son nouveau
-paradis, il trouva, au lieu de la déesse nue, étalée,
-provocante et lascive, sur le large divan, une dame
-correctement vêtue, de la cheville au menton, d’une
-robe-tailleur infiniment chaste, et qui lui dit, en
-lui tendant les bouts de deux doigts :</p>
-
-<p>— Bonjour, cher ! Asseyez-vous. Ne me troublez
-pas. Je travaille.</p>
-
-<p>Madame Lilith Jocelyn, en effet, debout devant
-une selle de sculpteur, modelait d’un ébauchoir
-inspiré le corps d’une nymphe, sortie évidemment
-de ses rêves plus que de la réalité, attendu
-que certains détails de structure indiquaient plus
-d’ambition voluptueuse que de science anatomique…
-Nymphe de garçonnière.</p>
-
-<p>Fernand ne venait pas précisément pour regarder
-sa maîtresse pétrir de la glaise. Il s’assit,
-pourtant, soumis mais non résigné, dans l’espérance
-que tout cela n’était qu’un prologue acide
-aux bonheurs accoutumés. Mais il dut bien vite
-déchanter.</p>
-
-<p>— Cher ! soupira tout à coup Lilith, qui le regardait
-sournoisement dans une glace placée devant
-elle, et où se reflétait la figure déconfite de
-l’amant déçu : — Cher ! il faut que je vous parle
-sérieusement !</p>
-
-<p>Elle posa l’ébauchoir sur la selle, lava ses mains
-dans le bassin d’une fontaine de porcelaine, accrochée
-en un angle de l’atelier ; puis, revenant
-vers Fernand, elle se laissa tomber près de lui,
-assise sur le divan, lui prit le front dans ses dix
-doigts, lui caressa les cheveux, lui baisa les yeux,
-et dit :</p>
-
-<p>— Cher chéri que j’adore, adieu.</p>
-
-<p>— Comment, adieu ? sursauta Fernand, éperdu.</p>
-
-<p>— Oui, soupira-t-elle ; je t’aime trop pour t’aimer
-si peu ! Je te voudrais trop, tout entier, pour
-ne t’avoir qu’à demi ! Adieu, mon ange ! que je
-t’embrasse une fois encore ; et va-t-en.</p>
-
-<p>— Mais…</p>
-
-<p>— Non ! rien ! je t’en prie…</p>
-
-<p>Elle lui posa la paume tiède de sa main sur la
-bouche. Ses yeux délicieux agonisaient de langueur
-triste… Elle murmura :</p>
-
-<p>— Reviens, si tu veux ; tous les jours ; à toute
-heure ! je serai sans me lasser heureuse de te
-voir. Mais qu’il n’y ait plus rien de charnel entre
-nous ! Sens bien comme j’en souffrirai…</p>
-
-<p>Elle avait saisi la main du jeune homme et
-l’appliquait sur son sein, rond, ferme et palpitant.</p>
-
-<p>— Le partage me répugne. Je n’y puis plus
-consentir. Adieu. Cette personne me pardonnera,
-si elle apprend jamais le sacrifice que je fais en
-ce moment !</p>
-
-<p>Elle semblait toute prête à rendre l’âme. Fernand
-tenta ses plus tendres moyens. Mais rien.
-Un geste las, un geste infiniment désespéré le
-repoussait. Il sortit, en proie à une désolation
-intense.</p>
-
-<p>Le lendemain, le surlendemain, le jour qui suivit,
-il revint. Les choses allèrent de même.
-Toujours avec ce pareil sourire navré, on l’accueillait,
-on le congédiait. « On l’aimait trop pour
-l’aimer si peu. »</p>
-
-<p>Et le pauvre Fernand, insoucieux désormais de
-ses futurs débuts, derechef tambourinés par la
-presse et célébrés par les affiches « dans un répertoire
-original et inédit ! » désemparé, désorbité,
-exaspéré, en perdit peu à peu le manger et le
-boire, devint quinteux avec Lourbillon, méchant
-avec Blanche, et insolent avec les journalistes !</p>
-
-<p>C’était, cela, la fin dernière, l’écroulement fatal
-de tout le château, en France et non en Espagne,
-rêvé !</p>
-
-<p>Lourbillon le comprit ; et un soir, comme, à
-peine la dernière bouchée avalée, Fernand s’était
-esquivé, l’œil hagard, la bouche de travers, l’air
-fou, le vieux comique paternel et soucieux, confia
-tout à trac à Mésange :</p>
-
-<p>— Écoute, ma fille ! Il faut que je te dise la vérité !
-Voici ce qu’il en est !…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XIII</h2>
-
-
-<p>— Les hommes sont encore plus bêtes que les
-femmes, décidément ! gémit Blanche Mésange,
-sitôt que, Lourbillon expédié, elle se retrouva
-seule, devant sa table de salle à manger, un reste
-de cigarette aux doigts, un reste de sourire aux
-lèvres.</p>
-
-<p>Car elle avait pris, en son amour-propre
-blessé, la force de sourire, durant que le vieux
-comique, avec des gestes appropriés et des intonations
-à l’avenant, lui détaillait la bonne fortune,
-tournée en mésaventure, de cet imbécile de Fernand !</p>
-
-<p>Au fond, elle souffrait beaucoup. Et certes
-plus dans sa tendresse que dans sa vanité. C’est
-vraiment de tout son cœur de bonne fille qu’elle
-adorait à présent son amant. Et de l’apprendre
-ainsi, tout d’un coup, infidèle, oublieux et ingrat,
-la poignait d’une douleur très vive.</p>
-
-<p>Et puis, il y avait, dans cette catastrophe de
-ses sentiments, quelque chose qui plus encore
-que la vilenie du procédé la froissait chez le
-coupable, c’était l’incontestable sottise de la mauvaise
-action commise.</p>
-
-<p>Elle la connaissait, la Jocelyn, elle l’avait, au
-temps de sa liaison avec le sénateur, vu venir
-mendier des subsides, pour la soi-disant location
-d’un atelier, chez ce législateur, connu pour
-n’être pas une île escarpée et sans bords aux
-abordages du sexe joli.</p>
-
-<p>Elle connaissait le côté d’aventurière et la part
-de roublardise inclus dans ce caractère de fausse
-excentrique et de détraquée en simili. Et il lui était
-arrivé, jadis, au temps où elle n’était pas intéressée
-directement aux emportements de la donzelle, de
-plaindre les pauvres bougres « chipés » à cette
-glu dangereuse.</p>
-
-<p>Et, finalement, ce fut cette sensation qui domina
-en elle : Fernand dans les pattes de cette
-araignée de malheur. Ç’avait d’abord été en son
-esprit, du chagrin, puis de la colère, ça devint de
-la pitié.</p>
-
-<p>Elle les connaissait les trucs de cette voleuse
-d’hommes de Lilith ! et dire que Fernand, lui
-aussi, s’était laissé prendre par l’extériorité de
-cette femme « Mystère », qu’il avait subi, lui
-aussi, le charme de cette attirance calculée, bric-à-bracquement
-capiteuse, dont la volupté, harnachée
-d’une mise en scène de bazar, mettait aux
-cerveaux des pauvres hommes des visions d’attitudes
-nouvelles… des espoirs de frissons inconnus
-et de perversités superbes…</p>
-
-<p>Et c’était vers ces cheveux teints au henné,
-cette bouche teinte au carmin, ces yeux peints de
-Kohl, cette chair tripotée par tous, ces ongles
-dorés d’idole poudrederisée que Fernand, comme
-tant d’autres, avait couru !</p>
-
-<p>Est-ce qu’il espérait l’amour de cette théâtrale
-prostituée ? Non, voyons, ce n’était pas possible,
-il avait là, follement, bêtement, cherché du
-gros plaisir de peau, et il en reviendrait peut-être
-hanté par des souvenirs de joies du ventre…
-mais rien de plus ! Une reconnaissance qui partirait
-des pieds pour finir à la ceinture, et qui
-n’aurait rien à faire avec une souvenance d’amour
-vrai, intense, l’amour perchant plus haut…
-la Jocelyn n’avait pu l’atteindre !</p>
-
-<p>Ah ! l’amour ! l’amour délicat, dévoué, tendre,
-affectueux, amoureux et maternel en même
-temps, c’était dans le joli cœur de Mésange qu’il
-était, c’était là qu’on le verrait prêt à tout ! c’était
-lui, tout chaudement rayonnant, qui éclairerait
-de sa bonne sagesse les agissements de
-Mésange trahie… Il lui dicterait les bonnes paroles
-d’indulgence et de pardon, et ce serin de
-Fernand pouvait rentrer… elle lui cacherait son
-chagrin, sa torture aiguë, et l’accueillerait avec
-des yeux si tendres et des bras si maternellement
-ouverts qu’il serait bien obligé de s’y réfugier
-confus et penaud. Car il était bon, Fernand,
-meilleur — oh ! combien ! — que la moyenne
-des hommes, et il le lui prouvait constamment, en
-l’aimant sans égoïsme, celui-là, et bien plus pour
-son bonheur à elle, que pour son bonheur à lui.</p>
-
-<p>Il ne l’aimait pas que bien attifée et d’une
-élégance qui devait contenter un amour-propre
-d’homme, une vanité d’amant orgueilleux, heureux
-que sa maîtresse soit belle pour les autres.</p>
-
-<p>Elle n’avait pas eu besoin, pour le conserver,
-d’employer les misérables moyens de défense,
-qui prouvent la fragilité et la vulgarité d’un
-amour. Il ne l’aimait pas pour le plaisir des yeux
-de la galerie, mais pour la joie des siens propres,
-et qu’elle fût frisée ou pas, élégante ou non,
-pourvu « qu’Elle » fût à l’aise, à son gré, et heureuse,
-il était heureux.</p>
-
-<p>Et Mésange, jusqu’alors poupée de luxe pour ses
-amants, qui lui défendaient les bigoudis du soir,
-susceptibles d’entraver leurs expansions, exigeant
-au contraire un harnachement soyeux de
-dessous et de dessus, indispensable à l’excitation
-de leurs désirs, dont la lingère complice se faisait
-payer les frais, Mésange se vit tout à coup
-aimée avec ou sans rubans, avec ou sans lingerie
-de soie, aimée pour sa joliesse elle-même,
-aimée surtout pour la tendresse de son cœur, et
-l’élégance de son âme, prise non plus comme un
-joujou d’amour, mais aimée passionnément,
-comme une femme ! une vraie femme !</p>
-
-<p>Comme elle en était reconnaissante à Fernand !
-Elle était pour lui, elle le sentait bien, plus que la
-« maîtresse » qu’elle avait eu l’habitude d’être
-pour les autres, ou peut-être était-ce lui qui était
-pour elle ce que n’avaient pas été les autres. Oui,
-pensait Mésange toujours assise, pleurant depuis
-deux heures silencieuse, oui, il est mon amant,
-mon mari, mon frère et mon enfant aussi… mon
-petit enfant, faible et fragile… que je dois guider,
-aider, pardonner et aimer ! et tout à coup attendrie,
-fondue dans son amour sincère et si profondément
-dévoué, elle se raisonna, se calma, se
-tamponna les yeux, se moucha et se leva très
-résolue.</p>
-
-<p>Il s’agissait de lui montrer qu’on était une
-femme supérieure. Pas de scène — au contraire — un
-grand bon pardon. — Et en avant pour le
-travail ! C’est ce qu’il fallait mettre à la tête des
-considérations. « Je vais lui montrer clairement
-qu’il ne faut pas perdre son temps à écouter les
-« femmes fatales » quand on a toute une belle
-carrière devant soi, à mettre solidement debout »,
-et Mésange échafaudait tout cela, en même temps
-que son pompon à poudre de riz faisait des bonds
-de son menton à son front et de ses yeux à son
-nez tout rouge d’avoir pleuré ! Et, les nerfs
-domptés, très en ordre, la volonté assise sur une
-grande chaise, elle attendit patiente la rentrée
-de l’infidèle adoré.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XIV</h2>
-
-
-<p>Fernand rentra vers cinq heures. Il était livide.
-Les yeux, gros de pleurs contenus, se gonflaient
-dans sa face tirée et crispée. Il venait d’avoir
-avec Lilith une scène atroce.</p>
-
-<p>— Allez retrouver votre cabotine ! puisque vous
-n’aimez de l’amour que les sales plaisirs que ces
-créatures-là peuvent donner ! avait ordonné dédaigneusement
-l’éthérée péronnelle qui définitivement
-refusait de redescendre de son nuage.</p>
-
-<p>Et Fernand, les nerfs à bout, la gorge étranglée
-de sanglots, était parti, sans chapeau, comme
-un fou.</p>
-
-<p>Vraiment, à revoir la douce figure tendre de
-Blanche, il éprouva un soulagement reconnaissant ;
-un remords le saisit, et comme sa maîtresse
-lui offrait ses lèvres dans un baiser de bienvenue,
-il éclata soudain en larmes, se jeta sur les molles
-mains bienfaisantes qu’on lui abandonnait et s’en
-voilant le front où elles mirent, ces mains amies,
-une fraîcheur d’absolution, il cria :</p>
-
-<p>— Pardon, ma chérie ! pardon ! si tu savais ! si
-tu savais !</p>
-
-<p>— Mais je sais, mon pauvre petit, je sais, et
-tu es tout pardonné, sois tranquille ! dit Mésange
-simplement. Et, lui entourant la tête de ses bras,
-elle baisa les tristes yeux du criminel repentant.</p>
-
-<p>Fernand murmura :</p>
-
-<p>— Oh ! c’est fini. Tu ne m’aimes plus ; tu n’es
-même plus jalouse.</p>
-
-<p>— Quand même je serais jalouse, à quoi bon
-t’ennuyer de ma jalousie, puisque te voilà revenu ?
-Tu es bête, mon chéri. C’est justement parce que
-je t’aime que je veux te rendre accueillant le seuil
-de la maison. Quand l’enfant prodigue est rentré
-chez son père, le père a tué le veau gras. Justement,
-tiens ! ce soir il y a de la blanquette ! Ris
-donc, puisque je te jure que tout est oublié !!</p>
-
-<p>Elle ajouta, plus sérieuse :</p>
-
-<p>— Tout ça n’est pas de ta faute ! Tu t’es laissé
-monter le coup ! Tu n’es pas le premier et tu ne
-seras pas le dernier. Embrasse-moi, tiens, et ne
-pensons plus à tout ce cauchemar !</p>
-
-<p>Fernand considérait Mésange avec de la stupeur.
-L’infortuné patito de la poétique madame
-Jocelyn n’était plus acclimaté à ces indulgences.
-Il balbutia naïvement :</p>
-
-<p>— Comme tu es gentille !</p>
-
-<p>— N’est-ce pas !</p>
-
-<p>— Oh ! oui !</p>
-
-<p>— Tiens ! proposa Blanche, mets ton chapeau
-et descendons ! Tu m’offres l’apéritif !</p>
-
-<p>Fernand sursauta. Son chapeau. Il l’avait
-laissé là-bas, chez l’autre. Il dut l’avouer, piteux.</p>
-
-<p>Mais Blanche éclata d’un beau rire sonore,
-d’un beau rire de bonne santé amoureuse et de
-franche gaîté cordiale.</p>
-
-<p>— Ah ! ah ! tu as laissé ton chapeau chez elle !
-Tout va bien : nous voilà quittes ! Un chapeau
-pour un béguin ! Elle est payée !</p>
-
-<p>Fernand finissait par s’égayer. Mésange poursuivit,
-triomphante :</p>
-
-<p>— Et encore ! ton chapeau était tout neuf ! tandis
-que son béguin avait déjà servi. C’est encore elle
-qui te redoit, va !</p>
-
-<p>Ils descendirent, bras dessus, bras dessous, et
-dans la rue Fernand confessa qu’il lui semblait
-qu’il venait d’être fou ; et le blond sincère des
-cheveux de sa compagne, comparé, dans le plein
-jour, au roux truqué de la tignasse de Lilith,
-acheva sa conversion totale.</p>
-
-<p>Mais ce n’était pas tout que d’avoir reconquis
-l’homme, il urgeait de réveiller l’artiste et c’est à
-quoi Blanche se consacra dès le lendemain. Elle
-déclara :</p>
-
-<p>— Tu n’es pas raisonnable, Fernand ! Voici
-plus de huit jours que Grandsec a apporté tes six
-chansons, les six chansons de toi, paroles et
-musique, et je suis sûre que tu n’en sais pas le
-premier mot !</p>
-
-<p>Blanche articula cette phrase sans la moindre
-ironie et Fernand l’entendit avec sérénité. Ni l’un
-ni l’autre ne savouraient l’intense baroquerie de
-cette allégation : « Tu ne sais ni un mot ni une
-note d’une chanson dont tu as fait les vers et la
-musique ! » L’âme cabotine possède des grâces
-d’état.</p>
-
-<p>— Ah oui ! c’est vrai ! diable ! mes chansons !
-où sont-elles ? se contenta de s’écrier Fernand.</p>
-
-<p>Il devait en effet dans une quinzaine faire un
-second début et présenter au public un numéro
-tout neuf. Il devenait un autre Fernand poète et
-compositeur, interprète de ses propres œuvres.
-Le providentiel Grandsec avait, est-il besoin de le
-dire ? fourni rythmes et rimes, à des conditions
-très sortables de bon marché.</p>
-
-<p>C’était une idée d’Antonin Mariol, qui, pour
-motiver un nouveau début de Fernand, avait suggéré
-l’idée d’un nouveau répertoire dont on le
-dirait l’auteur, afin d’aguicher en des lignes nouvelles
-de publicité la curiosité d’un public si déçu
-une première fois. Donc on ferait savoir dans les
-gazettes que le premier four de Fernand ne se
-devait qu’à la pauvreté de son premier répertoire ;
-que depuis, il avait eu l’ingénieuse idée de
-se rimer une série de chansons appelées à faire
-sensation tant par la forme nouvelle que par
-l’imprévu des sujets. Un nouveau chansonnier se
-levait ! Dans quelques jours auraient lieu les
-auditions des œuvres du « Poète Chanteur » chantées
-par l’Auteur !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XV</h2>
-
-
-<p>Grandsec, trop bohème pour voir son travail
-pris au sérieux chez des éditeurs qui ne se souciaient
-que des écrivains arrivés, plaçait le plus
-gros de ses élucubrations chez des gens en mal
-de productions et, d’un bout de l’année à l’autre,
-il donnait chez Pierre et chez Paul des chroniques,
-des vers, des pièces de théâtre, des
-romans qu’on lui payait le prix qu’il demandait,
-et qui passaient sous les yeux du public signés
-des noms des différents acheteurs.</p>
-
-<p>Il est probable qu’il y trouvait son compte
-puisqu’il avait renoncé depuis longtemps à la
-gloire de ses œuvres ; et cela lui permettait de
-pondre dans tous les coins, sans fatiguer les yeux
-des lecteurs par le rappel continuel de sa signature
-dans les feuilles.</p>
-
-<p>Il était « l’ouvrier littéraire » travaillant pour
-plusieurs patrons, et le petit mépris qu’il avait
-pour ceux qui, grâce à ses efforts de cerveau,
-trouvaient leurs voies toutes tracées dans la vie,
-le faisait encaisser de façon fièrement ironique
-l’argent que les « geais » payaient pour leurs
-plumes de « paons ».</p>
-
-<p>Ce fut donc Grandsec qui accepta, joyeux, de
-laisser à Fernand la gloire de ses rimes et de
-ses rythmes, moyennant une rétribution payée
-par Antonin Mariol.</p>
-
-<p>Mais, comme Fernand ne pouvait faire partie
-de la Société des Auteurs en sa qualité d’artiste
-interprète, et que Grandsec ne pouvait pas mettre
-sa signature au bas des couplets dont Fernand
-allait se dire l’auteur, ce fut Antonin Mariol qui
-exigea la remise des « droits d’auteur ». — Ainsi
-il rentrerait dans l’argent déboursé…</p>
-
-<p>Grandsec, quand il apprit les exigences de
-Mariol, le traita de tous les noms possibles ! Ce
-salaud de Mariol, qui gagnait trois cent mille
-balles par an, ne pouvait pas lui remettre ce peu
-d’argent qui lui permettrait de manger plus régulièrement !
-Ce millionnaire qui le privait de quelque
-cinquante francs ! il était bon à fusiller, à
-cambrioler, à étriper. « En voilà un citoyen !
-hurlait comiquement Grandsec, et quand on pense
-qu’il n’est pas cocu ! C’est une injustice ! » Et ses
-grands bras de gesticuler. — Pauvre Grandsec !</p>
-
-<p>Non seulement, lui, Grandsec, était privé de
-ses droits d’auteur, mais aussi privé de ses droits
-d’artiste, car à force de dire et de répéter « des
-chansons », — Fernand et Mésange arrivaient à
-croire vraiment que Grandsec n’y était pour rien !
-Et cela tout simplement, tout naturellement… par
-la force des choses et la faiblesse des êtres, et
-c’était charmant d’inconscience et de bonne foi.</p>
-
-<p>Donc, Blanche au piano, car elle tapotait agréablement,
-déchiffra les petits chefs-d’œuvre et Fernand
-commença à les étudier.</p>
-
-<p>De temps en temps, ravi, il s’interrompait et
-disait à son accompagnatrice, après quelque passage
-plus réussi :</p>
-
-<p>— Hein ? c’est bien, ça ? Quels jolis vers ?</p>
-
-<p>— Oh ! oui, Fernand ! c’est ravissant !</p>
-
-<p>Et elle le regardait avec des yeux d’extase. A
-ce moment, ils croyaient à la véracité du « <i>Paroles
-et musique de Fernand</i> » inscrit en tête de
-la mélodie. Le plus comique, c’est que l’« auteur »
-se trouvait soudain, par instants, devant des mots
-qu’il ne pouvait pas lire, ce satané Grandsec
-ayant une écriture de chat enragé ; et alors,
-c’étaient, sur le sens probable de ces caractères
-mystérieux, des discussions interminables, où en
-général Mésange finissait par l’emporter, car elle
-avait été jadis assez studieuse élève à la « Laïque »,
-et détenait sur les mystères de l’orthographe des
-notions assez précises.</p>
-
-<p>Fernand, lui, n’allait pas chercher midi à quatorze
-heures et ne se détraquait pas le cerveau à
-creuser la signification des phrases :</p>
-
-<p>— Pourvu que ça s’articule bien, je me f… du
-sens ! affirmait-il, non sans fierté ; ce à quoi Mésange
-répondait doucement :</p>
-
-<p>— Tout de même, mon chéri, il vaut mieux
-que ça veuille dire quelque chose !</p>
-
-<p>— Peuh ! crois-tu ? concluait Fernand en pirouettant
-sur les talons.</p>
-
-<p>Et de rire.</p>
-
-<p>Mais cette préoccupation qu’avait la jeune
-femme des nuances littéraires des textes, fut
-cause qu’elle put indiquer, à tout propos, des intonations
-justes, des inflexions appropriées que
-l’illustre chanteur n’aurait jamais trouvées tout
-seul.</p>
-
-<p>— Blanche ! elle m’en remontrerait ! proclamait
-parfois Fernand avec étonnement.</p>
-
-<p>Et de fait, privée des moyens physiques de
-l’expression, munie d’une faible voix aigrelette
-et sans timbre, presque gauche en scène, malgré
-sa grâce naturelle à la ville, Blanche Mésange
-était, certes, dans son petit doigt rose plus artiste
-que le mélodieux Fernand dans tout son corps
-avec ses belles cordes vocales !</p>
-
-<p>Elle était surtout, et de beaucoup, plus intelligente
-que lui, elle avait beaucoup lu, beaucoup
-appris, beaucoup compris, et les quelques aventures
-d’amour de sa vie l’avaient toujours mise
-en contact avec des gens plus que moyennement
-instruits, auprès desquels elle avait appris à distinguer
-les différences, les modalités des mille
-choses de la vie ; il en résultait une petite science
-d’observation, une habitude de spécifier, de classer,
-de mettre de l’ordre dans sa compréhension. — Elle
-ne faisait rien sans le besoin absolu
-de comprendre et ne se contentait pas des à-peu-près.</p>
-
-<p>Aussi quelle ressource pour l’ancien ouvrier
-tailleur, sorti de l’école à onze ans et réfractaire
-aux cours du soir, d’une ignorance relative,
-qui rendait forcément son cerveau malingre !
-Il comprenait mal qu’une femme comme
-Mésange pût lui expliquer le sens du mot : « Saphique »,
-qui se trouvait dans un couplet de
-Grandsec.</p>
-
-<p>« J’assiste aux amours saphiques, » disait le
-poète.</p>
-
-<p>Et gentiment Mésange expliqua que cela signifiait
-des amours illustrées par Sapho, une courtisane
-de l’antiquité qui avait les mêmes mœurs
-que Paulina du <i>Colorado</i>…</p>
-
-<p>Mais Fernand, méfiant soudain, insinua, sournois,
-que c’était tout de même bizarre que Mésange
-sût la signification de « mots pareils, » des mots
-qu’on ne prononce pas tous les jours…</p>
-
-<p>— Saphiques ! répétait Fernand… Saphiques !
-comment peux-tu, toi, savoir ce mot-là !</p>
-
-<p>— Ah ! mais dis donc, sursauta Mésange, tu
-as l’air de dire que j’en suis aussi, de la corporation
-des Sapho !</p>
-
-<p>— Tu en as peut-être été… sonda Fernand…</p>
-
-<p>Du coup Mésange, honteuse et furieuse, fondit
-en larmes ! Et Fernand, gêné de son ignorance et
-de sa brutalité, la prit tendrement dans ses bras,
-et la consola avec des tas de baisers !</p>
-
-<p>Les études reprirent de plus belle.</p>
-
-<p>Et cette femme qui paraissait bébête sur les
-planches, dont le répertoire faisait hurler les gens
-sains d’esprit, savait, de très exacte façon, donner
-un semblant de raffinement, d’élégance élevée,
-et presque littéraire, à des données de chansons
-piteuses à la lecture.</p>
-
-<p>Elle savait comprendre, elle utilisait les effets
-et les indiquait à Fernand, élève soumis et zélé ;
-mais elle aurait été incapable de les faire valoir
-elle-même.</p>
-
-<p>Sans moyens d’exécution, elle était pourtant un
-professeur remarquable, et Fernand, ainsi préparé,
-seriné, remis de ses chagrins et de ses fatigues,
-fut prêt à débuter une seconde fois « dans
-ses œuvres », mentait l’affiche.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XVI</h2>
-
-
-<p>Il débuta ! et cette fois empoigna la salle, et le
-succès.</p>
-
-<p>Ça y était ! Et cette fois, c’était la bonne ! rien
-ne vint troubler sa joie glorieuse. La même salle
-le revint voir ; les cocottes, les snobs, les journalistes,
-le populo, la mère Langlet, Lourbillon et
-Antonin Mariol, tous, tous, crièrent bravo ! Tous
-venaient de lui ouvrir la voie de la Fortune.</p>
-
-<p>Et pendant des semaines, des mois et des saisons,
-Fernand allait ne pas se fatiguer des interviews,
-des journalistes prenant d’assaut sa loge,
-faisant la nuit travailler les protes à célébrer sa
-gloire.</p>
-
-<p>Des messieurs âgés et graves s’installaient, silencieux,
-sous les lampes sinistres des rédactions,
-pour rédiger avec soin les paroles relatives
-à des questions saugrenues auxquelles il avait
-consenti à répondre entre deux changements de
-gilets de flanelle…</p>
-
-<p>La transpiration du succès…</p>
-
-<p>La sueur de la gloire serait relatée elle aussi…
-N’était-elle pas la résultante de ses gestes ?</p>
-
-<p>Et les gestes d’un cabot auréolé comptent et
-font partie de ses attitudes.</p>
-
-<p>Des années on verrait son nom s’étaler sur des
-savons, sur des bretelles, sur des cravates ; une
-liqueur Fernand, un quinquina Fernand seraient
-lancés, — des commerçants, qui n’auraient pas
-fait le plus petit cadeau à leurs proches, combleraient
-Fernand d’envois de toutes sortes : Fernand
-partout et toujours. — Fernand grand conquérant
-de Paris, la ville la plus spirituelle du
-monde ! de Paris, qu’il avait à ses pieds de cabot
-ignorant, pâle reflet d’une petite Mésange frisée.
-Paris, la ville attendue, souhaitée par des milliers
-de cerveaux savants, en ébullition constante pour
-la conquérir ; Paris vers qui tous les efforts se
-tendent, tous les désirs aspirent ; Paris-Reine,
-Paris-Madone vers qui tant de milliers de mains
-se joignent ; Paris joyeux, Paris triste, Paris
-d’Art, Paris de Travail, Tout Paris était à lui ! Il
-en était le Maître, l’Idole et le Roi.</p>
-
-<p>Et quand sa liberté, emprisonnée par un contrat
-sérieux et étrangleur, serait dégagée de ses entraves,
-d’autres millions de gens, fournis par
-l’Amérique, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Autriche
-et tous les autres coins du monde, accouraient
-battre des mains. Oui, on pouvait le blaguer,
-n’empêche que les faits étaient là, et qu’on le voulût
-ou non, que les jaloux fussent ou non décidés
-à reconnaître « son importance », elle existait ! Et
-ce ne serait pas une des moindres joies de Mésange,
-de constater toutes les polémiques que
-Fernand susciterait, toutes les légendes idiotes
-qu’on ferait circuler sur son compte, toutes les
-lubies baroques de cabot hautain qu’on lui attribuerait :
-autant de mensonges, d’inventions malveillantes.
-Et Mésange, du haut de son bon sens,
-ferait voir à Fernand le grotesque des dessous de
-son succès… Quels rires à l’arrivée des lettres
-anonymes ! Ce qu’on s’esclafferait ! C’était la
-preuve irréfutable du succès, toutes ces rosseries
-sournoises, faites par des gens qui ne se payaient
-même pas le luxe de les avouer !</p>
-
-<p>Mais la joie du succès était telle, si intense, si
-grisante, et l’argent qui en découlerait servirait à
-s’offrir tant de bien-être, de luxe et de plaisirs !
-Qu’il ferait bon vivre et chanter ! Qu’il serait bon
-d’arriver toujours chez Mésange, les mains, les
-poches pleines de petits présents qui feraient
-rougir Mésange de plaisir !</p>
-
-<p>Et des gens pourraient trouver cela excessif,
-des journalistes pourraient crier au ridicule, et
-blaguer le chanteur et l’engouement du public,
-les camarades pourraient déclarer que c’était un
-succès de passage… Fernand, qui saurait à peu
-près tout ce qu’on écrirait et raconterait de lui
-(car il comptait se tenir très au courant), dirait,
-calme, très souriant : « Laissez faire. N’empêche
-que des masses d’individus se sont dérangés pour
-m’entendre… que des foules prennent des dispositions
-pour arriver à l’heure où je parais… que
-des dîners se précipitent… que des gens s’endimanchent,
-que des femmes se font belles, pour
-venir le soir me fêter… que des cochers sont
-hélés, et frappent leurs chevaux pour les faire
-arriver à temps au <i>Colorado</i>… que huit jours à
-l’avance se projettent, entre amis, des parties du
-soir pour aller en groupes m’applaudir… que des
-milliers d’ouvriers lâchent leur travail de meilleure
-heure, que des aristocrates pressent leurs
-larbins de les servir.</p>
-
-<p>C’était vrai ! Toute la bureaucratie lâchait ses
-brasseries pour lui, les boutiquiers fermaient
-plus tôt ; tout cela, additionné depuis quatre
-années, représentait des millions d’êtres, pétrisseurs
-de sa gloire, enthousiastes de sa personne
-et de son talent ! Que ceux qui le blaguaient
-essayent un peu pour voir… Il n’était pas breveté…
-que les autres en fassent autant !</p>
-
-<p>Ah ! qu’ils étaient loin ces ciseaux de culottier
-d’il y a quatre ans ! Et Fernand, gonflé, ivre
-de joie, promènerait Mésange, bijoutée et habillée
-comme une duchesse, et le soir, après chaque représentation
-où la foule l’acclamerait joyeusement,
-Fernand presserait Mésange dans ses bras,
-disant : « Tiens, écoute-les… Es-tu contente ? »</p>
-
-<p>Et comme, déjà, il le lui demandait ce soir…</p>
-
-<p>— Bien sûr, répliqua Mésange, étonnée qu’il ne
-calmât pas son enthousiasme du succès. Bien sûr,
-que je suis heureuse !…</p>
-
-<p>Mais elle ne disait pas la vérité vraie… Quelque
-chose d’obscur… un petit goût d’amertume lui
-montait aux lèvres… Non, non, Mésange n’était
-pas heureuse !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XVII</h2>
-
-
-<p>Lourbillon s’était mué en gentleman. Il se vêtait
-de costumes d’un anglicanisme et d’une coupe
-à faire pâlir notre Le Bargy national. Le vieux
-comique avait enfin trouvé sa voie : ne rien faire
-en s’agitant beaucoup. Il virevoltait, comme une
-guêpe enfermée de l’aube au soir, il filait par les
-rues, s’occupant de son protégé et de ses affaires
-d’intérêt. Rendons-lui cette justice : Fernand aurait
-trouvé difficilement ami plus dévoué et plus
-désintéressé. Il marchait dans le sillage du jeune
-triomphateur avec une modestie et un dévouement
-de postulant au prix Montyon. Il aurait pu s’engager
-comme trompette dans la fanfare de la
-Renommée. A lui seul il faisait plus de publicité
-effective au débutant que tous les réclamistes de
-la presse parisienne.</p>
-
-<p>Lourbillon allait clamant la gloire de son ami
-par les cafés et brasseries métropolitains. Son
-éloquence chaude mobilisait chaque jour plus de
-spectateurs pour le <i>Colorado</i> que l’apposition
-sur les colonnes Morris de deux cents quadruples
-colombiers.</p>
-
-<p>En sus, il était malin comme un ouistiti et de
-bon conseil. Il savait dénicher les cachets supplémentaires
-rémunérateurs. Fernand avait du
-pain cuit d’avance ; grâce à l’ex-comique, on le
-sollicitait au faubourg Saint-Honoré pour chanter
-ses œuvres, dans les soirées mondaines.</p>
-
-<p>Ce fut au cours d’une de ces soirées chez la
-vieille et ancienne <span lang="en" xml:lang="en">professionnal beauty</span> duchesse
-de X***, habitant un élégant entresol de l’avenue
-du Bois, que Fernand vit tomber en miettes les
-nombreuses illusions qu’il avait sur « le monde, »
-le vrai, le grand !</p>
-
-<p>La duchesse recevait le gratin de Paris, ce
-soir-là, et quelques artistes en vogue avaient été
-priés de venir assister la maîtresse de maison à
-distraire un troupeau élégant, ô combien ! de gens
-cérémonieux et de coupe irréprochable, mais dont
-les conversations devaient avoir si peu de saveur,
-qu’on en était réduit, quand on les avait chez soi,
-à demander du secours à quelques amuseurs professionnels…
-afin sans doute de combler les silences,
-ou de pourvoir à la facilité des échanges
-de banalités.</p>
-
-<p>C’est beaucoup demander à des gens qui n’en
-ont point l’habitude de se suffire à eux-mêmes ;
-aussi, ce soir-là, était-il venu quelques masques
-hilarants de la Comédie-Française, une série de
-chansonniers montmartrois suivis de Gilette Norbert
-(une vieille amie de l’auteur de ce livre),
-grande femme maigre, assez laide de visage et
-de forme, dont le chignon rouge sembla ravir
-l’auditoire.</p>
-
-<p>A son entrée, un murmure reconnaissant l’accueillit,
-les femmes se trémoussèrent, les hommes
-se calèrent, attentifs… et Fernand, lui aussi, constata
-que cette chanteuse, car c’en était une, était
-attendue et désirée. Que chantait-elle donc ?
-Qu’interprétait-elle ? Des auteurs anciens ? De
-grands et nobles poètes ? Quelle hauteur avait
-donc le frisson d’art qu’elle allait donner pour
-que toutes ces femmes d’un monde fermé, aux
-relations « d’exception, » de distinction pincée,
-de tenue hostile, fussent détendues, épanouies à
-l’avance, pour que tous ces hommes, leurs maris,
-leurs amants, les vieux, les jeunes, les engageassent
-par de petits signes des yeux, des gestes, du
-coude, à bien ouvrir leurs oreilles… leurs nobles
-oreilles !</p>
-
-<p>Mais la chanteuse, après avoir pris tout son
-temps, toutes ses aises, s’accota au piano… gainée
-d’une longue robe de satin vert Nil, couleur
-voulue, étudiée, pour composer son ensemble à
-l’instar des affiches gueulardes que sa manie de
-la réclame quand même avait inspiré à Cab, le
-dessinateur des « Cent mille Albums ».</p>
-
-<p>D’un petit geste souriant, elle fit signe au pianiste
-qu’il pouvait tapoter…</p>
-
-<p>Un regard circulaire très lent, sur l’auditoire,
-fixa le choix du répertoire qu’elle allait leur servir…
-et du fouet de ses vilains petits yeux,
-de la blague de sa grande bouche, du flegme de
-ses longs bras croisés, noirs et tranquilles sur
-son ventre plat, elle nasilla, follement amusée,
-les gestes de caricature des « Vernis, » « Leurs
-adultères, » « Sainte Galette ».</p>
-
-<p>— Je terminerai par la satire bien parisienne du
-ménage à trois. Et elle annonça : « Les P’tits
-Cochons ! »</p>
-
-<p>Alors ce fut du délire : « Encore ! Encore ! Bravo
-Gilette ! » Mais elle avait à filer ailleurs, dit-elle…
-On l’attendait chez la comtesse de Blaguapart…
-La vérité c’est qu’elle allait tout bêtement se coucher
-et n’avait nulle envie de s’éreinter le larynx !</p>
-
-<p>Et ce fut au milieu d’un brouhaha flatteur que
-la grande femme laide et maigre traversa les
-salons de la vieille duchesse de X***, rieuse et
-farceuse, comme enchantée d’en avoir fait une bien
-bonne !</p>
-
-<p>Après le départ de la chanteuse, un entr’acte
-de quelques minutes permit au noble faubourg
-d’aller se rafraîchir au buffet somptueusement
-servi.</p>
-
-<p>Une ambassadrice, jolie comme un cœur, blaguait
-en un argot exquis des vieilles dames qui
-se faisaient remarquer par des chairs flicflottantes
-et rouges, arrivées en retard irréparablement
-décolletées, enguirlandées de pierreries, de
-fleurs, de plumes d’autruche, dont les frisottages
-des faux toupets de ces douairières étaient hérissés !</p>
-
-<p>Ah ! les horreurs molles, étalées, ballottées
-sous les lustres féroces, que leur vieille impudeur
-exposait aux quolibets des hommes, aux grossièretés
-de mâles !</p>
-
-<p>Était-ce par élégance qu’elles exhibaient ces
-nudités pitoyables, devenues impudiques par la
-laideur ? Est-ce là « la distinction mondaine ? »
-Zut alors !</p>
-
-<p>Puis venaient les jeunes femmes, poupées de
-salons que l’oisiveté déprave, luttant d’une façon
-attristante avec les cocottes qui leur chipent leurs
-maris, ayant le même couturier que ces joyeuses, — et
-la même lingère surtout… Procédés sournois
-d’une galanterie inavouée, si misérable, si
-pitoyable ! Et ces maris si vains, si naïvement
-heureux des airs équivoques de leurs femmes, de
-la tentation qu’elles aiguisent autour d’elles et
-qui leur donne, à eux, des airs de parer la jument
-pour qu’un autre l’entraîne.</p>
-
-<p>Toutes ces femmes bien nées, aux lèvres de
-courtisanes… qu’un bâton de fard fait tentantes
-et parées pour l’amour.</p>
-
-<p>Pour qui tous ces frais ? Pour la joie de plaire ?
-A qui ? à leurs maris ? Rien qu’à leurs maris ?</p>
-
-<p>Hum !</p>
-
-<p>— Il y a des façons moins vulgaires de soigner
-sa beauté, et on peut rester une femme appétissante,
-soignée et jolie, sans employer les trucs
-raccrocheurs des demoiselles tarifées, pensait
-Fernand, stupéfié de tout ce laisser-aller élégamment
-pervers.</p>
-
-<p>Alors, c’était ça, le grrrand monde ?</p>
-
-<p>Fernand sortit de cette maison absolument
-épaté !</p>
-
-<p>Le lendemain Lourbillon intriguait pour que
-son ami fût prié au ministère de l’Agriculture, où
-allait se donner une grande fête officielle. Son
-rêve était de faire entendre Fernand entre Coquelin
-Cadet et Moreno. D’ailleurs, il ne doutait pas
-que « son poulain » n’en bouchât une surface
-copieuse à Son Excellence et à ses invités.</p>
-
-<p>Et, qui sait ? — Lourbillon avait toutes les audaces, — le
-ministre remarquerait peut-être que
-la boutonnière du poète-musicien-interprète était
-vierge encore de tout ruban violet. Les palmes
-académiques hallucinaient, bien que discréditées,
-l’excellent homme.</p>
-
-<p>Peu de jours après qu’il eut conquis le public,
-l’ancien tailleur socialiste fut averti par son Mentor
-qu’il allait recevoir, dans la journée même, la
-visite de Pluvieux, le plus roublard des éditeurs
-du café-concert.</p>
-
-<p>Ça, c’était la consécration définitive. Pluvieux
-n’avait pas pour habitude de se déranger pour
-rien. Il fallait qu’il fût bien certain de l’avenir du
-débutant pour tenter une démarche. Il n’aimait
-pas à faire les premiers pas. On allait à lui, humblement,
-car c’était un lanceur habile. Au moins
-en avait-il la réputation.</p>
-
-<p>Il arriva sur le coup de cinq heures chez Blanche
-Mésange, où Fernand continuait d’élire domicile.</p>
-
-<p>Pluvieux était un petit bonhomme dans la banlieue
-de la quarantaine. Il était blond, pâlot,
-effacé, avec des yeux de porcelaine de Sèvres. Il
-donnait la sensation d’avoir macéré dans l’eau
-du fleuve Seine pendant de longues heures. Il
-avait l’air humide des personnages silhouettés par
-Ibsen. Son cheveu était pauvre et décoloré ; les
-vêtements, qui flottaient sur sa chétive carcasse,
-semblaient émaner de quelque Temple, costumier
-de la misère faubourienne. Pluvieux suait la
-déveine et pourtant, à tout coup, il mettait dans
-le mille du succès. Pluvieux avait l’air stupide et
-il était très sondeur ; il avait l’air pauvre et était
-riche. Pluvieux était la contradiction faite homme.
-Il était retors et fourbe. Il était timoré à l’excès et
-passait pour un hardi compère. Il affectait la
-franchise et mentait à bouche que veux-tu. Il était
-avare sordidement, ce qui ne l’empêchait pas, dans
-des coups de générosité fous, d’acheter très cher
-des refrains qu’il enterrait dans ses cartons. Il
-achetait de la musique pas toujours pour en tirer
-profit, le plus souvent pour qu’un confrère ne profitât
-pas de l’aubaine. C’était un drôle de coco que
-l’olibrius dénommé Pluvieux.</p>
-
-<p>La réussite complète, trop brusque, a pour
-propriété de troubler les cerveaux les mieux aménagés.
-Fernand payait son tribut à la vanité. Fermement
-il s’imaginait être l’auteur des machines
-qu’il chantait. On commence à mentir aux autres
-et un jour, pris au trébuchet, on se ment à soi-même,
-on trompe sa conscience comme une femme
-qu’on aime encore.</p>
-
-<p>Aussi est-ce au piano que Pluvieux trouva le
-triomphateur. Fernand eut été fort empêtré si on
-lui avait demandé de jouer <i>Au Clair de la Lune</i>
-ou <i>J’ai du bon Tabac</i>, mais s’imaginait que cela
-faisait bien d’avoir l’air de malaxer l’ivoire.</p>
-
-<p>L’éditeur, malgré ses apparences de noyé, était
-fin comme du papier à cigarettes ambré. Il devina
-la pose et le mensonge.</p>
-
-<p>— Toi, mon gaillard, tu veux m’épater ; ça
-ne prend pas, tu sais. Tu connais la musique
-comme moi le sanscrit. Fais-tu les paroles de tes
-chansons ? voilà ce qu’il faudrait savoir.</p>
-
-<p>Il sut très vite.</p>
-
-<p>— Vraiment, mon cher auteur, ce serait un peu
-puéril de vous faire des compliments ; toutes les
-feuilles publiques débordent d’éloges mérités.</p>
-
-<p>C’est ainsi qu’il préambula.</p>
-
-<p>Fernand prit un air modeste, il eut un sourire
-idiot, avec la bouche plissée et serrée comme une
-bourse de roulier.</p>
-
-<p>— Oh ! protesta-t-il, la presse exagère et mon
-talent et mon succès.</p>
-
-<p>— Mais non, mais non. Surtout gardez-vous
-bien de dire cela à l’éditeur que je suis : la
-canaille de Pluvieux, comme ont accoutumé de
-dire vos charmants confrères en chansons.</p>
-
-<p>— Croyez, monsieur…</p>
-
-<p>— Arrivons au fait. Vous n’avez pas besoin
-d’argent, heureux veinard ?</p>
-
-<p>— Je ne saisis pas très bien…</p>
-
-<p>— Hypothèse née de ce que je sais que vous
-n’avez, depuis vos débuts, fait aucun effort pour
-placer votre marchandise.</p>
-
-<p>— Ma marchandise ? questionna Fernand littéralement
-abasourdi.</p>
-
-<p>— Pardon, vos œuvres ! rectifia en souriant
-Pluvieux. Dans la corporation nous ne sommes
-pas très respectueux.</p>
-
-<p>— Et vous désirez ?</p>
-
-<p>— Acheter votre répertoire, simplement.</p>
-
-<p>— C’est que j’ignore tout de ce genre d’opérations,
-balbutia le jeune homme.</p>
-
-<p>— Moi, je m’y entends un peu, insinua Lourbillon.
-C’est pourquoi j’ai prié M. Pluvieux de
-venir te voir. Pour que tes créations deviennent
-populaires, il faut qu’elles soient éditées.</p>
-
-<p>— Voilà qui est parier d’or. Maintenant, parlons
-d’argent. Combien voulez-vous ?</p>
-
-<p>— Vous me prenez sans vert, protesta Fernand.</p>
-
-<p>— Je l’espère bien, si je vous laissais à vos
-réflexions et aux conseils de vos intimes, demain
-vous me réclameriez le Pactole ; et j’avoue en
-toute humilité que je ne le porte pas sur moi ni
-dans ma caisse. J’ai peu de temps à perdre, réglons
-ça vite et bien.</p>
-
-<p>— Mais encore…</p>
-
-<p>— Voilà, je considère que vous serez de vente
-pendant trois ans.</p>
-
-<p>— Vous dites ?</p>
-
-<p>— Je veux dire, tout au moins, que votre succès
-a pour trois ans de vitalité dans le ventre et
-qu’il faut en tirer profit dans ce délai.</p>
-
-<p>Fernand était mortifié, il renacla.</p>
-
-<p>— Je suis tout jeune.</p>
-
-<p>— Heureusement. Dans trois ans, vous aurez
-certainement plus de talent, si c’est possible,
-vous posséderez plus d’acquis, mais Paris vous
-aura assez vu. Vous serez le joujou dont l’enfant
-est las. Partez de ce principe : le spectateur est
-un gosse, un sale gosse ; aujourd’hui, il vous fait
-risette ; demain, il pleurnichera rien qu’à vous
-voir.</p>
-
-<p>— Vous n’êtes guère réconfortant, protesta
-avec un peu de tristesse Fernand.</p>
-
-<p>— Pluvieux est un malin, rigola Lourbillon,
-et qui ne ne veut pas s’engager pour l’éternité.</p>
-
-<p>— Vous l’avez dit, sympathique comique. Résumons-nous.
-Aucun éditeur ne vous a fait
-d’offres fermes.</p>
-
-<p>— Non.</p>
-
-<p>— Mes confrères sont des crétins. Pour l’instant,
-vous êtes l’auteur dont les couplets se vendraient
-comme des petits pains. Nous avons déjà
-perdu beaucoup de temps. J’étais à la campagne,
-malade. C’est ce qui explique ma visite un peu
-tardive. Enfin, il n’y a pas encore de temps perdu ;
-à l’ouvrage !</p>
-
-<p>Fernand avait les méninges brouillées par la
-faconde de ce petit bonhomme à mine éteinte qui
-vibrait, s’agitait comme écureuil en cage.</p>
-
-<p>— Combien avez-vous de créations jusqu’à ce
-jour ? demanda Pluvieux.</p>
-
-<p>Le chanteur se remémora des titres.</p>
-
-<p>— Une douzaine environ.</p>
-
-<p>— Bon. Tout le paquet doit être en vente dans
-deux jours.</p>
-
-<p>— Mais vous n’y songez pas, insinua timidement
-Lourbillon, le temps de graver les planches,
-de dessiner les couvertures, de tirer les petits et
-les grands formats, cela m’apparaît comme impossible.</p>
-
-<p>Le vieux cabot n’était pas fâché de faire parade
-de ses connaissances techniques. Il étonnait
-Fernand et lui prouvait qu’il pouvait utilement
-défendre ses intérêts, et il se proposait de discuter
-ultérieurement la question gros sous avec
-Pluvieux.</p>
-
-<p>Sec comme un ressort qui se brise, l’éditeur
-déclara :</p>
-
-<p>— Après-demain, vos douze chansons seront
-appendues aux vitrines des libraires. Les illustrations
-seront faites par des maîtres dessinateurs.
-Vous serez bien servi, comptez sur moi. J’ai fait
-d’autres tours de force que celui-là. Pour ce qui
-est de la question pécuniaire, pour qu’elle ne puisse
-pas nous entraver, voilà ce que j’ai à vous proposer.
-Voici un traité par lequel vous vous engagez
-à me céder vos œuvres pendant trois ans
-consécutifs. Le prix ?</p>
-
-<p>— Dame !</p>
-
-<p>— Je ne veux pas vous ficher dedans ; nous
-allons introduire une clause restrictive dans le
-papier qui vous laissera libre de reprendre votre
-signature et votre parole si je ne vous donne pas
-la somme qu’on vous offrira par ailleurs. Est-ce
-entendu ?</p>
-
-<p>Pluvieux, en cette minute, parlait avec la décision
-d’un généralissime. Il avait un peu l’air d’un
-Napoléon subalterne, dictant un plan de bataille
-à son état-major — d’un Napoléon qui aurait été
-exposé pendant quelques jours sur une dalle de
-la Morgue, par exemple.</p>
-
-<p>Fernand ne trouvait rien à objecter à la proposition
-de Pluvieux qui semblait, a priori, fort
-honorable. Il consulta du regard le fidèle Lourbillon
-qui, avec une extrême discrétion, opina
-du chef.</p>
-
-<p>Qu’est-ce qu’on risquait !</p>
-
-<p>Oh ! peu de chose ; être roulé comme un vulgaire
-chapeau d’auvergnat. Pluvieux possédait plus
-d’un tour dans son sac. Il avait le génie du traité,
-des bons petits traités qui ne montrent pas de
-fissure, qui semblent faits entièrement au profit
-du bienheureux auteur, charmé, reconnaissant
-envers ce petit manteau bleu des doubles-croches
-qui se dépouille, comme un généreux saint Martin,
-pour enrichir rimeurs et croque-notes.</p>
-
-<p>Mais toujours, dans un paragraphe obscur, se
-glissait une clause de rien du tout, semblable
-au ver dans un fruit, qui permettait au financier
-Pluvieux de se dérober, si tel était son intérêt.</p>
-
-<p>Il savait « y faire », comme on dit à Pantruche-sur-Seine.</p>
-
-<p>Le minuscule bonhomme sortit de sa poche
-deux belles feuilles de papier timbrées à un franc
-vingt. Et il lut à Fernand tous les articles qui
-contraignaient Pluvieux à payer à son cher
-auteur des sommes vertigineuses. C’était comme
-une pluie d’or.</p>
-
-<p>Fernand en était confus. Vraiment c’était trop
-de générosité. L’éditeur se dépouillait comme un
-lapin de garenne. Quand il n’y en avait plus, il
-y en avait encore. Proportionnalité de droits sur
-la vente, bénéfice sur l’étranger, prime après dix
-mille exemplaires vendus, autre prime à cent
-mille, et on les ferait en se jouant, affirmait Pluvieux,
-l’air convaincu. Et revenant comme un
-refrain :</p>
-
-<p>— Et le droit de vous dégager si cela vous
-plaît, si on vous offre davantage.</p>
-
-<p>Car c’était impossible.</p>
-
-<p>L’important, par exemple, c’était de signer de
-suite. On ne pouvait mobiliser dessinateurs, imprimeurs
-sans être en règle.</p>
-
-<p>Malgré tout Fernand hésitait. C’était trop beau.
-Un peu de méfiance lui restait dans un coin de
-bon sens.</p>
-
-<p>L’autre devina.</p>
-
-<p>— Vous me prenez pour un fou, n’est-ce pas ?
-ou un citoyen qui veut vous ficher dedans ? Je ne
-suis ni l’un ni l’autre. J’ai le désir de faire une
-excellente affaire, et je suis sûr que je vais la
-faire avec vous. Personne n’est outillé à Paris
-pour tirer mieux profit de votre talent. Je vous
-fais bénéficier loyalement de mes connaissances
-professionnelles. Je ne vous demande pas de reconnaissance,
-je vais gagner beaucoup d’argent,
-je vous en abandonne un peu. C’est simple.</p>
-
-<p>Cette franchise, cette rondeur décidèrent Fernand
-et détruisirent dans son esprit la mauvaise
-herbe de la méfiance.</p>
-
-<p>Il signa.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XVIII</h2>
-
-
-<p>Naïf, ignorant et faible, quoique pas sot, Fernand
-n’était plus à ses propres yeux le Fernand
-d’autrefois ! Un singulier phénomène de mirage
-lui faisait apercevoir dans sa glace, quand il s’y
-contemplait, l’image d’un Fernand majestueux,
-solennel, héroïque et grandiose, sur qui, manifestement,
-tout l’univers avait les regards fixés.
-Petit à petit, ainsi que l’a rimé un poète qui avait
-vu jouer la Périchole, il « devenait Espagnol, et
-se sentait grandir ». Lui ! Victor Hugo ! Pasteur ! et
-Napoléon ! Le dix-neuvième siècle pouvait
-quitter la planche. Il avait eu des hommes !</p>
-
-<p>Fernand eut un hôtel. — Raisonnablement,
-quelqu’un de son importance ne pouvait pas loger
-dans un vulgaire appartement. Un hôtel et un
-jardin, naturellement. Comme il y avait une écurie
-et une remise, il fallut bien la voiture et les
-chevaux. Fernand eut un duc, qu’il conduisait lui-même,
-ganté de peau sang de bœuf, les mains
-basses et les coudes hauts, au grand effroi de
-Blanche Mésange qui craignait, non sans raison,
-les accidents… et les engueulades des piétons !</p>
-
-<p>Un billard avait été installé au rez-de-chaussée
-de l’habitation, et Fernand avait bien spécifié au
-fournisseur qu’il voulait que les billes en fussent
-d’ivoire de défenses d’éléphant, et non d’ivoire de
-corne de rhinocéros, comme on en fait pour les
-petites maisons ! Il fallait qu’on pût tâter tout…
-et qu’on vit que rien n’était de la camelote…</p>
-
-<p>A ce train, d’ailleurs, les gros appointements
-filaient vite. Fernand gardait table ouverte au
-déjeuner, et comme à Paris les pique-assiette ne
-manquent pas, il pouvait fort aisément se payer
-l’illusion d’être un roi qui tient sa cour : « entretient »
-eût été plus exact.</p>
-
-<p>Il venait là des journalistes, des auteurs,
-agents de publicité, des brasseurs d’affaires, des
-aigrefins et des inventeurs, des braves gens et
-des filous, mais surtout, des flatteurs et des tapeurs.</p>
-
-<p>Des reporters de dixième ordre lui savaient
-gré des cent mille occasions, qu’il leur fournissait,
-de relater ses menus faits et gestes et profitaient
-avec abus des occasions qui leur faisaient fabriquer
-de la copie à deux sous la ligne. Le bon marché
-du paiement en nécessitait la quantité. Et comme il
-était un « homme, » son succès n’excitait pas la jalousie
-et la rancune des petites théâtreuses amies
-de ces « messieurs de la Presse », de sorte que
-rarement une note hypocritement bonne, ou réellement
-méchante, paraissait à son égard.</p>
-
-<p>Ah ! s’il se fût agi d’une femme, cela se fût
-passé avec moins de courtoisie, et les petits reporters
-obscurs, obligatoirement reconnaissants,
-n’auraient pu échapper à l’influence amoureuse
-des petites âmes frisées, qui, trop sensibles pour
-jouer de l’épingle à chapeau vis-à-vis d’une gêneuse,
-manœuvrent simplement avec la plume de
-leurs amis.</p>
-
-<p>— C’était bien le moins qu’ils pussent faire
-pour Elles !</p>
-
-<p>Fernand ne refusait jamais le louis à qui ne
-contestait pas son génie. Un marchand de cirage
-avait obtenu de lui la forte commandite en lui proposant
-de mettre sur les boîtes, son portrait, à lui
-Fernand, et d’intituler le produit inclus : « <i>Cirage
-à la plus charmante voix du monde.</i> »</p>
-
-<p>Les colonnes Morris, les affiches, les brochures
-de chansons avaient beau reproduire à l’infini ces
-traits si publics à présent, Fernand ne pouvait se
-rassasier de se voir en papier, en plâtre ou en
-bronze, sur les murailles ou dans les vitrines. Il
-n’avait, au tréfonds de lui-même, qu’une contrariété
-et qu’une envie. Jadis, un autre artiste,
-moins grand que lui, certes, mais qui avait eu
-son genre, Petrus, l’illustre Petrus, avait suscité
-une idole au pays et un mouvement énorme d’opinion,
-sous les espèces du général Boulanger et
-du Boulangisme ! Cela manquait à la gloire de
-Fernand, qui anxieusement cherchait autour de
-lui, sans en rien avouer à personne, le général à
-lancer, le courant politique à déchaîner. Déroulède,
-le duc d’Orléans, Jules Guérin ou Barillier ?</p>
-
-<p>Les lauriers de Petrus l’empêchaient positivement
-de dormir. Lui, Fernand, peut-être ? qui sait ?
-serait un jour le sauveur attendu ? Et il ne disait
-pas non à cette idée. N’était-il pas déjà, après
-tout, l’homme le plus populaire de France ?</p>
-
-<p>Quand il remuait ces pensées, secrètement,
-il plissait le front, pinçait la bouche, jetait ses
-deux bras derrière son dos et se mettait à arpenter
-le parquet d’un pas saccadé.</p>
-
-<p>Mésange, alors, souriant doucement, lui lançait,
-légèrement moqueuse :</p>
-
-<p>— Bon ! voilà que tu fais ton Bonaparte !</p>
-
-<p>Elle ne croyait pas si bien dire.</p>
-
-<p>A part cette innocente toquade, Fernand ne se
-plaignait point de la vie, la petite humiliation de
-n’avoir pas encore renversé le gouvernement ne
-troublant que peu son sommeil et nullement son
-appétit.</p>
-
-<p>On citait ses mots que Lourbillon, logé à l’hôtel et
-commensal assidu du maître, allait colporter
-dans les journaux où on les insérait avec
-gaîté.</p>
-
-<p>Un jour qu’un attaché d’une ambassade étrangère
-venait de louer une avant-scène pour un
-prince de la puissance qu’il représentait, de
-passage à Paris, Fernand, qui sortait de la répétition,
-fut salué par le diplomate, qui le prit à
-part dans un coin, le priant d’intercéder auprès
-de sa direction afin que le prince ne fût pas le
-point de mire du public, grâce à la marche nationale
-qu’on lui servait généralement en pareil
-cas. On désirait l’incognito le plus absolu.</p>
-
-<p>— Mais certainement, répliqua Fernand… à
-une condition pourtant.</p>
-
-<p>— Laquelle ?</p>
-
-<p>— C’est que, lorsque j’irai chez vous, on ne me
-jouera pas la <i>Marseillaise</i> !</p>
-
-<p>Une autre fois, présenté à un chroniqueur notoire,
-membre de l’Académie-française, chargé
-d’ans et d’honneurs, il avait, désireux d’être aimable
-et de trouver la phrase et le terme de comparaison
-les plus propres à chatouiller au bon
-endroit son interlocuteur, émis ce compliment :</p>
-
-<p>— Je sais, monsieur, vos mérites et quelle place
-vous occupez. Vous êtes, si j’ose m’exprimer ainsi,
-« le Fernand du journalisme ».</p>
-
-<p>Et il avait ajouté, dans l’oreille de Lourbillon :</p>
-
-<p>— S’il n’est pas satisfait avec ça ! Je crois que
-je lui en passe, de la pommade !</p>
-
-<p>Mais il surgit un événement qui mit le comble
-à son orgueil, car il allait lui permettre, cet événement
-inattendu quoique cependant bien à prévoir,
-d’emplir une fois de plus, de sa personnalité,
-les échos parisiens.</p>
-
-<p>Un matin, Blanche Mésange, très pensionnaire
-et toute confuse, lui confia, non sans inquiétude, — car
-enfin, elle ne l’avait pas fait exprès et on ne
-sait jamais comment les hommes prendront cela ! — que
-selon tant de probabilités qu’elles en devenaient
-une certitude, elle était enceinte ! Voilà !</p>
-
-<p>Blanche avait bien tort de craindre. Fernand
-fut ravi. Il embrassa la future maman en clamant :</p>
-
-<p>— Il aurait été dommage, en effet, que je
-m’éteignisse sans postérité !</p>
-
-<p>Car il soignait son langage, depuis qu’il fréquentait
-les journalistes, et même, usait de l’imparfait
-du subjonctif plus souvent qu’il n’était
-nécessaire.</p>
-
-<p>Il ajouta avec élan :</p>
-
-<p>— Et aussi bien, puisqu’il en est ainsi, je veux
-que la fête soit complète ! Pas de baptême sans
-noce. Fais venir tes papiers, ma chère ; je
-t’épouse !</p>
-
-<p>Mésange en resta sans voix, la bouche bée,
-les yeux écarquillés, avec seulement un « oh ! » de
-stupeur, qui s’acheva dans une crise de larmes
-délicieuses et dans une telle défaillance nerveuse
-que Fernand dut la prendre dans ses bras, poupée
-inerte et sanglotante, pour l’empêcher de
-choir sur le tapis.</p>
-
-<p>Le mariage ! le mariage légitime ! avec le maire
-et le curé ! l’alliance en or, pour de vrai ! Le « oui »
-éternel avec l’homme qu’on aime ! Le mariage
-bourgeois, ce rêve de toutes les cabotines, petites
-ou grandes ! ce hâvre de grâce vers lequel cinglent
-en vain tant de voiles lasses des libres vents du
-large ! Elle y entrait, elle, Blanche Mésange, ancienne
-« corbeille » aux <i>Ambassadeurs</i>, ex-petite
-femme de beuglant ! Ce n’était pas un rêve, c’était
-la réalité, c’était la vie ! sa vie à elle !</p>
-
-<p>— Ah ! mon chéri, mon chéri ! hoqueta-t-elle
-dans un spasme. Fernand, digne et indulgent,
-souriait avec l’affabilité d’un roi qui élève jusqu’à
-lui une bergère, touché sincèrement, pourtant,
-dans la partie profonde de son être que n’avait
-pas encore cuirassée l’induration professionnelle.</p>
-
-<p>— Et tu verras si ce sera chic ! nous aurons
-nos portraits dans les illustrés ! reprit-il, ressaisi
-déjà par le métier.</p>
-
-<p>Mésange, qui n’était pas du bâtiment pour rien,
-se redressa :</p>
-
-<p>— Le mien aussi, dis ?</p>
-
-<p>— Parbleu !</p>
-
-<p>Et ce fut en effet « très chic ! »</p>
-
-<p>La chose fut pompeuse et fort bien ordonnée.
-Le mariage civil, à la mairie du dixième, fut célébré
-dans une stricte intimité, devant les quatre
-témoins, le grand Petrus et l’inimitable Charlin
-pour l’épousée, et Mariol avec Lourbillon pour
-Fernand ; les deux conjoints n’ayant plus ni pères
-ni mères, la présence des familles, parfois compromettantes,
-ne gâta point l’admirable correction
-de la cérémonie. Le maire prononça une courte
-allocution sur les devoirs conjugaux, les vertus
-des artistes et les privilèges du talent. Après quoi
-l’on alla luncher.</p>
-
-<p>Mésange, nerveuse, luttait pour paraître calme :
-mais, depuis la minute du OUI solennel, à la
-mairie, une émotion intense la tenaillait… elle
-aurait voulu en finir vite de ce déjeuner et se
-trouver seule avec Fernand… Un besoin qu’elle
-ne s’expliquait pas la poussait à exprimer à Fernand
-des sentiments subits et neufs qui la préoccupaient
-depuis le matin. Enfin les invités partirent
-et les mariés se trouvèrent seuls, après avoir
-bien recommandé à leurs témoins de ne pas les
-faire poser le lendemain, à l’église Saint-Laurent.</p>
-
-<p>Une fois rentrés, Blanche dit tout à coup :</p>
-
-<p>— C’est drôle comme cette petite cérémonie
-de ce matin m’a bouleversée. Je me sens tout à
-coup des responsabilités, vois-tu, mon chéri. Des
-devoirs, jamais avant je n’y avais pensé, est-ce
-drôle ! Demain, après l’église, nous serons tout à
-fait mariés… tu seras « mon mari ». Non, mais,
-est-ce que ça ne te fait pas quelque chose, cette
-histoire de mariage ? Moi, j’en suis bouleversée,
-mon chéri, j’ai en moi une espèce d’impression
-« sérieuse, » « grave ; » dame, c’est pour toujours,
-mon chéri… pour toujours… Quel bonheur !
-Comme on va être heureux, dis ? Nous aurons un
-beau petit gosse… tu verras, après la visite à
-l’église, j’enlève mon corset pour qu’il pousse
-mieux ! Et en avant la bosse !</p>
-
-<p>Et le soir, à l’heure du dîner, la façon dont Mésange
-s’assit à table et servit Fernand, prouva
-que c’était « madame Fernand » qui donnait ses
-ordres au valet de chambre, et non plus « Mésange,
-des <i>Ambassadeurs</i> » ; non pas, grands
-dieux, qu’il y eût de la pose dans sa tenue, oh !
-non ! mais une sorte de façon réservée, une
-dignité correcte dans son maintien de femme très
-aimante, qui veut faire honneur à « son mari, »
-et mériter son titre de femme mariée ; épousée
-au grand jour, choisie devant tous par l’homme
-qu’elle aime. Ah ! oui ! c’est bon ! Le rêve des
-rêves !</p>
-
-<p>La paix du cœur jusqu’à la fin de la vie ! Une
-vie d’amour certain, une communauté des joies
-et des peines, un partage de tout !</p>
-
-<p>Fernand serait fier d’elle ; sûr qu’elle serait
-une femme modèlement fidèle, dévouée à lui et à
-son enfant ! Et pendant qu’en dînant elle pensait à
-tout cela, Fernand, lui, pensait à faire le soir
-même reporter des notes dans les journaux afin
-que nul n’ignorât que c’était bien demain la cérémonie
-religieuse à Saint-Laurent !…</p>
-
-<p>— Quand on pense, dit tout à coup Mésange,
-qu’il y a de si mauvais ménages et que nous
-allons être si heureux ! Nous penserons ensemble,
-nous travaillerons ensemble, nous voyagerons
-ensemble, notre métier à tous les deux
-nous aidera à ne jamais nous quitter, puisque tu
-exiges toujours mon engagement quand tu signes
-un contrat ? Et, vois-tu, c’est la base solide du
-bonheur d’amour cette perpétuelle vie à deux,
-sans aucune raison de séparation ; quand on
-s’aime bien, comme nous, les séparations, fussent-elles
-très courtes, sont autant de petites morts. Il
-faut, pour éviter de s’habituer à l’absence de l’un,
-ne pas se quitter… et se donner un tel besoin
-l’un de l’autre, qu’il semble douloureux de ne pas
-être ensemble. Cela n’a l’air de rien, n’est-ce
-pas ? Eh bien ! c’est d’une extrême importance.
-C’est une sorte de garantie contre l’indifférence
-tueuse de l’amour.</p>
-
-<p>— Il y a des gens — répondit Fernand — qui
-trouvent justement la fatigue de l’amour dans le
-perpétuel tête-à-tête…</p>
-
-<p>— Allons donc ! sursauta Mésange, ce sont des
-êtres inférieurs, qui aiment mal. Crois-tu que
-tous les hommes soient capables d’amour ? Alors,
-pourquoi y a-t-il tant de mauvais amants et tant
-de mauvais maris ? C’est un <i>don</i>, un <i>art</i>, aussi
-difficile sinon plus qu’un autre, et si tout le
-monde « en fait, » très peu y sont artistes. C’est
-une science bigrement subtile ! La moitié du
-monde soigne mieux son commerce que son bonheur ;
-est-ce qu’on ne voit pas des familles prendre
-moins de renseignements sur leurs futurs gendres
-que sur leurs caissiers ?</p>
-
-<p>— Je ne crois pas, dit Fernand, que les individus
-soient créés assez noblement pour vivre ensemble… les
-égoïsmes séparent tout, on est si
-piteusement faibles !</p>
-
-<p>— C’est pour cela, dit Mésange, que, lorsqu’on
-s’aime, bien entendu, il faut vouloir vivre l’un
-pour l’autre, il faut vouloir ne songer qu’à cela,
-et la joie de rendre heureux vous donne des trésors
-d’indulgence et de force. Je le sais bien,
-moi… depuis que je t’aime, dit-elle rieuse. Vois-tu,
-Fernand, la conquête du bonheur, c’est
-comme celle de la fortune, il faut la désirer, il
-faut en être l’artisan : est heureux qui veut !</p>
-
-<p>— Tu vas loin, chérie ; j’ai dans ma famille de
-braves femmes bien dignes, bien dévouées qui ont
-été des martyres en ménage, malgré toute leur
-tendresse et leurs devoirs remplis…</p>
-
-<p>— Possible, répliqua Mésange, mais c’est
-qu’elles avaient mal fait leur choix. Avaient-elles
-choisi seulement, les pauvres ! Elles avaient
-« accepté, » très probablement. Du mauvais choix
-vient tout le mal !</p>
-
-<p>— N’empêche, ma chérie, que tout cela est bien
-difficile, va… Quant à nous… nous verrons !</p>
-
-<p>— Tu verras, tu verras, dit la jeune femme,
-tu verras qu’on s’aimera de mieux en mieux, mon
-bien-aimé, parce que tu es un brave garçon et que
-je suis une brave femme… pas vrai, dis ?</p>
-
-<p>— Oui, bonne Mésange, lui souffla-t-il dans le
-cou, interrompant sa cigarette pour l’embrasser
-follement, les larmes aux cils… oui… tu es vraiment
-une brave petite femme ! et on s’aimera dur !</p>
-
-<p>On quitta la table, après avoir bavardé encore
-un peu. Fernand proposa d’aller dormir afin d’être
-frais et dispos pour la grande journée du lendemain ;
-et puis c’était si rare une soirée sans concert,
-une soirée de liberté, chez soi, dans l’intimité…
-que vite ils se mirent au lit. Fernand
-s’endormit vite. Mésange, elle, ne ferma les yeux
-que tard dans la nuit… émue délicieusement et
-pourtant inquiète. « Ma fille, se disait-elle, c’est
-entre tes mains qu’est remis le bonheur d’un
-homme, il va falloir être à la hauteur de la
-tâche… »</p>
-
-<p>A leur réveil on remit à Mésange et à Fernand
-un paquet énorme de correspondance. Tout à coup
-Fernand, qui depuis cinq minutes relisait pour la
-dixième fois un petit bleu, laissa tomber un juron
-énergique :</p>
-
-<p>— Salaud ! hocha-t-il de la tête. Tiens, lis,
-Mésange.</p>
-
-<p>Le petit bleu « anonyme » disait :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="ind">« Mon cher Fernand,</p>
-
-<p>» En ce jour de fête, je viens, au nom d’un
-groupe d’admirateurs de votre grand talent,
-féliciter surtout votre femme de l’habileté qu’elle
-a déployée pour se faire épouser par un homme
-qui gagne cent mille francs par an… alors qu’elle
-ne l’a pas pris pour mari quand il était inconnu et
-pauvre… Nous la croyions simplement jolie, elle
-est mieux que cela ! Sa roublardise, ses calculs
-de femme l’ont amenée à faire une excellente
-affaire. Elle, petite grue sans le sou, va maintenant
-avoir son avenir assuré. Mais c’est égal,
-quand on s’appelle Fernand, on épouse une femme
-riche, comme cela on est certain qu’on n’est pas
-pris seulement que pour sa galette. Enfin il sera
-dit que sur la scène, comme dans la vie, vous
-serez une poire, une vraie poire ! »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Suivait une signature gribouillée, illisiblement
-barbouillée.</p>
-
-<p>Pendant la lecture du petit bleu, Mésange ouvrait
-des yeux stupéfiés. Qui, qui pouvait être
-assez sot, assez vil pour prendre la peine vulgaire
-d’écrire une pareille chose !</p>
-
-<p>— Nous allons en avoir, des jaloux ! Ça va
-pleuvoir, dit-elle tranquillement. Ça va être gai !
-Si tu veux, on va collectionner toutes les lettres
-rosses, pour voir à la fin de l’année combien il en
-sera venu. J’ai là une petite malle qui fera notre
-affaire. Tout de même, dit Mésange en se levant,
-c’est révoltant, hein, de penser qu’un être pauvre,
-homme ou femme, ne puisse unir sa vie à celle
-d’un autre, fortuné et heureux, sans que <i>tout le
-monde</i> le soupçonne de calculs ! Ça devient du
-courage héroïque pour un homme pauvre, qui
-aime une femme riche, de l’épouser ! Misère !</p>
-
-<p>— Les deux tiers des gens pensent, respirent
-et agissent comme des mufles, dit Fernand ; tu ne
-peux pas demander à l’autre tiers d’être le plus
-fort, s’il est le plus distingué. Mais quand un être
-est sain, dévoué, bon, aimant et intelligent comme
-toi, ma Mésange, il peut se permettre, même
-sans le sou, d’espérer la richesse en échange d’un
-amour unique et admirable. — On lui redoit encore, et
-fameusement ! L’amour, vois-tu, quand
-il est vraiment honorable, digne et profond, ne
-s’arrête pas plus devant un porte-monnaie plein
-qu’il ne passe dédaigneux devant un porte-monnaie
-vide. Il est avec ou sans argent. Si on est
-pauvre, tant pis ! Si on est riche, tant mieux ! Et
-que la bourse soit à homme ou à la femme, quand
-ils s’aiment, leur bourse n’a pas de nom. Leur lit
-est bien commun. La sécurité du bonheur demande-t-elle
-moins de précaution que celle de la
-caisse ? Fi donc ! Fi donc ! Haut les âmes !</p>
-
-<p>Mésange, radieuse de le voir si joliment aimant,
-radieuse aussi de lui sentir l’âme au-dessus du
-vulgaire, lui prit la main qu’elle embrassa dévotement.</p>
-
-<p>— Nous serons de braves gens… articula-t-elle
-très lentement, et nous laisserons les mufles
-essayer de cracher sur notre bonheur. Ils ne l’atteindront
-pas. — Pas vrai, mon grand ?</p>
-
-<p>Elle s’aperçut qu’avec tout ça il était dix heures.
-Vite, vite, il fallait se dépêcher, la messe était à
-midi.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XIX</h2>
-
-
-<p>Et c’est à la paroisse Saint-Laurent que le
-spectacle fut magnifique.</p>
-
-<p>Depuis huit jours, les notes des courriers
-théâtraux ne tarissaient point sur l’union du délicieux
-ténor Fernand, « la plus charmante voix du
-monde, » avec la ravissante divette Blanche Mésange,
-du <i>Colorado</i>. Des détails de toilette, des
-indiscrétions intimes habilement ménagés, avaient
-tenu, toute la semaine, le public en éveil. De
-sorte que lorsqu’à onze heures du matin, le cortège
-déboucha du boulevard de Strasbourg, une
-foule compacte de badauds — tant Paris aime ses
-guignols ! — était massée devant l’église.</p>
-
-<p>De la première voiture descendit Blanche Mésange,
-en robe bleu pâle. Son premier témoin, le
-grand Petrus, glabre, gras, tondu, la face napoléonienne,
-lui donnait le bras. Et avant qu’ils
-eussent pénétré sous le porche, ce furent dans
-l’agglomération tassée aux alentours des acclamations
-joyeuses :</p>
-
-<p>— Vive Petrus !</p>
-
-<p>— Bravo, la mariée !</p>
-
-<p>Même, une voix ayant entonné : <i>En revenant
-de la Revue</i>, cet air connu fut repris en chœur
-par l’assistance mise en gaieté.</p>
-
-<p>Mais déjà du second carrosse émergeait pesamment
-la rotondité somptueuse de Madame Langlet,
-au bras de Fernand. Plus couverte de panaches
-blancs et de bijoux qu’un dais et qu’une châsse, la
-grosse dame provoqua sur son passage un silence
-effaré que rompit seule cette exclamation
-d’un télégraphiste qui attendait là, depuis une
-bonne heure, des dépêches plein sa sacoche :</p>
-
-<p>— Mâtin, y en a !</p>
-
-<p>Fernand, élégamment moulé dans une longue
-redingote grise, l’œil aimable, la moustache en
-croc, produisit la meilleure impression.</p>
-
-<p>— Il est chic !</p>
-
-<p>— Bonne nuit, hé !</p>
-
-<p>— Il n’a pas l’air d’un cabot !</p>
-
-<p>— C’est un auteur, ma chère !</p>
-
-<p>— T’ennuies pas, ce soir !</p>
-
-<p>Ensuite, ce fut, pour l’allégresse et l’admiration
-du populaire, le défilé de toutes les étoiles
-des concerts, music-halls, Olympias, Édens et
-Élysées de la capitale : faces rasées et mentons
-bleus, le pardessus de demi-saison jeté sur la
-manche ; le huit-reflets impeccable !</p>
-
-<p>— Mince alors ! dit une voix sonore, on
-m’étouffe !</p>
-
-<p>Alors s’avança une masse inouïe ! énorme, immense,
-roulante et débordante en tous les sens.
-En avant, en arrière, à gauche, à droite, la chair
-s’entassait en des couches épaisses, inconcevables !</p>
-
-<p>Un épouvantable et gigantesque sac de graisse
-humaine, duquel dépassait par le haut la tête
-(relativement restée très petite) d’une femme au
-teint laiteux, aux cheveux délicieusement dorés…</p>
-
-<p>Le gros sac de graisse humaine avançait, narguant
-du nombril, ce qui faisait remonter fortement
-au-dessus du sol la jupe qui le cachait, et
-donnait à la chanteuse, car c’en était une, l’aspect
-d’un phénomène monstrueusement enceinte de
-cinquante enfants !</p>
-
-<p>A sa vue, des oh ! des ah ! prolongés indéfiniment
-se firent entendre, férocement moqueurs… comme
-à ses entrées en scène. Alors la chanteuse, hydropiquement
-comique, eut une fois de plus l’occasion
-de déchaîner le rire, en précipitant dans son cou,
-d’un mouvement d’enfoncement, sa tête de naine
-emplumassée d’autruche à n’en plus finir, et qui
-donnait à son chapeau des airs de reposer sur
-une orange dorée, en équilibre sur une invraisemblable
-citrouille ! Bravo, la grosse Cloch !
-Bravo, la grosse Cloch ! clama la foule, ahurie et
-mise en belle humeur par cette bravade de clown
-affligé.</p>
-
-<p>De famille israélite, les Cloch, d’aînées en plus
-jeunes, étaient toutes au concert, sous des noms
-différents. Mais, seul, derrière elle était son frère,
-mince et brun, la taille encore fine du corset de
-la veille… il imitait les femmes en vogue, depuis
-Thérésa, Amiati, jusqu’aux dernières agréées — qu’il
-chantât les Sapeurs, le mouchoir de l’Empire
-en main, ou qu’il meublât de ses bras les tamtamistes
-gants noirs, il était toujours décolleté,
-poudré et maquillé, si bien que les messieurs en mal
-d’Étoiles lui envoyaient des fleurs et des billets
-doux pour les fossettes de son dos, et la cambrure
-de ses ceintures… C’était un charmant jeune
-homme de femme, dont les Cloch étaient fières.</p>
-
-<p>Comme il avait des habits masculins, la foule
-ne le reconnut pas. A cette minute il aurait donné
-je ne sais quoi pour être <i>une femme</i> comme tout
-le monde… saluée et reconnue de la foule…
-comme venait de l’être sa sœur, sa popularité clochait
-comme son sexe… dame !</p>
-
-<p>Il en était là de ses réflexions, quand un
-homme immensément long, et maigre autant qu’il
-était grand, lui tapa sur l’épaule amicalement.</p>
-
-<p>C’était Prunin retour d’Amérique, des articles
-plein ses poches relatant son inimaginable ossature
-dépouillée ; ami de Fernand et de Mésange,
-il était venu les féliciter. A sa vue des cris, des
-hurlements partirent d’un groupe de gamins.</p>
-
-<p>— Pige-moi cet oiseau déplumé. C’qu’il est
-haut sur pattes !</p>
-
-<p>— C’est un pélican.</p>
-
-<p>— C’est un jeu d’osselets ! — Y doit boutonner
-ses souliers sans se baisser… quels bras ! — Est-ce
-que t’as tout long comme ça, dis, Prunin ? hurlèrent
-les gosses mis en joie. — Fais le fichu avec
-tes abatis, Prunin, cria un tout petit.</p>
-
-<p>Alors Prunin, docile et bon enfant, croisa très
-vite devant sa poitrine ses interminables bras
-qui vinrent se rencontrer derrière son dos, et
-gratter ses omoplates ; cela fut fait si vite, avec
-tant d’aisances, que ce geste passa presque inaperçu
-de ceux qui n’étaient pas tout près de lui. Il
-en fut remercié par des bravos joyeux !</p>
-
-<p>— Comment va ta femme ? lui demanda le jeune
-Cloch.</p>
-
-<p>— Bien, merci.</p>
-
-<p>— Tu l’embrasses toujours, le soir, avant ton
-entrée en scène ?</p>
-
-<p>— Oui, toujours !</p>
-
-<p>Et Prunin fila se mêler aux autres invités.</p>
-
-<p>Ils passèrent tous avec cette correction et cette
-raideur officielle qu’ont seuls les queues-rouges
-quand ils la font au sérieux.</p>
-
-<p>— Tiens, voilà Charlin ! Mets-lui une soutane,
-il aura l’air d’un curé de campagne avec sa bonne
-grosse balle rouge attendrie et béate. Est-il gras
-l’animal ! il en plisse !</p>
-
-<p>— Et Claudis ! Zut, il a chipé le profil à la
-Lune !</p>
-
-<p>— Et Cermadier ! C’est sa femme, cette jolie
-blonde ? Mazette ! il a bon goût, le frère !</p>
-
-<p>— Et Anna Bithaud, moulée dans une gaine de
-point de Venise qui fait l’admiration des petites
-couturières venues voir les toilettes des artistes.</p>
-
-<p>— Marguerite Duclore ! sinistre, avec ses cheveux
-noirs, ses yeux noirs, ses sourcils noirs, ses
-vêtements noirs, tout une gamme sombre violentée
-par une fente sanglante, sa bouche, au milieu
-d’une figure de cire, blafarde et mate, une
-tête de mort, maquillée, la croupe maintenue dans
-une résille de chenille, rappel des Ollé ! Ollé ! des
-soirs d’été aux Champs-Elysées.</p>
-
-<p>— Willat ! le chanteur classique dont les jambes
-dansent dans le pantalon noir, l’air croque-mort
-ou charpentier mal habillé, les yeux injectés de
-sang. On crie à son passage : bravo !</p>
-
-<p>Brave Willat ! on chuchote qu’il a bigrement
-du talent, celui-là ! Plus que Fernand pour sûr…</p>
-
-<p>— Oui, mais, ajoute une bonne âme, il n’a pas
-payé la presse lui, pour se lancer !… Et aïe donc !</p>
-
-<p>— Stellaire ! oh ! regardez-la donc, quelle toilette !
-C’est pas un chapeau, c’est un canapé
-qu’elle a sur la tête !</p>
-
-<p>Et tous les titis de se tordre, on lui crie le refrain
-qu’elle chante tous les soirs :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">P’stt, p’stt… écoutez-moi donc !</div>
-</div>
-
-<p>— Tas d’idiots ! riposte Stellaire fâchée et froufroutante,
-la taille guêpée d’une ceinture ciselée
-et incrustée de turquoises, mais entrant pieuse et
-recueillie dans l’église où elle demande à la Vierge
-la « veine » pour des choses impures…</p>
-
-<p>A sa suite venaient d’autres femmes, toutes
-plus belles les unes que les autres, des teints un
-peu vannés mais ravivés au rouge, des yeux brillants
-de fard, des bouches en as de cœur saignant,
-d’un arrangement que la lumière du soir
-atténue, mais que le jour cru rend d’une inutilité
-absolue, hélas ! exagérant encore des ans l’irréparable
-outrage !</p>
-
-<p>L’orgue attaquait la marche nuptiale et derrière
-les derniers invités, la foule envahit le
-sanctuaire.</p>
-
-<p>En un instant, la nef, les bas-côtés, les chapelles
-latérales, tout fut plein ! Quel succès ! pensait Fernand,
-qui d’un coup d’œil avait estimé très vite
-le nombre des curieux :</p>
-
-<p>— « Une belle salle », murmura-t-il étourdiment
-à Mésange.</p>
-
-<p>Et en dépit de la destination du lieu, ce fut,
-à l’instant même, craquetant sous les arceaux, se
-mêlant aux répons du plain-chant, un caquetage
-strident, tant de bouches ayant tant de choses à
-dire à tant d’oreilles. Dames ! toutes les cigales
-de Paris n’étaient-elles pas rassemblées là ?</p>
-
-<p>A la sortie, il y eut un tumulte jovial et charmant.
-Au seuil de l’église, Fernand et Blanche,
-entourés de camarades, entourés de la foule,
-salués par le clair soleil de midi qui éblouit cordialement
-leurs jeunes figures, goûtèrent comme
-l’impression d’une apothéose royale. Le ciel
-était bleu ; tout leur souriait, les gens, la saison
-et l’heure. Fernand, pressant le bras de sa femme,
-lui murmura tendrement :</p>
-
-<p>— Quel beau jour !</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Oui, ce jour est un beau jour, pauvre Fernand !
-Emplis-en tes yeux, garde-le dans tes prunelles,
-afin de t’en faire des souvenirs pour plus tard !
-Car il marque l’apogée de ta fortune. Il est le
-point culminant de tes bonheurs ! La vie n’est
-pas bâtie sur terrain plan. Tu as monté ; tu vas
-descendre. Oui ! c’est un beau jour ! Emplis-en
-tes yeux ; garde-le bien dans tes prunelles.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XX</h2>
-
-
-<p>Depuis trois ans, la mère Langlet, à l’instigation
-de Mariol, avait fait les choses plus que bien !</p>
-
-<p>Jamais dans cette maison, de mémoire du plus
-vieux lyrique, on n’avait fait une pareille publicité,
-ni à Petrus ni à Kam-Hill : qu’avait donc la
-patronne ?</p>
-
-<p>Une sympathie violente pour Fernand, voilà
-tout !</p>
-
-<p>Faire plus que le maximum ne devenait plus une
-plaisanterie de courriériste. On refusait du
-monde, après avoir empilé les spectateurs comme
-harengs en caque. Et c’étaient des bravos, des
-acclamations sans fin.</p>
-
-<p>Tous les autres numéros du spectacle disparaissaient,
-se diluaient dans ce cyclone du
-succès.</p>
-
-<p>Chose étrange : ses camarades, hommes et
-femmes, hypnotisés, sidérés, trouvaient cela naturel ;
-ils entraient, d’instinct, dans la grande farandole
-du succès.</p>
-
-<p>En vérité, je vous le dis, Mariol était un rude
-barnum et Grandsec un faiseur d’hommes admirable !</p>
-
-<p>Grandsec ! chaque soir, dans un coin de la
-salle, la cigarette pendante à la lèvre inférieure,
-quasiment extatique, il dégustait ses vers et sa
-musique comme un mets délicieux. C’est lui qui
-avait fait cela : les rythmes savants et charmants ;
-c’est son cerveau d’alcoolique qui avait ourlé ces
-rimes mignardes et imprévues, faites pour stupéfier,
-dans ce milieu habitué aux assonances à
-la va-comme-je-te-pousse.</p>
-
-<p>Il trouvait cela très rigolo, très rigolo. Sa barbe
-de bouc en frémissait d’aise. Il en resta trois
-mois sans s’enivrer ! Jamais il n’avait eu conscience
-de son mérite ; bien entendu il n’ignorait
-pas son savoir ; mais vrai, là, il s’épatait. C’est
-que c’était très bien, ses histoires. Il ne se montait
-pas le bourrichon ! comme avait coutume de
-dire Courteline, il en avait fichu du joli dans
-l’existence ! avoir ça dans la peau et crever de
-misère ; être le poivrot dont on se gausse à
-Montmartre ! Non, non, minute ! Il allait reprendre
-du poil de la bête. On allait voir ce qu’on allait
-voir ! Il en avait des rêves en réserve, il allait
-leur donner la volée, aux pauvres captifs !</p>
-
-<p>Pour son malheur, un mauvais soir, après la
-représentation du <i>Colorado</i>, en ascendant la
-Butte, il se heurta au « Marquis, » un camarade
-des jours de cuite.</p>
-
-<p>Reproches, amers comme du bitter, de l’ami
-lâché, révolte du vieil Orphée :</p>
-
-<p>— Tu me dégoûtes, je t’ai assez vu. Je me
-suis ressaisi, je suis un homme nouveau ; disparais
-de mon orbe, marquis de malheur, gentilhomme
-de la cour du roi Misère.</p>
-
-<p>— Ah ! mon pauvre vieux, qu’est-ce qui t’a
-versé ça ? questionna avec anxiété le noble poivrot.</p>
-
-<p>— Marquis, tu t’abuses : je ne suis point ivre,
-ainsi que tu te le vrilles dans l’imaginative. Je
-suis vierge de Picon et de Pernod depuis trois jours.</p>
-
-<p>— C’est ce qui explique que tu déraisonnes.</p>
-
-<p>— Erreur profonde, monseigneur de la Biture ;
-je suis l’homme neuf qui va vers de nouvelles
-destinées. Foin des errements défunts ! J’oblitère
-d’un trait noir les amitiés anciennes, les relations
-néfastes. Je vous ai assez vu, ô compagnons de la
-sainte fainéantise et du levage de coude ! J’ai
-soupé de vos fioles, gonflées de spiritueux. Regarde,
-marquis de la Mistoufle, comment est architecturé
-un homme qui va au labeur.</p>
-
-<p>— Je considère surtout avec tristesse un
-pauvre bougre qui s’achemine vers les pires louphoqueries
-et imbécillités, fit sur un ton lugubre
-le descendant des preux. Il acheva sa pensée :</p>
-
-<p>— La vie est une plante rare qui veut être arrosée
-avec fréquence. Si tu échappes à cette loi, Grandsec,
-ami de mes nuits et de mes ennuis, tu vogues
-vers l’île du marasme et des désespoirs. Crois-en
-la parole d’or d’un Coupeau qui se doublerait d’un
-Chrysostome : tout est vain, hormis la joie qu’un
-humain peut éprouver à boire : Donc buvons !</p>
-
-<p>Ils burent.</p>
-
-<p>Épouvantablement même, puisque le soir, ils
-allaient échouer dans un commissariat de police
-sous l’inculpation de tapage nocturne et d’injures
-aux agents.</p>
-
-<p>Grandsec était repincé par sa passion et, cette
-fois, de façon irrémédiable. L’événement n’avait
-rien de bien extraordinaire en soi. Le cas était
-prévu. La mauvaise chance guette nos bonheurs
-comme un assassin sa victime.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXI</h2>
-
-
-<p>— Et moi, je vous dis que les auteurs récitent
-leurs vers ou chantent leur musique comme des
-fourneaux !</p>
-
-<p>Grandsec, parfaitement ivre d’ailleurs, et gesticulant
-de ses longs bras, affirmait ainsi ses convictions
-sur le coup de deux heures du matin, en
-plein <i>Rat-Mort</i>. Une aimable société de bohèmes
-faisait cercle autour de sa table où des piles de
-soucoupes babélisaient.</p>
-
-<p>Quelqu’un dit :</p>
-
-<p>— Il y a pourtant dans les cabarets de Montmartre
-des types qui débitent très bien leur camelote.</p>
-
-<p>— Parce que, justement, c’est de la camelote,
-jeune homme ; vous l’avez déclaré vous-même !
-professa Grandsec. Qu’est-ce que la chanson de
-Montmartre, je vous prie ? Des idées volées, sur
-des airs démarqués ! Des chroniques de journal
-mises en mauvais vers ! La clef du Caveau devenue
-rossignol de cambriolage ! Ça n’est pas
-plus des œuvres que les fabricants ne sont des
-auteurs. Ne parlez pas de cette chose devant
-moi !</p>
-
-<p>— Mais enfin, insista l’obstiné contradicteur,
-abandonnons à votre mépris la chanson montmartroise,
-puisque vous ne l’admettez pas ; il n’en
-demeure pas moins qu’il existe des auteurs qui,
-devant des salles combles, interprètent fort congrûment
-leurs histoires. Tenez ! pour n’en citer
-qu’un : le nommé Fernand, du <i>Colorado</i>, par
-exemple !</p>
-
-<p>Grandsec vida son verre, haussa les épaules et
-éclata de rire.</p>
-
-<p>— Fernand !</p>
-
-<p>— Eh ! oui, Fernand ! Trouvez-moi beaucoup
-de cabots professionnels capables de détailler
-comme lui ce qu’il compose lui-même !</p>
-
-<p>L’approbation fut unanime. En effet, Grandsec
-était cloué. Le préopinant, satisfait de son avantage,
-poursuivit :</p>
-
-<p>— Celui-là ne s’en tire pas comme un fourneau ;
-et ce qu’il fait est original et joli !</p>
-
-<p>Grandsec n’était pas content. Il n’aimait pas à
-avoir tort, et la contradiction l’exaspérait. A jeun,
-pourtant, sans doute eût-il mis un bœuf sur sa
-langue, car la combinaison, soigneusement tenue
-secrète, qui le liait à Fernand, lui rapportait maintenant
-de sérieux bénéfices. Malheureusement il
-avait bu plus que son compte, et il cria :</p>
-
-<p>— Fernand, Fernand ! Vous me désolez par
-votre stupidité ! Alors, vous coupez dans ce godant-là ?
-Peuple ! on te trompe ! et on a raison,
-car tu le mérites !</p>
-
-<p>Et tirant de la poche de sa redingote un papier
-plié en quatre :</p>
-
-<p>— Mesdames et messieurs, voici le plus récent
-chef-d’œuvre du poète-musicien Fernand ! Cela s’appelle
-« les Yeux menteurs » et cela a été créé, il y
-a une quinzaine, au <i>Colorado</i>, quand l’auteur a eu le
-loisir d’en prendre connaissance et de l’apprendre
-par cœur ! Je ne sais pas si je m’abuse, mais il me
-semble que la calligraphie de ce petit morceau,
-les mots et les notes sont d’un certain Grandsec,
-votre serviteur bien humble. Voici l’objet, on peut
-toucher !</p>
-
-<p>Le manuscrit des « Yeux menteurs » passa de
-mains en mains. Il n’y avait pas à dire mon bel
-ami, l’écriture de Grandsec était assez caractéristique
-pour être reconnue, et de loin.</p>
-
-<p>— Mais alors… Fernand ?</p>
-
-<p>— Fernand est un cabot, rien qu’un cabot, un
-petit cabot ! Et s’il était auteur, il chanterait comme
-un fourneau ! Et j’ai raison, comme toujours !</p>
-
-<p>Grandsec était lancé ; et il raconta tout, cédant
-à une poussée de vanité un peu basse : sa rencontre,
-voici quatre ans, avec Fernand, tout déconfit
-d’une première tape, son idée de monter le
-coup au public en fabriquant de toutes pièces un
-nouveau joujou parisien, l’auteur-chanteur, numéro
-sensationnel et inédit ! Stupide, il termina
-en recommandant aux quinze colporteurs de cancans
-qui l’avaient écouté religieusement :</p>
-
-<p>— Maintenant, je vous en prie, que ceci reste
-entre nous ! N’allez répéter ça à personne.</p>
-
-<p>— Comment donc ?</p>
-
-<p>A une table voisine, soupait un jeune homme,
-qui n’avait pas perdu un mot de cette intéressante
-communication. Il avait même noté certains détails
-sur un calepin. Vers trois heures et demie,
-Grandsec se leva, serra des mains et s’en alla,
-titubant. Il avait vraiment gagné sa soirée !</p>
-
-<p>Deux jours plus tard, tous les journaux, dans
-leur revue de la presse, reproduisaient le filet que
-voici :</p>
-
-<p>« <i>Du Cri de Paris</i> :</p>
-
-<p>» Sait-on qui est le véritable Fernand, du <i>Colorado</i>,
-le poète-compositeur à la mode ? Le seul,
-l’authentique auteur, justement applaudi, des
-<i>Feuilles Sèches</i>, du <i>Dernier Baiser</i>, de la <i>Mort
-Jolie</i> et de tant d’autres bijoux de grâce légère,
-s’appelle de son nom Grandsec, et n’a jamais
-quitté Montmartre.</p>
-
-<p>» Mais alors, qui est donc ce garçon brun, à
-moustache agressive, qui chaque soir, nous sert,
-comme étant de lui, depuis quelques années, ce
-répertoire à succès ?</p>
-
-<p>» Mystère. »</p>
-
-<p>C’est Mésange qui, levée de meilleure heure
-que Fernand, lut, la première, ce petit morceau de
-littérature acide. Consternée, elle courut éveiller
-son amant et lui poussant le journal sous les yeux :</p>
-
-<p>« Tiens ! regarde un peu, les sales mufles ! »</p>
-
-<p>Elle constatait successivement dans les autres
-feuilles la présence de la note. Fernand était devenu
-rouge de colère. Il murmura, entre ses dents
-serrées :</p>
-
-<p>— Qui donc a pu ?…</p>
-
-<p>Et soudain :</p>
-
-<p>— Parbleu, ça ne peut être que Grandsec, lui-même.
-Ah ! le gredin, qu’il ne me tombe pas sous
-la main !</p>
-
-<p>A ce moment, la sonnette de l’appartement
-tinta. Des portes battirent. Grandsec parut au
-seuil de la chambre.</p>
-
-<p>— Mon cher Fernand… commença-t-il. Mais
-Fernand, subitement dressé dans son lit et écrasant
-d’un poing rageur ses oreillers, lui cria :</p>
-
-<p>— Ah ! vous voilà, vous ! vous arrivez bien !
-M’expliquerez-vous ce que signifie l’article que
-voici ?</p>
-
-<p>Et il brandissait le journal avec fureur.</p>
-
-<p>Grandsec n’avait pas l’air précisément à la
-noce. Ses interminables cheveux s’agitèrent
-d’une façon triste. Un instant, il sembla un saule
-pleureur secoué par la brise. Il balbutia :</p>
-
-<p>— Mon bon ami, je vais vous expliquer… Je…</p>
-
-<p>— Ainsi, c’est bien vous qui avez été raconter
-nos affaires à des journalistes ! Me voilà propre !</p>
-
-<p>Blanche regardait le calamiteux musicien avec
-des yeux farouches. Grandsec protesta :</p>
-
-<p>— Je n’ai rien raconté à des journalistes ! Je
-ne sais comment cela s’est fait.</p>
-
-<p>— Enfin ! vous avez parlé ! Vous avez dénoncé
-notre pacte ! pourquoi ? comment ? et comme c’est
-bête ! Ça vous ennuyait donc bien de gagner beaucoup
-d’argent ?</p>
-
-<p>— Je ne puis arriver à y rien comprendre ! se
-défendit Grandsec. C’est vrai ! j’ai eu tort ; j’ai
-commis l’indiscrétion. Mais il n’y avait là que des
-amis. C’était au <i>Rat-Mort</i>.</p>
-
-<p>— Quand vous êtes saoul, tout le monde, c’est
-des amis ! Vous étiez saoul ! articula Blanche,
-durement.</p>
-
-<p>Grandsec eut un réveil de fierté sous l’injure.
-Il répondit :</p>
-
-<p>— Ce serait en tous cas une circonstance atténuante.
-Je vous félicite, madame, si vous n’avez
-jamais eu que des vertus. Moi, j’ai des vices, je
-le reconnais humblement.</p>
-
-<p>Il reprit, s’adressant à Fernand :</p>
-
-<p>— Écoutez, je vous fais toutes mes excuses, et
-je vous apporte le moyen de tout réparer. Je vais
-vous écrire une lettre que je vous autorise à communiquer
-aux journaux, et où je m’inscrirai moi-même
-en faux contre mon stupide bavardage de
-l’autre nuit ! Je ne peux pas mieux faire, voyons,
-et la pénitence rachètera le péché.</p>
-
-<p>Mais Fernand n’était pas en état de rien entendre.</p>
-
-<p>Il cria :</p>
-
-<p>— Hé ! je me fiche de vos lettres ! Vous pouvez
-les garder pour vous ! La seule chose que je
-constate, c’est que vous m’avez odieusement
-trahi, moi qui ai tant fait pour vous, et que vous
-avez une singulière façon de me remercier de
-vous avoir tiré de la dèche et de la crotte !</p>
-
-<p>Grandsec, à cette phrase, changea brusquement
-d’attitude. Ce cabot dépassait vraiment les
-bornes ! La riposte fut nette :</p>
-
-<p>— Pardon, mon petit ! Je ne sais pas si vous
-m’avez tiré de la dèche et de la crotte, mais je
-sais que je vous ai tiré du néant. J’ai fait de
-vous, la nullité même, une manière de personnalité !
-Vous n’êtes qu’une baudruche que j’ai gonflée
-de mon souffle ! Service pour service, vous
-m’avez, en effet, fait gagner un peu d’argent ;
-mais c’est grâce à moi que vous en avez gagné
-beaucoup ! Et maintenant, serviteur ! J’ai assez
-soufflé comme cela. Je vous laisse à vos moyens
-propres. Je vous souhaite bien du talent et beaucoup
-de succès !</p>
-
-<p>Et Grandsec sortit sans attendre de réponse.</p>
-
-<p>Mésange et Fernand échangèrent un regard
-stupéfait. Le dur choc de la vérité leur avait martelé
-le crâne. Et la première parole prononcée fut
-celle-ci, dite avec désolation par la jeune femme :</p>
-
-<p>— Maintenant, il va répandre cela partout !</p>
-
-<p>Le soir de ce même jour, le Tsar de toutes les
-Russies, en personne, n’aurait pu, après neuf
-heures, trouver une place dans la salle du <i>Colorado</i>.</p>
-
-<p>— Je n’ai même plus un strapontin ! déclarait
-d’un visage épanoui la buraliste aux survenants
-dont se renfrognaient aussitôt les figures.</p>
-
-<p>Dans sa loge, Fernand, nerveux, causait avec
-Antonin Mariol.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?</p>
-
-<p>— C’est cet ivrogne de Grandsec qui a vendu
-la mèche !</p>
-
-<p>— Vous auriez bien dû savoir si cet homme
-était sûr, avant de m’engager avec lui, grinça
-Mariol, cela peut nous faire un tort considérable…</p>
-
-<p>— Mais c’est surtout moi que cela atteint ! sursauta
-Fernand outré.</p>
-
-<p>— Pardon, rectifia Mariol. Moi, j’ai démoli
-deux excellentes vedettes de la maison… Petrus
-et Chérie Chéron… pour que rien ne vous gêne…
-et vous devez, cher ami, comprendre dans quel
-embarras vous me mettez si vous vous démolissez
-vous-même… Petrus était encore excellent !!!
-et pouvait encore aller des années !</p>
-
-<p>— Enfin nous verrons comment cela va tourner,
-dit Mariol sortant sec, cassant et raide.</p>
-
-<p>Il conclut :</p>
-
-<p>— Ça va bientôt être à vous. Tenez vous bien.</p>
-
-<p>Se bien tenir ! Fernand ne songeait qu’à cela.
-Déjà, il lui avait fallu composer son attitude pour
-ses camarades, qui l’un après l’autre, étaient
-venus lui serrer la main avec des grimaces condoléantes
-sous lesquelles se percevait parfaitement
-l’envie de rire. Une grande vedette qui se
-ramasse, c’est toujours drôle.</p>
-
-<p>L’avertisseur l’appelait en scène. Il entra,
-salua et commença à chanter. Comme il finissait
-sa première romance, les applaudissements crépitèrent.</p>
-
-<p>— Allons ! il avait eu tort de craindre. Tout
-irait bien. Mais comme il s’inclinait pour remercier,
-tout à coup, du fond de la salle, une voix demanda :</p>
-
-<p>— L’auteur ?</p>
-
-<p>Et ce fut comme une traînée de poudre. De
-fauteuil en fauteuil, de loge en loge, en haut, en
-bas, à droite et à gauche, le même cri fit explosion :</p>
-
-<p>— L’auteur ? l’auteur ? l’auteur ?</p>
-
-<p>Fernand sentit le plancher du plateau tourner
-sous ses pieds. Pourtant, il espéra que son prestige — le
-prestige de l’homme le plus populaire de
-France ! — viendrait peut-être à bout de la cabale
-et d’un doigt dirigé vers sa poitrine, il se
-désigna.</p>
-
-<p>Mais alors, une clameur unanime :</p>
-
-<p>— C’est pas vrai ! lui jaillit à la face de tous
-les points de la salle, et une bordée de sifflets le
-mitrailla. Effaré, il recula d’un pas. Il ne voyait
-plus rien. Ses tempes bourdonnaient. Il allait
-tomber.</p>
-
-<p>— Rideau ! cria le régisseur et le rideau,
-s’abaissant entre lui et l’affreux tumulte déchaîné,
-mit fin miséricordieusement à son supplice.</p>
-
-<p>Dès lors, irrémédiablement, le bruit courut que
-Grandsec s’était vanté en disant être le seul
-fournisseur mystérieux de Fernand… ils étaient,
-paraît-il, dix ou douze ! — Oui, ma chère… puisque
-Machin et Chose déclaraient eux aussi dans
-les cafés d’artistes, et cela avec des petits airs
-entendus, qu’il n’y avait pas que Grandsec qui
-eût contribué au succès de Fernand.</p>
-
-<p>Hum !… Et les toussottements de marcher…
-C’était un truc imaginé par Machin et Chose
-pour attraper les gogos cabots, lesquels immédiatement
-acceptèrent toutes les inepties rimaillées
-par les deux faiseurs, qui, depuis toujours,
-voyaient leurs couplets refusés par tout le monde !</p>
-
-<p>Et du moment que Machin et Chose « travaillaient »
-pour Fernand, c’était réglé : ils devaient
-« faire bien ». On s’arracha leurs chansons ! Et
-voilà comment s’équilibrent certaines fortunes et
-se déforment les légendes… et les vérités.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXII</h2>
-
-
-<p>Le lendemain matin, arrivait à Fernand une
-lettre de Mariol :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="ind">« Cher Monsieur Fernand,</p>
-
-<p>» Après ce qui s’est passé hier, et craignant
-qu’un scandale pareil ne se renouvelle aux représentations
-suivantes, la direction du <i>Colorado</i> a
-décidé de vous accorder un congé temporaire.
-Voici bientôt du reste la saison finie et le moment
-de la clôture annuelle. Il convient, croyons-nous,
-de laisser l’oubli se faire sur cet incident qui
-pourrait, si on y insistait à présent, compromettre
-votre succès et le nôtre, à la rentrée d’octobre.</p>
-
-<p>» Croyez-moi d’ailleurs, en tout état de cause,</p>
-
-<p class="sign"><span class="blk">» Votre toujours dévoué,<br />
-»Antonin <span class="sc">Mariol</span>. »</span></p>
-</blockquote>
-
-<p>Fernand sauta sur un porte-plume, et répondit,
-poste pour poste :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="ind">« Cher Monsieur Mariol,</p>
-
-<p>» Vous êtes mille fois trop bon d’avoir compris
-que j’avais besoin d’un peu de repos. Mais ne
-vous mettez pas en peine du plus ou moins de
-succès que je pourrais obtenir chez vous à la
-rentrée. L’engagement qui me lie à vos établissements
-prend terme justement cette année et je
-compte ne point le renouveler. Des propositions
-autrement avantageuses me sont faites d’autre
-part, et je vous serais fort obligé d’aviser madame
-Langlet de ma décision qui est irrévocable.</p>
-
-<p class="sign"><span class="blk">» Recevez mes salutations.<br />
-»<span class="sc">Fernand.</span> »</span></p>
-</blockquote>
-
-<p>Cette missive expédiée, Fernand se sentit un
-peu soulagé. Sa colère avait trouvé un exutoire.</p>
-
-<p>— Tas de saligauds ! comme ils le lâchaient
-tous ! au moins, de cette façon, personne ne pourrait
-se vanter de l’avoir débarqué ! C’est lui qui
-repoussait la boîte du pied.</p>
-
-<p>Mais il restait désespéré, malgré tout. Qu’est-ce
-qu’on allait penser ? Que disait-on dans Paris ?</p>
-
-<p>Heureusement, Blanche Mésange était là. Elle
-avait usé sa nuit à lui procurer un peu de sommeil
-en le forçant à avaler une potion au chloral.
-Et, devant cette inquiétude de la contemption
-publique, naïvement exprimée, elle le rassura :</p>
-
-<p>— Mais on ne dira rien, mon chéri. Paris a tout
-de même à penser à autre chose. Parce qu’une
-séquelle d’oisifs et de malveillants a imité les
-cris d’animaux dans un café-concert, tu ne vas
-pas te figurer que tout est perdu ! Les plus grands
-artistes ont été sifflés ! Ils n’en sont pas morts !</p>
-
-<p>Ainsi s’ingéniait l’amie sincère mais l’adversité
-fait rentrer l’homme en lui-même et déboulonne
-les orgueils les plus solides. Fernand hocha
-la tête et avoua :</p>
-
-<p>— Oui ! mais toute mon affaire à moi reposait
-sur un mensonge ! C’est drôle, je le reconnais aujourd’hui
-parfaitement, et je ne m’en rendais pas
-bien compte hier. Dis donc, Blanche, je crois
-bien que j’étais en train de devenir un imbécile !</p>
-
-<p>— Toi ? protesta Blanche avec feu, jamais !
-D’ailleurs, crois-tu sérieusement, que tu n’aurais
-pas été capable d’en faire autant que ce Grandsec,
-cette espèce de dépendeur d’andouilles, toujours
-saoul et mal embouché ?</p>
-
-<p>— Oh ! oh ! comme tu y vas ! C’est un poète, en
-somme, et moi…</p>
-
-<p>— Toi ! tu serais aussi poète que lui, si tu
-voulais ! Penses-tu par exemple que cette chanson
-que tu avais écrite pour moi, toi-même et tout
-seul, au premier temps de nos amours ne valait
-pas les rengaines de Grandsec ?</p>
-
-<p>— Quelle chanson ?</p>
-
-<p>— Si tu ne te la rappelles plus, moi je m’en
-souviens encore. Je suis moins ingrate que toi.
-D’ailleurs je l’ai toujours gardée, je vais te la chercher.</p>
-
-<p>Elle sortit un instant et revint, en agitant
-triomphalement une feuille de papier jauni qu’elle
-passa à Fernand :</p>
-
-<p>— Relis-les tout haut. J’aimais tant cela !</p>
-
-<p>Fernand lut les couplets, avec une vague émotion
-ressurgie du passé. En effet, ils n’étaient pas
-si mal, ces vers !</p>
-
-<p>— Tu vois bien ! clama Blanche, ravie ; et
-flattant du doigt le menton de Fernand :</p>
-
-<p>— Je te dis que nous mettrons tous les Grandsec
-dans notre poche quand il te plaira !</p>
-
-<p>— Mais la musique ? Je ne sais pas écrire la
-musique, moi ?</p>
-
-<p>— Mais, moi, je sais ! J’ai étudié mon solfège,
-moi ! J’ai des diplômes ! Tu me fredonneras tes
-airs ou tu me les joueras avec le pouce sur le piano,
-et je les écrirai sous ta dictée. Crois-tu que les
-Belmot, que les Naquet et tous les maîtres du
-concert écrivent leur musique eux-mêmes ?</p>
-
-<p>Les choses bien convenues ainsi, le couple examina
-la situation que lui faisait le malheur des
-temps. Il s’agissait de prendre des mesures pour
-vivre sans trop déchoir jusqu’à la rentrée.</p>
-
-<p>Elle n’était point trop brillante, la situation !
-Habitué à laisser couler sans compter l’argent
-dont la source paraissait inépuisable, Fernand
-n’avait pas retenu un sol des sommes qui avaient
-passé dans la maison. Lourbillon, appelé en conseil,
-indiqua la solution la plus raisonnable.</p>
-
-<p>— Mes petits enfants, puisque vous avez
-perdu, il faut payer. Vendez la voiture, vendez
-les chevaux, donnez congé de l’hôtel et louez un
-appartement dans un quartier pas trop cher !
-Quant aux domestiques et aux invités, voici assez
-longtemps qu’ils volent leurs gages et piquent
-vos assiettes ! Du balai ! du balai ! Vous me garderez
-seulement mon rond de serviette à moi,
-qui suis un vieux camarade, dont vous auriez
-mieux fait d’écouter la voix prophétique que les
-flagorneries de tous vos olibrius qui vous ont
-rendus à moitié fous !</p>
-
-<p>Lourbillon était devenu grognon, et non sans
-cause. C’est en vain que durant les trois années
-d’apothéose, lorsque Fernand planait au firmament
-des étoiles, il avait, de plus en plus édenté,
-prodigué les avertissements. Fernand, qui ne
-touchait plus la terre, ne l’entendait pas, et Mésange,
-entraînée dans l’orbe du triomphateur,
-avait, elle aussi, un peu perdu le juste sentiment
-de la proportion des choses, des êtres et des faits.</p>
-
-<p>L’idée adoptée par Fernand de continuer à
-chanter des œuvres de lui, n’eut pas l’heur de
-sourire à Lourbillon.</p>
-
-<p>— Pourquoi toujours vouloir sortir de son métier !
-ronchonna-t-il. Est-ce qu’un bon ténor ne
-vaut pas mille fois un mauvais poète ? Tu vas
-encore te faire emboîter !</p>
-
-<p>Mais Fernand, pris d’enthousiasme et saisi du
-« sacré délire, » avait acheté un traité de prosodie
-française, et rimait à tour de bras — le tout,
-corrigé par Mésange !</p>
-
-<p>L’hôtel trouva facilement un acquéreur de la
-suite du bail, et la liquidation des écuries et du
-mobilier produisit de quoi largement assurer,
-pour un an ou deux, la tranquillité du ménage.</p>
-
-<p>Fernand et Mésange s’installèrent, boulevard
-Poissonnière, dans un appartement de 2,000 francs,
-au quatrième sur le devant. Ils n’avaient conservé
-qu’une cuisinière et une femme de chambre,
-la nécessité prochaine d’une nourrice s’imposant…
-Pour cette même raison, il avait été décidé
-que Blanche ne chercherait pas d’engagement
-cette année, le futur citoyen qu’elle allait offrir à
-la France lui arrondissant déjà visiblement la
-taille.</p>
-
-<p>Cependant, le mois d’août touchait à sa fin.
-Fernand reçut un matin une lettre des frères
-Yselo, directeurs des deux grands music-halls,
-<i>Luteciana</i> et <i>Adelphia</i>, qui le mandaient à leur
-cabinet.</p>
-
-<p>Ces messieurs lui demandèrent s’il était dégagé
-de tout traité avec les établissements Langlet, et,
-sur sa réponse affirmative, lui proposèrent de
-signer chez eux, pour une série de trente soirées,
-renouvelable en cas de réussite.</p>
-
-<p>Les conditions pécuniaires étaient bien meilleures
-encore qu’au <i>Colorado</i> (huit cents francs
-par jour !) et Fernand, enchanté, se mit à bûcher
-son nouveau répertoire.</p>
-
-<p>Il était certain du succès. Des journalistes,
-qu’il avait vus, lui avaient affirmé que nul ne
-songeait plus à sa mésaventure. En outre, et
-sentant bien, à présent que le vertige de l’amour-propre
-l’éblouissait moins, que le plus sûr atout
-de son jeu était sa voix, simplement, il avait
-résolu de n’intercaler qu’avec modération ses
-romances à lui, entre d’autres numéros demandés
-aux fournisseurs les plus en vogue.</p>
-
-<p>Toutefois, il eut une légère déception, lorsque
-quelques jours avant l’ouverture de l’<i>Adelphia</i>,
-communiquant son programme aux frères Yselo,
-il constata de quelle façon ses nouveaux directeurs
-accueillaient sa prétention d’interpréter
-quelques-unes de ses œuvres personnelles.</p>
-
-<p>Ces deux messieurs eurent simultanément et
-parallèlement le même haussement d’épaules et
-des sourcils et déclarèrent ensemble :</p>
-
-<p>— Oui, l’auteur-chanteur ! c’est bien usé. Et
-qui est-ce qui vous fabrique vos machines, cette
-fois-ci ?</p>
-
-<p>Ils n’y mettaient point la moindre méchanceté,
-les frères Yselo ; ils parlaient, d’après une conviction
-faite, inébranlable. Fernand se cabra :</p>
-
-<p>— Mais messieurs, cette fois-ci, comme vous
-dites, c’est bien moi qui serai le véritable et
-unique auteur de ce que je présenterai sous mon
-nom !</p>
-
-<p>— C’est entendu, concéda Yselo l’aîné ; c’est
-entendu ! D’ailleurs nous n’avons pas à entrer
-dans ce détail. Mais êtes-vous bien sûr que, désormais,
-il n’y aura plus d’indiscrétion commise ?</p>
-
-<p>— Mais par qui voulez-vous ?… puisque je vous
-répète…</p>
-
-<p>— Bon ! bon ! enfin, c’est votre affaire ! l’interrompit
-Yselo cadet, de l’air de quelqu’un qui préfère
-ne pas laisser un interlocuteur s’empêtrer
-dans une imposture.</p>
-
-<p>Fernand les quitta furieux.</p>
-
-<p>C’est qu’elles n’étaient pas loin d’être tout à fait
-charmantes, ces œuvrettes dont il était vraiment
-le père, et qu’il allait, ce coup-ci, en toute authenticité,
-jeter au jugement de la foule. D’où sa
-rage contre les sceptiques.</p>
-
-<p>Il s’était, l’ancien ouvrier socialiste, rédacteur
-de manifestes de grève, retrouvé un bout de
-plume élégant, et telle de ses inspirations intitulée :
-<i>Feu de paille</i>, et qui commençait par ces
-vers :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Ton amour est feu de paille,</div>
-<div class="verse">Tôt allumé, vite éteint…</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">dépassait certainement la moyenne des poésies
-de salons littéraires. Et les mélodies, bien à sa
-voix, valaient, et au-delà, les plus soignés spécimens
-du genre.</p>
-
-<p><i>L’Adelphia</i> rouvrait le 1<sup>er</sup> octobre. Des notes
-fort élogieuses annonçaient dans les feuilles l’engagement
-de Fernand, et son nom, de nouveau,
-éclatait en lettres énormes sur les affiches. Pourtant
-Lourbillon ne se déridait pas. Cassandre
-incorrigible, il gardait le front plissé d’angoisses.
-Le matin de la première représentation, il dit à
-Fernand avec autorité :</p>
-
-<p>— Donne-moi de l’argent.</p>
-
-<p>— Pourquoi ?</p>
-
-<p>— Parce que je vais m’occuper de te faire soigner
-ton entrée en scène. Aide-toi, le ciel t’aidera,
-c’est un proverbe. Et un peu de claque fait
-grand bien !</p>
-
-<p>C’est ainsi que le soir, l’apparition de Fernand
-à la rampe fut saluée d’une salve de bravos d’une
-énergie toute romaine.</p>
-
-<p>Il commença par chanter, en prenant la précaution
-de proclamer à l’avance les noms des divers
-auteurs, trois mélodies inédites.</p>
-
-<p>Les bravos redoublèrent. Peu à peu la salle
-partait. Le charme vocal opérait.</p>
-
-<p>C’était le tour du quatrième morceau, le dernier.
-Fernand annonça :</p>
-
-<p>« Feu de paille ! » paroles et musique de <i>moi</i>.</p>
-
-<p>Il s’inclinait. Alors un imperceptible murmure
-bourdonna et tout à coup, d’un fauteuil d’orchestre,
-cette exclamation jaillit :</p>
-
-<p>— Ah non ! faut pas nous la faire !</p>
-
-<p>Des rires pouffèrent. Mais le silence se rétablit
-assez vite. On écoutait. En somme, nulle hostilité.
-Un égaiement plutôt. Hilarité contenue. Ce
-n’était pas vilain, ce <i>Feu de paille</i> ! Mais quelle
-santé ils ont, ces cabots !</p>
-
-<p>A la fin, quelques applaudissements se risquèrent,
-peu nombreux. Seulement, comme à la
-sortie de Fernand la claque reprenait son exercice
-de battoir, plusieurs spectateurs se fâchèrent et
-crièrent : « Chut ! »</p>
-
-<p>Énigme des destinées ! Les trois quarts des
-gens qui étaient là avaient oublié l’anicroche de
-Fernand ou ne l’avaient pas connue. Fernand
-était en pleine forme et n’avait jamais été meilleur,
-S’il avait jamais mérité les acclamations de jadis,
-c’était bien maintenant. Et rien ! Faut-il croire
-qu’en toute la vie humaine, une heure sonne où la
-chance tourne.</p>
-
-<p>L’engagement de Fernand, le mois fini, ne fut
-pas renouvelé par les frères Yselo.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXIII</h2>
-
-
-<p>— Laisse-moi tranquille ! Va te promener. Ça
-m’agace de te voir tournailler sans rien faire de
-tes dix doigts. Descends au café, puisqu’il n’y a
-que là que tu t’amuses !</p>
-
-<p>— C’est bon ! Parfait ! Pas besoin de t’énerver,
-ma chère. J’y cours !</p>
-
-<p>Fernand se dirigeait vers l’antichambre. La
-main sur le loquet de la porte, il cria :</p>
-
-<p>— Si je ne rentre pas dîner, ne m’attends pas !
-C’est agaçant, à la fin ! La vie n’est plus tenable !</p>
-
-<p>Le ménage passait en effet par une crise.
-L’échec de <i>l’Adelphia</i> n’avait pas été sans aigrir
-le caractère du ténor en disponibilité ; d’un autre
-côté, l’état de grossesse de Blanche Mésange
-rendait celle-ci agressive, grincheuse et exigeante,
-Elle avait sans cesse les « nerfs en pelote, » comme
-disait Lourbillon, rabroué, lui aussi, plus souvent
-qu’à son tour. L’ennui de se voir devenir laide,
-le corps déformé, la démarche lourde, la claustration
-forcée, le régime imposé transformaient momentanément
-la plus douce des épouses en la plus
-intraitable des mégères. Chaque jour amenait sa
-scène de reproches ou de jalousie, terminée invariablement,
-et noyée dans un flot de larmes charriant
-pêle-mêle des excuses et des baisers de repentir.</p>
-
-<p>— Ce n’est pas de ma faute si je suis comme
-cela. C’est plus fort que moi ! hoquetait Mésange
-après trois heures de férocité déchaînée.</p>
-
-<p>— Et on appelle ça une position intéressante !
-philosophait Lourbillon.</p>
-
-<p>Fernand, chassé de chez lui par cette atmosphère
-continuelle de tempête, avait, en désespoir
-de cause, pris l’habitude de sortir le plus possible,
-et pour tuer le temps, il usait ses journées à
-changer de cafés, enfilant des chapelets de bocks
-jusqu’à l’heure de l’absinthe, l’heure verte où</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i10">Vénus</div>
-<div class="verse">S’allume dans le ciel vert-pâle,</div>
-</div>
-
-<p>De sorte qu’il rentrait généralement juste pour
-se mettre à table, sinon gris, au moins très surexcité.
-Et les querelles recommençaient aussitôt,
-à propos de tout et de rien, pour la soupe trop
-froide ou le café trop chaud. Là-dessus, mauvaises
-paroles, cris, menaces, bris de vaisselle. Un
-enfer !</p>
-
-<p>Ce jour-là, Fernand dégringola son escalier,
-au pas de charge, quatre à quatre et bouillant de
-colère.</p>
-
-<p>Il avait des désirs d’aller loin, loin, au bout du
-monde, presque à Asnières ! Quelle existence,
-bon Dieu de bon Dieu !</p>
-
-<p>Il prit le faubourg Montmartre, la rue Notre-Dame-de-Lorette,
-la rue Fontaine. Il montait,
-montait toujours, pour fatiguer son exaspération,
-mâchonnant de vagues récriminations, sans regarder
-personne.</p>
-
-<p>Comme il débouchait place Blanche, il tomba
-tout à coup dans les bras d’un individu qui marchait
-en sens inverse et dont il venait, tête
-baissée, de heurter la large poitrine.</p>
-
-<p>— Eh bien quoi ! camarade Fernand ! on veut
-défoncer les amis, à présent ! tonna une grosse
-voix gaie.</p>
-
-<p>— Tiens ! ce vieux Galigant ! Ah ! par exemple !
-depuis le temps qu’on ne s’est vu ! s’exclama Fernand,
-cordialement.</p>
-
-<p>Galigant était un ancien compagnon de travail
-du ténor, au temps où ils étaient ouvriers tailleurs.</p>
-
-<p>Socialiste et grand liseur de brochures révolutionnaires,
-il avait été, autrefois, le plus dévoué
-des militants, lors de la fameuse grève ; et, à le
-retrouver, en ce moment d’exacerbation et de rancune,
-Fernand sentit se réveiller en lui tous ses
-premiers instincts de révolte, endormis depuis par
-le bien-être et l’opulence égoïstes.</p>
-
-<p>Galigant était un grand diable, aux épaules
-hautes, à la figure joviale, où se remarquaient
-deux yeux noirs malins et une bouche éloquente. Il
-portait des cheveux longs sous un feutre mou
-aux vastes bords.</p>
-
-<p>Fernand lui prit le bras et lui demanda :</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que tu deviens ?</p>
-
-<p>— Je deviens, déclama Galigant, je deviens un
-danger pour cette Société pourrie, et un réconfort
-pour tous ceux qu’elle exploite ! Je ne coupe
-plus d’habits ! je tranche dans le vif ! En un mot
-comme en cent, mon cher, je fais des tournées de
-conférences, et je porte partout, de villes en villages,
-de bourgs en hameaux, la bonne parole
-libertaire par qui lèvera un jour la moisson de la
-rénovation sociale, fille des grains de vérité que
-que je sème sur ma route ! Allons boire quelque
-chose, s’interrompit-il, car j’ai soif. Et toi ?</p>
-
-<p>— Moi aussi, tu m’altères ! confessa Fernand
-en riant. Comme ils s’étaient attablés devant deux
-chopes de bière, Galigant, la moustache blanche
-de mousse, se frappa soudain le front.</p>
-
-<p>— Tu peux rendre un signalé service à la cause,
-mon petit Fernand ! Ce soir, à la <i>Maison du
-Peuple</i>, nous organisons une grande soirée familiale,
-au profit du <i>Groupe révolutionnaire des
-gars de la Seine et d’ailleurs</i> : Causerie par un
-camarade, partie de concert, chants et récits,
-suivie d’une tombola gratuite ; nombreux lots.
-Entrée : 30 centimes. Les compagnes et leurs
-enfants ne paieront pas. C’est ça qui serait chic
-si tu voulais venir nous dégoiser quelque chose ?</p>
-
-<p>— Ce soir ?</p>
-
-<p>— Oui. Ah ! dame ! c’est à l’œil, et nous ne te
-donnerons pas huit cents balles pour ton cachet,
-mais pense ce qu’ils seront contents ! Fernand du
-<i>Colorado</i> et de <i>l’Adelphia</i> ! Tout le quartier va
-monter chez nous !</p>
-
-<p>— Moi, je veux bien ! dit Fernand, flatté et ému
-à la fois. Ainsi, ses anciens camarades ne le considéraient
-pas comme un cabot vidé, un plagiaire
-éventé ! Pour eux il était encore quelqu’un dont le
-dérangement vaut quelque chose ! Et il se promit
-de leur en jeter, pour rien, plus et mieux qu’il
-n’en avait jamais fourni, pour leur galette, aux
-bourgeois, ces gourdes !</p>
-
-<p>— Viens dîner avec moi, proposa brusquement
-Galigant. Je connais un bistro de cochers avenue
-Trudaine où le ragoût de mouton est parfait !
-Ça te changera des restaurants de la haute ! car,
-ce que tu dois en becqueter, de ces fins morceaux,
-espèce d’homme arrivé ?</p>
-
-<p>— Oh ! arrivé ! je ne sais pas si je suis arrivé,
-mais je crois bien que je m’en retourne ! soupira
-Fernand, avec une amertume subite.</p>
-
-<p>De fait, une grosse rancœur le poignait, en la
-compagnie de ce robuste et allègre garçon, resté
-prolétaire et remueur d’idées généreuses. Qu’était-il
-devenu, lui ? un pantin richement costumé, un
-guignol à la mode d’une ou deux saisons, un article
-de Paris, l’amusement des enfants, la tranquillité
-des parents, la machine à chanter que les
-richards se payent pour quelques louis, comme ils
-commandent des bottes d’asperges chez Potel et
-Chabot.</p>
-
-<p>De quelle utilité humaine, ou simplement publique
-était-il ? Pour le bénéfice de quelle grande
-cause, avait-il utilisé ses forces de mâle solide ?
-Vers quels buts progressifs et utiles s’étaient
-tendues ses ambitions ?</p>
-
-<p>Quelle coopération avait-il apportée dans la
-lutte généreuse de la défense des petits contre les
-gros ?</p>
-
-<p>De quelles idées nobles avait été assailli son
-cerveau depuis ces quatre années de pitreries ?</p>
-
-<p>Est-ce qu’il était suffisant, pour faire son devoir,
-d’épouser sa maîtresse, de la rendre mère, de se
-coller des costumes de singe, de barbouiller sa
-face de rouge, et de donner tout son temps à un
-métier inférieur d’amuseur public, payé pour
-égayer la grossièreté des foules ?</p>
-
-<p>Allons donc ! S’enrichir soi et les siens n’était
-pas la fonction unique et principale de l’« Être ».</p>
-
-<p>Et cela avait été à lui, Fernand, sa seule pensée
-depuis quatre ans…</p>
-
-<p>Était-ce possible qu’il fut convaincu d’avoir été
-un « homme » !</p>
-
-<p>Un bon mari, un bon père, un bon cabot, soit,
-mais ce n’était point tout ce qu’il fallait être !</p>
-
-<p>Et le souvenir de ce qu’il était, quand, pauvre,
-obscur et râpé, il prêchait la résistance aux patrons,
-et se redressait, dans sa libre misère, contre
-les iniquités du capital, lui rendit douloureuse,
-l’espace d’une seconde, la sensation très nette de
-sa dignité abdiquée pour l’argent fugace et la
-gloriole vaine.</p>
-
-<p>Galigant et Fernand, après le ragoût de mouton
-annoncé — et en vérité, les pommes de terre en
-étaient farineuses à souhait et onctueuse la sauce ! — se
-dirigèrent, chacun un cigare au bec — oh !
-point de havanes, mais de simples deux soustados
-crapularès ! — vers la Maison du Peuple.</p>
-
-<p>La Maison du Peuple, c’est, au fond de l’impasse
-Pers qui donne sur la rue Ramey, au versant
-de la butte Montmartre, une sorte d’énorme
-hangar. A gauche, sitôt la porte franchie, une
-boutique de marchand de vins, avec son comptoir
-de zinc, ses tables de bois et ses escabeaux. Tout
-droit devant vous, en entrant, derrière une
-seconde porte, la salle de spectacle, blanchie à la
-chaux, nue comme un temple protestant, garnie
-de bancs.</p>
-
-<p>Au fond de la salle, la scène, surélevée d’un
-mètre à peu près. Des drapeaux rouges tendus
-aux murs sont la seule décoration du lieu.</p>
-
-<p>Quand Galigant et Fernand arrivèrent (il était
-neuf heures environ) le public était déjà compact,
-et des nuages de fumée s’échevelaient vers le
-plafond lambrissé.</p>
-
-<p>Des hommes, des femmes, des enfants, garçons
-et filles, des blouses et des redingotes, des
-casquettes et des chapeaux, tout un monde s’entassait,
-assis et debout, tantôt bruyant, tantôt
-silencieux.</p>
-
-<p>Sur la scène, installé derrière une table, mais se
-levant souvent et arpentant l’étroite estrade, un
-orateur parlait avec des gestes brefs et coupants.</p>
-
-<p>— C’est le camarade Karikine, un Russe !
-chuchota Galigant.</p>
-
-<p>La voix, sèche et claire, avait des éclats aigus
-interrompus par :</p>
-
-<p>— Des blagues !</p>
-
-<p>— Vive la Commune !</p>
-
-<p>— Vive la Sociale !</p>
-
-<p>Ces interjections éclataient, rugies de différents
-coins de la salle. L’orateur poursuivit :</p>
-
-<p>— L’histoire, l’économie politique, le simple
-bon sens…</p>
-
-<p>— A bas Jaurès !! Vive Jaurès !! et le tumulte
-devint tel que la voix de l’orateur se perdit…</p>
-
-<p>Mais avant de descendre de la tribune, Karikine
-termina sa harangue par un souhait ironique de
-les voir un jour heureux, riches, quoi ! les égaux de
-la bourgeoisie !</p>
-
-<p>Un tonnerre d’applaudissements se déchaîna.</p>
-
-<p>Une femme cria :</p>
-
-<p>— Nous n’y coupons pas non plus !!!</p>
-
-<p>Dans un coin, un chœur de voix sourdes entonna :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Dansons la carmagnole !</div>
-<div class="verse">Vive le son, vive le son,</div>
-<div class="verse">Dansons la carmagnole,</div>
-<div class="verse">Vive le son du canon !!</div>
-</div>
-
-<p>— Chut !</p>
-
-<p>— Silence !</p>
-
-<p>Au milieu des claquements de mains, des
-cris d’enthousiasme et des roulements de cannes
-sur le plancher, le camarade Karikine, un homme
-maigre, à la fois chauve et chevelu, par le front
-dégarni et la longueur de boucles brunes couvrant
-sa nuque, descendit de la scène et vint s’asseoir
-sur un banc de la salle, où l’on se serra pour lui
-faire place.</p>
-
-<p>Mais déjà des voix nombreuses réclamaient le
-concert. Une femme apparut sur le théâtre.</p>
-
-<p>— C’est Zulma Porret, une fidèle !</p>
-
-<p>— Je la connais. Elle a chanté chez nous !
-répondit Fernand.</p>
-
-<p>Zulma Porret, ancienne étoile des Bouffes du
-Nord, plus très jeune, mais agréable encore,
-avec de beaux yeux meurtris et des dents magnifiques,
-chanta, d’une voix rauque et passionnée,
-la <i>Revanche des Gueux</i>, sorte de poème brutal
-où elle mettait une force de haine extraordinaire.
-Un piano où manquaient des cordes accompagnait
-rageusement.</p>
-
-<p>Puis ce fut un long et pâle poète à barbe noire
-qui rythma, d’une diction lente et sombrée, les
-stupeurs du Christ revenu sur terre et jugeant
-les modernes chrétiens.</p>
-
-<p>Ce singulier poète s’appelait : Pierre Larmus ;
-il était long, long et d’une maigreur qu’il soignait
-d’un régime éternel, pour garder sa saveur « Purotine »
-indispensable à l’évocation des « Ventres
-Creux », ses héros.</p>
-
-<p>Il était si long et si plat, et si pâle qu’on voyait
-en lui l’image exacte de toutes les famines ! Non
-seulement celles de l’estomac, mais celles aussi
-de tous les organes…</p>
-
-<p>Il s’apitoyait sur lui-même, en gémissant sur
-les autres lamentablement, et d’une voix désolée
-d’appel à la pitié.</p>
-
-<p>Lui aussi, il avait connu les nuits sans asile,
-les jours sans pain, les hivers sans feu et sans
-logis, où les mises au bloc ou à l’hôpital sont
-autant de bonnes heures… les meilleures.</p>
-
-<p>Lui aussi, comme ceux qu’il aimait à dépeindre,
-et sur lesquels il appelait, à grands cris douloureux,
-l’amour du prochain, lui aussi, il avait connu
-les liquettes en guenilles, les ribouis percés qui
-font clapoter les gros orteils dans les boues
-glacées… lui aussi il les avait fuis, les yeux féroces
-des boutiquiers, marchands de comestibles attablés
-en famille en des coins de leurs boutiques
-pleines de bonnes victuailles, qui le chassaient
-avec des menaces d’agents…</p>
-
-<p>Ah ! le bon plaisir qu’il aurait eu à défoncer
-toutes ces boîtes de haricots verts et de viandes
-de conserve… en attente… à cambrioler leur
-cave… à chatouiller leurs filles !</p>
-
-<p>On l’applaudit ferme, celui-là ! Quel succès !
-Après lui vinrent d’autres artistes et tandis qu’ils
-se succédaient, plusieurs petites filles, de bancs
-en bancs, faufilant leurs silhouettes fluettes, distribuaient
-les billets de la tombola.</p>
-
-<p>— Camarades ! vociféra tout à coup Galigant,
-nous avons ici un ami, le camarade Fernand
-du <i>Colorado</i> et de <i>l’Adelphia</i>, qui veut bien nous
-apporter le concours de sa bonne volonté et de sa
-belle voix !</p>
-
-<p>— Bravo ! bravo !</p>
-
-<p>— A la tribune !</p>
-
-<p>— Où qu’il est ?</p>
-
-<p>Le tumulte fut considérable. Les uns se haussaient
-sur la pointe des pieds pour découvrir
-l’artiste ! les autres se retournaient sur leurs
-sièges. Toutes les femmes étaient debout. A
-grand’peine, Fernand se fraya un chemin jusqu’à
-l’estrade. Il s’y hissa. On applaudit.</p>
-
-<p>On applaudit bien davantage encore après qu’il
-eût chanté. Tout le monde criait. C’était le chaud
-auditoire des jadis périmés :</p>
-
-<p>— Bis ! bis !</p>
-
-<p>— Encore !</p>
-
-<p>— Une autre !</p>
-
-<p>Il s’exécuta. Une fois. Deux fois. Lui, Fernand,
-qui pour or, ni pour argent, n’aurait, au concert,
-ajouté une broque à son programme, il se sentait,
-ce soir, infatigable. Cette pensée l’exaltait : Je
-chante pour le peuple ! je chante pour mes frères !</p>
-
-<p>Mais la chaleur était si intense, l’odeur de cette
-foule si suffocante, qu’il demanda dix minutes de
-repos, promettant de leur chanter encore, après,
-tout ce qu’on voudrait.</p>
-
-<p>On hurla de joie : Bravo ! Bravo !</p>
-
-<p>Et l’entr’acte permettant d’aller se rafraîchir,
-il y eut un branle-bas de chaises, de bancs, une
-bousculade vers une sorte de buffet improvisé.</p>
-
-<p>A ce moment, un petit homme sec, nerveux,
-l’œil sondeur, finement scrutateur, s’avança vers
-Fernand et à brûle-pourpoint lui déclara :</p>
-
-<p>— C’est d’une très véritable amabilité, monsieur,
-d’être venu parmi nous, et surtout d’avoir mis à
-votre répertoire de ce soir cette chanson d’Eugène
-Pottier : « Ce que dit le pain. » Un artiste
-riche, fêté par les bourgeois et l’aristocratie et
-qui vient ici… chanter avec nous… Demain, certains
-journaux vous accuseront d’ingratitude
-envers ceux qui ont fait votre fortune… Vous
-n’avez pas peur qu’on interprète mal votre geste ?</p>
-
-<p>— Comment, bondit Fernand, parce que j’ai le
-ventre plein, je ne dois pas m’apitoyer sur ceux
-qui crèvent de faim ! parce que j’ai de l’argent
-en poche, je dois ignorer les misères d’autrui ! on
-peut tout de même devenir riche, sans devenir
-mufle.</p>
-
-<p>— C’est bien difficile, ricana l’homme nerveux et
-maigre… Il est vrai, continua-t-il, qu’un artiste
-n’a pas d’opinions… et j’ai lu dernièrement que
-vous alliez un jour charmer « Les Petits Chapeaux, »
-« Les Œillets Blancs, » et, le lendemain
-et les jours suivants, qu’on vous applaudissait
-chez Drumont, chez les francs-maçons, chez
-Deschanel… Ce sont les petites courbettes du
-métier, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>— Oui, grogna Fernand, tout cabot est un peu
-le valet du public ; nous n’allons pas partout de
-bon cœur, mais parce que c’est notre fonction.</p>
-
-<p>— Et ce soir ? interrogea le petit vieux.</p>
-
-<p>— Ce soir ? ah ! ce soir, je me sens heureux !
-heureux, monsieur, moi qui suis du peuple, comme
-vous, de me sentir en communion d’idées avec
-vous tous qui luttez… je sens que je ne suis pas
-tout à fait gâté… et que mon départ des milieux
-populaires n’a pas étouffé en moi, les germes des
-généreuses révoltes — je me sens toujours des
-vôtres !</p>
-
-<p>A ce moment, un murmure unanime et grandissant
-s’éleva. A droite, à gauche, des premiers
-rangs aux derniers, une même demande convergea
-vers l’homme à la belle voix :</p>
-
-<p>— L’Internationale ! l’Internationale !</p>
-
-<p>La salle entière exigeait l’hymne de Pottier, la
-Marseillaise du prolétariat. Et Fernand, vibrant
-et convaincu, entonna le couplet :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Debout ! les damnés de la terre !</div>
-<div class="verse">Debout ! les forçats de la faim !</div>
-<div class="verse">La raison tonne en son cratère,</div>
-<div class="verse">C’est l’éruption de la fin.</div>
-<div class="verse">Du passé, faisons table rase</div>
-<div class="verse">Foule esclave, debout ! debout !</div>
-<div class="verse">Le monde va changer de base,</div>
-<div class="verse">Nous ne sommes rien ! soyons tout !</div>
-</div>
-
-<p class="c"><i>Refrain.</i></p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">C’est la lutte finale !</div>
-<div class="verse">Groupons-nous, et demain,</div>
-<div class="verse">L’Internationale</div>
-<div class="verse">Sera le genre humain !</div>
-</div>
-
-<p>Le refrain, repris en chœur par le public, donnait
-à la chanson une énergie sauvage et vraiment
-belle.</p>
-
-<p>Un ouragan d’enthousiasme, tonna, rugit !</p>
-
-<p>— Vive Fernand !</p>
-
-<p>— Merci, camarade !</p>
-
-<p>— A bientôt !</p>
-
-<p>— A la prochaine !</p>
-
-<p>Fernand, remorqué par Galigant, gagna la
-sortie, serrant des mains sur son passage. Mais
-Galigant rentrait pour la tombola :</p>
-
-<p>— Au revoir, vieux !</p>
-
-<p>— A ton service.</p>
-
-<p>— Merci.</p>
-
-<p>Boulevard Rochechouart, Fernand, plus bourgeoisement,
-prit un fiacre. Dans les cahots de la
-voiture, malgré lui, il fredonnait encore :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">C’est la lutte finale !</div>
-<div class="verse">Groupons-nous, et demain,</div>
-<div class="verse">L’Internationale</div>
-<div class="verse">Sera le genre humain !</div>
-</div>
-
-<p>Mais son exaltation tombait bientôt. Et il murmura,
-rencoigné dans son véhicule, glacé par
-cette nuit de décembre :</p>
-
-<p>— C’est égal, maintenant, il va falloir que je
-me débrouille.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXIV</h2>
-
-
-<p>Si les desseins de la Providence sont impénétrables,
-les voies de la nature sont régulières. Ce
-qui devait arriver chez les Fernand arriva à la
-date prévue. Et ce fut un gros petit garçon, d’un
-poids normal ; tout rouge comme s’il se fût, depuis
-neuf mois, impatienté d’avoir tant attendu son
-<span lang="la" xml:lang="la">exeat</span>, et les yeux hermétiquement clos cependant,
-comme s’il eût fait vœu de ne point voir le jour !</p>
-
-<p>Tel qu’il était, chauve, édenté et fripé de mille
-rides comme un octogénaire en réduction, Fernand
-le trouva superbe et délicieux, et le premier
-cri qu’il poussa, enroué et chevrotant, gonfla d’orgueil
-le cœur de ce père enchanté de son ouvrage !</p>
-
-<p>— Hein ? en a-t-il déjà, une voix ! clama-t-il à
-Lourbillon, qui admiratif, approuva :</p>
-
-<p>— C’est un gaillard !</p>
-
-<p>Le gaillard fut, comme la plupart des gaillards
-de son espèce, à ce moment de leur carrière, confié
-aux bras d’une nourrice qu’il sembla parfaitement
-connaître depuis beau temps, car il se jeta
-immédiatement sur son corsage et avec une familiarité
-qui paraissait dénoter des relations antérieures,
-lui empoigna le sein, devant tout le
-monde.</p>
-
-<p>La semaine qui suivit fut une suite d’émerveillements
-quotidiens autour du berceau. Le gaillard
-n’était pas seulement un gaillard de par la
-vigueur de son organe. Il était également un
-gaillard de par la finesse et la vivacité de son esprit.
-Là-dessus, il n’aurait pas fallu démentir
-Fernand. Il vous eût, à l’instant même, tenu pour
-le plus marécageux des imbéciles ! Le moindre
-froncement du front, la plus petite grimace de la
-bouche, étaient immédiatement interprétés comme
-les signes d’une volonté bien arrêtée et les indices
-d’une intelligence déjà avisée.</p>
-
-<p>Lourbillon, d’ailleurs, partageait cette opinion.
-Il s’était intronisé l’oncle et la bonne d’enfant,
-tout ensemble, du poupon. Il le dorlotait, le
-promenait par les chambres et lui racontait même
-des monologues où il prodiguait ses effets les
-plus sûrs ! En pure perte, du reste, car le gaillard
-ne daignait pas marquer qu’il s’intéressât encore
-à l’art du théâtre.</p>
-
-<p>Enfin, la paix conjugale, avec la délivrance de
-Blanche, était revenue dans la maison. Pâle et
-faible, la jeune mère, d’un tendre sourire las et
-d’une pression de main reconnaissante, avait obtenu
-l’oubli de toutes ses méchancetés involontaires
-et ce bon moment avait effacé tous les fichus
-quarts d’heure. Blanche n’avait pas enlaidi,
-au contraire ! et quand elle put se lever, elle
-constata qu’elle agraferait sans peine son corset
-au même écran qu’avant l’événement. Ces certitudes-là
-remettent du baume au cœur des femmes
-les plus éprouvées !</p>
-
-<p>Un mois après, ce fut la grande question du
-baptême. Mésange demanda à Chérie Chéron, du
-<i>Colorado</i>, d’être la marraine, et celle-ci accepta
-très gentiment, encore que Mariol et les Langlet,
-ses directeurs, pussent voir cette complaisance
-d’un mauvais œil, mais tant pis s’ils se fâchaient !
-Elle, Chérie Chéron, s’en fichait pas mal ! Elle avait
-sa position faite et elle « enquiquinait les patrons ».</p>
-
-<p>Quant au parrain, Lourbillon eût envoyé des
-témoins à quiconque aurait voulu lui disputer ce
-titre !</p>
-
-<p>Tous ces arrangements pris, il ne restait plus
-qu’à fixer le jour, à commander les dragées et à lancer
-des invitations et les faire-part. Mésange,
-rayonnante, s’occupa de ces détails, avec un zèle
-éperdu.</p>
-
-<p>Quoique ce fût un peu loin — mais on louerait
-des voitures — il fut décidé que la cérémonie aurait
-lieu à Saint-Laurent, pour que le même curé,
-qui avait marié les parents, pût baptiser l’enfant,
-qui s’appellerait Robert comme son parrain. Lourbillon,
-en effet, se prénommait Robert, « comme le
-duc de Chartres ! » spécifiait-il. La date choisie
-fut le 2 février.</p>
-
-<p>Mais Mésange, et Fernand non moins qu’elle,
-malgré qu’il s’en cachât, eurent une déception très
-sensible. Ils avaient, comme pour leur noce, invité
-la plupart des artistes des concerts de Paris,
-amis, camarades et connaissances. Le plus grand
-nombre s’excusa, prétextant cent et cent raisons,
-répétitions, maladies, absences. On les « plaquait »
-tout doucement. On coupait la corde. Blanche en
-pleura.</p>
-
-<p>En sorte qu’à la dernière heure, tout fut décommandé,
-et que le père et la mère, le parrain,
-la marraine, la nourrice et le bébé se rendirent
-simplement, et sans nul cortège, à l’église.</p>
-
-<p>— Et les dragées, qu’en ferons-nous ? avait
-soupiré Mésange.</p>
-
-<p>Chérie Chéron répondit en riant :</p>
-
-<p>— Nous les croquerons nous-mêmes, donc !
-Crois-tu que nous ne les mangerons pas aussi
-bien que ces mufles-là !</p>
-
-<p>A la sortie, Fernand ne put s’empêcher de comparer
-cette journée à celle de son mariage ! Alors,
-le soleil d’avril égayait les arbres du boulevard,
-le ciel bleu semblait lui promettre tout un avenir
-de félicités. Il était riche, notoire, célèbre, sollicité
-partout. A présent, sans engagement, presque
-oublié, bientôt dans la gêne, il regardait sous
-le ciel gris de février s’amonceler les nuages de
-neige. Et il avait suffi de onze mois à peine pour
-une telle métamorphose !</p>
-
-<p>Rentré au logis, Fernand eut une crise de colère :</p>
-
-<p>— Ah ! gronda-t-il à Lourbillon consterné. Je
-sais bien ce qu’il faudrait pour les ramener tous,
-l’échine basse, le chapeau à la main, plats comme
-des chiens couchants qui lèchent le fouet du
-maître ! Si j’étais seulement monsieur le Directeur,
-ils empliraient mon antichambre, là, à côté, et en
-cireraient le parquet avec leurs semelles, à force
-de révérences ! Tous, tu entends, Lourbillon, tous !
-ils viendraient mendier ma signature au bas d’un
-traité ! Si j’étais monsieur le Directeur ! Et au
-fait, pourquoi pas ?</p>
-
-<p>— Oui, fit Lourbillon, pourquoi pas ?</p>
-
-<p>— Parce que je n’ai pas le sou, parbleu ! Que me
-reste-t-il ? une vingtaine de mille francs pour
-tout potage. A peine de quoi payer mon électricité !
-Ah ! si je trouvais un commanditaire, je ne
-dis pas !</p>
-
-<p>— Ça se trouve.</p>
-
-<p>— Quand on cherche ! Et je ne veux pas chercher !
-Tout ce monde-là me dégoûte !</p>
-
-<p>— Bon, bon ! calme-toi. Ça se passera.</p>
-
-<p>Lourbillon, sondeur, avait son idée. Il le fit bien
-voir, une quinzaine plus tard.</p>
-
-<p>Un matin que Fernand rejoignait Mésange
-dans la chambre de la nourrice, où elle était allée
-regarder débarbouiller le jeune Robert, il trouva
-sa femme en grande conversation avec Chérie
-Chéron.</p>
-
-<p>Celle-ci, en lui tendant la main, lui dit, à
-brûle-pourpoint :</p>
-
-<p>— Qu’est-ce donc qu’est venu me raconter
-Lourbillon, cher ami ? que vous auriez le désir de
-devenir directeur ?</p>
-
-<p>— Lourbillon est fou ! Donnez-moi de l’argent…
-répondit Fernand en riant franchement — et
-j’ouvre demain !</p>
-
-<p>— En ce cas, c’est une affaire faite. Commandez
-vos décors.</p>
-
-<p>— Vous dites ?</p>
-
-<p>— Je dis : Ouvrez demain, vous avez l’argent !</p>
-
-<p>— Elle est bonne !</p>
-
-<p>— N’est-ce pas ?</p>
-
-<p>— Non ; mais voyons — reprit Fernand sérieusement — vous
-blaguez ?</p>
-
-<p>— Mais pas le moins du monde !</p>
-
-<p>— Vous m’avez découvert un commanditaire ?</p>
-
-<p>— Parfaitement !… et je n’ai pas eu besoin de
-courir bien loin. Il était chez moi !</p>
-
-<p>— Ah ! c’est…</p>
-
-<p>— Oui, monsieur, c’est… justement ! avoua la
-belle-fille, en pouffant de gaîté et dans un salut
-révérencieux.</p>
-
-<p>Ce n’était un secret pour personne que Chérie
-Chéron, depuis nombre d’années, était entretenue
-richement : M. Oscar Grindot, propriétaire des
-moulins de la Meuse, s’était attaché à cette maîtresse
-élégante et décorative, il lui servait une
-pension royale et tenait sa maison sur un très
-grand pied, car c’est chez elle qu’il recevait, et à
-sa table qu’il donnait ses dîners d’affaires. C’est
-cette situation bien définie et parfaitement assurée,
-qui permettait à Chérie Chéron son indépendance
-vis-à-vis des Mariol, des Langlet et
-autres « singes ».</p>
-
-<p>— Voilà ! exposa-t-elle. J’ai dit à Oscar :
-« J’en ai assez de m’égosiller chez les autres. Je
-voudrais chanter dans une maison où je serais
-chez moi. Et je crois que l’occasion se présente ! »
-Oscar a perdu l’habitude de me refuser quoi que
-ce soit. Seulement, il demande des éclaircissements.
-Je lui en ai fourni. Je lui ai expliqué qu’un
-de mes camarades, Fernand (d’ailleurs il vous
-connaît parfaitement, il vous a entendu et il vous
-gobe beaucoup !) désirait prendre la direction
-d’un concert ; que ce Fernand était décidé à placer
-dans cette entreprise toute sa propre galette,
-mais que cette galette était trop courte ! J’ai
-ajouté qu’il me serait personnellement agréable à
-moi, Chérie, de parfaire la somme qu’il faudra ;
-(avec l’agent d’Oscar, comme de juste), que par
-ce moyen, je deviendrais co-propriétaire, co-directrice,
-etc., etc. Il est bien entendu, mon petit
-Fernand, que tout ce dernier arrangement, c’est
-de la frime ! J’ai dit ça à Oscar, parce qu’Oscar,
-qui casquera pour moi, ne casquerait pas pour
-vous ! Le vrai, c’est que vous palperez et que vous
-marcherez tant que ça ira. Si tout va bien, tant
-mieux ! si tout va mal, tant pis ! Après tout, ce
-n’est pas de mes économies ! Pourvu que vous me
-mettiez en grande vedette ! ça, par exemple, c’est
-sacré ! Sans ça, Oscar débinerait le truc !</p>
-
-<p>Elle pirouetta, embrassa Mésange et sortit, en
-jetant à Fernand :</p>
-
-<p>— Demain, à midi ; vous déjeunez chez moi
-avec Oscar. Vous avez bien saisi l’ordre et la
-marche ? A demain !</p>
-
-<p>Chérie Chéron habitait rue d’Offémont, à
-deux pas du parc Monceau, un hôtel somptueux,
-à balcons de pierre, rez-de-chaussée et deux
-étages. Au coup de sonnette de Fernand, un
-domestique en bas et culotte courte vint ouvrir,
-et sans un mot, conduisit le visiteur au
-salon.</p>
-
-<p>Ce salon, qui en réalité en formait deux, un
-grand et un petit, séparés l’un de l’autre par une
-sorte de portique mauresque, était meublé de
-façon composite, chaque pièce étant de style différent,
-et choisie parmi ce que ces styles avaient
-de plus pur. Un goût parfait avait présidé au
-choix et à l’arrangement de ce musée d’art, qui
-était en même temps un lieu confortable.</p>
-
-<p>Chérie Chéron arriva presque aussitôt, entortillée
-dans un peignoir flottant, satin rouge et
-dentelles noires, suivie d’un monsieur en redingote,
-décoré, à qui elle présenta immédiatement
-son invité.</p>
-
-<p>— Mon ami ! monsieur Fernand, mon camarade
-du <i>Colorado</i>, dont je t’ai parlé.</p>
-
-<p>Puis, à Fernand :</p>
-
-<p>— Monsieur Oscar Grindot.</p>
-
-<p>Les deux hommes se saluèrent. M. Oscar Grindot
-tendit la main à Fernand et très aimable :</p>
-
-<p>— Enchanté, monsieur ! Je serais le seul être
-au monde à ne point vous connaître ; mais je vous
-connais et je vous apprécie infiniment !</p>
-
-<p>M. Oscar Grindot, bien qu’ami sérieux et
-payant cher ses plaisirs, n’avait rien d’un Dandin
-ou d’un Sganarelle. C’était un gros homme, ventru,
-ayant passé la cinquantaine, à la physionomie
-un peu vulgaire et un peu dure, brun avec
-une forte barbe noire. L’acuité un peu gênante du
-regard était corrigée par le sourire nettement
-lippu d’une bouche affable et sensuelle. — On
-sentait qu’il savait assez compter pour pouvoir
-dépenser beaucoup, sans mécompte, et se montrer
-très généreux sans déséquilibrer son budget.</p>
-
-<p>— Nous causerons mieux les pieds sous la
-table ! Le déjeuner doit être prêt, ma chère enfant ?</p>
-
-<p>— Il n’attend que nous, mon ami.</p>
-
-<p>— Eh bien, allons !</p>
-
-<p>Il offrit son bras à sa maîtresse, avec les grâces
-les plus correctes, et l’on passa dans la salle à
-manger.</p>
-
-<p>Le service était dirigé par un maître d’hôtel
-impeccable. Fernand, malgré son désir de paraître
-acclimaté à toutes les mondanités, se sentait
-influencé. Mâtin ! il avait eu, lui aussi, des
-larbins, mais comme celui-là, jamais ! Elle se
-mettait bien, Chérie Chéron !</p>
-
-<p>— Monsieur, déclara enfin le seigneur et maître
-de cette beauté si bien lotie, après que la conversation
-eut épuisé les banalités préliminaires — je
-mets à la disposition de mademoiselle Chéron,
-qui les consacre à commanditer votre affaire, cent
-mille francs. Votre apport personnel est de…</p>
-
-<p>— Vingt mille ! balbutia Fernand, honteux de
-la modicité de la somme. Mais M. Grindot ne
-sourcilla pas ; il poursuivit :</p>
-
-<p>— Vous fournissez, en outre, votre talent, votre
-expérience, votre notoriété, et la quantité considérable
-de travail et d’effort que vous aurez à
-produire dans cette lourde tâche qu’est une direction
-effective.</p>
-
-<p>— Tout mon zèle, monsieur…</p>
-
-<p>— Bien ! Je vous enverrai donc, dès demain,
-mon notaire, afin que soient débattues et posées
-les bases des statuts de la Société que vous allez
-constituer. Et maintenant, ne parlons plus de
-chiffres. Votre verre, je vous prie. Un doigt de
-Tokay. Celui-là, je le verse moi-même. Les domestiques
-n’y touchent pas !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXV</h2>
-
-
-<p>« C’est décidément samedi prochain, 26 septembre,
-qu’ouvrira le <i>Nouveau Concert</i>, dans la
-coquette salle du faubourg Poissonnière, entièrement
-modifiée et remise à neuf. Le programme,
-très varié, promet d’être des plus brillants. La
-troupe, en tête de laquelle marche Fernand lui-même,
-artiste en même temps que directeur, a été
-triée sur le volet. Gageons que le <i>Nouveau Concert</i>
-sera, cet hiver, le rendez-vous favori du Tout-Paris
-qui s’amuse ! »</p>
-
-<p>Cette note tendancieuse, parue le même jour
-dans tous les quotidiens, était due, l’on n’en doute
-point, à la plume de Fernand en personne, qui
-cependant ne pouvait se lasser de la relire dans
-chaque papier public qui lui tombait sous la main.</p>
-
-<p>Depuis cinq mois qu’il avait touché l’argent de
-sa commandite et qu’il travaillait à mettre debout
-sa maison, ces quelques lignes, bien plates,
-étaient pour lui comme la montagne du haut de
-laquelle Moïse entrevit la terre promise.</p>
-
-<p>Enfin, ça y était !</p>
-
-<p>Et ça n’avait pas été sans peine !</p>
-
-<p>Le choix d’un local, d’abord, avait été une
-grosse affaire. Il fallait un quartier central, une
-voie fréquentée, un immeuble bien en façade. On
-ne va pas chercher un théâtre au fond d’une cour,
-dans un cul-de-sac. C’est alors qu’il avait songé
-à l’ancien Alcazar, désaffecté maintenant, mais
-qu’il serait certainement facile de rendre à sa
-destination primitive.</p>
-
-<p>Le prix du loyer, lors des pourparlers avec le
-propriétaire, ébouriffa Fernand. Soixante-cinq
-mille francs ! plus de la moitié de sa mise de fonds !
-mais il réfléchit qu’en somme, il n’allait pas
-payer les quatre termes à la fois ; et une diminution
-de cinq mille ayant été consentie, il se décida.</p>
-
-<p>Les travaux d’aménagement et d’appropriation
-commencèrent aussitôt. Fernand voulait être prêt
-pour la rentrée. On maçonna, on menuisa, on tapissa
-de jour et de nuit. En sorte que dans la
-première semaine de juillet, le nouveau directeur
-put s’asseoir devant sa table directoriale, sur son
-fauteuil directorial, dans son cabinet directorial.</p>
-
-<p>Excellent Fernand ! La première après-midi
-qu’il passa dans ce sanctuaire, il sentit lui remonter
-à la tête des bouffées de mégalomanie, et ce
-fut d’un geste à la César qu’il appuya sur le bouton
-de la sonnette électrique pour appeler son
-garçon de bureau.</p>
-
-<p>Sa joie d’être « quelque chose » après avoir été
-« quelqu’un » avait dissipé en lui toute rancune
-contre quiconque ; et certes, à cette heure, il ne
-se souvenait plus qu’il avait désiré son trône de
-cuir uniquement pour tenir sous son sceptre vengeur,
-en qualité de sujets humiliés, les lyriques
-de tout poil et de tout sexe de qui les mauvais
-procédés l’avaient offensé.</p>
-
-<p>Ils pouvaient venir désormais, hommes et
-femmes, comiques et romanciers, gommeuses et
-diseuses, il les recevrait à bras ouverts, heureux
-de se montrer dans sa gloire !</p>
-
-<p>Ils et elles ne s’en firent pas faute. Et ce fut
-bientôt, faubourg Poissonnière, un défilé de tous
-les mentons bleus et de tous les museaux roses
-en disponibilité. Si Fernand avait tenu encore à
-savourer l’aplatissement des camarades, il aurait
-eu de quoi être largement satisfait.</p>
-
-<p>— Tu sais, mon vieux, faut pas m’en vouloir,
-si je n’ai pas été au baptême de ton gosse ! Sérieusement,
-j’étais grippé, à ne pas pouvoir
-quitter la chambre !</p>
-
-<p>— Tu connais ce chameau de Mariol ! Si on
-manque une répétition, v’lan, vingt francs d’amende !
-Et avec ce que la mère Langlet nous
-paye !</p>
-
-<p>— Oui, oui, c’est bon, ça va bien ! approuvait
-Fernand épanoui.</p>
-
-<p>Quant au côté des dames, c’étaient chatteries
-sur gentillesses.</p>
-
-<p>— Donnez-moi donc votre adresse, Fernand !
-Je voudrais tant envoyer un joujou à votre
-petit Robert ! car il s’appelle Robert, n’est-ce
-pas ?</p>
-
-<p>— Je monterai l’embrasser, cet amour ! Et cette
-bonne Mésange, donc ! Elle ne m’a pas trop oubliée,
-au moins ?</p>
-
-<p>Et patati, et patata, ce n’était que sucre et que
-miel, baise-main, et tout ce que Fernand aurait
-voulu !</p>
-
-<p>Le bruit s’était répandu, en effet, que le <i>Nouveau
-Concert</i> se montait avec une galette
-énorme. Le chiffre d’un million se chuchotait carrément
-dans tous les cafés littéraires ou artistiques.
-Lourbillon, que ses habitudes de vieux
-noctambule exposaient à être rencontré par un
-tas de gens, n’avait pas peu contribué à propager
-cette légende dorée. Chaque fois qu’on essayait,
-à ce propos, de lui tirer les vers du nez, il répondait
-avec flegme :</p>
-
-<p>— Je ne sais pas au juste. J’ai bien vu la somme
-écrite sur le papier que Fernand a signé chez le
-notaire, mais je n’ai pas eu le temps de la lire. Il
-y avait trop de zéros !</p>
-
-<p>Aussi l’effervescence grandissait-elle dans le
-monde où l’on se grime. Le <i>Nouveau Concert</i>,
-c’était la boîte dont il fallait être.</p>
-
-<p>Fernand, tout olympiens que fussent les airs
-qu’il se donnait, n’était qu’un homme et un homme
-faible. Il ne sut pas résister à la ruée qui l’assaillait,
-et engagea des rossignols qui l’étaient aux
-deux significations du mot. Des journalistes lui
-présentèrent d’infâmes petites grues, qu’il agréa
-dans l’espoir que cette complaisance — un service
-en vaut un autre — lui serait plus tard payée en
-publicité reconnaissante. Ces jeunes personnes,
-d’ailleurs, réclamaient des appointements plus sérieux
-qu’elles-mêmes ; et, sans complètement obtempérer
-à leurs exigences fantastiques, Fernand
-dut toutefois alourdir sa troupe et grever son budget
-de toutes ces « inutilités » protégées par la
-presse.</p>
-
-<p>Mais le pire, c’est que Chérie Chéron, malgré
-sa promesse formelle de ne se mêler de rien, intervint
-au contraire, et tyranniquement, sur le point
-spécial des engagements de femmes. Fernand,
-pour rehausser la médiocrité de son personnel,
-médiocrité dont il se rendait parfaitement compte,
-avait entamé des pourparlers avec Anna Bithaud,
-la divette des établissements Langlet ; et celle-ci,
-séduite par les avantages offerts, et d’autre part
-point mécontente de jouer un tour à la mère Langlet
-qui, depuis des années, l’exploitait avec sérénité,
-la bernant toujours d’un espoir d’augmentation
-qui ne se réalisait jamais, allait se décider
-à quitter le <i>Colorado</i> pour le <i>Nouveau Concert</i>, — acquisition
-excellente, car Anna Bithaud
-avait son public qui l’aurait suivie — quand Chérie
-Chéron, avertie de cet exode, se mit furieusement
-en travers :</p>
-
-<p>— Si cette femme-là entre ici, moi, j’en sors !
-déclara-t-elle à Fernand. Elle ou moi, choisissez,
-mais je doute qu’elle puisse vous rendre les
-mêmes services que moi !</p>
-
-<p>C’est en vain que l’infortuné directeur essaya
-de soutenir qu’il avait cependant besoin de quelques
-sujets de premier ordre, Chérie Chéron riposta :</p>
-
-<p>— Eh bien ! et moi ?</p>
-
-<p>Par politesse elle ajouta, sans grande conviction :</p>
-
-<p>— Et vous ?</p>
-
-<p>Au fond, la crainte de ne plus être la seule et
-unique étoile du lieu, lui faisait grincer les dents,
-la nuit.</p>
-
-<p>Anna Bithaud resta donc au <i>Colorado</i>.</p>
-
-<p>Une autre plaie d’Égypte, et dont Fernand ne
-sut pas se garantir, ce fut, chaque jour, l’assaut
-à sa caisse mené par ses pensionnaires, lesquels,
-sous le prétexte de costumes à commander, de
-dédits à payer et autres balançoires, venaient lui
-soutirer des avances.</p>
-
-<p>— Tu comprends, mon vieux, si tu étais un
-mufle comme les autres, on ne te demanderait
-rien. Mais comme tu es un chic type et que tu es
-douillard comme un Crésus !…</p>
-
-<p>Fernand, touché et flatté du même coup, ne résistait
-pas à de si honnêtes paroles. Et dans son
-coffre, à la place des billets bleus, s’entassaient
-les reçus blancs, qui représentaient, sans les remplacer,
-des sommes déjà importantes.</p>
-
-<p>Enfin, vaille que vaille, le moment de l’ouverture
-approchait. On avait répété ! Lourbillon, régisseur
-et directeur de la scène, se proclamait
-encore fourbu de la peine et du tracas qu’il avait
-à apprendre leur métier à toutes ces mazettes
-« qui ne savent même pas marcher ! » Il n’y avait
-plus qu’à faire faire un peu de tamtam autour du
-<i>Nouveau Concert</i>, et en route !</p>
-
-<p>Fernand alla trouver ses bons amis, les journalistes
-dont il avait assumé les gigolettes, les
-priant de lui prêter quelque publicité pour subsister.
-Mais ces messieurs ne sont pas prêteurs,
-c’est là leur moindre défaut. Dans toutes les rédactions,
-la réponse fut la même :</p>
-
-<p>— Nous ne demanderions pas mieux, cher ami,
-que de vous ficher toute la réclame possible,
-mais ça ne passerait pas ! Le journal n’insère que
-les notes des concerts qui ont des traités avec
-l’administration. Allez donc vous entendre avec
-l’administrateur !</p>
-
-<p>Cette tournée dans les journaux allégea sensiblement
-le portefeuille directorial, et Fernand
-perdit quelques illusions qui lui restaient encore
-sur la gratitude et le désintéressement de la gent
-plumigère.</p>
-
-<p>En revanche, ainsi qu’on l’a vu, la presse annonça
-avec ensemble et en termes cordiaux la
-naissance du <i>Nouveau Concert</i>. C’était bien le
-moins !</p>
-
-<p>Pauvre Fernand, il les connut toutes, les belles
-âmes qui font le chantage au billet de faveur. Ils
-étaient toute une flopée, menaçante au refus d’un
-fauteuil d’orchestre ou d’une loge : le plus infime
-écrivaillon arrivait chez lui, dans sa propre maison,
-l’air agressif, quand le contrôleur trouvait
-vraiment excessif cet assaut d’un théâtre, dont
-les frais étaient payés par un seul répondant, qui
-avait le devoir de faire le plus d’argent possible — pour
-faire honneur à ses affaires.</p>
-
-<p>— Jamais ces bougres-là ne venaient quand il
-y avait un four… mais seulement, au moment où
-l’on avait besoin de toute sa salle pour rattraper
-les mauvaises passes, grognait la buraliste !</p>
-
-<p>Ah ! on pouvait attendre, si l’on comptait sur
-leur discrétion ! Il fallait leur donner tout ce
-qu’ils demandaient, sans cela gare la casse !!!</p>
-
-<p>Sans compter les rancunes des journalistes-auteurs,
-auxquels on refuse soit une revue, soit
-sa petite femme, soit un petit acte… Ah ! c’en
-était une exigence… Quel abus !</p>
-
-<p>Sans compter que dans les mêmes journaux
-payés, pour lesquels Fernand se ruinait en traités,
-annonces, comptes rendus, etc., etc., se trouvait
-journellement un monsieur qui démolissait en
-première page par une chronique de deux colonnes
-ce qu’avec les efforts de sa publicité payée
-il avait édifié à la quatrième.</p>
-
-<p>Et Fernand n’avait aucun recours contre le
-journal malhonnête qui trahissait les intérêts
-desquels il payait la défense.</p>
-
-<p>Fernand comptait avec effroi qu’on le mettrait
-en demeure de donner pour le moins 200 francs
-de places chaque soir ! Les demandes arrivaient
-sans cesse d’un tas de rédactions de journaux
-qu’il avait ignorés jusqu’ici. Des feuilles, qu’on
-reçoit comme prospectus, demandaient un service
-de première, etc., etc… « Bref, disait Fernand,
-deux cents francs par jour font six mille balles
-par mois, soit soixante mille francs pendant les
-dix mois qu’on joue !… »</p>
-
-<p>C’était fou, inadmissible, monstrueux ! il se
-renseignerait et verrait si tous ses confrères
-étaient aussi dupés que lui…</p>
-
-<p>Hélas ! c’était partout le même abus, et il apprit
-des histoires d’argent sur Pierre et sur Paul, rédacteurs
-ici et là-bas, qui lui ouvrirent les yeux…</p>
-
-<p>Mais alors, quoi ?… Eh bien ! mon Dieu, il
-fallait se laisser faire comme les autres ! Zut,
-c’était tout de même une sale histoire.</p>
-
-<p>Le premier mois, tout alla bien. Encore que le
-spectacle ne fût pas extraordinaire, ni les artistes
-stupéfiants, la soirée qu’on passait au <i>Nouveau
-Concert</i> valait celles qu’on passait ailleurs. Sans
-emplir des salles, comme autrefois, le nom de
-Fernand avait encore une certaine influence sur
-la recette. Puis les habitants du quartier tenaient
-à se rendre compte de la nouvelle attraction
-qu’on leur apportait. Tous frais payés, ces premiers
-trente jours se soldèrent par un bénéfice.</p>
-
-<p>La saison se poursuivit avec des fortunes diverses.
-On eut des demi-fours et des demi-succès.
-Rien de décisif. Toutefois, le second semestre
-du loyer fut perçu recta par le propriétaire.
-En somme, à la clôture, le résultat était
-nul. On avait vécu.</p>
-
-<p>Mésange, Fernand et le petit Robert passèrent
-les vacances à la mer comme de bons bourgeois.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXVI</h2>
-
-
-<p>La seconde saison allait ouvrir.</p>
-
-<p>Or, un matin qu’il arrivait à son bureau, on lui
-remit une carte :</p>
-
-<p>— « Madame Bonarien, Bruxelles, » disait le
-bristol.</p>
-
-<p>Madame Bonarien ! Serait-ce la femme ou la
-mère de Bonarien, le journaliste le plus craint de
-Belgique et que connaissaient tous les acteurs
-retour de là-bas ?</p>
-
-<p>Et Fernand, en bon cabot directeur qu’il était,
-la reçut avec force salutations, en raison des considérations
-dues… à son fils, car c’était sa mère.</p>
-
-<p>L’aspect de cette femme était sympathique :
-l’œil était aimable, très fin ; la bouche avait conservé,
-malgré l’âge, une dentition irréprochable,
-et toute la personne de cette petite vieille exhalait
-un parfum de propreté, de netteté méticuleuse
-qui séduisait très fort.</p>
-
-<p>— Monsieur, vous pouvez me rendre un grand
-service, et comme je vous sais « aussi intelligent
-que bon… » vous allez me comprendre.</p>
-
-<p>— Parlez, madame…</p>
-
-<p>Et elle commença :</p>
-
-<p>— J’ai 76 ans, — oui, je sais ne pas les paraître,
-mais je les ai tout de même.</p>
-
-<p>» J’ai travaillé jusqu’à soixante-dix ans, sans
-m’arrêter, sans repos, pour subvenir aux besoins
-de mon fils et aux miens… J’ai perdu mon mari
-voilà cinquante ans, j’ai eu tous les malheurs…
-à vingt-trois ans, j’étais veuve, avec un enfant
-sur les bras. J’étais riche, je me suis ruinée…
-Bref, mon existence n’a été qu’une longue lutte
-pour deux vies : la mienne et celle de mon fils.
-J’ai passé des nuits à travailler pour payer son
-collège, ses études et il n’a pas même pu être
-reçu bachelier… Je l’ai poussé dans toutes les
-affaires, il a essayé de tout sans succès !</p>
-
-<p>» Il a essayé du théâtre, personne n’a voulu lui
-recevoir même un acte ! Il a écrit des milliers et
-des milliers de pages, essayé des chroniques,
-des romans, et aucun éditeur n’a trouvé son style
-assez bon pour se décider à le publier… Il a essayé
-d’apprendre la musique, il a dû y renoncer, il ne
-pouvait pas, il ne comprenait pas… Des amis de
-notre famille l’ont recommandé à de gros négociants
-qui le prenaient par amitié pour moi, et régulièrement,
-deux mois après, mon fils me revenait,
-remercié, renvoyé par ses patrons qui n’en
-pouvaient rien faire, son intelligence étant fermée
-à tout… Et, pendant ce temps-là, je travaillais
-toujours…</p>
-
-<p>» Enfin, un beau jour, il eut l’idée, — à cinquante-deux
-ans ! — de faire du journalisme.
-J’étais si découragée, si vieille, si fatiguée, que
-je ne m’intéressais plus à ses efforts qui, pour
-moi, étaient d’éternelles faillites… Bref, un soir,
-il sort ravi d’une représentation théâtrale de
-Liège. Un chef d’orchestre de Munich était
-venu conduire un opéra de Wagner, et la
-salle, électrisée, l’avait acclamé avec tout son
-orchestre. Mon fils, sous l’impression toute
-chaude de cette belle manifestation, écrivit six
-pages d’enthousiasme lyrique, et porta le tout
-dans le plus grand journal de la ville, certain
-qu’on allait lui prendre son article, pour lequel
-il ne demandait rien que le plaisir de le voir imprimé…
-Cette fois, le directeur du journal en
-question le fit venir et lui tint le langage que
-voici :</p>
-
-<p>— Mon cher monsieur, vous m’avez apporté
-six pages de copie, qui sont d’un style à la portée
-de tout le monde… Mon Dieu ! oui… C’est trop
-facile de s’enthousiasmer, de trouver du talent
-aux gens qui en ont… et de le dire et de le répéter…
-Cela porte d’une façon régulière, simple,
-sur le public, mais cela ne le bouleverse pas. Ça
-ne fait pas monter le tirage, et ne donne aucune
-personnalité au journal ni au journaliste auteur
-de l’article.</p>
-
-<p>— Mais que faut-il donc faire, demanda mon
-fils, pour être une personnalité ?</p>
-
-<p>— Se créer une « spécialité, » répliqua le directeur.
-Savoir oser, monsieur, tout est là… Tenez,
-ajouta-t-il, vous êtes emballé sur le talent
-de M. X…? Eh bien, <i>démolissez-le</i> avec la
-même sincérité que vous l’avez encensé, faites-moi
-un article de critique terrible, trouvez tout
-mauvais, tournez en ridicule et blaguez ferme !…
-On prendra cela pour de l’esprit, allez… essayez
-et revenez me voir…</p>
-
-<p>— Mais c’est difficile, répliqua mon fils, écrire
-le contraire de ce que l’on pense !…</p>
-
-<p>— C’est une affaire d’habitude, monsieur.</p>
-
-<p>— Bref, monsieur, mon fils fit tant et si bien
-qu’il se créa en six ans une spécialité, comme
-dit son directeur. Mais une <i>spécialité</i> telle,
-ajouta la vieille dame, qu’il lui serait aujourd’hui
-de toute impossibilité d’écrire deux lignes de vérité
-sur quelqu’un ou sur quelque chose. Il a pris
-une telle habitude du démolissage par principe,
-que, maintenant, il ne fait plus autre chose… et
-il nous gagne beaucoup d’argent.</p>
-
-<p>— Mais, s’écria Fernand, votre fils, madame,
-me fait l’effet de faire un métier de petite crapule !</p>
-
-<p>— Mais non, mais non, répliqua doucement la
-petite vieille. Vous ne savez pas… J’ai conservé
-sur lui une telle autorité que c’est moi qui règle
-sa ligne de conduite… Ainsi, tenez, je lui défends
-de s’attaquer à ceux qui sont en plein succès… à
-ceux qui jouissent de la faveur publique. Cela ne
-servirait à rien, d’ailleurs, et le ferait passer pour
-un sot. Mais, ceux dont la chance baisse… ceux
-dont la popularité diminue… ceux qui se débattent…</p>
-
-<p>— Bref, vous êtes les assommeurs des gloires
-mourantes, c’est charmant, vous êtes une jolie
-paire d’âmes… Compliments !</p>
-
-<p>La petite vieille se redressa et, tranquille, répondit :</p>
-
-<p>— Oh ! pas d’ironie, monsieur… On fait le métier
-qu’on peut… Il les a essayés tous… et il est
-incapable d’en faire un autre, mon pauvre enfant…
-C’est un malheur évidemment, de n’avoir qu’une
-habileté méchante à son service, et pour tout don…
-Le bon Dieu ne favorise pas tout le monde, monsieur…
-Remerciez-le de vous avoir donné une intelligence
-suffisamment forte pour vous permettre
-d’être bon, de vous faire aimer et de faire applaudir
-vos efforts par des centaines de mille individus,
-sans avoir besoin pour cela d’être un être offensif
-et inférieur ; en un mot, remerciez Dieu de vous
-avoir doué de plusieurs intelligences, c’est-à-dire
-de plusieurs talents. Mon fils n’en a qu’un seul,
-lui : celui d’être méchant… Méchant… s’entend,
-au point de vue productif. S’il avait eu du talent,
-monsieur, il eût été le meilleur des hommes, alors
-qu’il n’est que le meilleur des fils… Et c’est pour
-lui, pour lui, que je viens vous prier de me
-rendre un immense service, monsieur Fernand !
-Vous avez beaucoup d’amis, faites entrer mon fils
-dans un journal parisien… Vous n’avez pas une
-spécialité, un journaliste comme mon fils, à Paris.</p>
-
-<p>— Mais si, mais si, nous en avons, s’écria
-Fernand et plus d’un encore ! Seulement, ils
-n’ont pas la notoriété de M. Bonarien, cela c’est
-vrai… En revanche, ils sont une bande de petits
-écrivaillons obscurs… toujours à l’affût…, rôdant
-dans le sillage des vrais journalistes, écoutant
-par ci, reportant par là… mentant, inventant, rédigeant
-des notes d’une méchanceté bête et plate,
-se faisant les commissionnaires des antipathies,
-des haines imbéciles, des jalousies, et soulageant
-leurs rancunes de ratés ou de guignards par des
-vengeances sournoises, souvent anonymes, écrites
-toujours dans la solitude… loin de tous risques,
-à la lueur de la lampe de nuit, complice de leurs
-vulgarités de pauvres hommes jaloux et malheureux,
-ou tout simplement bêtes…</p>
-
-<p>— Ah ! mais… pardon, interrompit madame Bonarien,
-si mon fils dit du mal de tout et de tout le
-monde, c’est parce que c’est beaucoup plus facile
-que d’en dire du bien… et que sa notoriété y
-gagne. Tandis que vos spécialistes parisiens ne
-sont guidés que par leur amertume personnelle…
-soit la jalousie de voir qu’ils restent inconnus
-quand d’autres deviennent célèbres, qu’ils stationnent
-quand d’autres montent en grade, et surtout
-qu’ils restent pauvres, alors que d’autres
-s’enrichissent… Alors, c’est la jalousie haineuse
-et basse… C’est tout autre chose que ce que fait
-mon fils !… Il y a une nuance qu’il faut sentir,
-monsieur… Et puis, dit-elle, la vie n’est pas une
-chose si sérieuse qu’on doive prendre souci du
-mal qu’on y fait…</p>
-
-<p>Et, sur cette parole, qui n’est pas de l’Évangile,
-elle remit à Fernand le scénario d’une féerie « moderne
-et satirique », en lui disant :</p>
-
-<p>— Si vous ne pouvez pas, monsieur, recommander
-mon fils à l’une de vos nombreuses relations
-dans la Presse, vous pouvez certainement
-prendre connaissance de ce livret et jouer : <i>Les
-trois Cheveux de Cadet Rousselle</i> s’ils vous
-semblent dignes de votre scène…</p>
-
-<p>— La mode est à la rosserie, dit Fernand en
-riant ; M. Bonarien a, j’en suis certain, réussi à
-fouetter ses contemporains… je vais lire sa féerie
-satirique et vous ferai savoir le résultat de ma
-lecture.</p>
-
-<p>La petite vieille salua, partit, lente et précise
-comme elle était venue.</p>
-
-<p>Fernand lut le manuscrit laissé. Une joie, une
-surprise le saisit ! cette petite vieille venait de lui
-apporter l’oiseau rare, les cent représentations
-du rêve ! C’était épatant ! Bien montée, la pièce
-tiendrait l’affiche tant qu’on voudrait ! Ah ! c’en
-était une veine !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXVII</h2>
-
-
-<p>La saison commença très heureusement.</p>
-
-<p>Une revuette d’un jeune auteur que Fernand
-n’avait reçue et montée qu’avec inquiétude,
-réussit brusquement et brilla d’un éclat très vif
-pendant quelques semaines. Tous les Parisiens
-vinrent voir « ça ». Puis « ça » s’éteignit subitement,
-et plusieurs soirées durant, on joua devant
-les banquettes.</p>
-
-<p>Mais Fernand n’en avait cure. Il tenait, croyait-il,
-le bon billet, et pas celui de La Châtre, celui
-du père Bidard ! Avec son espèce de féerie satirique
-que Bonarien lui avait apportée et où lui-même
-Fernand abordant la comédie, jouait un
-rôle de cocu moderne qui le ravissait !</p>
-
-<p>Pour cette pièce : <i>Les trois Cheveux de Cadet
-Rousselle</i>, la direction du <i>Nouveau Concert</i>
-n’avait reculé devant aucun sacrifice. Costumes
-de Landolff, décors de Jambon, augmentation
-de l’orchestre, toute la lyre ! Les frais étaient
-considérables, et Fernand ne se dissimulait point
-que si <i>Les trois Cheveux de Cadet Rousselle</i> ramassaient
-une bûche, il n’avait plus qu’à mettre
-la clef sous la porte.</p>
-
-<p>Mais, — déclarait-il à qui voulait l’entendre,
-avec le sourire du vainqueur — cela n’était pas
-à craindre !</p>
-
-<p>C’est cela, pourtant, qui advint. Et jamais bûche
-ne fut aussi bûche. Cette féerie bouffe, que Fernand
-considérait débordante de gaîté et propre à
-dérider des populations entières, déclancha, dès
-les premières répliques, autant de bâillements
-qu’il y avait de bouches dans la salle. Il existait
-trois actes de cette œuvre géniale et pour leur
-faire place, on avait supprimé la partie concert.
-Avant la fin du premier, un bon tiers du public
-avait déjà pris la porte. A dix heures et quart,
-comme le rideau tombait sur la fin du deux :</p>
-
-<p>— Est-ce qu’on ne pourrait pas couper le Trois ?
-demanda un loustic, à haute et intelligible voix.</p>
-
-<p>C’était le désastre, et c’était la fin.</p>
-
-<p>Fernand le comprit. D’ailleurs, il eût fallu avoir
-les oreilles bouchées et les yeux crevés pour ne
-pas comprendre. Les journaux, si parcimonieux
-de leurs lignes quand il s’agissait de louanger, employèrent
-des colonnes complètes à exterminer <i>Les
-trois Cheveux de Cadet Rousselle</i>, « cette erreur
-d’un homme sans esprit ». (A vous, Bonarien !)</p>
-
-<p>Juste au-dessus de l’éreintement du <i>Nouveau
-Concert</i>, se lisait un paragraphe donnant des nouvelles
-de la santé de Gilette Norbert : la chanteuse
-avait été entre la vie et la mort pendant de
-longs mois et le journal annonçait que, hors de
-danger, et déjà en convalescence, l’artiste avait
-fait sa première sortie au Bois. — Aux souhaits
-de prompt rétablissement envoyés à Gilette se
-joignaient les vœux de la voir bientôt reparaître
-en public…</p>
-
-<p>— Tiens ! pensa Fernand, si je lui demandais
-de faire sa rentrée chez moi ? Qui sait, si elle ne
-me ramènerait pas la chance ?</p>
-
-<p>Et Fernand, dare dare, écrivit à Gilette qu’elle
-voulût bien le recevoir le lendemain.</p>
-
-<p>Fernand était décidé à risquer une dernière
-séance.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Il était onze heures du matin, quand on remit
-à Gilette Norbert la lettre implorante de Fernand.</p>
-
-<p>— Si le médecin le permet, dit-elle, à la garde-malade,
-qui depuis des mois ne la quittait ni jour
-ni nuit, je me lèverai encore deux heures aujourd’hui…
-Cela me repose de cet abominable lit ! En
-attendant, faites-moi une belle toilette, j’attends
-la visite d’un camarade.</p>
-
-<p>Avec des précautions inouïes, la garde arrangea,
-bichonna sa malade, et le médecin étant arrivé au
-milieu de ces menus soins, permit la levée de
-Gilette, toute l’après-midi ! « Chic ! Chouette !
-Veine ! clama-t-elle comme une vraie gosse. Dans
-quinze jours, docteur, je vous danse une gavotte ! »</p>
-
-<p>— En attendant, prenez vos béquilles, et faites-moi
-le tour de votre lit…</p>
-
-<p>Haletante, toute en nage, les béquilles à portée
-de sa main, elle s’assit, la figure maigrie, grosse
-comme un poing, illuminée d’espoir joyeux. — Passez-moi
-mon peigne, Eugénie ? — Et installée dans
-un fauteuil bas, avec, devant elle, une chaise
-encombrée de brosses et d’épingles, elle essaya,
-pour la première fois depuis des mois, de donner
-à ses cheveux deux sous d’élégance… Et comme
-elle était attentive à se peigner devant son miroir,
-elle aperçut deux petits reflets d’argent dans sa
-chevelure. Déjà !… soupira-t-elle en arrachant
-vite ces deux cheveux blancs, cause de son émoi ;
-et elle se mit à rechercher dans sa mémoire toutes
-les circonstances, toutes les couleurs par lesquelles
-étaient passés ses pauvres cheveux de femme
-cahotée dans la vie.</p>
-
-<p>Ses cheveux de fillette !… blond châtain avec
-mille reflets mordorés, si peu abondants, si
-maigres, si courts, sa petite natte si ridicule,
-si pauvre, malgré le gentil ruban qu’elle voulait
-pendant, très bas dans son dos, pour avoir la
-sensation d’une chevelure plus longue — que sa
-coquetterie précoce de déjà petite femme lui faisait
-parfois mélanger à de faux cheveux de sa
-mère, des papillotes de l’ancienne mode.</p>
-
-<p>… Les cheveux des temps durs, ses cheveux
-de misère lissés à la hâte pour ne pas perdre le
-temps destiné au gain du pain. Ses cheveux de
-« trottin » parcourant d’un pas ferme les coins
-affairés de Paris, son grand carton « tambour »
-passé au bras.</p>
-
-<p>Ses cheveux de fillette raisonnable et sage. Ses
-petits cheveux sans aucune onde, sans la plus petite
-frange « à la chien, » le plus innocent « accroche-cœur, »
-ses petits cheveux plats, serrés et sans
-parure, encadrant d’une ligne sèche et nette sa
-petite tête pas jolie, pâlotte et anémiée, sans
-autre séduction que deux yeux intelligents, une
-bouche fine, meublée de belles petites dents
-blanches de jeune chien.</p>
-
-<p>Ses pauvres petits cheveux pauvres ! coiffés de
-petits chapeaux pauvres, couchés sur de pauvres
-petits oreillers bien ordinaires, bien rudes…
-comme sa vie !</p>
-
-<p>Puis la voilà poussée, grandie et jeune fille.
-Elle se rappelait ses cheveux d’alors. Un peu
-moins raides, un peu moins tirés, un peu plus
-brillants, un peu moins pauvres, mais d’un arrangement
-toujours simple et sage… Oh ! si sage
-qu’elle en avait des allures de jeune miss, de
-sèche gouvernante anglaise ; mais elle les soignait
-mieux, les brillantait d’une huile parfumée, les
-lavait, les séchait à l’eau de Cologne.</p>
-
-<p>Les cheveux de l’aisance !… Dame, elle était
-employée dans une grande maison, quelques
-pièces de cent sous la faisaient riche. En a-t-elle
-versé de l’eau sédative sur sa tête pour avoir des
-reflets dorés comme sa « première », de ces reflets
-rouges, bruns, cuivre, comme elle en avait
-vus à certaines têtes de femmes dans les tableaux
-des musées. Elle se le rappelait, ce temps-là, où
-elle économisait ses appointements de trois mois
-pour s’acheter une robe convenable, qu’elle quittait
-en arrivant à la maison de couture, pour endosser
-la robe somptueuse de satin noir fournie
-par la maison aux jeunes filles dites « mannequins ».
-Quel temps !… Quelle maison !… Quels
-patrons ! L’homme et la femme, d’anciens employés
-parvenus, arrivés, durs, sévères, n’ayant
-jamais ni un sourire, ni un mot d’encouragement,
-n’étant préoccupés que de vendre beaucoup, toujours,
-et le plus cher possible. Elle se rappelait ce
-commissionnaire de New-York venant chaque
-année acheter des modèles qu’elle faisait valoir
-sur sa longue et mince personne et qui, un jour,
-faillit la recevoir sur ses genoux, évanouie de fatigue
-qu’elle était, montrant depuis deux heures
-sur ses épaules un manteau de fourrure… au
-mois de juillet !</p>
-
-<p>Elle essayait bien, en ce temps-là, de frisotter
-un brin sa nuque, de poudrer son visage, mais,
-pour rentrer chez elle, avait soin de relisser ses
-cheveux et de bien essuyer sa figure. C’était le
-temps où les placiers lui faisaient la cour… Elle
-riait gaiement, ni trop libre, ni trop prude, en fille
-de Paris, qui sait déjà se tirer des difficultés, qui
-sait qu’elle doit se mettre en garde par sa tenue,
-mais qui tient aussi à ne point se faire d’ennemis
-dans sa carrière et, à cette époque, elle se figurait
-« rester dans la couture toute sa vie ! »</p>
-
-<p>Puis, tout à coup, surgit une période d’ennuis,
-de maladie : son père meurt, elle est anémique,
-elle est fatiguée, sans jamais de repos, ses jambes
-se refusent à rester debout, elle quitte sa maison
-de robes, patraque, fourbue, désolée, inquiète…
-Que faire ?</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Du théâtre ! Et la voilà mettant sa tête au
-point, l’eau oxygénée fait son œuvre, les cheveux
-blonds d’autrefois s’éclairent, s’illuminent. C’est
-la période d’espoirs et de déceptions, la petite
-tête d’Anglaise a perdu de sa sagesse, elle est
-dans la fournaise.</p>
-
-<p>Ondulée, frisottée, elle avait perdu de son
-charme triste et sérieux, et la poudre et le rouge
-aux lèvres lui donnaient un semblant de vie autant
-qu’un semblant de gaieté… tout s’en mêlait
-pour que tout son être ne fût qu’un maquillage
-extérieur. Elle avait conquis un brin de grâce, sa
-coquetterie la parait, mais ses cheveux étaient
-rongés par la décoloration, et les voilà qui tombaient
-en même temps que son cœur souffrait, que
-sa gaieté obligatoire maquillait son âme douloureuse…</p>
-
-<p>Ah ! comme elle avait souffert, comme elle
-avait pleuré, comme elle avait pris la vie en dégoût,
-en haine « pendant ses cheveux jaunes ! »
-Et c’est pendant le temps de ses cheveux jaunes,
-ses cheveux de douleur, qu’elle eut le plus de
-courage, qu’elle prit la résolution subite et irrévocable
-de se donner deux années pour arriver à
-faire quelque chose, à être quelqu’un. Et voilà que
-petit à petit, de semaine en semaine, sa volonté
-fait merveille. On s’étonne de sa ténacité, que
-rien ne démonte : tout le monde lui tend les
-mains, on l’encourage. D’inquiète qu’elle était, la
-voilà rassurée. La chance vient à elle. Son courage
-redouble, elle sent la veine accourir et, petit
-à petit, de semaine en semaine, de jaunes qu’ils
-étaient, ses cheveux deviennent rutilants, roux,
-flamboyants ; c’est une couronne d’or rouge sur sa
-tête. Ses cheveux pauvres, d’autrefois, comme ils
-sont loin ! Les voilà bouffants, soyeux, brillants,
-ses cheveux de bonheur, ses cheveux de joie, ses
-cheveux de fortune, ses cheveux de succès, ses
-cheveux de gloire ! Ils sont l’enseigne de sa vie
-heureuse, fêtée, de son bonheur conquis par le
-travail ! Ses cheveux deviennent le drapeau de
-son œuvre et quelques hivers passent.</p>
-
-<p>Puis, tout à coup, brutalement, férocement, la
-maladie la frappe : la réaction s’est faite… Et
-des semaines et des semaines se passent ; elle va
-mourir… On l’annonce dans la ville… C’est fini
-d’elle, plus rien ne restera. Et un soir, toute
-souillée de sueur et de fièvre, elle demande qu’on
-la peigne… Et elle aperçoit ses cheveux redevenus
-brun sombre, ses cheveux de misère d’autrefois…
-Ah ! comme ils sont revenus à l’heure précise !…
-Est-ce un avertissement final ?…</p>
-
-<p>Et elle pleure, pleure, tout doucement, et elle
-prie tout doucement, et, tout doucement, tout
-lentement, elle revient à la vie après des mois et
-des mois. Et voilà qu’étant guérie, elle s’est assise
-et s’est peignée devant son miroir… et qu’ayant
-vu deux cheveux blancs elle est restée muette et
-pensive… Sont-ils seulement la conséquence de la
-souffrance passée ou bien l’avertissement de quelque
-phase nouvelle, ces deux petits fils d’argent ?
-Qui sait ?</p>
-
-<p>Et, dans sa joie de revivre et sa volonté d’être
-heureuse encore, elle se remet à fouetter son courage
-et son activité, et les projets marchent,
-et les espoirs s’échafaudent, l’assurance complète
-d’une ère nouvelle de bonheur se précise et
-s’affirme dans son cerveau, et rayonnante, rajeunie,
-elle se lève joyeuse en murmurant : « C’est
-bien, j’attends ! J’ai la volonté du bonheur et pour
-quelque temps encore la vie en poche !!! » Povera
-donna.</p>
-
-<p>Il était quatre heures quand Fernand fut introduit
-dans la chambre de Gilette qui, recouchée,
-l’attendait assise dans son lit.</p>
-
-<p>— Mais, cher ami, c’est impossible ! fut la première
-parole saluant l’entrée de Fernand. Je suis
-loin d’être d’aplomb… Je commence seulement à
-me lever ! Votre lettre est absolument folle !</p>
-
-<p>— Mais cette sortie au Bois ?</p>
-
-<p>— Des blagues, hélas ! Des blagues de journalistes.</p>
-
-<p>Fernand était atterré. Il sortit de chez Gilette,
-le cerveau vide, la figure décomposée et les yeux
-fous.</p>
-
-<p>Quoi faire alors, quoi faire ?</p>
-
-<p>S’obstiner eût été folie ou improbité. Dès le
-surlendemain, les artistes étaient convoqués, faubourg
-Poissonnière, et Fernand leur exposait la
-situation. Il restait juste en caisse de quoi leur
-payer à tous leurs appointements du mois courant,
-et ceux du mois suivant, en guise d’indemnité.
-Après quoi, on pourrait retourner le coffre-fort, il
-n’en tomberait plus même un grain de poussière !</p>
-
-<p>Ces braves gens, convaincus de la bonne foi du
-patron, n’hésitèrent point à donner décharge et
-Fernand allait les prier de se rendre dans son
-cabinet pour le règlement en solde de tout compte,
-quand Chérie Chéron, qui n’avait jusqu’à ce moment
-rien dit, s’avança vers lui et tout bas :</p>
-
-<p>— Voyons, Fernand, vous êtes fou ! N’est-ce
-qu’une question d’argent qui vous fait fermer boutique ?
-Est-ce que M. Grindot n’est pas toujours
-là ? Il arrosera, je vous l’affirme !</p>
-
-<p>Chérie Chéron tenait dur comme fer à sa
-grande vedette et à son portrait sur les placards
-de l’entrée ! Mais Fernand répondit fermement :</p>
-
-<p>— Non, ma chère amie, c’est assez comme cela.
-J’ai été un sot, je ne veux pas être une canaille.
-J’ai déjà assez coûté à vous et à M. Grindot.
-Et puis, je suis découragé ; je sens que je ne me
-relèverai plus. J’ai un remords que je ne tiens
-pas à augmenter !</p>
-
-<p>Fernand faisait peine à voir. La figure décomposée,
-les lèvres tremblantes, les yeux chavirés,
-il était comme un naufragé qui se noie sans plus
-même appeler au secours. Il avait dépensé son
-dernier atome d’énergie dans son explication avec
-son personnel.</p>
-
-<p>Mais Chérie Chéron n’avait pas l’esprit tourné
-à la miséricorde. Elle était furieuse, et elle cria
-de façon que nul n’en ignorât :</p>
-
-<p>— Eh bien ! vous êtes un paltoquet, voilà ! Et
-puis, venez un peu encore me demander des services !
-Vous verrez comme vous serez reçu !</p>
-
-<p>Et violente, sans daigner aller toucher ce qui
-lui revenait, elle sortit, dans un bruit de jupes
-terrible.</p>
-
-<p>Deux larmes, impossibles à retenir, coulèrent le
-long des joues de Fernand. Muets, hébétés, indécis,
-les cabots demeuraient tassés devant lui.</p>
-
-<p>— Veuillez me suivre ! je vais vous régler, balbutia-t-il,
-en prenant le chemin de son bureau.</p>
-
-<p>Il allait lui rester en tout soixante-douze francs
-et vingt centimes !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXVIII</h2>
-
-
-<p>Très digne dans l’adversité immédiate, Fernand
-avait fait bonne mine en public. Dans l’intimité,
-il redevint homme ordinaire, et fut lâche et récriminateur.
-Il pleura comme un enfant à qui on a
-chipé des billes. Le pauvre pantin avait la ficelle
-coupée. Il eut la mine d’un ministre qui a glissé
-sur la fatale et inéluctable pelure d’orange.</p>
-
-<p>Il émit cette phrase maladroite et foncièrement
-injuste :</p>
-
-<p>— Ah ! si j’avais été seul !</p>
-
-<p>Seul ! Pauvre petit ! La déchéance eut été plus
-rapide, plus irrémédiable. Il était de ceux-là qui
-ont l’air d’avoir du caractère parce qu’ils crient
-très fort, sont autoritaires et brutaux ; au fond ce
-sont des faibles, qui se brisent au moindre obstacle,
-aussi fatalement que des pipes au tir de la
-foire.</p>
-
-<p>Par contre, sa femme se montra armée pour la
-lutte. Elle n’eût pas une seconde de défaillance.
-Blanche Mésange s’avéra la femme romaine, forte
-devant l’adversité, ou, plutôt, ce qui est mieux,
-elle fut la parisienne vaillante et aimante qui sait
-défendre farouchement son bonheur.</p>
-
-<p>Son bonheur, ô dérision ! Il se constituait de ce
-rossignol sans voix, qu’était son mari, et de son
-enfant chétif et fragile, joli et décoloré, semblable
-à une plante automnale que l’initiale gelée guette.</p>
-
-<p>Sa force d’épouse et de maman étayait l’édifice
-branlant de ces deux faiblesses. Rien ne la rebutait :
-démarches pour reconquérir un emploi à
-Fernand, auditions où on la rabrouait avec férocité,
-se vengeant sur la pauvre, des triomphes de l’autre.
-Son courage s’émoussait à des armures de
-rosserie, à des murs d’hostilité.</p>
-
-<p>Mésange connut le chemin du Mont-de-Piété où,
-un à un, ses bijoux furent engagés — plus facilement
-que le chanteur désorbité.</p>
-
-<p>Lui, pendant ce temps, pérorait à la <i>Chartreuse</i>,
-faisait la roue au milieu d’un état-major de marmiteux,
-qui écoutaient ses jérémiades, à cause uniquement
-des apéritifs, soldés sur le maigre argent
-récolté au jour le jour, par la compagne stoïque
-et agissante.</p>
-
-<p>Cela ne pouvait durer. Le linge intime avait
-pris la même route que la quincaillerie dorée.
-Encore quelques jours et c’était la famine à la
-porte.</p>
-
-<p>Une veine arriva, comme un éclair dans la nuit.</p>
-
-<p>La nécessité de prendre un loyer infiniment
-moins fort que celui qu’ils avaient au temps de la
-direction, amena le ménage dans un modeste
-appartement de cinq cents francs, rue du Château-d’Eau.
-C’était laid, c’était sombre, mais ça ne
-coûtait pas cher ; et là était l’important dans
-l’instant.</p>
-
-<p>Dans l’immeuble même, était installée une minuscule
-librairie, tenue par une grosse femme qui
-portait, en étendard, le nom euphonique de Rouchoux :
-Eudoxie la baptisait en surplus.</p>
-
-<p>La tenancière de la papeterie était une excellente
-commère, ayant le cœur sur la main, comme
-on dit dans le peuple, et qui, en outre, tenait
-toujours la main large ouverte. Madame Rouchoux
-était toute ronde. Tête ronde, yeux ronds, corsage
-en bols de restaurant à bon marché, reposant
-sur une taille en futaille qui, elle-même, s’appuyait
-solidement sur la mappemonde d’une croupe hottentote.
-Ronde en affaires, également. Et ses
-affaires commerciales étaient multiples. Elle vendait
-du papier encré, sous forme de journaux, et
-du papier vierge pour les épistoles des petites
-gens du quartier. De plus, elle louait des livres,
-vendait des chansons, et, depuis quelques mois
-seulement, en « éditait ».</p>
-
-<p>Paris, seul, réserve de ces surprises. Madame
-Rouchoux, veuve d’un boucher, n’avait rien trouvé
-de mieux, étant brouillée mortellement avec la
-lexicologie et la syntaxe la plus élémentaire, que
-de s’avatarier dans une profession qui, a priori,
-semble comporter une certaine somme de connaissances
-littéraires.</p>
-
-<p>Eudoxie Rouchoux était une grande liseuse
-devant l’Éternel — le Très-Haut doit être imprimeur. — Elle
-lisait tout : philosophes chloroformiques,
-historiens inimaginatifs, romanciers psychologues
-et Bourgetiques, feuilletonistes de
-rez-de-chaussées, initiateurs aux crimes compliqués,
-madame Rouchoux épelait également toutes
-les feuilles publiques.</p>
-
-<p>C’était, sans conteste, la femme de France
-ayant le plus lu de bouquins et les ayant le moins
-compris. Alinéas géniaux, sottises imprimées,
-tout cela glissait sur elle comme pluie sur waterproof.</p>
-
-<p>Pourtant ses lectures ne meublaient pas suffisamment
-sa vie : Madame Rouchoux s’intéressait,
-infiniment plus que le ministre de l’Agriculture,
-au sport hippique.</p>
-
-<p>On ne vend pas impunément le <i>Jockey</i> et le
-<i>Paris-Sport</i> sans être, un vilain jour, touché par
-la grâce. Un gros rapport du pari-mutuel et les
-yeux se dessillent. Avoir raté pareille aubaine,
-c’est trop sot, on sera plus malin à l’avenir.</p>
-
-<p>La très respectable madame veuve Rouchoux
-jouait aux courses.</p>
-
-<p>Elle y perdait avec une assez grande régularité,
-d’ailleurs, ce qui ne la stupéfiait pas. Nous
-avons affirmé, au surplus, que la dame Rouchoux
-était éditeur de musique. Elle l’était. Quel bénéfice
-aurions-nous à mentir ? Et puis ça n’est pas
-dans notre caractère.</p>
-
-<p>Donc, elle éditait.</p>
-
-<p>Quoi ?</p>
-
-<p>Elle n’en savait trop rien. Un jour, un homme,
-jeune encore et musicien par surcroît, était entré
-en coup de vent dans son humble boutique et lui
-avait tenu ce langage :</p>
-
-<p>— Madame, je viens de composer un chef-d’œuvre,
-un vrai.</p>
-
-<p>— Ah !</p>
-
-<p>Ce fut tout.</p>
-
-<p>— Vous doutez, Madame Rouchoux ?</p>
-
-<p>— Moi ? s’exclama la libraire qui savait, pour
-l’avoir lu — nécessairement, — qu’il ne faut pas
-contrarier les monomanes.</p>
-
-<p>— Vous doutez parce que vous ne connaissez
-pas mon œuvre. Vous allez l’entendre. Et il
-l’entraîna dans l’arrière-boutique, où un piano
-droit montrait ses dents agressives. L’instrument
-suppliciaire servait à Mademoiselle Rouchoux,
-fille de sa mère, que le Conservatoire de musique
-guignait, d’ores et déjà.</p>
-
-<p>— Écoutez !</p>
-
-<p>La matrone s’injecta la trompe d’eustache d’une
-marche entraînante et bien française, puisqu’elle
-était un peu fraîche de réminiscences de Wagner
-et de Verdi. « C’est que c’est que ça y était ! »
-Elle avait le sens critique du populo. Quand le
-musicien eut broyé sous ses doigts puissants
-et mal lavés, une douzaine d’octaves, Madame
-Rouchoux savait l’air et le chantait.</p>
-
-<p>— Ah ! il n’y a pas à dire, c’est enlevant et ça
-aura un fier succès ! eut-elle la candeur de dire,
-naïvement enthousiasmée.</p>
-
-<p>— Cette chanson, je vous la vends.</p>
-
-<p>— Ah ! bah ! à quel titre achèterais-je ? Je ne
-suis pas éditeur, éditrice, éditeuse… je ne sais
-pas comment on dit, bégaya l’infortunée libraire.</p>
-
-<p>— Ça n’a pas d’importance. Si vous étiez
-éditeur, je n’aurais jamais songé à venir vous
-trouver. Vous m’auriez volé sans vergogne.
-Vous m’auriez offert généreusement deux louis
-pour les paroles et la musique d’une chanson qui
-rapportera ses petits dix mille francs. Je veux,
-il me faut absolument deux billets de cent, l’huissier
-est à mon huis ; sauvez-moi en vous enrichissant,
-bonne et exquise, madame Rouchoux !</p>
-
-<p>Cet argument décida la brave femme. Elle
-allongea la somme, bien décidée à ne considérer
-ce débours uniquement que comme une avance,
-un prêt. Le samedi qui suivit, Paulus chanta
-<i>Le Trombone sentimental</i>. La salle trépigna
-d’enthousiasme. Le lendemain un millier de gens
-fredonnaient l’air approximatif de la chanson.
-Les commissionnaires demandèrent à Madame
-Rouchoux des exemplaires du succès ; elle se
-décida à publier la machine. Elle gagna la forte
-somme. A partir de ce moment, ce fut une ruée,
-chez elle, d’auteurs inconnus et illustres, qui lui
-liquidèrent des soldes, les raclures des tiroirs.
-Elle mangea rapidement le bénéfice de sa première
-opération. Cela, en somme, lui indifférait. L’ennui,
-pour elle, consistait à ce que, prise dans le tourbillon
-éditorial, elle n’avait plus le temps de
-lire. Et puis, tous ces bougres qu’elle devinait
-madrés, estampeurs, lui répugnaient. Toute la
-gent chantonneuse lui tira une ou plusieurs
-plumes. Cela devenait douloureux à la fin. Pourtant
-elle ne lâchait pas pied encore, ayant conscience
-de rendre service, de loin en loin, à un
-bon diable, dèchard et talentueux. Parmi ceux
-qu’elle considérait comme tels, était un nommé
-Stéphane Griboul. Il possédait un talent très
-réel ; malheureusement, ce talent ne fleurissait
-qu’arrosé d’alcool. Un jour, pressé d’argent, il
-bâcla sur le marbre d’un caboulot six chansons
-quelconques. Un copain, musicien d’importance,
-griffonna des notes là-dessous et le tout fut porté
-chez la douce madame Rouchoux. Celle-ci résista
-et, comme toujours, se laissa attendrir. Le musicien
-surtout lui en imposait. Il tenait le grand
-orgue dans une église aristocratique de Paris, ma
-chère ! L’affaire fut conclue et la bonne femme
-fut soulagée d’une assez jolie somme. Le soir,
-quand sa fille rentra au logis, l’espoir du Conservatoire
-fut mise en demeure de déchiffrer la musique
-acquise dans la journée. Horreur ! Six fois
-de suite elle moulut la Marseillaise ! Jamais on ne
-s’était offert la tête de l’innocente madame Rouchoux
-dans de pareilles proportions. Et c’était un
-homme d’église qui avait fait cela. Donc la
-libraire devint voltairienne et anticléricale à épouvanter
-un rédacteur de la <i>Lanterne</i>.</p>
-
-<p>Elle n’eut plus qu’un désir : se débarrasser
-de son fonds d’édition. Les coquins l’avaient
-écœurée.</p>
-
-<p>Blanche Mésange, qui ne pouvait plus acheter
-de livres neufs, en louait chez la mère Rouchoux
-à deux sous le volume. Les deux femmes avaient
-bavardé, s’étaient raconté leurs mutuels ennuis
-et aussi leurs espérances. La marchande de papier
-connaissait Fernand pour l’avoir entendu chanter
-en ses jours de triomphe au <i>Colorado</i> ; Mésange
-lui plaisait pour sa distinction et son courage
-à la lutte pour la vie. Une idée assez ingénieuse
-germa dans son cerveau à la suite de l’acquisition
-de la sextuple Marseillaise. On la bernait
-parce qu’elle était une pauvre femme illettrée,
-sans défense devant les fausses larmes et la faconde
-des astucieux auteurs ; monsieur Fernand
-était un homme, lui, il savait écrire et composer.
-Ça n’est pas à lui qu’on enfilerait l’hymne national
-pour de l’inédit. Et puis, surtout, c’était un
-moyen d’obliger ses nouveaux amis, avec discrétion,
-sans les froisser. Oh ! cœur d’or ! jamais las
-d’obliger autrui, tu ne méritais pas le coup de la
-goualante de Rouget de l’Isle !</p>
-
-<p>Avec une timidité charmante, un matin que
-Fernand prenait sur une pile son journal préféré,
-madame Rouchoux l’interpella. Questions sur l’avenir :</p>
-
-<p>— On m’a promis quelque chose de très sérieux
-pour bientôt, mentit-il avec un peu de rouge au
-front.</p>
-
-<p>La libraire ne fut pas dupe du mensonge. Elle
-savait par l’intermédiaire de Blanche Mésange
-que la misère encreuse avait succédé à la gêne.</p>
-
-<p>— Voyons, monsieur Fernand, ne trichez pas
-avec moi, je connais votre situation, j’adore votre
-bébé et je veux essayer de vous être agréable.
-Et, nettement, avec une jolie carrure, elle lui
-offrit de prendre sa succession en tant qu’éditeur.</p>
-
-<p>— On me roule tous les jours que Dieu fait. Je
-ne sais pas résister à ces monstres d’auteurs, ils
-me mettront sur la paille. Vous, vous saurez tirer
-parti des quelques rares bonnes choses que j’ai
-en magasin, Oh ! il n’y en a pas lourd ! Avec vos
-connaissances techniques, vous éditerez d’autres
-histoires que vous saurez choisir avec discernement.
-Ça vous tirera peut-être d’un mauvais pas ;
-moi, ça m’obligera.</p>
-
-<p>Évidemment, l’idée séduisait Fernand. Il était
-tout ému de l’aubaine et, surtout de la façon charmante
-dont on la lui offrait.</p>
-
-<p>— Et de l’argent ?</p>
-
-<p>— Nul besoin : je ne vends pas, je donne. Si
-vous réussissez, vous me dédommagerez.</p>
-
-<p>— Soit pour ce qui est édité, mais pour les
-nouvelles œuvres à acheter et à publier ?</p>
-
-<p>— Mais j’y ai songé, parbleu ! Comme j’étais
-trompée outrageusement, j’ai eu de la chance ces
-jours derniers aux courses. J’ai réalisé un assez
-gros magot sur un paroli qui devait craquer. Cet
-argent, je le reperdrai, c’est sûr. Vous m’obligerez
-en vous en servant et en le faisant fructifier.</p>
-
-<p>Cela était dit si gentiment que Fernand ne résista
-pas à la tentation d’embrasser comme du
-bon pain la maman Rouchoux. Il pleurait comme
-une éponge.</p>
-
-<p>— Ah ! vrai, vous êtes une brave femme ! mais
-si je ne réussissais pas ? tout est possible.</p>
-
-<p>— Nous nous consolerons en pensant que j’aurais
-perdu le double à acheter quelques centaines
-de « Chant du Départ » et autres « Marseillaises ».
-Ah ! les monstres, ils vous dégoûteraient du
-patriotisme ! C’est entendu, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>— Je ne suis pas Hippocrate, madame Rouchoux.</p>
-
-<p>Huit jours après, Fernand était éditeur.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXIX</h2>
-
-
-<p>En elle-même, la vente des chansons n’était pas
-mauvaise. Moins bonne pourtant que s’il avait pu
-faire quelques créations sensationnelles, comme
-autrefois. Mais les lauriers étaient coupés. On
-n’allait plus au bois du triomphe.</p>
-
-<p>Quelques cachets de ci, de là, chez des gens du
-monde qui payaient bien, mais n’apportaient aucun
-appoint à la réputation du chansonnier-chanteur.
-Des soirées aussi à Montmartre, dans des
-boîtes subalternes qui suaient l’ennui et la faillite.
-C’était tout. C’était peu.</p>
-
-<p>Blanche Mésange réconfortait Fernand de son
-mieux.</p>
-
-<p>La comptabilité, chose neuve pour l’ancien
-tailleur socialiste, le prenait tout entier. Maintenant
-le « chanteur florentin » bedonnait légèrement,
-s’embourgeoisait. Son unique rêve était de
-« faire face à ses affaires ».</p>
-
-<p>Si ses anciens copains de la Maison du Peuple
-l’avaient entendu, ils en auraient hurlé !</p>
-
-<p>Sans avoir publié de ces très grands succès,
-qui font riche un éditeur en une année, il constatait,
-non sans orgueil, que l’avoir et le doit s’équilibraient
-à peu de chose près. Pourtant, trois
-mille francs manquaient en caisse pour que sa
-balance fût tout à fait exacte, mais ce vide allait
-être comblé par l’appoint des sommes que la Société
-<i>La Croûte de pain</i>, protégeant les intérêts
-des auteurs, éditeurs et compositeurs de musique,
-devait lui payer, au commencement du trimestre.</p>
-
-<p>Il avait édité quarante chansons. Il supputait
-que cela devait lui donner, au bas mot, cinq mille
-francs de droits pour sa part d’éditeur.</p>
-
-<p>Une fois de plus le pot au lait des illusions se
-brisa sur la route.</p>
-
-<p>La veille d’une lourde échéance, on lui notifia
-de la puissante Société que sa prétention n’avait
-plus aucune raison d’être. Un statut adjonctif décidait
-en effet qu’aucun éditeur nouveau ne serait
-plus admis à émarger, s’il ne justifiait de la publication
-de cinquante « œuvres » musicales (paroles,
-musique, chant et piano).</p>
-
-<p>Ce fut le coup sourd. Fernand songea au suicide.
-Qu’allait-il devenir ? Il se considérait comme
-déshonoré du fait que des traites, acceptées par
-lui, allaient rester impayées !…</p>
-
-<p>Ça, au moins, c’était drolatique, venant d’un ex-socialo
-qui, dix ans auparavant, considérait presque
-accomplir un acte admirable en « estampant »
-ses fournisseurs, de pauvres diables de petits
-commerçants, restaurateurs, hôteliers, cordonniers,
-tous ceux-là, pitoyables et dèchards, qu’un
-paiement tardif pouvait mettre sur la paille autrement
-qu’au figuré.</p>
-
-<p>La ruine était irrémédiable. Quelqu’un lui suggéra
-l’idée de liquider son fonds d’édition.</p>
-
-<p>— A qui ?</p>
-
-<p>— A Drulom, parbleu !</p>
-
-<p>— Jamais à cette fripouille.</p>
-
-<p>— Une fripouille qui a toujours de l’argent
-libre et qui, seul, peut te tirer d’embarras.</p>
-
-<p>L’argument était sérieux. Mésange, elle, prétendait
-qu’il fallait, stoïquement, attendre la liquidation
-judiciaire. Ils n’avaient volé personne,
-tous les auteurs avaient été payés intégralement.
-Quelques fournisseurs devraient patienter : ils le
-pouvaient, étant riches. Les sommes dues n’étaient
-en somme que du profit qui se faisait attendre,
-voilà tout.</p>
-
-<p>Fernand s’emporta. Déposer son bilan. Cette
-idée le rendait enragé !</p>
-
-<p>Jamais ! Il aimait mieux, cent fois, bazarder
-tout le fourbi. D’ailleurs la preuve était faite. Il
-n’était pas commerçant pour un sou. Il se laissait
-gruger par tout le monde. Mieux valait renoncer
-et remonter sur les planches.</p>
-
-<p>Au fond il avait la nostalgie du tremplin. Il ne
-se rendait pas compte que sa jolie voix d’antan
-avait été rejoindre les neiges anciennes.</p>
-
-<p>Ces deux considérations le décidèrent : sauver
-son honneur commercial et reparaître en
-public.</p>
-
-<p>— Double sottise, lui dit amicalement Lourbillon,
-appelé en consultation, plaque si tu veux,
-mais garde-toi une poire pour la soif : tu as charge
-d’âmes. Tu es marié ; de plus, tu es père. Tes
-créanciers, en admettant qu’ils n’acceptent pas
-de te donner du temps, ce qui n’est pas du tout
-probable, ne peuvent t’exécuter comme cela tout
-de suite ; tu obtiendras ton concordat ; tes livres
-font la preuve de ta bonne foi ; tu n’as pas fait la
-fête avec leur argent, n’est-ce pas ? Tu pourras
-continuer, tu complèteras tes cinquante chansons
-et, cette fois, les citoyens de <i>La Croûte de
-pain</i> ne pourront plus te refuser comme sociétaire.</p>
-
-<p>— Oui, mon vieux, tu parles comme un livre
-doré sur tranche, seulement au moment de mon
-admission possible, les premières chansons qui
-constituent mon fond, auront cessé de plaire,
-elles ne rapporteront plus un rond de droits, et
-ça sera un joli cadeau à faire à un enfant que le
-montant des sommes réparties !</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que tu me racontes là ? s’exclama
-le naïf Lourbillon, mais l’argent encaissé par la
-société t’appartient ! on t’en doit compte !</p>
-
-<p>— Tu crois ? Pauvre ! <i>La Croûte de pain</i>
-ne doit et ne donne de raisons à personne.</p>
-
-<p>— Je comprends très bien que, ne t’ayant pas
-encore admis parmi eux, ils se refusent à toucher
-pour toi ta part, mais ayant perçu, qu’ils
-conservent le tout, voilà qui est raide, par
-exemple !…</p>
-
-<p>— Oui, mais… qu’est-ce que tu veux y faire ?</p>
-
-<p>— Moi, rien, bien sûr. Pourtant il me semble
-que si tous les intéressés s’avisaient de protester,
-ils auraient tout de même gain de cause.</p>
-
-<p>— Cela est certain. Seulement les auteurs débutants,
-les éditeurs peu fortunés se détestent
-entre eux, se jalousent à s’assassiner, ce qui fait
-que l’ingénieux Louchard, l’agent général, en
-prend à son aise et ne paye que contraint.</p>
-
-<p>— Et l’on tolère cela en haut lieu ?</p>
-
-<p>— En haut lieu, comme tu dis, on s’en contre-fiche.</p>
-
-<p>— Pourtant il s’agit de millions, dérobés à des
-pauvres diables ; ça vaudrait la peine !</p>
-
-<p>Il y avait beaucoup d’exagération et un peu
-de vérité dans la diatribe de l’éditeur mécontent.</p>
-
-<p>Fernand prit la résolution d’aller rendre visite
-à Drulom, bien que le personnage lui inspirât
-plutôt de la répugnance.</p>
-
-<p>Drulom, agent lyrique et éditeur de musique,
-habitait rue Paradis-Poissonnière un appartement
-spacieux, au deuxième étage d’une maison d’apparence
-cossue. L’immeuble était habité bourgeoisement,
-sauf les boutiques louées à un fabricant
-de porcelaine et un commissionnaire en
-marchandises. Le propriétaire n’aimait pas le va
-et vient commercial ; il ne tolérait au-dessus que
-l’exploitation Drulom. Pourquoi ? Simplement
-parce que Drulom était, comme par hasard, l’heureux
-possesseur de ces six étages à gros rapport.</p>
-
-<p>Drulom, ex-comique de café chantant, n’était
-pas un personnage ordinaire. Ancien élève de
-l’École des Mines, chassé un jour pour avoir dérobé
-à ses camarades de menus objets : livres, bijoux,
-il était allé échouer dans un beuglant de faubourg.
-Il sut se débrouiller tout de suite. Ses appointements
-étaient plus que modestes, il les allongea
-en prêtant sur gage à ses confrères mâles et
-femelles.</p>
-
-<p>Le taux était usuraire, on s’en doute. Il amassa
-à ce genre d’opérations un assez joli pécule. Loin
-de le dilapider, il décida de le faire fructifier. Ses
-succès comme chanteur étaient minces ; il en
-sécrétait du fiel et de la bile, car il était vaniteux,
-bien qu’il affectât la simplicité.</p>
-
-<p>Un jour, il lâcha son music-hall pour s’établir à
-la fois agent lyrique et éditeur. — Son principal
-fournisseur fut lui-même. — Comme ça, il n’eut
-pas, au début, de raison de se plaindre de la qualité
-de la marchandise. Ses chansons en valaient
-bien d’autres. Néanmoins il ne visa pas au succès.
-A quoi bon ? les couplets qui lèvent le rideau
-touchent les mêmes droits que le gros succès.</p>
-
-<p>Il fit engager, pour des prix doux, des figurantes
-de revues, des petites femmes qui chantaient comme
-des portes mal graissées, mais qui possédaient
-des ressources par ailleurs. Un contrat sous seing-privé
-obligeait ses clientes à ne chanter que ses
-œuvres. A ce trafic il gagna beaucoup d’argent.
-Inutile de dire qu’il se réservait la plus grosse
-part sur les engagements. — Jusque-là, rien que
-de licite ou à peu près. Ça le devint moins du jour
-où, pour donner plus d’extension à son petit
-commerce, il fit passer des notes dans des journaux
-spéciaux, où il demandait des jeunes filles ayant
-un peu de voix et se destinant à la carrière lyrique.
-Elles accoururent en foule, les mignonnes cigales
-parisiennes et provinciales. En quinze jours,
-l’habile homme vous confectionnait une gambilleuse,
-une diseuse, une romancière à l’usage des
-villes de garnison. Quelques-unes de ces artistes
-improvisées n’avaient pas toujours atteint leur
-quinzième année. Ça, c’était du nanan. Drulom
-s’en pourléchait les babines.</p>
-
-<p>Il avait des exigences de pacha, et les fillettes
-des complaisances d’odalisques. Il fallait vivre !
-La nécessité n’était pas toujours le moteur de ces
-vocations. La vanité, le désir de s’exhiber sur les
-planches, l’espoir de faire sa pelote dans le pelotage,
-lui amenaient un solide contingent de filles
-pubères, ou presque.</p>
-
-<p>Drulom avait une face immonde de prêtre
-défroqué. Rien que sur sa mine on aurait dû l’incarcérer.
-Le vice transsudait par tous les pores
-de son sinistre individu. Lèvres minces et décolorées,
-front bas et fuyant vers un crâne déprimé,
-tout concordait à le rendre hideux. Pourtant, c’était
-l’homme le plus aimé de Paris. Pouah ! des virginités
-vraies s’offraient à ce monstre pour un
-engagement dans un bouiboui de chef-lieu d’arrondissement
-où, neuf fois sur dix, la scène n’était
-que l’antichambre de la prochaine maison close !</p>
-
-<p>L’ingénieur manqué pratiquait sans vergogne
-la traite des blanches. Tout le monde le savait,
-nul ne s’en inquiétait. La Préfecture de police
-fermait les yeux. Certains affirmaient que Drulom
-n’était pas uniquement agent lyrique et qu’il rendait
-des services à la maison du coin du quai.</p>
-
-<p>En arrivant rue Paradis, Fernand fut reçu par
-une vieille dame à mine de « douairière qui a eu
-des malheurs ». Bonnet de dentelles à rubans,
-anglaises tirebouchonnantes.</p>
-
-<p>— Vous désirez, monsieur ? questionna l’introductrice
-aux façons respectables.</p>
-
-<p>— Entretenir M. Drulom d’une opération qui
-peut l’intéresser.</p>
-
-<p>— M. Drulom, monsieur, est très occupé ; je
-pourrais peut-être le suppléer ?</p>
-
-<p>— C’est pour la vente d’un fonds d’édition, du
-mien, balbutia Fernand, intimidé par les grands
-airs de la garde-vestibule du visqueux Drulom.</p>
-
-<p>— Comment vous nommez-vous ?</p>
-
-<p>— Fernand, le chanteur.</p>
-
-<p>— Oh ! parfaitement, monsieur. Je vous connais,
-de réputation du moins, fit-elle en baissant
-pudiquement les yeux pour bien marquer qu’elle
-n’allait pas au concert. Je vais avertir M. Drulom,
-il sera très heureux de vous recevoir.</p>
-
-<p>Sortie de la vieille. Quelques minutes après,
-réapparition de sa figure respectable et prière au
-visiteur de l’accompagner.</p>
-
-<p>Fernand fut introduit dans un cabinet de travail
-d’une très belle tenue qui jurait avec la profession
-proxénétique du maître de céans : large
-bureau Louis XVI aux bronzes sobres finement
-ciselés ; sièges solides et hospitaliers ; bibliothèque
-garnie de livres modernes, choisis avec
-discernement. Sur la cheminée une pendule monumentale,
-de style scrupuleusement approprié.</p>
-
-<p>Drulom était certainement une canaille, mais
-sûrement aussi son intellectualité était supérieure
-à celle des faiseurs de sa profession. Cet ingénieur
-manqué était ingénieux : il n’ignorait pas
-que le cadre en impose aux simples. C’est dans ce bureau-salon
-qu’il décidait les jouvencelles à entrer
-dans la carrière lyrique et, par surcroît,
-quand il était d’humeur galante, dans sa chambre
-à coucher.</p>
-
-<p>Il se rua vers le visiteur, la main tendue largement ;
-une main aux doigts spatulés de chourineur.</p>
-
-<p>— Comment, vous ! Ah ! je suis heureux. Madame
-m’a dit en deux mots ce qui vous amenait.
-Je ne demande pas mieux que de vous être
-agréable. Dame ! entre confrères !</p>
-
-<p>Fernand eût un sursaut de dégoût. Ça, un confrère !
-ah ! non ! par exemple ! Enfin, il fallait
-avaler la couleuvre.</p>
-
-<p>— Je suis décidé, ne trichons pas, obligé de
-céder mon fonds d’édition. Êtes-vous disposé à
-racheter ?</p>
-
-<p>— Pourquoi pas ? Vous avez quelques machinettes
-qui ne sont pas mauvaises, puisqu’elles
-sont de vous, ajouta-t-il avec un sourire plein de
-sous-entendus. Si vous n’avez pas d’exigences outrées,
-nous nous entendrons, aisément. Combien
-avez-vous de chansons éditées ?</p>
-
-<p>— Quarante ?</p>
-
-<p>— Parues depuis combien ?</p>
-
-<p>— Trois mois.</p>
-
-<p>— Et vous lâchez au moment de la répartition ?</p>
-
-<p>— On refuse mon admission à la société.</p>
-
-<p>— Ah ! oui, c’est vrai. Le statut obstructif qui
-exige cinquante chansons. Pourquoi ne pas publier
-les dix dernières ? Vous seriez en règle.</p>
-
-<p>— Je n’ai plus d’argent, avoua, non sans dignité,
-Fernand. — Ensuite en aurais-je — il avait
-pressenti le : on en trouve — je suis las, j’ai
-conscience de ne pas être taillé pour ce métier ;
-je désire céder.</p>
-
-<p>— Combien ?</p>
-
-<p>— Dix mille francs.</p>
-
-<p>— Eh bien ! mon petit, pour un garçon qui
-avoue de ne pas être organisé pour le commerce,
-vous ne vous embêtez pas.</p>
-
-<p>— C’est ce que ça m’a coûté à publier.</p>
-
-<p>— Mauvaise raison. Je vais vous donner
-cinq mille francs ; et encore, parce que c’est
-vous !</p>
-
-<p>Drulom fit le geste auguste du financier qui
-ouvre le tiroir de sa caisse pléthorique.</p>
-
-<p>— Vous m’étranglez.</p>
-
-<p>— Je vous comble. Nous signons demain. Mais
-en attendant, comme je connais la vie, que, parfois,
-vingt-quatre heures peuvent être désastreuses,
-voici votre argent ; donnez-m’en décharge.
-Et, vous savez, je n’exige pas que vous
-m’ayez de la reconnaissance. Vous pourrez dire
-que je suis une immonde crapule à tout le monde,
-en sortant d’ici : voilà qui ne me gêne pas dans les
-entournures.</p>
-
-<p>Fernand signa d’un paraphe nerveux, sans un
-mot de protestation. Il avait hâte d’en finir. Déjà
-l’argent en poche, il se retirait, après un salut
-court, quand Drulom l’arrêta :</p>
-
-<p>— Et maintenant, qu’allez-vous faire ?</p>
-
-<p>— Mon métier, chanter.</p>
-
-<p>— Où ?</p>
-
-<p>— Je trouverai.</p>
-
-<p>— Hum ! Ça sera dur. Voulez-vous faire un
-tour en province ? Cela vous reposera. Et voyez
-comme aujourd’hui je suis de bonne composition,
-je vous engage pour trois mois ; j’engage également
-votre femme, la petite Mésange.</p>
-
-<p>— Les conditions ?</p>
-
-<p>— Huit cents francs par mois globalement,
-pour ménager les susceptibilités de chacune des
-parties.</p>
-
-<p>Tout cela jovial, gai, qui aurait été d’un brave
-homme, sans le facies du criminel qui blague ses
-victimes.</p>
-
-<p>Fernand ne discuta pas, il considérait cette
-offre comme une aubaine. Il partit réconforté !</p>
-
-<p>Drulom valait décidément mieux que sa réputation.</p>
-
-<p>L’auteur-compositeur-éditeur-usurier se malaxait
-les paumes en signe de joie. Il venait de
-faire une fructueuse affaire et de se donner les
-apparences d’un bienfaiteur. Cela lui arrivait
-souvent. Oh ! ça n’était pas un paresseux, celui-là.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXX</h2>
-
-
-<p>Et ce fut, d’abord, l’exode en province, là-bas,
-à Rouen.</p>
-
-<p>Ce phénomène s’était produit, Fernand chantait
-toujours d’une façon charmante, phrasant à
-la perfection et ne détonnant jamais, mais sa voix
-ne passait plus la rampe, elle était comme
-« fanée ». Et tout de suite, ce fut une grosse désillusion
-pour les habitués des Folies-Bergère et
-de l’Ile-Lacroix, que ce numéro parisien, qui devait
-être sensationnel et qui resta en grisaille.</p>
-
-<p>Blanche, elle, semblait devoir passer inaperçue,
-comme toujours. Infortunée Mésange,
-c’était son destin. Au contraire, ce fut elle qui
-sauva la situation : si elle ne décrocha aucun
-bravo pour son talent, elle obtint un véritable
-triomphe de jolie femme. Elle atteignait alors sa
-trente-cinquième année — avouée — et la plénitude
-de son charme de blonde grasse. Le manager
-trouva donc, tout de suite, son profit dans la
-combinaison. Si la salle boudait aux roucoulements
-périmés de l’ex-irrésistible chanteur, la
-partie masculine de l’assistance s’enflammait fort
-passionnément devant le décolleté de la divette,
-savoureuse comme un fruit mûr à point.</p>
-
-<p>Certains soirs, toute la jeunesse riche de Rouen
-traversait la Seine et venait applaudir Mésange.
-Pour tout factice que fût, cet enthousiasme de
-snobs, il ne laissa pas que d’être fort agréable à
-celle qui en était l’objet et qui avait rarement été
-à pareille fête. Ces applaudissements, au contraire,
-suppliciaient Fernand, qui n’en connaissait
-plus que de moins en moins la douceur pour
-lui-même.</p>
-
-<p>Juste retour ! Ce qu’autrefois Mésange souffrait
-dans sa vanité cabotine froissée, l’ancien
-triomphateur le subissait à présent, endolori à en
-crier ; chacun son tour ! Mais, lui, fut plus injuste,
-étant au fond moins aimant, plus gâté aussi, car
-il sied d’excuser bien des choses. Il se considéra
-comme ridicule et se sentit offensé. Des scènes
-éclatèrent. Le soir, il se plaignait avec fiel et
-amertume.</p>
-
-<p>Mésange, vexée et blessée, répliquait non sans
-hauteur.</p>
-
-<p>— Tu me fais jouer un rôle au moins bizarre !
-déclarait-il.</p>
-
-<p>Elle ripostait :</p>
-
-<p>— Je ne comprends pas bien.</p>
-
-<p>— Tous ces olibrius qui tournent autour de
-toi, qui t’envoient des bouquets avec leurs cartes
-et des bonbons avec des billets doux, me donnent
-l’apparence d’un Sganarelle ou, ce qui est pire,
-d’un mari complaisant !</p>
-
-<p>Mésange s’emportait :</p>
-
-<p>— Ce que tu dis là est stupide ! Est-ce que je
-suis cause du succès qui me vient ?</p>
-
-<p>— Sûrement, que tu n’en es pas cause ! Et
-puis il est propre, ton succès ! Si tu t’imagines, ma
-petite, que c’est ta voix qu’applaudissent ces imbéciles !</p>
-
-<p>Les disputes allaient parfois très loin. Puis, la
-nuit, qui porte conseil, remettait la paix dans le
-ménage ; mais le lendemain, dès les chandelles
-allumées, aux premières acclamations saluant le
-corsage de Mésange, Fernand, de nouveau, entrait
-dans des rages folles. Quand son tour de
-chant arrivait, la face bilieuse et méprisante, il
-jetait à l’orchestre des chansons violentes et récriminatives,
-des chansons de lui, ses chansons
-<i>pour l’Idée</i>, socialistes et libertaires, qui n’étaient
-pas au programme et où il déchargeait son âme !
-Les autres, l’ennemi, le public, les gens en habit
-se sentaient visés. Que diable ! ils avaient payé
-pour s’amuser et non pour supporter un cours de
-collectivisme hostile ! Et des scandales se déchaînaient :</p>
-
-<p>— Hou ! hou ! autre chose !</p>
-
-<p>Cependant les galeries supérieures rigolaient.</p>
-
-<p>— Vive la Sociale ! A bas les aristos !</p>
-
-<p>— A la porte, l’anarchiste ! ripostaient ceux des
-fauteuils.</p>
-
-<p>Grabuge.</p>
-
-<p>Le directeur dut bientôt redouter les conséquences
-des algarades de ce pensionnaire compromettant.
-Du commissariat central, il reçut
-des avertissements motivés ! Le dénouement de
-tout ceci, fut que la saison suivante, l’engagement
-de Fernand et de Mésange ne fut pas renouvelé à
-Rouen.</p>
-
-<p>Alors, l’existence, pour le couple, se continua
-pareille, d’année en année, de ville en ville. Pleurs
-et grincements de dents, décadence, en somme,
-lente encore, mais sûre. Les fréquentes réconciliations
-sur l’oreiller après les querelles dans la
-coulisse amenèrent, un vilain matin, un double
-résultat, désastreux dans le précaire de la situation :
-Mésange accoucha de deux jumeaux. Ce
-fut le commencement de la fin de sa beauté. Elle
-y perdit sa taille et son teint.</p>
-
-<p>Ces jumeaux, au reste, ne vécurent point. Ils
-ne furent que de la douleur qui passa. La chose
-s’était produite à Lyon. Les deux petits êtres — qu’est-ce
-qu’ils étaient venus faire au monde,
-ceux-là ? — furent enterrés au cimetière des Brotteaux,
-abandonnés là pour toujours.</p>
-
-<p>Cependant, d’étape en étape, le caractère de
-Fernand s’aigrissait. Non que la province ne lui
-payât pas encore un bon prix ses vocalises. Mais
-tant de théories mal digérées lui restaient sur
-l’estomac. Il avait mal à son orgueil et la bile en
-mouvement. Une fois, à Lille, une grève des
-ouvriers du fer ayant éclaté, Fernand, sollicité
-d’aller « en pousser quelques-unes » dans les
-meetings, accepta avec frénésie, et au cours d’une
-manifestation, se fit arrêter, comme il portait le
-drapeau rouge, en tête d’une colonne de sans-travail.</p>
-
-<p>Le petit Robert, sorti de chez des paysans où
-on l’avait gardé pendant quelque temps, suivait
-maintenant ses parents dans leurs pérégrinations,
-couché à la diable, nourri au hasard. Ce fut en
-l’amenant par la main — (pauvre mioche, marchant
-à peine) — au général commandant les
-troupes mobilisées pour la répression du mouvement
-émeutier, que Mésange obtint la mise en
-liberté de son mari, dont l’affaire pouvait se gâter
-tout à fait, car il y avait eu rébellion, injures aux
-agents, et toute la lyre !</p>
-
-<p>Enfin, un jour, à Péronne, où ils étaient embauchés
-pour trois mois, un jour d’hiver, une lettre
-arriva tout à coup, à Fernand, une lettre dont
-l’adresse avait été tracée par une main défaillante
-et qui disait :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="ind">« Mon petit Fernand,</p>
-
-<p>» Si toi et Mésange voulez me voir encore vivant
-pendant quelques minutes, prenez vite le train.
-Il n’est que temps. Car je meurs. Je vous embrasse.
-Votre vieux camarade.</p>
-
-<p class="sign">» <span class="sc">Lourbillon.</span> »</p>
-</blockquote>
-
-<p>— Nous ne pouvons pas le laisser tout seul !
-s’écria Fernand.</p>
-
-<p>— Non, bien sûr. Pauvre Lourbillon ! s’éplora
-Blanche.</p>
-
-<p>Le soir même, ils partirent pour Paris.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXXI</h2>
-
-
-<p>C’était un 12 décembre, le matin, par un froid
-terrible, et le jour pas encore levé.</p>
-
-<p>Le garçon de garde de l’hôtel Saint-Vincent,
-rue saint Vincent, à Montmartre, dormait encore,
-jeté tout habillé sur le lit pliant disposé dans le
-bureau d’entrée, quand des coups de poing précipités
-furent frappés, du corridor, sur le carreau
-crasseux de la porte vitrée.</p>
-
-<p>— Qui est là ? interrogea l’homme au tablier,
-réveillé en sursaut. Et sautant du lit, il atteignit,
-d’un geste machinal d’habitude, la bougie d’un
-bougeoir. Il bougonnait, debout avec peine, les
-yeux gros et brouillés du somme interrompu,
-saisi par la température glaciale ; et tout en tâtonnant
-de l’allumette la mèche charbonneuse, il répéta :</p>
-
-<p>— Qui est là ?</p>
-
-<p>— C’est moi, Gaselin, le balayeur, vous savez
-bien.</p>
-
-<p>— Ah ! bon, attendez, j’ouvre. Et qu’est-ce
-qu’il y a de cassé ?</p>
-
-<p>Le bruit d’une clef tourna dans la serrure. Le
-balayeur dit au garçon, apparu au seuil du bureau,
-la figure fantastiquement éclairée par les sursauts
-de sa lumière, qui dansait dans ses mains grelottantes,
-pendant qu’il claquait des dents :</p>
-
-<p>— Il y a que le vieux du 37, mon voisin, doit
-être en train de passer. Il râle depuis minuit ;
-j’ai eu beau taper dans le mur, il n’a pas répondu.</p>
-
-<p>— Bon Dieu de bon Dieu ! quelle tuile ! Il ne
-manquait plus que ça ! C’est le patron qui va faire
-une poire !</p>
-
-<p>— Vous devriez y monter. Moi, vous comprenez,
-il faut que je parte à mon travail !</p>
-
-<p>Le garçon haussa les épaules :</p>
-
-<p>— Vous en avez de bonnes, vous ! Qu’il attende !
-Tout à l’heure il fera clair.</p>
-
-<p>— Enfin, vous voilà prévenu. La porte, s’il vous
-plaît.</p>
-
-<p>Le cordon fut tiré, et, par l’huis ouvert, une cinglée
-de neige et de bise s’allongea dans le couloir.</p>
-
-<p>— Brrr ! fit le garçon, c’est pas un temps à aller
-chercher le médecin. Je vais finir ma nuit. Tant
-pis.</p>
-
-<p>Il rentra dans son antre, se recoucha sur ses
-paillasses et souffla la bougie.</p>
-
-<p>Vers sept heures et demie pourtant, comme une
-aube jaunâtre pâlissait à la croisée, le garçon se
-décida à grimper voir « de quoi il retournait ». Justement
-le père Gaselin rentrait, sa besogne terminée,
-et les deux hommes gravirent de compagnie
-l’escalier gluant et fétide de l’hôtel.</p>
-
-<p>— Alors, vous croyez que le vieux du 37 va
-perdre le goût du pain ? demanda l’employé du
-garni. Le balayeur répondit :</p>
-
-<p>— Je crois bien qu’il l’a perdu depuis beau
-temps. Voilà bien huit jours qu’il n’est pas sorti.
-Et qu’est-ce qu’il a mangé de la semaine ? Il n’a
-pas un rond ! C’est malheureux, tout de même !</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que vous voulez, mon père Gaselin,
-c’est comme ça. On vit de privations jusqu’à
-ce qu’on en crève.</p>
-
-<p>— Et puis, vous savez, très fier avec ça ! Avant-hier
-je suis entré dans sa chambre. Il était au
-pieu, avec la fièvre et des yeux d’affamé. Je lui
-ai demandé s’il avait besoin de quelque chose :
-« Oui, qu’il m’a dit, vous seriez bien chic de mettre
-cette lettre-là à la poste, puisque moi, je garde
-l’appartement ! » Et il m’a tendu une enveloppe
-avec les trois sous pour le timbre. Comme je ne
-voulais pas des trois pétards — n’est-ce pas ! je
-sentais que c’était le fond de sa bourse ! — il a
-insisté : « Si, si, mais, eh bien ! quoi donc ? Je
-ne suis pas un mendigot, moi ! j’ai des économies ! »</p>
-
-<p>— Et c’était pour qui, cette lettre ?</p>
-
-<p>— Pour un nommé Armand, Fernand, quelque
-chose comme ça, artiste lyrique !</p>
-
-<p>— A Paris ?</p>
-
-<p>— Non ; en province, je ne sais plus la ville ;
-tout ce que je sais, c’est que c’est parti dans la
-boîte des départements.</p>
-
-<p>Ils étaient arrivés tout en haut de l’immeuble,
-et s’arrêtaient devant une porte, la dernière au
-fond d’un boyau sombre et nauséabond.</p>
-
-<p>— Entendez-vous ? fit Gaselin en baissant la
-voix.</p>
-
-<p>— Oui, mais on dirait qu’il cause ! chuchota le
-garçon.</p>
-
-<p>On percevait en effet, interrompant le rauque
-et sinistre soufflet du râle, des éclats de mots, des
-lambeaux de phrases… des ricanements même.
-Puis le râle recommençait.</p>
-
-<p>— Il va peut-être mieux ! hasarda le balayeur
-avec doute. La porte était fermée de l’intérieur, et
-nulle réponse ne fut faite quand on eut frappé.
-Mais le garçon avait une double clef. Il ouvrit et
-entra. Gaselin le suivit.</p>
-
-<p>Le spectacle était lugubre. Un cabinet mansardé,
-éclairé par une fenêtre à tabatière dont le
-châssis en ce moment couvert de neige laissait à
-peine entrer la lumière ; pour plancher, un carrelage,
-défoncé en dix endroits, et, pour cloisons,
-des murailles lépreuses le long desquelles l’humidité
-avait décollé les restes d’un papier qui retombait
-en lambeaux déchirés. Pour tout mobilier,
-une chaise, une malle défoncée et un pot à eau
-égueulé.</p>
-
-<p>Au fond de ce cabinet, il y avait un lit de fer,
-et dans ce lit un homme, un vieillard, un mourant :
-Lourbillon !</p>
-
-<p>Étendu sur le dos, la nuque sur un traversin
-sans oreiller, Lourbillon, les yeux grand ouverts
-et fixés au plafond, les mains allongées à plat,
-prononçait des paroles sans suite, avec une volubilité
-inconsciente. Il était d’une maigreur affreuse.
-Ses lèvres rentrées dans sa bouche sans
-dents, ses joues enfoncées entre les maxillaires
-décharnés, faisaient plus saillante l’arête du nez,
-aiguisé et comme transparent. Les rotules de ses
-genoux et le bout de ses orteils pointaient sous
-le drap élimé qui semblait recouvrir la rigidité
-d’un cadavre.</p>
-
-<p>Le garçon et le balayeur s’étaient figés sur le
-seuil.</p>
-
-<p>— Eh bien ! — tonitrua tout à coup derrière
-eux une grosse voix cordiale et canaille — est-il
-transportable, le bonhomme ?</p>
-
-<p>C’était le patron du garni, M. Crampart, l’honorable
-et patenté propriétaire de l’« Hôtel Saint-Vincent ».
-Il regarda un instant son locataire,
-haussa les épaules d’un air de mauvaise humeur,
-puis, prenant son parti, il dit avec la rondeur
-brutale, non exempte de sensibilité, de l’ancien
-commis boucher qu’il était :</p>
-
-<p>— Pauvre vieux ! mieux vaut pour lui claquer
-tranquillement ici que d’être trimballé à l’hôpital
-par le temps de chien qu’il fait ! Auguste, va
-chercher un médecin, et au trot !</p>
-
-<p>Le garçon grommela :</p>
-
-<p>— Un médecin, pourquoi faire ?</p>
-
-<p>— Le fait est !…</p>
-
-<p>— Ça serait comme un cautère sur une jambe
-de bois !</p>
-
-<p>— Il est au bout du rouleau ! appuya le balayeur
-qui s’était approché du grabat.</p>
-
-<p>— Le médecin des morts suffira bien ! conclut
-Auguste, ravi de la course épargnée.</p>
-
-<p>Lourbillon, toujours immobile, s’était tu, et le
-râle reprit rythmique.</p>
-
-<p>— Messieurs, déclara brusquement l’hôtelier,
-si vous aimez entendre ça, restez ici. Moi, je me tire.</p>
-
-<p>Et M. Crampart prit la porte, suivi, du reste,
-immédiatement par Gaselin et Auguste.</p>
-
-<p>Lourbillon, en agonie, resta seul.</p>
-
-<p>Il y avait cinq ans à peu près que le malheureux
-logeait dans ce garni de dernier ordre, où
-sa situation, selon les déchéances successives de
-son destin, avait suivi, comme dans l’immortel
-roman de Balzac, la même voie descendante que
-le père Goriot à la pension Vauquer.</p>
-
-<p>Descente qui était une montée en même temps,
-puisque, à mesure qu’il s’enfonçait d’un degré
-dans la misère, il gravissait, d’un étage, le calvaire
-puant qu’était en son ensemble l’« Hôtel
-Saint-Vincent ».</p>
-
-<p>Au commencement, Lourbillon, vivace encore,
-jovial et « rigolo », bien qu’attristé de la décadence
-de plus en plus stupide de la fortune des Fernand,
-avait loué la plus belle chambre de la maison.
-Il avait gardé des relations, trouvait de ci, de là,
-quelques cachets à faire, en banlieue, un camarade
-pour lui payer la bleue, chaque soir, au
-« Café Français », et le crédit pour la croustille,
-chez nombre de marchands de vins qu’égayaient
-sa verve cocasse, et ses souvenirs, et ses grimaces
-de vieux lutteur de la foire aux chansons.</p>
-
-<p>Puis, Fernand et Mésange travaillaient en
-province, c’est vrai ; mais dans la bonne province
-et chez des impresarios sérieux : Lyon, Bordeaux,
-Marseille, Montpellier, Toulouse, et n’oubliaient
-pas leur ami, les jours de paie. En sorte qu’assez
-régulièrement un mandat-poste venait égayer
-l’ancien comique, rapide à se précipiter au guichet
-pour en signer l’acquit.</p>
-
-<p>Mais le temps coula. Les charges de Fernand,
-là-bas, aux quatre coins de la carte de France,
-augmentaient parallèlement à la diminution de
-ses ressources. Le ménage ne chantait plus
-que dans des villes moins importantes. De plus
-en plus rarement, il touchait barre à Paris. Les
-mandats-poste s’espacèrent, puis furent supprimés.
-Hélas ! la vie devenait trop dure, et Lourbillon
-s’installa dans une chambre moins chère.</p>
-
-<p>Il fallait cependant la payer, cette chambre-là.
-Et Lourbillon tenta des prodiges. Mais en vain.
-On le revit à la <i>Chartreuse</i>, implorant une matinée
-de quarante sous, de vingt sous, n’importe
-où. Personne ne lui tendit la perche. Voûté,
-catarrheux, édenté et presque chauve, il effrayait
-les courtiers marrons. Ce comique portait le
-diable en terre. Au bout de quelques mois, fatigué
-de n’être point payé, M. Crampart donna le
-choix à cette épave de l’art, ou d’être mis purement
-et simplement à la rue ou d’accepter sous
-les combles — et par charité — la sorte de cellule
-abjecte qui portait le n<sup>o</sup> 37. Lourbillon
-accepta.</p>
-
-<p>Encore fallait-il solder le prix misérable de ce
-taudis, et manger quelquefois. Lourbillon fut
-celui qui, sous un chapeau cabossé, vêtu de
-loques et chaussé de trous, se présente devant
-les terrasses des cafés, concurremment aux
-hommes de bronze, aux camelots de cartes transparentes
-et aux acrobates du pavé ; celui qui,
-d’un organe dont on ne sait si l’alcool ou la
-phtisie ont creusé les cavernes, annonce :
-« L’Éden-purée » et se hâte aussitôt, vite, vite,
-avant l’arrivée des sergents de ville, d’érailler
-une chanson qui lui confère le droit de tendre aux
-consommateurs, une coquille Saint-Jacques hospitalière
-aux gros sous.</p>
-
-<p>Lourbillon fut celui qui, la nuit, soupe d’une
-soupe de dix centimes aux Halles, et déjeune — déjeuner
-dînatoire — à neuf heures du matin
-d’un restant de gamelle à la grille des casernes.</p>
-
-<p>Mais la vieillesse implacable venait. Sa carcasse
-usée ne tenait plus sur ses jambes rompues,
-et un soir, il se coucha pour ne plus se
-relever. Il lui restait quinze centimes. Il les consacra
-à affranchir une lettre à Fernand, et ce
-fut son suprême acte conscient.</p>
-
-<p>Et, à présent, seul, raidi sur sa couche crasseuse,
-dans la pénombre sale de ce bouge sans
-air, sous la neige étouffant sa vitre, le ventre
-creux, le cerveau vide, Lourbillon entrait en
-agonie.</p>
-
-<p>Le râle s’arrêta tout à coup. Et très distinctement,
-cette phrase retentit :</p>
-
-<p>— Mon rasoir ! Voyons, mes enfants. Je ne
-peux pourtant pas chanter devant le Tsar avec
-une barbe de huit jours ?</p>
-
-<p>Ses doigts de squelette se promenèrent sur ses
-joues creuses, où, en effet, le poil avait poussé
-depuis peu, et d’un accent irrité le moribond reprit :</p>
-
-<p>— Mon rasoir, voyons ! ma petite Mésange.
-Vous savez bien que c’est une question d’avenir
-pour moi. Si je réussis, ça y est. Le Tsar m’emmène
-en Russie ! Vive la joie et les pommes de
-terre frites ! A nous les troïkas ; mais il faut que
-je me rase. J’ai la barbe très forte, moi !</p>
-
-<p>Il chanta :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">O mon Fernand, tous les biens de la terre…</div>
-</div>
-
-<p>Il s’interrompit. Le râle siffla de nouveau dans
-sa gorge, puis il cria :</p>
-
-<p>— Cette perruque-là ! oui ! celle-là, la noire !
-Elle va bien à mon genre de beauté. Mon rouge !
-bon Dieu, où est mon rouge ? Lourbillon ? c’est
-moi, parfaitement ! Ah ! c’est mon tour ! c’est
-bon, c’est bon ! on y va ! La ritournelle, monsieur
-le chef d’orchestre, je vous en prie.</p>
-
-<p>Le râle encore. Et soudain :</p>
-
-<p>— Hein ? ça marche ce soir ! Un public en or,
-je vous dis !</p>
-
-<p>Il s’était dressé sur son lit, les bras brusquement
-projetés en avant, un sourire crispé sur les
-lèvres violettes. Et ses deux mains, rigides, claquèrent
-tout à coup l’une contre l’autre, à plusieurs
-reprises.</p>
-
-<p>Il clama :</p>
-
-<p>— Oui ! vous êtes bien gentils. Mais je ne sais
-plus rien ! C’était la dernière… la… dernière !…
-Ah !…</p>
-
-<p>C’était la dernière, en vérité. Le buste de Lourbillon
-eut un sursaut brusque, puis il retomba en
-arrière. Le cou frappa sur le fer du chevet qui
-vibra sous le choc. Les bras s’abattirent, et soudainement,
-dans un déclanchement hideux, la
-mâchoire inférieure s’affaissa, laissant la bouche
-béante. Les yeux écarquillés devinrent vitreux.</p>
-
-<p>Le râle avait cessé.</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Vers six heures du soir, Fernand et Mésange,
-qui, au reçu de la lettre de leur vieux camarade,
-avaient pris le train, sans rien entendre, ni les
-objurgations de l’impresario, ni les menaces télégraphiées
-de l’agent lyrique, averti, descendirent
-de voiture à la porte de l’hôtel. Ils s’enquirent
-bouleversés :</p>
-
-<p>— C’est au numéro 37. Montez, c’est tout en
-haut ! Je ne vous accompagne pas, dit le garçon
-en leur donnant une lumière.</p>
-
-<p>Oh ! l’horreur ignoble du bouge et l’épouvantable
-bâillement du cadavre ! Tout de même, pieusement,
-et avec des larmes sincères, Fernand et
-Mésange rabaissèrent sur les prunelles mortes
-les paupières de l’ami.</p>
-
-<p>Et là, devant ce pauvre corps, un subtil et
-amer retour sur eux-mêmes emplit subitement
-leurs âmes. Et Mésange murmura :</p>
-
-<p>— Lui, au moins, il aura eu quelqu’un pour lui
-fermer les yeux, mais nous ?…</p>
-
-<p>Fernand, comme un écho d’angoisse et de doute,
-répéta :</p>
-
-<p>— Ah ! nous !…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXXII</h2>
-
-
-<p>Le lendemain, à la première heure possible,
-sous la neige fondue qui continuait à tomber du
-ciel sale sur le pavé gras, un misérable convoi,
-sordide et hâtif, prit le chemin du cimetière de
-Saint-Ouen. Avec les pauvres, les formalités ne
-sont pas longues ! Un gueux de plus à la fosse
-commune, plus vite c’est enfoui, mieux cela vaut !
-et les sollicitudes sociales ne font pas de zèle
-pour si peu.</p>
-
-<p>Derrière le corbillard misérable des indigents,
-Fernand et Mésange, à pied, suivaient
-seuls. Et le cocher du véhicule, pressé de terminer
-cette course peu lucrative, ne jugeait point — pour
-un mort sans importance — urgent ni nécessaire
-de marcher à pas comptés. En sorte que,
-pataugeant dans la boue, les deux derniers amis
-du trépassé, contraints, par moments, de presque
-courir, sentaient, malgré le froid vif, la sueur
-couler sur leurs visages que mouillaient déjà les
-larmes.</p>
-
-<p>Seuls, Fernand et Mésange ? Non, pourtant,
-pas tout à fait. Un troisième fidèle escortait
-Lourbillon, porté dans les bras de la jeune femme,
-hagard, plaintif, furieux et tout hérissé.</p>
-
-<p>C’était Taupin, un simple chat ! mais dont l’histoire
-passait en mérite celle de bien des hommes.</p>
-
-<p>Taupin était un matou, tout noir, ras de poil
-et haut sur pattes, et d’une noblesse de gouttière
-incontestable. Il était pelé à la nuque, écorché au
-râble et quelque peu excorié, car son tempérament
-passionné lui avait valu de nombreuses
-batailles et maintes blessures au champ d’honneur
-et d’amour des toits parisiens.</p>
-
-<p>Depuis des années, il partageait le vivre et le
-couvert, le logis et la table avec Lourbillon, et
-ne quittait son maître que lorsque le démon de
-la chair lui tressautait le long de l’échine.</p>
-
-<p>Alors, par la fenêtre en tabatière, l’œil phosphorescent
-et la moustache en buisson de piques,
-il s’échappait et ne revenait qu’amaigri, ensanglanté,
-affamé, mais riche de quelques souvenirs
-de plus.</p>
-
-<p>Des imbéciles, qui n’ont jamais observé les bêtes,
-prétendent que les chats n’ont ni attachement de
-cœur, ni reconnaissance des services rendus. Or,
-voici ce qu’avait fait Taupin, le jour où Lourbillon
-rendit au grand Tout son âme de cigale.</p>
-
-<p>Taupin était « en bombe » depuis près d’une
-semaine. Cette fois, ce n’était pas seulement à
-aimer qu’il cherchait dehors, c’était à manger
-aussi, car c’est surtout de faim qu’était mort
-Lourbillon, et là où il n’y a rien, les chats perdent
-leurs droits, tout comme les rois.</p>
-
-<p>Il y avait une heure à peu près que Fernand et
-Mésange étaient arrivés — trop tard — et qu’ils
-veillaient, à la lueur funèbre de la bougie, le
-corps inanimé qui se refroidissait là, quand tout à
-coup sur la vitre du châssis de la fenêtre, un bruit
-grinça, acharné et volontaire. On eût dit des
-ongles qui travaillaient à déblayer la couche de
-neige entassée sur le carreau. Et, en effet, Mésange,
-ayant levé les yeux, aperçut bientôt deux
-pattes noires et entre elles deux points verts,
-flamboyants. C’était Taupin qui travaillait pour
-rentrer chez lui.</p>
-
-<p>On lui ouvrit, et il se précipita sur le plancher — le
-plancher de briques — où il demeura immobile
-un instant, comme surpris de l’étrangeté de
-la réception, de la présence de ces intrus, et d’un
-il ne savait quoi d’inaccoutumé dans la couleur et
-l’odeur des choses.</p>
-
-<p>Mais ayant aperçu sur le lit le profil rigide de
-son maître et s’étant rendu compte que ces inconnus
-n’étaient point des inconnus dangereux,
-il sauta sur la poitrine de Lourbillon et ronronna
-tendrement, non sans lui détacher sur le visage de
-petits coups de patte de velours affectueux.</p>
-
-<p>Toute la nuit, il resta ainsi. De temps en temps,
-comme inquiet vaguement, il se dressait sur ses
-quatre pattes, s’étirait, érigeant en bosse son dos
-souple, et venait flairer de tout près le nez de
-Lourbillon, contre lequel il poussait d’amicaux
-coups de tête. Et son regard, avant qu’il se recouchât,
-était soupçonneux, vers Fernand et Mésange,
-ces deux étrangers installés là. On lui
-avait changé son patron, si sensible jusqu’ici à ses
-caresses et si froid maintenant. Mais oui, si
-froid ! Comme il avait froid !</p>
-
-<p>— Laisse-le ! avait dit Mésange à Fernand, il
-ne fait pas de mal.</p>
-
-<p>Au matin, quand le médecin des morts arriva
-pour constater le décès, le chat dérangé gronda,
-puis se cacha sous le lit, hostile ; mais quand les
-sombres emballeurs des pompes funèbres, avec
-leurs chapeaux de cuir bouilli, leurs habits et
-leurs plaques, prétendirent mettre en bière le cadavre,
-l’antienne changea. L’animal devint comme
-fou, bondissant d’un coin à l’autre du taudis, avec
-un lamento de gorge qui était un sanglot et un
-rugissement. Les hommes noirs en avaient peur.</p>
-
-<p>— Enfermez votre sale matou ! grogna l’un. Et
-Mésange put réussir à attraper le pauvre Taupin
-et à le garder, serré sur sa gorge. Il n’avait plus
-qu’un grand frisson de tout son corps et un petit
-gémissement, très doux. Il regardait, regardait.</p>
-
-<p>Et quand le cercueil fut cloué, il vint se coucher
-tout au long et lécha le bois.</p>
-
-<p>C’est pourquoi Mésange, quand on partit pour
-Saint-Ouen, l’emporta dans ses bras, jusqu’au cimetière.</p>
-
-<p>L’enfouissement de Lourbillon fut une chose
-rondement conduite. Pas de prières sur la tombe,
-puisque c’était un enterrement civil. Guère de
-pourboires à attendre pour la gent nécrophore. En
-deux temps, trois mouvements, « oh ! hisse ! attention !
-là !… enlevez ! » ce fut pesé ! la bière était au
-fond, on retira la corde, quelques manœuvres tendirent
-des mains quémandeuses de menue monnaie ;
-Fernand et Mésange — le corbillard parti,
-cahotant dans les ornières et les flaques, — se
-trouvèrent seuls, comme en un désert, en face de
-ce trou.</p>
-
-<p>La neige tombait toujours, molle et lente. Les
-pieds s’engluaient dans un terrain de glaise délayée.
-A côté de lui, Mésange, le chapeau trempé,
-la jupe fripée, pleurait à hoquets convulsifs. Et
-Fernand songea, tout grelottant sous son pardessus
-de demi-saison (un dernier luxe) et son
-costume d’été, que c’était l’homme qui reposait là,
-entre quatre planches, le bon bohème au menton
-bleu et aux illusions roses, qui certes était responsable
-de l’heur et du malheur de son destin, à
-lui Fernand ! Oui ! Lourbillon avait donné le coup
-de barre orientant vers les vanités de l’art la vie
-du modeste ouvrier ! Avait-il à remercier, avait-il
-à maudire le timonier ? Fernand, dans un éclair,
-récapitula son existence. Le passé avait été resplendissant,
-le présent était terne ; qu’allait être
-l’avenir ? Hélas, il constata la jeunesse enfuie, le
-courage aveuli, l’espoir déclinant. On ne pouvait
-être et avoir été. Non, Lourbillon n’avait pas
-joué les bons génies, et décidément les conseilleurs
-ne sont pas les payeurs ! Mais il lui pardonnait,
-ah ! de tout cœur ! A quoi bon se plaindre
-et réclamer ?</p>
-
-<p>— Tu viens, Blanche ? dit-il doucement. Elle
-prit son bras.</p>
-
-<p>Le chat Taupin, las de chagrin, dormait sous
-le collet.</p>
-
-<p>— Enfin ! — marmotta Fernand comme s’il se
-parlait à lui-même, nous, au moins, nous gagnons
-encore de quoi manger !</p>
-
-<p>— Demain, il faudra aller chez Drulom, observa
-vivement Mésange, qu’il nous envoie dans une ville
-quelconque ! Et tout de suite ! notre voyage de Péronne
-ici, et la couronne pour Lourbillon ont dévoré
-toutes nos économies. Je suis à sec !</p>
-
-<p>— Nous irons demain, ma chérie ! c’est bien le
-diable si nous ne sommes pas casés immédiatement !</p>
-
-<p>— Dieu t’entende ! soupira Blanche. Fernand
-haussa les épaules. Il devenait irritable et nerveux,
-et tout manque de confiance le souffletait
-comme une insulte. En tout cas, demain n’était
-pas loin ; on allait bien voir !</p>
-
-<p>Ce fut vu — assez vite.</p>
-
-<p>La répétition des élèves et interprètes de Drulom
-battait son plein, quand Fernand et Mésange
-poussèrent la porte.</p>
-
-<p>Et ce n’était pas un spectacle banal.</p>
-
-<p>Assises sur des chaises, tout autour des quatre
-cloisons d’une pièce étroite, et comme hypnotisées
-par le piano où le maître serinait à celle de
-leurs congénères « dont c’était le tour » la chanson
-du répertoire patronal qu’elle aurait à promener
-de l’Est à l’Ouest, et du Midi au Septentrion,
-une dizaine de pauvres demoiselles, quelques-unes
-jolies, mais toutes vêtues et chapeautées
-selon une apparence ou pour, au moins, un
-désir de chic, attendaient, les mains croisées sur
-des rouleaux de cuir.</p>
-
-<p>Les rouleaux des jeunes filles sont en cuir, a
-observé Franc-Nohain, poète subtil.</p>
-
-<p>En face des jeunes femmes, étaient groupés,
-en des poses avachies de voyous disloqués, trois
-gamins de 17 à 20 ans, d’une mise devant son
-élégance au Temple, et dont les cravates rouges
-accentuaient d’une note criarde la vulgarité de
-l’ensemble.</p>
-
-<p>Tous trois avaient les cheveux noirs gras, et
-luisants d’une pommade qui aidait la frange
-infâme de cheveux coupés à la chien à se maintenir
-en ordre au-dessus des sourcils, où elle
-arrivait, coupée et peignée, en ligne nette et précise.</p>
-
-<p>Cette coiffure féminine, surmontée d’un chapeau
-melon posé en arrière, donnait aux faces de
-gouapes de ces trois hommes une apparence terriblement
-indicatrice… précisée par une poudre
-de riz déposée sur leurs visages de fils soumis.</p>
-
-<p>D’une voix, ou plutôt de trois voix traînardes,
-grasseyantes de Parigots de Belleville, ils répétaient
-de tout leur cœur un couplet où les gestes
-surtout avaient de l’importance, car « leur genre »,
-à ceux-là, était de chanter à l’unisson, et de
-gesticuler de même, tous trois levaient et baissaient
-ensemble bras ou jambes : c’était le « Trio
-Gambilleur ».</p>
-
-<p>Drulom leur serinait depuis trente minutes les
-vingt-quatre mesures d’un refrain, qu’ils dansaient
-avec des mouvements d’une grâce… toute
-« Moulin de la Galette ». Leurs bouches édentées,
-aux lèvres molles, laissaient passer les paroles,
-sans les arrêter au passage afin de les formuler ;
-c’était une débandade de mots inintelligibles,
-de tons de gosiers gargarisés d’alcools,
-de grimaces de voyous de barrière, de gestes aux
-grosses mains sales, aux ongles carrés et noirs,
-aux pieds énormes, lourds et laids. Mais Drulom
-les faisait se ganter et se chausser d’escarpins
-vernis, et le soir, aux lumières, dans leurs trois
-complets de satin mauve, avec leur haut de forme
-lilas, leurs trois cannes pareilles, ils entraient en
-scène, souriant, fardés, frisés, pommadés, des
-dentelles à leurs poignets d’anciens garçons de
-café, et chantaient avec des gestes de marionnettes :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Nous sommes les petits Chéris,</div>
-<div class="verse">Petits chéris, petits chéris,</div>
-<div class="verse">De la Vill’ de Paris !</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">Et sortaient de scène sur un pas de danse dont la
-dernière mesure laissait aux trois horribles têtes
-le temps de saluer, d’un geste brusque et cassé
-de pantins désignés à la guillotine.</p>
-
-<p>Drulom les avait trouvés chez un troquet du
-quartier : les deux plus jeunes servaient sur le
-zinc, et le troisième était « plongeur », c’est-à-dire
-laveur de vaisselle : ce dernier rinçait les
-verres et les bouteilles et, connaissant Drulom
-il avait recommandé ses camarades au maître
-qui, en 15 jours, avait fait du trio une attraction
-pour Paris et la Province — et allez donc !
-ce n’est pas plus difficile que cela ! et 900 francs
-par mois !</p>
-
-<p>Ça valait mieux que de sécher les litres, vous
-savez… et moins long à apprendre !</p>
-
-<p>Trente francs par soirée ! Mazette ! Drulom
-était épatant !</p>
-
-<p>Après que le « Trio Gambilleur » eut bien en
-tête l’air de sa chanson, ce fut le tour des dames.</p>
-
-<p>Elles vinrent se placer autour du piano ;
-toutes celles réunies à cette heure-là étaient des
-« Romancières ; » et Drulom attaqua :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Au bois de Meudon,</div>
-<div class="verse">Un jour avec Blaise.</div>
-</div>
-
-<p>Il battait la mesure sur le plancher avec une
-énorme canne, et le rythme, scandé de telle
-façon, aidait les pauvres femmes à mieux retenir
-une musique qu’elles ne pouvaient apprendre autrement
-qu’avec de la mémoire !</p>
-
-<p>Aucune d’elles n’avait de piano et ne savait
-solfier une note ! Toutes ignoraient la plus petite
-règle musicale. On leur rabâchait l’air pendant
-une semaine ou deux, et, quand elles savaient les
-paroles par cœur, en route pour la scène !…</p>
-
-<p>Parmi celles qui ce jour-là faisaient partie du
-troupeau docile, était une jeune fille de 16 ans à
-peine.</p>
-
-<p>Un jour qu’elle regardait les affiches manuscrites
-collées sur les vitres d’une crèmerie de la
-rue du Temple, afin de trouver une patronne en
-quête de « petites mains, » elle fut abordée par un
-monsieur qui stationnait là, depuis un bon bout
-de temps, dévisageant toutes les jeunes filles venant
-en nombre chercher des adresses d’ateliers
-ayant besoin d’ouvrières.</p>
-
-<p>Le monsieur attendit qu’elle eût traversé la
-chaussée et, lui tapant sur l’épaule, lui demanda
-combien elle désirait gagner par jour.</p>
-
-<p>— Deux francs comme toujours.</p>
-
-<p>— Je vous offre cinq francs, mademoiselle !</p>
-
-<p>— Pour quoi faire, monsieur ?</p>
-
-<p>— Pour chanter au café-concert !</p>
-
-<p>— Mais, monsieur, fit timidement la petite,
-je ne sais pas, je ne saurai jamais !</p>
-
-<p>— Je vous apprendrai…</p>
-
-<p>— Je n’oserai pas, j’aurais trop peur…</p>
-
-<p>— Essayez, vous verrez comme c’est simple,
-mon enfant… et puis, pensez donc, c’est cent cinquante
-francs par mois, pour commencer, puis
-vous gagnerez trois cents !! cinq cents francs !!
-Vous serez « artiste ».</p>
-
-<p>— Je réfléchirai, monsieur…</p>
-
-<p>Elle partit bouleversée, lisant, pour la dixième
-fois, la petite carte laissée entre ses jolis doigts
-de petite fée.</p>
-
-
-<p class="c">MONSIEUR DRULOM,</p>
-
-<p class="c"><i>Agent lyrique des grands concerts de Paris,
-Marseille, Bordeaux, Bruxelles.</i></p>
-
-<p class="sign">14, rue de Paradis-Poissonnière.</p>
-
-
-<p>Deux jours après, elle arrivait, émue, chez Drulom.</p>
-
-<p>Un mois après on lui avait appris quatre chansons
-de « Gommeuse ». Drulom ayant constaté,
-paternellement, que ses jambes valaient la peine
-d’être vues, avait choisi pour elle, et cela sans
-hésiter, la tenue qui mettrait le plus en valeur la
-jeunesse et les beautés de la petite…</p>
-
-<p>— Gommeuse !! C’est-à-dire épaules nues,
-bras nus, seins nus, jambes nues… on cacherait
-juste ce qu’on ne pouvait, hélas ! pas montrer…</p>
-
-<p>Drulom lui vendit son premier costume… des
-bas jusqu’au grand chapeau… pour le prix de
-six mois de ses appointements !!!</p>
-
-<p>Mais comme il était un brave homme… il lui
-laisserait la facilité de le payer à raison de
-75 francs par mois… il resterait donc à la fillette
-75 autres francs pour son entretien, blanchissage,
-nourriture et son logement !!!</p>
-
-<p>C’était maigre, la petite en resta toute bouleversée !
-Mais elle avait signé… Monsieur Drulom
-avait d’elle un grand papier… et puis, ce n’était
-que six mois à patienter ; une fois les premiers
-frais payés, ça irait mieux… Mais dans six mois,
-le costume serait fané, il en faudrait un autre, et
-alors ?</p>
-
-<p>Elle alla, toute inquiète, chez la couturière qui
-fabriquait les commandes des protégées de Drulom,
-et lui demanda si elle ne pourrait pas, en cas
-de besoin, lui faire une jolie robe pour beaucoup
-moins cher… Pensez donc, neuf cents francs pour
-un costume !</p>
-
-<p>— Je vous donnerai le même pour deux cents,
-mademoiselle, lui dit la couturière narquoise et
-renseignée…</p>
-
-<p>— Deux cents francs ! alors, pourquoi est-ce
-neuf cents, cette fois-ci ?</p>
-
-<p>— Je ne sais pas… moi, je le vends à Drulom
-deux cents voilà tout…</p>
-
-<p>Alors elle comprit !</p>
-
-<p>Drulom gagnait sur tout et sur toutes. Mais la
-petite ouvrière s’imagina que pour le payer et
-s’en débarrasser plus vite, il lui serait peut-être
-facile d’augmenter ses ressources… Elle allait
-être au « théâtre, » elle serait jolie dans cette
-tunique de soie écarlate toute brillante de paillettes…
-elle était jeune… qui sait ?… Ben oui,
-quoi !</p>
-
-<p>Elle ne serait pas la première, ni la dernière.</p>
-
-<p>Et comme Drulom la fit partir dans un caboulot
-de province, elle fut, la petite malheureuse, la proie
-du premier gigolo de l’endroit, pris sans amour,
-sans joie, pour la simple impossibilité de manger,
-de boire, et de dormir dans du linge propre, avec
-deux francs cinquante par jour…</p>
-
-<p>Le temple de l’Amour devait à Drulom beaucoup
-de ses prêtresses.</p>
-
-<p>A l’entrée de Fernand et de Mésange, le maître
-se leva. Non par respect, certes, mais par colère.</p>
-
-<p>Il était furieux, le maître ! et avant que ni l’un
-ni l’autre des arrivants n’eût eu le loisir d’ouvrir
-la bouche, il éclata en paroles grossières et comminatoires :</p>
-
-<p>— Ah ! vous voilà ! vous ! eh bien ! vous en
-avez fait du propre !</p>
-
-<p>— Pardon, Drulom, fit Fernand… Je voudrais…</p>
-
-<p>— Je me moque pas mal de vos pardons et de
-ce que vous voulez !</p>
-
-<p>Drulom, la main gauche appuyée sur son
-piano, brandissait férocement dans l’air son poing
-droit. Les élèves l’admiraient en sa rage. L’exécutante
-de l’instant en gardait la bouche ouverte
-de stupeur. Il poursuivit :</p>
-
-<p>— Ah ! vous croyez qu’on lâche comme cela un
-directeur ! qu’on se bat l’œil des clauses d’un
-engagement signé ! qu’on prend le train le matin
-quand on doit travailler le soir ! et qu’on fiche
-tout le monde dans les choux pour des raisons
-qui n’existent pas !</p>
-
-<p>— Mais… hasarda Mésange.</p>
-
-<p>— Ah ! je vous conseille de parler ! vous, la
-grosse ! Vous êtes jolie ! et vous avez du talent !
-oui ! comme mon…</p>
-
-<p>Il dit le mot !</p>
-
-<p>— C’est par charité ! vous entendez ! uniquement
-par charité ! que je m’occupais encore de
-vous, vous personnellement, la toujours enceinte !
-pauvre buveuse d’absinthe ? c’est un vers ! c’en
-est même deux ! et de Rollinat encore ! Et vos
-jumeaux de l’année dernière, ils vont bien ?</p>
-
-<p>— Vous savez bien qu’ils sont morts ! répondit
-Mésange, sombre.</p>
-
-<p>Mais un tel détail n’était pas pour troubler
-Drulom. Il continua. Il s’exaspérait à mesure :</p>
-
-<p>— En tout cas, vous deux ! c’est fini ! Vous
-pouvez crever maintenant. Ce n’est pas moi qui
-vous sortirai de la mouise !</p>
-
-<p>Il se croisa les bras :</p>
-
-<p>— On vous a sifflés à Tours ! on vous a sifflés
-à Bordeaux ! on vous a sifflés à Bayonne ! Vous
-n’êtes plus possibles dans les grandes villes ! Et
-vous vous permettez, par surcroît, de ne pas
-remplir les conditions que j’ai acceptées pour
-vous ! Monsieur et madame laissent tout en plan !
-Un ami mourant ! Ce n’est pas celui-là qui vous
-paiera vos cachets, n’est-ce pas ? Ni moi, non
-plus, du reste, j’en ai assez.</p>
-
-<p>Fernand avança d’un pas et dit :</p>
-
-<p>— Monsieur, vous abusez peut-être de ma
-patience !</p>
-
-<p>— Moi ? ah ! ah ! ah ! elle est bien bonne !</p>
-
-<p>— Et celle-ci, comment la trouvez-vous ?</p>
-
-<p>Le fracas d’une gifle retentissante venait d’éclater
-sur la joue blême du mercanti.</p>
-
-<p>Fernand restait en défense, dans l’attente d’une
-riposte, mais la riposte ne vint pas.</p>
-
-<p>Alors il articula froidement :</p>
-
-<p>— Monsieur, je suis à vos ordres.</p>
-
-<p>Drulom, qui se frottait la joue, répondit avec dignité :</p>
-
-<p>— Mais moi, monsieur, je ne suis pas aux
-vôtres !</p>
-
-<p>Il fit un pas de maître de ballet, ouvrit la porte
-et prononça :</p>
-
-<p>— Après ce qui s’est passé, j’espère, monsieur
-Fernand, ne jamais vous revoir !</p>
-
-<p>Fernand et Mésange sortirent.</p>
-
-<p>Encore une branche qui craquait.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXXIII</h2>
-
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">La branche était sèche,</div>
-<div class="verse">Et l’oiseau tomba.</div>
-</div>
-
-<p>Les petites filles piaillent cette cantilène, en
-tournant leurs rondes. Il y est question, dans
-cette cantilène, d’une catastrophe et d’un malheur ;
-mais les petites filles sont gaies. Elles poursuivent :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Mon petit oiseau-au,</div>
-<div class="verse">T’es-tu fait du mal ?</div>
-</div>
-
-<p>Et le petit oiseau répond, dans la chanson :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Je m’suis cassé l’aile</div>
-<div class="verse">Et tordu le cou !…</div>
-</div>
-
-<p>L’histoire lamentable du petit oiseau était celle
-de Fernand et de Mésange. Ils s’étaient cassé
-l’aile et tordu le cou.</p>
-
-<p>En vain, ils tentèrent, l’un ou l’autre, un mois
-durant, de retrouver un engagement quelconque
-pour une ville possible. Les agents lyriques ne
-voulaient plus entendre parler d’eux :</p>
-
-<p>— Oui ! pour que vous fichiez le camp le jour
-où la recette est assurée ! Plus souvent ! On vous
-connaît maintenant.</p>
-
-<p>Ils durent retourner à la <i>Chartreuse</i>, ce hâvre
-des épaves, cette hotte aux débris, et quémander
-ce cachet piteux, la tournée de misère.</p>
-
-<p>Ils firent des soirées à Mantes, des matinées à
-Coulommiers. D’appartement en logement, de logement
-en chambre, ils avaient dégringolé, degré
-à degré, d’année en année, vendant à mesure ce
-qui devenait un surplus de mobilier. Finalement,
-le dernier lit porté chez un brocanteur, ils logeaient
-en garni. Pourquoi garder un domicile à Paris,
-puisqu’ils couraient continuellement la province ?</p>
-
-<p>Une consolation, qui était une charge de plus,
-mais qu’ils bénissaient, car elle était désormais
-l’unique sourire de leur existence, était la présence
-entre eux de Robert, leur fils, « le présomptif »,
-disait Fernand, aux rares instants où un peu
-de gaieté lui remontait aux lèvres.</p>
-
-<p>Robert, cahin-caha, à travers les anicroches de
-la débine, les jours et les nuits blanches, la mistoufle
-et la purée, grandissait, pauvre graine chétive
-aux pousses pâlies.</p>
-
-<p>Ah ! le maigriot gamin souffreteux — qui dînait
-et soupait en même temps, plus souvent qu’à son
-tour, d’un sandwich au jambon et d’un fond de
-bock, dans une brasserie où le garçon consentait
-à faire crédit — ne se pouvait guère douter qu’il
-avait été, dans sa première enfance, un poupon
-riche, couvert de dentelles, aux bras d’une nourrice
-somptueuse, aux rubans immenses tombant
-jusqu’à terre.</p>
-
-<p>Brun de cheveux comme son père, Robert avait
-les yeux bleus et la bouche tendre de sa mère.
-Des yeux profonds, fiévreux et brillants, cernés
-d’une ombre délicate. Tout mignard, et ne parlant
-encore presque pas, il avait appris, tout seul, à
-jouer du violon, sur un violon-joujou que son parrain
-Lourbillon lui avait donné pour ses étrennes.
-C’était au moment où l’horizon s’assombrissait
-pour Fernand et où l’argent plus rare rendait les
-cadeaux à bébé moins fréquents. Ce violon avait
-été le dernier bonheur, en somme, de Robert.
-Aussi était-il devenu bien cher à l’enfant qui,
-doué d’un instinct musical remarquable, avait très
-rapidement acquis une virtuosité surprenante.</p>
-
-<p>A cinq ans, cet artiste en réduction, à croquer
-avec ses longs cheveux noirs bouclés et ses regards
-trop expressifs, tant y brûlait une précocité
-quasi morbide d’intelligence, déchiffrait du
-premier coup des concertos et des sonates de
-Beethoven et de Mendelssohn.</p>
-
-<p>Si bien que lorsque Fernand et Mésange, la
-dureté des temps s’aggravant, durent partir <span lang="la" xml:lang="la">extra
-muros</span>, chercher leur pitance, dans les chefs-lieux
-et les sous-préfectures, loin du boulevard et de
-ce ruisseau de la rue du Bac que tant regrettait
-madame de Staël, ils emmenèrent avec eux ce
-rejeton-prodige, qui obtenait, haut comme la
-botte d’un gendarme, des succès pyramidaux,
-avec son archet puéril.</p>
-
-<p>Robert adorait sa mère, d’une adoration passionnée
-et jalouse. Il lui arrivait, si, quelque soir,
-Mésange, tracassée par les embarras d’argent,
-oubliait de l’embrasser en le mettant au lit, de
-pleurer toute la nuit, à petit bruit, pour ne réveiller
-personne, mais à grands sanglots muets
-qui le laissaient le lendemain, épuisé, blanc comme
-un mort, vidé de force et de larmes.</p>
-
-<p>D’une sensibilité extrême, il joignait les mains
-quand Fernand chantait, se gorgeait de musique
-à s’en rendre malade. Il avait des perceptions
-spéciales, certains airs lui paraissaient dégager
-de certains parfums.</p>
-
-<p>— N’est-ce pas, mon papa, disait-il, que la
-<i>Symphonie pastorale</i> sent la violette ?</p>
-
-<p>Conçu en des jours de prospérité, il était né,
-certainement, robuste et râblé, avec des reins et
-des jarrets de jeune lièvre ; mais cette belle santé
-s’était rapidement flétrie, au souffle de la misère,
-et au désarroi de la vie errante. Mal nourri, de
-gargotes en gargotes, sans cesse secoué dans des
-trains, couché tard, intoxiqué par l’atmosphère
-surchauffée des coulisses, il avait, pour ainsi dire,
-vieilli sans croître. Et, pâle d’une pâleur nacrée,
-avec son sourire déjà triste et ses prunelles dilatées,
-il était comme un tout petit homme que rien
-n’étonne plus et qu’a d’avance modelé la douleur.</p>
-
-<p>— Ah ! si nous ne t’avions pas !… lui avait crié,
-un soir de détresse et d’amertume, Fernand abîmé
-sur un banc de promenade publique, en un Quimper-Corentin
-quelconque.</p>
-
-<p>— Eh bien ! que feriez-vous, si vous ne m’aviez
-pas ? avait interrogé Robert.</p>
-
-<p>Il avait sept ans à cette époque.</p>
-
-<p>Fernand répondit :</p>
-
-<p>— Nous nous tuerions, ta maman et moi ! C’est
-ce que nous aurions de mieux à faire !</p>
-
-<p>Alors, l’enfant, passant ses deux bras frêles
-autour du cou de son père, avait murmuré bien
-bas :</p>
-
-<p>— Oh ! mon papa, je sais bien qu’on n’est pas
-heureux, nous trois. Je ne veux pas vous empêcher,
-si vous avez envie de mourir. Seulement,
-vous me tuerez avant, dis, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>Robert atteignait à sa dixième année, quand
-une sorte d’agent marron qui recrutait des troupes
-lyriques pour les concerts de quarante-neuvième
-ordre, boîtes à soldats et goguettes de barrières,
-l’entendit — ce fut l’expression de cet homme distingué — « s’expliquer
-avec son violon ».</p>
-
-<p>Tout de suite, il embaucha la famille, en bloc.
-« Le dab, la daronne et le salé, trois thunes l’un
-dans l’autre ». Quinze francs par jour. Fernand
-accepta. Robert gagnait sa vie avant de vivre.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXXIV</h2>
-
-
-<p>Le café Jeanne d’Arc, à Compiègne, petite ville
-abondamment garnisonnée, estaminet banal pendant
-le jour, se transformait, le soir, en concert
-beuglant, à l’usage et à la disposition de messieurs
-les militaires.</p>
-
-<p>Un piano brèche-dents et une estrade dressée
-au fond de la salle, entre la porte de la cuisine et
-celle du closet, suffisaient à effectuer cette métamorphose.</p>
-
-<p>Sur l’estrade, sitôt le gaz allumé, venaient s’asseoir,
-sur des chaises de paille, trois ou quatre
-dames chanteuses, bras nus et décolletées autant
-qu’on peut l’être. Le petit troupier français aime
-la chair, chacun sait ça !</p>
-
-<p>Vers six heures, une heure après la sonnerie
-de la soupe, dans les casernes, l’établissement se
-remplissait brusquement. Fantassins et dragons,
-par deux, par trois, par bandes, entraient en
-foule, casques mêlés aux képis, sabres et épées-baïonnettes,
-tout un fracas de ferraille martiale.
-Et tout cela s’entassait ; sous-offs, simples cavaliers
-et biffins vulgaires, brigadiers et caporaux,
-tuniques et dolmans, sur les banquettes de cuir
-râpé, devant des mazagrans un peu plus corsés
-que le jus de chapeau du réveil, ou des bocks plus
-mousseux que les bières de la cantine.</p>
-
-<p>Et c’était de table à table, avant que l’accompagnateur,
-un vieux bossu, chauve et glabre,
-n’eût plaqué les premiers accords de la soirée sur
-son instrument décrépit, un échange de vociférations
-professionnelles, dans le heurt des soucoupes,
-le cliquetis des armes, et la fumée nauséabonde
-des pipes de mauvais tabac, vite épanouie
-en nuage opaque au-dessus de cette agglomération
-de culottes rouges et de boutons de cuivre.</p>
-
-<p>— Eh ben ! mon pays ? ça se tire !</p>
-
-<p>— Encore quatre-vingt-quinze jours !</p>
-
-<p>— La classe ! bon Dieu ! la classe !</p>
-
-<p>Fernand, Mésange et le petit Robert avaient
-échoué, pour quinze jours, au café Jeanne d’Arc.</p>
-
-<p>Ils venaient de la Fère, cité où gîtent les artilleurs,
-et partiraient ensuite pour Senlis où sont
-les cuirassiers.</p>
-
-<p>Depuis beau temps, Fernand ne portait plus la
-moustache. Rasé comme le commun des queues
-rouges, il était désormais le pitre à tout faire
-errant sur les routes départementales. Adieu,
-l’époque du répertoire personnel et des morceaux
-choisis ! Costumé le plus souvent en tourlourou
-grotesque, petite veste, pantalon trop court, godillots
-énormes, gants blancs en fil de chaussette,
-et képi défoncé, il interprétait les ahurissements
-de Pitou et les gaudrioles de Dumanet, pour la
-plus grande joie de l’armée nationale. Quelques
-absinthes pures (très peu d’eau, beaucoup d’absinthe)
-l’aidaient, chaque soir, à subir sans trop de
-dégoût les nécessités de cette existence.</p>
-
-<p>Pour l’instant, la troupe de « Jeanne d’Arc » se
-composait de Mésange, chanteuse égrillarde, — hélas ! — d’une
-nommée Loulou, danseuse excentrique,
-dont les dessous, pourtant douteux, allumaient,
-quand elle levait la jambe, toutes les
-flammes de la concupiscence dans l’âme collective
-du public ; d’une énorme dondon, Antonia, romancière
-patriotique, et de lui-même, Fernand, comique-bouffe !
-Le jeune Robert, entre deux numéros,
-exécutait un solo de violon ; cent sous
-par jour et pas nourris, tel était le tarif de la
-maison.</p>
-
-<p>Le pianiste bossu ayant planté ses doigts maigres
-sur le clavier jauni, ce qui fit pousser au
-piano brusquement attaqué un gémissement de
-détresse, l’imposante Antonia, une brune aux
-cheveux gras et mats de teinture noire, se leva et
-s’avança au bord de l’estrade. Elle avait des bras
-comme des cuisses, trois mentons pour le moins,
-et ses seins monstrueux, comme des mappemondes
-gélatineuses, tremblaient, à demi sortis d’un
-corsage très bas, de peluche rouge.</p>
-
-<p>Elle entonna les Turcos, d’une voix de contrebasse
-enrouée :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Les turcos, les turcos sont de bons enfants !</div>
-<div class="verse i2">Mais il ne faut pas qu’on les gêne !…</div>
-</div>
-
-<p>A coups de fourreaux de sabres sur le plancher,
-les cavaliers soulignaient le rythme et les fantassins
-contrepointaient en choquant leurs verres sur
-le marbre des tables.</p>
-
-<p>Quand ce fut fini, Antonia descendit du tréteau,
-et, une assiette à la main, commença sa quête
-dans la salle, se faufilant entre les chaises, égratignant
-ses biceps nus aux cannelures rugueuses
-des épaulettes, pincée ici, chatouillée là, saluée
-au passage, de gros mots ou d’offres obscènes.
-Mais elle accueillait de la même impassibilité
-les gravelures et les sous ; au point qu’il eût été
-impossible de savoir si c’était à ceux-ci ou à
-celles-là que s’adressait son « merci bien ! » machinal
-et las.</p>
-
-<p>Mais déjà, la maigre Loulou, une longue fille
-grêle et bistrée, aux membres de faucheur et aux
-yeux charbonnés, se déhanchait en un chahut
-épileptique, lançant vers le plafond son mollet
-gaîné de rose-chair.</p>
-
-<p>De toutes parts, l’enthousiasme rugit.</p>
-
-<p>— Plus haut ! Plus haut !</p>
-
-<p>— Encore !</p>
-
-<p>— Hardi, nom de Dieu !</p>
-
-<p>— Je te vois, petit polisson !</p>
-
-<p>Et un trompette de dragons, ayant d’un organe
-aigu tarataté les paroles d’une sonnerie connue,
-où il est question, sans pudeur aucune, d’une
-cantinière, l’assistance, en un chœur forcené,
-hurla :</p>
-
-<p>— Il est tout noir !</p>
-
-<p>— Parfaitement, répondit Loulou sans s’arrêter
-de gambiller.</p>
-
-<p>— Bravo ! bravo !</p>
-
-<p>Et ce fut un tumulte éperdu d’aciers, de porcelaines,
-de mains battantes et de bottes trépignant.</p>
-
-<p>La quête de Loulou fut plus fructueuse que
-celle d’Antonia. Les regards flambaient, les
-teints étaient rouges, et des décimes plurent dans
-l’assiette secouée par la danseuse sous les nez
-excités.</p>
-
-<p>C’était au tour de Mésange. Pauvre Mésange !
-La taille épaisse, l’eau bleue de ses yeux devenue
-trouble, et le blond de sa chevelure passé au
-henné — car, dans ce blond, tant de gris s’était
-glissé ! — la bouche détendue et se forçant à sourire,
-elle gardait pourtant encore un air de douceur
-jolie et de grâce tendre. Aux lumières, un peu de
-la femme-caille, grassouillette et savoureuse,
-qu’elle avait été, subsistait ; et elle devait se défendre
-plus que les autres, contre les attouchements
-trop précis de ses admirateurs. Les sous-officiers
-étaient amoureux d’elle. Pauvre Mésange !</p>
-
-<p>Elle détailla sa grivoiserie comme d’ordinaire
-et ainsi que d’habitude, promena parmi les guerriers
-jurant, fumant et buvant, l’assiette au billon.
-Comme elle passait devant un groupe de gradés,
-un sergent-major mit quarante sous, une pièce
-blanche ! et lui saisissant le poignet, chuchota
-avec autorité.</p>
-
-<p>— Je vous attends ce soir, à la sortie !</p>
-
-<p>— Mais, monsieur.</p>
-
-<p>— Suffit, c’est compris ? vous pouvez disposer !
-il lui lâcha le poignet et commanda :</p>
-
-<p>— Garçon, une menthe verte !</p>
-
-<p>Pauvre Mésange ! En ce moment, Fernand, un
-mouchoir de troupier au bout des doigts, dans sa
-veste ridicule et son pantalon rouge de carnaval,
-exhalait les plaintes d’un conscrit qui a trouvé un
-rat dans sa gamelle. Et l’auditoire se tordait à
-ses grimaces et à ses contorsions. Ah ! le pain
-est dur à gagner, même sec !</p>
-
-<p>Cependant l’horloge allait marquer neuf heures.
-Il y eut soudain un bruyant remue-ménage. De
-tous côtés, des hommes se levaient, rebouclant
-leurs ceinturons, rajustant leurs coiffures. Et ce
-fut un brusque exode de l’assistance presque entière,
-la salle à peu près vidée en une minute. La
-rentrée au quartier pour les simples soldats.</p>
-
-<p>Seuls, les sous-officiers, libres jusqu’à une
-heure du matin, conservaient leurs places, étalés
-sur deux chaises et la cigarette au bec, insolents
-comme des seigneurs pour qui les lois, qui régissent
-le troupeau vulgaire, ne sont point faites.</p>
-
-<p>Antonia, Loulou, le petit Robert, Mésange et
-Fernand, deux fois encore par tête, occupèrent
-la planche. Quelques civils, après le départ de la
-troupe, s’étaient hasardés dans l’établissement.
-Même, le fils d’un des adjoints au maire, un des
-plus prodigues représentants de la jeunesse dorée
-du crû, offrit une coupe de champagne à la comburante
-Loulou dont les sauts de carpe lui étaient
-allés droit au cœur.</p>
-
-<p>Mais du petit tas de sergents et de sergents-majors
-affalés dans leur coin de salle, c’était,
-chaque fois que Mésange reparaissait, une
-manifestation exagérée de bravos et de rappels.</p>
-
-<p>— Bis ! bis !</p>
-
-<p>— Une autre !</p>
-
-<p>Fernand, énervé, finit par demander à Blanche :</p>
-
-<p>— Qu’est-ce qu’ils ont, ces imbéciles-là ?</p>
-
-<p>— Rien, mon ami ! ne fais pas attention, je
-t’en prie ! répondit-elle, avec trouble.</p>
-
-<p>L’attitude de Fernand l’angoissait. Il avait
-bu, certainement. Pauvre garçon ! Il était excusable
-après tout, avec cette chienne de vie !</p>
-
-<p>A onze heures, après une ultime bobêcherie de
-Fernand, le concert prenait fin. Le patron, un
-petit vieux, obèse et chauve, commença à éteindre
-ses becs de gaz, les garçons à compter leurs
-jetons ; le fils de l’adjoint et ses amis sortirent, et
-les sous-officiers, non sans avoir heurté de leurs
-fourreaux de baïonnettes les sièges et les colonnes,
-disparurent à leur suite.</p>
-
-<p>Le patron, tirant de l’un des tiroirs de sa caisse,
-un sac de toile plein de pièces de cent sous, s’assit
-à son comptoir, au pied duquel se rangèrent
-pour la paie, les « artistes, » et la distribution de
-la modique manne allait s’effectuer, quand la porte
-du café se rouvrit, brusquement poussée du dehors.</p>
-
-<p>— Eh bien, quoi, Mésange ! c’est-il pour aujourd’hui
-ou pour demain ?</p>
-
-<p>Le sergent-major aux deux francs, blond, avec
-des moustaches hérissées, la bouche mauvaise et
-l’œil aviné, se tenait sur le seuil.</p>
-
-<p>Fernand bondit :</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que vous dites ?</p>
-
-<p>Il allait s’élancer, mais le patron, vivement
-sorti de son bastion, le retint par le bras.</p>
-
-<p>L’élan de Fernand, pourtant avait été significatif,
-et le sous-officier cria :</p>
-
-<p>— Ah ! tu marches avec le cabot ! Rends les
-quarante sous, au moins, eh ! traînée !</p>
-
-<p>Mésange avait blêmi. Les deux autres femmes
-ricanèrent.</p>
-
-<p>— Et puis non ! tiens ! tu les donneras à ton
-type ! garde-les !</p>
-
-<p>Le bruit vitré de la porte refermée rageusement
-et ce fut tout. Fernand écumait. Il regarda Mésange
-avec des yeux fous. Il balbutia :</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que ?… Mais ! non ! tout à l’heure !
-se reprit-il avec un geste de menace.</p>
-
-<p>Le patron le raisonnait :</p>
-
-<p>— Voyons, vous êtes toqué ! Vous allez vous
-mettre à dos toute la garnison. Celui-là, c’est un
-« chef » rengagé. Il connaît tout le monde. Il
-ameuterait les deux casernes ! Enfin, quoi ! mademoiselle
-est votre amie, c’est entendu, mais
-vous n’êtes pas des bourgeois, que diable ! On
-n’en meurt pas ! Pour une fois, mon Dieu ! Vous
-n’êtes pas mariés ensemble !</p>
-
-<p>— Malheureusement, si ! — riposta Fernand,
-froidement — et madame est ma femme légitime !</p>
-
-<p>— Ah !</p>
-
-<p>Le patron demeurait bouche bée. Il écarta les
-bras, comme se désintéressant désormais de tout
-ce grabuge, et déclara :</p>
-
-<p>— Alors, je ne sais pas, moi ; arrangez-vous !
-Mais c’est tout de même une drôle d’idée de faire
-un métier pareil dans ces conditions.</p>
-
-<p>Dans la rue, comme ils regagnaient leur chambre
-d’hôtel, Fernand et Mésange n’échangèrent
-pas une parole. Derrière eux, trottinait, sa boîte
-à violon sous sa chétive aisselle, le petit Robert,
-lourd de fatigue et de grosse peine. Les derniers
-réverbères se mouraient. C’était la nuit, le deuil,
-le soir.</p>
-
-<p>Sitôt rentrés chez eux, Fernand posa la bougie
-sur la table, et Mésange s’écroula sur le canapé
-pisseux qui servait de lit à l’enfant.</p>
-
-<p>— Et maintenant, tu vas m’expliquer, je pense,
-cette histoire de quarante sous ?</p>
-
-<p>— Il n’y a pas d’histoire, Fernand, je te le
-jure !</p>
-
-<p>— Allons donc ! va conter ça à d’autres !</p>
-
-<p>Mésange joignit les poings, et très vite :</p>
-
-<p>— Je te le jure ! tiens ! sur la tête de Robert !
-c’est un goujat ! Il s’est dit : Voilà une fille comme
-les autres ! une chanteuse de boîte à soldats ; on a
-ça pour deux francs ! ça vient quand on la siffle ;
-ça se couche quand on lui parle ! Est-ce que je
-le connais, cet homme ? Je ne l’avais jamais vu !
-Il paraît que cela a lieu tous les jours ! Nous en
-sommes arrivés à ce point, vois-tu, que n’importe
-qui peut prendre le droit de me cracher à la figure,
-et se fâcher, par surcroît, si je ne me déclare pas
-très honorée !</p>
-
-<p>Fernand avait baissé la tête. Il ne répondit
-rien. Il songeait que certainement, la malheureuse
-ne mentait point, et que pourtant il avait
-des désirs de meurtre au bout des ongles. Il poussa
-un profond soupir et silencieusement, commença
-à se déshabiller. Ah ! dormir, oublier, s’anéantir !</p>
-
-<p>Il se coucha. Une lassitude immense l’envahit ;
-sa colère était tombée. A quoi bon ? Et puis,
-quoi ! Est-ce qu’un pantin désarticulé comme lui
-pouvait se permettre le luxe d’une jalousie ? ou
-d’une dignité ?</p>
-
-<p>Ses yeux s’étaient clos, et tout de suite, il somnola ;
-un pli de souffrance barrait son front. Il
-murmura dans l’inconscience :</p>
-
-<p>— On n’en meurt pas ! pour une fois !…</p>
-
-<p>Mésange, les mains croisées sur un de ses
-genoux, était restée sur le canapé, les regards
-fixes, l’âme comme inerte. Tout-à-coup, elle sentit
-sur sa joue, un baiser timide. C’était le petit
-Robert qui se rappelait à son cœur. Elle le pressa
-sur sa poitrine avec passion.</p>
-
-<p>— Attends, mon chéri, je vais te laisser la
-place pour que tu dormes bien.</p>
-
-<p>L’enfant répondit :</p>
-
-<p>— Non, maman, je ne veux pas dormir, puisque
-tu ne dors pas, toi.</p>
-
-<p>— C’est que moi, mon ange, j’ai du chagrin.</p>
-
-<p>Il supplia :</p>
-
-<p>— Maman, laisse-moi avoir ton chagrin avec
-toi. Je ne te gênerai pas.</p>
-
-<p>Il avait enlacé ses doigts aux doigts de sa mère,
-et jusqu’à l’aube, Mésange, la tête de son fils
-nichée au creux de son épaule, pleura, pleura…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXXV</h2>
-
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Et du temps passa !!!</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXXVI</h2>
-
-
-<p>Sur la grimpette criblée de soleil qui monte,
-entre deux talus, de la rive droite du grand Morin
-au petit hameau de Juche-en-Haut, en Seine-et-Marne,
-trois êtres, par une brûlante après-midi
-de juillet, cheminaient, le corps plié en avant,
-les pieds trébuchant dans les éboulis de pierrailles,
-trempés de sueur et rendus de fatigue.</p>
-
-<p>C’étaient un homme, une femme et un garçonnet,
-chargés, l’un, d’une vieille valise, la seconde,
-d’un paquet noué dans une toilette de couturière,
-et le troisième, d’une boîte à violon.</p>
-
-<p>— Je n’en peux plus ! déclara tout à coup la
-femme, en se laissant tomber assise sur le bord
-de la côte. Pas un souffle de vent n’agitait les
-verdures roussies des plants de vignes, échelonnées,
-à perte de vue, à droite et à gauche.</p>
-
-<p>— Encore un peu de courage ! Voilà les premières
-maisons en vue. Il y à la goutte à boire
-là-haut ! répondit l’homme en essayant de plaisanter.
-Il avait une triste figure rasée, sous un
-chapeau de paille déformé et sali, et la femme,
-avec un gros soupir, allait se redresser sur ses
-jambes lasses, quand le gamin, la face soudainement
-livide, s’affaissa, à son tour, dans la poussière,
-en portant la main à sa poitrine, avec ce
-seul cri :</p>
-
-<p>— Maman !</p>
-
-<p>Tous deux, le père et la mère, s’étaient déjà
-précipités. Mais l’enfant rouvrit ses yeux qu’il
-avait fermés un moment. Un peu de couleur revint
-à ses pommettes, et il dit :</p>
-
-<p>— Ce n’est rien. C’est au cœur que ça m’a fait
-mal… mais c’est passé !!…</p>
-
-<p>Il sourit aux deux visages d’angoisse qui se penchaient
-sur lui, et bravement se releva, tout à fait.</p>
-
-<p>— Allons ! fit-il. Et, d’un élan vif, ramassant
-sa boîte à violon, il reprit l’ascension, le premier,
-à pas rapides.</p>
-
-<p>Au bout de dix minutes, en effet, le trio débouchait
-dans la grand’rue du village. Un village
-d’Ile-de-France, aux maisons basses, toiturées de
-tuiles, et pareilles, aux deux côtés de la route.</p>
-
-<p>— Il faut maintenant trouver l’auberge à la
-mère Colin ! émit en soufflant et en tamponnant
-de son mouchoir ses cheveux défrisés, la femme.</p>
-
-<p>L’homme, qui s’était assis sur la valise, et
-s’épongeait aussi de son mieux, la rassura :</p>
-
-<p>— Ça ne doit pas être difficile à dénicher. Du
-diable s’il y a, dans ce patelin-ci, plus d’une
-auberge ! D’ailleurs, c’est en même temps le bureau
-de tabac. Alors ça doit se voir comme le nez
-au milieu de la figure !</p>
-
-<p>Et de fait, elle apparut bientôt aux yeux des
-voyageurs, reconnaissable à son fagot de branches
-et à la carotte de régie, suspendus au-dessus
-de la porte, la maison Colin (mercerie, épicerie,
-vins et liqueurs, tabac, loge à pied et à cheval !)
-Ouf ! Enfin !</p>
-
-<p>Dans le comptoir, une énorme femme, aux appas
-flottants, s’occupait à corriger d’un coup de
-pouce, la trop juste honnêteté de sa balance,
-employée, pour l’instant, à peser une demi-livre
-de vermicelle. Elle leva sur les arrivants des yeux
-vifs de paysanne madrée et chaude, toisa et jaugea
-son monde, puis, sans hésitation :</p>
-
-<p>— Vous êtes les acteurs qui venez pour la fête
-des moissons, hein ?</p>
-
-<p>— Parfaitement, madame !</p>
-
-<p>— Eh bien ! tout à l’heure, la bonne va vous
-montrer la salle. C’est là-haut, au fond de la cour.
-Tâchez d’arranger ça ! Maintenant, si vous voulez
-vous rafraîchir, passez par ici !…</p>
-
-<p>Elle ouvrit une porte vitrée au fond de la boutique.
-Les « acteurs » pénétrèrent dans une
-grande pièce carrée, d’où sortaient des chants et
-des hurlements, une épaisse fumée et une odeur
-de choux aigres…</p>
-
-<p>Il y avait là, réunie et menant bombance, toute
-la jeunesse du pays, vautrée sur des bancs autour
-de trois longues tables de bois. Les litres de vin,
-les canettes de bière, et les petits verres de
-liqueur fraternisaient dans un désordre poisseux.
-Et la bonne, une jeune brune aux clins d’yeux
-sournois, évoluait de côté et d’autre, à travers le
-tumulte, parmi les propos brutaux et les bourrades
-polissonnes, plus attentive à ne point casser
-la vaisselle qu’à sauvegarder sa vertu. Un solide
-coup de poing la vengeait seulement, de temps
-en temps, chaque fois que la galanterie trop
-empressée d’un client lui faisait un bleu au bras…
-ou ailleurs.</p>
-
-<p>— Marie ! trois kirschs !</p>
-
-<p>— Une chopine de blanc, Marie !</p>
-
-<p>— Deux marcs !</p>
-
-<p>Les « gas » s’amusaient. Et allez donc ! A la
-tienne ! Ah ! c’est que les gas de Juche-en-Haut
-n’en craignent pas pour la rigolade ! Dans toute
-la région d’alentours, c’est eux qui se saoulent le
-mieux, oui, dame ! Ce n’est pas comme ceux de
-Vrilly-la-Butte qui ont peur d’un demi-setier ! ah !
-mais non !</p>
-
-<p>Les trois nomades s’étaient installés, comme
-ils avaient pu, sur un bout de banc, à un coin de
-table. Et, tout de suite, après un silence subit de
-quelques secondes, le charivari se déchaîna de
-nouveau, plus grossier toutefois qu’auparavant
-et d’intonation nettement injurieuse ! Pensez-donc !
-Il y avait une femme qui avait l’air d’une
-parisienne ! Attends un peu !</p>
-
-<p>Un long jeune homme, conscrit de l’année, en
-casquette et en sabots, mais adorné d’une cravate
-sang de bœuf du plus rare effet, se leva, et avec
-des gestes intentionnels, et des grimaces dédicatoires,
-entonna un refrain de troupiers en
-marche, le plus ignoble qu’il put vomir.</p>
-
-<p>Tous les « Juche-en-Haut » applaudirent
-bruyamment. Ça, c’était tapé, par exemple !
-Qu’est-ce qu’elle prenait, la Parisienne ! Et toutes
-les faces, mufles de bêtes, museaux de brutes,
-congestionnées de joie et suantes de gouaillerie
-haineuse, se fouinaient vers les étrangers. Ah !
-ah ! qu’est-ce qu’on leur mettrait !</p>
-
-<p>— Fernand ! allons-nous-en, je t’en prie !…
-suffoqua Blanche. Elle se retenait pour ne pas
-éclater en sanglots. Qu’avaient-ils fait à ces
-gens-là ? Pourquoi cette férocité gratuite, cette
-lâcheté sans motifs ? Robert, les traits bouleversés,
-se bouchait les oreilles de ses deux poings
-menus. Fernand eut un sursaut de rage.</p>
-
-<p>Mais, à cet instant, Marie, la servante, prise
-de pitié, s’approchait d’eux et doucement :</p>
-
-<p>— Venez, monsieur, madame, je vais vous mener
-dans la salle de bal ; là où vous jouerez
-ce soir. Ils sont saouls, vous savez, c’est jour
-de fête. Faut les excuser ! je vous servirai là-haut !</p>
-
-<p>Fernand, Mésange et Robert étaient déjà debout.
-Leur retraite fut saluée par des vociférations
-sauvages ; un chœur hurla :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Tu t’en vas et tu nous quittes !</div>
-<div class="verse">Tu nous quittes et tu t’en vas !</div>
-</div>
-
-<p>Puis, l’on héla la patronne. On voulait avoir
-des renseignements.</p>
-
-<p>— Hé, madame Colin !</p>
-
-<p>— Arrivez un peu voir !</p>
-
-<p>— Qu’on vous cause un brin.</p>
-
-<p>— Qui c’est-il que ces paroissiens-là ?</p>
-
-<p>Au fond, une vague inquiétude s’infiltrait dans
-l’esprit avaricieux des ivrognes. Ces Parisiens
-étaient peut-être des bourgeois, venus pour louer
-une bicoque dans le pays, et qui seraient bons à
-gruger, matière exploitable pour l’habitant !
-Peut-être bien qu’on avait eu tort de les charrier !</p>
-
-<p>Mais quand la grosse mère Colin eut exposé
-la vérité, ce fut un ouragan de ricanements satisfaits
-et d’allégresse méprisante :</p>
-
-<p>— Ah ! bien ! à c’tte heure ! Y avait pas d’erreur !</p>
-
-<p>— C’est des cabotins !</p>
-
-<p>— Des saltimbanques !</p>
-
-<p>— On peut y aller carrément !</p>
-
-<p>Un vieux vigneron aux mâchoires branlantes,
-éjecta entre deux crachats :</p>
-
-<p>— C’est cor plus gueux que nous, ces gueux-là !</p>
-
-<p>— C’est tout catauds et mendigots !</p>
-
-<p>— Moi, ce soir, j’y dis deux mots, à la grosse
-blonde ! déclara le grand gaillard qui avait
-chanté, tout fier encore du succès de son ordure.</p>
-
-<p>— Chiche !</p>
-
-<p>Ce fut un défi de tous les garçons qui étaient là.</p>
-
-<p>— Tope !</p>
-
-<p>Les mains claquèrent. Ah ! ah ! on allait rire.</p>
-
-<p>— Quoi ! qu’est-ce qu’y à de drôle ? C’est son
-métier, à c’tte femme, de causer à tout le monde !
-opina le tailleur Pichois, un boîteux, la forte tête
-du canton. Et les « Juche-en-Haut » se remirent
-à boire.</p>
-
-<p>Pendant ce temps, Fernand et Mésange édifiaient
-leur tréteau. Quatre tonneaux dressés
-sur champ, deux à droite et deux à gauche, supportant
-huit planches. On accédait à cette scène
-rudimentaire par une chaise accostée à l’une des
-futailles. Robert, bien sage dans un coin, écrivait
-sur une feuille de papier écolier, ce mot et ce
-chiffre : <i>Entrée : 25 centimes.</i> Cela devait être
-affiché à l’entrée de la salle de bal.</p>
-
-<p>Cette salle de bal, carrée et assez vaste, avait
-été aménagée par la mère Colin, négociante avisée,
-dans un ancien grenier, indépendant du
-corps de bâtiment principal. On y arrivait par
-une sorte d’échelle de meunier, où les filles, en
-grimpant, montraient leurs jambes. Source de
-jovialité pour les garçons. On n’a pas tant de distractions
-à la campagne !</p>
-
-<p>Un coupon d’andrinople, glissant sur une
-tringle qu’équipa Fernand, constitua le rideau.
-D’en bas, le bruit des rires, des hurlements, des
-couplets bachiques et des querelles entre rustres,
-montait sans interruption.</p>
-
-<p>— Nous ferons bien une vingtaine de francs,
-dit Fernand en s’asseyant, ça tient facilement
-quatre-vingt croquants, ce local !</p>
-
-<p>Il s’interrompit, pris d’une quinte de toux, puis :</p>
-
-<p>— Heureusement qu’ils ne doivent pas être
-difficiles par ici ! Car, avec ma laryngite, ils seraient
-volés !</p>
-
-<p>Il parlait d’une voix fêlée et rauque. Mésange,
-morne, murmura :</p>
-
-<p>— J’ai le trac. Ils ont l’air méchants, ces
-paysans ?</p>
-
-<p>— Bah ! fais comme moi. Enfile-toi une absinthe,
-une vraie purée… bien épaisse ; ça te remettra
-le cœur en place. Et le gosse aussi, il
-aura sa petite mominette ! Pas, Robert ?</p>
-
-<p>— Oui, papa ! c’est bon, ça fait chaud ! répondit
-l’enfant.</p>
-
-<p>Ils en étaient là !</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Vers huit heures, la salle commença à se remplir.
-Balourds dans leurs habits du dimanche, et
-se balançant sur leurs pieds, dans des dandinements
-de canard qui voulaient être désinvoltes,
-les naturels envahissaient peu à peu les bancs,
-rangés en travées parallèles devant « le théâtre ! »</p>
-
-<p>En dépit de leurs prétentions à la goguenardise,
-les gars étaient impressionnés par la majesté
-du rideau rouge, qui leur cachait « la scène ».
-Tant de mystère, même banal, émeut les âmes
-les plus épaisses. Cinq sous sont une somme qu’on
-peut débourser sans hypothéquer son bien, et tout
-Juche-en-Haut se payait le spectacle.</p>
-
-<p>Soudain, et comme, chacun à peu près casé, le
-piétinement des gros souliers faisant trêve et le
-brouhaha des paroles se calmant, tous les yeux
-béaient vers l’estrade, un cri terrible, un cri qui
-n’avait rien d’humain, un hurlement de bête égorgée,
-retentit derrière le rideau fermé.</p>
-
-<p>Et celui-ci, glissant subitement sur sa tringle,
-on vit, échevelée, livide, la bouche ouverte encore
-par son glapissement sinistre, « l’actrice » à
-genoux auprès du corps étendu d’un enfant, tandis
-que le « cabotin » sautait comme un fou dans
-la salle, en appelant : « Au secours ! au secours ! »</p>
-
-<p>Voici ce qui s’était passé.</p>
-
-<p>Au moment où Fernand se préparait à commencer :</p>
-
-<p>— Tu y es ? allons-y ! Place au théâtre, disait-il
-à Mésange.</p>
-
-<p>Tout à coup, Robert, qui venait de tirer son
-violon de sa boîte, poussa un profond soupir, lâcha
-son instrument, et comme une masse, tomba
-à la renverse, de tout son haut, sur le plancher.
-Mésange s’élança. Il ne bougeait plus. Les lèvres
-crispées, les prunelles fixes, les bras en croix.
-C’est alors que la mère avait jeté sa plainte lugubre
-et que Fernand s’était rué au milieu du public.</p>
-
-<p>Cependant le tumulte et le désordre étaient indescriptibles.
-Tout le monde s’était dressé ; les
-uns escaladaient les bancs, les autres cherchaient
-la porte. Des femmes se lamentaient. Et à Fernand
-qui demandait : « Un médecin ! un médecin ! »
-nul n’était en état de donner une indication
-utile. La mère Colin, qu’il trouva sur le seuil, finit
-pourtant par lui répondre, en hochant la tête :</p>
-
-<p>— Un médecin ? ah mais non, dame ! y en a
-point dans le pays !</p>
-
-<p>Hagard, Fernand était remonté sur son estrade.
-Il prit son fils dans ses bras et le portant,
-se laissa glisser jusqu’en bas de l’échelle de meunier
-de la « Salle des Fêtes ».</p>
-
-<p>— Avez-vous un lit ? Vite, un lit, de grâce !</p>
-
-<p>Mésange, décolletée et les bras nus, courait, en
-démence, à travers l’établissement, heurtant les
-hommes, se cognant aux chaises, aux tables,
-sans rien sentir ni rien voir.</p>
-
-<p>— J’nai point d’lit ! déclara la grosse aubergiste,
-vous comprenez ! c’est la fête des moissons !
-à c’tte heure, tout est pris.</p>
-
-<p>— Mais alors… haleta Fernand.</p>
-
-<p>— Alors, tenez ! posez-le là, c’petit ! Y s’ra
-aussi bien qu’dans un lit. C’est une syncope,
-c’est rien ! Il va r’grouiller tout à l’heure.</p>
-
-<p>Elle offrait le billard, un vieux billard déteint
-et râpé, au-dessus duquel elle alluma un bec de
-gaz, généreusement.</p>
-
-<p>Fernand y déposa Robert. Tout autour, les
-paysans, muets maintenant, consternés et curieux,
-regardaient, les bras ballants. Et brusquement,
-Mésange, amenée là au hasard de ses
-déambulations inconscientes, s’écroula, d’un
-bloc, auprès du petit corps toujours immobile.
-Il allait revenir à lui, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>— Robert ! mon bijou ! mon chéri ! Robert !
-Écoute-moi, tu m’entends, voyons !</p>
-
-<p>Elle couvrait de baisers le visage insensible.
-Fernand pétrissait dans ses mains les doigts fins
-et froids. Rien. Tous deux se regardèrent. Les
-yeux de Mésange se dilataient graduellement,
-s’emplissaient d’une horreur grandissante. Subitement,
-elle chancela, tournoya sur elle-même, et
-d’une voix changée, d’une voix de fillette, étrange
-et enrouée, elle balbutia :</p>
-
-<p>— Est-ce que ?… est-ce qu’il est mort ?</p>
-
-<p>A ce moment, Fernand tomba à genoux, et sa
-tête cogna le bord du billard. Depuis quelques
-minutes, il sentait bien que le pouls ne battait
-plus dans le frêle poignet.</p>
-
-<p>Et Mésange comprit aussi. Elle fit : Ah ! et
-roula sur le parquet, évanouie. Les gens de Juche-en-Haut,
-se glissant le long des murs, à pas
-sourds et comme honteux, s’étaient esquivés. Le
-papillon de gaz, au-dessus du petit mort, tremblotait,
-éclairant par saccades les coins sombres de
-l’estaminet sordide. Au dehors, c’était le silence
-opaque et la nuit des champs. Un chien aboya,
-très loin. Fernand ne pensait plus à rien, à rien…</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Mésange et Fernand vivent encore.</p>
-
-
-<p class="c gap">FIN</p>
-
-
-<p class="c gap xsmall">ÉMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.)</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em">A LA MÊME LIBRAIRIE</p>
-
-<p class="c i">DERNIÈRES PUBLICATIONS</p>
-
-
-
-<table summary="">
-<tr><td colspan="3" class="c sans-serif"><div>COLLECTION IN-18 JÉSUS, A 3 FR. 50</div></td></tr>
-<tr><td><span class="sc">Paul Acker</span></td>
-<td class="drap"><b>A côté de l’Amour</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Henri d’Alméras</span></td>
-<td class="drap"><b>Les Sept Maris de Suzanne</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Bertol-Graivil</span></td>
-<td class="drap"><b>Le Monsieur de Madame</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Michel Corday</span></td>
-<td class="drap"><b>Des Histoires</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Alphonse Crozière</span></td>
-<td class="drap"><b>Le Jeune Marcheur</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Lucien S. Empis</span></td>
-<td class="drap"><b>Fors l’Amour !</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Auguste Germain</span></td>
-<td class="drap"><b>Le Carillon de Paris</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Pau Héon</span></td>
-<td class="drap"><b>Trois Semaines d’Amour</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Pierre de Lano</span></td>
-<td class="drap"><b>L’Ame du Juge</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Camille Pert</span></td>
-<td class="drap"><b>Nos Amours, nos Vices</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Saint-Marcet</span></td>
-<td class="drap"><b>Les Aventures amoureuses de Jean de Saint-Lary</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Julien Sermet</span></td>
-<td class="drap"><b>La Voilette Bleue</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Guy de Téramond</span></td>
-<td class="drap"><b>L’Adoration perpétuelle</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Pierre Veber</span></td>
-<td class="drap"><b>Amour, Amour</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Willy</span></td>
-<td class="drap"><b>Un Vilain Monsieur !</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td colspan="3" class="c sans-serif"><div>COLLECTION SIMONIS EMPIS ILLUSTRÉE, A 3 FR. 50</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">F. Bac</span></td>
-<td class="drap"><b>Des Images</b> 100 dessins</td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Jacques Ballieu</span></td>
-<td class="drap"><b>Contes aigrelets</b> (illustrés par Engel)</td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Gaston Derys</span></td>
-<td class="drap"><b>Les Amantes</b> (illustré par M. G. Lami)</td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Henry Gerbault</span></td>
-<td class="drap"><b>Ach’tez-moi, joli blond !</b> 100 dessins</td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Albert Guillaume</span></td>
-<td class="drap"><b>Madame veut rire</b> 100 dessins</td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">G. Maurevert</span></td>
-<td class="drap"><b>La Bague de Plomb</b> (avec nombreuses illust.)</td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Guy de Téramond</span></td>
-<td class="drap"><b>Schmâm’ha</b> (illustré par Sandy-Hook)</td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">A. Willette</span></td>
-<td class="drap"><b>Œuvres Choisies</b> 100 dessins</td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Willy</span></td>
-<td class="drap"><b>A Manger du foin</b> (illustré par A. Guillaume)</td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Miguel Zamacoïs</span></td>
-<td class="drap"><b>Articles de Paris</b> (illustré par A. Guillaume)</td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td colspan="3" class="c sans-serif"><div>COLLECTION D’ALBUMS IN-4<sup>o</sup>, A 5 FR.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Ferdinant Bac</span></td>
-<td class="drap"><b>Belles de Nuit</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 album</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Henry Gerbault</span></td>
-<td class="drap"><b>Boum, Voilà !</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 album</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Albert Guillaume</span></td>
-<td class="drap"><b>Mon Sursis</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 album</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">M. G. Lami</span></td>
-<td class="drap"><b>Entre Femmes</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 album</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Charles Léandre</span></td>
-<td class="drap"><b>Nocturnes</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 album</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Hermann Paul</span></td>
-<td class="drap"><b>Alphabet pour les Grands Enfants</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 album</div></td></tr>
-<tr><td colspan="3" class="c sans-serif"><div>COLLECTION D’ALBUMS IN-4<sup>o</sup>, A 3 FR. 50</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Pierre de Lano</span> et <span class="sc">Reutlinger</span></td>
-<td class="drap"><b>Nos Baigneuses</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 album</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Jean Darc</span></td>
-<td class="drap"><b>Léon III et sa Cour</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 album</div></td></tr>
-<tr><td colspan="3" class="c sans-serif"><div>COLLECTION DES HUMORISTES, A 2 FR.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Maurice Beaubourg</span></td>
-<td class="drap"><b>La Saison au Bois de Boulogne</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Paul Gavault</span></td>
-<td class="drap"><b>Le Petit Guignol</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Gustave Guiches</span></td>
-<td class="drap"><b>La Femme du Voisin</b></td>
-<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap small">Paris. — Typ. Ph. Renouard, 19, rue des Saints-Pères. — 41784.</p>
-
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VEDETTE ***</div>
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-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg&#8482; work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg&#8482; work, and (c) any
-Defect you cause.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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-</div>
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