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Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..38b14a8 --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #66695 (https://www.gutenberg.org/ebooks/66695) diff --git a/old/66695-0.txt b/old/66695-0.txt deleted file mode 100644 index c680807..0000000 --- a/old/66695-0.txt +++ /dev/null @@ -1,10241 +0,0 @@ -The Project Gutenberg eBook of La Vedette, by Yvette Guilbert - -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and -most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: La Vedette - -Author: Yvette Guilbert - -Release Date: November 8, 2021 [eBook #66695] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at - https://www.pgdp.net (This file was produced from images - generously made available by the Bibliothèque nationale de - France (BnF/Gallica)) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VEDETTE *** - - - - - YVETTE GUILBERT - - La Vedette - - ROMAN - - Tout exemplaire est numéroté au verso du faux-titre. - - - PARIS - H. SIMONIS EMPIS, ÉDITEUR - 21, RUE DES PETITS-CHAMPS, 21 - - 1902 - - Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, - y compris la Suède, la Norvège et le Danemark. S’adresser, - pour traiter, à M. H. Simonis Empis. - - - - -ÉMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.) - - - - -Il a été tiré de cet ouvrage: - -Trente exemplaires sur papier du Japon numérotés de I à XXX. - -Ces exemplaires sur papier du Japon ont été souscrits par M. A. FERROUD -(Librairie des Amateurs), 127, boulevard Saint-Germain. - -Soixante-dix exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 70. - - - - -AVANT-PROPOS - - -Le Parisien du boulevard, client de passage ou habitué de la Scala, de -l’Eldorado, de l’Olympia et des Folies-Bergère ne connaît guère, avec la -Cigale, le Concert Européen et le Divan Japonais où l’on grimpe parfois, -d’autres établissements où la chanson fait florès. - -Il ignore que dans les quartiers excentriques, des petites salles de -bal, de conférences, de banquets, des sous-sols de cafés et de troquets -s’ouvrent à tous les amateurs, chanteurs, ouvriers, petits employés -venant là chercher entre eux un semblant de petite gloire. - -Les arrondissements lointains sont remplis de guinguettes joyeuses, -pourvues d’une clientèle assidue, et plus d’un chanteur connu a commencé -sa carrière et pris goût aux bravos dans une de ces petites cases... -encouragé par les camarades à lâcher le burin ou le marteau pour les -joies du tremplin qui les fait rêver tous! A Paris, tout le populo -chante--mécontents et satisfaits. - -Je me souviens, quand j’étais petite fille, il y a de cela vingt-huit -ans! (Tu vieillis, ma chère...) avoir demeuré dans une maison voisine -d’un café, où, le soir, les gens du quartier se réunissaient et -chantaient les romances en vogue, accompagnées au piano par un M. Petit, -qui, du temps de Renard à l’Eldorado, faisait répéter et chanter les -artistes. - -Ce monsieur Petit était un personnage. Pensez donc, il musiquait pour -Amiati! et ses conseils étaient d’or: il chantait d’une façon très -correcte, avec méthode, très simplement, et d’une belle voix de baryton, -et je me souviens que mon père, amateur de chansons, comme beaucoup -d’hommes de son temps, aimait à lui entendre dire le _Violoneux_... - -Que ces temps sont loin, mon Dieu! Ai-je assez travaillé depuis!!! Qui -sait? j’ai peut-être bien cent ans... - -Boulevard du Temple... Café Augeol, en face la rue Saintonge... j’avais -à peine huit ans, mais comme ces souvenirs sont précis à ma mémoire!... -une grande salle, avec un piano à gauche, papa assis avec deux médecins -amis, écoutant ravis M. Petit chanter son _Violoneux_ et les _Bœufs_ de -Dupont. - -Et mademoiselle Marguerite Walin! La belle blonde à la peau mate, aux -yeux clairs, qui ravageait les cœurs, de la Place de la République aux -Filles du Calvaire! - -(Une ouvrière lingère fatiguée de coudre). - -Celle-là chantait: _La Fille d’Auberge_, d’une voix voilée, d’un charme -étrange. On m’a conté que Petit la fit entrer tout de go à l’Eldorado: -le quartier en aurait illuminé de joie! Malheureusement Amiati avait une -place dans le cœur du public, et Marguerite Walin, qui ne savait que la -copier, dut se retirer et partir dans des Russies plus ou moins -honnêtes--où la phtisie la prit à ses admirateurs... Pauvre belle Walin! - -Près du cirque, était un autre temple de la chanson, encore un café où -le dimanche se retrouvaient les mêmes personnes. Jamais je n’oublierai -un ouvrier ferblantier qui montait sur l’estrade, et grinçait d’une voix -qui semblait être un tambourin sur lequel on fait sauter des trousseaux -de clefs! une de ces voix de métal, qu’on obtient en mettant du fer et -du papier dans les intérieurs de pianos... pour faire danser les -Belle-Fatma. Il avait avec cela une horreur de tête... Une chimère -chinoise! (ou japonaise) je ne sais au juste, des yeux qui sortaient -comme pour sauter par terre... un nez énorme, large, avec des trous -noirs et poilus... une bouche en fente de broc, bref, une telle tête de -massacre, que papa, ignorant son nom, l’avait surnommé «Massacro,» et le -nom lui resta! - -Celui-là, grimacier et comique, chantait: - - J’avais dû mou... - J’avais dû mou...rir pour Charlotte! - -Je me le rappelle comme si c’était hier! - -Dieu! le vilain ferblantier de chanteur! Que j’aimais mieux le coiffeur, -peigné à la Rochefort, avec son toupet carotte, sa figure de porcelaine, -ses yeux éteints, d’un bleu fané sale, comme en ont les pastels sur -lesquels on a passé la manche: il me semblait du dernier bien!... et -puis il chantait la tyrolienne! et la tyrolienne était mes amours!!! Ah -les troulalaïtou de ma jeunesse! Lebassy! Qui se souvient de Lebassy? - -«Lise, rentrez dans votre mi-i-i-i...se»... et les troulalaïtou à n’en -plus finir! C’était superbe! Qu’est-il devenu? Et Massacro? Et mon -coiffeur? Que tout cela est loin, mon Dieu! - -Mon coiffeur et Massacro n’ont jamais dû dépasser le périmètre de leur -quartier; d’autres, mieux doués, se sont envolés vers des horizons plus -lointains, mais que de haltes, que de parcours lents et nombreux, avant -d’arriver à figurer sur l’affiche d’un établissement, je ne dirai pas -connu, mais simplement pas tout à fait ignoré! - -Aussi quel soupir de joie quand l’un de ces braves gens arrive enfin au -but de ses voyages, à son entrée dans un «Grand Concert»! Dame! c’est -pour lui l’avenir assuré, c’est-à-dire la province ouverte sur toute la -ligne... la France en long et en large à ses pieds, quelquefois même -l’étranger! et pas besoin d’être pour cela une vedette en vogue, non, il -suffit--mais cela est indispensable--d’être de la Scala, de l’Eldorado, -ou de l’Olympia, ou des Folies-Bergère, c’est l’étiquette passe-partout! - -C’est beaucoup de travail, de peines, pour une croûte de pain au bout de -la vie... et encore pas toujours!... c’est même rare... - -Le public parisien ne se doute pas que le monsieur et la dame qu’il -trouve embêtants, et n’écoute même pas, entre huit heures et neuf heures -du soir, deviennent, dès qu’ils se déplacent, l’étoile et le favori de -toute une population qui les fête, à Lyon, à Marseille ou à Bordeaux. -Pensez donc! ce sont des «artistes» de Paris, et de la Scala encore!!! -Et ce bon accueil réchauffe leur zèle et console ces pauvres gens de ces -Parigots de malheur qui n’ont de sourires que pour leurs favoris... Ah! -si on n’avait pas la Province! on finirait par croire qu’on n’a pas de -talent! Mais, Dieu merci! les départements sont là qui prouvent le -contraire. - -Bonne province!!! Bons petits cabots piocheurs, et si souvent -découragés, allez, roulez, trottez sur les routes, chantez et ramassez, -là où on vous les donne, les bravos que vous quêtez. - -Si quatre-vingt-six départements vous font la risette, contre un seul -qui vous boude, consolez-vous!...--et dites-vous que déjà du temps -d’Henri IV, Paris ne valait qu’une messe! et que ce sont les -quatre-vingt-six départements qui ont raison--et zut pour le reste! - -Y. G. - - - - -LA VEDETTE - - - - -I - - ---Mademoiselle Edmée va vous chanter les «Coccinelles!» - -Parmi le brouhaha des conversations, le grincement des chaises remuées, -le cliquetis des verres sur le marbre des tables, cette annonce ne -produisit qu’un silence relatif. - -Cependant, émergeant du nuage de fumée qui fanait les papillons des becs -de gaz dont s’éclairait la salle, mademoiselle Edmée se hissait déjà sur -la caisse d’emballage retournée, figurant la scène, et les premiers -accords de la romance de Massenet vagissaient sur le clavier du piano -étique accoté à l’estrade. - -Et ceci se passait, rue Julien-Lacroix, dans le sous-sol d’une boutique -de marchand de vins, temple lyrique, ce dimanche soir comme tous les -autres dimanches, de la société musicale «La Fauvette de Ménilmontant». - -Ce sous-sol était une sorte de carré long, au plafond bas, où l’on -accédait par un escalier en colimaçon, sans cesse encombré par les -montées et les descentes du garçon qui, irrespectueux du grand art, ne -se gênait point pour couper les meilleurs effets des monologues, et les -plus brillants traits des chansons, par des retentissants «une grenadine -au kirsch! ça fait deux!» ou «un litre de blanc! ça fait trois,» -lesquels suivis immanquablement des «chut!» et des «à la porte!», -vociférés par les auditeurs mélomanes, déchaînaient un charivari plutôt -impropre à la parfaite exécution des chefs-d’œuvre... - -Mais, n’est-ce pas? tout le monde ne peut pas louer la salle de l’Opéra, -et les virtuoses de la Fauvette de Ménilmontant, heureux de faire -apprécier leurs belles voix, n’y regardaient pas de si près. Qu’est-ce -que ça faisait, pourvu qu’on chante! - -C’étaient pour la plupart des petits employés, des ouvriers, des commis -de magasins; quelques jeunes filles aussi, qui domptaient leurs -timidités et jetaient éperdument à la figure du public tous les chats -qu’elles nichaient dans la gorge. - -Les familles de ces demoiselles et les copains de ces messieurs venaient -assister à leurs triomphes, en sirotant des demi-setiers, des canettes -et des liqueurs à l’eau, laissant après leur absorption des petits ronds -poisseux sur les guéridons de fer, jamais nettoyés--ou si peu!... - -Mais ce soir, peste! c’était bien une autre paire de manches que les -soirs ordinaires... Des pancartes, suspendues aux colonnes, proclamaient -que le prix des consommations serait, par exception, majoré de dix -centimes et qu’une quête serait faite à la fin du concert. C’était au -bénéfice d’une infortune que la Fauvette, aujourd’hui, donnait de tout -son gosier! - -Même, outre les sociétaires habituels, _des artistes des principaux -music-halls de Paris_ avaient consenti à prêter leur concours! On -entendrait, dans leur répertoire, l’incomparable comique Lourbillon et -la délicieuse Blanche Mésange, des _Ambassadeurs_! - -Et ce programme n’était pas un leurre! Ces deux illustrations n’avaient -pas fait faux bond. Chacun pouvait les voir, en chair et en os, Blanche -Mésange surtout en chair et Lourbillon plutôt en os, assis, non loin du -piano, à un petit guéridon, et buvant chacun un bock, comme de simples -mortels! - -A ne rien céler, l’incomparable comique Lourbillon, depuis longtemps, ne -daignait plus faire à la capitale l’aumône de son prestigieux génie... -et, seuls, les modestes beuglants de province avaient le bonheur et -l’honneur de le posséder sur leurs planches. - -Quant à Blanche Mésange, les fauteuils vides et les banquettes désertes -des levers de rideau avaient été jusqu’ici, aux _Ambassadeurs_, son -unique auditoire. - -Ce qui, au fond, était injuste, car elle était vraiment jeune, fraîche -et jolie, blonde et grasse, et si elle n’avait point chanté, elle eût -été sans défaut. - -Mais allez donc faire comprendre à une femme qui fait «_mal_» du théâtre -qu’elle ferait «_mieux_» du commerce, ou un métier quelconque! jamais -elle ne vous croira! Ce lui semblera impossible de fabriquer de la -lingerie ou des modes, alors qu’il lui paraît si simple de faire la -petite oie sur les planches! - -Blanche Mésange et Lourbillon étaient les points de mire de cent regards -admirateurs, et vers eux la reconnaissance de tout un quartier montait -en murmure ému. - -Mademoiselle Edmée, une brunisseuse, coiffée d’un canotier de paille -noire, d’une voix suraiguë et d’un geste sans réplique, affirma: - ---Les coccinelles sont couché-é-es, et sauta du perchoir du haut duquel -elle avait sévi. - ---Une autre! une autre! cria-t-on soudain dans un coin. - ---La ferme! fut-il répondu d’un antre angle de la salle. - -Quelques applaudissements assez maigres et des «chut!» plus énergiques -se croisèrent. - -Les bravos partaient surtout d’une table où siégeaient une vieille dame, -qui dégustait une groseille au vin, et un galopin d’une douzaine -d’années qui fouillait dans son nez d’un air pensif. Quant à la personne -qui, impoliment, avait réclamé «la ferme!» c’était une grande bringue en -cheveux, à peu près de l’âge de mademoiselle Edmée, dix-huit ans, et à -qui celle-ci, sans nul doute, avait vendu des pois qui ne voulaient pas -cuire. - -Mademoiselle Edmée, d’ailleurs, ne pipa point. Elle se contenta de -grincer entre ses dents un mot que seul, le pianiste put entendre: mot -qui évoquait tout le Sahara... - -Puis elle déclara: - ---Je ne sais plus rien! et revint s’asseoir sous l’aile de sa mère à -côté de son jeune frère, et tous trois entrèrent en conversation vive et -animée avec des haussements d’épaules méprisants. Fit-elle pas mieux que -de se battre? - -Au reste, la guerre évitée en cette partie de l’assistance éclatait -brusquement dans une autre. - ---Notre camarade Paquet va nous chanter... avait commencé le régisseur. - ---... La peau! c’est pas son tour! hurla tout à coup une voix furieuse. -Et une bagarre eut lieu, au pied de l’estrade, subitement. - -Le camarade Paquet, un gigolo aux grâces boutiquières, en veston court, -col droit et cravate Lavallière, venait de se lever à l’appel de son -nom, mais une grosse main s’abattit sur son épaule et l’obligea à se -rasseoir. - ---C’est à mon tour, à moi, Florent dit «Bat d’Af»! et, ici, c’est chacun -son tour, comme au guichet de la poste! - -Et l’ivrogne--car Florent, dit «Bat d’Af,» était ivre à rouler--se mit à -tonitruer, sans nulle autorisation préalable: - - V’là l’Bat d’Af qui passe! - Ohé! ceux d’la classe! - -C’était un grand diable de polisseur aux biceps comme des gigots de -mouton. Et c’était en vain que le régisseur tapait sur le bois du piano -pour le faire taire: - - Qui qui rigol’ra - Quand la classe, - Quand la classe, - Qui qui rigol’ra - Quand la classe partira! - -continuait-il avec entrain et férocité. - -Blanche Mésange, très effrayée, s’était dressée, toute prête à prendre -ses jupes et la fuite. Lourbillon n’en menait pas plus large, mais on -est un homme, n’est-ce pas? il conservait sa place; seulement il était -devenu vert. - -Cette double attitude illumina d’une inspiration le cerveau affolé du -régisseur. Comme Florent, dit «Bat d’Af», renversait les chaises en la -pantomime échevelée dont il accompagnait son refrain: - ---Regarde, Florent! tu fais peur aux dames! Nos invités vont prendre une -drôle d’opinion de la Fauvette. - -Ces paroles du régisseur calmèrent soudainement l’ivrogne. Il se tut, -tira sa casquette et s’avançant vers la jeune femme, il bredouilla: - ---Respect au sexe! On boucle sa boîte. Seulement, je ne veux pas que -Paquet chante! Si il chante, je le crève! - ---Bon! bon, c’est entendu. Paquet ne chantera pas! Assieds-toi! - ---Je ne tiens pas à chanter, moi! se soumit le camarade Paquet qui -tentait, mais en vain, de redresser son faux-col écrasé. - ---Mesdames et messieurs! dit alors le régisseur, qui s’essuyait le front -avec soulagement,--la parole est à notre camarade Fernand! - -Une triple salve de bravos retentit brusquement, à cette annonce. -L’enthousiasme était unanime et Florent, dit «Bat d’Af», lui-même, -rugit: - ---Oui, oui! Fernand! Fernand! - -Ce fut si spontané, si vif, si emballé que l’incomparable comique -Lourbillon en eut une crispation vexée du menton, et chuchota à Blanche -Mésange: - ---Mâtin! c’est une étoile, ce Fernand! - ---Il est gentil! répondit Blanche. - -Il était gentil, en effet, ce Fernand qui venait d’apparaître sur la -scène minuscule et s’y tenait debout, droit et svelte, sans embarras et -sans pose. Vingt ans, brun, une moustache légère retroussée sur une -bouche saine et bien meublée, l’œil intelligent, le geste aisé, il -n’avait pas encore commencé que déjà tout le monde avait fait silence. -Il n’y avait pas à dire, c’était la coqueluche du patelin! Le garçon -lui-même, arrêtant ses clameurs barbares, attendait, bouche bée, et sa -serviette sous le bras, au bas de l’escalier. - -Ce qu’il fut tout de suite impossible de nier à Lourbillon, c’est que -cet amateur chantait avec une méthode instinctive et une justesse -d’organe naturelle, que lui eussent enviées et que lui enviaient déjà, -là, à l’instant même, des «artistes professionnels». L’incomparable -comique, au reste, ne cacha pas son impression à sa compagne: - ---Il nous jette de la grille, ce crapaud-là! ronchonna-t-il. - -Blanche Mésange lui fit signe de se taire: - ---Laisse-moi écouter! - -Le fait est que c’était un charme d’écouter ce Fernand. - -Ce qu’il chantait? des machines quelconques, _Petits Pavés_, _Petits -Chagrins_, et autres balançoires vibrant, au sortir de ses lèvres, d’une -émotion fine et contagieuse.--Sa voix tendre et prenante enrichissait de -tous les trésors de l’expression la mollasserie des rimes et l’anémie -des mélodies. Quand il eut terminé sa première romance, les -applaudissements claquèrent, et Lourbillon, en personne, élevant très -haut dans les airs ses deux mains compétentes, les choqua l’une contre -l’autre, ostensiblement. - -L’ovation ne fit que grandir, de morceau en morceau; Lourbillon élevait -chaque fois ses mains, mais, à la vérité, il ne produisait pas un -effrayant vacarme en les rapprochant... et ce n’était pas elles qu’on -entendait le mieux: son geste faisait «semblant» de rapporter quelque -chose... il avait le bravo feutré... Les plus grands hommes ont de ces -petitesses! - -Blanche Mésange, elle, prise dans l’enthousiasme universel, criait -franchement «bravo!» et «bis!» et comme Lourbillon, à un moment, -esquissait une moue de supériorité et sifflait: - ---Tout de-même, dix chansons, cela commence à compter! - -Elle lui rétorqua, toute rose d’indignation et tressautante de -conviction: - ---Mon vieux, j’aimerais mieux l’entendre toute la nuit que toi un quart -d’heure! - -Ah! mais!... - -C’était la meilleure des bonnes filles, cette Mésange. Et la plus -honnête! Qu’on n’entende point, par là, cette honnêteté physique dont se -targuent maintes femmes, qui, du reste, n’ont que celle-là: vieilles -filles moisies dans le célibat, à qui leur virginité coriace confère, -croient-elles, le droit d’être méchantes, improbes, criminelles au -besoin; mégères apprivoisées dont la fierté est de n’avoir aimé personne -et de haïr tout le monde. - -De ces femmes dont les âmes sont si vulgaires qu’elles ne considèrent -l’acte d’amour que comme une obscénité, et dont les cerveaux sont d’une -impureté telle, que leur pudeur n’est continuellement mise en éveil que -pour les indécences qu’elles imaginent dans les gestes les plus -bellement humains! - -De ces pauvres femmes honnêtes, fidèles scrupuleusement à leurs maris, -non par tendresse amoureuse où par devoir et conscience, mais à cause de -l’horreur, du dégoût, ou de l’ignorance (et cela est encore pis!) d’une -volupté qu’elles ne ressentent et ne partagent point... Chattes -échaudées craignant l’eau chaude... - -Non, Blanche Mésange n’était pas honnête de cette façon-là, mais elle -était loyale, fidèle et bonne, et si sûre en amitié! - -Et gobeuse! - -Certes, elle aurait plutôt pu aspirer au prix Montyon qu’à la blanche -couronne des rosières; mais, exerçant un métier où la fleur d’oranger -n’est pas de rigueur, elle était de celles dont on dit: «Elle aime avec -Un Tel. Rien à faire.» - -Et il n’y avait rien à faire, en effet. Très largement aidée par «un -ami», le comte Du Puy, sénateur par hasard et marié idem, elle ne -trompait jamais cet heureux législateur, plus généreux d’ailleurs -qu’exigeant. - -Et puis, s’il faut tout dire, tant de vertu n’impliquait pas chez elle -un grand mérite. Grasse, à vingt ans, comme une grosse caille, elle -était paresseuse avec délices, et les béguins, c’est si fatigant! C’est -des tas de tracas, de préoccupations, de pas et de démarches, de -précautions à prendre, de lettres à écrire! Non, décidément, le jeu n’en -valait pas la chandelle. Et Blanche Mésange était très sage.--Pourtant, -en applaudissant le jeune Fernand, quand celui-ci se décida, enfin, à -quitter le tréteau, elle le considéra avec des yeux de sommeil... ou -d’amour; si lourds de Qui sait!... et de Peut-être... et où il y avait -un peu moins de sagesse que d’ordinaire. - -Le vrai, c’est que leurs regards, à tous deux, s’étaient rencontrés, et -qu’elle ressentait tout à coup comme un vif picotement dans le creux du -dos, et qu’elle rougit... - -C’était d’ailleurs à elle de chanter. Elle escalada l’estrade, et envoya -quelques-unes de ses gaudrioles ordinaires: _La Puce; Dis-moi où ça -m’démange_, et obtint un immense remerciement de politesse. On la -rappela, on la redemanda, et elle fut ravie! car, parfaite cabotine, -malgré une certaine intelligence et toutes ses qualités, elle croyait -fermement en son talent de cantatrice et de comédienne et en attendait -la Gloire! O naïve bonne petite Mésange aveugle! - -En fait, elle avait assez de vinaigre dans la voix pour assaisonner les -salades de toute une saison, et articulait à la façon ingénue du phoque. - -Mais elle était des _Ambassadeurs_ (vous pensez!) et avait bien voulu se -déranger pour la Fauvette de Ménilmontant! La Fauvette de Ménilmontant -fit un gros succès à son bon cœur et à sa jolie figure. - -C’était au tour de Lourbillon. L’incomparable comique, encore que tout -ulcéré par le souvenir gênant de son jeune émule, voulut montrer à ce -public ignorant la différence qu’il y a entre un blanc-bec et un maître! -Et, ma foi, comme il avait du métier, et qu’aucune ficelle ne lui était -étrangère, depuis les années et les années qu’il promenait son bâton de -rouge et son blanc gras de Carpentras à Lille et de Brest à Nancy, il -décrocha, avec son menton bleu, sa bouche sinueuse et lippue, ses -grimaces traditionnelles, la timbale, lui aussi, et _enleva_, dans la -gaîté, un triomphe égal à celui que Fernand avait remporté dans le -sentiment. - -Acclamations, fous rires, trépignements, toute la série des symptômes -nerveux, observés, les jours d’orage, à Bicêtre, à Charenton, et autres -asiles de louphoquerie humaine. - -Et les cuillères choquées contre les verres! et les soucoupes heurtées -en cadence! Ah! bon Dieu! «M’as-tu vu à Ménilmontant?» - -Et comme Lourbillon avait l’âme grande, dès cet instant, il pardonna en -son cœur à Fernand! - -Bien plus! il lui vint la fantaisie de le connaître, et, comme la salle -se vidait petit à petit, le concert étant fini (car, naturellement, -n’est-ce pas? c’était lui, Lourbillon, dernier numéro, qui l’avait -clôturé), comme les sociétaires de la Fauvette fermaient le piano, -roulaient leur musique et réglaient leurs consommations, l’incomparable -comique avisa le jeune amateur qui, demeuré assis dans un coin, semblait -le contempler de tous ses yeux. - -Lourbillon prit pour lui cette contemplation qui, de vrai, s’adressait à -Blanche Mésange, en train de mettre son collet devant la glace du fond, -et flatté: - ---Eh bien, monsieur Fernand! tous mes compliments, vous savez! lui -cria-t-il, avec un signe de la main plein d’une auguste cordialité! Et -il ajouta: - ---Montez donc prendre un verre avec nous. On étouffe ici! - -Dans ce sous-sol où vingt pipes, et combien de mauvais cigares, sans -compter les cigarettes, avaient fait rage, l’atmosphère était d’une -épaisseur redoutable. Le garçon, d’ailleurs, éteignait les becs de gaz. - ---Volontiers! acquiesça Fernand, en se levant. - -Tous trois s’engagèrent dans l’escalier en colimaçon. - ---Quelle jolie voix vous avez, monsieur! dit Blanche Mésange qui montait -la première, en se retournant vers Fernand qui la suivait. Les cheveux -blonds mousseux, la bouche rose aux lèvres grasses bien ourlées sur les -dents claires et les grands yeux bleus, très doux, caressèrent de leur -grâce vivante la pensée du jeune homme, vision rapide dans la pénombre -de cette ascension tournante. - -Trois bocks servis, l’instant d’après: - ---Et, avec une voix pareille, qu’est-ce que vous faites dans la vie, -jeune homme? interrogea Lourbillon affable. - ---Sûr! que vous réussiriez au concert! et même au théâtre! appuya -Blanche Mésange avec âme. - -Fernand sourit à la chanteuse. Il haussa légèrement les épaules et -répondit: - ---A la vôtre! Oui, peut-être, si j’étais plus jeune et que j’aie le -temps d’apprendre. Ça m’aurait plu vraiment! Il est trop tard à présent! -Chacun son métier! - ---Et quel est le vôtre, sans indiscrétion? - ---Oh! il n’a rien d’artistique, mon boulot! Je suis tailleur, ouvrier -tailleur, pour être plus exact. Je coupe des culottes, des redingotes et -des jaquettes. A votre service, si vous avez besoin d’un veston, cher -monsieur. - -Blanche Mésange fit la lippe, oh! une mignonne lippe d’enfant boudeur, -et elle murmura, en tapotant des doigts une valse vague sur le marbre de -la table: - ---C’est dommage! - ---Pourquoi? - ---Pour rien! si vous êtes heureux comme cela... - ---Heureux! sursauta Fernand qui s’enflamma tout d’un coup: je ne dis pas -que je suis heureux! Est-ce que nous autres, les travailleurs à gages, -nous pouvons être heureux? Toujours à la merci de la sottise des patrons -qui nous font payer leurs gaffes commerciales et rognent sur nos -salaires quand, par leur faute, leur clientèle diminue! Heureux! Est-ce -qu’on peut être heureux dans une société où l’injustice règne et où les -petits sont éternellement mangés par les gros! - -Il s’animait en parlant, le sentimental «romancier» de tout à l’heure. -Ses yeux noirs s’aiguisaient de pensée, et sa moustache frémissait sur -la ciselure délicate de sa lèvre supérieure. - ---Jeune homme! prononça Lourbillon avec autorité, vous faites de la -politique! - ---Ah! ouiche, j’en ai fait, mais ça m’a passé, et ça n’est pas près de -me reprendre! - -Il donna un coup de poing sur le guéridon. - ---Les hommes sont trop bêtes, aussi! Vous savez... non, vous ne savez -pas, mais enfin vous pourriez savoir qu’il y a eu, voici huit mois à peu -près, une grève des ouvriers tailleurs. A la fin, ces exploités se -révoltaient. Ils demandaient une garantie, leurs places assurées, un -minimum de travail et l’abolition du marchandage! Je peux dire que j’ai -été l’organisateur du mouvement et le porte-parole de tous mes -camarades. Ah! bien, oui! ils m’ont tous lâché au bon moment! et c’est à -grand peine que j’ai pu trouver à me caser, après! Aussi, ni, ni, c’est -fini! J’ai soupé de l’apostolat! - -Blanche Mésange ouvrait sur l’orateur des yeux bleus énormes. C’est -qu’il était épatant, ce garçon-là! - ---Madame, messieurs, il est l’heure. On ferme! vint annoncer le garçon -rompant le charme. - ---Bon, bon! on s’en va! Laissez! fit Fernand, en arrêtant la main de -l’incomparable comique qui se préparait à payer. Il continua: - ---Je suis trop content de ne pas vous avoir trop ennuyé avec mes -chansons pour ne pas vous demander de me laisser en plus le plaisir de -vous offrir quelque chose! - -Sur le pas de la porte, Fernand serra les mains de Lourbillon et de -Blanche. Un fiacre passait à vide. La jeune femme l’arrêta. - ---Au revoir, monsieur Fernand! jeta-t-elle en montant en voiture. Mais -rappelez-vous ce que je vous prédis. Vous serez peut-être un jour notre -camarade à nous! Où veux-tu que je te dépose, toi, Lourbillon? Allons! -grimpe! Au revoir, monsieur;... et les yeux accrochés sur le sourire -éclairé des trente-deux dents blanches de Fernand, Mésange prit dans sa -menotte dodue et lisse la main souple et fine du jeune homme qui -tressaillit au contact de cette gaîne de chair moite et chaude. - -Fernand resté seul regagna vite son logement. Il était une heure du -matin, sapristi! et il lui fallait se lever à six heures. - -Dans le fiacre qui emportait les deux «principaux artistes de -music-hall,» Lourbillon, goguenard, glissa à Blanche Mésange, en -allumant sa cigarette: - ---Hé! hé! dis donc! est-ce que ce ne serait pas le fin pépin qui -pousse... tu l’as beaucoup regardé, ce Fernand? - ---Tu es fou! protesta Blanche. Moi? Tu sais bien qu’il n’y a rien à -faire pour personne! - ---Il ne faut pas dire: «Fontaine...» - ---Tiens, tu m’assommes. Tais-toi. Je dors! - -Elle se rencoigna, en effet, dans le fond du coupé. Mais elle ne dormit -pas. Elle rêva. - - - - -II - - -Boulevard Saint-Denis, presque au coin du faubourg, à deux pas de la -porte Ludovico Magno, c’est le Café de la _Chartreuse_. - -Un café? Sans doute! puisque des garçons en tablier blanc y servent, -quand on les leur commande--rarement!--des consommations; puisqu’on y -voit une caisse et une caissière, des tables, des chaises, des -banquettes et un gérant. - -Mais surtout, c’est la petite Bourse des cabots, le dock de la -miseloque, la halle aux mentons bleus! - -Faces blêmes, aux nez pincés, aux lèvres glabres, bouches molles -grimaçantes, yeux éraillés, pâleurs et maigreurs, angoisse et famine, -odeurs d’estomacs creux et vides, foulards sales cachant du linge usé et -douteux, ce sont les joyeux comiques sans emploi, les rigolos sur le -pavé, les chanteurs, les diseurs et les danseurs excentriques, tous ceux -qui le soir, aux lumières, demain peut-être, en quelque bouiboui, -dispenseront le rire et la joie à un public qui les croit heureux et qui -les envie...! Pitres malades, paillasses moribonds, faites les beaux, -vous aurez du sucre...! Cabriolez sans cesse et recabriolez... c’est -vous la gaîté qui passe! - -Et ils viennent là, chaque jour, à la _Chartreuse_, en quête d’un -engagement possible, à l’affût de l’imprésario providentiel qui entre -dans la boîte, en coup de vent, ayant besoin pour Calais, pour Saintes -ou pour Brive-la-Gaillarde, d’un monologuiste, d’un romancier ou d’une -gommeuse. - -Car il y a les femmes, aussi. - -Pauvres filles! - -Livides, dans la cruauté du grand jour, le sourire comme obligatoire, -fugitif ou figé, rougi au raisin, blafardes de poudre de riz à bon -marché, les paupières bleuies, les yeux en lunettes noircies au crayon, -elles attendent, elles aussi, debout sur le trottoir, le bon plaisir du -barnum qui voudra bien utiliser les restes d’une jeunesse qui file et -d’une voix qui s’éteint. - -En plein hiver couvertes à peine de maigres corsages ou de chemisettes -claires, au cœur de l’été étouffant sous des manteaux de vieilles -fourrures, souvenirs de jours plus prospères, mais toujours casquées de -chapeaux ronds, à plumes tumultueuses ou à rubans ébouriffants, posés -sur des cheveux sauvagement frisottés et brûlés par le fer; parées d’une -bijouterie puérile et désolante! - -Des petits ronds de porcelaine bleue, entourés d’une verroterie blanche, -leur donnent l’illusion d’avoir les oreilles égayées de turquoises et -cerclées de diamants!... Enfantillages! - -Toute cette série de flèches, de losanges, de cœurs Lère-Cathelain -s’étale triste et terne sur les poitrines. Les croissants surtout, les -croissants sont en faveur... Pauvres croissants de toutes ces Dianes -revenues bredouilles et désolées de toutes les chasses, dont l’homme est -bien le dernier gibier! - -Qu’une extrême et méticuleuse simplicité leur irait mieux que tous ces -faux miroirs auxquels ne se prennent plus les alouettes!... - -Leurs teints, couleur de dragée violettement rosée, ne cachent pas sous -les fards les petits sillons creux de leurs soucis, de leur angoisse des -lendemains: leur maquillage, hélas! ne sait tromper personne, il n’est -que la voilette de leurs peines, il n’en est pas le masque. - -Et tous ces fiers efforts de dissimulation stigmatisent sur leurs -bouches vermillonnées la pudeur de la souffrance... et c’est pour cette -pudeur-là, qu’il faut les estimer et les aimer, les braves cabots, et ne -point blaguer aigrement leurs naïves vanités, leurs puérils orgueils, -dans lesquels ils se forgent des compensations! - -Écoutons-les, sans ironie méchante au coin de la lèvre, sans hochements -de tête et sans haussements d’épaules, raconter, fièvreux, leurs -prouesses, imaginer des conquêtes et des triomphes! - -Qu’ils parlent d’eux, qu’ils croient surtout, qu’ils croient longtemps, -longtemps, à leur gloire, à leur talent, et surtout au bonheur -inestimable du succès... Quand ils en auront, ils n’y croiront plus! - -Et tout ce monde, serré à n’y pas laisser tomber une épingle, encombre -le trottoir devant la terrasse du café de la _Chartreuse_. Et ce sont -des rires, des papotages et des histoires! - -Car, ni eux ni elles n’avoueraient pour rien au monde leur détresse, et -tel qui n’a pas mangé depuis la veille midi, narre avec force détails un -souper dont il fut, soi-disant, le boute-en-train, hier, cette nuit, à -l’Américain. Avec des femmes! à la roue! Tandis qu’une énorme brune, aux -chairs croulantes, aux yeux ternes, toute la figure abominablement -lassée et triste, raconte, dans un groupe, qu’elle a refusé, pas plus -tard que ce matin, cinq louis à un vieux dégoûtant qui voulait -l’embrasser en pleine rue: - ---«Tu comprends! je n’en suis pas encore à cinq louis près, -heureusement!» Et patati et patata... - -Mais les conversations ralentissent et tout à coup, une femme crie: -«Tiens! Stellaire qui passe! on répète à l’_Eldorado_!» et toutes de -courir et de regarder, ah! de quels yeux brillants! les heureuses, les -veinardes de la corporation, calées dans leurs victorias, en grand tra -la la de toilette tapageuse, et qui, payées à raison de 40 à 50 fr. par -jour, dépensent 100,000 par an! - -...--En a-t-elle, hein? de la chance, cette Stellaire! Avec sa figure -sabrée, au milieu, d’une fente énorme qui lui sert de bouche, ses yeux -fins, longs et étroits d’angora qui guette.--Une tête de jeune chatte -égyptienne qui aurait quitté les gouttières d’Égypte pour celles de -Montmartre!--Une Cléopâtre de bastringue!--Elle a l’air dégringolée -d’une pyramide et de poser «le profil» pour illustrations de -sarcophages! Piges-tu, dans cent ans, quelle momie!--Les quolibets -s’arrêtent là, car si Stellaire a des envieuses, elle n’a pas -d’ennemies, on la sait gentille et bonne camarade. - -Seule, la mère Cégain ronchonne, elle pense qu’avec l’argent d’une seule -robe de Stellaire, elle aurait tout une garde-robe propre et à la mode -qui aiderait bigrement à son placement dans une bonne petite boîte... au -lieu de cela, elle se crève dans le jour à ses cartonnages, des boîtes à -coller à vingt-cinq sous la douzaine. - -Heureuse encore de les avoir! car, lorsque le carton chôme, les gosses -manquent de tabliers et de bottines; c’est pas ses cachets de 8 à 15 -francs qu’elle attrape tous les dimanches dans la banlieue de Paris qui -peuvent faire face à tout! Son mari, petit employé, ne gagne pas 10,000 -francs par an... et, dame, elle est bigrement contente de toucher tous -les samedis les 25 ou 30 francs de ses petits cubes.--Le dimanche soir, -après la lessive faite du linge d’eux tous, elle file vers les Asnières, -ou les Raincy, débiter, avec succès ma foi, les chansons mises à la mode -par une paire de gants noirs 6 ¾ chevreau glacé de la Scala. Une vraie -brave femme, cette mère Cégain, bûchant, trimant, élevant ses quatre -gosses avec joie et gaîté, la parole leste et gauloise, une Madame -Sans-Gêne alerte, courageuse et vivante comme le faubourg qu’elle -personnifie de si amusante façon. Ah! la digne et brave petite femme! -Elle attendait ce jour-là un arrangeur de concert qui ne vint pas! Six -heures sonnaient à la bedaine du nègre. - -Lourbillon, étendu nonchalamment sur trois chaises,--le derrière sur -l’une, le pied allongé sur l’autre et le bras étreignant amoureusement -le dossier de la troisième,--Lourbillon voyait la vie en rose, à travers -l’absinthe-grenadine de nuance fraise écrasée que le garçon venait de -poser devant lui. - -Lourbillon, du reste, était beau. Beau comme un symbole. - -Mal rasé, en sorte que sa barbe, assez forte, lui sortait de tous les -coins du visage en petites pointes bleues et offensives, la face remuée -et plissée incessamment d’une infinie quantité de tics, qui donnaient à -son masque la perpétuelle agitation d’une figure de singe, il était -chaussé d’espadrilles, et coiffé d’un chapeau haut de forme à bords -plats, cavalièrement incliné sur l’oreille. - -Une énorme cravate écossaise égayait follement son complet beige à -grands damiers. Et, de moment en moment, il laissait de son avaloire -édentée tomber quelques récits et apophtegmes que recueillaient d’autres -privilégiés, mais de moindre importance apparemment, installés dans ses -environs. - ---Monsieur!--proférait-il, en s’adressant à un vieux personnage tout -décrépit, qui se trouvait à sa droite et qui, d’ailleurs, semblait -sourd, car il écoutait béatement sans manifester la moindre approbation -ni la plus petite opposition,--monsieur! quand je chante! c’est un -silence: en entendrait pousser le gazon! - ---Tenez! un soir, à Tours, des jeunes gens,--mon Dieu! je ne leur en -veux pas à ces gamins, ils avaient peut-être bu, et puis, sans doute, -ils ne savaient pas que c’était moi qui chantais...--Bref! des jeunes -gens avaient fait quelque bruit pendant que j’étais en scène. Monsieur, -on a voulu les jeter à la Loire! - -Il fit une pause et ajouta: - ---C’est comme cela que se font les révolutions! - -Mais, tout à coup, cette fois sans s’arrêter à considérer quel effet son -récit avait pu produire sur l’apathique vieillard, Lourbillon se dressa -sur ses espadrilles et d’un moulinet double de ses deux grands bras, il -imita le télégraphe optique, à l’adresse d’un jeune homme, qui, à ce -moment, passait sur le boulevard. - ---Eh! Fernand! Monsieur Fernand! hurlait-il, en même temps, de cette -criarde voix, dont, à l’entendre, il eût entraîné le peuple à des -destinées meilleures. - -Le jeune homme se retourna à ce fracas, reconnut Lourbillon, sourit, et -se dirigea vers le café. C’était bien le Fernand de la Fauvette de -Ménilmontant. - -Toujours svelte, élégant, avec sa fine tête brune. Seulement, il portait -le bras droit en écharpe. - ---Qu’es à co? s’enquit Lourbillon en lui faisant une place à son côté. - ---Peuh! rien! expliqua Fernand, un bras démis, ça n’est pas grave! - ---Mais, cher ami, vous ne pouvez pas travailler avec ça! - ---C’est justement ce qui m’embête, car ce sera encore long à se -remettre, m’a dit le médecin. Et dame! vous pensez, mon patron n’a pas -attendu au lendemain pour me rendre à ma belle liberté! Quand un outil -est cassé, on le jette, pas vrai? Je suis jeté! Et voilà! - -Fernand parlait avec amertume. Il poursuivit: - ---Vous avez de la chance, vous autres! Un bras démis n’empêche pas de -chanter! Moi, c’est la dèche d’ici quelques jours! Et la noire, vous -savez! Allez donc tenir les ciseaux de la main gauche! - -Lourbillon l’interrompit: - ---Avant de vous désespérer, il faudrait voir à voir, jeune homme! Il n’y -a pas que les ciseaux dans le monde, que diable! Vous rappelez-vous ce -que nous disions, Mésange et moi, le mois dernier, à la soirée de la -Fauvette, là-bas, à Ménilmontant? - -Au nom de la chanteuse, Fernand avait légèrement tressailli... Il -frisotta, de sa main libre, sa moustache, comme pour cacher un sourire -involontaire, et répondit: - ---Bah! c’était une plaisanterie! - -Mais Lourbillon s’emballait: - ---Une plaisanterie? Du tout, mon petit! Une voix comme la vôtre, ça ne -se trouve pas facilement! Et tenez! je vais vous faire un aveu. Moi, -Lourbillon! quand je vous ai entendu, j’ai été jaloux de vous! Ah! ça -vous la coupe, ça! - -Et il mit ses pouces dans les entournures de son gilet. Il est certain -que l’argument était décisif! Car on n’en ramassait pas à la pelle, des -artistes dignes d’exciter, ne fût-ce qu’une minute, la jalousie de -Lourbillon! - -Fernand, toutefois, demeurait sceptique. Il avait de la modestie. Et ses -triomphes d’amateur ne lui avaient pas monté la tête. - -Devant trois pelées et six tondus, oui, il pouvait briller, mais devant -un public nombreux, sur une vraie scène, dans une grande salle -illuminée, du haut jusqu’en bas, il sentait bien qu’il perdrait tous ses -moyens. On le chuterait, on le sifflerait, et alors, il ne répondait -plus de lui, il avait le crâne près du bonnet, ça ferait du vilain! - -C’est ce qu’il expliqua tout à trac à l’incomparable comique, avec -beaucoup de franchise. - ---Des bêtises!... riposta celui-ci. Les sifflets qui vous siffleront ne -sont pas encore fondus, cher ami! Eh! mais, en croirai-je mes yeux! -s’interrompit Lourbillon, en se dressant, le chapeau au bout du bras, -agité comme un pavillon. - -Une urbaine aux roues caoutchoutées, drelin-drelinant du grelot de son -cheval, venait de halter devant la Chartreuse, et il en descendait, -empanachée d’un chapeau mirobolant et gaînée de soie claire sous un -collet fanfreluché de dentelles, mademoiselle Blanche Mésange, des -_Ambassadeurs_. - -La jeune femme, qui n’avait encore regardé ni à droite, ni à gauche, -traversa vivement avec des «pardon, monsieur!» et des «pardon, -madame!»--qui provoquèrent d’ailleurs quelques réflexions désobligeantes -(soyez donc polie!)--la foule des pauvres cabots qui vont à pied, et -aborda, comme jadis au palais de Salomon la reine de Saba, au seuil de -la terrasse. - -Alors seulement, elle aperçut le chapeau de Lourbillon et Lourbillon -lui-même, et très vite, sans prêter attention au compagnon de son vieux -camarade: - ---Tu n’as pas vu Garrigou, le compositeur? - ---Garrigou? Non. Il est peut-être à l’intérieur! - ---Je viens lui demander de faire la musique d’une chanson qu’on m’a -apportée. Je vais voir s’il est là! - -Légère, elle pénétra dans le café, eut un bref colloque avec la -caissière et revint: - ---Il n’est pas arrivé, cet idiot-là! J’ai soif, mon petit Lourbillon. Je -boirais bien quelque chose. - -Et elle s’assit, en tapant sur le guéridon du pommeau d’or de son -ombrelle. - ---Dis donc, Blanche... fit alors Lourbillon, en clignant les yeux, ce -qui, croyait-il, lui donnait l’air particulièrement malicieux. - ---Quoi! - ---Tu ne dis pas bonjour à monsieur! - ---Quel monsieur? Ah! pardon, monsieur!... monsieur Fernand! s’empressa -la chanteuse qui devint toute rose. Et elle tendit la main au jeune -homme. - ---Mademoiselle! balbutia celui-ci charmé. Et ils n’en dirent pas plus -long ni l’un ni l’autre. - -L’astucieux Lourbillon savoura un instant ce silence bébête et joli. -Puis il dit: - ---Tu ne sais pas ce que j’étais en train de conseiller à notre jeune -ami? - -Blanche haussa doucement les épaules en signe d’ignorance et regardant -Fernand qui la regardait. - ---Oh! vous êtes blessé? s’enquit-elle avec vivacité. - ---Justement! poursuivit Lourbillon. Il a le bras démis. Son patron l’a -scié. Il va connaître les joies amères de la purée noire et je -m’exterminais le tempérament à lui persuader de lâcher son sale truc -pour le nôtre! - ---Oh, oui! Monsieur Fernand, dites! s’écria Blanche Mésange en sautant -sur sa chaise et en tapant des mains. Et, vibrante d’enthousiasme: - ---Ce serait si gentil! Vous les mettrez dans votre poche, vous verrez! - ---Mademoiselle, vous me tentez! - -La résistance de Fernand mollissait en effet sous le feu des grands yeux -bleus amusés et suppliants. - ---Ah! si... s’exclama-t-il; mais il s’arrêta dans sa phrase en plein -élan. - ---Si quoi? - ---Si je pouvais être engagé dans le même établissement que vous! - ---Là! cria Lourbillon triomphant en se frappant violemment sur les -genoux, le voilà poussé, le fin pépin! qu’est-ce que je disais? - ---Est-il bête, hein? monsieur Fernand? minauda Blanche qui n’en pensait -pas un mot. - ---Je veux dire... se troubla Fernand qui cherchait à rattraper son -audace. - -Du coup, Lourbillon le tutoya. Il sentait la partie gagnée. L’amour, -petit dieu malin, a eu raison de bien d’autres obstacles que la faible -volonté d’un homme. Et il déclama majestueusement: - ---Tu veux dire ce que tu as dit et ce que nous avons tous compris! Et -puis, en voilà assez! Enlevez, c’est pesé! Enfant, tu es des nôtres! -Garçon! à boire! - -Fernand put s’assurer d’un coup d’œil, pendant que l’on remplissait les -verres, que sa franchise ne déplaisait point. - -Blanche Mésange ne parlait plus, et demeurait pensive, la tête un peu -baissée sous son grand chapeau fleuri. Un dernier rayon de soleil -attardé vint caresser un instant la blondeur de sa nuque inclinée, et -Fernand sentit que le sort en était jeté, et qu’il devenait «artiste -lyrique»! - -Pourtant, quelques objections pratiques se présentaient encore à son -esprit. Il confia à Lourbillon: - ---C’est que, cher ami, je n’ai pas d’habit pour débuter, si je débute. -Je possède ce costume-ci et un vieux! Et je n’ai pas d’argent! plus un -rond! - ---Si ce n’est que cela, moi, je... interjeta passionnément Blanche, dans -un sursaut adorable d’offrande. Elle avait relevé le front et, sous ses -cheveux dorés, ses yeux brillaient, heureux. Mais elle n’insista pas et -se mordit les lèvres, très confuse, car Fernand, avec un recul de -protestation, s’effarouchait: - ---Non, mademoiselle, je vous en prie. Pas cela! - ---Poire! professa Lourbillon qui ajouta: - ---Ce détail n’a aucune importance. Si tu es engagé quelque part, ce qui -est inévitable, tu trouveras tout de suite le crédit nécessaire pour te -nipper comme un prince du sang, si c’est ta fantaisie. Ainsi, c’est -entendu, demain... - -Tous trois se levaient, l’heure du repas sonnait au Nègre. - -Les miseloqueux s’étaient peu à peu clairsemés, le boulevard redevenait -praticable devant la _Chartreuse_. - -Blanche Mésange, le bout d’une bottine sur le marche-pied de sa voiture, -s’attardait à serrer la main de Fernand... Ah! le devoir avant tout! -mais le devoir a des tristesses, il fallait se quitter. - -Et Lourbillon poursuivit: - ---Demain, rendez-vous ici, à trois heures de relevée. Tu ne chantes pas -le même genre que moi. Il s’ensuit que l’intérêt personnel n’entrave en -rien mon admiration pour toi, et que je veux être ton parrain dans la -noble carrière des arts! - ---Quel bavard! soupira Blanche. Mais elle ne se plaignait pas trop, car, -durant tout ce discours, elle tenait la main de Fernand dans la sienne. -Une petite femme si raisonnable! Fiez-vous donc aux antécédents! - ---Je te mènerai--poursuivait Lourbillon--chez un agent lyrique de ma -connaissance, Premierdi, faubourg Saint-Martin, à qui tu en boucheras un -coin en lui donnant une audition et qui te fera subito, j’en mettrais -mes dix doigts au feu, engager dans un endroit chic! - -Blanche s’était enfin résignée à monter dans sa victoria caoutchoutée. -Le cocher rendit la main à sa bête. Drelindrelin, fit le grelot. - ---Tâche que ce soit aux _Ambassadeurs_! insista Fernand, prenant congé. - ---Oui! tâche! cria, de loin déjà, Blanche Mésange emportée--drelin, -drelin--au trot de sa belle situation. - -Et Lourbillon, abandonné sur le rebord du trottoir, bon vieux cabot -indulgent, revenu de tant de choses, rigola complaisamment: - ---Ah! les petites canailles! - - - - -III - - -Faubourg Saint-Martin, une maison louche, étroite, haute, de ces maisons -à deux fenêtres en façade qui semblent écrasées entre leurs voisines et -dont la porte, à un seul battant, s’ouvre sur un couloir lépreux, où -s’amorce un escalier humide et sombre aux rampes gluantes, empuanti de -l’odeur des plombs. - -Au troisième étage, une pancarte de cuir noir, tenue par des clous, -porte en lettres blanches cette double enseigne: - - L’ÉTOILE DES CONCERTS - ADMINISTRATION ET RÉDACTION - - _La Sécurité_ - Agence lyrique. - -A travers les murs de torchis, des tumultes étranges sortent de ce -repaire, assourdissant parfois la maison, du rez-de-chaussée aux -combles. - -Mais la concierge est philosophe et n’en a cure. - -Ce sont des hululements pointus de voix de femmes, modulant les notes de -quelque scie en vogue, des tonnerres de basses masculines, roulant, -comme des cailloux qui tombent d’une charrette, les sonorités d’un grand -air d’opéra, et, tout le temps, un pianotage essoufflé, incohérent, sans -cesse interrompu, sans trêve repris. - -Ce sont, aussi, des fracas de querelles, des cris, des hurlements, des -plaintes. Et la dégringolade brusque jusqu’à la rue de gens qui -mâchonnent des injures, tendent le poing, donnent de la canne aux murs -du corridor. - -Mais la concierge ferme les yeux et se bouche les oreilles. M. Premierdi -paye exactement son terme... - -M. Premierdi, en effet, directeur de l’_Étoile des Concerts_, organe -hebdomadaire de l’art lyrique et, concurremment, de l’Agence la -_Sécurité_, n’est pas un bonhomme ordinaire. M. Premierdi fut jadis un -journaliste de haut vol, propriétaire d’un grand quotidien, habitué des -premières, membre de plusieurs cercles, homme politique presque éligible -et homme de lettres presque décoré. Depuis, il a eu des malheurs, qui -n’ont pas abattu sa fierté, mais qui lui ont interdit bien des -ambitions. Pris la main dans le sac dans une affaire de chantage et -condamné par la justice de son pays, il a dû renoncer aux longs espoirs -et aux larges pensées! Mais, merci, mon Dieu! il n’y a pas que cela dans -la vie!... et sitôt sorti du logement ombreux et gratuit que pour un an -les tribunaux lui avaient assigné pour domicile, il a su se retourner -et, plus avisé que Jérôme Paturot, trouver très vite une position -sociale. Il s’est intronisé bienfaiteur des arts, providence des -débutants, distributeur de réclame et marchand de gloire! Et son petit -commerce, à part quelques accrocs, marche très bien. - -Justement, cet après-midi, il se présentait un accroc. Lourbillon et -Fernand, en pénétrant dans le sanctuaire, dénoncés par la sonnette qui -tintait à chaque ouverture de l’huis, en perçurent, tout de suite, une -vague idée. - -Ils se trouvaient dans une petite pièce carrée, lugubre, encombrée de -casiers pleins de brochures, sentant la pipe et la vieille poussière et -qui servait d’antichambre au bureau de M. le directeur.--Pas de meubles; -aux murs, des affiches aux tons gueulards, aux dessins inhabiles -représentant les faces et même les piles des chanteuses en vogue, des -comiques en vedette, aguichant le public des rues par des œillades, des -gestes, des poses engageantes, appels continuels à la foule, qui donnent -aux murailles des airs de faire la retape... - -Le piano s’était tu et l’on n’entendait plus que le manifeste chambard -d’une discussion plutôt orageuse, déchaînée de l’autre côté de la -cloison. - -Des voix gutturales, colères, sauvages, alternaient avec une autre voix, -onctueuse et papelarde. Et de brusques coups de poing appliqués sur des -meubles scandaient la conversation. - ---Zut! dit Lourbillon, il nous embête! Entrons tout de même! - -Dans le bureau de M. le Directeur, la scène était épique. Dix Arabes, en -burnous, leurs poignets bistrés menaçants hors des linges blancs, -vitupéraient, en sabir, Premierdi, lequel, réfugié derrière sa table, -s’essoufflait en explications plutôt confuses. - ---Tiens! les Beni-Ben-Mouctar! s’exclama Lourbillon. Et il expliqua à -Fernand: - ---Ce sont des acrobates tunisiens que Premierdi a fait venir de là-bas. -Ils n’ont pas fait le sou à Paris, et il est probable que Premierdi a -mangé la grenouille et n’a plus l’argent pour les rapatrier! Sale -histoire! C’est qu’ils n’ont pas l’air commode! - -Le chef des Beni-Ben-Mouctar, en effet, un énorme hercule, dans toute la -vigueur de la quarantaine, aux yeux sanglants dans sa figure brune, -vociférait, en désignant d’un doigt maigre le coffre-fort: - ---Toi pris à nous argent pour retour! Dans caisse-là argent! Toi, -rendre, voilà et nous partir! - -Les neuf autres Beni-Ben-Mouctar, appuyèrent énergiquement d’une -approbation du menton l’ultimatum du chef. Ils étaient d’âges -différents. Deux avaient trente ans à peu près, trois autres de vingt à -vingt-cinq ans, puis c’étaient deux adolescents d’une quinzaine d’années -et deux garçonnets de dix ans. Mais, tous, avec les mêmes regards noirs, -fusillaient l’infortuné directeur de la _Sécurité_, agence de tout -repos. - -Et Premierdi était dans ses petits souliers. - -En effet, cet argent, il l’avait touché, parbleu! Il l’avait -soigneusement retenu sur les premières recettes, médiocres pourtant, -hélas! des Beni-Ben-Mouctar. C’était, disait-il, dans leur intérêt, par -mesure de précaution, et pour leur assurer un rapatriement facile. Mais -il devait être loin, cet argent-là, s’il courait toujours! - ---Patron, j’ai une idée! articula soudain, entre haut et bas, une espèce -de colosse blond, qui venait, comme d’une trappe, de surgir de derrière -une portière, drapée au fond de la pièce. - ---Ah bien! c’est une chance. Dites vite! suffoqua M. le Directeur de la -_Sécurité_, qui épongeait son front chauve avec une visible inquiétude. - -Le colosse blond, le premier commis de la boîte, un Américain du Nord, -nommé Smith, cligna de l’œil et répondit: - ---Laissez-moi faire! - -Et avec une insolence de planteur domptant des nègres, roulant ses -larges épaules, et abattant sur la table deux poings gros comme des -melons ordinaires, il commanda: - ---Un peu de silence, la tribu! Tâchez de vous coller le long des murs et -d’attendre tranquillement. On va s’occuper de vous! - -Matés, les indigènes reculèrent, selon l’ordre donné. Lourbillon et -Fernand, adossés, eux aussi, à la cloison, ne pipaient plus. - -Et Smith, entraînant Premierdi dans l’angle le plus sourd du bureau -directorial, explique de bouche à oreille: - ---Voici. Il s’agit de se débarrasser de ce paquet-là, au plus juste -prix. C’est très simple. Vous allez d’abord expédier les chefs de -famille, le vieux-là qui est méchant et qui a appris à parler français, -ce qui est fâcheux, et les deux autres gaillards qui en savent peut-être -plus qu’ils n’en disent. Trois voyages, quoi! Ces trois raseurs -liquidés, on sèmera les autres, facilement. Que le diable m’étouffe si -les boys livrés à eux-mêmes sont capables de s’y reconnaître! S’ils nous -embêtent, une fois les hommes partis, il y a le Dépôt, by God! - ---Parfaitement! parfaitement! acquiesça Premierdi qui souriait -béatement. - ---Seulement, Smith, mon vieux,--objecta-t-il--vous oubliez que le prix -de ces trois voyages, nous ne l’avons pas en caisse! Si on ouvrait en -même temps le coffre-fort et la porte, ça ferait un courant d’air! - ---Bah! fit Smith, la mère des poires n’est pas morte! Tenez, qu’est-ce -que je disais! - -Au seuil du bureau, apparaissait en ce moment, glabre et maigre, un -jeune homme qui, d’une voix peu assurée, demanda: - ---Monsieur Premierdi, s’il vous plaît? - ---C’est moi, monsieur. - ---Le Directeur de l’_Étoile des Concerts_? - ---En personne! répondit Premierdi à qui Smith venait de pousser le coude -avec allégresse. - ---Monsieur, je suis Clodomir, de l’_Européen_, et je viens vous demander -la faveur d’une insertion, annonçant mes débuts dans un genre nouveau -pour moi. Je vais créer une pantomime et je désirerais vivement... - ---Oh! oh! une insertion à l’_Étoile_! comme vous y allez! s’exclama -Premierdi. C’est que nous sommes pleins, vous savez! Il n’y a plus une -ligne à donner. - ---Je serais prêt--déclara le jeune Clodomir avec anxiété--à payer ce -qu’il faudrait. - ---On pourrait peut-être, interjeta Smith, faire sauter l’article sur -Polin, cette fois-ci. Mais dame! vous comprenez, ça vaut ce que ça vaut! - ---Ça vaudra ce que ça vaudra! déclara héroïquement Clodomir. - ---Smith! commanda Premierdi, emmenez Monsieur à la caisse et -arrangez-vous avec lui. Monsieur, c’est bien une faveur que je vous fais -et parce que toutes les tentatives artistiques m’intéressent! -déclama-t-il, pendant que l’Américain entraînait le mime de _l’Européen_ -derrière la portière du fond. - -Les Beni-Ben-Mouctar, impassibles le long des murs, attendaient avec -fatalisme. Ce qui est écrit est écrit!--il était bien «écrit» sur leurs -engagements qu’une somme de... leur serait payée et l’argent n’était pas -venu... Mais à cela près, n’empêchait qu’Allah était Allah! et que -Mohammed était son prophète... - -Premierdi aperçut tout à coup Lourbillon et Fernand, et, cordial: - ---Tiens! Lourbillon, par quel hasard! s’écria-t-il. - ---Je suis venu, cher ami, exposa Lourbillon en s’avançant, vous -présenter un jeune camarade à moi, pour que vous l’entendiez, et je suis -sûr qu’après l’audition, vous me remercierez de vous avoir amené un -numéro de cet acabit. - -Premierdi jaugea Fernand d’un coup d’œil de maquignon. Puis, très bref: - ---Un comique? - ---Non. Un romancier! - ---C’est bien raplapla... - ---Une voix délicieuse! - ---Monsieur!--jeta Premierdi à Fernand, c’est vingt francs qu’il faut que -vous déposiez! - ---Vingt francs! sursauta Lourbillon. - -Fernand se reculait déjà, l’air gêné. Mais Lourbillon le rattrapa par la -manche. - ---C’est à prendre ou à laisser! prononça Premierdi avec flegme. - -Lourbillon tira un louis de sa poche. - ---Je prends!--dit-il,--ou plutôt vous prenez! C’est égal, vous en avez -une santé, mon père Premierdi! - ---Laisse donc, tu me revaudras ça plus tard! souffla-t-il à Fernand.--Il -ne sera pas dit que, faute d’un louis, on aura mis la lumière sous le -boisseau! - -Sous la portière soulevée réapparaissaient Smith et Clodomir. Clodomir, -le chapeau à la main, retraversa le bureau, s’inclina et disparut. Smith -chuchota, ricanant, à Premierdi: - ---Il a payé l’insertion: 50 francs! plus un abonnement à _l’Étoile_ que -je lui ai collé d’autorité: 25 francs. Ça marche! - ---Ça marche! oui! mais pas encore suffisamment. Il faudrait un appoint -sérieux. - -Smith se frappa le front: - ---Patron! l’appoint, je l’ai! seulement, il faut que je vous fasse un -aveu pénible. - ---Un aveu, Smith? - ---Une confession. Voilà, voilà bien deux ans que je n’ai pas expédié le -service de _l’Étoile des Concerts_! - -Premierdi bondit. Les voleurs n’aiment pas être volés. Il foudroya Smith -de ses yeux furibonds. - ---Bénissez le Seigneur notre Dieu, patron! car c’est cette circonstance -qui vous sauve. Du reste, vous n’avez rien perdu. Les abonnés de -_l’Étoile_ ont trop le trac de s’y voir éreintés pour protester. Ils -achètent le journal, voilà tout. Et c’est encore un bénéfice! Mais cela -n’est rien. L’important, c’est que, n’ayant pas envoyé tout ce papier, -je l’ai conservé chez moi! Et il y en a bien douze mille kilos! Depuis -deux ans, songez donc! Ça représente de la galette, douze mille kilos de -papier! Paper is money! C’est le voyage de nos trois Arbicos! Patron, -remerciez-moi. - -Premierdi suffoquait. Mais il ne protesta que faiblement. Il dit: - ---Positivement, Smith, vous m’épatez! Enfin, ce qui est fait est fait! - -Ce dialogue édifiant n’avait pas été sans estomaquer Fernand quelque -peu, mais Lourbillon le réconforta. Et d’ailleurs, quoi! la sagesse -était de ne s’étonner de rien! et c’est pourquoi, quelques instants plus -tard, tandis que Smith emmenait les Beni-Ben-Mouctar, après leur avoir -expliqué à sa manière l’ingénieuse combinaison qui les concernait--le -jeune homme, accompagné au piano par l’universel Premierdi (cet -honorable industriel possédait tous les talents!) roucoula, de sa voix -la plus suave, les meilleures mélodies de son répertoire. L’épreuve -réussit à souhait, et, séance tenante, le vieux crocodile lui fit signer -un engagement au concert des _Bateaux-Fleuris_ (Auteuil-Point-du-Jour). -Dans trois jours, il débuterait. - -Ce n’était pas encore les _Ambassadeurs_! mais tout vient à point à qui -sait attendre... dit-on. Les cent paliers de la gloire se montent marche -par marche... et les phénomènes sont rares qui peuvent enjamber -plusieurs étages à la fois--si ce n’est pour les descendre! - - - - -IV - - -La berge de la rive droite de la Seine, au Point-du-Jour, sous le viaduc -d’Auteuil, n’est peut-être pas un rendez-vous de noble compagnie; mais -elle est, toutes proportions gardées, un charmant séjour, quand même, -pour une foule de gens qui, tout comme les gentilshommes de l’auberge du -Pré-aux-Clercs, doucement y passent la vie, à célébrer le litre à seize -et l’amour! - -Ce paysage nautique et excentrique, Trouville des purotins, plage d’été -pour bourses plates, est égayé de mille attractions diverses. - -L’odeur des pommes de terre frites, l’arôme vespéral des absinthes, les -rugissements des orgues tournants des manèges de chevaux de bois, le -grincement, sous les portiques des gymnases en plein vent, des anneaux -où se balancent les trapèzes et les escarpolettes, la cloche des -bateaux-mouches, le sifflet des trains de ceinture, tout cela se mêle et -se conjugue en un charivari de fracas et de senteurs d’une originalité -brutale. - -Et puis, il y a les «concerts»! - -Ce sont, juste au débarcadère de la ligne Pont-d’Austerlitz-Auteuil, des -séries de bâtisses aux prétentions de chalets, munies chacune d’une -salle de spectacle et d’une scène comportant, s’il vous plaît, rideau, -décors, portants, manteau d’Arlequin, à l’instar de la Capitale, et des -rangées de fauteuils d’où l’on peut, tout aussi bien qu’ailleurs, -applaudir aux inepties en vogue et aux chahuts les plus nouveaux. - -Le concert des _Bateaux-Fleuris_ n’est pas le moindre de ces sanctuaires -artistiques; et, ce lundi-là, jour de gouape et de flemme, de balade et -de rigolade pour le Parisien des ateliers, toutes les travées en étaient -bondées, du parterre aux galeries! - -Fernand, casé en cet établissement par l’astucieux Premierdi, n’avait, -en somme, pas trop à se plaindre pour ses débuts. On ne l’avait pas -déporté dans un désert. - -Aussi, son trac était-il carabiné! et, en attendant son tour de -paraître, regrettait-il déjà, dans la coulisse poussiéreuse, son établi -de tailleur et ses grands ciseaux à étoffes... - -Pourtant, l’excellent Lourbillon, qui, afin de se trouver là, avait -renoncé à un beau cachet pour Mantes (sept francs et le voyage), le -réconfortait de tout son zèle et lui prodiguait les encouragements de -son autorité. Peines perdues! Fernand se sentait les mains moites dans -ses gants blancs tout neufs. - ---Il me semble, confessait-il piteusement au comique, que je ne pourrai -même pas ouvrir la bouche! J’ai les mâchoires serrées, là, au milieu des -joues. - -Mais Lourbillon, haussant les épaules, supérieur: - ---C’est la fièvre d’avant les victoires, parbleu! Henri IV était comme -cela, les matins de bataille! Seulement, lui, ce n’était pas -resserrement, au contraire! Ah! Ah! (on est comique... ou on ne l’est -pas!) - -Mais Fernand ne se déridait pas aux facéties... historiques du camarade. -Tout à coup, drrring! drrring! une sonnerie tinta, la voix de -l’avertisseur cria: «A vous, Fernand!» et légèrement poussé en avant, -avec un affectueux: «Vas-y et épate-les!» le débutant se trouva devant -le trou du souffleur, face aux trois cents faces du public, et vit -brusquement se lever vers lui, comme pour le battre, le bâton du chef -d’orchestre: «Un! Deux! Trois! Partez!» - -Derrière la scène, et les yeux collés à des déchirures de la toile de -fond ou aux interstices des châssis du décor, les cabots de la maison, -hommes et femmes, guettaient leur nouveau compagnon avec la sympathique -attention d’une bande de chats pour une souris égarée dans leur grenier. - -Pauvre souris! Pauvre Fernand! Avec quelle allégresse eût été accueillie -la moindre note fausse! Mais cette joie fut refusée à ces messieurs et à -ces dames. A la fin du premier morceau, une tempête d’applaudissements -éclata dans la salle, tempête à laquelle se mêla, de la coulisse, le -tonitruant bravo de Lourbillon ravi. - ---Qu’est-ce qu’il a, celui-là? Il est fou! grogna l’actuel «romancier» -de la troupe, en se retournant avec mauvaise humeur. Ce cabot se faisait -la tête de Polin, parce qu’il s’appelait Polas, anagramme de son vrai -nom qui était Salop, tout bonnement; et le succès de l’intrus n’était -pas sans lui inspirer quelque inquiétude au sujet de la sécurité de sa -situation. - -Car, au concert comme ailleurs, ce n’est pas le talent qu’on jalouse... -c’est la place et l’argent qu’on prend. La sympathie va plus volontiers -à un grand artiste pauvre qu’à un grand artiste riche... et pas par -compensation ou générosité! Non! au contraire! Il est des gens qui ne -peuvent plus dire du bien d’un artiste dès qu’ils savent qu’il devient -riche! Ce sont de piteux caractères, n’est-ce pas? Mais les hommes se -méfient tellement les uns des autres qu’ils ont inventé des lois et des -règlements de police pour se protéger contre leurs réciproques -vulgarités; ils se savent de petites âmes, de petits cœurs et de petits -cerveaux, alors ils ont fait des juges, des commissaires, des huissiers -et des sergents de ville! Quel aveu! - -Mademoiselle Azemia, la «fine diseuse» (qui confond toujours alibi avec -contretemps et épargne avec épave...), grande fille si plate, si longue, -qu’on l’appelle la «chanteuse à rallonge», répondit d’une voix pointue -comme ses coudes: - ---Tais-toi donc! Tu vois bien que ce monsieur est de la claque! - ---Et toi, de la clique, Bébé! riposta Lourbillon qui avait entendu. - -Mais Fernand avait recommencé à chanter et un «chut!» du régisseur, gros -de menaces d’amende, interrompit ce colloque au verjus. - -Encore une fois le public trépigna d’enthousiasme. Les cannes s’en -mêlèrent. Deux, trois rappels! Il n’y avait pas à dire mon bel ami, la -tape n’était pas accordée! - -Parmi les spectateurs, au cinquième rang, et très emmitouflée dans une -voilette mystère à grands dessins, une dame, dont tout ce qu’on pouvait -affirmer, c’est qu’elle était blonde et potelée, poussait de véritables -cris d’extase et avait retiré ses gants pour produire plus de fracas -avec ses mains nues. Du délire, quoi! - -L’heureux Fernand ne distinguait point ces détails, enivré qu’il était -de sa réussite et les yeux brouillés d’émotion. - -Quand il rentra dans la coulisse, la froideur glaciale des autres -«artistes» put le renseigner, mieux encore que la chaleur du public, sur -l’authenticité de sa victoire. Par contre Lourbillon lui ouvrit ses -bras, comme un père noble à la grande scène de réconciliation, et le -régisseur, le tumulte continuant dans la salle, malgré le rideau tombé, -dut venir annoncer que M. Fernand aurait un deuxième tour de chant, à la -fin de la seconde partie du concert. - -Bravo! bravo! bravo! Rideau! nom de Dieu! - ---Hein? mon fils! la goûtes-tu, la gloire? la goûtes-tu bien? s’emballa -Lourbillon, tout larmoyant. - -Le baryton Polas s’était contenté jusqu’ici de sourire d’un petit air -dédaigneux; mais l’annonce du régisseur sembla soudain l’inciter à une -détermination farouche. Il cracha violemment sur le plancher, et après -avoir presque bousculé Lourbillon et son élève, il s’élança au dehors, -en marmonnant: - ---Attends un peu! J’te vas en fiche, moi, un second tour de chant! - -Car la musique n’adoucit pas toujours les mœurs. Le baryton Polas, avant -de charmer les oreilles des hommes, sur les bords fleuris qu’arrose la -Seine, avait mené la viande aux abattoirs de la Villette. Il avait, -avant l’habit noir et le plastron blanc, porté la veste bleue et le -tablier rouge, et s’était connu boucher avant qu’on le connût chanteur. - -Il avait gardé de nombreuses relations dans son ancien monde, et malgré -l’élégance acquise de ses manières et la parfaite aristocratie de son -langage d’aujourd’hui, il était encore mieux à l’aise avec Bubu de -Montparnasse qu’avec le comte d’Haussonville et préférait le largonji -des loucherbèmes au vain papotage des salons... où les duchesses étaient -des poires... dont il n’aurait pas voulu se payer les pommes!... (O -virtuosité de la langue française!!) Justement, beaucoup de ses amis--il -disait «poteaux» dans l’intimité--exerçaient, à deux pas des -_Bateaux-Fleuris_, sur la berge, une foule de métiers modestes, quoique -lucratifs: le bonneteau, la passe anglaise, la rouge et la noire! - -D’autres camarades à lui, trop beaux pour faire quelque chose, venaient -souvent, le lundi, et les autres jours aussi, du reste, villégiaturer -dans ces parages. Et Polas songeait que ces messieurs n’avaient pas -leurs pareils pour organiser un boucan, souffler dans des clefs forées, -et chiper aux pattes une réputation naissante. - ---Ça sera rare--marmonnait l’ulcéré gentleman, longeant le fleuve, en -sifflet, tube et escarpins--si je ne dégote pas par là le gros Victor et -sa tierce! - -Le gros Victor et sa tierce, c’est-à-dire cinq ou six de ses copains, -étaient en effet, non loin du viaduc, dans le fossé des fortifications, -allongés le ventre dans l’herbe et la cravate lâche, se laissant vivre! - ---Tiens! ce vieux Salop! - ---Polas! - ---De cœur! - ---Il passe, et repasse! - ---Et le voilà! - -Le baryton des _Bateaux-Fleuris_ expliqua sans plus tarder «ce qui -l’amenait». Il y avait un sale petit _type_, avec une voix de -grenouille, qui voulait lui soulever sa place au concert. Il fallait, -dare dare, aller lui faire ramasser la pipe--lui, Polas, se chargeait de -placer les frères mirontons!--et chuter ce Fernand de malheur, de façon -à lui ôter pour toute sa vie l’idée et le goût de montrer sa viande sur -les planches! - -C’est ainsi (tout se recommence!) que les amis de Pradon montèrent jadis -une cabale contre la _Phèdre_ de Racine. - -Dix minutes après, les amis de Polas étaient à leur poste, assis en rang -d’oignons sur des chaises supplémentaires. La pancarte, à droite de -l’orchestre, glissée dans sa rainure par la main experte du -contrebassiste, annonça: Fernand! et un murmure flatteur courut dans -l’auditoire. - -Fernand parut, on applaudit. - -Mais alors, le gros Victor émit tout haut cette appréciation: - ---Oh! la! la! c’tte gueule! - -Et derrière lui, la tierce approuva en chœur: - ---C’qu’il est moche, c’t’outil-là! - ---Assez! taisez-vous! la ferme! protestèrent cependant plusieurs -spectateurs furieux et scandalisés. - -Mais la plus furieuse et la plus scandalisée, c’était la dame blonde et -potelée du cinquième rang des fauteuils. Elle avait brusquement relevé -sa voilette mystère, et foudroyait de ses yeux bleus (les yeux bleus de -Blanche Mésange en personne) l’impertinent gros Victor. - -Et comme celui-ci, roulant les épaules, demandait en goguenardant à ses -interpellateurs: - ---Quelle ferme? - ---La vôtre, espèce de barbeau! glapit, exaspérée et toutes griffes en -avant, l’admiratrice de Fernand. - -Dès lors, ce fut réglé. Si le baryton Polas avait grandi à la Villette, -la divette Blanche Mésange avait poussé à Charonne, Aussi le gros Victor -en prit pour son grade. Soutenue et encouragée par la salle tout -entière, la douce enfant lui vida sur la tête une hottée d’épithètes -choisies. Et la ritournelle de la chanson de Fernand n’était pas encore -terminée, que les cabaleurs, expulsés par l’indignation générale et la -menace universelle, étaient obligés de décamper, non sans avoir encaissé -quelques bourrades. A la porte! à la porte! les marlous! - -Et Fernand chanta, n’ayant perçu de cette exécution sommaire, qu’un -léger brouhaha et sans avoir vu--l’ingrat!--la vaillante paludine, -championne de sa gloire! - -En revanche, le gros Victor, lui, l’avait bien regardée, pour la -reconnaître au besoin, et le besoin s’en faisait sentir! On allait y -secouer les puces, à cette paillasse-là! A-t-on jamais vu une morue -pareille! Et dessalée, oui! avec ses belles fringues! Attends un peu! - -Ce langage, pour n’être pas celui des cours, est indiscutablement celui -des Ponts... - -Aussi, quand le concert prit fin et que Blanche Mésange, discrètement, -se dirigea vers l’embarcadère, car il n’entrait pas dans son plan de se -faire reconnaître par Fernand,--elle était venue là, est-ce qu’elle -savait seulement pourquoi? et si elle s’en doutait, se l’avouait-elle? -Non, bien sûr!--il y eut tout à coup une poussée dans la foule, et la -chanteuse se trouva instantanément entourée par une dizaine de voyous en -tricots marrons, bouchers le jour et rôdeurs la nuit, de filles en -cheveux, dont la coiffure à la chien ne varie en rien, qu’elles soient -du White Chapel de Londres, du Bowery de New-York, ou des Fortifs -parisiennes--pour quelle raison se coiffent-elles toutes -semblablement...? Est-ce une enseigne internationale?--gigolettes et -gigolos, dont les propos grossiers, cyniques, s’abattirent sur elle, dru -comme grêlons. - -Éperdue, Blanche tournait sur elle-même, tentant vainement de forcer le -cercle de ses persécuteurs. Et déjà les mains devenaient brutales, les -yeux mauvais et les mots plus boueux, quand soudainement, à droite, à -gauche! pan! pan! deux coups de poing providentiels abattirent deux des -malandrins; Blanche fut débloquée et vit à ses côtés, s’escrimant -vaillamment du biceps et du jarret, Fernand et Lourbillon. - -Ils passaient, gagnant eux aussi le bateau, lorsque ce rassemblement -insolite avait attiré leur attention, et qu’à leur immense stupeur, ils -avaient d’un coup d’œil reconnu, en péril, leur jolie camarade. Tous -deux s’étaient compris d’un regard et avaient immédiatement couru sinon -au canon, du moins aux gnons! - -Surpris d’abord, le gros Victor et sa tierce s’étaient vite remis -d’aplomb, et quoique Lourbillon et Fernand fussent assez robustes, l’un, -plus très jeune, et l’autre, avec son bras à peine remis, devaient -fatalement succomber, malgré l’appui que leur prêtait, à grands coups -d’ombrelle dans les figures, Blanche Mésange qui, en même temps, ne -cessait de crier: «Au secours! A l’assassin!» d’une voix qu’on entendait -certainement jusqu’à Grenelle! - -Inutile de dire que les badauds, dès les premiers coups, s’étaient -héroïquement dispersés, selon le principe du bourgeois parisien «qu’il -faut laisser ces gens-là régler leurs affaires entre eux!» - -Heureusement les clameurs de Blanche avaient été entendues sinon à -Grenelle, du moins à Auteuil, car, tout à coup, six agents -dégringolèrent l’escalier du pont avec un grand bruit de bottes. - ---Vingt-deux! hoqueta un des combattants, et, comme un vol de moineaux, -la bande s’éparpilla, pfut! et disparut. Deux corps restaient pourtant -étendus sur le terrain: Fernand, qui au dernier moment de la bataille -avait reçu, au côté, un formidable coup d’os de mouton, et le gros -Victor, lequel, ayant avalé avec son œil gauche le bout de l’ombrelle de -Blanche, s’était évanoui de douleur et n’avait pas repris connaissance. - -Chez le commissaire, on s’expliqua. Le gros Victor fut dirigé sur -l’infirmerie du Dépôt. Son compte était bon! Quant à Fernand, il avait -une côte enfoncée. État grave nécessitant des soins. «A l’hôpital!» -ordonna le magistrat. - -Mais, à ce mot, Blanche Mésange bondit. - ---Jamais, monsieur le commissaire! Si vous m’y autorisez, j’emmènerai -monsieur chez moi, voilà tout! - ---Hem! hem! fit Lourbillon, discrètement. - -Le commissaire sourit: - ---Si personne ne voit d’inconvénient à cela, mademoiselle, moi, je vous -y autorise pleinement. - ---Oh! merci, monsieur le commissaire! - -Blanche était dans le ravissement, le _rôle_ d’ange gardien et de sœur -hospitalière l’emballa pour la jolie préface qu’il allait mettre au -roman d’amour qu’elle pressentait inévitable entre elle et Fernand... - -Dans le fiacre qui les ramenait au pas, à Paris, Lourbillon, assis sur -le strapontin et qui regardait la tête pâle de Fernand presque inanimé -retomber sur l’épaule de la jeune femme, dit, tout à coup: - ---Ah! ça! mais c’est très joli, tout ça! Mais comment va le prendre ton -sénateur? - -Elle réfléchit une minute, et ajouta: - ---Il ne le prendra pas... il le laissera! - ---Mais c’est la dèche pour toi, ça, ma fille, sursauta Lourbillon. - ---Eh bien? Et puis après? fit lentement Mésange. - - - - -V - - -L’abat-jour rose de la lampe estompait de langueur le profil amaigri de -Fernand, couché dans un grand lit aussi large que long, sous une -courtepointe de satin et sur des oreillers fanfreluchés de dentelles. - -Blanche Mésange entra sur la pointe des pieds, en peignoir, en -pantoufles, et les cheveux défaits. Un petit cartel, sur la cheminée, -sonna dix heures. - -La soirée était silencieuse. A peine si, à travers les épais rideaux -fermés des fenêtres, le bruit d’un roulement de voiture, de loin en -loin, montait. - -Mésange était là... hypnotisée par les mains de Fernand, qu’il avait -telles qu’elle les aimait... longues, moelleuses et fines, les doigts -ronds, effilés, les ongles durs, brillants et bombés, dont Mésange avait -fait une toilette minutieuse pendant les sommeils profonds du blessé... -Que ces mains lui plaisaient! Comme elle en pressentait la joie sur sa -chair d’amoureuse, le frisson sur sa nuque!... Comme elle en devinait -les timidités impatientes, les indiscrétions, les caresses lentes, les -souplesses chaudes et moites, les contacts affolants!... Car, il y a des -mains d’amour comme il y a des chairs d’amour, des mains si -voluptueuses! et les doigts voluptueux sont les baisers du bout des -bras... des mains froides aussi... des mains gaies, tristes, grotesques, -comiques, tragiques! poilues, velues comme des araignées et des pattes! -des mains spirituelles et des mains bêtes, bonnes et chipies, et -sympathiques et antipathiques, des mains si tendres!... et des mains si -dures! des frôleuses et des chastes, des mains combattantes, des mains -résignées de victimes, dolentes et ouvertes, comme celles de la statue -d’Élisabeth d’Autriche, à Salzbourg; des mains de croix, des pauvres -mains de martyre qui pressentent le clou, des mains si faibles, si -pitoyables qu’elles auraient dû désarmer les doigts féroces, formidables -et fermés, les doigts bougeurs des assassins et des marlous... - -Comme les bouches, les doigts ont leurs mystères... leurs attirances... -et leurs secrets, et Mésange, immobile et comme fascinée, admirait aussi -les lèvres de Fernand, en observait le sourire d’émail, la ligne arquée, -ronde et lisse, la muqueuse humide et rouge, ombragée d’une petite -moustache. Ah! la belle bouche! Jeune et fraîche, aux ivoires intacts, -propres et sains! - ---Des dents aussi belles que les miennes, pensait Mésange... et sa -volupté, latente jusqu’ici, s’éveillait, irritée, aiguë, devant cette -bouche tentatrice, qu’elle pressentait amoureuse et gourmande, éclairant -le visage de Fernand d’un étroit soleil d’émail luisant et vivant!... -Cette fois, vous êtes amoureuse, Mésange!... - ---Quelle différence entre ces lèvres-là et certaines autres bouches... -Celles en biais des ironistes méchants et des voyous, gicleuses de -rosseries et de crachats; bouches lippues et saignantes des fêtards et -des impudiques; bouches cracheuses, postillonneuses; bouches à tout -faire des hommes prostitués, bouches à baves épileptiques, bouches -avachies et puantes des piliers de cafés, mangeurs de fumée et buveurs -d’alcools, rappelant le port de Marseille en temps de peste! -Ameublements de gencives, cassés, pourris, noirs, jaunes, nauséabonds! -et qui, c’est inimaginablement vrai, trouvent quand même d’autres -bouches de bonne volonté, pour les respirer et les aimer, sans autre -charité humaine que le plaisir qu’elles y trouvent! Amour de la charogne -et de la pestilence! Mais les femmes n’ont ni goût, ni dégoût, a dit -Théophile Gautier! Et les hommes, nés malins, sont parvenus à leur faire -croire qu’ils ont le droit d’être salement laids! et les bétasses ont -gobé cela! Ah! les roublards! - -Fernand fit un mouvement et ouvrit les yeux. - ---Comment vous trouvez-vous? Avez-vous bien dormi? interrogea la jeune -femme en se penchant tendrement sur lui. - ---Ah! soupira Fernand, avec un sourire de reconnaissance; mon sommeil a -été bon, mais mon réveil est meilleur encore puisque vous voici! - -Il prit la main de Blanche et la baisa. Puis tous deux se turent. Et le -tictac de la pendulette, seul bruit vivant dans la chambre, sembla, -durant un instant, rythmer le battement de deux cœurs. - -Il y avait huit jours que Fernand, recueilli, soigné, dorloté par la -chanteuse, vivait là, dans l’appartement où on l’avait transporté après -la «bataille-du-Point du Jour», comme disait Lourbillon, volontiers -grandiloquent. - -Le pauvre garçon avait été sérieusement meurtri. Le médecin, pour -réduire la fracture d’une côte, dûment rompue, avait dû multiplier ses -visites. Mais, plus que toutes les ordonnances de cet homme de science, -la sollicitude passionnée de la garde-malade avait efficacement agi. - -Blanche laissait complaisamment sa main sur les lèvres de son blessé, et -nulle raison ne militait pour que cette caresse prît fin, quand un léger -coup fut frappé à la porte. - ---Entrez! qui est là? - -La tête de la bonne, effarée et sournoisement égayée tout ensemble, se -montra dans l’entrebâillement de l’huis. - ---Eh bien! Charlotte, quoi? qu’est-ce que c’est que cette figure? Le feu -est à la maison? - -Charlotte répondit: - ---Madame! c’est Monsieur! - ---Ah! c’est Monsieur? Et puis après! Qu’il entre! - ---Monsieur attend madame dans le salon. Il a dit comme ça qu’il ne -voulait pas déranger madame! - -Elle s’inclina sur Fernand qu’elle reborda avec un soin maternel: - ---A tout à l’heure, ami. Soyez sage! Ne remuez pas, le docteur l’a -défendu! - -Le sénateur, confortablement écroulé sur un fauteuil crapaud, lisait la -dernière heure du _Temps_, la face bouleversée entre la correction -poivre et sel de ses favoris sérieux. - -Il se leva galamment à l’apparition de sa bonne amie; celle-ci, gênée à -l’idée qu’elle allait peut-être lui faire une grosse peine à cet homme -attentif, correct et respectueux--sait-on bien jamais, après tout, quand -un homme vous aime ou ne vous aime pas? et si c’est quand il le montre -ou quand il le cache, qu’il tient le plus à vous?--Mésange, intimidée, -attendait qu’il parlât le premier. - ---Voici une semaine que j’ai reçu votre lettre, ma chère amie... Alors, -vous croyez qu’il me suffit de savoir que vous avez généreusement ramené -chez _nous_ un jeune homme, blessé dans une rixe au Point-du-Jour, et -que, depuis, vous vous révélez une véritable sœur de charité, dosant les -juleps, sucrant les tisanes, couchant sur un lit pliant pour que votre -hôte soit plus à son aise dans... notre lit! Je le reconnais, c’est fort -beau et je m’incline. Notez que je ne vous demande pas ce que vous étiez -allée faire au Point-du-Jour, qui n’est pas, que je sache, un endroit -fréquenté par la meilleure société... ou le monde élégant? Tant que -votre jeune homme a été malade, votre bon cœur a eu raison; mais, à -présent que ce malade est presque bien portant, il me semble que votre -cœur exagère... Ce n’est plus de l’assistance publique, ma belle enfant, -c’est de l’hospitalité de nuit! Allez-vous le laisser partir? Non! Vous -le gardez? Tout comme le Guritan de Ruy Blas (vous devez connaître cela, -chère, c’est du théâtre!) je ne suis plus d’âge ni d’humeur - - A disputer le cœur d’aucune Pénélope - Contre un jeune gaillard si prompt à la syncope. - -Et je préfère m’effacer discrètement au lieu de m’obstiner sottement. Je -garderai, chère mignonne, un souvenir exquis de votre grâce, et j’espère -que vous voudrez bien vous rappeler quelquefois que je fus pour vous un -ami fidèle, affectueux et dévoué, qui... - -Blanche ne lui en laissa pas dire davantage; éclatant en sanglots, elle -lui prit les deux mains et gémit: «Pardon, pardon, oui, vous avez été -très bon, très tendre...» et dans un grand haussement d’épaules, -accablée, elle ajouta: «Mais c’est plus fort que moi, plus fort que -tout, j’aime cet homme depuis le premier jour où je l’ai vu, je suis -hantée par son visage, et puisque la fatalité l’a jeté sur ma route, je -veux suivre ma destinée et l’aimer à mon aise. Je vous ai écrit -l’aventure qui l’a amené chez moi, je ne me serais pas donnée à lui -étant encore à vous... Je vous rends votre liberté, je reprends la -mienne, toute secouée de voir la peine que révèlent vos traits, mon -pauvre ami... Séparons-nous... mais loyalement du moins.» - -Le vieillard avait la main sur le bouton de la porte. Il répondit -doucement:--Un bon baiser, ma petite Blanche... Voulez-vous? du bonheur -je vous souhaite, mon enfant, car vous voilà partie pour une destination -inconnue! Bonne chance! ménagez votre jeunesse, petite amie... ça part -si vite! - -Et il disparut, laissant la chanteuse debout, bouleversée, au milieu de -son salon, si troublée, si émue, que vaguement inquiète et très -certainement peinée, elle murmura: Mon Dieu, ne me punissez pas! - -Vivement elle courut vers sa chambre. Mais une stupeur la cloua sur le -seuil. - -Fernand, déjà chaussé, s’habillait péniblement. - -Blanche clama: - ---Ah! ça, qu’est-ce qu’il y a! Vous êtes fou, vous! - ---Non, mademoiselle. Et je vous demande pardon de ne pas avoir compris -plus tôt l’embarras où je vous mettais! Les paroles de votre bonne m’ont -fixé, et je m’en vais. - ---Ah! non, alors! pas de bêtises! sursauta Blanche. Elle se tourna vers -la porte, poussa le verrou, puis s’élançant vers Fernand, elle l’assit -d’autorité dans un fauteuil et commença à le redéshabiller; et elle dit, -très rouge et les yeux tendres: - ---Il n’y a plus d’embarras: les embarras, c’était tout ce qui n’était -pas vous! et tout ce qui n’était pas vous est balancé. Vite, au dodo, -monsieur! appuyez-vous sur votre garde! - -Et, comme Fernand, ahuri, sans volonté, dans un ravissement anémique, -reposait sa tête sur l’oreiller, tout à coup, brusque et presque -brutale, dans un élan de toutes les forces jeunes de son cœur et de sa -chair, la jeune femme se précipita sur cette tête, sur ces lèvres pâlies -et dans un long, un profond baiser: - ---Essaye un peu, pour voir, de t’en aller d’ici à présent que je puis -t’aimer de toute mon âme! prononça-t-elle... Et, son peignoir glissé en -rond à ses pieds, ses mules et ses bas jetés par la chambre, d’un bond, -comme une grande chatte blonde, elle se mit au lit... - -O logique des femmes! cinq minutes avant elle lui recommandait de ne -point bouger!!! - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Lourbillon arriva un matin pour déjeuner avec une figure -extraordinairement rayonnante sous son tube à bords plats. Depuis les -changements survenus dans la vie sentimentale de la chanteuse, il avait -contracté la douce habitude de venir, au moins quatre fois par semaine, -«picorer chez ses tourtereaux». - -C’étaient bien, en effet, ses tourtereaux. Leur bonheur était son -ouvrage et il leur infusait généreusement, à l’un comme à l’autre, son -âme de vieux cabot flemmard et sans scrupules exagérés. - -La convalescence de Fernand s’allongeait avec délices, dans la paresse -des grasses matinées après les nuits amoureuses, la griserie des petits -verres de chartreuse et des cigarettes innombrables, après le café, sur -la table non desservie, où, parmi les serviettes jamais pliées, les -soucoupes servaient de cendriers. Peu à peu, dans cet acagnardement de -volupté et de gourmandise, les quelques principes de morale courante que -son éducation première avait laissés à Fernand se dissolvaient mollement -au fond de lui-même. Après tout, quoi? Mésange et lui ne faisaient de -mal à personne en s’aimant. Et quand les derniers billets bleus du baron -se seraient évaporés, eux aussi, comme la fumée des nazirs, eh bien! -est-ce qu’il n’avait pas assez de talent, lui, Fernand, pour conquérir -les gros cachets et rendre au centuple à Mésange l’argent qui filait en -ce moment? - -Et puis, Fernand, comme fils du peuple, c’est-à-dire comme homme droit -et sans détours, ne vivait pas à la lettre «Le Code des considérations -puériles et malhonnêtes», à l’usage de ceux qui font pour les moralités, -un manuel «Passe-partout», et notre ami pensait que Mésange partageait -avec lui!--et combien généreusement--des choses autrement rares, fines -et précieuses, que ce vulgaire argent! Seulement, voilà: on peut, -paraît-il, prendre d’une femme sa chair, sa jeunesse, sa beauté, sa -santé, sa vie même (sait-on jamais où mène l’amour?...) fondre avec le -sien son cœur et son corps; mais accepter qu’elle partage ses ronds de -cuivre, d’argent et d’or semble être du dernier muflisme; c’est, du -moins, le paragraphe le plus essentiel du catalogue des immoralités -sociales édité par une société sévère, qui souvent, du côté des femmes, -joue de l’adultère comme de l’éventail, et qui, du côté des hommes, -l’accepte comme l’arrangement de tous les arrangements. La vérité, c’est -que si les hommes ont décrété _mal_ d’accepter l’argent d’une femme -qu’on aime, c’est parce que c’est la seule chose qu’ils pourraient lui -rendre... - -Mais l’ancien ouvrier tailleur ne doutait plus des hautes destinées qui -l’attendaient. Et ce fut sans le moindre étonnement qu’il entendit, ce -jour-là, Lourbillon lui crier dès le vestibule: - ---Fils! je t’apporte la fortune dans les plis de mon veston! La mère -Langlet veut te voir et t’entendre. Je lui ai parlé de toi, je t’ai -chauffé à blanc, elle t’attend demain pour une audition! - ---La mère Langlet! - ---Oui, fils! rien que cela! la patronne de la _Cella_ et du _Colorado_, -les deux plus grands concerts de Paris, des boîtes tout en or! Je te -l’avais bien dit, que tu les dégoterais tous! - -Fernand sourit sans répondre. - ---Tu ferais bien, d’ici à demain, mon chéri, de répéter un peu trois ou -quatre chansons. On n’a pas beaucoup travaillé, nous deux, tous ces -temps-ci! hasarda Blanche. - ---Peuh! répondit Lourbillon, est-ce qu’une voix comme la sienne s’abîme? -Pas plus qu’un diamant ne s’éraille, qu’une eau courante ne se ternit. - ---Ce bon Lourbillon! - ---Ah! et puis, il y a quelque chose d’excellent. Je ne sais pas qui a -raconté à la vieille ton histoire avec Mésange, en ajoutant que tu étais -joli, joli garçon! Alors, tu conçois, elle t’attend comme le Messie, sur -un gril, et l’eau à la bouche!... - ---Ah... demanda Fernand en frisottant sa moustache... est-ce que?... - ---Probable! Oh! la chair fraîche ne lui déplaît pas. Au contraire. - ---Enfin, quelle bonne femme est-ce, au juste? - ---La mère Langlet? c’est tout ce qu’on veut. C’est une chose énorme, la -baleine de Jonas, une tour qui marche. Avec ça, une veinarde à qui tout -réussit! Et qui connaît son affaire! Mon petit, ça n’est pas bien sûr -qu’elle sache lire, mais elle mettrait tous les auteurs dans sa poche -pour son flair de la chose à succès, du machin qui portera, enfin tu la -verras! Tu l’épateras probablement; mais elle t’épatera aussi. -Seulement, ne te laisse pas avaler par la baleine! - ---J’irais lui arracher sa perruque! déclara Blanche. - ---Toi?--Et Lourbillon haussa les épaules avec philosophie; elle te -boufferait par-dessus le marché! - -Le lendemain, à trois heures, Fernand, conduit par Lourbillon qui ne le -quittait plus, était introduit dans la régie du _Colorado_, en présence -de Madame Langlet. - -Celle-ci, tassée derrière une table couverte de papiers, de morceaux de -musique et de brochures, accueillit le jeune homme par un: - ---Ah oui! c’est vous, le merle blanc! qui ne laissa pas que -d’interloquer légèrement le débutant. Puis, étendant une main aux doigts -énormes chargés d’un fonds de bijouterie tout entier, vers un piano qui -disparaissait à moitié dans l’ombre de la pièce, mal éclairée par une -seule poire électrique: - ---Mettez-vous là près de la commode. Vous avez votre musique? Bon. On va -vous accompagner. Allez-y. - -Et tandis que Fernand commençait, elle se mit, à gros traits de crayon -bleu, à balafrer des manuscrits qu’elle avait devant elle... C’est une -manie, connue, des directeurs de théâtre, que de ne pas prêter attention -à l’artiste qu’ils brûlent d’engager; ils comptent l’intimider, et -l’avoir à meilleur compte, cela fait partie du stock de leurs trois -mille petits trucs d’habileté malhonnête... - -Fernand se tut. La directrice releva vers lui sa tête bestiale, large, -aux cheveux teints au henné, et qu’empanachait un énorme chapeau de -paille rouge à plumes noires, jetant ombre sur sa figure couleur -aubergine. - ---Nous signerons le traité quand vous voudrez! Ça va, prononça-t-elle. -Puis le regardant, le détaillant plutôt comme un étalon au Tattersall, -elle marmotta: - ---C’est vrai que vous êtes beau garçon! Dites donc! Elle ne doit pas -s’embêter, la petite Mésange. Est-ce qu’elle en laisse un peu pour les -autres, hein? - -Fernand rougit. Mais déjà, la grosse femme le congédiait: - ---A jeudi, deux heures, pour les clauses à débattre! Entendu, hein! -Bonsoir. - -Deux jours après, Fernand rapportait en poche un double traité engageant -Mésange avec lui. Il avait exigé--les prétentions poussant vite aux -«vedettes,»--que sa maîtresse fît, à ses côtés, partie de la troupe. - ---Bon! bon! je cède!--avait grogné la mère Langlet--mais vous verrez, -mon garçon! Vous avez tort de vous embarrasser d’une femme! Toutes les -femmes, ça n’est quelquefois pas assez, mais une femme, c’est toujours -trop!... - - - - -VI - - -Les Langlet avaient une fille, mademoiselle Étiennette Langlet, seize -ans, une jolie brunette aux yeux verts, aux cheveux bouclés, avec une -bouche un peu large dont le sourire en disait long... - -Mademoiselle Étiennette était guettée, comme la poule par le renard, par -M. Antonin Mariol (le dernier et le plus chic échantillon de la famille -Langlet). Et comme il la guettait, il l’eut. - -En était-il, de cette famille, Antonin Mariol? Mystère! - -Neveu? cousin? on ne savait. Mais il était né à la grande vie parisienne -en même temps que les Langlet, dont il était le factotum obligeant, -l’employé indispensable, le successeur fatal, l’allié futur, le cerveau, -la main droite--et la main gauche par surcroît. - -Antonin Mariol avait vingt-cinq ans. C’était un exquis garçon, tout de -charme et de souplesse, cordial et perfide, d’une intelligence, disons -commerciale, avec cela très obstiné. Le coup d’œil juste, l’exécution -habile, il était le sens pratique incarné. La prospérité toujours -croissante des établissements Langlet était due beaucoup à son -initiative. Expert en publicité, artiste en réclame, il eût fait salle -comble en plein Sahara! - -Le moyen de ne point accepter tout d’un phénix pareil! - -C’est devant Antonin Mariol que Fernand et Blanche Mésange durent -comparaître, quelques jours après leur engagement au _Colorado_. La mère -Langlet avait tenu à ce que son confident jugeât par lui-même les -nouvelles acquisitions. - -Encore une fois, dans le bureau sombre de la régie, l’audition eut lieu. - -Blanche Mésange, numéro sans importance, détailla, la première, ses -petits couplets. La voix était de vinaigre, mais les cheveux de miel, et -le teint de lait. La mère Langlet fut intéressée. - ---Elle est mignonne tout plein, cette petite! fit-elle. - ---Une seringue! déclara tout bas Mariol, très calme. Puis il écouta -Fernand avec attention. - -Il fut séduit. Vraiment, l’organe était délicieux, la diction nette, la -grâce personnelle indéniable. Ce garçon-là ferait de l’argent! Il aurait -la vogue de Denailleul auquel les femmes envoyaient des fleurs, des -lettres, des billets doux et qui perdit sa voix et ses jambes à courir -aux rendez-vous de ses admiratrices! Il avait débuté dans la rue, au -pied de la statue de Moncey, place Clichy... chanteur ambulant, à la -lueur de six chandelles fichées en terre éclairant un cercle de badauds -auditeurs, auxquels il apprenait ses couplets et ses refrains repris en -chœur! Et Mariol savait les belles recettes que, jadis, il avait fait -encaisser aux Langlet. Mais maintenant que Denailleul était vieux, fini, -usé, sans voix et sans ressources, les directions et les femmes le -laissaient crever son petit bonhomme de chemin, et barytonner à la -lune... Ah! s’il avait su! Naïf petit chanteur qui n’a pas deviné -l’avenir! as-tu par hasard compté sur «le bon souvenir et la -fraternité?» Poire!... - ---Monsieur, prononça Mariol, plein d’affabilité, je vous remercie, et je -félicite madame Langlet, d’avoir eu, pour n’en point perdre l’habitude, -la main heureuse! seulement, il faut vous faire un genre et chanter de -l’inédit. Je vous enverrai des auteurs. Je veux que votre apparition sur -notre scène soit une révélation retentissante. Nous en recauserons! - -Comme Fernand s’inclinait et que Blanche Mésange, blessée au fond -d’elle-même d’une piqûre d’amour-propre, se dirigeait pensive vers la -porte, madame Langlet, d’un geste bref, appela Mariol dans un coin et -tout bas: - ---Alors, la gosse? on la saque? - ---Mais pas le moins du monde! Elle ne rendra pas de services au concert, -c’est entendu; mais elle tiendra l’homme! Prenez-la, au contraire, et -plutôt deux fois qu’une! - - - - -VII - - ---Deux heures! on répète la revue. Entrons dans la salle! - -Et poussant une porte rouge matelassée, qui du café menait à l’intérieur -du concert, Fernand et Mésange pénétrèrent dans le _Colorado_. - -Sous le jour faux qui tombait du plafond et des cintres, les yeux -avaient besoin de s’acclimater pour distinguer quelque chose. Partout, -des coins d’ombre, des renfoncements pareils à des cavernes; aux balcons -des galeries, de grandes nippes pendaient, housses qui semblaient -guenilles; et le vaste désert de l’orchestre, sous la toile blanche -couvrant les fauteuils, avait l’air d’un champ enseveli sous la neige, -avec les bosses des dossiers produisant des renflements d’aspect -sinistre; l’aspect des steppes glacées, pendant la retraite de Russie, -ou d’un décor au théâtre de Montmartre, représentant les vagues d’un -océan fantaisiste. - -Là-bas, sur la scène, éclairée louchement par une des herses abaissées -au milieu du décor, plusieurs silhouettes gesticulaient, hommes et -femmes, en chapeaux, et les collets relevés, car un pernicieux courant -d’air se faisait sentir, venu des vasistas de ventilation grands -ouverts. - -Fernand et Blanche Mésange s’assirent, chacun sur le bras d’un fauteuil. -Ils n’étaient pas de la pièce. Dans la pénombre, ça et là, clairsemés de -rangée en rangée, des visages apparaissaient, fantômatiques. Et un -chuchotement vague sortait de tous côtés, des ténèbres. Une porte de -loge claqua avec bruit. - ---Silence! nom de Dieu! on ne s’entend pas! hurla tout à coup un gros -petit homme, assis dans l’orchestre des musiciens, devant un piano et -qui tapait à tour de bras sur le bois sonore de la boîte du souffleur. - ---Mademoiselle Blanc! allons, c’est à vous! C’est-il pour aujourd’hui? -Où est-elle, cette grue-là? Mademoiselle Blanc! s’époumonna-t-il. -C’était le père Beuriet, le chef d’orchestre, un musicien qui n’avait -jamais écrit la moindre musique, et dont toute la réussite venait de ce -qu’on croyait, et qu’il laissait croire, à sa parenté très proche avec -un académicien. - ---Mademoiselle Blanc! mademoiselle Blanc! - -A droite, à gauche, sur la scène, avec leurs ombres dégingandées -derrière eux, des gens couraient. Le père Beuriet continuait à marteler -du poing la boîte du souffleur. Enfin, une grande fille, blonde, l’air -très calme, arriva sans se presser et dit: - ---Eh ben, quoi? me v’là! Qu’est-ce qu’y a? - ---Votre couplet! vite! Vous le savez! allez! - -Et le plaquement d’un accord retentit sur le clavier. - -La grande fille ouvrit une bouche innocente et entonna à plein gosier: - - Moi! je suis Émapinondas!... - -Elle allait poursuivre, mais le père Beuriet interrompit net son -accompagnement: - ---Pas: Émapinondas! Épaminondas! - ---Oui, monsieur, dit la grande fille avec soumission. - ---Allez! reprenez. - -Elle reprit, sereine: - - Moi! je suis Émapinondas! - -Le père Beuriet cria: - ---Assez, répétez comme moi: É-pa! - ---Épa- - ---Mi-non! - ---Mi-non! - ---Das! - ---Das! - ---Épaminondas! - ---É-pa-mi-non-das! - ---C’est très bien. Allez, maintenant! - -La grande fille reprit haleine, sourit et chanta: - - Moi! je suis Émapinondas! - ---Est-ce que vous vous foutez du monde, à la fin? vociféra le père -Beuriet exaspéré, en élevant vers les cieux des mains frémissantes. - ---Oh! non, monsieur. - ---Allons! encore une fois! reprenez! É-pa-mi-non-das! - -La grande fille repartit: - - Moi, je suis Émapinondas! - -Et tout à coup, éclatant en sanglots, elle se cacha la figure de son -bras replié, et tout en s’essuyant les yeux avec son coude, gémit: - ---Je ne peux pas, là! Je ne sais pas prononcer l’anglais! - -Trépignante de désespoir, elle s’enfuit dans la coulisse. On riait. -Soudain, du fond d’une loge d’avant-scène, complètement obscure, une -voix coupante s’éleva: - ---Vous rayerez mademoiselle Blanc de la distribution, n’est-pas, -Prosper? Nous avons assez des grues sans les dindes! - ---Oui, monsieur Mariol! répondit le régisseur en s’inclinant. - ---A une autre! et activons, monsieur Beuriet! commanda Mariol avec -impatience. - ---Mademoiselle Chérie Chéron, c’est à vous, pour le rondeau de la -Réclame! - ---Je viens! - -Et une très jolie femme, admirablement mise, bracelets aux poignets, -brillants aux oreilles, bagues aux doigts, se leva dans la salle et -gagna la scène. Chérie Chéron était une des étoiles du lieu. Les -journaux retentissaient de sa gloire et on ne lui confiait que des rôles -importants. Ses meilleures amies prétendaient bien qu’elle payait ses -directeurs pour ses rôles et quelques journalistes pour sa gloire, mais -le monde est si méchant! Et puis comme si c’était facile! Et la preuve -qu’elle ne payait pas les journalistes pour dire du bien d’elle, c’est -qu’ils en disaient souvent du mal. - -Chérie Chéron terminait son rondeau au milieu d’un murmure -flatteur,--car elle avait la main large avec ses camarades et n’est-ce -pas, un service est toujours bon à demander--quand un monsieur coiffé -d’un haut de forme incliné sur l’oreille, qui se promenait de long en -large sur le plateau derrière les artistes, s’arrêta brusquement et -demanda: - ---Pardon, Chéron; mais j’ai écrit: - - Je vends, je vante et j’invente, - Menteuse savante! - -Or, vous prononcez, et depuis hier seulement, je l’ai remarqué: - - Je vends, je chante et j’invente! - -Pourquoi changer le texte? - -Chérie Chéron regarda l’auteur, puis baissant les yeux d’un air de -petite fille qui va lâcher une énormité, elle dit: - ---«Je vante!» je ne peux pas chanter ça. - ---Comment! vous ne pouvez pas chanter ça! A cause? - ---Pour sûr que non! qu’est-ce que diraient mes amis des cercles? Je -vante! - ---Eh bien, quoi? vous vantez! ça veut dire: vous louangez! vous -célébrez! vous... - -Chérie Chéron murmura, comme un souffle: - ---Oh! ce n’est pas cela que mes amis comprendraient. Ils comprendraient: -«Je vente!» v-e-n-t-e, vous sentez! - -Cette fois le rire fut général. Cette pauvre Chéron! Ah! Ah! Elle vente! -Et l’auteur dut accepter la modification. - ---Je le replacerai! Il vaut le jus! fit-il simplement. - -Fernand, dans l’ombre de la salle, perché sur son bras de fauteuil, -glissa à Blanche Mésange: - ---A la bonne heure! elle en a une couche, celle-là! C’est ça, le -café-concert!... C’est ça, leur étoile! - -Blanche regarda autour d’elle avec précaution et répondit: - ---Tais-toi... c’est la maîtresse de Mariol. - -A ce moment, Fernand sentit une main se poser sur son épaule, et une -voix murmura à son oreille: - ---Viens! j’ai à te parler. - -C’était Lourbillon. - -Car Lourbillon, généreusement, avait consenti à renouer avec la -Capitale. Il était engagé dans un beuglant du faubourg Saint-Martin et -avait renoncé aux tournées en province, la nourriture des hôtels le -dégoûtant, prétendait-il, et il voulait bien donner la préférence à la -cuisine de ses amis Fernand. - -Car Blanche Mésange et Fernand, pour lui, c’était désormais le ménage -Fernand. Fernand tout seul! dans un fauteuil! Blanche, quoi? une petite -cabotine, un lever de rideau! tandis que Fernand! peste! matin! -maugrebleu! une future vedette! à la bonne heure! - -Ainsi tout doucement la nébuleuse Blanche Mésange disparaissait dans le -rayonnement d’astre du flamboyant Fernand. Et cela n’était pas sans lui -faire un peu mal au cœur. Enfin! - ---Tu permets, Mésange, que je te l’enlève une minute. Tu viendras nous -retrouver chez Zimmer! acheva très vite Lourbillon en emmenant «son» -Fernand, comme une proie. - -Et Blanche, restée seule devant les grossières banalités de la -répétition qui continuait, seule dans le noir, l’odeur de poussière, -dans l’ânonnement des scies du jour, le tapotage du piano et les éclats -brefs des observations brutales de Mariol, éclatant d’instants en -instants comme des coups de revolver, Blanche eut une crise d’angoisse -et songea: - ---Il n’est encore rien. Il n’a pas encore vraiment débuté, et je -n’existe déjà plus près de lui. Est-ce juste? - - - - -VIII - - ---Mon vieux, j’ai eu une idée mirobolante pour toi! déclara Lourbillon, -qui entraînait Fernand sous le bras et qui, royal, sitôt sur le -trottoir, arrêta: «Cocher! psst!...» une voiture. - ---Chez Zimmer! et au trot! - -Lourbillon s’était intronisé, d’autorité, le directeur de conscience, le -conseiller d’existence, le mentor, l’ange gardien, le commissionnaire et -le chevalier de Fernand. «Tu n’es pas imaginatif,» avait-il pris -l’habitude de lui répéter, «et moi je le suis. Tu n’as pas d’idées, j’en -suis plein; tu ne connais pas le monde où tu vas évoluer; moi, non -seulement je le connais, mais encore, je le pratique. Laisse-toi -conduire.» Et Fernand, assez mou de caractère, un peu dénué de volonté, -caressé d’ailleurs dans sa vanité par les éloges enthousiastes que lui -versait, à pleine bouche et continuellement, le vieux cabot, ravi -d’avoir trouvé une machine à faire de l’argent sans se fatiguer -lui-même, Fernand s’abandonnait complètement à la merci de son -compagnon. D’ailleurs il n’avait point à se plaindre de la combinaison. -Lourbillon choyait son trésor. - ---Où allons-nous? interrogea Fernand. - -Le cocher, flatté de conduire des «acteurs», avait enveloppé sa -bête--qui souffrit de la faveur grande--d’un coup de fouet plein de -fierté. - ---Tu vas voir. Tu me remercieras. - -Et sitôt le fiacre arrêté devant la brasserie et les voyageurs -descendus: - ---Monsieur Solness! présenta Lourbillon, voici mon ami Fernand dont je -vous ai parlé, et à qui vous voulez bien faire la magnifique surprise en -question! - -Fernand considéra le généreux inconnu qui s’occupait de lui préparer une -surprise magnifique. C’était un grand garçon blond, à la bouche -hermétique et aux yeux bridés, complètement rasé et dont la figure, en -cet instant, considérablement riante, épanouie et cordiale, devait au -repos paraître rusée, close et inquiète. - ---Solness, le peintre! expliqua Lourbillon avec feu;--tu sais bien! -celui qui fait toutes les grandes affiches qu’on voit sur les colonnes -Morris! et qui veut faire la tienne, pour tes débuts! hein, mon vieux! - -Et il tapa, d’allégresse, sur les cuisses de Fernand, en extase. - -Son affiche! une affiche! énorme! coloriée! qui serait son portrait, son -image à lui, dans la rue! sur les murs! - -Toujours lui! lui partout! - ---Oh! monsieur! - ---Oui!--confia Solness, d’une voix circonspecte--j’ai entendu parler de -vous par M. Lourbillon, et par d’autres personnes aussi, du reste, (ceci -fut dit légèrement, en passant, car Solness aurait été fort embarrassé -de nommer les dites personnes, et pour cause!)--Il paraît que vous -allez, d’ici à quelques jours, révolutionner le concert et faire courir -tout Paris. Et je serais vraiment heureux d’être le premier à vous -présenter à la foule, dans une épreuve avant la lettre, si j’ose dire, -avant le grand tirage de la célébrité! - -Il ajouta: - ---Maintenant que vous vous appartenez encore, on peut causer avec vous! -Plus tard, demain, quand vous appartiendrez au monde entier, on ne -pourra plus. Il faudra vous demander audience. - ---Oh! monsieur, jamais! protesta naïvement Fernand, projeté au septième -ciel, et qui se sentait pousser des ailes. - ---Oui, oui, on dit ça; on le croit même! et puis, quand la gloire est -venue!... - -Solness articula cela sans rire, avec un sérieux mélancolique, en homme -qui a sondé l’ingratitude humaine et qui sait combien l’ascension du -Capitole change les meilleures natures. - ---Et ce serait une grande affiche, monsieur? interrogea Fernand -haletant, et donnant libre cours à son unique préoccupation. - ---Immense! hurla Lourbillon, et étendant aussi loin que possible -l’envergure de ses longs bras maigres: - ---Plus grande que ça! - ---Un double colombier! glissa Solness; un placard qui tiendrait tout un -côté de la colonne! Et puis, on la ferait balader par les hommes -sandwichs et par les voitures réclames! - -Fernand ne respirait plus. Pourtant, un moment, le sentiment logique que -ce monsieur, si aimable, ne devait pas travailler pour rien, traversa -son cerveau, et timidement: - ---Mais, monsieur, cela doit vous coûter des frais! - -Mais Solness eut le geste d’Hippocrate repoussant les présents -d’Artaxercès. - ---Monsieur Fernand, je vous prie! dit-il, entre artistes, on doit -s’entr’aider. Je suis trop heureux de pouvoir, en quelque sorte, être un -de vos parrains. C’est gracieusement que je ferai ma maquette, et mon -exécution grandeur nature. - -Maintenant, n’est-ce pas? pour les tirages et les éditions successives, -vous vous arrangerez avec l’imprimeur. Cela ne me regarde pas. Mais, de -grâce, de moi à vous, pas de question d’argent! - -Et un tel désintéressement éclatait sur sa face rasée, que Fernand se -sentit pénétré de reconnaissance et d’orgueil. - -Ioris-Karl Solness, Danois d’origine, mais Pantinois renforcé, -dessinateur, peintre et homme d’affaires, obligé de gagner sa vie et -celle des siens, avait, un beau jour, tout comme un chercheur d’or, -trouvé une mine. - -Cela ne lui était pas venu en entendant chanter le rossignol, mais bien -en écoutant chanter les mentons bleus des cafés-concerts. La naïveté -enfantine de ces gambilleurs de flons-flons, amateurs de clinquant et de -vacarme, collectionneurs de palmes en papier, de coupures de journaux et -de portraits phototypiques, lui était apparue comme un terrain riche en -minerai pour un exploiteur adroit et assez actif pour cataloguer toutes -leurs vanités et en faire son profit. Et il avait su être cet exploiteur -adroit. - -Flatteur, insinuant et retors, sachant donner à sa physionomie les -expressions de l’admiration la plus fervente ou de l’émotion la plus -profonde devant n’importe quelle singerie du premier pitre venu, il -avait pénétré derrière le rideau des music-halls et autres tréteaux. Il -y avait récolté des commandes et moissonné une gerbe de documents -hilarants. - -Caricaturiste de talent, chargeant sans vergogne ses modèles,--toujours -honorés et satisfaits, pourvu qu’on vît leurs traits sur les murs--il -faisait à la fois sa réputation et sa fortune. Ses albums de croquis des -célébrités du concert étaient comme autant de musées des horreurs; mais -aucune de ces célébrités qui n’eût payé gros l’honneur de se voir, telle -quelle, dans l’apothéose de l’affiche! - -Les originaux de Solness se vendaient fort cher. De temps en temps, il -organisait une exposition où la collection de ses victimes occupait -plusieurs pans de murs, à la Bodinière ou en quelque autre galerie -selected. Et les dites victimes, gommeuses aux épaules creusées de -salières offensantes, ténors aux doubles mentons outrageusement -soulignés, n’étaient pas les dernières à se payer, à beaux deniers -comptants, leurs effigies, comme à plaisir déformées. - -I.-K. Solness, à la suite de ces ventes, s’en allait à la mer, avec sa -famille, en se tordant de rire. - -Ainsi Fernand allait avoir son affiche par Solness! - -Hors de lui, de joie et d’ivresse, et se figurant déjà--à regarder la -Morris bigarrée de réclames de spectacles, plantée devant la terrasse de -Zimmer--y voir sa tête resplendir, sa tête à lui, Fernand, avec ses -yeux, ses oreilles et sa coupe de barbe (car il ne se faucherait jamais -la moustache, c’était juré! Il n’était pas de ces cabots ordinaires -qu’on emploie à toutes sauces!) enivré, donc, et joyeux, il éprouva -quelque étonnement à constater la froideur avec laquelle Blanche Mésange -accueillit la triomphale nouvelle! - -Elle arrivait d’un pas calme, l’air plutôt attristé, dans son auréole de -blondeur douce, dorée encore par le soleil qui demeure assez tardivement -à cet angle du boulevard, et quand Fernand avec exaltation se précipita -vers elle, la saisit par les mains, l’amena à la table et la présenta à -Solness, en criant presque: - ---Voilà M. Solness, le célèbre peintre, qui va faire une affiche pour -moi! - -Elle se contenta d’une brève inclination de tête et commanda au garçon -un vermouth-grenadine, le bout du petit doigt appuyé sur le pommeau de -son ombrelle, exactement comme s’il ne se préparait pas, sous la calotte -des cieux, cette grande chose, cet événement de marque: une affiche de -Fernand par I.-K. Solness! - -Au reste, l’attitude de Solness vis-à-vis de Blanche fut dénuée de tout -emballement, et quand Fernand et Lourbillon nommèrent leur compagne, -«vous savez bien! qui était aux _Ambassadeurs_!» le peintre répondit: - ---Ah! oui, parfaitement! avec un visage qui indiquait profondément que -jamais le nom de l’amie de Fernand n’avait frappé son oreille. - -Aussi Blanche éprouva-t-elle assez vite les prurits d’un appétit qui -n’était peut-être pas aussi violent qu’elle voulait bien l’affirmer, et -manifesta-t-elle le désir d’aller dîner. - -Et comme Fernand, par politesse, et d’ailleurs enchanté de voir en face -de lui le visage de son futur glorificateur, ne semblait pas aussi -pressé de regagner la maison, elle émit un: - ---Reste avec tes amis, si tu veux, moi je rentre! qui n’était plus d’une -lune de miel. - ---Du tout! du tout! rentrons! - -Fernand se levait, serrait la main de Solness comme il eût étreint celle -d’un père. - ---Vous savez, les femmes! - ---Mais oui, mais oui, parfaitement! - ---Alors, à quand? - ---Mais à demain! Si vous pouvez. Venez à mon atelier, rue Lepic, 10. Il -faut que je vous croque sérieusement. Vos débuts sont tout prochains, je -crois. - ---Dans quinze jours. - ---Raison de plus. Demain, à deux heures de relevée à cause de la -lumière. Vous avez des méplats intéressants, là, dans les joues, que je -ne voudrais pas rater. Madame!... - -Solness, debout, s’inclinait, très correct. Le salut de Mésange au -départ fut ce qu’avait le salut de Mésange, à l’arrivée, très court, -très sec. - -Et Lourbillon ne fut pas invité à dîner. - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Minuit. L’heure des crimes ou des baisers! - -Blanche et Fernand, couchés depuis un quart de minute, se regardaient -autrement que de coutume. D’ordinaire, cet échange des yeux préludait à -une naturelle et charmante ruée de ces deux jeunesses l’une vers -l’autre. - -Ce soir, Fernand dit: - ---Comme tu as été désagréable pour Solness? - -Et Mésange, les mains jointes sous son chignon, nettement étendue sur le -dos, et nullement penchée vers son ami, répondit, les yeux maintenant au -plafond: - ---Est-ce que je connais ce monsieur? - ---Mais il te connaît, lui! - ---Ah! oui! drôlement! Est-ce que j’existe, moi? D’ailleurs il n’y a que -toi, tu le sais bien! - ---Pour toi, oui, j’espère! insinua Fernand, qui pressentant vaguement -l’imminence d’une scène, coupait au court en insinuant son bras sous la -taille nue de Blanche. - -Cette manœuvre insidieuse obtint un plein succès. Blanche tressaillit -toute et jeta brusquement ses bras autour du cou de son amant. Et bien -des griefs furent oubliés. - -Pourtant, une heure après, la lampe éteinte, cette simple et triste -phrase sonna dans la nuit: - ---Tu as de la chance, toi! on te fait des affiches! - - - - -IX - - -Le grand jour était arrivé. - -Celui des débuts «sensationnels» de l’illustre Fernand aux soirées -classiques du _Colorado_. - -Car, désormais, Fernand était illustre! - -Avant de s’être illustré lui-même, d’ailleurs. D’autres s’étaient -chargés de ce soin. - -L’affiche illuminante de Solness, dont les couleurs pétaradaient sur les -colonnes Morris comme les mille fusées d’un bouquet de feu d’artifice, -exhibait depuis une quinzaine, aux Parisiens éblouis, le portrait en -pied de l’imminent triomphateur. - -Bien cambré dans un habit bleu azur, à boutons d’argent, culotte -amarante, bas de même et escarpins à boucles, Fernand, moustaches en -croc, mèche ondulée et œil en amande, était présenté à l’admiration des -foules par le bon faiseur. Il y avait déjà des cocottes à huit-ressorts -qui rêvaient de lui. - -Car l’affiche n’était pas seule à célébrer sa gloire. Des notes -insidieuses, payées cher par la mère Langlet aux courtiers de publicité -spéciale, racontaient dans les journaux des histoires attendrissantes. - -Et tout un roman, de cape et d’épée, d’amour et d’honneur, courait les -rues: - -«Fernand, disaient les feuilles, n’était pas un cabot vulgaire, le -baryton professionnel, l’ordinaire numéro des music-halls.--Dernier-né -d’une grande famille, noble comme les Montmorency, mais pauvre comme -Job, les siens ayant été affligés par des revers de fortune, -Fernand,--ce nom cachait un nom devant lequel s’incline tout l’armorial -de France!--était une fois, comme dans les contes de fées, tombé -amoureux d’une princesse belle comme le jour... - -»Trop fier pour accepter le rôle d’un coureur de dot, et jouer le -personnage du jeune homme pauvre de Feuillet lui semblant d’une -littérature un peu périmée, il avait résolu de ne devoir rien qu’à -lui-même, et, comme dans les romans de chevalerie, de conquérir son -amante à la pointe de son gosier! et dzim et boum!! - -»Héroïquement, il avait rompu avec son monde, brisé toutes ses -relations, fui les salons où l’occasion de rencontrer celle qu’il -adorait lui était offerte. Prétextant un exode aux lointains pays, à la -recherche de la Toison d’or, il avait disparu, sans hésitation, sinon -sans souffrance... (Allons, tant mieux!...) - -»Doué,--narraient toujours les gazettes,--d’une voix admirable et d’un -talent musical hors ligne, il s’était en réalité décidé (l’art a ses -paladins comme la guerre!) à vaincre l’adversité sur ce terrain du -théâtre, si parisien et si moderne!»... Plan! plan! ra! ta! plan! fermez -le ban! - -La réclame avait été prestigieusement faite. C’est Antonin Mariol qui -s’en était chargé. Et avec quel zèle, Seigneur! Et d’autant plus de joie -que cela fournissait une occasion unique et plausible au démolissage en -douce de Petrus, l’étoile masculine de la troupe actuelle--dont le -succès énorme et le talent spécial, goûté du public, commençaient à -agacer fortement la direction, qui rageusement se voyait dans -l’obligation d’avoir pour lui des obligations et des égards... (ce qui -est une source inépuisable de rancunes pour un directeur qui se -respecte!) Quelle joie pour la mère Langlet et Antonin Mariol, de -pouvoir, si Fernand avait du succès, asticoter, vexer, humilier et faire -trembler le célèbre Petrus qui, depuis huit belles années, leur -rapportait environ 80,000 francs de rente! On allait lui faire voir -aussi, à celui-là, s’il était le seul et l’unique; est-ce qu’il allait -les obliger encore longtemps à lui être reconnaissants?... Ces cabots -ont tous les toupets! On avait engagé Fernand, il était là... tout -nouveau, tout beau, tout neuf et tout frais. A lui nos cœurs. On allait -voir ce qu’il avait dans le ventre... (S’il était creux... sait-on -jamais?... ce brave Petrus serait encore salué dans la maison); mais si -le nouvel arrivé, «l’Espoir», avait du succès, oh! alors, mon pauvre -Petrus, attends-toi à tout! Pendant toute une saison, on négligera ta -publicité, on fera le silence autour de toi, ta vedette maigrira, de -petites lettres de rien du tout remplaceront les belles majuscules de -jadis! La claque recevra des ordres formels... tu chanteras à 8 heures -et demie, à l’heure solennelle des salles vides... on te défendra de -bisser tes couplets... les programmes seront toujours trop longs; le -régisseur, pour prendre l’air de la maison, deviendra insolent; le chef -d’orchestre, par esprit d’imitation, sera maussade, tes camarades seront -contents... Bref, on te fera «tomber». Ce qui en argot de théâtre -signifie «étouffer un succès». Puis on te mettra le marché en main: -partir ou rester à meilleur compte! - -Et toi, grande bonne bête de cabot, tu pleureras, ton chagrin deviendra -de la révolte pendant cinq minutes... et le soir, après avoir été la -dupe et le joujou de gens retors, roublards et malhonnêtes, tu chanteras -la bouche en cœur, les pouces dans les entournures de ton gilet, le -chapeau sur l’oreille, l’air d’un homme heureux, car tu auras signé tout -ce qu’on aura voulu pour rester là... sur ces vieilles planches que tu -aimes, ce vieux trou du souffleur dont pendant tes huit plus belles -années tes guiboles ont ressenti les courants d’air glacés. Tu tiens à -ta scène, comme d’autres à leur petite maison, à leurs vieux arbres, et -l’idée de partir, d’aller ailleurs, fait que tu t’attendris... Non, mais -es-tu assez bête mon pauvre vieux!... Si au moins tu avais secoué -fortement la caisse de tes patrons, et t’étais enrichi avec eux! Mais -non, tu as cru être d’une exigence terrifiante en te faisant payer de -façon à leur rapporter quatre cents pour cent!!! Fallait compter, vieil -ami, et tirer d’eux le possible et l’impossible! fallait compter!! et -escompter toutes les rosseries, les ingratitudes et les oublis des -lendemains de gloire ou des veilles de danger. On ne t’a donc rien -dit?... rien raconté?... Comment n’as-tu pas deviné?... Mais laissons -débuter Fernand. - -La salle était fort brillante. Le public habituel de ces sortes -d’inaugurations était accouru. Il y avait là des chapeaux coûtant plus -cher que les femmes qu’ils coiffaient, des bagues dont les prix avaient -fait faire un tas de bêtises à celles qui les portaient et auraient -suffi à nourrir une famille pendant un an, des souliers et des tubes si -luisants qu’on ne savait si c’étaient les souliers qui étaient en soie -ou les tubes qui étaient vernis. La critique était même représentée par -quelques «soiristes,» ces entraîneurs des étoiles, et tous les -«courriéristes» que la belle Antonia appelait «les valets de cœur»... -parce qu’ils ne coûtent rien... et vous servent! Pour trente lignes de -publicité qu’on lui faisait par mois, Antonia ne refusait rien! - -Dans les avant-scènes des rez-de-chaussée, les hétaïres notoires de la -capitale, la belle Puchera, Lucienne de Nemours, Liane de Sancy, -hostiles lune à l’autre chacune, et chacune entourée de sa bande -spéciale d’«amis», hauts sur col, plastronnés de blanc et couverts de -noir, comme les pies, s’accoudaient nonchalamment sur le velours rouge -du rebord des loges, lorgnant de faces-à-main dédaigneux le menu peuple -des hommes à un louis et le fretin des minces ondulées qui ne vont qu’en -fiacre. - -Au fond de la salle, face à la scène, et debout derrière le dernier rang -de fauteuils, Antonin Mariol, intéressé et fiévreux, attendait le lever -du rideau. - -Une explosion de cuivres, de tambours et de grosse caisse, ouverture et -introduction, charivari et ritournelle, annonça tout à coup le -commencement des réjouissances. Le rideau s’envola jusqu’au cintre, et -dans un décor violemment éclairé, un monsieur vêtu d’un complet -groseille apparut, ouvrit la bouche comme s’il eût voulu avaler -l’auditoire, et froidement polka, valsa les délices d’être garçon -d’honneur, le tout mêlé d’une histoire de camembert remplaçant la fleur -d’oranger fripatouillée sous la table, et d’un ruban arraché -traditionnellement sous forme de la «Jarretière de la mariée»! Qu’est-ce -que ce fromage venait faire là-dessous? N’empêche que la chanson s’était -vendue à 50,000 exemplaires, ce qui est le dernier cri littéraire du -concert. C’était la première chanson du programme. - -Un grand gaillard vint affirmer les sympathies du peuple français pour -le peuple ru-u-sse! Enfant de chœur dans sa jeunesse, puis cordonnier, -son premier prix de chant de la «Société Chorale de Champigny» lui valut -de signer un engagement de cinq ans dans les établissements d’été, et de -plein air, à la recherche des coups de gueule capables de couvrir le -bruit des pluies sur la toiture, le roulement des voitures, et la sirène -des bateaux passant sur la Seine. Tout ça pour 10 francs par soirée! - -Ce stentor levait les rideaux des établissements Langlet, du mois -d’octobre à fin avril. - -Après lui vint un ivrogne fictif, détaillant les hoquets, les -haut-le-cœur, et titubant des chevilles--le nez et les pommettes -fleuries, le chapeau défoncé sur l’oreille et les pouces accrochés aux -poches d’un gilet à guirlandes, ses bredouillages mouillés rythmés par -une musique gaie.--Puis ce furent les «Gommeuses,» surmontées de -coiffures dont le sommet de plumes époussetait les frises. Une très -jeune personne vint, bras nus, jambes nues, gorge nue, et qui, d’un -mouvement habile au cours d’un refrain, trouva moyen de faire glisser -l’épaulette de son presque pas de corsage, en sorte qu’on put voir son -sein gauche qui était rond, rose, petit et joli (espérons pour l’autre -qu’il était pareil!) Elle chanta qu’elle voulait: «Un p’tit vieux bien -pro-o-pe,» et le répéta deux fois... ce qu’elle n’aurait pu faire si -elle avait demandé un p’tit vieux bien sa-a-le... Car la censure, qui -s’y connaît aux nuances, le lui aurait sévèrement refusé. - -Mais la prétention, très légitime après tout, de la jolie fille laissa -le public froid comme glace. Ce public n’était pas un public ordinaire! -C’était le public des premières, celui qui la connaît et que rien -n’épate, et qui ne se chauffe point à du bois déjà brûlé! ah! mais! Et -il attendait Fernand, ce public. Et nul autre! Et on eût pu lui montrer -la lune à un mètre, et vivante! qu’il n’eût point bronché! - -Il y eut cependant un dégel. - -Inattendue, cette détente, mais réelle! Il s’entr’ouvrit des sourires çà -et là, sur des lèvres peintes, des plastrons se penchèrent vers des -corsages avec approbation. La belle Puchera daigna choquer l’une contre -l’autre ses mains ruisselantes de diamants, et un applaudissement assez -vif crépita aux petites places. - ---Qu’est-ce que c’est que cette gosse-là? - ---Elle est gentille? - ---D’un joli blond, n’est-ce pas? - ---On en mettrait sur son lit! - -Ces propos, en brouhaha flatteur, bruirent assez distinctement de -l’orchestre aux loges. - -Et on rappela la débutante. Parfaitement! sans nulle rancune pour -l’acidulé de sa voix et le léger bafouillis de sa prononciation. -Bafouillis? Bah! gazouillis, un joujou nouveau! Bravo! - -Et, comme l’indiquait le refrain de sa chanson, elle avait: - - Charmé les lapins, - Les p’tits lapins doux et câlins... - Avec une plum’ de paon, - J’leur chatouill’ le tympan! - -avait chanté la jolie fille.--Et sa joliesse avait captivé les yeux si -fortement qu’elle en avait bouché les oreilles. - -Et les bravos de partir! - -Blanche Mésange, charmée, mais point trop surprise (car enfin, n’est-il -pas vrai qu’on peut être modeste et avoir pourtant conscience de sa -valeur?...) revint saluer et envoyer des baisers reconnaissants, toute -émue, toute rose de la réception faite par ce public «de première»,... -ma chère, celui qui s’y connaît! Car c’était Blanche Mésange qui -remportait ce succès d’un soir. Un vrai succès, sur le moment! ses -cheveux mousseux, son sourire de bébé, la douceur de ses yeux, tout cela -inattendu, inédit et non préparé, avait brusquement allumé le feu de -paille. - -C’est un axiome au concert, démenti parfois, justifié souvent, qu’un -«numéro» qui réussit _fiche par terre_ le numéro suivant. Les gens sont -si paresseux qu’ils ne trouvent pas en eux-mêmes la force de deux -enthousiasmes en une seule séance. La veulerie de nos contemporains va -des actes aux gestes. - -De fait, après la petite ovation accordée à Blanche Mésange, le public -redevint froid comme une banquise. Le célèbre équilibriste Tom Jack -lança vainement par les airs des bouteilles, des guéridons, des poids de -dix kilos et des œufs à la coque. Chérie Chéron, elle-même, égrena dans -l’indifférence bruyante et la plus absolue les perles de son répertoire. -«Et quand on pense qu’il faut respecter le Public, grogna-t-elle! Ah! -zut alors!» - -On attendait désormais Fernand. - -Mais, avouons-le, on l’attendait comme, au coin d’un bois, des -détrousseurs espèrent l’imprudent inconnu. Le Tout-Paris des premières -ne peut pas s’emballer deux fois! Voyons! il faut être juste. Et puis -c’est fatigant de se faire une opinion, et difficile! Demain, quand on -aura lu les comptes rendus des journaux, ce sera plus commode... - -Et ce furent des bâillements, des conversations particulières, des -remuements de petites cuillères dans les verres et une recrudescence de -fumées de cigares, tout le temps que défilèrent hommes et femmes, les -«types déjà assez vus» du _Colorado_. - -Tout à coup le silence se rétablit: le nom de Fernand venait d’être -affiché, tandis que stridait la sonnerie de l’avertisseur. On allait -entendre le rossignol annoncé à la porte! et dans les avant-scènes en -vue, la belle Puchera, Liane de Sancy et Lucienne de Nemours daignèrent -abandonner les colloques qu’elles entretenaient avec leurs entreteneurs, -et se retourner du côté de la rampe, avec des claquements secs -d’éventails brusquement fermés.--Une loge restée vide jusque-là fut tout -à coup occupée par trois hommes très chics, dont le plus gros était -l’amant connu de Chérie Chéron, marié et père de grands enfants; cela ne -l’empêchait pas de courir avec sa maîtresse tous les éditeurs de musique -et de l’accompagner dans sa course aux chansons, de surveiller son -affichage qu’il payait sans compter, louant les kiosques, les pans de -murailles libres pour y faire coller l’affiche coloriée de Chérie -Chéron, payant ses leçons de diction, ses couturiers, et se précipitant -chez le coiffeur quand les frisettes étaient en retard: homme de bourse, -il avait de constantes relations avec la haute banque de Paris, pour -laquelle il louait des fauteuils qu’il offrait à chaque début de Chérie -Chéron.--Ce soir-là, inquiet, nerveux, agité, il attendait, anxieux, le -résultat du début de Fernand... Clou d’avenir qui pouvait faire aussi -pâlir l’étoile de son amie: un clou chasse l’autre, dit le proverbe, qui -ne fut jamais si vrai! Petrus comme homme, Chérie Chéron comme femme, -pouvaient être démolis du coup, si ce Fernand prenait tout pour lui, si -la direction mettait sur lui seul ses soins de publicité! Et déjà il -échafaudait tout un plan de défense... des toilettes folles, des bijoux -nouveaux et des dîners chers offerts largement à ceux qui la serviraient -dans les journaux; des villégiatures offertes aux auteurs et mille -autres sornettes de combat.--Enfin Fernand parut! - -Il était, comme sur son affiche, en habit azur à boutons d’argent, -culotte amarante, bas et escarpins. - ---Tiens! jeta assez haut Liane de Sancy, j’habillerai mon domestique -comme cela! - ---Lou mien, il l’est déjà! riposta la belle Puchera, de la loge voisine. - -Fernand avait entendu ces aimables paroles, le plateau de la scène étant -à deux pas, et il sentit tout à coup, en même temps que de la colère, un -trac énorme l’envahir. A peine entré, déjà la proie passive de tous ces -êtres, en nombre, contre lui tout seul. - -Mais déjà le bâton du chef d’orchestre lui donnait le signal. Il -s’agissait de vaincre ou de mourir, et il s’élança dans sa chanson comme -à Waterloo la garde impériale entra dans la fournaise. - -Baryton adoré de la _Fauvette_ de Ménilmontant, demeuré très faubourg -populaire, sans relations dans le monde spécial des fabricants pour -concerts, et d’ailleurs devenu un peu fat dans le bain d’admiration où -le plongeaient du soir au matin et du matin au soir Blanche Mésange et -Lourbillon, Fernand ne s’était pas donné la peine de s’en donner. -Confiant dans le timbre de sa voix, et assuré de ses agréments physiques -par le culte passionné que leur rendait dans l’intimité sa bonne amie, -il avait simplement choisi, comme morceau de début, une de ces romances -goualantes, son triomphe autrefois, une de ces bêleries de rue que les -ouvrières, à l’heure du déjeuner, accompagnent, massées en cercle autour -d’un violoneux, qui la vend dix centimes, deux sous! - -Il s’était dit que ce serait du nouveau pour les music-halls, ce genre -de production ne s’y étant jamais fait entendre, propriété exclusive des -virtuoses du pavé. - -Il se trompait fortement, car une partie de la salle--si nombreuse -qu’elle fût!--s’amusa à reprendre le refrain en chœur. - -A Paris, la scie a plus de vogue que la symphonie. Et la rengaine des -carrefours pénètre dans les salons, ne fût-ce que par l’escalier de -service--(et comme certains salons n’en ont pas d’autre...) Seul, -l’organe véritablement charmant de débutant arrêta les rires prêts à -éclater. Même, certains, plus sceptiques, voulurent bien croire à une -charge préméditée. - ---Il se paye notre tête! - -Mais le public ne montra pas une mauvaise humeur excessive, pourtant. - -Et on applaudit, mollement; juste ce qu’il fallait pour laisser au nommé -Fernand le prétexte de «repiquer au truc», pour montrer ce qu’il avait -«dans le ventre». - -Il y avait les _Bœufs_! L’infortuné! les _Bœufs_ de Pierre Dupont et la -_Tour-Saint-Jacques_ de Darcier! Des chefs-d’œuvre, à ce public de -demoiselles de parade, coûteuses et joyeuses, à ces femmes du monde en -mal de piments, à ces gentilshommes impatients de retroussés et de -littérature au vitriol. - -Ce fut une stupeur. Ainsi le Fernand n’était pas un fumiste! c’était -pour de vrai! nulle galéjade. Un troubadour sincère! Le Tout-Paris des -premières, de fauteuil à fauteuil, de loge à loge, se regarda -mutuellement dans les yeux. - -Il y eut un instant terrible et drôle, un de ces instants baroques qui -tuent ou qui font vivre une réputation entre l’Opéra et le faubourg -Saint-Martin. Allait-on siffler? C’était au bord, comme on dit. - -Mais on ne siffla pas! Ce diable d’organe, prenant, vibrant, délicieux, -paralysa les exécuteurs. On ne siffla pas. On se tut. Même, quelques -applaudissements, là-haut, aux galeries, se risquèrent. La poésie de -Pierre Dupont, la verve de Darcier réjouissaient encore quelques âmes -simples. Et Fernand put saluer et se retirer à reculons, comme un -dompteur pas très sûr de ses bêtes... sans encombre et sans trop de -honte. - -C’est égal! la chute était rude! Disparue la vision odieuse, de toutes -ces rangées de visages figés, hostiles, impassibles, muets, Fernand dans -la coulisse se sentit pâlir de lassitude, de désespoir et de dégoût. Il -s’appuya à un portant. Ses jambes flageolaient sous lui. Pas un rappel! -Ah! pour une tape!... C’était cela, ce public «si bon, si indulgent! si -encourageant!» Des phrases, des blagues écrites dans les journaux par -des cabots adroits et roublards. - -Ainsi, c’est là qu’aboutissaient tous ses espoirs de fortune, tous ses -orgueils, toute sa sottise! s’avoua-t-il en une seconde de vérité. - -Le vide autour de lui. Le personnel s’empressait pour l’entrée de -Charlin, le tourlourou fantaisiste et pittoresque, idole fêtée du -parterre. Seul, le pompier de service, attentif sous son casque de -cuivre, dans sa petite logette, assistait, sans y prendre garde du -reste, à cette agonie d’une vanité bébête. - -Fernand se dirigea à pas chancelants vers l’escalier des loges -d’artistes. Pantin désarticulé, vêtu de bleu clair et d’amarante, il -poussa la porte du réduit où une heure auparavant il avait endossé ces -oripeaux joyeux. - -Une femme, Blanche Mésange, en robe de ville, était assise sur une -chaise, à côté de la planche à maquillage. Elle se leva, quand il entra, -bondit vers lui avec un visage d’allégresse et cria: - ---Hein? ça a bien marché! J’en ai eu un succès! - -Il la regarda d’un œil morne. Sans s’apercevoir de cette attitude, -Blanche enivrée continua: - ---Deux rappels! mon chéri! Tu vois, ta petite femme, deux rappels! - -Comme il se taisait toujours: - ---Figure-toi! je suis désolée. Il est venu tant de messieurs dans ma -loge, avec des fleurs! Des journalistes, tu sais! et puis des hommes -chics, et les camarades, et tout le monde; et ils sont gentils ici! ce -n’est pas comme aux _Bateaux Fleuris_! Je n’ai pas eu le temps d’ôter -mon costume et de me rhabiller assez vite pour venir t’applaudir! Ah! -mon chou! je suis contente! - -Et elle se précipita pour l’embrasser. - -Alors, seulement, Fernand recouvra l’usage de la parole. Il repoussa -Blanche, et, d’une voix creuse, avec une amertume infinie, il dit: - ---M’applaudir! - ---Bien sûr! - ---Tu aurais été la seule! - ---Qu’est-ce que tu chantes? suffoqua Blanche en arrondissant ses yeux. - ---Je chante! jeta Fernand avec violence, je chante que j’aurais mieux -fait de ne jamais chanter de ma vie! Où est Lourbillon? - -Blanche demeurait effarée. Elle balbutia: - ---Lourbillon? mais il est dans la salle! il va venir! - ---Lui? ah! oui, comptes-y! D’ailleurs il vaut mieux qu’il ne se mette -pas sous ma patte! Qu’est-ce que je lui conterais, à celui-là! C’est de -sa faute, tout ça! de la tienne aussi, d’ailleurs! - ---Mais qu’est-ce qu’il y a? que s’est-il passé? Tu es fou! gémit Blanche -en joignant les mains. Dans sa jolie figure tout en bonheur, deux -grosses larmes commençaient à poindre, aux coins des paupières. - ---Il y a, cria Fernand exaspéré, que je viens de ramasser la bûche! mais -là, la vraie! celle de Noël! Et que c’est à vous deux, à Lourbillon et à -toi, que je dois ça! car sans vous, le diable m’emporte si je serais -jamais monté sur vos sales planches, me faire charrier par votre sale -public! - ---Toc! toc! on peut entrer? fit à ce moment une voix aimable. Et Antonin -Mariol, jeune, souriant et tranquille, apparut au seuil de la loge. - ---Ah! monsieur Mariol! je suis un homme perdu! Je vais me jeter à l’eau! -Et quand je pense que vous avez signé avec moi! hoqueta Fernand qui se -mit à sangloter, à bout de nerfs, effondré comme un petit enfant. - ---Mais, fit Mariol avec affabilité, je suis enchanté, mon cher ami, -d’avoir signé avec vous, ou du moins,--il se reprit--d’avoir fait signer -madame Langlet! Que vous arrive-t-il? vous êtes indisposé? - -Fernand le regarda, stupide d’effarement: - ---Mais... ma tape de ce soir? - ---Votre tape? Où prenez-vous une tape? Vous n’avez peut-être pas -décroché tout le succès auquel on pouvait s’attendre. Mais voilà tout. -C’est à recommencer simplement. Vous avez été applaudi en somme! - ---Oh! par qui? - ---Par les gens d’en haut! Ceux qui font durables les carrières -d’artistes! Rassurez-vous! je vous ai entendu. C’était très bien! Les -petites places vous gobent. Tout est là! Les autres, ça ira tout seul. -On paiera les journalistes qui feront payer les gens du monde! - ---Oh! monsieur Mariol. - ---Seulement, vous avez eu tort de ne pas suivre mon conseil. Il faut -vous créer un répertoire et un genre à vous! Que diable! les auteurs et -les musiciens ne manquent pas! Allez les voir. Montez à Montmartre. -C’est le pays qui en produit le plus! Ces gens-là vous fabriqueront sur -mesure des machines originales et c’est vous qui en récolterez tout le -bénéfice, la publicité et la galette! - -Il s’en allait. Il ajouta: - ---Surtout plus de rengaines! de ponts neufs! Dégoisez de l’inédit, -fût-il stupide! Ça portera avec votre voix... Voyez Sufreid à -Montmartre; ses chansons passent pour spirituelles, elles sont -au-dessous de tout: le tout est de s’imposer. Nous vous imposerons. - -Il n’était déjà plus là, le suave Antonin Mariol, quand Blanche, -s’approchant de Fernand, le réconforta un peu: - ---Des auteurs? mon chéri. J’en connais des bottes! Je t’en indiquerai -qui sont épatants, si tu veux! proposa-t-elle en l’aidant à dégager son -bras de la manche du bel habit azur à boutons d’argent, qui venait -d’aller à la peine sans être à l’honneur. Habit de polichinelle cassé et -démantibulé, habit confident des troubles et des peines, des espoirs et -des défaillances, qui semblez brillant ou piteux selon que vous avez été -à la gloire ou à la défaite, quand vous serez fané et jeté dans un coin, -si vous pouviez alors nous raconter l’histoire de vos espoirs déçus, -quelle leçon pour nos vanités! - - - - -X - - -Le cabaret de la _Tarentule montmartroise_ n’occupait pas, en façade, un -espace énorme sur le boulevard Rochechouart, mais il possédait des -profondeurs. - -Une simple boutique, en vérité, vue du trottoir... un temple! sitôt le -seuil passé. - -Bistro, café. Puis le sanctuaire. C’est bien là l’impression que Fernand -ressentit quand Lourbillon l’amena en ce lieu. - -Car Lourbillon s’était ressaisi. Consterné, déconfit, prostré après la -défaite de son disciple, à la première soirée classique du _Colorado_, -il avait virilement, ce soir-là, soir de tristesse et de doute, pris la -résolution de ne plus connaître Fernand. Et, négligeant de lui apporter -en sa loge des condoléances oiseuses, il était parti, à l’anglaise, avec -le public. - -Mais, deux jours après, Lourbillon avait appris que la «tape» était -considérée comme nulle et non avenue par l’administration, et que son -poulain gardait encore des chances, outsider tiré sans doute et réservé -pour un grand prix futur! - -Aussi, la bouche en cœur, et sincèrement, somme toute,--car, au fond, -qui saura jamais ce qu’il peut entrer de délicatesse invisible dans une -muflerie patente, et si ce n’était pas par timidité d’amitié -souffrante que Lourbillon avait salement lâché Fernand dans le -malheur?--sincèrement, donc, et tous les sourires aux lèvres, le vieux -comique revint déjeuner chez son ami; la cuisine était excellente, au -reste. - -Et aujourd’hui, Lourbillon emmenait son petit Fernand à la _Tarentule_, -pour lui «dégoter» un auteur! - -Bistro, café, sanctuaire. - -Tel s’offrait, en effet, l’établissement. - -A la terrasse, quelques guéridons, autour desquels stagnaient, fumant -leurs pipes, au-dessus de bocks sans faux-cols, plusieurs citoyens en -chapeaux mous. - -A l’intérieur, sitôt entrés, Lourbillon dit à Fernand de stopper un peu -dans la salle réservée aux buveurs; on entrerait plus tard dans celle -consacrée aux auditions des poètes de la Butte. - - * * * * * - -Tous deux regardent les habitués de l’endroit. Près d’une petite femme -en rouge, c’était Lafoire, le dessinateur connu, qui d’une cravache sûre -et cinglante profilait les culbutes morales et physiques de ses -contemporains.--On s’arrachait les ventres de ses banquiers et les -maigreurs de ses danseuses. A côté de lui c’était le célèbre Will, le -Pierrot glabre, Watteau de sacristie, artiste délicieux d’une élégance -«interne» et cérébrale. Il causait à un petit homme qui disparaissait -presque sous la table, et dont les jambes, quand il était assis, étaient -à cinquante centimètres du sol! De sa hauteur totale de 1 mètre 20, -celui-là toisait drôlement l’humanité, et la déformait et la défigurait, -avec talent du reste. Tous ses modèles devenaient des monstres, -gesticulant à l’envers, des êtres de cauchemar, épileptiques et fous. - -Toute sa rancune inconsciente de petit nain lui remontait dans l’œil, -qui voyait inexorablement la déformation quand même et pour tous! On -racontait que ce talentueux artiste demandait, durant de longs mois -d’hiver, l’hospitalité de nuit, la table et les plaisirs du soir à -certaines demeures chastement closes... et qu’il vivait là, faisant des -études de mœurs fort intéressantes, en camarade, en ami, conseiller -gratuit des tempêtes sentimentales qui s’élèvent parfois dans les cœurs -bas tombés des amoureuses pensionnaires de ces garnis d’amour. - -Plus loin un homme jeune crépu, noir, un peu nègre de type. C’est -Maurice Prenais, les lèvres épaisses, les dents grosses et longues, les -yeux blagueurs (collez-lui une couronne de pampres sur la tête et une -peau de bête en guise de _redingue_... il aura l’air d’un fêtard de la -suite de Bacchus). C’est un poète celui-là, le meilleur de la bande, qui -dira peut-être ses «Vieux Marcheurs» tout à l’heure... - -Le vieux à barbe blanche là-bas, c’est un peintre; l’autre à côté c’est -un graveur très connu; et voici de Gyvry, pianiste et compositeur d’un -talent réel, noyé dans l’absinthe; il a été l’ami de Verlaine dont il -sait les œuvres par cœur, et le soir, là, après la fermeture, entre eux, -toutes ces illustrations déclament et Verlaine et Baudelaire. - -Goudeau, Delmet et d’autres se joignent à eux et les enthousiasmes se -partagent entre les morts et les vivants. - -A ce moment, Fernand et Lourbillon ayant vidé leurs bocks se déplacèrent -afin d’entendre les fameux chanteurs de la Butte! - ---Tiens, dit Lourbillon en entrant dans la petite salle, Hortensia et -Paulina du _Colorado_... vois donc, Fernand... - -Et en effet, les deux chanteuses étaient là, très serrées l’une contre -l’autre, avec au bras une énorme couronne mortuaire d’immortelles -jaunes! A MA MÈRE! disait la couronne; et comme Lourbillon, stupéfié, -leur demandait le sens de cette plaisanterie macabre... - ---Pas une blague, répondit Paulina. Hortensia et moi sommes parties -tantôt au cimetière porter cette couronne sur la tombe de la mère -d’Hortensia. Comme le cimetière était fermé, nous l’avons trimballée -avec nous... on a dîné au _Rat Mort_, on est passé au Moulin, on s’en va -aux Halles, on tire une bordée. Êtes-vous des nôtres, venez donc?--Non, -merci, répliquèrent Lourbillon et Fernand, amusez-vous seules! - -Et la couronne mortuaire s’en fut faire la fête... jusqu’au lendemain -matin sept heures, où elle arriva piteuse, à sa destination, déposée sur -une tombe par deux femmes fatiguées et vannées de leurs folies -nocturnes. - -Cependant, un petit homme aux cheveux rares, la figure courte et large, -pâle et maigre, les yeux bizarres, dont un qui n’y voyait plus, abîmé -qu’il était par une large taie blanche, monta sur l’estrade où perchait -un mauvais piano, et s’accompagnant des deux doigts se mit à chanter, à -blaguer «Les Sergots».--La chose était fort spirituelle, d’une ironie -fine et bon enfant. On applaudit ferme! - ---Gamahut!... annonça le chanteur rageur et embêté. Et la chanson -macabre et terrifiante fut grincée en mineur, résonnante comme un glas -funèbre, qui entre temps ferait des farces de sons, et d’allures... La -salle délirait! Mais on put trépigner, hurler, l’applaudir et le -rappeler, le petit homme bourru et borgne se leva, salua et déguerpit au -trot... Il avait gagné ses cinq francs, son bock et sa choucroute. - -Après lui vint un homme essoufflé, asthmatique, dont l’haleine aux -relents de produits pharmaceutiques embaumait les alentours... Celui-là -articulait si exagérément ses mots qu’il avait l’air de les mordre. Un -mouchoir en main épongeant une sueur qui n’en finissait pas, il clamait -le martyre de son cœur, l’espoir de son âme et les déceptions de ses -rêves.--Il eut un gros succès. - -Puis tout à coup, l’introducteur habituel de ces célébrités vint -demander au public de faire un silence absolu, afin que le «bon camarade -Sacha puisse se faire entendre». Alors arriva sur l’estrade un individu -pâle, exsangue, d’une blancheur de cire, les yeux mal réveillés, les -cheveux de paille, les lèvres violettes et la bouche horrible, -démeublée, presque sans dents, et laissant apercevoir entre quelques -bouts d’ivoire noircis et pourris, un trou noir, d’où sortait une -musique maladive, d’une sonorité douteuse, et des paroles de reproches à -une femme aimée, dont les trahisons se multipliaient... - -«Te rappelles-tu ses baisers?» disaient les refrains. - ---Flûte alors! Ta bouche, bébé! glapit une vieille fille maquillée. - -Ce «ta bouche, bébé,» allusion plus qu’exclamation, mit le public en -belle humeur, et le chanteur pâle et jaune, vexé et furieux, descendit -du tremplin, menaçant et grossier. - -A ce moment, entrait dans la salle un journaliste, homme de lettres qui -volontiers racontait dans ses livres ses histoires personnelles. Il -avait eu la manie de célébrer les femmes androgynes, maigres, osseuses, -exsangues, diaphanes, l’amour des formes à l’état d’indication, les -seins et les ventres plats, les hanches des garçonnets, puis il s’en -était dégoûté en même temps que de la morphine et de l’éther; sa santé -s’équilibrant et s’assagissant avec l’âge, les bouges et les garçons -bouchers le laissaient froid. - -Dorénavant on ne parlerait plus de lui tout bas, avec des ah! et des oh! -et des chut! On dirait simplement et sans commentaires qu’il avait -bigrement du talent! Notre journaliste alla droit au petit coin que -cachait le piano et derrière lequel, abrité par un paravent, se tenait, -affalé dans un fauteuil, un homme étrange, si blanc, si blanc, d’un -teint si transparent qu’il en semblait de nacre, une barbe soignée et -rousse comme de l’or encadrant son visage de mort. Ce personnage était -très connu à Montmartre: morphinomane enragé, on lui donnait partout -l’hospitalité d’un coin afin de faciliter ses piqûres consécutives. En -apercevant le journaliste, il se remua difficilement, mais lui tendit la -main en lui disant, les yeux éteints et comme figés: - ---Rendez-moi un service, éreintez donc demain dans votre journal cette -garce d’Hortensia qui tout à l’heure m’a ridiculisé ici... devant toutes -ces brutes. Figurez-vous qu’elle m’a déposé sur le front une -épouvantable couronne mortuaire et qu’elle a crié tout haut, en -chahutant ce paravent: «Mesdames et Messieurs, regardez le coco! Le -Christ au moment des sueurs!!!» Et le morphinomane, ruisselant encore, -retomba dans son état comateux. - -Le lendemain, Hortensia eut son compte dans une feuille du matin! - -Et voilà tout ce que vit Fernand dans un seul petit coin de ce -Montmartre, appelé par Salis la mamelle de la France, et qui n’est tout -au plus que le biberon des faubourgs, alimentant de ses mots, de ses -chansons et de ses modes quelques quartiers excentriques, et jetant le -poivre de sa bohème spirituelle sur toute une ville décidée au plaisir -et à la fantaisie. - ---Sortons, sortons, dit Fernand à Lourbillon, j’en ai assez. Mène-moi -chez Toni-Truant, le fameux cabaretier. - -A peine sur le boulevard Rochechouart depuis dix minutes, les sanglots -d’une pierreuse effarée leur firent dresser l’oreille. - ---Bats-moi, insulte-moi, disait la voix de femme, tu sais bien que -j’t’aime et t’en abuses, lâche, lâche, vociférait la fille. - -Ils s’éloignèrent, laissant la prostituée à ses occupations nocturnes, -en hommes prudents et renseignés. - -Arrivés devant la porte de Toni-Truant, ils virent deux dames fort -élégantes qui, sautant d’une correcte voiture de maître, leur -demandèrent fort gracieusement de les aider de leur présence à entrer -dans ce cabaret. - ---Nous avons un peu peur d’entrer toutes seules... - ---Mais volontiers, répondirent les deux hommes. Et cognant à la porte -toujours close, aux volets fermés, ils entrèrent tous quatre... Dès -l’apparition des femmes, Toni-Truant cria: - ---V’là des peaux! v’là de la garce! Puis aux deux hommes: Allez, -foutez-vous là... C’est à toi cette marmite-là? Oh! qu’elle est pââââle! -Qui qu’c’est qu’est le miché d’vous deux? C’est toi l’vieux! Qu’est-ce -que vous prenez? des bocks? Deux bocks, Eugène! - -Et lâchant les nouveaux venus, Toni-Truant s’assit sur un coin de table. -Fernand s’aperçut alors qu’il était chaussé de bottes énormes, vêtu d’un -complet de velours à côtes, lingé d’une chemise en flanelle et la taille -serrée d’une large ceinture rouge de débardeur. La figure était noble et -fière malgré l’habitude prise de laisser à la bouche une mollesse -faubourienne, très spéciale aux gavroches. Les cheveux longs rejetés en -arrière donnaient au front l’ampleur voulue et cherchée, l’allure -générale était celle d’un beau chouan, solide et d’attaque! - ---J’vas vous en dire une, annonça l’homme aux bottes d’égoutier: Serrez -vos rangs! - -Et Toni-Truant, d’une voix terrible, formidable, de foudre, ébranla du -pavé au plafond la petite salle enfumée qu’il arpentait mains au dos, -d’un pas pesant, rythmé et sautillant, un pas à lui, une marche à lui, -imitée dans toutes les revues par des cabots qui singeaient ses allures, -sa mise et sa terrible voix! - -On applaudit férocement, on trépigna, on cria, mais Toni-Truant qui -avait entendu une femme d’apparence fort distinguée dire qu’elle -préférait ses autres chansons... ses chansons salées... lui cria dans la -figure: - ---Une pornographie pour la marquise! et au lieu d’une pornographie (il -n’en chantait jamais du reste, son talent réel de poète naturaliste le -protégeant contre ces vulgarités), il entonna une satire pouffante des -gigolos présents: _Les Crevés!_ - - Vos mères avaient donc pas de tétons, - Qu’elles ont pas pu vous faire des gueules?... - Allez donc dire qu’on vous finisse! - -Alors ce fut du délire, tous les snobs bafoués, claqués, poussèrent des -oh! et des ah! d’admiration joyeuse, les femmes, émoustillées sous les -mots crus, se frottaient d’aise à leurs voisins. On cria: «bravo! bravo! -un autographe, une signature!» et Toni-Truant, jouant de l’engueulade -comme de la rime, les fit «casquer du bon pognon» comme il chantait, et -ce soir-là, le faubourg Saint-Germain, insulté à gueule que veux-tu et -ravi, jeta dans la bourse du chanteur le plus pur de son or et de ses -remerciements. - -Fernand, lui, semblait médusé; il examinait la composition de la petite -salle et n’en revenait pas! Des comtes et des marquis s’interpellaient, -des femmes entre elles s’appelaient duchesse... et tout ce monde -s’asseyait là, serrés les uns contre les autres, avec une aisance qu’une -promiscuité douteuse n’effarait pas: des soldats ivres, deux prostituées -du quartier, des petits rentiers, des cabots, deux bonnes... - ---Mais, dit tout à coup Fernand, ces gens-là... ceux de la bonne -société, ces gens du monde ne se rendent pas compte... ce n’est pas -possible... ces femmes bien nées ne peuvent pas prendre un plaisir -semblable à celui qui plaît à ces gigolettes... c’est dans la façon de -s’amuser qu’on voit la différence des classes... - ---Depuis 93, bouffonna Lourbillon... il n’y a plus de classes! Toutes -les femmes se ressemblent, toutes demandent des piments pour leurs sens; -la pierreuse de tout à l’heure hurlait de plaisir sous les coups et sous -les paroles ordurières de son amant; ces mondaines-là ont aussi besoin -d’un dévergondage de langage qui les émoustille: c’est la même chose, la -même bête qui les travaille. Le dévergondage les pique toutes au même -endroit, leur besoin de s’encanailler est intense, mon petit Fernand, et -quand je pense que ces bougres-là nous intimident! Hein? crois-tu qu’on -est bête! Ils ne sont pas plus intelligents que nous, pas meilleurs, au -contraire, ils sont plus riches, mieux habillés, mieux instruits, mieux -élevés, mais nous sommes aussi distingués qu’eux... pas vrai, Fernand? - ---Le fait est, dit Fernand... que la distinction est dans les sentiments -et pas dans la coupe de la jaquette... et j’avoue que ni ma mère, ni mon -père, ni mes sœurs, ni moi, n’avons jamais eu de goûts crapuleux comme -ça: il est vrai que nous n’étions que des ouvriers... - -Il était tard. - ---Allons-nous en, dit Fernand, je ne trouverai pas de chansons ici, on -ne les viserait pas et c’est pour un public spécial. Mais à ce moment le -poète Jehan du Brancart gravit l’estrade. - -Il était chauve, avec une drôle de petite moustache blonde ébouriffée, -et se montrait tout de noir moulé dans un veston en forme de dolman -d’officier à collet rigide, pendant que ses jambes se perdaient dans les -flots d’un pantalon à la hussarde à carreaux. Il récita des rondels -successifs sur les successives beautés de sa bonne amie: «ses yeux,» -«son nez,» «sa bouche,» «ses seins». Puis, avant d’en entamer un -dernier, il s’arrêta et avant d’en avoir énoncé complètement le titre: -«Son...» avait-il commencé.--Non, fit il, celui-là, je le garde pour -moi! - -Et le triomphe qu’il obtint ne fut pas inférieur à celui de Toni-Truant. - ---Tu trouves ça bien, toi? ça t’amuse? demanda Fernand à Lourbillon. - ---Non, répondit Lourbillon, tout bas: moi, ça me rase, mais c’est la -mode, qu’est-ce que tu veux? - ---Si qu’on s’en irait. On crève de chaleur ici! insinua Fernand. - ---Le fait est qu’un bock bien tiré, avec une chaise à soi tout seul!... - -Ils se levèrent. Mais déjà Belval glapissait: - ---La parole est à notre excellent camarade... - -Et le désordre occasionné par le mouvement de retraite des deux -compagnons ne fut pas sans provoquer de véhémentes protestations. - ---Chut! - ---Assis! - ---On ne s’en va pas au milieu d’un morceau! - ---A la porte! - ---A la porte? bon Dieu, mais c’est là que nous allons, riposta Fernand -exaspéré! - -De fait, ils finirent par se trouver devant la tenture, lisière du -«Saint des Saints,» puis dans le café, puis dans la rue. Ouf!! - ---Veux-tu un conseil? professa Lourbillon en avalant un bol d’air; à -Montmartre tu peux te fouiller pour dégoter ton homme. Les auteurs d’ici -chantent leurs machines eux-mêmes, et d’ailleurs leurs machines ne -porteraient pas au concert. Plante-les moi seulement sur les planches du -_Colorado_ et tu verras la gadiche! Non! Si j’étais à ta place, je -donnerais un coup de pied jusque chez un de ces petits éditeurs -lyriques, qui foisonnent boulevard de Strasbourg et aux environs. Là, tu -trouveras sûrement inédité, inconnu, enseveli dans les cartons, le merle -blanc qu’il te faut! - ---Avant, répliqua Fernand, il me faut voir Grandsec. Mariol tient -absolument à ce que je lui demande des machines modernes et -sentimentales.--Est-ce que vraiment il a du talent? - ---Peuh! fit Lourbillon, un pochard... qui rime sur toutes les tables des -brasseries de Montmartre... Enfin, vois-le toujours!! - - - - -XI - - -La grande salle de _l’Abbaye de Thélème_, au premier étage, -resplendissait de lumières et éclatait de fracas. - -Là, c’était la haute noce montmartroise, les fêtards au gousset garni, -le dessus du panier du Moulin-Rouge, toutes les Espagnoles de la rue -Lepic, toute l’Italie galante du boulevard Rochechouart et de la place -Pigalle; danses du ventre des Tunisiennes de la rue Caulaincourt et des -almées du Delta. Les bouchons de champagne sautaient à plusieurs tables, -et de véritables soupers: caviar, écrevisses, viandes froides et salades -russes, mobilisaient des vaisselles. - -D’ailleurs, une file de sapins à la porte de l’établissement attestait -que, pour rouler, le louis est aussi rond sur la Butte que dans la -plaine et qu’il y a des ivrognes et des sultanes partout où l’homme -désire en trouver. Agréable constatation, qui prouve que les boulevards -«extérieurs» ne sont pas plus «extérieurs» que les «grands» boulevards, -puisqu’ils produisent la même denrée pour le cœur que pour l’estomac. -Attrape! _l’Américain_! - -Au moment où Fernand et Lourbillon, pilotés par Grandsec, firent leur -entrée, le brouhaha était tel qu’il eût été complètement impossible -d’entendre les notes de la _Valse Bleue_ que cependant tapotait d’un -doigt sur le piano une jeune personne vêtue en cycliste et complètement -ivre, par surcroît, ce qui lui constituait deux culottes. - -Mais Grandsec avait quelque chose d’admirable, un seul éclat de sa voix -calmait les tempêtes et dominait les orages! - -Impassible sous ses longs cheveux, il se dirigea droit vers -l’instrument, prit délicatement, on eût dit entre le pouce et l’index, -la cycliste mélomane, l’enleva de dessus le tabouret, la posa sur une -chaise et solennel: - ---Tas de veaux et de génisses! hurla-t-il, avec un agréable sourire, -tâchez un peu de boucler vos avaloires, on va vous ficher à l’œil, -quoique vous n’en soyez certainement pas dignes, un régal dont vous -pourrez vous lécher les doigts, si vous n’êtes pas trop dégoûtés de vos -mains. - -Il avait prononcé cette harangue d’un organe à ce point dominateur que -le tumulte ambiant en fut troué comme une planche par un boulet. - -Des gens se fâchaient; mais d’autres rirent, et surtout le nom de -l’interpellateur arrangea tout: - ---C’est Grandsec! - ---Vous savez bien! Grandsec! - ---Le musicien? - ---Le poivrot! - ---Grandsec! quoi! - ---Ah! bon! Eh bien! il en a une santé! - ---De fer! - ---Et une gueule! - ---De bois! - ---Bravo! Grandsec! continue! Tu nous intéresses! - -Grandsec déposa sur le piano son immuable chapeau haut de forme, agita -sa crinière de lion, et poursuivit: - ---Ce jeune homme que vous voyez à ma droite (fais risette à ce troupeau, -mon fils; c’est lui que tu tondras demain!) ce jeune homme s’appelle -Fernand. Il a vingt ans, toutes ses dents et du talent comme j’en -voudrais avoir si mon génie ne me suffisait pas! - -Bâillements de femmes, ricanements d’hommes, tout un tumulte roula vers -Grandsec. - ---A la bonne heure! - ---Voilà qui est grave! - ---Tu ne te mouches pas du pied! - ---Veux-tu mon épingle à chapeau pour te piquer? - ---Viens boire un verre de champagne! Tu dois avoir la pépie! - ---Tu parles, Charles! - -Grandsec attrapa au vol une bouteille de champagne, l’entonna comme on -embouche une trompette et répondit: - ---Ce soir, il ne s’agit pas de bagatelle. Il s’agit de grand art. Vous -allez entendre mon merle brun. Il est poète comme Hugo, musicien comme -Wagner, chanteur comme M. Jean de Reszké. La totalisation des délices et -des orgues, en un mot! - ---Et des amours? - ---Demandez-le lui! - -Fernand commençait, lui personnellement, à se demander si son nouvel ami -n’était pas un abominable mystificateur à froid, occupé à le couvrir de -ridicule. - -Mais non. Grandsec lui passa tout à coup un papier: - ---Tu sais lire la musique, pas? Déchiffre ça en douce. Dans un quart -d’heure, tu vas leur dégoiser les trois couplets, paroles et musique; tu -peux y aller carrément, c’est complètement inconnu. Je l’ai fait cet -après-midi. Et tu peux être tranquille. Ça leur en bouchera un coin! -C’est des fleurs de mon jardin secret, et je l’aurais gardé pour moi, si -ta gueule ne m’était pas revenue. - -Et, face au public, il annonça: - ---Mon ami Fernand, moi et cet autre cabot qui nous accompagne nous -allons vider une tasse! après quoi, vous pourrez ouvrir vos esgourdes. -Garçon, trois demis! - -Et il s’assit avec majesté! - -Il n’y eut pas à le nier, le public attendit. - -Et il fit silence quand Fernand commença. - -C’était une mélopée bohème, au rythme moqueur, aux paroles douloureuses, -l’automoquerie de la misère et de la mort. - -Et, au martèlement des grands accords dont l’accompagnait Grandsec, -l’effet était étrange et frissonnant. - -On applaudit avec frénésie. Fernand lui-même, emballé par la nouveauté -originale de l’œuvre, vibrait comme une chanterelle. Il se laissa -retomber sur sa chaise, ému, et tous les nerfs secoués... Ce fils du -peuple avait la fibre sensible et distinguée comme s’il avait eu cent -aïeux glorieux en art. - -Mais dans l’auditoire, quelqu’un surtout manifestait par une pantomime -délirante la qualité de son admiration. - -C’était, placée précisément à la table la plus proche du piano, une -femme d’allure et d’aspect bizarres. - -Rousse, mais d’un roux qui dédaignait d’imiter la nature, car ses -cheveux ne disaient pas: «Voyez comme nous sommes d’une jolie nuance!» -ils clamaient: «voyez comme nous sommes teints d’une façon -extraordinaire!» rouge vif plutôt et coiffée en bandeaux qui cachaient -les oreilles, après s’être--selon le rite esthétique de saint -Botticelli--incarnés sur le front en deux volutes, cette créature, d’une -pâleur de linge, ouvrait sous cette crinière pourpre et dans cette face -livide, deux énormes yeux bleus d’un éclat mourant, d’un charme délicat, -attendris, profonds, délicieux, inoubliables. Un Rossetti, pour -établissements de nuit, une Béatrice de brasserie... Elle était -barbarement vêtue d’un mélange de somptuosité et de désordre. Des bagues -à tous les doigts, et un collet déchiré; un chapeau merveilleux et des -franges au bas de la jupe. En sorte qu’il était malaisé de prononcer si -elle était ridicule ou splendide, séduisante ou haïssable, poupée -articulée ou personnalité exceptionnelle! - -Si l’on ajoute qu’elle était seule, farouchement seule, à sa table et -buvait de l’absinthe, de l’absinthe blanche à deux heures du matin, ce -dernier trait ne fera qu’élargir le champ des hypothèses troublantes et -inquiétantes. - -La façon dont elle accueillit la chanson de Fernand ne laissa pas non -plus que d’être peu banale. - -Dès les premières notes, on la put voir tomber sur la table, tout le -buste aplati sur la nappe et les bras étendus, et ainsi elle demeura -immobile, comme en hypnose, sa tête aux yeux immenses obstinément dardée -vers le chanteur, sinistrement belle et terrible. - -Des sourires amusés coururent de bouche en bouche et un chuchotement -léger se moqua. Mais discrètement! Montmartre respecte ses phénomènes. -Il les soigne et les multiplie afin d’entretenir la particularité de sa -population. - -Elle, d’ailleurs, n’avait cure de l’entourage. Et elle émettait -sourdement une sorte de râle rauque et doux, comme les chattes qu’on -caresse à leur gré et qui s’immobilisent sous le plaisir... - -Quand Fernand se tut, elle se redressa, s’adossa à la cloison, alluma -une cigarette et sembla se perdre dans un double nuage de fumée et de -songerie. - -Cependant l’heure passait. Si noctambules que soient les gens, ils se -couchent pourtant quelquefois. - -Fernand songeait que Mésange devait être inquiète. Elle avait pris la -mauvaise habitude de l’attendre à la fenêtre. Déjà, d’ailleurs, beaucoup -de messieurs atteignaient leurs chapeaux aux patères et demandaient les -additions. - ---Garçon! payez-vous! héla Grandsec qui vit le désir de son jeune ami, -et de qui la seule voix pouvait déchirer le vacarme grandissant. - -Ils se levaient. Mais à ce moment, glissant, preste comme une anguille, -entre Lourbillon et le musicien, l’admiratrice rousse s’élança vers -Fernand, se pressa contre sa poitrine et l’irradiant subitement d’un -regard qui fut un véritable accent de volupté et une prière ardente -d’amour brutal et de tous risques: - ---Je vous en prie. Demain. Deux heures. Je vous attendrai... Je vous en -prie... chuchota-t-elle d’un accent de fièvre. Et elle lui mettait, -presque de force, une carte dans la main. Puis, pft! plus rien! elle -avait bondi vers l’escalier, et disparu. - -Dans la rue: - ---Tu la connais!... vous la connaissez, cette femme? demanda à Grandsec -Fernand qui avait, à la lueur d’un bec de gaz, déchiffré ce nom sur la -carte et cette adresse: - - LILITH JOCELYN - - _30, Boulevard de Clichy._ - ---Oh! fils! tu peux me tutoyer! clama Grandsec. Si je la connais Lilith? -la belle madame Jocelyn? Certainement. - ---Qu’est-ce qu’elle fait? - ---Tout! l’amour, de la littérature et de la sculpture, le trottoir et -les salons! La Belle et la Bête! L’ange et le démon, le bien, le mal et -le reste! Un original qui n’est peut-être qu’une copie! un type qui -n’est peut-être qu’une rengaine. On ne sait pas, je ne sais pas, -personne ne sait! - ---Alors? - ---Alors? si elle a un béguin pour toi, vas-y! Marche! mais ne t’arrête -pas! Prends-la comme elle te prendra, par curiosité, comme on croque un -fruit rare et savoureux, comme on boit une coupe, mais si elle ne -t’offre pas une seconde tournée, n’insiste pas. Ne marche plus, cours! -fiche le camp; fuis! - ---Elle est si dangereuse que cela? sourit Fernand incrédule. - ---Je l’ignore et le veux ignorer. Mais elle a à moitié rendu louphoques -plusieurs braves garçons qui, sans elle, auraient pu faire quelque -chose! C’est une allumeuse... une dangereuse... - ---Mais encore? - ---Encore? rien. C’est tout. Elle vaut l’expérimentation! Essaye. Tu es -encore assez jeune pour te tirer des pattes si tu sens la glu te -prendre, comme le papier-à-mouches les mouches. Au revoir. Me voici chez -moi... - -Lourbillon et Fernand redescendaient la côte des Martyrs. Et Lourbillon -s’enquit: - ---Est-ce que tu iras? - ---Où ça? - ---Chez cette Lilith? - ---Si on te le demande, Lourbillon, tu répondras que tu n’es pas -renseigné. - ---Écoute, mon petit, veux-tu un conseil? - ---Non. Du tout. - ---Tu l’auras pourtant. N’y va pas. Ces femmes-là, ça ne vaut rien pour -toi. Tu es tout neuf. - ---Un neuf frais! pouffa Fernand. - ---Et Mésange! - ---Si tu ne lui racontes rien, elle sera heureuse, ne connaissant pas -l’histoire! - ---Tu as tort de rigoler, moi je ne rigole pas! - ---Ce n’est pas toi, non plus, qu’on a invité à la rigolade! Allons, -vieux, je t’offre un dernier verre chez Pousset et bonne nuit! - -Il est des arguments auxquels on ne résiste pas. Cette fois-là -Lourbillon ne discuta point plus avant. - - - - -XII - - -Un peu gauchement, Fernand demandait à la concierge: - ---Madame Jocelyn? - ---Au cintième, la porte en face. Au fait, il n’y en à qu’une de porte! - -Fernand, muni des renseignements, était déjà arrivé à la hauteur du -deuxième palier quand une voix le héla de la loge: - ---Mossieur! eh! Mossieur! - -Il s’arrêta, se pencha sur la rampe et tout en bas, distingua la -concierge qui brandissait un carré de papier. - ---Qu’y a-t-il? - ---C’est-il pas vous qui vous appelez Fernand? - ---Oui. - ---Alors, redescendez! J’ai une lettre pour vous! - -Fernand redescendit. - ---C’est une lettre--expliqua la portière avec flegme, que madame Lilith -m’a bien recommandé de vous donner, avant que vous ne montiez. - ---Merci! - -Et Fernand, en réascendant les degrés, prit connaissance du poulet. - -Il était conçu en ces termes, et dénué de simplicité, sinon de promesse: - - «O mon si beau! - - »Car tu es beau! Je ne suis pas de celles qui prouvent les proverbes; - à la sagesse des nations, j’en préfère la folie. Il est dit: «Frappez - et l’on vous ouvrira!» Moi, je te dis: «Ne frappe pas. Entre sans - frapper! Tourne la bobinette, la chevillette cherra!» - - »Ta déjà Lilith.» - -Tudieu? Fernand sentit son sang lui péter aux joues. Et ses vingt ans -escaladèrent les degrés, au pas de charge. - -«Tourne la bobinette, la chevillette cherra!» - -En effet, la clef était sur la serrure. Fernand tourna la bobinette et -la chevillette chut. - -Il se trouvait dans une sorte d’atelier, très drapé de tentures et -envahi de clarté de par une large baie, en façon de vitrail. Au fond, -sur un divan oriental, Lilith Jocelyn, absolument nue, rousse et -blanche, bellement allongée et couchée sur le ventre, avait l’air d’une -nymphe de Henner, éclatante et nacrée, attendant son cadre! - -Elle dit, en se redressant sur un coude: - ---Retire la clef maintenant, mon chéri! - -Et sautant sur ses pieds, les bras ouverts, levés légèrement, si bien -que ses deux seins, exquisement pâles et ronds, venaient en parade au -devant de l’arrivant, les cuisses longues, grasses, souples, le sourire -offert et les yeux flambants, elle marcha vers Fernand totalement -hypnotisé, et demeuré, cloué le dos à la porte, comme une chouette à un -volet. - ---Eh bien? c’est tout l’effet que je te produis? murmura-t-elle, venue à -se coller contre lui et lui entourant le cou, mettant à ses oreilles la -fraîcheur moite de ses poignets. - -Et brusquement: - ---Ote ces habits, arrache ces voiles, ô ma statue, qui mettent entre mon -désir et ta beauté, une barrière de gêne et de convention! - -Elle lui appuya aux lèvres un baiser violent et enlaça ses jambes aux -siennes. - -Fernand vacillait. Ces manières faunesques alliées à cette phraséologie -académique le stupéfiaient au point de l’annihiler, et un instant, il -put craindre une solution humiliante à sa bonne fortune. - -Mais Lilith Jocelyn n’était pas femme à laisser, sans le battre, -refroidir le fer quand il est chaud. Elle se rendit compte, sans doute, -que l’effet de son éloquence nuisait à celui de ses charmes, et elle se -tut, subitement. - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -_Acta non verba!!!_ (Petit Larousse, page 805.) - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -A cette heure même, Blanche Mésange, dans sa salle à manger, accoudée en -face de Lourbillon, s’inquiétait. - ---Où est-il allé? dis, Lourbillon? qu’il avait l’air si pressé! Tu as -vu, c’est à peine si il m’a embrassée! Et puis d’ailleurs c’est de ta -faute. - ---De ma faute! ça, par exemple! rugit Lourbillon, froissé. - ---Sans doute! Tu es tout le temps à l’entraîner, à l’emmener traîner, -plutôt! - ---Moi! - ---Oui! toi! au café, dans les brasseries, chez des tas de gens! Hier, il -est rentré à quatre heures du matin! - ---Ça ma petite, tu te gourres! s’il ne fréquentait jamais que moi!... - -Blanche avait dressé l’oreille. Elle reprit, très vivement: - ---Alors, il en fréquente d’autres: il a fait de mauvaises connaissances? -Une femme, je parie! dis-le moi; je ne le lui répéterai pas! - -Mais Lourbillon s’était remis un bœuf sur la langue. Satané bavard qu’il -était! Il s’en était fallu d’un fifrelin qu’il mangeât le morceau. - -Il répondit, et mentalement, pour sa peine, il se collait des gifles -plein la figure: - ---Mais non, mais non! qu’est-ce que tu vas imaginer! une femme? Fernand? -Ah! la la! il t’aime bien trop pour ça, ma fille! - -Mésange se rassurait un peu. Et, à part soi, Lourbillon songea: - ---Eh bien! j’allais en allonger une, de gaffe! Il ne m’aurait jamais -pardonné, le frère! Pourvu, au moins, qu’il ne revienne pas toqué de -chez cette... - -Et il se versa un petit verre de chartreuse pour renforcer le mot qui -rimait avec «étain». - -Hélas! ce n’est pas toqué, c’est complètement fou que revint Fernand. - ---Ah! mon vieux! c’est une fée! Splendide et magnifique... confia-t-il à -Lourbillon, le soir. - ---Une sorcière! grogna Lourbillon, maussade. - -Et de fait, Fernand était ensorcelé. Ce rossignol n’était pas un aigle. -C’était un garçon qui avait plus de notes dans le gosier que d’idées -dans le crâne, et qui chantait plus juste qu’il ne pensait. Et puis -quoi, c’était un simple homme ni fort, ni infaillible, convaincu qu’il -faut prendre l’amour chaque fois qu’on le trouve. - -La belle Lilith l’avait «épaté» considérablement! Jamais, en ses plus -audacieux rêves d’ancien ouvrier tailleur, pourvu du certificat d’études -primaires et devenu artiste par la grâce d’un don de nature, il n’aurait -osé supposer l’existence d’une femme pareille, qui savait tout, qui -parlait de tout, et qui vous enchantait par son esprit, après vous avoir -ébloui par sa beauté et grisé par ses caresses. Une muse, un marbre, une -bacchante! Toutes les lyres! - ---Les Quat’z’Arts! quoi! gouailla Lourbillon dans le sein osseux de qui -il s’épanchait. - -Cela finit par prendre des proportions désastreuses. La belle madame -Jocelyn n’était point riche, et sous ses dehors d’excentricité amoureux -et artistiques, elle voilait un dedans extrêmement pratique et avisé. - -Fernand, dont la franchise était naïve et de qui les confidences -sortaient comme l’eau des parois poreuses d’un alcarazas, ne lui avait -point, après quelques après-midi de baisers, caché sa situation, -l’engagement qui liait à lui la direction du _Colorado_, non plus que -son union libre avec Blanche Mésange. - -Et Lilith forma le projet de s’attacher ce joli garçon, capable de -devenir d’un rapport utile, après avoir été d’un commerce agréable. Il -s’agissait de mettre en œuvre le grand jeu! - -Elle n’y manqua point. - -Huit jours,--jour pour jour,--après celui de la première étreinte, comme -Fernand, de plus en plus épris, passait le seuil affolant de son nouveau -paradis, il trouva, au lieu de la déesse nue, étalée, provocante et -lascive, sur le large divan, une dame correctement vêtue, de la cheville -au menton, d’une robe-tailleur infiniment chaste, et qui lui dit, en lui -tendant les bouts de deux doigts: - ---Bonjour, cher! Asseyez-vous. Ne me troublez pas. Je travaille. - -Madame Lilith Jocelyn, en effet, debout devant une selle de sculpteur, -modelait d’un ébauchoir inspiré le corps d’une nymphe, sortie évidemment -de ses rêves plus que de la réalité, attendu que certains détails de -structure indiquaient plus d’ambition voluptueuse que de science -anatomique... Nymphe de garçonnière. - -Fernand ne venait pas précisément pour regarder sa maîtresse pétrir de -la glaise. Il s’assit, pourtant, soumis mais non résigné, dans -l’espérance que tout cela n’était qu’un prologue acide aux bonheurs -accoutumés. Mais il dut bien vite déchanter. - ---Cher! soupira tout à coup Lilith, qui le regardait sournoisement dans -une glace placée devant elle, et où se reflétait la figure déconfite de -l’amant déçu:--Cher! il faut que je vous parle sérieusement! - -Elle posa l’ébauchoir sur la selle, lava ses mains dans le bassin d’une -fontaine de porcelaine, accrochée en un angle de l’atelier; puis, -revenant vers Fernand, elle se laissa tomber près de lui, assise sur le -divan, lui prit le front dans ses dix doigts, lui caressa les cheveux, -lui baisa les yeux, et dit: - ---Cher chéri que j’adore, adieu. - ---Comment, adieu? sursauta Fernand, éperdu. - ---Oui, soupira-t-elle; je t’aime trop pour t’aimer si peu! Je te -voudrais trop, tout entier, pour ne t’avoir qu’à demi! Adieu, mon ange! -que je t’embrasse une fois encore; et va-t-en. - ---Mais... - ---Non! rien! je t’en prie... - -Elle lui posa la paume tiède de sa main sur la bouche. Ses yeux -délicieux agonisaient de langueur triste... Elle murmura: - ---Reviens, si tu veux; tous les jours; à toute heure! je serai sans me -lasser heureuse de te voir. Mais qu’il n’y ait plus rien de charnel -entre nous! Sens bien comme j’en souffrirai... - -Elle avait saisi la main du jeune homme et l’appliquait sur son sein, -rond, ferme et palpitant. - ---Le partage me répugne. Je n’y puis plus consentir. Adieu. Cette -personne me pardonnera, si elle apprend jamais le sacrifice que je fais -en ce moment! - -Elle semblait toute prête à rendre l’âme. Fernand tenta ses plus tendres -moyens. Mais rien. Un geste las, un geste infiniment désespéré le -repoussait. Il sortit, en proie à une désolation intense. - -Le lendemain, le surlendemain, le jour qui suivit, il revint. Les choses -allèrent de même. Toujours avec ce pareil sourire navré, on -l’accueillait, on le congédiait. «On l’aimait trop pour l’aimer si peu.» - -Et le pauvre Fernand, insoucieux désormais de ses futurs débuts, -derechef tambourinés par la presse et célébrés par les affiches «dans un -répertoire original et inédit!» désemparé, désorbité, exaspéré, en -perdit peu à peu le manger et le boire, devint quinteux avec Lourbillon, -méchant avec Blanche, et insolent avec les journalistes! - -C’était, cela, la fin dernière, l’écroulement fatal de tout le château, -en France et non en Espagne, rêvé! - -Lourbillon le comprit; et un soir, comme, à peine la dernière bouchée -avalée, Fernand s’était esquivé, l’œil hagard, la bouche de travers, -l’air fou, le vieux comique paternel et soucieux, confia tout à trac à -Mésange: - ---Écoute, ma fille! Il faut que je te dise la vérité! Voici ce qu’il en -est!... - - - - -XIII - - ---Les hommes sont encore plus bêtes que les femmes, décidément! gémit -Blanche Mésange, sitôt que, Lourbillon expédié, elle se retrouva seule, -devant sa table de salle à manger, un reste de cigarette aux doigts, un -reste de sourire aux lèvres. - -Car elle avait pris, en son amour-propre blessé, la force de sourire, -durant que le vieux comique, avec des gestes appropriés et des -intonations à l’avenant, lui détaillait la bonne fortune, tournée en -mésaventure, de cet imbécile de Fernand! - -Au fond, elle souffrait beaucoup. Et certes plus dans sa tendresse que -dans sa vanité. C’est vraiment de tout son cœur de bonne fille qu’elle -adorait à présent son amant. Et de l’apprendre ainsi, tout d’un coup, -infidèle, oublieux et ingrat, la poignait d’une douleur très vive. - -Et puis, il y avait, dans cette catastrophe de ses sentiments, quelque -chose qui plus encore que la vilenie du procédé la froissait chez le -coupable, c’était l’incontestable sottise de la mauvaise action commise. - -Elle la connaissait, la Jocelyn, elle l’avait, au temps de sa liaison -avec le sénateur, vu venir mendier des subsides, pour la soi-disant -location d’un atelier, chez ce législateur, connu pour n’être pas une -île escarpée et sans bords aux abordages du sexe joli. - -Elle connaissait le côté d’aventurière et la part de roublardise inclus -dans ce caractère de fausse excentrique et de détraquée en simili. Et il -lui était arrivé, jadis, au temps où elle n’était pas intéressée -directement aux emportements de la donzelle, de plaindre les pauvres -bougres «chipés» à cette glu dangereuse. - -Et, finalement, ce fut cette sensation qui domina en elle: Fernand dans -les pattes de cette araignée de malheur. Ç’avait d’abord été en son -esprit, du chagrin, puis de la colère, ça devint de la pitié. - -Elle les connaissait les trucs de cette voleuse d’hommes de Lilith! et -dire que Fernand, lui aussi, s’était laissé prendre par l’extériorité de -cette femme «Mystère», qu’il avait subi, lui aussi, le charme de cette -attirance calculée, bric-à-bracquement capiteuse, dont la volupté, -harnachée d’une mise en scène de bazar, mettait aux cerveaux des pauvres -hommes des visions d’attitudes nouvelles... des espoirs de frissons -inconnus et de perversités superbes... - -Et c’était vers ces cheveux teints au henné, cette bouche teinte au -carmin, ces yeux peints de Kohl, cette chair tripotée par tous, ces -ongles dorés d’idole poudrederisée que Fernand, comme tant d’autres, -avait couru! - -Est-ce qu’il espérait l’amour de cette théâtrale prostituée? Non, -voyons, ce n’était pas possible, il avait là, follement, bêtement, -cherché du gros plaisir de peau, et il en reviendrait peut-être hanté -par des souvenirs de joies du ventre... mais rien de plus! Une -reconnaissance qui partirait des pieds pour finir à la ceinture, et qui -n’aurait rien à faire avec une souvenance d’amour vrai, intense, l’amour -perchant plus haut... la Jocelyn n’avait pu l’atteindre! - -Ah! l’amour! l’amour délicat, dévoué, tendre, affectueux, amoureux et -maternel en même temps, c’était dans le joli cœur de Mésange qu’il -était, c’était là qu’on le verrait prêt à tout! c’était lui, tout -chaudement rayonnant, qui éclairerait de sa bonne sagesse les -agissements de Mésange trahie... Il lui dicterait les bonnes paroles -d’indulgence et de pardon, et ce serin de Fernand pouvait rentrer... -elle lui cacherait son chagrin, sa torture aiguë, et l’accueillerait -avec des yeux si tendres et des bras si maternellement ouverts qu’il -serait bien obligé de s’y réfugier confus et penaud. Car il était bon, -Fernand, meilleur--oh! combien!--que la moyenne des hommes, et il le lui -prouvait constamment, en l’aimant sans égoïsme, celui-là, et bien plus -pour son bonheur à elle, que pour son bonheur à lui. - -Il ne l’aimait pas que bien attifée et d’une élégance qui devait -contenter un amour-propre d’homme, une vanité d’amant orgueilleux, -heureux que sa maîtresse soit belle pour les autres. - -Elle n’avait pas eu besoin, pour le conserver, d’employer les misérables -moyens de défense, qui prouvent la fragilité et la vulgarité d’un amour. -Il ne l’aimait pas pour le plaisir des yeux de la galerie, mais pour la -joie des siens propres, et qu’elle fût frisée ou pas, élégante ou non, -pourvu «qu’Elle» fût à l’aise, à son gré, et heureuse, il était heureux. - -Et Mésange, jusqu’alors poupée de luxe pour ses amants, qui lui -défendaient les bigoudis du soir, susceptibles d’entraver leurs -expansions, exigeant au contraire un harnachement soyeux de dessous et -de dessus, indispensable à l’excitation de leurs désirs, dont la lingère -complice se faisait payer les frais, Mésange se vit tout à coup aimée -avec ou sans rubans, avec ou sans lingerie de soie, aimée pour sa -joliesse elle-même, aimée surtout pour la tendresse de son cœur, et -l’élégance de son âme, prise non plus comme un joujou d’amour, mais -aimée passionnément, comme une femme! une vraie femme! - -Comme elle en était reconnaissante à Fernand! Elle était pour lui, elle -le sentait bien, plus que la «maîtresse» qu’elle avait eu l’habitude -d’être pour les autres, ou peut-être était-ce lui qui était pour elle ce -que n’avaient pas été les autres. Oui, pensait Mésange toujours assise, -pleurant depuis deux heures silencieuse, oui, il est mon amant, mon -mari, mon frère et mon enfant aussi... mon petit enfant, faible et -fragile... que je dois guider, aider, pardonner et aimer! et tout à coup -attendrie, fondue dans son amour sincère et si profondément dévoué, elle -se raisonna, se calma, se tamponna les yeux, se moucha et se leva très -résolue. - -Il s’agissait de lui montrer qu’on était une femme supérieure. Pas de -scène--au contraire--un grand bon pardon.--Et en avant pour le travail! -C’est ce qu’il fallait mettre à la tête des considérations. «Je vais lui -montrer clairement qu’il ne faut pas perdre son temps à écouter les -«femmes fatales» quand on a toute une belle carrière devant soi, à -mettre solidement debout», et Mésange échafaudait tout cela, en même -temps que son pompon à poudre de riz faisait des bonds de son menton à -son front et de ses yeux à son nez tout rouge d’avoir pleuré! Et, les -nerfs domptés, très en ordre, la volonté assise sur une grande chaise, -elle attendit patiente la rentrée de l’infidèle adoré. - - - - -XIV - - -Fernand rentra vers cinq heures. Il était livide. Les yeux, gros de -pleurs contenus, se gonflaient dans sa face tirée et crispée. Il venait -d’avoir avec Lilith une scène atroce. - ---Allez retrouver votre cabotine! puisque vous n’aimez de l’amour que -les sales plaisirs que ces créatures-là peuvent donner! avait ordonné -dédaigneusement l’éthérée péronnelle qui définitivement refusait de -redescendre de son nuage. - -Et Fernand, les nerfs à bout, la gorge étranglée de sanglots, était -parti, sans chapeau, comme un fou. - -Vraiment, à revoir la douce figure tendre de Blanche, il éprouva un -soulagement reconnaissant; un remords le saisit, et comme sa maîtresse -lui offrait ses lèvres dans un baiser de bienvenue, il éclata soudain en -larmes, se jeta sur les molles mains bienfaisantes qu’on lui abandonnait -et s’en voilant le front où elles mirent, ces mains amies, une fraîcheur -d’absolution, il cria: - ---Pardon, ma chérie! pardon! si tu savais! si tu savais! - ---Mais je sais, mon pauvre petit, je sais, et tu es tout pardonné, sois -tranquille! dit Mésange simplement. Et, lui entourant la tête de ses -bras, elle baisa les tristes yeux du criminel repentant. - -Fernand murmura: - ---Oh! c’est fini. Tu ne m’aimes plus; tu n’es même plus jalouse. - ---Quand même je serais jalouse, à quoi bon t’ennuyer de ma jalousie, -puisque te voilà revenu? Tu es bête, mon chéri. C’est justement parce -que je t’aime que je veux te rendre accueillant le seuil de la maison. -Quand l’enfant prodigue est rentré chez son père, le père a tué le veau -gras. Justement, tiens! ce soir il y a de la blanquette! Ris donc, -puisque je te jure que tout est oublié!! - -Elle ajouta, plus sérieuse: - ---Tout ça n’est pas de ta faute! Tu t’es laissé monter le coup! Tu n’es -pas le premier et tu ne seras pas le dernier. Embrasse-moi, tiens, et ne -pensons plus à tout ce cauchemar! - -Fernand considérait Mésange avec de la stupeur. L’infortuné patito de la -poétique madame Jocelyn n’était plus acclimaté à ces indulgences. Il -balbutia naïvement: - ---Comme tu es gentille! - ---N’est-ce pas! - ---Oh! oui! - ---Tiens! proposa Blanche, mets ton chapeau et descendons! Tu m’offres -l’apéritif! - -Fernand sursauta. Son chapeau. Il l’avait laissé là-bas, chez l’autre. -Il dut l’avouer, piteux. - -Mais Blanche éclata d’un beau rire sonore, d’un beau rire de bonne santé -amoureuse et de franche gaîté cordiale. - ---Ah! ah! tu as laissé ton chapeau chez elle! Tout va bien: nous voilà -quittes! Un chapeau pour un béguin! Elle est payée! - -Fernand finissait par s’égayer. Mésange poursuivit, triomphante: - ---Et encore! ton chapeau était tout neuf! tandis que son béguin avait -déjà servi. C’est encore elle qui te redoit, va! - -Ils descendirent, bras dessus, bras dessous, et dans la rue Fernand -confessa qu’il lui semblait qu’il venait d’être fou; et le blond sincère -des cheveux de sa compagne, comparé, dans le plein jour, au roux truqué -de la tignasse de Lilith, acheva sa conversion totale. - -Mais ce n’était pas tout que d’avoir reconquis l’homme, il urgeait de -réveiller l’artiste et c’est à quoi Blanche se consacra dès le -lendemain. Elle déclara: - ---Tu n’es pas raisonnable, Fernand! Voici plus de huit jours que -Grandsec a apporté tes six chansons, les six chansons de toi, paroles et -musique, et je suis sûre que tu n’en sais pas le premier mot! - -Blanche articula cette phrase sans la moindre ironie et Fernand -l’entendit avec sérénité. Ni l’un ni l’autre ne savouraient l’intense -baroquerie de cette allégation: «Tu ne sais ni un mot ni une note d’une -chanson dont tu as fait les vers et la musique!» L’âme cabotine possède -des grâces d’état. - ---Ah oui! c’est vrai! diable! mes chansons! où sont-elles? se contenta -de s’écrier Fernand. - -Il devait en effet dans une quinzaine faire un second début et présenter -au public un numéro tout neuf. Il devenait un autre Fernand poète et -compositeur, interprète de ses propres œuvres. Le providentiel Grandsec -avait, est-il besoin de le dire? fourni rythmes et rimes, à des -conditions très sortables de bon marché. - -C’était une idée d’Antonin Mariol, qui, pour motiver un nouveau début de -Fernand, avait suggéré l’idée d’un nouveau répertoire dont on le dirait -l’auteur, afin d’aguicher en des lignes nouvelles de publicité la -curiosité d’un public si déçu une première fois. Donc on ferait savoir -dans les gazettes que le premier four de Fernand ne se devait qu’à la -pauvreté de son premier répertoire; que depuis, il avait eu l’ingénieuse -idée de se rimer une série de chansons appelées à faire sensation tant -par la forme nouvelle que par l’imprévu des sujets. Un nouveau -chansonnier se levait! Dans quelques jours auraient lieu les auditions -des œuvres du «Poète Chanteur» chantées par l’Auteur! - - - - -XV - - -Grandsec, trop bohème pour voir son travail pris au sérieux chez des -éditeurs qui ne se souciaient que des écrivains arrivés, plaçait le plus -gros de ses élucubrations chez des gens en mal de productions et, d’un -bout de l’année à l’autre, il donnait chez Pierre et chez Paul des -chroniques, des vers, des pièces de théâtre, des romans qu’on lui payait -le prix qu’il demandait, et qui passaient sous les yeux du public signés -des noms des différents acheteurs. - -Il est probable qu’il y trouvait son compte puisqu’il avait renoncé -depuis longtemps à la gloire de ses œuvres; et cela lui permettait de -pondre dans tous les coins, sans fatiguer les yeux des lecteurs par le -rappel continuel de sa signature dans les feuilles. - -Il était «l’ouvrier littéraire» travaillant pour plusieurs patrons, et -le petit mépris qu’il avait pour ceux qui, grâce à ses efforts de -cerveau, trouvaient leurs voies toutes tracées dans la vie, le faisait -encaisser de façon fièrement ironique l’argent que les «geais» payaient -pour leurs plumes de «paons». - -Ce fut donc Grandsec qui accepta, joyeux, de laisser à Fernand la gloire -de ses rimes et de ses rythmes, moyennant une rétribution payée par -Antonin Mariol. - -Mais, comme Fernand ne pouvait faire partie de la Société des Auteurs en -sa qualité d’artiste interprète, et que Grandsec ne pouvait pas mettre -sa signature au bas des couplets dont Fernand allait se dire l’auteur, -ce fut Antonin Mariol qui exigea la remise des «droits d’auteur».--Ainsi -il rentrerait dans l’argent déboursé... - -Grandsec, quand il apprit les exigences de Mariol, le traita de tous les -noms possibles! Ce salaud de Mariol, qui gagnait trois cent mille balles -par an, ne pouvait pas lui remettre ce peu d’argent qui lui permettrait -de manger plus régulièrement! Ce millionnaire qui le privait de quelque -cinquante francs! il était bon à fusiller, à cambrioler, à étriper. «En -voilà un citoyen! hurlait comiquement Grandsec, et quand on pense qu’il -n’est pas cocu! C’est une injustice!» Et ses grands bras de -gesticuler.--Pauvre Grandsec! - -Non seulement, lui, Grandsec, était privé de ses droits d’auteur, mais -aussi privé de ses droits d’artiste, car à force de dire et de répéter -«des chansons»,--Fernand et Mésange arrivaient à croire vraiment que -Grandsec n’y était pour rien! Et cela tout simplement, tout -naturellement... par la force des choses et la faiblesse des êtres, et -c’était charmant d’inconscience et de bonne foi. - -Donc, Blanche au piano, car elle tapotait agréablement, déchiffra les -petits chefs-d’œuvre et Fernand commença à les étudier. - -De temps en temps, ravi, il s’interrompait et disait à son -accompagnatrice, après quelque passage plus réussi: - ---Hein? c’est bien, ça? Quels jolis vers? - ---Oh! oui, Fernand! c’est ravissant! - -Et elle le regardait avec des yeux d’extase. A ce moment, ils croyaient -à la véracité du «_Paroles et musique de Fernand_» inscrit en tête de la -mélodie. Le plus comique, c’est que l’«auteur» se trouvait soudain, par -instants, devant des mots qu’il ne pouvait pas lire, ce satané Grandsec -ayant une écriture de chat enragé; et alors, c’étaient, sur le sens -probable de ces caractères mystérieux, des discussions interminables, où -en général Mésange finissait par l’emporter, car elle avait été jadis -assez studieuse élève à la «Laïque», et détenait sur les mystères de -l’orthographe des notions assez précises. - -Fernand, lui, n’allait pas chercher midi à quatorze heures et ne se -détraquait pas le cerveau à creuser la signification des phrases: - ---Pourvu que ça s’articule bien, je me f... du sens! affirmait-il, non -sans fierté; ce à quoi Mésange répondait doucement: - ---Tout de même, mon chéri, il vaut mieux que ça veuille dire quelque -chose! - ---Peuh! crois-tu? concluait Fernand en pirouettant sur les talons. - -Et de rire. - -Mais cette préoccupation qu’avait la jeune femme des nuances littéraires -des textes, fut cause qu’elle put indiquer, à tout propos, des -intonations justes, des inflexions appropriées que l’illustre chanteur -n’aurait jamais trouvées tout seul. - ---Blanche! elle m’en remontrerait! proclamait parfois Fernand avec -étonnement. - -Et de fait, privée des moyens physiques de l’expression, munie d’une -faible voix aigrelette et sans timbre, presque gauche en scène, malgré -sa grâce naturelle à la ville, Blanche Mésange était, certes, dans son -petit doigt rose plus artiste que le mélodieux Fernand dans tout son -corps avec ses belles cordes vocales! - -Elle était surtout, et de beaucoup, plus intelligente que lui, elle -avait beaucoup lu, beaucoup appris, beaucoup compris, et les quelques -aventures d’amour de sa vie l’avaient toujours mise en contact avec des -gens plus que moyennement instruits, auprès desquels elle avait appris à -distinguer les différences, les modalités des mille choses de la vie; il -en résultait une petite science d’observation, une habitude de -spécifier, de classer, de mettre de l’ordre dans sa compréhension.--Elle -ne faisait rien sans le besoin absolu de comprendre et ne se contentait -pas des à-peu-près. - -Aussi quelle ressource pour l’ancien ouvrier tailleur, sorti de l’école -à onze ans et réfractaire aux cours du soir, d’une ignorance relative, -qui rendait forcément son cerveau malingre! Il comprenait mal qu’une -femme comme Mésange pût lui expliquer le sens du mot: «Saphique», qui se -trouvait dans un couplet de Grandsec. - -«J’assiste aux amours saphiques,» disait le poète. - -Et gentiment Mésange expliqua que cela signifiait des amours illustrées -par Sapho, une courtisane de l’antiquité qui avait les mêmes mœurs que -Paulina du _Colorado_... - -Mais Fernand, méfiant soudain, insinua, sournois, que c’était tout de -même bizarre que Mésange sût la signification de «mots pareils,» des -mots qu’on ne prononce pas tous les jours... - ---Saphiques! répétait Fernand... Saphiques! comment peux-tu, toi, savoir -ce mot-là! - ---Ah! mais dis donc, sursauta Mésange, tu as l’air de dire que j’en suis -aussi, de la corporation des Sapho! - ---Tu en as peut-être été... sonda Fernand... - -Du coup Mésange, honteuse et furieuse, fondit en larmes! Et Fernand, -gêné de son ignorance et de sa brutalité, la prit tendrement dans ses -bras, et la consola avec des tas de baisers! - -Les études reprirent de plus belle. - -Et cette femme qui paraissait bébête sur les planches, dont le -répertoire faisait hurler les gens sains d’esprit, savait, de très -exacte façon, donner un semblant de raffinement, d’élégance élevée, et -presque littéraire, à des données de chansons piteuses à la lecture. - -Elle savait comprendre, elle utilisait les effets et les indiquait à -Fernand, élève soumis et zélé; mais elle aurait été incapable de les -faire valoir elle-même. - -Sans moyens d’exécution, elle était pourtant un professeur remarquable, -et Fernand, ainsi préparé, seriné, remis de ses chagrins et de ses -fatigues, fut prêt à débuter une seconde fois «dans ses œuvres», mentait -l’affiche. - - - - -XVI - - -Il débuta! et cette fois empoigna la salle, et le succès. - -Ça y était! Et cette fois, c’était la bonne! rien ne vint troubler sa -joie glorieuse. La même salle le revint voir; les cocottes, les snobs, -les journalistes, le populo, la mère Langlet, Lourbillon et Antonin -Mariol, tous, tous, crièrent bravo! Tous venaient de lui ouvrir la voie -de la Fortune. - -Et pendant des semaines, des mois et des saisons, Fernand allait ne pas -se fatiguer des interviews, des journalistes prenant d’assaut sa loge, -faisant la nuit travailler les protes à célébrer sa gloire. - -Des messieurs âgés et graves s’installaient, silencieux, sous les lampes -sinistres des rédactions, pour rédiger avec soin les paroles relatives à -des questions saugrenues auxquelles il avait consenti à répondre entre -deux changements de gilets de flanelle... - -La transpiration du succès... - -La sueur de la gloire serait relatée elle aussi... N’était-elle pas la -résultante de ses gestes? - -Et les gestes d’un cabot auréolé comptent et font partie de ses -attitudes. - -Des années on verrait son nom s’étaler sur des savons, sur des -bretelles, sur des cravates; une liqueur Fernand, un quinquina Fernand -seraient lancés,--des commerçants, qui n’auraient pas fait le plus petit -cadeau à leurs proches, combleraient Fernand d’envois de toutes sortes: -Fernand partout et toujours.--Fernand grand conquérant de Paris, la -ville la plus spirituelle du monde! de Paris, qu’il avait à ses pieds de -cabot ignorant, pâle reflet d’une petite Mésange frisée. Paris, la ville -attendue, souhaitée par des milliers de cerveaux savants, en ébullition -constante pour la conquérir; Paris vers qui tous les efforts se tendent, -tous les désirs aspirent; Paris-Reine, Paris-Madone vers qui tant de -milliers de mains se joignent; Paris joyeux, Paris triste, Paris d’Art, -Paris de Travail, Tout Paris était à lui! Il en était le Maître, l’Idole -et le Roi. - -Et quand sa liberté, emprisonnée par un contrat sérieux et étrangleur, -serait dégagée de ses entraves, d’autres millions de gens, fournis par -l’Amérique, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Autriche et tous les autres -coins du monde, accouraient battre des mains. Oui, on pouvait le -blaguer, n’empêche que les faits étaient là, et qu’on le voulût ou non, -que les jaloux fussent ou non décidés à reconnaître «son importance», -elle existait! Et ce ne serait pas une des moindres joies de Mésange, de -constater toutes les polémiques que Fernand susciterait, toutes les -légendes idiotes qu’on ferait circuler sur son compte, toutes les lubies -baroques de cabot hautain qu’on lui attribuerait: autant de mensonges, -d’inventions malveillantes. Et Mésange, du haut de son bon sens, ferait -voir à Fernand le grotesque des dessous de son succès... Quels rires à -l’arrivée des lettres anonymes! Ce qu’on s’esclafferait! C’était la -preuve irréfutable du succès, toutes ces rosseries sournoises, faites -par des gens qui ne se payaient même pas le luxe de les avouer! - -Mais la joie du succès était telle, si intense, si grisante, et l’argent -qui en découlerait servirait à s’offrir tant de bien-être, de luxe et de -plaisirs! Qu’il ferait bon vivre et chanter! Qu’il serait bon d’arriver -toujours chez Mésange, les mains, les poches pleines de petits présents -qui feraient rougir Mésange de plaisir! - -Et des gens pourraient trouver cela excessif, des journalistes -pourraient crier au ridicule, et blaguer le chanteur et l’engouement du -public, les camarades pourraient déclarer que c’était un succès de -passage... Fernand, qui saurait à peu près tout ce qu’on écrirait et -raconterait de lui (car il comptait se tenir très au courant), dirait, -calme, très souriant: «Laissez faire. N’empêche que des masses -d’individus se sont dérangés pour m’entendre... que des foules prennent -des dispositions pour arriver à l’heure où je parais... que des dîners -se précipitent... que des gens s’endimanchent, que des femmes se font -belles, pour venir le soir me fêter... que des cochers sont hélés, et -frappent leurs chevaux pour les faire arriver à temps au _Colorado_... -que huit jours à l’avance se projettent, entre amis, des parties du soir -pour aller en groupes m’applaudir... que des milliers d’ouvriers lâchent -leur travail de meilleure heure, que des aristocrates pressent leurs -larbins de les servir. - -C’était vrai! Toute la bureaucratie lâchait ses brasseries pour lui, les -boutiquiers fermaient plus tôt; tout cela, additionné depuis quatre -années, représentait des millions d’êtres, pétrisseurs de sa gloire, -enthousiastes de sa personne et de son talent! Que ceux qui le -blaguaient essayent un peu pour voir... Il n’était pas breveté... que -les autres en fassent autant! - -Ah! qu’ils étaient loin ces ciseaux de culottier d’il y a quatre ans! Et -Fernand, gonflé, ivre de joie, promènerait Mésange, bijoutée et habillée -comme une duchesse, et le soir, après chaque représentation où la foule -l’acclamerait joyeusement, Fernand presserait Mésange dans ses bras, -disant: «Tiens, écoute-les... Es-tu contente?» - -Et comme, déjà, il le lui demandait ce soir... - ---Bien sûr, répliqua Mésange, étonnée qu’il ne calmât pas son -enthousiasme du succès. Bien sûr, que je suis heureuse!... - -Mais elle ne disait pas la vérité vraie... Quelque chose d’obscur... un -petit goût d’amertume lui montait aux lèvres... Non, non, Mésange -n’était pas heureuse! - - - - -XVII - - -Lourbillon s’était mué en gentleman. Il se vêtait de costumes d’un -anglicanisme et d’une coupe à faire pâlir notre Le Bargy national. Le -vieux comique avait enfin trouvé sa voie: ne rien faire en s’agitant -beaucoup. Il virevoltait, comme une guêpe enfermée de l’aube au soir, il -filait par les rues, s’occupant de son protégé et de ses affaires -d’intérêt. Rendons-lui cette justice: Fernand aurait trouvé -difficilement ami plus dévoué et plus désintéressé. Il marchait dans le -sillage du jeune triomphateur avec une modestie et un dévouement de -postulant au prix Montyon. Il aurait pu s’engager comme trompette dans -la fanfare de la Renommée. A lui seul il faisait plus de publicité -effective au débutant que tous les réclamistes de la presse parisienne. - -Lourbillon allait clamant la gloire de son ami par les cafés et -brasseries métropolitains. Son éloquence chaude mobilisait chaque jour -plus de spectateurs pour le _Colorado_ que l’apposition sur les colonnes -Morris de deux cents quadruples colombiers. - -En sus, il était malin comme un ouistiti et de bon conseil. Il savait -dénicher les cachets supplémentaires rémunérateurs. Fernand avait du -pain cuit d’avance; grâce à l’ex-comique, on le sollicitait au faubourg -Saint-Honoré pour chanter ses œuvres, dans les soirées mondaines. - -Ce fut au cours d’une de ces soirées chez la vieille et ancienne -professionnal beauty duchesse de X***, habitant un élégant entresol de -l’avenue du Bois, que Fernand vit tomber en miettes les nombreuses -illusions qu’il avait sur «le monde,» le vrai, le grand! - -La duchesse recevait le gratin de Paris, ce soir-là, et quelques -artistes en vogue avaient été priés de venir assister la maîtresse de -maison à distraire un troupeau élégant, ô combien! de gens cérémonieux -et de coupe irréprochable, mais dont les conversations devaient avoir si -peu de saveur, qu’on en était réduit, quand on les avait chez soi, à -demander du secours à quelques amuseurs professionnels... afin sans -doute de combler les silences, ou de pourvoir à la facilité des échanges -de banalités. - -C’est beaucoup demander à des gens qui n’en ont point l’habitude de se -suffire à eux-mêmes; aussi, ce soir-là, était-il venu quelques masques -hilarants de la Comédie-Française, une série de chansonniers -montmartrois suivis de Gilette Norbert (une vieille amie de l’auteur de -ce livre), grande femme maigre, assez laide de visage et de forme, dont -le chignon rouge sembla ravir l’auditoire. - -A son entrée, un murmure reconnaissant l’accueillit, les femmes se -trémoussèrent, les hommes se calèrent, attentifs... et Fernand, lui -aussi, constata que cette chanteuse, car c’en était une, était attendue -et désirée. Que chantait-elle donc? Qu’interprétait-elle? Des auteurs -anciens? De grands et nobles poètes? Quelle hauteur avait donc le -frisson d’art qu’elle allait donner pour que toutes ces femmes d’un -monde fermé, aux relations «d’exception,» de distinction pincée, de -tenue hostile, fussent détendues, épanouies à l’avance, pour que tous -ces hommes, leurs maris, leurs amants, les vieux, les jeunes, les -engageassent par de petits signes des yeux, des gestes, du coude, à bien -ouvrir leurs oreilles... leurs nobles oreilles! - -Mais la chanteuse, après avoir pris tout son temps, toutes ses aises, -s’accota au piano... gainée d’une longue robe de satin vert Nil, couleur -voulue, étudiée, pour composer son ensemble à l’instar des affiches -gueulardes que sa manie de la réclame quand même avait inspiré à Cab, le -dessinateur des «Cent mille Albums». - -D’un petit geste souriant, elle fit signe au pianiste qu’il pouvait -tapoter... - -Un regard circulaire très lent, sur l’auditoire, fixa le choix du -répertoire qu’elle allait leur servir... et du fouet de ses vilains -petits yeux, de la blague de sa grande bouche, du flegme de ses longs -bras croisés, noirs et tranquilles sur son ventre plat, elle nasilla, -follement amusée, les gestes de caricature des «Vernis,» «Leurs -adultères,» «Sainte Galette». - ---Je terminerai par la satire bien parisienne du ménage à trois. Et elle -annonça: «Les P’tits Cochons!» - -Alors ce fut du délire: «Encore! Encore! Bravo Gilette!» Mais elle avait -à filer ailleurs, dit-elle... On l’attendait chez la comtesse de -Blaguapart... La vérité c’est qu’elle allait tout bêtement se coucher et -n’avait nulle envie de s’éreinter le larynx! - -Et ce fut au milieu d’un brouhaha flatteur que la grande femme laide et -maigre traversa les salons de la vieille duchesse de X***, rieuse et -farceuse, comme enchantée d’en avoir fait une bien bonne! - -Après le départ de la chanteuse, un entr’acte de quelques minutes permit -au noble faubourg d’aller se rafraîchir au buffet somptueusement servi. - -Une ambassadrice, jolie comme un cœur, blaguait en un argot exquis des -vieilles dames qui se faisaient remarquer par des chairs flicflottantes -et rouges, arrivées en retard irréparablement décolletées, enguirlandées -de pierreries, de fleurs, de plumes d’autruche, dont les frisottages des -faux toupets de ces douairières étaient hérissés! - -Ah! les horreurs molles, étalées, ballottées sous les lustres féroces, -que leur vieille impudeur exposait aux quolibets des hommes, aux -grossièretés de mâles! - -Était-ce par élégance qu’elles exhibaient ces nudités pitoyables, -devenues impudiques par la laideur? Est-ce là «la distinction mondaine?» -Zut alors! - -Puis venaient les jeunes femmes, poupées de salons que l’oisiveté -déprave, luttant d’une façon attristante avec les cocottes qui leur -chipent leurs maris, ayant le même couturier que ces joyeuses,--et la -même lingère surtout... Procédés sournois d’une galanterie inavouée, si -misérable, si pitoyable! Et ces maris si vains, si naïvement heureux des -airs équivoques de leurs femmes, de la tentation qu’elles aiguisent -autour d’elles et qui leur donne, à eux, des airs de parer la jument -pour qu’un autre l’entraîne. - -Toutes ces femmes bien nées, aux lèvres de courtisanes... qu’un bâton de -fard fait tentantes et parées pour l’amour. - -Pour qui tous ces frais? Pour la joie de plaire? A qui? à leurs maris? -Rien qu’à leurs maris? - -Hum! - ---Il y a des façons moins vulgaires de soigner sa beauté, et on peut -rester une femme appétissante, soignée et jolie, sans employer les trucs -raccrocheurs des demoiselles tarifées, pensait Fernand, stupéfié de tout -ce laisser-aller élégamment pervers. - -Alors, c’était ça, le grrrand monde? - -Fernand sortit de cette maison absolument épaté! - -Le lendemain Lourbillon intriguait pour que son ami fût prié au -ministère de l’Agriculture, où allait se donner une grande fête -officielle. Son rêve était de faire entendre Fernand entre Coquelin -Cadet et Moreno. D’ailleurs, il ne doutait pas que «son poulain» n’en -bouchât une surface copieuse à Son Excellence et à ses invités. - -Et, qui sait?--Lourbillon avait toutes les audaces,--le ministre -remarquerait peut-être que la boutonnière du poète-musicien-interprète -était vierge encore de tout ruban violet. Les palmes académiques -hallucinaient, bien que discréditées, l’excellent homme. - -Peu de jours après qu’il eut conquis le public, l’ancien tailleur -socialiste fut averti par son Mentor qu’il allait recevoir, dans la -journée même, la visite de Pluvieux, le plus roublard des éditeurs du -café-concert. - -Ça, c’était la consécration définitive. Pluvieux n’avait pas pour -habitude de se déranger pour rien. Il fallait qu’il fût bien certain de -l’avenir du débutant pour tenter une démarche. Il n’aimait pas à faire -les premiers pas. On allait à lui, humblement, car c’était un lanceur -habile. Au moins en avait-il la réputation. - -Il arriva sur le coup de cinq heures chez Blanche Mésange, où Fernand -continuait d’élire domicile. - -Pluvieux était un petit bonhomme dans la banlieue de la quarantaine. Il -était blond, pâlot, effacé, avec des yeux de porcelaine de Sèvres. Il -donnait la sensation d’avoir macéré dans l’eau du fleuve Seine pendant -de longues heures. Il avait l’air humide des personnages silhouettés par -Ibsen. Son cheveu était pauvre et décoloré; les vêtements, qui -flottaient sur sa chétive carcasse, semblaient émaner de quelque Temple, -costumier de la misère faubourienne. Pluvieux suait la déveine et -pourtant, à tout coup, il mettait dans le mille du succès. Pluvieux -avait l’air stupide et il était très sondeur; il avait l’air pauvre et -était riche. Pluvieux était la contradiction faite homme. Il était -retors et fourbe. Il était timoré à l’excès et passait pour un hardi -compère. Il affectait la franchise et mentait à bouche que veux-tu. Il -était avare sordidement, ce qui ne l’empêchait pas, dans des coups de -générosité fous, d’acheter très cher des refrains qu’il enterrait dans -ses cartons. Il achetait de la musique pas toujours pour en tirer -profit, le plus souvent pour qu’un confrère ne profitât pas de -l’aubaine. C’était un drôle de coco que l’olibrius dénommé Pluvieux. - -La réussite complète, trop brusque, a pour propriété de troubler les -cerveaux les mieux aménagés. Fernand payait son tribut à la vanité. -Fermement il s’imaginait être l’auteur des machines qu’il chantait. On -commence à mentir aux autres et un jour, pris au trébuchet, on se ment à -soi-même, on trompe sa conscience comme une femme qu’on aime encore. - -Aussi est-ce au piano que Pluvieux trouva le triomphateur. Fernand eut -été fort empêtré si on lui avait demandé de jouer _Au Clair de la Lune_ -ou _J’ai du bon Tabac_, mais s’imaginait que cela faisait bien d’avoir -l’air de malaxer l’ivoire. - -L’éditeur, malgré ses apparences de noyé, était fin comme du papier à -cigarettes ambré. Il devina la pose et le mensonge. - ---Toi, mon gaillard, tu veux m’épater; ça ne prend pas, tu sais. Tu -connais la musique comme moi le sanscrit. Fais-tu les paroles de tes -chansons? voilà ce qu’il faudrait savoir. - -Il sut très vite. - ---Vraiment, mon cher auteur, ce serait un peu puéril de vous faire des -compliments; toutes les feuilles publiques débordent d’éloges mérités. - -C’est ainsi qu’il préambula. - -Fernand prit un air modeste, il eut un sourire idiot, avec la bouche -plissée et serrée comme une bourse de roulier. - ---Oh! protesta-t-il, la presse exagère et mon talent et mon succès. - ---Mais non, mais non. Surtout gardez-vous bien de dire cela à l’éditeur -que je suis: la canaille de Pluvieux, comme ont accoutumé de dire vos -charmants confrères en chansons. - ---Croyez, monsieur... - ---Arrivons au fait. Vous n’avez pas besoin d’argent, heureux veinard? - ---Je ne saisis pas très bien... - ---Hypothèse née de ce que je sais que vous n’avez, depuis vos débuts, -fait aucun effort pour placer votre marchandise. - ---Ma marchandise? questionna Fernand littéralement abasourdi. - ---Pardon, vos œuvres! rectifia en souriant Pluvieux. Dans la corporation -nous ne sommes pas très respectueux. - ---Et vous désirez? - ---Acheter votre répertoire, simplement. - ---C’est que j’ignore tout de ce genre d’opérations, balbutia le jeune -homme. - ---Moi, je m’y entends un peu, insinua Lourbillon. C’est pourquoi j’ai -prié M. Pluvieux de venir te voir. Pour que tes créations deviennent -populaires, il faut qu’elles soient éditées. - ---Voilà qui est parier d’or. Maintenant, parlons d’argent. Combien -voulez-vous? - ---Vous me prenez sans vert, protesta Fernand. - ---Je l’espère bien, si je vous laissais à vos réflexions et aux conseils -de vos intimes, demain vous me réclameriez le Pactole; et j’avoue en -toute humilité que je ne le porte pas sur moi ni dans ma caisse. J’ai -peu de temps à perdre, réglons ça vite et bien. - ---Mais encore... - ---Voilà, je considère que vous serez de vente pendant trois ans. - ---Vous dites? - ---Je veux dire, tout au moins, que votre succès a pour trois ans de -vitalité dans le ventre et qu’il faut en tirer profit dans ce délai. - -Fernand était mortifié, il renacla. - ---Je suis tout jeune. - ---Heureusement. Dans trois ans, vous aurez certainement plus de talent, -si c’est possible, vous posséderez plus d’acquis, mais Paris vous aura -assez vu. Vous serez le joujou dont l’enfant est las. Partez de ce -principe: le spectateur est un gosse, un sale gosse; aujourd’hui, il -vous fait risette; demain, il pleurnichera rien qu’à vous voir. - ---Vous n’êtes guère réconfortant, protesta avec un peu de tristesse -Fernand. - ---Pluvieux est un malin, rigola Lourbillon, et qui ne ne veut pas -s’engager pour l’éternité. - ---Vous l’avez dit, sympathique comique. Résumons-nous. Aucun éditeur ne -vous a fait d’offres fermes. - ---Non. - ---Mes confrères sont des crétins. Pour l’instant, vous êtes l’auteur -dont les couplets se vendraient comme des petits pains. Nous avons déjà -perdu beaucoup de temps. J’étais à la campagne, malade. C’est ce qui -explique ma visite un peu tardive. Enfin, il n’y a pas encore de temps -perdu; à l’ouvrage! - -Fernand avait les méninges brouillées par la faconde de ce petit -bonhomme à mine éteinte qui vibrait, s’agitait comme écureuil en cage. - ---Combien avez-vous de créations jusqu’à ce jour? demanda Pluvieux. - -Le chanteur se remémora des titres. - ---Une douzaine environ. - ---Bon. Tout le paquet doit être en vente dans deux jours. - ---Mais vous n’y songez pas, insinua timidement Lourbillon, le temps de -graver les planches, de dessiner les couvertures, de tirer les petits et -les grands formats, cela m’apparaît comme impossible. - -Le vieux cabot n’était pas fâché de faire parade de ses connaissances -techniques. Il étonnait Fernand et lui prouvait qu’il pouvait utilement -défendre ses intérêts, et il se proposait de discuter ultérieurement la -question gros sous avec Pluvieux. - -Sec comme un ressort qui se brise, l’éditeur déclara: - ---Après-demain, vos douze chansons seront appendues aux vitrines des -libraires. Les illustrations seront faites par des maîtres dessinateurs. -Vous serez bien servi, comptez sur moi. J’ai fait d’autres tours de -force que celui-là. Pour ce qui est de la question pécuniaire, pour -qu’elle ne puisse pas nous entraver, voilà ce que j’ai à vous proposer. -Voici un traité par lequel vous vous engagez à me céder vos œuvres -pendant trois ans consécutifs. Le prix? - ---Dame! - ---Je ne veux pas vous ficher dedans; nous allons introduire une clause -restrictive dans le papier qui vous laissera libre de reprendre votre -signature et votre parole si je ne vous donne pas la somme qu’on vous -offrira par ailleurs. Est-ce entendu? - -Pluvieux, en cette minute, parlait avec la décision d’un généralissime. -Il avait un peu l’air d’un Napoléon subalterne, dictant un plan de -bataille à son état-major--d’un Napoléon qui aurait été exposé pendant -quelques jours sur une dalle de la Morgue, par exemple. - -Fernand ne trouvait rien à objecter à la proposition de Pluvieux qui -semblait, a priori, fort honorable. Il consulta du regard le fidèle -Lourbillon qui, avec une extrême discrétion, opina du chef. - -Qu’est-ce qu’on risquait! - -Oh! peu de chose; être roulé comme un vulgaire chapeau d’auvergnat. -Pluvieux possédait plus d’un tour dans son sac. Il avait le génie du -traité, des bons petits traités qui ne montrent pas de fissure, qui -semblent faits entièrement au profit du bienheureux auteur, charmé, -reconnaissant envers ce petit manteau bleu des doubles-croches qui se -dépouille, comme un généreux saint Martin, pour enrichir rimeurs et -croque-notes. - -Mais toujours, dans un paragraphe obscur, se glissait une clause de rien -du tout, semblable au ver dans un fruit, qui permettait au financier -Pluvieux de se dérober, si tel était son intérêt. - -Il savait «y faire», comme on dit à Pantruche-sur-Seine. - -Le minuscule bonhomme sortit de sa poche deux belles feuilles de papier -timbrées à un franc vingt. Et il lut à Fernand tous les articles qui -contraignaient Pluvieux à payer à son cher auteur des sommes -vertigineuses. C’était comme une pluie d’or. - -Fernand en était confus. Vraiment c’était trop de générosité. L’éditeur -se dépouillait comme un lapin de garenne. Quand il n’y en avait plus, il -y en avait encore. Proportionnalité de droits sur la vente, bénéfice sur -l’étranger, prime après dix mille exemplaires vendus, autre prime à cent -mille, et on les ferait en se jouant, affirmait Pluvieux, l’air -convaincu. Et revenant comme un refrain: - ---Et le droit de vous dégager si cela vous plaît, si on vous offre -davantage. - -Car c’était impossible. - -L’important, par exemple, c’était de signer de suite. On ne pouvait -mobiliser dessinateurs, imprimeurs sans être en règle. - -Malgré tout Fernand hésitait. C’était trop beau. Un peu de méfiance lui -restait dans un coin de bon sens. - -L’autre devina. - ---Vous me prenez pour un fou, n’est-ce pas? ou un citoyen qui veut vous -ficher dedans? Je ne suis ni l’un ni l’autre. J’ai le désir de faire une -excellente affaire, et je suis sûr que je vais la faire avec vous. -Personne n’est outillé à Paris pour tirer mieux profit de votre talent. -Je vous fais bénéficier loyalement de mes connaissances -professionnelles. Je ne vous demande pas de reconnaissance, je vais -gagner beaucoup d’argent, je vous en abandonne un peu. C’est simple. - -Cette franchise, cette rondeur décidèrent Fernand et détruisirent dans -son esprit la mauvaise herbe de la méfiance. - -Il signa. - - - - -XVIII - - -Naïf, ignorant et faible, quoique pas sot, Fernand n’était plus à ses -propres yeux le Fernand d’autrefois! Un singulier phénomène de mirage -lui faisait apercevoir dans sa glace, quand il s’y contemplait, l’image -d’un Fernand majestueux, solennel, héroïque et grandiose, sur qui, -manifestement, tout l’univers avait les regards fixés. Petit à petit, -ainsi que l’a rimé un poète qui avait vu jouer la Périchole, il -«devenait Espagnol, et se sentait grandir». Lui! Victor Hugo! Pasteur! -et Napoléon! Le dix-neuvième siècle pouvait quitter la planche. Il avait -eu des hommes! - -Fernand eut un hôtel.--Raisonnablement, quelqu’un de son importance ne -pouvait pas loger dans un vulgaire appartement. Un hôtel et un jardin, -naturellement. Comme il y avait une écurie et une remise, il fallut bien -la voiture et les chevaux. Fernand eut un duc, qu’il conduisait -lui-même, ganté de peau sang de bœuf, les mains basses et les coudes -hauts, au grand effroi de Blanche Mésange qui craignait, non sans -raison, les accidents... et les engueulades des piétons! - -Un billard avait été installé au rez-de-chaussée de l’habitation, et -Fernand avait bien spécifié au fournisseur qu’il voulait que les billes -en fussent d’ivoire de défenses d’éléphant, et non d’ivoire de corne de -rhinocéros, comme on en fait pour les petites maisons! Il fallait qu’on -pût tâter tout... et qu’on vit que rien n’était de la camelote... - -A ce train, d’ailleurs, les gros appointements filaient vite. Fernand -gardait table ouverte au déjeuner, et comme à Paris les pique-assiette -ne manquent pas, il pouvait fort aisément se payer l’illusion d’être un -roi qui tient sa cour: «entretient» eût été plus exact. - -Il venait là des journalistes, des auteurs, agents de publicité, des -brasseurs d’affaires, des aigrefins et des inventeurs, des braves gens -et des filous, mais surtout, des flatteurs et des tapeurs. - -Des reporters de dixième ordre lui savaient gré des cent mille -occasions, qu’il leur fournissait, de relater ses menus faits et gestes -et profitaient avec abus des occasions qui leur faisaient fabriquer de -la copie à deux sous la ligne. Le bon marché du paiement en nécessitait -la quantité. Et comme il était un «homme,» son succès n’excitait pas la -jalousie et la rancune des petites théâtreuses amies de ces «messieurs -de la Presse», de sorte que rarement une note hypocritement bonne, ou -réellement méchante, paraissait à son égard. - -Ah! s’il se fût agi d’une femme, cela se fût passé avec moins de -courtoisie, et les petits reporters obscurs, obligatoirement -reconnaissants, n’auraient pu échapper à l’influence amoureuse des -petites âmes frisées, qui, trop sensibles pour jouer de l’épingle à -chapeau vis-à-vis d’une gêneuse, manœuvrent simplement avec la plume de -leurs amis. - ---C’était bien le moins qu’ils pussent faire pour Elles! - -Fernand ne refusait jamais le louis à qui ne contestait pas son génie. -Un marchand de cirage avait obtenu de lui la forte commandite en lui -proposant de mettre sur les boîtes, son portrait, à lui Fernand, et -d’intituler le produit inclus: «_Cirage à la plus charmante voix du -monde._» - -Les colonnes Morris, les affiches, les brochures de chansons avaient -beau reproduire à l’infini ces traits si publics à présent, Fernand ne -pouvait se rassasier de se voir en papier, en plâtre ou en bronze, sur -les murailles ou dans les vitrines. Il n’avait, au tréfonds de lui-même, -qu’une contrariété et qu’une envie. Jadis, un autre artiste, moins grand -que lui, certes, mais qui avait eu son genre, Petrus, l’illustre Petrus, -avait suscité une idole au pays et un mouvement énorme d’opinion, sous -les espèces du général Boulanger et du Boulangisme! Cela manquait à la -gloire de Fernand, qui anxieusement cherchait autour de lui, sans en -rien avouer à personne, le général à lancer, le courant politique à -déchaîner. Déroulède, le duc d’Orléans, Jules Guérin ou Barillier? - -Les lauriers de Petrus l’empêchaient positivement de dormir. Lui, -Fernand, peut-être? qui sait? serait un jour le sauveur attendu? Et il -ne disait pas non à cette idée. N’était-il pas déjà, après tout, l’homme -le plus populaire de France? - -Quand il remuait ces pensées, secrètement, il plissait le front, pinçait -la bouche, jetait ses deux bras derrière son dos et se mettait à -arpenter le parquet d’un pas saccadé. - -Mésange, alors, souriant doucement, lui lançait, légèrement moqueuse: - ---Bon! voilà que tu fais ton Bonaparte! - -Elle ne croyait pas si bien dire. - -A part cette innocente toquade, Fernand ne se plaignait point de la vie, -la petite humiliation de n’avoir pas encore renversé le gouvernement ne -troublant que peu son sommeil et nullement son appétit. - -On citait ses mots que Lourbillon, logé à l’hôtel et commensal assidu du -maître, allait colporter dans les journaux où on les insérait avec -gaîté. - -Un jour qu’un attaché d’une ambassade étrangère venait de louer une -avant-scène pour un prince de la puissance qu’il représentait, de -passage à Paris, Fernand, qui sortait de la répétition, fut salué par le -diplomate, qui le prit à part dans un coin, le priant d’intercéder -auprès de sa direction afin que le prince ne fût pas le point de mire du -public, grâce à la marche nationale qu’on lui servait généralement en -pareil cas. On désirait l’incognito le plus absolu. - ---Mais certainement, répliqua Fernand... à une condition pourtant. - ---Laquelle? - ---C’est que, lorsque j’irai chez vous, on ne me jouera pas la -_Marseillaise_! - -Une autre fois, présenté à un chroniqueur notoire, membre de -l’Académie-française, chargé d’ans et d’honneurs, il avait, désireux -d’être aimable et de trouver la phrase et le terme de comparaison les -plus propres à chatouiller au bon endroit son interlocuteur, émis ce -compliment: - ---Je sais, monsieur, vos mérites et quelle place vous occupez. Vous -êtes, si j’ose m’exprimer ainsi, «le Fernand du journalisme». - -Et il avait ajouté, dans l’oreille de Lourbillon: - ---S’il n’est pas satisfait avec ça! Je crois que je lui en passe, de la -pommade! - -Mais il surgit un événement qui mit le comble à son orgueil, car il -allait lui permettre, cet événement inattendu quoique cependant bien à -prévoir, d’emplir une fois de plus, de sa personnalité, les échos -parisiens. - -Un matin, Blanche Mésange, très pensionnaire et toute confuse, lui -confia, non sans inquiétude,--car enfin, elle ne l’avait pas fait exprès -et on ne sait jamais comment les hommes prendront cela!--que selon tant -de probabilités qu’elles en devenaient une certitude, elle était -enceinte! Voilà! - -Blanche avait bien tort de craindre. Fernand fut ravi. Il embrassa la -future maman en clamant: - ---Il aurait été dommage, en effet, que je m’éteignisse sans postérité! - -Car il soignait son langage, depuis qu’il fréquentait les journalistes, -et même, usait de l’imparfait du subjonctif plus souvent qu’il n’était -nécessaire. - -Il ajouta avec élan: - ---Et aussi bien, puisqu’il en est ainsi, je veux que la fête soit -complète! Pas de baptême sans noce. Fais venir tes papiers, ma chère; je -t’épouse! - -Mésange en resta sans voix, la bouche bée, les yeux écarquillés, avec -seulement un «oh!» de stupeur, qui s’acheva dans une crise de larmes -délicieuses et dans une telle défaillance nerveuse que Fernand dut la -prendre dans ses bras, poupée inerte et sanglotante, pour l’empêcher de -choir sur le tapis. - -Le mariage! le mariage légitime! avec le maire et le curé! l’alliance en -or, pour de vrai! Le «oui» éternel avec l’homme qu’on aime! Le mariage -bourgeois, ce rêve de toutes les cabotines, petites ou grandes! ce hâvre -de grâce vers lequel cinglent en vain tant de voiles lasses des libres -vents du large! Elle y entrait, elle, Blanche Mésange, ancienne -«corbeille» aux _Ambassadeurs_, ex-petite femme de beuglant! Ce n’était -pas un rêve, c’était la réalité, c’était la vie! sa vie à elle! - ---Ah! mon chéri, mon chéri! hoqueta-t-elle dans un spasme. Fernand, -digne et indulgent, souriait avec l’affabilité d’un roi qui élève -jusqu’à lui une bergère, touché sincèrement, pourtant, dans la partie -profonde de son être que n’avait pas encore cuirassée l’induration -professionnelle. - ---Et tu verras si ce sera chic! nous aurons nos portraits dans les -illustrés! reprit-il, ressaisi déjà par le métier. - -Mésange, qui n’était pas du bâtiment pour rien, se redressa: - ---Le mien aussi, dis? - ---Parbleu! - -Et ce fut en effet «très chic!» - -La chose fut pompeuse et fort bien ordonnée. Le mariage civil, à la -mairie du dixième, fut célébré dans une stricte intimité, devant les -quatre témoins, le grand Petrus et l’inimitable Charlin pour l’épousée, -et Mariol avec Lourbillon pour Fernand; les deux conjoints n’ayant plus -ni pères ni mères, la présence des familles, parfois compromettantes, ne -gâta point l’admirable correction de la cérémonie. Le maire prononça une -courte allocution sur les devoirs conjugaux, les vertus des artistes et -les privilèges du talent. Après quoi l’on alla luncher. - -Mésange, nerveuse, luttait pour paraître calme: mais, depuis la minute -du OUI solennel, à la mairie, une émotion intense la tenaillait... elle -aurait voulu en finir vite de ce déjeuner et se trouver seule avec -Fernand... Un besoin qu’elle ne s’expliquait pas la poussait à exprimer -à Fernand des sentiments subits et neufs qui la préoccupaient depuis le -matin. Enfin les invités partirent et les mariés se trouvèrent seuls, -après avoir bien recommandé à leurs témoins de ne pas les faire poser le -lendemain, à l’église Saint-Laurent. - -Une fois rentrés, Blanche dit tout à coup: - ---C’est drôle comme cette petite cérémonie de ce matin m’a bouleversée. -Je me sens tout à coup des responsabilités, vois-tu, mon chéri. Des -devoirs, jamais avant je n’y avais pensé, est-ce drôle! Demain, après -l’église, nous serons tout à fait mariés... tu seras «mon mari». Non, -mais, est-ce que ça ne te fait pas quelque chose, cette histoire de -mariage? Moi, j’en suis bouleversée, mon chéri, j’ai en moi une espèce -d’impression «sérieuse,» «grave;» dame, c’est pour toujours, mon -chéri... pour toujours... Quel bonheur! Comme on va être heureux, dis? -Nous aurons un beau petit gosse... tu verras, après la visite à -l’église, j’enlève mon corset pour qu’il pousse mieux! Et en avant la -bosse! - -Et le soir, à l’heure du dîner, la façon dont Mésange s’assit à table et -servit Fernand, prouva que c’était «madame Fernand» qui donnait ses -ordres au valet de chambre, et non plus «Mésange, des _Ambassadeurs_»; -non pas, grands dieux, qu’il y eût de la pose dans sa tenue, oh! non! -mais une sorte de façon réservée, une dignité correcte dans son maintien -de femme très aimante, qui veut faire honneur à «son mari,» et mériter -son titre de femme mariée; épousée au grand jour, choisie devant tous -par l’homme qu’elle aime. Ah! oui! c’est bon! Le rêve des rêves! - -La paix du cœur jusqu’à la fin de la vie! Une vie d’amour certain, une -communauté des joies et des peines, un partage de tout! - -Fernand serait fier d’elle; sûr qu’elle serait une femme modèlement -fidèle, dévouée à lui et à son enfant! Et pendant qu’en dînant elle -pensait à tout cela, Fernand, lui, pensait à faire le soir même reporter -des notes dans les journaux afin que nul n’ignorât que c’était bien -demain la cérémonie religieuse à Saint-Laurent!... - ---Quand on pense, dit tout à coup Mésange, qu’il y a de si mauvais -ménages et que nous allons être si heureux! Nous penserons ensemble, -nous travaillerons ensemble, nous voyagerons ensemble, notre métier à -tous les deux nous aidera à ne jamais nous quitter, puisque tu exiges -toujours mon engagement quand tu signes un contrat? Et, vois-tu, c’est -la base solide du bonheur d’amour cette perpétuelle vie à deux, sans -aucune raison de séparation; quand on s’aime bien, comme nous, les -séparations, fussent-elles très courtes, sont autant de petites morts. -Il faut, pour éviter de s’habituer à l’absence de l’un, ne pas se -quitter... et se donner un tel besoin l’un de l’autre, qu’il semble -douloureux de ne pas être ensemble. Cela n’a l’air de rien, n’est-ce -pas? Eh bien! c’est d’une extrême importance. C’est une sorte de -garantie contre l’indifférence tueuse de l’amour. - ---Il y a des gens--répondit Fernand--qui trouvent justement la fatigue -de l’amour dans le perpétuel tête-à-tête... - ---Allons donc! sursauta Mésange, ce sont des êtres inférieurs, qui -aiment mal. Crois-tu que tous les hommes soient capables d’amour? Alors, -pourquoi y a-t-il tant de mauvais amants et tant de mauvais maris? C’est -un _don_, un _art_, aussi difficile sinon plus qu’un autre, et si tout -le monde «en fait,» très peu y sont artistes. C’est une science -bigrement subtile! La moitié du monde soigne mieux son commerce que son -bonheur; est-ce qu’on ne voit pas des familles prendre moins de -renseignements sur leurs futurs gendres que sur leurs caissiers? - ---Je ne crois pas, dit Fernand, que les individus soient créés assez -noblement pour vivre ensemble... les égoïsmes séparent tout, on est si -piteusement faibles! - ---C’est pour cela, dit Mésange, que, lorsqu’on s’aime, bien entendu, il -faut vouloir vivre l’un pour l’autre, il faut vouloir ne songer qu’à -cela, et la joie de rendre heureux vous donne des trésors d’indulgence -et de force. Je le sais bien, moi... depuis que je t’aime, dit-elle -rieuse. Vois-tu, Fernand, la conquête du bonheur, c’est comme celle de -la fortune, il faut la désirer, il faut en être l’artisan: est heureux -qui veut! - ---Tu vas loin, chérie; j’ai dans ma famille de braves femmes bien -dignes, bien dévouées qui ont été des martyres en ménage, malgré toute -leur tendresse et leurs devoirs remplis... - ---Possible, répliqua Mésange, mais c’est qu’elles avaient mal fait leur -choix. Avaient-elles choisi seulement, les pauvres! Elles avaient -«accepté,» très probablement. Du mauvais choix vient tout le mal! - ---N’empêche, ma chérie, que tout cela est bien difficile, va... Quant à -nous... nous verrons! - ---Tu verras, tu verras, dit la jeune femme, tu verras qu’on s’aimera de -mieux en mieux, mon bien-aimé, parce que tu es un brave garçon et que je -suis une brave femme... pas vrai, dis? - ---Oui, bonne Mésange, lui souffla-t-il dans le cou, interrompant sa -cigarette pour l’embrasser follement, les larmes aux cils... oui... tu -es vraiment une brave petite femme! et on s’aimera dur! - -On quitta la table, après avoir bavardé encore un peu. Fernand proposa -d’aller dormir afin d’être frais et dispos pour la grande journée du -lendemain; et puis c’était si rare une soirée sans concert, une soirée -de liberté, chez soi, dans l’intimité... que vite ils se mirent au lit. -Fernand s’endormit vite. Mésange, elle, ne ferma les yeux que tard dans -la nuit... émue délicieusement et pourtant inquiète. «Ma fille, se -disait-elle, c’est entre tes mains qu’est remis le bonheur d’un homme, -il va falloir être à la hauteur de la tâche...» - -A leur réveil on remit à Mésange et à Fernand un paquet énorme de -correspondance. Tout à coup Fernand, qui depuis cinq minutes relisait -pour la dixième fois un petit bleu, laissa tomber un juron énergique: - ---Salaud! hocha-t-il de la tête. Tiens, lis, Mésange. - -Le petit bleu «anonyme» disait: - - «Mon cher Fernand, - - »En ce jour de fête, je viens, au nom d’un groupe d’admirateurs de - votre grand talent, féliciter surtout votre femme de l’habileté - qu’elle a déployée pour se faire épouser par un homme qui gagne cent - mille francs par an... alors qu’elle ne l’a pas pris pour mari quand - il était inconnu et pauvre... Nous la croyions simplement jolie, elle - est mieux que cela! Sa roublardise, ses calculs de femme l’ont amenée - à faire une excellente affaire. Elle, petite grue sans le sou, va - maintenant avoir son avenir assuré. Mais c’est égal, quand on - s’appelle Fernand, on épouse une femme riche, comme cela on est - certain qu’on n’est pas pris seulement que pour sa galette. Enfin il - sera dit que sur la scène, comme dans la vie, vous serez une poire, - une vraie poire!» - -Suivait une signature gribouillée, illisiblement barbouillée. - -Pendant la lecture du petit bleu, Mésange ouvrait des yeux stupéfiés. -Qui, qui pouvait être assez sot, assez vil pour prendre la peine -vulgaire d’écrire une pareille chose! - ---Nous allons en avoir, des jaloux! Ça va pleuvoir, dit-elle -tranquillement. Ça va être gai! Si tu veux, on va collectionner toutes -les lettres rosses, pour voir à la fin de l’année combien il en sera -venu. J’ai là une petite malle qui fera notre affaire. Tout de même, dit -Mésange en se levant, c’est révoltant, hein, de penser qu’un être -pauvre, homme ou femme, ne puisse unir sa vie à celle d’un autre, -fortuné et heureux, sans que _tout le monde_ le soupçonne de calculs! Ça -devient du courage héroïque pour un homme pauvre, qui aime une femme -riche, de l’épouser! Misère! - ---Les deux tiers des gens pensent, respirent et agissent comme des -mufles, dit Fernand; tu ne peux pas demander à l’autre tiers d’être le -plus fort, s’il est le plus distingué. Mais quand un être est sain, -dévoué, bon, aimant et intelligent comme toi, ma Mésange, il peut se -permettre, même sans le sou, d’espérer la richesse en échange d’un amour -unique et admirable.--On lui redoit encore, et fameusement! L’amour, -vois-tu, quand il est vraiment honorable, digne et profond, ne s’arrête -pas plus devant un porte-monnaie plein qu’il ne passe dédaigneux devant -un porte-monnaie vide. Il est avec ou sans argent. Si on est pauvre, -tant pis! Si on est riche, tant mieux! Et que la bourse soit à homme ou -à la femme, quand ils s’aiment, leur bourse n’a pas de nom. Leur lit est -bien commun. La sécurité du bonheur demande-t-elle moins de précaution -que celle de la caisse? Fi donc! Fi donc! Haut les âmes! - -Mésange, radieuse de le voir si joliment aimant, radieuse aussi de lui -sentir l’âme au-dessus du vulgaire, lui prit la main qu’elle embrassa -dévotement. - ---Nous serons de braves gens... articula-t-elle très lentement, et nous -laisserons les mufles essayer de cracher sur notre bonheur. Ils ne -l’atteindront pas.--Pas vrai, mon grand? - -Elle s’aperçut qu’avec tout ça il était dix heures. Vite, vite, il -fallait se dépêcher, la messe était à midi. - - - - -XIX - - -Et c’est à la paroisse Saint-Laurent que le spectacle fut magnifique. - -Depuis huit jours, les notes des courriers théâtraux ne tarissaient -point sur l’union du délicieux ténor Fernand, «la plus charmante voix du -monde,» avec la ravissante divette Blanche Mésange, du _Colorado_. Des -détails de toilette, des indiscrétions intimes habilement ménagés, -avaient tenu, toute la semaine, le public en éveil. De sorte que -lorsqu’à onze heures du matin, le cortège déboucha du boulevard de -Strasbourg, une foule compacte de badauds--tant Paris aime ses -guignols!--était massée devant l’église. - -De la première voiture descendit Blanche Mésange, en robe bleu pâle. Son -premier témoin, le grand Petrus, glabre, gras, tondu, la face -napoléonienne, lui donnait le bras. Et avant qu’ils eussent pénétré sous -le porche, ce furent dans l’agglomération tassée aux alentours des -acclamations joyeuses: - ---Vive Petrus! - ---Bravo, la mariée! - -Même, une voix ayant entonné: _En revenant de la Revue_, cet air connu -fut repris en chœur par l’assistance mise en gaieté. - -Mais déjà du second carrosse émergeait pesamment la rotondité somptueuse -de Madame Langlet, au bras de Fernand. Plus couverte de panaches blancs -et de bijoux qu’un dais et qu’une châsse, la grosse dame provoqua sur -son passage un silence effaré que rompit seule cette exclamation d’un -télégraphiste qui attendait là, depuis une bonne heure, des dépêches -plein sa sacoche: - ---Mâtin, y en a! - -Fernand, élégamment moulé dans une longue redingote grise, l’œil -aimable, la moustache en croc, produisit la meilleure impression. - ---Il est chic! - ---Bonne nuit, hé! - ---Il n’a pas l’air d’un cabot! - ---C’est un auteur, ma chère! - ---T’ennuies pas, ce soir! - -Ensuite, ce fut, pour l’allégresse et l’admiration du populaire, le -défilé de toutes les étoiles des concerts, music-halls, Olympias, Édens -et Élysées de la capitale: faces rasées et mentons bleus, le pardessus -de demi-saison jeté sur la manche; le huit-reflets impeccable! - ---Mince alors! dit une voix sonore, on m’étouffe! - -Alors s’avança une masse inouïe! énorme, immense, roulante et débordante -en tous les sens. En avant, en arrière, à gauche, à droite, la chair -s’entassait en des couches épaisses, inconcevables! - -Un épouvantable et gigantesque sac de graisse humaine, duquel dépassait -par le haut la tête (relativement restée très petite) d’une femme au -teint laiteux, aux cheveux délicieusement dorés... - -Le gros sac de graisse humaine avançait, narguant du nombril, ce qui -faisait remonter fortement au-dessus du sol la jupe qui le cachait, et -donnait à la chanteuse, car c’en était une, l’aspect d’un phénomène -monstrueusement enceinte de cinquante enfants! - -A sa vue, des oh! des ah! prolongés indéfiniment se firent entendre, -férocement moqueurs... comme à ses entrées en scène. Alors la chanteuse, -hydropiquement comique, eut une fois de plus l’occasion de déchaîner le -rire, en précipitant dans son cou, d’un mouvement d’enfoncement, sa tête -de naine emplumassée d’autruche à n’en plus finir, et qui donnait à son -chapeau des airs de reposer sur une orange dorée, en équilibre sur une -invraisemblable citrouille! Bravo, la grosse Cloch! Bravo, la grosse -Cloch! clama la foule, ahurie et mise en belle humeur par cette bravade -de clown affligé. - -De famille israélite, les Cloch, d’aînées en plus jeunes, étaient toutes -au concert, sous des noms différents. Mais, seul, derrière elle était -son frère, mince et brun, la taille encore fine du corset de la -veille... il imitait les femmes en vogue, depuis Thérésa, Amiati, -jusqu’aux dernières agréées--qu’il chantât les Sapeurs, le mouchoir de -l’Empire en main, ou qu’il meublât de ses bras les tamtamistes gants -noirs, il était toujours décolleté, poudré et maquillé, si bien que les -messieurs en mal d’Étoiles lui envoyaient des fleurs et des billets doux -pour les fossettes de son dos, et la cambrure de ses ceintures... -C’était un charmant jeune homme de femme, dont les Cloch étaient fières. - -Comme il avait des habits masculins, la foule ne le reconnut pas. A -cette minute il aurait donné je ne sais quoi pour être _une femme_ comme -tout le monde... saluée et reconnue de la foule... comme venait de -l’être sa sœur, sa popularité clochait comme son sexe... dame! - -Il en était là de ses réflexions, quand un homme immensément long, et -maigre autant qu’il était grand, lui tapa sur l’épaule amicalement. - -C’était Prunin retour d’Amérique, des articles plein ses poches relatant -son inimaginable ossature dépouillée; ami de Fernand et de Mésange, il -était venu les féliciter. A sa vue des cris, des hurlements partirent -d’un groupe de gamins. - ---Pige-moi cet oiseau déplumé. C’qu’il est haut sur pattes! - ---C’est un pélican. - ---C’est un jeu d’osselets!--Y doit boutonner ses souliers sans se -baisser... quels bras!--Est-ce que t’as tout long comme ça, dis, Prunin? -hurlèrent les gosses mis en joie.--Fais le fichu avec tes abatis, -Prunin, cria un tout petit. - -Alors Prunin, docile et bon enfant, croisa très vite devant sa poitrine -ses interminables bras qui vinrent se rencontrer derrière son dos, et -gratter ses omoplates; cela fut fait si vite, avec tant d’aisances, que -ce geste passa presque inaperçu de ceux qui n’étaient pas tout près de -lui. Il en fut remercié par des bravos joyeux! - ---Comment va ta femme? lui demanda le jeune Cloch. - ---Bien, merci. - ---Tu l’embrasses toujours, le soir, avant ton entrée en scène? - ---Oui, toujours! - -Et Prunin fila se mêler aux autres invités. - -Ils passèrent tous avec cette correction et cette raideur officielle -qu’ont seuls les queues-rouges quand ils la font au sérieux. - ---Tiens, voilà Charlin! Mets-lui une soutane, il aura l’air d’un curé de -campagne avec sa bonne grosse balle rouge attendrie et béate. Est-il -gras l’animal! il en plisse! - ---Et Claudis! Zut, il a chipé le profil à la Lune! - ---Et Cermadier! C’est sa femme, cette jolie blonde? Mazette! il a bon -goût, le frère! - ---Et Anna Bithaud, moulée dans une gaine de point de Venise qui fait -l’admiration des petites couturières venues voir les toilettes des -artistes. - ---Marguerite Duclore! sinistre, avec ses cheveux noirs, ses yeux noirs, -ses sourcils noirs, ses vêtements noirs, tout une gamme sombre violentée -par une fente sanglante, sa bouche, au milieu d’une figure de cire, -blafarde et mate, une tête de mort, maquillée, la croupe maintenue dans -une résille de chenille, rappel des Ollé! Ollé! des soirs d’été aux -Champs-Elysées. - ---Willat! le chanteur classique dont les jambes dansent dans le pantalon -noir, l’air croque-mort ou charpentier mal habillé, les yeux injectés de -sang. On crie à son passage: bravo! - -Brave Willat! on chuchote qu’il a bigrement du talent, celui-là! Plus -que Fernand pour sûr... - ---Oui, mais, ajoute une bonne âme, il n’a pas payé la presse lui, pour -se lancer!... Et aïe donc! - ---Stellaire! oh! regardez-la donc, quelle toilette! C’est pas un -chapeau, c’est un canapé qu’elle a sur la tête! - -Et tous les titis de se tordre, on lui crie le refrain qu’elle chante -tous les soirs: - - P’stt, p’stt... écoutez-moi donc! - ---Tas d’idiots! riposte Stellaire fâchée et froufroutante, la taille -guêpée d’une ceinture ciselée et incrustée de turquoises, mais entrant -pieuse et recueillie dans l’église où elle demande à la Vierge la -«veine» pour des choses impures... - -A sa suite venaient d’autres femmes, toutes plus belles les unes que les -autres, des teints un peu vannés mais ravivés au rouge, des yeux -brillants de fard, des bouches en as de cœur saignant, d’un arrangement -que la lumière du soir atténue, mais que le jour cru rend d’une -inutilité absolue, hélas! exagérant encore des ans l’irréparable -outrage! - -L’orgue attaquait la marche nuptiale et derrière les derniers invités, -la foule envahit le sanctuaire. - -En un instant, la nef, les bas-côtés, les chapelles latérales, tout fut -plein! Quel succès! pensait Fernand, qui d’un coup d’œil avait estimé -très vite le nombre des curieux: - ---«Une belle salle», murmura-t-il étourdiment à Mésange. - -Et en dépit de la destination du lieu, ce fut, à l’instant même, -craquetant sous les arceaux, se mêlant aux répons du plain-chant, un -caquetage strident, tant de bouches ayant tant de choses à dire à tant -d’oreilles. Dames! toutes les cigales de Paris n’étaient-elles pas -rassemblées là? - -A la sortie, il y eut un tumulte jovial et charmant. Au seuil de -l’église, Fernand et Blanche, entourés de camarades, entourés de la -foule, salués par le clair soleil de midi qui éblouit cordialement leurs -jeunes figures, goûtèrent comme l’impression d’une apothéose royale. Le -ciel était bleu; tout leur souriait, les gens, la saison et l’heure. -Fernand, pressant le bras de sa femme, lui murmura tendrement: - ---Quel beau jour! - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Oui, ce jour est un beau jour, pauvre Fernand! Emplis-en tes yeux, -garde-le dans tes prunelles, afin de t’en faire des souvenirs pour plus -tard! Car il marque l’apogée de ta fortune. Il est le point culminant de -tes bonheurs! La vie n’est pas bâtie sur terrain plan. Tu as monté; tu -vas descendre. Oui! c’est un beau jour! Emplis-en tes yeux; garde-le -bien dans tes prunelles. - - - - -XX - - -Depuis trois ans, la mère Langlet, à l’instigation de Mariol, avait fait -les choses plus que bien! - -Jamais dans cette maison, de mémoire du plus vieux lyrique, on n’avait -fait une pareille publicité, ni à Petrus ni à Kam-Hill: qu’avait donc la -patronne? - -Une sympathie violente pour Fernand, voilà tout! - -Faire plus que le maximum ne devenait plus une plaisanterie de -courriériste. On refusait du monde, après avoir empilé les spectateurs -comme harengs en caque. Et c’étaient des bravos, des acclamations sans -fin. - -Tous les autres numéros du spectacle disparaissaient, se diluaient dans -ce cyclone du succès. - -Chose étrange: ses camarades, hommes et femmes, hypnotisés, sidérés, -trouvaient cela naturel; ils entraient, d’instinct, dans la grande -farandole du succès. - -En vérité, je vous le dis, Mariol était un rude barnum et Grandsec un -faiseur d’hommes admirable! - -Grandsec! chaque soir, dans un coin de la salle, la cigarette pendante à -la lèvre inférieure, quasiment extatique, il dégustait ses vers et sa -musique comme un mets délicieux. C’est lui qui avait fait cela: les -rythmes savants et charmants; c’est son cerveau d’alcoolique qui avait -ourlé ces rimes mignardes et imprévues, faites pour stupéfier, dans ce -milieu habitué aux assonances à la va-comme-je-te-pousse. - -Il trouvait cela très rigolo, très rigolo. Sa barbe de bouc en -frémissait d’aise. Il en resta trois mois sans s’enivrer! Jamais il -n’avait eu conscience de son mérite; bien entendu il n’ignorait pas son -savoir; mais vrai, là, il s’épatait. C’est que c’était très bien, ses -histoires. Il ne se montait pas le bourrichon! comme avait coutume de -dire Courteline, il en avait fichu du joli dans l’existence! avoir ça -dans la peau et crever de misère; être le poivrot dont on se gausse à -Montmartre! Non, non, minute! Il allait reprendre du poil de la bête. On -allait voir ce qu’on allait voir! Il en avait des rêves en réserve, il -allait leur donner la volée, aux pauvres captifs! - -Pour son malheur, un mauvais soir, après la représentation du -_Colorado_, en ascendant la Butte, il se heurta au «Marquis,» un -camarade des jours de cuite. - -Reproches, amers comme du bitter, de l’ami lâché, révolte du vieil -Orphée: - ---Tu me dégoûtes, je t’ai assez vu. Je me suis ressaisi, je suis un -homme nouveau; disparais de mon orbe, marquis de malheur, gentilhomme de -la cour du roi Misère. - ---Ah! mon pauvre vieux, qu’est-ce qui t’a versé ça? questionna avec -anxiété le noble poivrot. - ---Marquis, tu t’abuses: je ne suis point ivre, ainsi que tu te le -vrilles dans l’imaginative. Je suis vierge de Picon et de Pernod depuis -trois jours. - ---C’est ce qui explique que tu déraisonnes. - ---Erreur profonde, monseigneur de la Biture; je suis l’homme neuf qui va -vers de nouvelles destinées. Foin des errements défunts! J’oblitère d’un -trait noir les amitiés anciennes, les relations néfastes. Je vous ai -assez vu, ô compagnons de la sainte fainéantise et du levage de coude! -J’ai soupé de vos fioles, gonflées de spiritueux. Regarde, marquis de la -Mistoufle, comment est architecturé un homme qui va au labeur. - ---Je considère surtout avec tristesse un pauvre bougre qui s’achemine -vers les pires louphoqueries et imbécillités, fit sur un ton lugubre le -descendant des preux. Il acheva sa pensée: - ---La vie est une plante rare qui veut être arrosée avec fréquence. Si tu -échappes à cette loi, Grandsec, ami de mes nuits et de mes ennuis, tu -vogues vers l’île du marasme et des désespoirs. Crois-en la parole d’or -d’un Coupeau qui se doublerait d’un Chrysostome: tout est vain, hormis -la joie qu’un humain peut éprouver à boire: Donc buvons! - -Ils burent. - -Épouvantablement même, puisque le soir, ils allaient échouer dans un -commissariat de police sous l’inculpation de tapage nocturne et -d’injures aux agents. - -Grandsec était repincé par sa passion et, cette fois, de façon -irrémédiable. L’événement n’avait rien de bien extraordinaire en soi. Le -cas était prévu. La mauvaise chance guette nos bonheurs comme un -assassin sa victime. - - - - -XXI - - ---Et moi, je vous dis que les auteurs récitent leurs vers ou chantent -leur musique comme des fourneaux! - -Grandsec, parfaitement ivre d’ailleurs, et gesticulant de ses longs -bras, affirmait ainsi ses convictions sur le coup de deux heures du -matin, en plein _Rat-Mort_. Une aimable société de bohèmes faisait -cercle autour de sa table où des piles de soucoupes babélisaient. - -Quelqu’un dit: - ---Il y a pourtant dans les cabarets de Montmartre des types qui débitent -très bien leur camelote. - ---Parce que, justement, c’est de la camelote, jeune homme; vous l’avez -déclaré vous-même! professa Grandsec. Qu’est-ce que la chanson de -Montmartre, je vous prie? Des idées volées, sur des airs démarqués! Des -chroniques de journal mises en mauvais vers! La clef du Caveau devenue -rossignol de cambriolage! Ça n’est pas plus des œuvres que les -fabricants ne sont des auteurs. Ne parlez pas de cette chose devant moi! - ---Mais enfin, insista l’obstiné contradicteur, abandonnons à votre -mépris la chanson montmartroise, puisque vous ne l’admettez pas; il n’en -demeure pas moins qu’il existe des auteurs qui, devant des salles -combles, interprètent fort congrûment leurs histoires. Tenez! pour n’en -citer qu’un: le nommé Fernand, du _Colorado_, par exemple! - -Grandsec vida son verre, haussa les épaules et éclata de rire. - ---Fernand! - ---Eh! oui, Fernand! Trouvez-moi beaucoup de cabots professionnels -capables de détailler comme lui ce qu’il compose lui-même! - -L’approbation fut unanime. En effet, Grandsec était cloué. Le -préopinant, satisfait de son avantage, poursuivit: - ---Celui-là ne s’en tire pas comme un fourneau; et ce qu’il fait est -original et joli! - -Grandsec n’était pas content. Il n’aimait pas à avoir tort, et la -contradiction l’exaspérait. A jeun, pourtant, sans doute eût-il mis un -bœuf sur sa langue, car la combinaison, soigneusement tenue secrète, qui -le liait à Fernand, lui rapportait maintenant de sérieux bénéfices. -Malheureusement il avait bu plus que son compte, et il cria: - ---Fernand, Fernand! Vous me désolez par votre stupidité! Alors, vous -coupez dans ce godant-là? Peuple! on te trompe! et on a raison, car tu -le mérites! - -Et tirant de la poche de sa redingote un papier plié en quatre: - ---Mesdames et messieurs, voici le plus récent chef-d’œuvre du -poète-musicien Fernand! Cela s’appelle «les Yeux menteurs» et cela a été -créé, il y a une quinzaine, au _Colorado_, quand l’auteur a eu le loisir -d’en prendre connaissance et de l’apprendre par cœur! Je ne sais pas si -je m’abuse, mais il me semble que la calligraphie de ce petit morceau, -les mots et les notes sont d’un certain Grandsec, votre serviteur bien -humble. Voici l’objet, on peut toucher! - -Le manuscrit des «Yeux menteurs» passa de mains en mains. Il n’y avait -pas à dire mon bel ami, l’écriture de Grandsec était assez -caractéristique pour être reconnue, et de loin. - ---Mais alors... Fernand? - ---Fernand est un cabot, rien qu’un cabot, un petit cabot! Et s’il était -auteur, il chanterait comme un fourneau! Et j’ai raison, comme toujours! - -Grandsec était lancé; et il raconta tout, cédant à une poussée de vanité -un peu basse: sa rencontre, voici quatre ans, avec Fernand, tout -déconfit d’une première tape, son idée de monter le coup au public en -fabriquant de toutes pièces un nouveau joujou parisien, -l’auteur-chanteur, numéro sensationnel et inédit! Stupide, il termina en -recommandant aux quinze colporteurs de cancans qui l’avaient écouté -religieusement: - ---Maintenant, je vous en prie, que ceci reste entre nous! N’allez -répéter ça à personne. - ---Comment donc? - -A une table voisine, soupait un jeune homme, qui n’avait pas perdu un -mot de cette intéressante communication. Il avait même noté certains -détails sur un calepin. Vers trois heures et demie, Grandsec se leva, -serra des mains et s’en alla, titubant. Il avait vraiment gagné sa -soirée! - -Deux jours plus tard, tous les journaux, dans leur revue de la presse, -reproduisaient le filet que voici: - -«_Du Cri de Paris_: - -»Sait-on qui est le véritable Fernand, du _Colorado_, le -poète-compositeur à la mode? Le seul, l’authentique auteur, justement -applaudi, des _Feuilles Sèches_, du _Dernier Baiser_, de la _Mort Jolie_ -et de tant d’autres bijoux de grâce légère, s’appelle de son nom -Grandsec, et n’a jamais quitté Montmartre. - -»Mais alors, qui est donc ce garçon brun, à moustache agressive, qui -chaque soir, nous sert, comme étant de lui, depuis quelques années, ce -répertoire à succès? - -»Mystère.» - -C’est Mésange qui, levée de meilleure heure que Fernand, lut, la -première, ce petit morceau de littérature acide. Consternée, elle courut -éveiller son amant et lui poussant le journal sous les yeux: - -«Tiens! regarde un peu, les sales mufles!» - -Elle constatait successivement dans les autres feuilles la présence de -la note. Fernand était devenu rouge de colère. Il murmura, entre ses -dents serrées: - ---Qui donc a pu?... - -Et soudain: - ---Parbleu, ça ne peut être que Grandsec, lui-même. Ah! le gredin, qu’il -ne me tombe pas sous la main! - -A ce moment, la sonnette de l’appartement tinta. Des portes battirent. -Grandsec parut au seuil de la chambre. - ---Mon cher Fernand... commença-t-il. Mais Fernand, subitement dressé -dans son lit et écrasant d’un poing rageur ses oreillers, lui cria: - ---Ah! vous voilà, vous! vous arrivez bien! M’expliquerez-vous ce que -signifie l’article que voici? - -Et il brandissait le journal avec fureur. - -Grandsec n’avait pas l’air précisément à la noce. Ses interminables -cheveux s’agitèrent d’une façon triste. Un instant, il sembla un saule -pleureur secoué par la brise. Il balbutia: - ---Mon bon ami, je vais vous expliquer... Je... - ---Ainsi, c’est bien vous qui avez été raconter nos affaires à des -journalistes! Me voilà propre! - -Blanche regardait le calamiteux musicien avec des yeux farouches. -Grandsec protesta: - ---Je n’ai rien raconté à des journalistes! Je ne sais comment cela s’est -fait. - ---Enfin! vous avez parlé! Vous avez dénoncé notre pacte! pourquoi? -comment? et comme c’est bête! Ça vous ennuyait donc bien de gagner -beaucoup d’argent? - ---Je ne puis arriver à y rien comprendre! se défendit Grandsec. C’est -vrai! j’ai eu tort; j’ai commis l’indiscrétion. Mais il n’y avait là que -des amis. C’était au _Rat-Mort_. - ---Quand vous êtes saoul, tout le monde, c’est des amis! Vous étiez -saoul! articula Blanche, durement. - -Grandsec eut un réveil de fierté sous l’injure. Il répondit: - ---Ce serait en tous cas une circonstance atténuante. Je vous félicite, -madame, si vous n’avez jamais eu que des vertus. Moi, j’ai des vices, je -le reconnais humblement. - -Il reprit, s’adressant à Fernand: - ---Écoutez, je vous fais toutes mes excuses, et je vous apporte le moyen -de tout réparer. Je vais vous écrire une lettre que je vous autorise à -communiquer aux journaux, et où je m’inscrirai moi-même en faux contre -mon stupide bavardage de l’autre nuit! Je ne peux pas mieux faire, -voyons, et la pénitence rachètera le péché. - -Mais Fernand n’était pas en état de rien entendre. - -Il cria: - ---Hé! je me fiche de vos lettres! Vous pouvez les garder pour vous! La -seule chose que je constate, c’est que vous m’avez odieusement trahi, -moi qui ai tant fait pour vous, et que vous avez une singulière façon de -me remercier de vous avoir tiré de la dèche et de la crotte! - -Grandsec, à cette phrase, changea brusquement d’attitude. Ce cabot -dépassait vraiment les bornes! La riposte fut nette: - ---Pardon, mon petit! Je ne sais pas si vous m’avez tiré de la dèche et -de la crotte, mais je sais que je vous ai tiré du néant. J’ai fait de -vous, la nullité même, une manière de personnalité! Vous n’êtes qu’une -baudruche que j’ai gonflée de mon souffle! Service pour service, vous -m’avez, en effet, fait gagner un peu d’argent; mais c’est grâce à moi -que vous en avez gagné beaucoup! Et maintenant, serviteur! J’ai assez -soufflé comme cela. Je vous laisse à vos moyens propres. Je vous -souhaite bien du talent et beaucoup de succès! - -Et Grandsec sortit sans attendre de réponse. - -Mésange et Fernand échangèrent un regard stupéfait. Le dur choc de la -vérité leur avait martelé le crâne. Et la première parole prononcée fut -celle-ci, dite avec désolation par la jeune femme: - ---Maintenant, il va répandre cela partout! - -Le soir de ce même jour, le Tsar de toutes les Russies, en personne, -n’aurait pu, après neuf heures, trouver une place dans la salle du -_Colorado_. - ---Je n’ai même plus un strapontin! déclarait d’un visage épanoui la -buraliste aux survenants dont se renfrognaient aussitôt les figures. - -Dans sa loge, Fernand, nerveux, causait avec Antonin Mariol. - ---Qu’est-ce que c’est que cette histoire? - ---C’est cet ivrogne de Grandsec qui a vendu la mèche! - ---Vous auriez bien dû savoir si cet homme était sûr, avant de m’engager -avec lui, grinça Mariol, cela peut nous faire un tort considérable... - ---Mais c’est surtout moi que cela atteint! sursauta Fernand outré. - ---Pardon, rectifia Mariol. Moi, j’ai démoli deux excellentes vedettes de -la maison... Petrus et Chérie Chéron... pour que rien ne vous gêne... et -vous devez, cher ami, comprendre dans quel embarras vous me mettez si -vous vous démolissez vous-même... Petrus était encore excellent!!! et -pouvait encore aller des années! - ---Enfin nous verrons comment cela va tourner, dit Mariol sortant sec, -cassant et raide. - -Il conclut: - ---Ça va bientôt être à vous. Tenez vous bien. - -Se bien tenir! Fernand ne songeait qu’à cela. Déjà, il lui avait fallu -composer son attitude pour ses camarades, qui l’un après l’autre, -étaient venus lui serrer la main avec des grimaces condoléantes sous -lesquelles se percevait parfaitement l’envie de rire. Une grande vedette -qui se ramasse, c’est toujours drôle. - -L’avertisseur l’appelait en scène. Il entra, salua et commença à -chanter. Comme il finissait sa première romance, les applaudissements -crépitèrent. - ---Allons! il avait eu tort de craindre. Tout irait bien. Mais comme il -s’inclinait pour remercier, tout à coup, du fond de la salle, une voix -demanda: - ---L’auteur? - -Et ce fut comme une traînée de poudre. De fauteuil en fauteuil, de loge -en loge, en haut, en bas, à droite et à gauche, le même cri fit -explosion: - ---L’auteur? l’auteur? l’auteur? - -Fernand sentit le plancher du plateau tourner sous ses pieds. Pourtant, -il espéra que son prestige--le prestige de l’homme le plus populaire de -France!--viendrait peut-être à bout de la cabale et d’un doigt dirigé -vers sa poitrine, il se désigna. - -Mais alors, une clameur unanime: - ---C’est pas vrai! lui jaillit à la face de tous les points de la salle, -et une bordée de sifflets le mitrailla. Effaré, il recula d’un pas. Il -ne voyait plus rien. Ses tempes bourdonnaient. Il allait tomber. - ---Rideau! cria le régisseur et le rideau, s’abaissant entre lui et -l’affreux tumulte déchaîné, mit fin miséricordieusement à son supplice. - -Dès lors, irrémédiablement, le bruit courut que Grandsec s’était vanté -en disant être le seul fournisseur mystérieux de Fernand... ils étaient, -paraît-il, dix ou douze!--Oui, ma chère... puisque Machin et Chose -déclaraient eux aussi dans les cafés d’artistes, et cela avec des petits -airs entendus, qu’il n’y avait pas que Grandsec qui eût contribué au -succès de Fernand. - -Hum!... Et les toussottements de marcher... C’était un truc imaginé par -Machin et Chose pour attraper les gogos cabots, lesquels immédiatement -acceptèrent toutes les inepties rimaillées par les deux faiseurs, qui, -depuis toujours, voyaient leurs couplets refusés par tout le monde! - -Et du moment que Machin et Chose «travaillaient» pour Fernand, c’était -réglé: ils devaient «faire bien». On s’arracha leurs chansons! Et voilà -comment s’équilibrent certaines fortunes et se déforment les légendes... -et les vérités. - - - - -XXII - - -Le lendemain matin, arrivait à Fernand une lettre de Mariol: - - «Cher Monsieur Fernand, - - »Après ce qui s’est passé hier, et craignant qu’un scandale pareil ne - se renouvelle aux représentations suivantes, la direction du - _Colorado_ a décidé de vous accorder un congé temporaire. Voici - bientôt du reste la saison finie et le moment de la clôture annuelle. - Il convient, croyons-nous, de laisser l’oubli se faire sur cet - incident qui pourrait, si on y insistait à présent, compromettre votre - succès et le nôtre, à la rentrée d’octobre. - - »Croyez-moi d’ailleurs, en tout état de cause, - - »Votre toujours dévoué, - - »Antonin MARIOL.» - -Fernand sauta sur un porte-plume, et répondit, poste pour poste: - - «Cher Monsieur Mariol, - - »Vous êtes mille fois trop bon d’avoir compris que j’avais besoin d’un - peu de repos. Mais ne vous mettez pas en peine du plus ou moins de - succès que je pourrais obtenir chez vous à la rentrée. L’engagement - qui me lie à vos établissements prend terme justement cette année et - je compte ne point le renouveler. Des propositions autrement - avantageuses me sont faites d’autre part, et je vous serais fort - obligé d’aviser madame Langlet de ma décision qui est irrévocable. - - »Recevez mes salutations. - - »FERNAND.» - -Cette missive expédiée, Fernand se sentit un peu soulagé. Sa colère -avait trouvé un exutoire. - ---Tas de saligauds! comme ils le lâchaient tous! au moins, de cette -façon, personne ne pourrait se vanter de l’avoir débarqué! C’est lui qui -repoussait la boîte du pied. - -Mais il restait désespéré, malgré tout. Qu’est-ce qu’on allait penser? -Que disait-on dans Paris? - -Heureusement, Blanche Mésange était là. Elle avait usé sa nuit à lui -procurer un peu de sommeil en le forçant à avaler une potion au chloral. -Et, devant cette inquiétude de la contemption publique, naïvement -exprimée, elle le rassura: - ---Mais on ne dira rien, mon chéri. Paris a tout de même à penser à autre -chose. Parce qu’une séquelle d’oisifs et de malveillants a imité les -cris d’animaux dans un café-concert, tu ne vas pas te figurer que tout -est perdu! Les plus grands artistes ont été sifflés! Ils n’en sont pas -morts! - -Ainsi s’ingéniait l’amie sincère mais l’adversité fait rentrer l’homme -en lui-même et déboulonne les orgueils les plus solides. Fernand hocha -la tête et avoua: - ---Oui! mais toute mon affaire à moi reposait sur un mensonge! C’est -drôle, je le reconnais aujourd’hui parfaitement, et je ne m’en rendais -pas bien compte hier. Dis donc, Blanche, je crois bien que j’étais en -train de devenir un imbécile! - ---Toi? protesta Blanche avec feu, jamais! D’ailleurs, crois-tu -sérieusement, que tu n’aurais pas été capable d’en faire autant que ce -Grandsec, cette espèce de dépendeur d’andouilles, toujours saoul et mal -embouché? - ---Oh! oh! comme tu y vas! C’est un poète, en somme, et moi... - ---Toi! tu serais aussi poète que lui, si tu voulais! Penses-tu par -exemple que cette chanson que tu avais écrite pour moi, toi-même et tout -seul, au premier temps de nos amours ne valait pas les rengaines de -Grandsec? - ---Quelle chanson? - ---Si tu ne te la rappelles plus, moi je m’en souviens encore. Je suis -moins ingrate que toi. D’ailleurs je l’ai toujours gardée, je vais te la -chercher. - -Elle sortit un instant et revint, en agitant triomphalement une feuille -de papier jauni qu’elle passa à Fernand: - ---Relis-les tout haut. J’aimais tant cela! - -Fernand lut les couplets, avec une vague émotion ressurgie du passé. En -effet, ils n’étaient pas si mal, ces vers! - ---Tu vois bien! clama Blanche, ravie; et flattant du doigt le menton de -Fernand: - ---Je te dis que nous mettrons tous les Grandsec dans notre poche quand -il te plaira! - ---Mais la musique? Je ne sais pas écrire la musique, moi? - ---Mais, moi, je sais! J’ai étudié mon solfège, moi! J’ai des diplômes! -Tu me fredonneras tes airs ou tu me les joueras avec le pouce sur le -piano, et je les écrirai sous ta dictée. Crois-tu que les Belmot, que -les Naquet et tous les maîtres du concert écrivent leur musique -eux-mêmes? - -Les choses bien convenues ainsi, le couple examina la situation que lui -faisait le malheur des temps. Il s’agissait de prendre des mesures pour -vivre sans trop déchoir jusqu’à la rentrée. - -Elle n’était point trop brillante, la situation! Habitué à laisser -couler sans compter l’argent dont la source paraissait inépuisable, -Fernand n’avait pas retenu un sol des sommes qui avaient passé dans la -maison. Lourbillon, appelé en conseil, indiqua la solution la plus -raisonnable. - ---Mes petits enfants, puisque vous avez perdu, il faut payer. Vendez la -voiture, vendez les chevaux, donnez congé de l’hôtel et louez un -appartement dans un quartier pas trop cher! Quant aux domestiques et aux -invités, voici assez longtemps qu’ils volent leurs gages et piquent vos -assiettes! Du balai! du balai! Vous me garderez seulement mon rond de -serviette à moi, qui suis un vieux camarade, dont vous auriez mieux fait -d’écouter la voix prophétique que les flagorneries de tous vos olibrius -qui vous ont rendus à moitié fous! - -Lourbillon était devenu grognon, et non sans cause. C’est en vain que -durant les trois années d’apothéose, lorsque Fernand planait au -firmament des étoiles, il avait, de plus en plus édenté, prodigué les -avertissements. Fernand, qui ne touchait plus la terre, ne l’entendait -pas, et Mésange, entraînée dans l’orbe du triomphateur, avait, elle -aussi, un peu perdu le juste sentiment de la proportion des choses, des -êtres et des faits. - -L’idée adoptée par Fernand de continuer à chanter des œuvres de lui, -n’eut pas l’heur de sourire à Lourbillon. - ---Pourquoi toujours vouloir sortir de son métier! ronchonna-t-il. Est-ce -qu’un bon ténor ne vaut pas mille fois un mauvais poète? Tu vas encore -te faire emboîter! - -Mais Fernand, pris d’enthousiasme et saisi du «sacré délire,» avait -acheté un traité de prosodie française, et rimait à tour de bras--le -tout, corrigé par Mésange! - -L’hôtel trouva facilement un acquéreur de la suite du bail, et la -liquidation des écuries et du mobilier produisit de quoi largement -assurer, pour un an ou deux, la tranquillité du ménage. - -Fernand et Mésange s’installèrent, boulevard Poissonnière, dans un -appartement de 2,000 francs, au quatrième sur le devant. Ils n’avaient -conservé qu’une cuisinière et une femme de chambre, la nécessité -prochaine d’une nourrice s’imposant... Pour cette même raison, il avait -été décidé que Blanche ne chercherait pas d’engagement cette année, le -futur citoyen qu’elle allait offrir à la France lui arrondissant déjà -visiblement la taille. - -Cependant, le mois d’août touchait à sa fin. Fernand reçut un matin une -lettre des frères Yselo, directeurs des deux grands music-halls, -_Luteciana_ et _Adelphia_, qui le mandaient à leur cabinet. - -Ces messieurs lui demandèrent s’il était dégagé de tout traité avec les -établissements Langlet, et, sur sa réponse affirmative, lui proposèrent -de signer chez eux, pour une série de trente soirées, renouvelable en -cas de réussite. - -Les conditions pécuniaires étaient bien meilleures encore qu’au -_Colorado_ (huit cents francs par jour!) et Fernand, enchanté, se mit à -bûcher son nouveau répertoire. - -Il était certain du succès. Des journalistes, qu’il avait vus, lui -avaient affirmé que nul ne songeait plus à sa mésaventure. En outre, et -sentant bien, à présent que le vertige de l’amour-propre l’éblouissait -moins, que le plus sûr atout de son jeu était sa voix, simplement, il -avait résolu de n’intercaler qu’avec modération ses romances à lui, -entre d’autres numéros demandés aux fournisseurs les plus en vogue. - -Toutefois, il eut une légère déception, lorsque quelques jours avant -l’ouverture de l’_Adelphia_, communiquant son programme aux frères -Yselo, il constata de quelle façon ses nouveaux directeurs accueillaient -sa prétention d’interpréter quelques-unes de ses œuvres personnelles. - -Ces deux messieurs eurent simultanément et parallèlement le même -haussement d’épaules et des sourcils et déclarèrent ensemble: - ---Oui, l’auteur-chanteur! c’est bien usé. Et qui est-ce qui vous -fabrique vos machines, cette fois-ci? - -Ils n’y mettaient point la moindre méchanceté, les frères Yselo; ils -parlaient, d’après une conviction faite, inébranlable. Fernand se cabra: - ---Mais messieurs, cette fois-ci, comme vous dites, c’est bien moi qui -serai le véritable et unique auteur de ce que je présenterai sous mon -nom! - ---C’est entendu, concéda Yselo l’aîné; c’est entendu! D’ailleurs nous -n’avons pas à entrer dans ce détail. Mais êtes-vous bien sûr que, -désormais, il n’y aura plus d’indiscrétion commise? - ---Mais par qui voulez-vous?... puisque je vous répète... - ---Bon! bon! enfin, c’est votre affaire! l’interrompit Yselo cadet, de -l’air de quelqu’un qui préfère ne pas laisser un interlocuteur -s’empêtrer dans une imposture. - -Fernand les quitta furieux. - -C’est qu’elles n’étaient pas loin d’être tout à fait charmantes, ces -œuvrettes dont il était vraiment le père, et qu’il allait, ce coup-ci, -en toute authenticité, jeter au jugement de la foule. D’où sa rage -contre les sceptiques. - -Il s’était, l’ancien ouvrier socialiste, rédacteur de manifestes de -grève, retrouvé un bout de plume élégant, et telle de ses inspirations -intitulée: _Feu de paille_, et qui commençait par ces vers: - - Ton amour est feu de paille, - Tôt allumé, vite éteint... - -dépassait certainement la moyenne des poésies de salons littéraires. Et -les mélodies, bien à sa voix, valaient, et au-delà, les plus soignés -spécimens du genre. - -_L’Adelphia_ rouvrait le 1er octobre. Des notes fort élogieuses -annonçaient dans les feuilles l’engagement de Fernand, et son nom, de -nouveau, éclatait en lettres énormes sur les affiches. Pourtant -Lourbillon ne se déridait pas. Cassandre incorrigible, il gardait le -front plissé d’angoisses. Le matin de la première représentation, il dit -à Fernand avec autorité: - ---Donne-moi de l’argent. - ---Pourquoi? - ---Parce que je vais m’occuper de te faire soigner ton entrée en scène. -Aide-toi, le ciel t’aidera, c’est un proverbe. Et un peu de claque fait -grand bien! - -C’est ainsi que le soir, l’apparition de Fernand à la rampe fut saluée -d’une salve de bravos d’une énergie toute romaine. - -Il commença par chanter, en prenant la précaution de proclamer à -l’avance les noms des divers auteurs, trois mélodies inédites. - -Les bravos redoublèrent. Peu à peu la salle partait. Le charme vocal -opérait. - -C’était le tour du quatrième morceau, le dernier. Fernand annonça: - -«Feu de paille!» paroles et musique de _moi_. - -Il s’inclinait. Alors un imperceptible murmure bourdonna et tout à coup, -d’un fauteuil d’orchestre, cette exclamation jaillit: - ---Ah non! faut pas nous la faire! - -Des rires pouffèrent. Mais le silence se rétablit assez vite. On -écoutait. En somme, nulle hostilité. Un égaiement plutôt. Hilarité -contenue. Ce n’était pas vilain, ce _Feu de paille_! Mais quelle santé -ils ont, ces cabots! - -A la fin, quelques applaudissements se risquèrent, peu nombreux. -Seulement, comme à la sortie de Fernand la claque reprenait son exercice -de battoir, plusieurs spectateurs se fâchèrent et crièrent: «Chut!» - -Énigme des destinées! Les trois quarts des gens qui étaient là avaient -oublié l’anicroche de Fernand ou ne l’avaient pas connue. Fernand était -en pleine forme et n’avait jamais été meilleur, S’il avait jamais mérité -les acclamations de jadis, c’était bien maintenant. Et rien! Faut-il -croire qu’en toute la vie humaine, une heure sonne où la chance tourne. - -L’engagement de Fernand, le mois fini, ne fut pas renouvelé par les -frères Yselo. - - - - -XXIII - - ---Laisse-moi tranquille! Va te promener. Ça m’agace de te voir -tournailler sans rien faire de tes dix doigts. Descends au café, -puisqu’il n’y a que là que tu t’amuses! - ---C’est bon! Parfait! Pas besoin de t’énerver, ma chère. J’y cours! - -Fernand se dirigeait vers l’antichambre. La main sur le loquet de la -porte, il cria: - ---Si je ne rentre pas dîner, ne m’attends pas! C’est agaçant, à la fin! -La vie n’est plus tenable! - -Le ménage passait en effet par une crise. L’échec de _l’Adelphia_ -n’avait pas été sans aigrir le caractère du ténor en disponibilité; d’un -autre côté, l’état de grossesse de Blanche Mésange rendait celle-ci -agressive, grincheuse et exigeante, Elle avait sans cesse les «nerfs en -pelote,» comme disait Lourbillon, rabroué, lui aussi, plus souvent qu’à -son tour. L’ennui de se voir devenir laide, le corps déformé, la -démarche lourde, la claustration forcée, le régime imposé transformaient -momentanément la plus douce des épouses en la plus intraitable des -mégères. Chaque jour amenait sa scène de reproches ou de jalousie, -terminée invariablement, et noyée dans un flot de larmes charriant -pêle-mêle des excuses et des baisers de repentir. - ---Ce n’est pas de ma faute si je suis comme cela. C’est plus fort que -moi! hoquetait Mésange après trois heures de férocité déchaînée. - ---Et on appelle ça une position intéressante! philosophait Lourbillon. - -Fernand, chassé de chez lui par cette atmosphère continuelle de tempête, -avait, en désespoir de cause, pris l’habitude de sortir le plus -possible, et pour tuer le temps, il usait ses journées à changer de -cafés, enfilant des chapelets de bocks jusqu’à l’heure de l’absinthe, -l’heure verte où - - Vénus - S’allume dans le ciel vert-pâle, - -De sorte qu’il rentrait généralement juste pour se mettre à table, sinon -gris, au moins très surexcité. Et les querelles recommençaient aussitôt, -à propos de tout et de rien, pour la soupe trop froide ou le café trop -chaud. Là-dessus, mauvaises paroles, cris, menaces, bris de vaisselle. -Un enfer! - -Ce jour-là, Fernand dégringola son escalier, au pas de charge, quatre à -quatre et bouillant de colère. - -Il avait des désirs d’aller loin, loin, au bout du monde, presque à -Asnières! Quelle existence, bon Dieu de bon Dieu! - -Il prit le faubourg Montmartre, la rue Notre-Dame-de-Lorette, la rue -Fontaine. Il montait, montait toujours, pour fatiguer son exaspération, -mâchonnant de vagues récriminations, sans regarder personne. - -Comme il débouchait place Blanche, il tomba tout à coup dans les bras -d’un individu qui marchait en sens inverse et dont il venait, tête -baissée, de heurter la large poitrine. - ---Eh bien quoi! camarade Fernand! on veut défoncer les amis, à présent! -tonna une grosse voix gaie. - ---Tiens! ce vieux Galigant! Ah! par exemple! depuis le temps qu’on ne -s’est vu! s’exclama Fernand, cordialement. - -Galigant était un ancien compagnon de travail du ténor, au temps où ils -étaient ouvriers tailleurs. - -Socialiste et grand liseur de brochures révolutionnaires, il avait été, -autrefois, le plus dévoué des militants, lors de la fameuse grève; et, à -le retrouver, en ce moment d’exacerbation et de rancune, Fernand sentit -se réveiller en lui tous ses premiers instincts de révolte, endormis -depuis par le bien-être et l’opulence égoïstes. - -Galigant était un grand diable, aux épaules hautes, à la figure joviale, -où se remarquaient deux yeux noirs malins et une bouche éloquente. Il -portait des cheveux longs sous un feutre mou aux vastes bords. - -Fernand lui prit le bras et lui demanda: - ---Qu’est-ce que tu deviens? - ---Je deviens, déclama Galigant, je deviens un danger pour cette Société -pourrie, et un réconfort pour tous ceux qu’elle exploite! Je ne coupe -plus d’habits! je tranche dans le vif! En un mot comme en cent, mon -cher, je fais des tournées de conférences, et je porte partout, de -villes en villages, de bourgs en hameaux, la bonne parole libertaire par -qui lèvera un jour la moisson de la rénovation sociale, fille des grains -de vérité que que je sème sur ma route! Allons boire quelque chose, -s’interrompit-il, car j’ai soif. Et toi? - ---Moi aussi, tu m’altères! confessa Fernand en riant. Comme ils -s’étaient attablés devant deux chopes de bière, Galigant, la moustache -blanche de mousse, se frappa soudain le front. - ---Tu peux rendre un signalé service à la cause, mon petit Fernand! Ce -soir, à la _Maison du Peuple_, nous organisons une grande soirée -familiale, au profit du _Groupe révolutionnaire des gars de la Seine et -d’ailleurs_: Causerie par un camarade, partie de concert, chants et -récits, suivie d’une tombola gratuite; nombreux lots. Entrée: 30 -centimes. Les compagnes et leurs enfants ne paieront pas. C’est ça qui -serait chic si tu voulais venir nous dégoiser quelque chose? - ---Ce soir? - ---Oui. Ah! dame! c’est à l’œil, et nous ne te donnerons pas huit cents -balles pour ton cachet, mais pense ce qu’ils seront contents! Fernand du -_Colorado_ et de _l’Adelphia_! Tout le quartier va monter chez nous! - ---Moi, je veux bien! dit Fernand, flatté et ému à la fois. Ainsi, ses -anciens camarades ne le considéraient pas comme un cabot vidé, un -plagiaire éventé! Pour eux il était encore quelqu’un dont le dérangement -vaut quelque chose! Et il se promit de leur en jeter, pour rien, plus et -mieux qu’il n’en avait jamais fourni, pour leur galette, aux bourgeois, -ces gourdes! - ---Viens dîner avec moi, proposa brusquement Galigant. Je connais un -bistro de cochers avenue Trudaine où le ragoût de mouton est parfait! Ça -te changera des restaurants de la haute! car, ce que tu dois en -becqueter, de ces fins morceaux, espèce d’homme arrivé? - ---Oh! arrivé! je ne sais pas si je suis arrivé, mais je crois bien que -je m’en retourne! soupira Fernand, avec une amertume subite. - -De fait, une grosse rancœur le poignait, en la compagnie de ce robuste -et allègre garçon, resté prolétaire et remueur d’idées généreuses. -Qu’était-il devenu, lui? un pantin richement costumé, un guignol à la -mode d’une ou deux saisons, un article de Paris, l’amusement des -enfants, la tranquillité des parents, la machine à chanter que les -richards se payent pour quelques louis, comme ils commandent des bottes -d’asperges chez Potel et Chabot. - -De quelle utilité humaine, ou simplement publique était-il? Pour le -bénéfice de quelle grande cause, avait-il utilisé ses forces de mâle -solide? Vers quels buts progressifs et utiles s’étaient tendues ses -ambitions? - -Quelle coopération avait-il apportée dans la lutte généreuse de la -défense des petits contre les gros? - -De quelles idées nobles avait été assailli son cerveau depuis ces quatre -années de pitreries? - -Est-ce qu’il était suffisant, pour faire son devoir, d’épouser sa -maîtresse, de la rendre mère, de se coller des costumes de singe, de -barbouiller sa face de rouge, et de donner tout son temps à un métier -inférieur d’amuseur public, payé pour égayer la grossièreté des foules? - -Allons donc! S’enrichir soi et les siens n’était pas la fonction unique -et principale de l’«Être». - -Et cela avait été à lui, Fernand, sa seule pensée depuis quatre ans... - -Était-ce possible qu’il fut convaincu d’avoir été un «homme»! - -Un bon mari, un bon père, un bon cabot, soit, mais ce n’était point tout -ce qu’il fallait être! - -Et le souvenir de ce qu’il était, quand, pauvre, obscur et râpé, il -prêchait la résistance aux patrons, et se redressait, dans sa libre -misère, contre les iniquités du capital, lui rendit douloureuse, -l’espace d’une seconde, la sensation très nette de sa dignité abdiquée -pour l’argent fugace et la gloriole vaine. - -Galigant et Fernand, après le ragoût de mouton annoncé--et en vérité, -les pommes de terre en étaient farineuses à souhait et onctueuse la -sauce!--se dirigèrent, chacun un cigare au bec--oh! point de havanes, -mais de simples deux soustados crapularès!--vers la Maison du Peuple. - -La Maison du Peuple, c’est, au fond de l’impasse Pers qui donne sur la -rue Ramey, au versant de la butte Montmartre, une sorte d’énorme hangar. -A gauche, sitôt la porte franchie, une boutique de marchand de vins, -avec son comptoir de zinc, ses tables de bois et ses escabeaux. Tout -droit devant vous, en entrant, derrière une seconde porte, la salle de -spectacle, blanchie à la chaux, nue comme un temple protestant, garnie -de bancs. - -Au fond de la salle, la scène, surélevée d’un mètre à peu près. Des -drapeaux rouges tendus aux murs sont la seule décoration du lieu. - -Quand Galigant et Fernand arrivèrent (il était neuf heures environ) le -public était déjà compact, et des nuages de fumée s’échevelaient vers le -plafond lambrissé. - -Des hommes, des femmes, des enfants, garçons et filles, des blouses et -des redingotes, des casquettes et des chapeaux, tout un monde -s’entassait, assis et debout, tantôt bruyant, tantôt silencieux. - -Sur la scène, installé derrière une table, mais se levant souvent et -arpentant l’étroite estrade, un orateur parlait avec des gestes brefs et -coupants. - ---C’est le camarade Karikine, un Russe! chuchota Galigant. - -La voix, sèche et claire, avait des éclats aigus interrompus par: - ---Des blagues! - ---Vive la Commune! - ---Vive la Sociale! - -Ces interjections éclataient, rugies de différents coins de la salle. -L’orateur poursuivit: - ---L’histoire, l’économie politique, le simple bon sens... - ---A bas Jaurès!! Vive Jaurès!! et le tumulte devint tel que la voix de -l’orateur se perdit... - -Mais avant de descendre de la tribune, Karikine termina sa harangue par -un souhait ironique de les voir un jour heureux, riches, quoi! les égaux -de la bourgeoisie! - -Un tonnerre d’applaudissements se déchaîna. - -Une femme cria: - ---Nous n’y coupons pas non plus!!! - -Dans un coin, un chœur de voix sourdes entonna: - - Dansons la carmagnole! - Vive le son, vive le son, - Dansons la carmagnole, - Vive le son du canon!! - ---Chut! - ---Silence! - -Au milieu des claquements de mains, des cris d’enthousiasme et des -roulements de cannes sur le plancher, le camarade Karikine, un homme -maigre, à la fois chauve et chevelu, par le front dégarni et la longueur -de boucles brunes couvrant sa nuque, descendit de la scène et vint -s’asseoir sur un banc de la salle, où l’on se serra pour lui faire -place. - -Mais déjà des voix nombreuses réclamaient le concert. Une femme apparut -sur le théâtre. - ---C’est Zulma Porret, une fidèle! - ---Je la connais. Elle a chanté chez nous! répondit Fernand. - -Zulma Porret, ancienne étoile des Bouffes du Nord, plus très jeune, mais -agréable encore, avec de beaux yeux meurtris et des dents magnifiques, -chanta, d’une voix rauque et passionnée, la _Revanche des Gueux_, sorte -de poème brutal où elle mettait une force de haine extraordinaire. Un -piano où manquaient des cordes accompagnait rageusement. - -Puis ce fut un long et pâle poète à barbe noire qui rythma, d’une -diction lente et sombrée, les stupeurs du Christ revenu sur terre et -jugeant les modernes chrétiens. - -Ce singulier poète s’appelait: Pierre Larmus; il était long, long et -d’une maigreur qu’il soignait d’un régime éternel, pour garder sa saveur -«Purotine» indispensable à l’évocation des «Ventres Creux», ses héros. - -Il était si long et si plat, et si pâle qu’on voyait en lui l’image -exacte de toutes les famines! Non seulement celles de l’estomac, mais -celles aussi de tous les organes... - -Il s’apitoyait sur lui-même, en gémissant sur les autres lamentablement, -et d’une voix désolée d’appel à la pitié. - -Lui aussi, il avait connu les nuits sans asile, les jours sans pain, les -hivers sans feu et sans logis, où les mises au bloc ou à l’hôpital sont -autant de bonnes heures... les meilleures. - -Lui aussi, comme ceux qu’il aimait à dépeindre, et sur lesquels il -appelait, à grands cris douloureux, l’amour du prochain, lui aussi, il -avait connu les liquettes en guenilles, les ribouis percés qui font -clapoter les gros orteils dans les boues glacées... lui aussi il les -avait fuis, les yeux féroces des boutiquiers, marchands de comestibles -attablés en famille en des coins de leurs boutiques pleines de bonnes -victuailles, qui le chassaient avec des menaces d’agents... - -Ah! le bon plaisir qu’il aurait eu à défoncer toutes ces boîtes de -haricots verts et de viandes de conserve... en attente... à cambrioler -leur cave... à chatouiller leurs filles! - -On l’applaudit ferme, celui-là! Quel succès! Après lui vinrent d’autres -artistes et tandis qu’ils se succédaient, plusieurs petites filles, de -bancs en bancs, faufilant leurs silhouettes fluettes, distribuaient les -billets de la tombola. - ---Camarades! vociféra tout à coup Galigant, nous avons ici un ami, le -camarade Fernand du _Colorado_ et de _l’Adelphia_, qui veut bien nous -apporter le concours de sa bonne volonté et de sa belle voix! - ---Bravo! bravo! - ---A la tribune! - ---Où qu’il est? - -Le tumulte fut considérable. Les uns se haussaient sur la pointe des -pieds pour découvrir l’artiste! les autres se retournaient sur leurs -sièges. Toutes les femmes étaient debout. A grand’peine, Fernand se -fraya un chemin jusqu’à l’estrade. Il s’y hissa. On applaudit. - -On applaudit bien davantage encore après qu’il eût chanté. Tout le monde -criait. C’était le chaud auditoire des jadis périmés: - ---Bis! bis! - ---Encore! - ---Une autre! - -Il s’exécuta. Une fois. Deux fois. Lui, Fernand, qui pour or, ni pour -argent, n’aurait, au concert, ajouté une broque à son programme, il se -sentait, ce soir, infatigable. Cette pensée l’exaltait: Je chante pour -le peuple! je chante pour mes frères! - -Mais la chaleur était si intense, l’odeur de cette foule si suffocante, -qu’il demanda dix minutes de repos, promettant de leur chanter encore, -après, tout ce qu’on voudrait. - -On hurla de joie: Bravo! Bravo! - -Et l’entr’acte permettant d’aller se rafraîchir, il y eut un branle-bas -de chaises, de bancs, une bousculade vers une sorte de buffet improvisé. - -A ce moment, un petit homme sec, nerveux, l’œil sondeur, finement -scrutateur, s’avança vers Fernand et à brûle-pourpoint lui déclara: - ---C’est d’une très véritable amabilité, monsieur, d’être venu parmi -nous, et surtout d’avoir mis à votre répertoire de ce soir cette chanson -d’Eugène Pottier: «Ce que dit le pain.» Un artiste riche, fêté par les -bourgeois et l’aristocratie et qui vient ici... chanter avec nous... -Demain, certains journaux vous accuseront d’ingratitude envers ceux qui -ont fait votre fortune... Vous n’avez pas peur qu’on interprète mal -votre geste? - ---Comment, bondit Fernand, parce que j’ai le ventre plein, je ne dois -pas m’apitoyer sur ceux qui crèvent de faim! parce que j’ai de l’argent -en poche, je dois ignorer les misères d’autrui! on peut tout de même -devenir riche, sans devenir mufle. - ---C’est bien difficile, ricana l’homme nerveux et maigre... Il est vrai, -continua-t-il, qu’un artiste n’a pas d’opinions... et j’ai lu -dernièrement que vous alliez un jour charmer «Les Petits Chapeaux,» «Les -Œillets Blancs,» et, le lendemain et les jours suivants, qu’on vous -applaudissait chez Drumont, chez les francs-maçons, chez Deschanel... Ce -sont les petites courbettes du métier, n’est-ce pas? - ---Oui, grogna Fernand, tout cabot est un peu le valet du public; nous -n’allons pas partout de bon cœur, mais parce que c’est notre fonction. - ---Et ce soir? interrogea le petit vieux. - ---Ce soir? ah! ce soir, je me sens heureux! heureux, monsieur, moi qui -suis du peuple, comme vous, de me sentir en communion d’idées avec vous -tous qui luttez... je sens que je ne suis pas tout à fait gâté... et que -mon départ des milieux populaires n’a pas étouffé en moi, les germes des -généreuses révoltes--je me sens toujours des vôtres! - -A ce moment, un murmure unanime et grandissant s’éleva. A droite, à -gauche, des premiers rangs aux derniers, une même demande convergea vers -l’homme à la belle voix: - ---L’Internationale! l’Internationale! - -La salle entière exigeait l’hymne de Pottier, la Marseillaise du -prolétariat. Et Fernand, vibrant et convaincu, entonna le couplet: - - Debout! les damnés de la terre! - Debout! les forçats de la faim! - La raison tonne en son cratère, - C’est l’éruption de la fin. - Du passé, faisons table rase - Foule esclave, debout! debout! - Le monde va changer de base, - Nous ne sommes rien! soyons tout! - -_Refrain._ - - C’est la lutte finale! - Groupons-nous, et demain, - L’Internationale - Sera le genre humain! - -Le refrain, repris en chœur par le public, donnait à la chanson une -énergie sauvage et vraiment belle. - -Un ouragan d’enthousiasme, tonna, rugit! - ---Vive Fernand! - ---Merci, camarade! - ---A bientôt! - ---A la prochaine! - -Fernand, remorqué par Galigant, gagna la sortie, serrant des mains sur -son passage. Mais Galigant rentrait pour la tombola: - ---Au revoir, vieux! - ---A ton service. - ---Merci. - -Boulevard Rochechouart, Fernand, plus bourgeoisement, prit un fiacre. -Dans les cahots de la voiture, malgré lui, il fredonnait encore: - - C’est la lutte finale! - Groupons-nous, et demain, - L’Internationale - Sera le genre humain! - -Mais son exaltation tombait bientôt. Et il murmura, rencoigné dans son -véhicule, glacé par cette nuit de décembre: - ---C’est égal, maintenant, il va falloir que je me débrouille. - - - - -XXIV - - -Si les desseins de la Providence sont impénétrables, les voies de la -nature sont régulières. Ce qui devait arriver chez les Fernand arriva à -la date prévue. Et ce fut un gros petit garçon, d’un poids normal; tout -rouge comme s’il se fût, depuis neuf mois, impatienté d’avoir tant -attendu son exeat, et les yeux hermétiquement clos cependant, comme s’il -eût fait vœu de ne point voir le jour! - -Tel qu’il était, chauve, édenté et fripé de mille rides comme un -octogénaire en réduction, Fernand le trouva superbe et délicieux, et le -premier cri qu’il poussa, enroué et chevrotant, gonfla d’orgueil le cœur -de ce père enchanté de son ouvrage! - ---Hein? en a-t-il déjà, une voix! clama-t-il à Lourbillon, qui -admiratif, approuva: - ---C’est un gaillard! - -Le gaillard fut, comme la plupart des gaillards de son espèce, à ce -moment de leur carrière, confié aux bras d’une nourrice qu’il sembla -parfaitement connaître depuis beau temps, car il se jeta immédiatement -sur son corsage et avec une familiarité qui paraissait dénoter des -relations antérieures, lui empoigna le sein, devant tout le monde. - -La semaine qui suivit fut une suite d’émerveillements quotidiens autour -du berceau. Le gaillard n’était pas seulement un gaillard de par la -vigueur de son organe. Il était également un gaillard de par la finesse -et la vivacité de son esprit. Là-dessus, il n’aurait pas fallu démentir -Fernand. Il vous eût, à l’instant même, tenu pour le plus marécageux des -imbéciles! Le moindre froncement du front, la plus petite grimace de la -bouche, étaient immédiatement interprétés comme les signes d’une volonté -bien arrêtée et les indices d’une intelligence déjà avisée. - -Lourbillon, d’ailleurs, partageait cette opinion. Il s’était intronisé -l’oncle et la bonne d’enfant, tout ensemble, du poupon. Il le dorlotait, -le promenait par les chambres et lui racontait même des monologues où il -prodiguait ses effets les plus sûrs! En pure perte, du reste, car le -gaillard ne daignait pas marquer qu’il s’intéressât encore à l’art du -théâtre. - -Enfin, la paix conjugale, avec la délivrance de Blanche, était revenue -dans la maison. Pâle et faible, la jeune mère, d’un tendre sourire las -et d’une pression de main reconnaissante, avait obtenu l’oubli de toutes -ses méchancetés involontaires et ce bon moment avait effacé tous les -fichus quarts d’heure. Blanche n’avait pas enlaidi, au contraire! et -quand elle put se lever, elle constata qu’elle agraferait sans peine son -corset au même écran qu’avant l’événement. Ces certitudes-là remettent -du baume au cœur des femmes les plus éprouvées! - -Un mois après, ce fut la grande question du baptême. Mésange demanda à -Chérie Chéron, du _Colorado_, d’être la marraine, et celle-ci accepta -très gentiment, encore que Mariol et les Langlet, ses directeurs, -pussent voir cette complaisance d’un mauvais œil, mais tant pis s’ils se -fâchaient! Elle, Chérie Chéron, s’en fichait pas mal! Elle avait sa -position faite et elle «enquiquinait les patrons». - -Quant au parrain, Lourbillon eût envoyé des témoins à quiconque aurait -voulu lui disputer ce titre! - -Tous ces arrangements pris, il ne restait plus qu’à fixer le jour, à -commander les dragées et à lancer des invitations et les faire-part. -Mésange, rayonnante, s’occupa de ces détails, avec un zèle éperdu. - -Quoique ce fût un peu loin--mais on louerait des voitures--il fut décidé -que la cérémonie aurait lieu à Saint-Laurent, pour que le même curé, qui -avait marié les parents, pût baptiser l’enfant, qui s’appellerait Robert -comme son parrain. Lourbillon, en effet, se prénommait Robert, «comme le -duc de Chartres!» spécifiait-il. La date choisie fut le 2 février. - -Mais Mésange, et Fernand non moins qu’elle, malgré qu’il s’en cachât, -eurent une déception très sensible. Ils avaient, comme pour leur noce, -invité la plupart des artistes des concerts de Paris, amis, camarades et -connaissances. Le plus grand nombre s’excusa, prétextant cent et cent -raisons, répétitions, maladies, absences. On les «plaquait» tout -doucement. On coupait la corde. Blanche en pleura. - -En sorte qu’à la dernière heure, tout fut décommandé, et que le père et -la mère, le parrain, la marraine, la nourrice et le bébé se rendirent -simplement, et sans nul cortège, à l’église. - ---Et les dragées, qu’en ferons-nous? avait soupiré Mésange. - -Chérie Chéron répondit en riant: - ---Nous les croquerons nous-mêmes, donc! Crois-tu que nous ne les -mangerons pas aussi bien que ces mufles-là! - -A la sortie, Fernand ne put s’empêcher de comparer cette journée à celle -de son mariage! Alors, le soleil d’avril égayait les arbres du -boulevard, le ciel bleu semblait lui promettre tout un avenir de -félicités. Il était riche, notoire, célèbre, sollicité partout. A -présent, sans engagement, presque oublié, bientôt dans la gêne, il -regardait sous le ciel gris de février s’amonceler les nuages de neige. -Et il avait suffi de onze mois à peine pour une telle métamorphose! - -Rentré au logis, Fernand eut une crise de colère: - ---Ah! gronda-t-il à Lourbillon consterné. Je sais bien ce qu’il faudrait -pour les ramener tous, l’échine basse, le chapeau à la main, plats comme -des chiens couchants qui lèchent le fouet du maître! Si j’étais -seulement monsieur le Directeur, ils empliraient mon antichambre, là, à -côté, et en cireraient le parquet avec leurs semelles, à force de -révérences! Tous, tu entends, Lourbillon, tous! ils viendraient mendier -ma signature au bas d’un traité! Si j’étais monsieur le Directeur! Et au -fait, pourquoi pas? - ---Oui, fit Lourbillon, pourquoi pas? - ---Parce que je n’ai pas le sou, parbleu! Que me reste-t-il? une -vingtaine de mille francs pour tout potage. A peine de quoi payer mon -électricité! Ah! si je trouvais un commanditaire, je ne dis pas! - ---Ça se trouve. - ---Quand on cherche! Et je ne veux pas chercher! Tout ce monde-là me -dégoûte! - ---Bon, bon! calme-toi. Ça se passera. - -Lourbillon, sondeur, avait son idée. Il le fit bien voir, une quinzaine -plus tard. - -Un matin que Fernand rejoignait Mésange dans la chambre de la nourrice, -où elle était allée regarder débarbouiller le jeune Robert, il trouva sa -femme en grande conversation avec Chérie Chéron. - -Celle-ci, en lui tendant la main, lui dit, à brûle-pourpoint: - ---Qu’est-ce donc qu’est venu me raconter Lourbillon, cher ami? que vous -auriez le désir de devenir directeur? - ---Lourbillon est fou! Donnez-moi de l’argent... répondit Fernand en -riant franchement--et j’ouvre demain! - ---En ce cas, c’est une affaire faite. Commandez vos décors. - ---Vous dites? - ---Je dis: Ouvrez demain, vous avez l’argent! - ---Elle est bonne! - ---N’est-ce pas? - ---Non; mais voyons--reprit Fernand sérieusement--vous blaguez? - ---Mais pas le moins du monde! - ---Vous m’avez découvert un commanditaire? - ---Parfaitement!... et je n’ai pas eu besoin de courir bien loin. Il -était chez moi! - ---Ah! c’est... - ---Oui, monsieur, c’est... justement! avoua la belle-fille, en pouffant -de gaîté et dans un salut révérencieux. - -Ce n’était un secret pour personne que Chérie Chéron, depuis nombre -d’années, était entretenue richement: M. Oscar Grindot, propriétaire des -moulins de la Meuse, s’était attaché à cette maîtresse élégante et -décorative, il lui servait une pension royale et tenait sa maison sur un -très grand pied, car c’est chez elle qu’il recevait, et à sa table qu’il -donnait ses dîners d’affaires. C’est cette situation bien définie et -parfaitement assurée, qui permettait à Chérie Chéron son indépendance -vis-à-vis des Mariol, des Langlet et autres «singes». - ---Voilà! exposa-t-elle. J’ai dit à Oscar: «J’en ai assez de m’égosiller -chez les autres. Je voudrais chanter dans une maison où je serais chez -moi. Et je crois que l’occasion se présente!» Oscar a perdu l’habitude -de me refuser quoi que ce soit. Seulement, il demande des -éclaircissements. Je lui en ai fourni. Je lui ai expliqué qu’un de mes -camarades, Fernand (d’ailleurs il vous connaît parfaitement, il vous a -entendu et il vous gobe beaucoup!) désirait prendre la direction d’un -concert; que ce Fernand était décidé à placer dans cette entreprise -toute sa propre galette, mais que cette galette était trop courte! J’ai -ajouté qu’il me serait personnellement agréable à moi, Chérie, de -parfaire la somme qu’il faudra; (avec l’agent d’Oscar, comme de juste), -que par ce moyen, je deviendrais co-propriétaire, co-directrice, etc., -etc. Il est bien entendu, mon petit Fernand, que tout ce dernier -arrangement, c’est de la frime! J’ai dit ça à Oscar, parce qu’Oscar, qui -casquera pour moi, ne casquerait pas pour vous! Le vrai, c’est que vous -palperez et que vous marcherez tant que ça ira. Si tout va bien, tant -mieux! si tout va mal, tant pis! Après tout, ce n’est pas de mes -économies! Pourvu que vous me mettiez en grande vedette! ça, par -exemple, c’est sacré! Sans ça, Oscar débinerait le truc! - -Elle pirouetta, embrassa Mésange et sortit, en jetant à Fernand: - ---Demain, à midi; vous déjeunez chez moi avec Oscar. Vous avez bien -saisi l’ordre et la marche? A demain! - -Chérie Chéron habitait rue d’Offémont, à deux pas du parc Monceau, un -hôtel somptueux, à balcons de pierre, rez-de-chaussée et deux étages. Au -coup de sonnette de Fernand, un domestique en bas et culotte courte vint -ouvrir, et sans un mot, conduisit le visiteur au salon. - -Ce salon, qui en réalité en formait deux, un grand et un petit, séparés -l’un de l’autre par une sorte de portique mauresque, était meublé de -façon composite, chaque pièce étant de style différent, et choisie parmi -ce que ces styles avaient de plus pur. Un goût parfait avait présidé au -choix et à l’arrangement de ce musée d’art, qui était en même temps un -lieu confortable. - -Chérie Chéron arriva presque aussitôt, entortillée dans un peignoir -flottant, satin rouge et dentelles noires, suivie d’un monsieur en -redingote, décoré, à qui elle présenta immédiatement son invité. - ---Mon ami! monsieur Fernand, mon camarade du _Colorado_, dont je t’ai -parlé. - -Puis, à Fernand: - ---Monsieur Oscar Grindot. - -Les deux hommes se saluèrent. M. Oscar Grindot tendit la main à Fernand -et très aimable: - ---Enchanté, monsieur! Je serais le seul être au monde à ne point vous -connaître; mais je vous connais et je vous apprécie infiniment! - -M. Oscar Grindot, bien qu’ami sérieux et payant cher ses plaisirs, -n’avait rien d’un Dandin ou d’un Sganarelle. C’était un gros homme, -ventru, ayant passé la cinquantaine, à la physionomie un peu vulgaire et -un peu dure, brun avec une forte barbe noire. L’acuité un peu gênante du -regard était corrigée par le sourire nettement lippu d’une bouche -affable et sensuelle.--On sentait qu’il savait assez compter pour -pouvoir dépenser beaucoup, sans mécompte, et se montrer très généreux -sans déséquilibrer son budget. - ---Nous causerons mieux les pieds sous la table! Le déjeuner doit être -prêt, ma chère enfant? - ---Il n’attend que nous, mon ami. - ---Eh bien, allons! - -Il offrit son bras à sa maîtresse, avec les grâces les plus correctes, -et l’on passa dans la salle à manger. - -Le service était dirigé par un maître d’hôtel impeccable. Fernand, -malgré son désir de paraître acclimaté à toutes les mondanités, se -sentait influencé. Mâtin! il avait eu, lui aussi, des larbins, mais -comme celui-là, jamais! Elle se mettait bien, Chérie Chéron! - ---Monsieur, déclara enfin le seigneur et maître de cette beauté si bien -lotie, après que la conversation eut épuisé les banalités -préliminaires--je mets à la disposition de mademoiselle Chéron, qui les -consacre à commanditer votre affaire, cent mille francs. Votre apport -personnel est de... - ---Vingt mille! balbutia Fernand, honteux de la modicité de la somme. -Mais M. Grindot ne sourcilla pas; il poursuivit: - ---Vous fournissez, en outre, votre talent, votre expérience, votre -notoriété, et la quantité considérable de travail et d’effort que vous -aurez à produire dans cette lourde tâche qu’est une direction effective. - ---Tout mon zèle, monsieur... - ---Bien! Je vous enverrai donc, dès demain, mon notaire, afin que soient -débattues et posées les bases des statuts de la Société que vous allez -constituer. Et maintenant, ne parlons plus de chiffres. Votre verre, je -vous prie. Un doigt de Tokay. Celui-là, je le verse moi-même. Les -domestiques n’y touchent pas! - - - - -XXV - - -«C’est décidément samedi prochain, 26 septembre, qu’ouvrira le _Nouveau -Concert_, dans la coquette salle du faubourg Poissonnière, entièrement -modifiée et remise à neuf. Le programme, très varié, promet d’être des -plus brillants. La troupe, en tête de laquelle marche Fernand lui-même, -artiste en même temps que directeur, a été triée sur le volet. Gageons -que le _Nouveau Concert_ sera, cet hiver, le rendez-vous favori du -Tout-Paris qui s’amuse!» - -Cette note tendancieuse, parue le même jour dans tous les quotidiens, -était due, l’on n’en doute point, à la plume de Fernand en personne, qui -cependant ne pouvait se lasser de la relire dans chaque papier public -qui lui tombait sous la main. - -Depuis cinq mois qu’il avait touché l’argent de sa commandite et qu’il -travaillait à mettre debout sa maison, ces quelques lignes, bien plates, -étaient pour lui comme la montagne du haut de laquelle Moïse entrevit la -terre promise. - -Enfin, ça y était! - -Et ça n’avait pas été sans peine! - -Le choix d’un local, d’abord, avait été une grosse affaire. Il fallait -un quartier central, une voie fréquentée, un immeuble bien en façade. On -ne va pas chercher un théâtre au fond d’une cour, dans un cul-de-sac. -C’est alors qu’il avait songé à l’ancien Alcazar, désaffecté maintenant, -mais qu’il serait certainement facile de rendre à sa destination -primitive. - -Le prix du loyer, lors des pourparlers avec le propriétaire, ébouriffa -Fernand. Soixante-cinq mille francs! plus de la moitié de sa mise de -fonds! mais il réfléchit qu’en somme, il n’allait pas payer les quatre -termes à la fois; et une diminution de cinq mille ayant été consentie, -il se décida. - -Les travaux d’aménagement et d’appropriation commencèrent aussitôt. -Fernand voulait être prêt pour la rentrée. On maçonna, on menuisa, on -tapissa de jour et de nuit. En sorte que dans la première semaine de -juillet, le nouveau directeur put s’asseoir devant sa table -directoriale, sur son fauteuil directorial, dans son cabinet -directorial. - -Excellent Fernand! La première après-midi qu’il passa dans ce -sanctuaire, il sentit lui remonter à la tête des bouffées de -mégalomanie, et ce fut d’un geste à la César qu’il appuya sur le bouton -de la sonnette électrique pour appeler son garçon de bureau. - -Sa joie d’être «quelque chose» après avoir été «quelqu’un» avait dissipé -en lui toute rancune contre quiconque; et certes, à cette heure, il ne -se souvenait plus qu’il avait désiré son trône de cuir uniquement pour -tenir sous son sceptre vengeur, en qualité de sujets humiliés, les -lyriques de tout poil et de tout sexe de qui les mauvais procédés -l’avaient offensé. - -Ils pouvaient venir désormais, hommes et femmes, comiques et romanciers, -gommeuses et diseuses, il les recevrait à bras ouverts, heureux de se -montrer dans sa gloire! - -Ils et elles ne s’en firent pas faute. Et ce fut bientôt, faubourg -Poissonnière, un défilé de tous les mentons bleus et de tous les museaux -roses en disponibilité. Si Fernand avait tenu encore à savourer -l’aplatissement des camarades, il aurait eu de quoi être largement -satisfait. - ---Tu sais, mon vieux, faut pas m’en vouloir, si je n’ai pas été au -baptême de ton gosse! Sérieusement, j’étais grippé, à ne pas pouvoir -quitter la chambre! - ---Tu connais ce chameau de Mariol! Si on manque une répétition, v’lan, -vingt francs d’amende! Et avec ce que la mère Langlet nous paye! - ---Oui, oui, c’est bon, ça va bien! approuvait Fernand épanoui. - -Quant au côté des dames, c’étaient chatteries sur gentillesses. - ---Donnez-moi donc votre adresse, Fernand! Je voudrais tant envoyer un -joujou à votre petit Robert! car il s’appelle Robert, n’est-ce pas? - ---Je monterai l’embrasser, cet amour! Et cette bonne Mésange, donc! Elle -ne m’a pas trop oubliée, au moins? - -Et patati, et patata, ce n’était que sucre et que miel, baise-main, et -tout ce que Fernand aurait voulu! - -Le bruit s’était répandu, en effet, que le _Nouveau Concert_ se montait -avec une galette énorme. Le chiffre d’un million se chuchotait carrément -dans tous les cafés littéraires ou artistiques. Lourbillon, que ses -habitudes de vieux noctambule exposaient à être rencontré par un tas de -gens, n’avait pas peu contribué à propager cette légende dorée. Chaque -fois qu’on essayait, à ce propos, de lui tirer les vers du nez, il -répondait avec flegme: - ---Je ne sais pas au juste. J’ai bien vu la somme écrite sur le papier -que Fernand a signé chez le notaire, mais je n’ai pas eu le temps de la -lire. Il y avait trop de zéros! - -Aussi l’effervescence grandissait-elle dans le monde où l’on se grime. -Le _Nouveau Concert_, c’était la boîte dont il fallait être. - -Fernand, tout olympiens que fussent les airs qu’il se donnait, n’était -qu’un homme et un homme faible. Il ne sut pas résister à la ruée qui -l’assaillait, et engagea des rossignols qui l’étaient aux deux -significations du mot. Des journalistes lui présentèrent d’infâmes -petites grues, qu’il agréa dans l’espoir que cette complaisance--un -service en vaut un autre--lui serait plus tard payée en publicité -reconnaissante. Ces jeunes personnes, d’ailleurs, réclamaient des -appointements plus sérieux qu’elles-mêmes; et, sans complètement -obtempérer à leurs exigences fantastiques, Fernand dut toutefois -alourdir sa troupe et grever son budget de toutes ces «inutilités» -protégées par la presse. - -Mais le pire, c’est que Chérie Chéron, malgré sa promesse formelle de ne -se mêler de rien, intervint au contraire, et tyranniquement, sur le -point spécial des engagements de femmes. Fernand, pour rehausser la -médiocrité de son personnel, médiocrité dont il se rendait parfaitement -compte, avait entamé des pourparlers avec Anna Bithaud, la divette des -établissements Langlet; et celle-ci, séduite par les avantages offerts, -et d’autre part point mécontente de jouer un tour à la mère Langlet qui, -depuis des années, l’exploitait avec sérénité, la bernant toujours d’un -espoir d’augmentation qui ne se réalisait jamais, allait se décider à -quitter le _Colorado_ pour le _Nouveau Concert_,--acquisition -excellente, car Anna Bithaud avait son public qui l’aurait suivie--quand -Chérie Chéron, avertie de cet exode, se mit furieusement en travers: - ---Si cette femme-là entre ici, moi, j’en sors! déclara-t-elle à Fernand. -Elle ou moi, choisissez, mais je doute qu’elle puisse vous rendre les -mêmes services que moi! - -C’est en vain que l’infortuné directeur essaya de soutenir qu’il avait -cependant besoin de quelques sujets de premier ordre, Chérie Chéron -riposta: - ---Eh bien! et moi? - -Par politesse elle ajouta, sans grande conviction: - ---Et vous? - -Au fond, la crainte de ne plus être la seule et unique étoile du lieu, -lui faisait grincer les dents, la nuit. - -Anna Bithaud resta donc au _Colorado_. - -Une autre plaie d’Égypte, et dont Fernand ne sut pas se garantir, ce -fut, chaque jour, l’assaut à sa caisse mené par ses pensionnaires, -lesquels, sous le prétexte de costumes à commander, de dédits à payer et -autres balançoires, venaient lui soutirer des avances. - ---Tu comprends, mon vieux, si tu étais un mufle comme les autres, on ne -te demanderait rien. Mais comme tu es un chic type et que tu es -douillard comme un Crésus!... - -Fernand, touché et flatté du même coup, ne résistait pas à de si -honnêtes paroles. Et dans son coffre, à la place des billets bleus, -s’entassaient les reçus blancs, qui représentaient, sans les remplacer, -des sommes déjà importantes. - -Enfin, vaille que vaille, le moment de l’ouverture approchait. On avait -répété! Lourbillon, régisseur et directeur de la scène, se proclamait -encore fourbu de la peine et du tracas qu’il avait à apprendre leur -métier à toutes ces mazettes «qui ne savent même pas marcher!» Il n’y -avait plus qu’à faire faire un peu de tamtam autour du _Nouveau -Concert_, et en route! - -Fernand alla trouver ses bons amis, les journalistes dont il avait -assumé les gigolettes, les priant de lui prêter quelque publicité pour -subsister. Mais ces messieurs ne sont pas prêteurs, c’est là leur -moindre défaut. Dans toutes les rédactions, la réponse fut la même: - ---Nous ne demanderions pas mieux, cher ami, que de vous ficher toute la -réclame possible, mais ça ne passerait pas! Le journal n’insère que les -notes des concerts qui ont des traités avec l’administration. Allez donc -vous entendre avec l’administrateur! - -Cette tournée dans les journaux allégea sensiblement le portefeuille -directorial, et Fernand perdit quelques illusions qui lui restaient -encore sur la gratitude et le désintéressement de la gent plumigère. - -En revanche, ainsi qu’on l’a vu, la presse annonça avec ensemble et en -termes cordiaux la naissance du _Nouveau Concert_. C’était bien le -moins! - -Pauvre Fernand, il les connut toutes, les belles âmes qui font le -chantage au billet de faveur. Ils étaient toute une flopée, menaçante au -refus d’un fauteuil d’orchestre ou d’une loge: le plus infime -écrivaillon arrivait chez lui, dans sa propre maison, l’air agressif, -quand le contrôleur trouvait vraiment excessif cet assaut d’un théâtre, -dont les frais étaient payés par un seul répondant, qui avait le devoir -de faire le plus d’argent possible--pour faire honneur à ses affaires. - ---Jamais ces bougres-là ne venaient quand il y avait un four... mais -seulement, au moment où l’on avait besoin de toute sa salle pour -rattraper les mauvaises passes, grognait la buraliste! - -Ah! on pouvait attendre, si l’on comptait sur leur discrétion! Il -fallait leur donner tout ce qu’ils demandaient, sans cela gare la -casse!!! - -Sans compter les rancunes des journalistes-auteurs, auxquels on refuse -soit une revue, soit sa petite femme, soit un petit acte... Ah! c’en -était une exigence... Quel abus! - -Sans compter que dans les mêmes journaux payés, pour lesquels Fernand se -ruinait en traités, annonces, comptes rendus, etc., etc., se trouvait -journellement un monsieur qui démolissait en première page par une -chronique de deux colonnes ce qu’avec les efforts de sa publicité payée -il avait édifié à la quatrième. - -Et Fernand n’avait aucun recours contre le journal malhonnête qui -trahissait les intérêts desquels il payait la défense. - -Fernand comptait avec effroi qu’on le mettrait en demeure de donner pour -le moins 200 francs de places chaque soir! Les demandes arrivaient sans -cesse d’un tas de rédactions de journaux qu’il avait ignorés jusqu’ici. -Des feuilles, qu’on reçoit comme prospectus, demandaient un service de -première, etc., etc... «Bref, disait Fernand, deux cents francs par jour -font six mille balles par mois, soit soixante mille francs pendant les -dix mois qu’on joue!...» - -C’était fou, inadmissible, monstrueux! il se renseignerait et verrait si -tous ses confrères étaient aussi dupés que lui... - -Hélas! c’était partout le même abus, et il apprit des histoires d’argent -sur Pierre et sur Paul, rédacteurs ici et là-bas, qui lui ouvrirent les -yeux... - -Mais alors, quoi?... Eh bien! mon Dieu, il fallait se laisser faire -comme les autres! Zut, c’était tout de même une sale histoire. - -Le premier mois, tout alla bien. Encore que le spectacle ne fût pas -extraordinaire, ni les artistes stupéfiants, la soirée qu’on passait au -_Nouveau Concert_ valait celles qu’on passait ailleurs. Sans emplir des -salles, comme autrefois, le nom de Fernand avait encore une certaine -influence sur la recette. Puis les habitants du quartier tenaient à se -rendre compte de la nouvelle attraction qu’on leur apportait. Tous frais -payés, ces premiers trente jours se soldèrent par un bénéfice. - -La saison se poursuivit avec des fortunes diverses. On eut des -demi-fours et des demi-succès. Rien de décisif. Toutefois, le second -semestre du loyer fut perçu recta par le propriétaire. En somme, à la -clôture, le résultat était nul. On avait vécu. - -Mésange, Fernand et le petit Robert passèrent les vacances à la mer -comme de bons bourgeois. - - - - -XXVI - - -La seconde saison allait ouvrir. - -Or, un matin qu’il arrivait à son bureau, on lui remit une carte: - ---«Madame Bonarien, Bruxelles,» disait le bristol. - -Madame Bonarien! Serait-ce la femme ou la mère de Bonarien, le -journaliste le plus craint de Belgique et que connaissaient tous les -acteurs retour de là-bas? - -Et Fernand, en bon cabot directeur qu’il était, la reçut avec force -salutations, en raison des considérations dues... à son fils, car -c’était sa mère. - -L’aspect de cette femme était sympathique: l’œil était aimable, très -fin; la bouche avait conservé, malgré l’âge, une dentition -irréprochable, et toute la personne de cette petite vieille exhalait un -parfum de propreté, de netteté méticuleuse qui séduisait très fort. - ---Monsieur, vous pouvez me rendre un grand service, et comme je vous -sais «aussi intelligent que bon...» vous allez me comprendre. - ---Parlez, madame... - -Et elle commença: - ---J’ai 76 ans,--oui, je sais ne pas les paraître, mais je les ai tout de -même. - -»J’ai travaillé jusqu’à soixante-dix ans, sans m’arrêter, sans repos, -pour subvenir aux besoins de mon fils et aux miens... J’ai perdu mon -mari voilà cinquante ans, j’ai eu tous les malheurs... à vingt-trois -ans, j’étais veuve, avec un enfant sur les bras. J’étais riche, je me -suis ruinée... Bref, mon existence n’a été qu’une longue lutte pour deux -vies: la mienne et celle de mon fils. J’ai passé des nuits à travailler -pour payer son collège, ses études et il n’a pas même pu être reçu -bachelier... Je l’ai poussé dans toutes les affaires, il a essayé de -tout sans succès! - -»Il a essayé du théâtre, personne n’a voulu lui recevoir même un acte! -Il a écrit des milliers et des milliers de pages, essayé des chroniques, -des romans, et aucun éditeur n’a trouvé son style assez bon pour se -décider à le publier... Il a essayé d’apprendre la musique, il a dû y -renoncer, il ne pouvait pas, il ne comprenait pas... Des amis de notre -famille l’ont recommandé à de gros négociants qui le prenaient par -amitié pour moi, et régulièrement, deux mois après, mon fils me -revenait, remercié, renvoyé par ses patrons qui n’en pouvaient rien -faire, son intelligence étant fermée à tout... Et, pendant ce temps-là, -je travaillais toujours... - -»Enfin, un beau jour, il eut l’idée,--à cinquante-deux ans!--de faire du -journalisme. J’étais si découragée, si vieille, si fatiguée, que je ne -m’intéressais plus à ses efforts qui, pour moi, étaient d’éternelles -faillites... Bref, un soir, il sort ravi d’une représentation théâtrale -de Liège. Un chef d’orchestre de Munich était venu conduire un opéra de -Wagner, et la salle, électrisée, l’avait acclamé avec tout son -orchestre. Mon fils, sous l’impression toute chaude de cette belle -manifestation, écrivit six pages d’enthousiasme lyrique, et porta le -tout dans le plus grand journal de la ville, certain qu’on allait lui -prendre son article, pour lequel il ne demandait rien que le plaisir de -le voir imprimé... Cette fois, le directeur du journal en question le -fit venir et lui tint le langage que voici: - ---Mon cher monsieur, vous m’avez apporté six pages de copie, qui sont -d’un style à la portée de tout le monde... Mon Dieu! oui... C’est trop -facile de s’enthousiasmer, de trouver du talent aux gens qui en ont... -et de le dire et de le répéter... Cela porte d’une façon régulière, -simple, sur le public, mais cela ne le bouleverse pas. Ça ne fait pas -monter le tirage, et ne donne aucune personnalité au journal ni au -journaliste auteur de l’article. - ---Mais que faut-il donc faire, demanda mon fils, pour être une -personnalité? - ---Se créer une «spécialité,» répliqua le directeur. Savoir oser, -monsieur, tout est là... Tenez, ajouta-t-il, vous êtes emballé sur le -talent de M. X...? Eh bien, _démolissez-le_ avec la même sincérité que -vous l’avez encensé, faites-moi un article de critique terrible, trouvez -tout mauvais, tournez en ridicule et blaguez ferme!... On prendra cela -pour de l’esprit, allez... essayez et revenez me voir... - ---Mais c’est difficile, répliqua mon fils, écrire le contraire de ce que -l’on pense!... - ---C’est une affaire d’habitude, monsieur. - ---Bref, monsieur, mon fils fit tant et si bien qu’il se créa en six ans -une spécialité, comme dit son directeur. Mais une _spécialité_ telle, -ajouta la vieille dame, qu’il lui serait aujourd’hui de toute -impossibilité d’écrire deux lignes de vérité sur quelqu’un ou sur -quelque chose. Il a pris une telle habitude du démolissage par principe, -que, maintenant, il ne fait plus autre chose... et il nous gagne -beaucoup d’argent. - ---Mais, s’écria Fernand, votre fils, madame, me fait l’effet de faire un -métier de petite crapule! - ---Mais non, mais non, répliqua doucement la petite vieille. Vous ne -savez pas... J’ai conservé sur lui une telle autorité que c’est moi qui -règle sa ligne de conduite... Ainsi, tenez, je lui défends de s’attaquer -à ceux qui sont en plein succès... à ceux qui jouissent de la faveur -publique. Cela ne servirait à rien, d’ailleurs, et le ferait passer pour -un sot. Mais, ceux dont la chance baisse... ceux dont la popularité -diminue... ceux qui se débattent... - ---Bref, vous êtes les assommeurs des gloires mourantes, c’est charmant, -vous êtes une jolie paire d’âmes... Compliments! - -La petite vieille se redressa et, tranquille, répondit: - ---Oh! pas d’ironie, monsieur... On fait le métier qu’on peut... Il les a -essayés tous... et il est incapable d’en faire un autre, mon pauvre -enfant... C’est un malheur évidemment, de n’avoir qu’une habileté -méchante à son service, et pour tout don... Le bon Dieu ne favorise pas -tout le monde, monsieur... Remerciez-le de vous avoir donné une -intelligence suffisamment forte pour vous permettre d’être bon, de vous -faire aimer et de faire applaudir vos efforts par des centaines de mille -individus, sans avoir besoin pour cela d’être un être offensif et -inférieur; en un mot, remerciez Dieu de vous avoir doué de plusieurs -intelligences, c’est-à-dire de plusieurs talents. Mon fils n’en a qu’un -seul, lui: celui d’être méchant... Méchant... s’entend, au point de vue -productif. S’il avait eu du talent, monsieur, il eût été le meilleur des -hommes, alors qu’il n’est que le meilleur des fils... Et c’est pour lui, -pour lui, que je viens vous prier de me rendre un immense service, -monsieur Fernand! Vous avez beaucoup d’amis, faites entrer mon fils dans -un journal parisien... Vous n’avez pas une spécialité, un journaliste -comme mon fils, à Paris. - ---Mais si, mais si, nous en avons, s’écria Fernand et plus d’un encore! -Seulement, ils n’ont pas la notoriété de M. Bonarien, cela c’est vrai... -En revanche, ils sont une bande de petits écrivaillons obscurs... -toujours à l’affût..., rôdant dans le sillage des vrais journalistes, -écoutant par ci, reportant par là... mentant, inventant, rédigeant des -notes d’une méchanceté bête et plate, se faisant les commissionnaires -des antipathies, des haines imbéciles, des jalousies, et soulageant -leurs rancunes de ratés ou de guignards par des vengeances sournoises, -souvent anonymes, écrites toujours dans la solitude... loin de tous -risques, à la lueur de la lampe de nuit, complice de leurs vulgarités de -pauvres hommes jaloux et malheureux, ou tout simplement bêtes... - ---Ah! mais... pardon, interrompit madame Bonarien, si mon fils dit du -mal de tout et de tout le monde, c’est parce que c’est beaucoup plus -facile que d’en dire du bien... et que sa notoriété y gagne. Tandis que -vos spécialistes parisiens ne sont guidés que par leur amertume -personnelle... soit la jalousie de voir qu’ils restent inconnus quand -d’autres deviennent célèbres, qu’ils stationnent quand d’autres montent -en grade, et surtout qu’ils restent pauvres, alors que d’autres -s’enrichissent... Alors, c’est la jalousie haineuse et basse... C’est -tout autre chose que ce que fait mon fils!... Il y a une nuance qu’il -faut sentir, monsieur... Et puis, dit-elle, la vie n’est pas une chose -si sérieuse qu’on doive prendre souci du mal qu’on y fait... - -Et, sur cette parole, qui n’est pas de l’Évangile, elle remit à Fernand -le scénario d’une féerie «moderne et satirique», en lui disant: - ---Si vous ne pouvez pas, monsieur, recommander mon fils à l’une de vos -nombreuses relations dans la Presse, vous pouvez certainement prendre -connaissance de ce livret et jouer: _Les trois Cheveux de Cadet -Rousselle_ s’ils vous semblent dignes de votre scène... - ---La mode est à la rosserie, dit Fernand en riant; M. Bonarien a, j’en -suis certain, réussi à fouetter ses contemporains... je vais lire sa -féerie satirique et vous ferai savoir le résultat de ma lecture. - -La petite vieille salua, partit, lente et précise comme elle était -venue. - -Fernand lut le manuscrit laissé. Une joie, une surprise le saisit! cette -petite vieille venait de lui apporter l’oiseau rare, les cent -représentations du rêve! C’était épatant! Bien montée, la pièce -tiendrait l’affiche tant qu’on voudrait! Ah! c’en était une veine! - - - - -XXVII - - -La saison commença très heureusement. - -Une revuette d’un jeune auteur que Fernand n’avait reçue et montée -qu’avec inquiétude, réussit brusquement et brilla d’un éclat très vif -pendant quelques semaines. Tous les Parisiens vinrent voir «ça». Puis -«ça» s’éteignit subitement, et plusieurs soirées durant, on joua devant -les banquettes. - -Mais Fernand n’en avait cure. Il tenait, croyait-il, le bon billet, et -pas celui de La Châtre, celui du père Bidard! Avec son espèce de féerie -satirique que Bonarien lui avait apportée et où lui-même Fernand -abordant la comédie, jouait un rôle de cocu moderne qui le ravissait! - -Pour cette pièce: _Les trois Cheveux de Cadet Rousselle_, la direction -du _Nouveau Concert_ n’avait reculé devant aucun sacrifice. Costumes de -Landolff, décors de Jambon, augmentation de l’orchestre, toute la lyre! -Les frais étaient considérables, et Fernand ne se dissimulait point que -si _Les trois Cheveux de Cadet Rousselle_ ramassaient une bûche, il -n’avait plus qu’à mettre la clef sous la porte. - -Mais,--déclarait-il à qui voulait l’entendre, avec le sourire du -vainqueur--cela n’était pas à craindre! - -C’est cela, pourtant, qui advint. Et jamais bûche ne fut aussi bûche. -Cette féerie bouffe, que Fernand considérait débordante de gaîté et -propre à dérider des populations entières, déclancha, dès les premières -répliques, autant de bâillements qu’il y avait de bouches dans la salle. -Il existait trois actes de cette œuvre géniale et pour leur faire place, -on avait supprimé la partie concert. Avant la fin du premier, un bon -tiers du public avait déjà pris la porte. A dix heures et quart, comme -le rideau tombait sur la fin du deux: - ---Est-ce qu’on ne pourrait pas couper le Trois? demanda un loustic, à -haute et intelligible voix. - -C’était le désastre, et c’était la fin. - -Fernand le comprit. D’ailleurs, il eût fallu avoir les oreilles bouchées -et les yeux crevés pour ne pas comprendre. Les journaux, si parcimonieux -de leurs lignes quand il s’agissait de louanger, employèrent des -colonnes complètes à exterminer _Les trois Cheveux de Cadet Rousselle_, -«cette erreur d’un homme sans esprit». (A vous, Bonarien!) - -Juste au-dessus de l’éreintement du _Nouveau Concert_, se lisait un -paragraphe donnant des nouvelles de la santé de Gilette Norbert: la -chanteuse avait été entre la vie et la mort pendant de longs mois et le -journal annonçait que, hors de danger, et déjà en convalescence, -l’artiste avait fait sa première sortie au Bois.--Aux souhaits de prompt -rétablissement envoyés à Gilette se joignaient les vœux de la voir -bientôt reparaître en public... - ---Tiens! pensa Fernand, si je lui demandais de faire sa rentrée chez -moi? Qui sait, si elle ne me ramènerait pas la chance? - -Et Fernand, dare dare, écrivit à Gilette qu’elle voulût bien le recevoir -le lendemain. - -Fernand était décidé à risquer une dernière séance. - - * * * * * - -Il était onze heures du matin, quand on remit à Gilette Norbert la -lettre implorante de Fernand. - ---Si le médecin le permet, dit-elle, à la garde-malade, qui depuis des -mois ne la quittait ni jour ni nuit, je me lèverai encore deux heures -aujourd’hui... Cela me repose de cet abominable lit! En attendant, -faites-moi une belle toilette, j’attends la visite d’un camarade. - -Avec des précautions inouïes, la garde arrangea, bichonna sa malade, et -le médecin étant arrivé au milieu de ces menus soins, permit la levée de -Gilette, toute l’après-midi! «Chic! Chouette! Veine! clama-t-elle comme -une vraie gosse. Dans quinze jours, docteur, je vous danse une gavotte!» - ---En attendant, prenez vos béquilles, et faites-moi le tour de votre -lit... - -Haletante, toute en nage, les béquilles à portée de sa main, elle -s’assit, la figure maigrie, grosse comme un poing, illuminée d’espoir -joyeux.--Passez-moi mon peigne, Eugénie?--Et installée dans un fauteuil -bas, avec, devant elle, une chaise encombrée de brosses et d’épingles, -elle essaya, pour la première fois depuis des mois, de donner à ses -cheveux deux sous d’élégance... Et comme elle était attentive à se -peigner devant son miroir, elle aperçut deux petits reflets d’argent -dans sa chevelure. Déjà!... soupira-t-elle en arrachant vite ces deux -cheveux blancs, cause de son émoi; et elle se mit à rechercher dans sa -mémoire toutes les circonstances, toutes les couleurs par lesquelles -étaient passés ses pauvres cheveux de femme cahotée dans la vie. - -Ses cheveux de fillette!... blond châtain avec mille reflets mordorés, -si peu abondants, si maigres, si courts, sa petite natte si ridicule, si -pauvre, malgré le gentil ruban qu’elle voulait pendant, très bas dans -son dos, pour avoir la sensation d’une chevelure plus longue--que sa -coquetterie précoce de déjà petite femme lui faisait parfois mélanger à -de faux cheveux de sa mère, des papillotes de l’ancienne mode. - -... Les cheveux des temps durs, ses cheveux de misère lissés à la hâte -pour ne pas perdre le temps destiné au gain du pain. Ses cheveux de -«trottin» parcourant d’un pas ferme les coins affairés de Paris, son -grand carton «tambour» passé au bras. - -Ses cheveux de fillette raisonnable et sage. Ses petits cheveux sans -aucune onde, sans la plus petite frange «à la chien,» le plus innocent -«accroche-cœur,» ses petits cheveux plats, serrés et sans parure, -encadrant d’une ligne sèche et nette sa petite tête pas jolie, pâlotte -et anémiée, sans autre séduction que deux yeux intelligents, une bouche -fine, meublée de belles petites dents blanches de jeune chien. - -Ses pauvres petits cheveux pauvres! coiffés de petits chapeaux pauvres, -couchés sur de pauvres petits oreillers bien ordinaires, bien rudes... -comme sa vie! - -Puis la voilà poussée, grandie et jeune fille. Elle se rappelait ses -cheveux d’alors. Un peu moins raides, un peu moins tirés, un peu plus -brillants, un peu moins pauvres, mais d’un arrangement toujours simple -et sage... Oh! si sage qu’elle en avait des allures de jeune miss, de -sèche gouvernante anglaise; mais elle les soignait mieux, les -brillantait d’une huile parfumée, les lavait, les séchait à l’eau de -Cologne. - -Les cheveux de l’aisance!... Dame, elle était employée dans une grande -maison, quelques pièces de cent sous la faisaient riche. En a-t-elle -versé de l’eau sédative sur sa tête pour avoir des reflets dorés comme -sa «première», de ces reflets rouges, bruns, cuivre, comme elle en avait -vus à certaines têtes de femmes dans les tableaux des musées. Elle se le -rappelait, ce temps-là, où elle économisait ses appointements de trois -mois pour s’acheter une robe convenable, qu’elle quittait en arrivant à -la maison de couture, pour endosser la robe somptueuse de satin noir -fournie par la maison aux jeunes filles dites «mannequins». Quel -temps!... Quelle maison!... Quels patrons! L’homme et la femme, -d’anciens employés parvenus, arrivés, durs, sévères, n’ayant jamais ni -un sourire, ni un mot d’encouragement, n’étant préoccupés que de vendre -beaucoup, toujours, et le plus cher possible. Elle se rappelait ce -commissionnaire de New-York venant chaque année acheter des modèles -qu’elle faisait valoir sur sa longue et mince personne et qui, un jour, -faillit la recevoir sur ses genoux, évanouie de fatigue qu’elle était, -montrant depuis deux heures sur ses épaules un manteau de fourrure... au -mois de juillet! - -Elle essayait bien, en ce temps-là, de frisotter un brin sa nuque, de -poudrer son visage, mais, pour rentrer chez elle, avait soin de relisser -ses cheveux et de bien essuyer sa figure. C’était le temps où les -placiers lui faisaient la cour... Elle riait gaiement, ni trop libre, ni -trop prude, en fille de Paris, qui sait déjà se tirer des difficultés, -qui sait qu’elle doit se mettre en garde par sa tenue, mais qui tient -aussi à ne point se faire d’ennemis dans sa carrière et, à cette époque, -elle se figurait «rester dans la couture toute sa vie!» - -Puis, tout à coup, surgit une période d’ennuis, de maladie: son père -meurt, elle est anémique, elle est fatiguée, sans jamais de repos, ses -jambes se refusent à rester debout, elle quitte sa maison de robes, -patraque, fourbue, désolée, inquiète... Que faire? - - * * * * * - -Du théâtre! Et la voilà mettant sa tête au point, l’eau oxygénée fait -son œuvre, les cheveux blonds d’autrefois s’éclairent, s’illuminent. -C’est la période d’espoirs et de déceptions, la petite tête d’Anglaise a -perdu de sa sagesse, elle est dans la fournaise. - -Ondulée, frisottée, elle avait perdu de son charme triste et sérieux, et -la poudre et le rouge aux lèvres lui donnaient un semblant de vie autant -qu’un semblant de gaieté... tout s’en mêlait pour que tout son être ne -fût qu’un maquillage extérieur. Elle avait conquis un brin de grâce, sa -coquetterie la parait, mais ses cheveux étaient rongés par la -décoloration, et les voilà qui tombaient en même temps que son cœur -souffrait, que sa gaieté obligatoire maquillait son âme douloureuse... - -Ah! comme elle avait souffert, comme elle avait pleuré, comme elle avait -pris la vie en dégoût, en haine «pendant ses cheveux jaunes!» Et c’est -pendant le temps de ses cheveux jaunes, ses cheveux de douleur, qu’elle -eut le plus de courage, qu’elle prit la résolution subite et irrévocable -de se donner deux années pour arriver à faire quelque chose, à être -quelqu’un. Et voilà que petit à petit, de semaine en semaine, sa volonté -fait merveille. On s’étonne de sa ténacité, que rien ne démonte: tout le -monde lui tend les mains, on l’encourage. D’inquiète qu’elle était, la -voilà rassurée. La chance vient à elle. Son courage redouble, elle sent -la veine accourir et, petit à petit, de semaine en semaine, de jaunes -qu’ils étaient, ses cheveux deviennent rutilants, roux, flamboyants; -c’est une couronne d’or rouge sur sa tête. Ses cheveux pauvres, -d’autrefois, comme ils sont loin! Les voilà bouffants, soyeux, -brillants, ses cheveux de bonheur, ses cheveux de joie, ses cheveux de -fortune, ses cheveux de succès, ses cheveux de gloire! Ils sont -l’enseigne de sa vie heureuse, fêtée, de son bonheur conquis par le -travail! Ses cheveux deviennent le drapeau de son œuvre et quelques -hivers passent. - -Puis, tout à coup, brutalement, férocement, la maladie la frappe: la -réaction s’est faite... Et des semaines et des semaines se passent; elle -va mourir... On l’annonce dans la ville... C’est fini d’elle, plus rien -ne restera. Et un soir, toute souillée de sueur et de fièvre, elle -demande qu’on la peigne... Et elle aperçoit ses cheveux redevenus brun -sombre, ses cheveux de misère d’autrefois... Ah! comme ils sont revenus -à l’heure précise!... Est-ce un avertissement final?... - -Et elle pleure, pleure, tout doucement, et elle prie tout doucement, et, -tout doucement, tout lentement, elle revient à la vie après des mois et -des mois. Et voilà qu’étant guérie, elle s’est assise et s’est peignée -devant son miroir... et qu’ayant vu deux cheveux blancs elle est restée -muette et pensive... Sont-ils seulement la conséquence de la souffrance -passée ou bien l’avertissement de quelque phase nouvelle, ces deux -petits fils d’argent? Qui sait? - -Et, dans sa joie de revivre et sa volonté d’être heureuse encore, elle -se remet à fouetter son courage et son activité, et les projets -marchent, et les espoirs s’échafaudent, l’assurance complète d’une ère -nouvelle de bonheur se précise et s’affirme dans son cerveau, et -rayonnante, rajeunie, elle se lève joyeuse en murmurant: «C’est bien, -j’attends! J’ai la volonté du bonheur et pour quelque temps encore la -vie en poche!!!» Povera donna. - -Il était quatre heures quand Fernand fut introduit dans la chambre de -Gilette qui, recouchée, l’attendait assise dans son lit. - ---Mais, cher ami, c’est impossible! fut la première parole saluant -l’entrée de Fernand. Je suis loin d’être d’aplomb... Je commence -seulement à me lever! Votre lettre est absolument folle! - ---Mais cette sortie au Bois? - ---Des blagues, hélas! Des blagues de journalistes. - -Fernand était atterré. Il sortit de chez Gilette, le cerveau vide, la -figure décomposée et les yeux fous. - -Quoi faire alors, quoi faire? - -S’obstiner eût été folie ou improbité. Dès le surlendemain, les artistes -étaient convoqués, faubourg Poissonnière, et Fernand leur exposait la -situation. Il restait juste en caisse de quoi leur payer à tous leurs -appointements du mois courant, et ceux du mois suivant, en guise -d’indemnité. Après quoi, on pourrait retourner le coffre-fort, il n’en -tomberait plus même un grain de poussière! - -Ces braves gens, convaincus de la bonne foi du patron, n’hésitèrent -point à donner décharge et Fernand allait les prier de se rendre dans -son cabinet pour le règlement en solde de tout compte, quand Chérie -Chéron, qui n’avait jusqu’à ce moment rien dit, s’avança vers lui et -tout bas: - ---Voyons, Fernand, vous êtes fou! N’est-ce qu’une question d’argent qui -vous fait fermer boutique? Est-ce que M. Grindot n’est pas toujours là? -Il arrosera, je vous l’affirme! - -Chérie Chéron tenait dur comme fer à sa grande vedette et à son portrait -sur les placards de l’entrée! Mais Fernand répondit fermement: - ---Non, ma chère amie, c’est assez comme cela. J’ai été un sot, je ne -veux pas être une canaille. J’ai déjà assez coûté à vous et à M. -Grindot. Et puis, je suis découragé; je sens que je ne me relèverai -plus. J’ai un remords que je ne tiens pas à augmenter! - -Fernand faisait peine à voir. La figure décomposée, les lèvres -tremblantes, les yeux chavirés, il était comme un naufragé qui se noie -sans plus même appeler au secours. Il avait dépensé son dernier atome -d’énergie dans son explication avec son personnel. - -Mais Chérie Chéron n’avait pas l’esprit tourné à la miséricorde. Elle -était furieuse, et elle cria de façon que nul n’en ignorât: - ---Eh bien! vous êtes un paltoquet, voilà! Et puis, venez un peu encore -me demander des services! Vous verrez comme vous serez reçu! - -Et violente, sans daigner aller toucher ce qui lui revenait, elle -sortit, dans un bruit de jupes terrible. - -Deux larmes, impossibles à retenir, coulèrent le long des joues de -Fernand. Muets, hébétés, indécis, les cabots demeuraient tassés devant -lui. - ---Veuillez me suivre! je vais vous régler, balbutia-t-il, en prenant le -chemin de son bureau. - -Il allait lui rester en tout soixante-douze francs et vingt centimes! - - - - -XXVIII - - -Très digne dans l’adversité immédiate, Fernand avait fait bonne mine en -public. Dans l’intimité, il redevint homme ordinaire, et fut lâche et -récriminateur. Il pleura comme un enfant à qui on a chipé des billes. Le -pauvre pantin avait la ficelle coupée. Il eut la mine d’un ministre qui -a glissé sur la fatale et inéluctable pelure d’orange. - -Il émit cette phrase maladroite et foncièrement injuste: - ---Ah! si j’avais été seul! - -Seul! Pauvre petit! La déchéance eut été plus rapide, plus irrémédiable. -Il était de ceux-là qui ont l’air d’avoir du caractère parce qu’ils -crient très fort, sont autoritaires et brutaux; au fond ce sont des -faibles, qui se brisent au moindre obstacle, aussi fatalement que des -pipes au tir de la foire. - -Par contre, sa femme se montra armée pour la lutte. Elle n’eût pas une -seconde de défaillance. Blanche Mésange s’avéra la femme romaine, forte -devant l’adversité, ou, plutôt, ce qui est mieux, elle fut la parisienne -vaillante et aimante qui sait défendre farouchement son bonheur. - -Son bonheur, ô dérision! Il se constituait de ce rossignol sans voix, -qu’était son mari, et de son enfant chétif et fragile, joli et décoloré, -semblable à une plante automnale que l’initiale gelée guette. - -Sa force d’épouse et de maman étayait l’édifice branlant de ces deux -faiblesses. Rien ne la rebutait: démarches pour reconquérir un emploi à -Fernand, auditions où on la rabrouait avec férocité, se vengeant sur la -pauvre, des triomphes de l’autre. Son courage s’émoussait à des armures -de rosserie, à des murs d’hostilité. - -Mésange connut le chemin du Mont-de-Piété où, un à un, ses bijoux furent -engagés--plus facilement que le chanteur désorbité. - -Lui, pendant ce temps, pérorait à la _Chartreuse_, faisait la roue au -milieu d’un état-major de marmiteux, qui écoutaient ses jérémiades, à -cause uniquement des apéritifs, soldés sur le maigre argent récolté au -jour le jour, par la compagne stoïque et agissante. - -Cela ne pouvait durer. Le linge intime avait pris la même route que la -quincaillerie dorée. Encore quelques jours et c’était la famine à la -porte. - -Une veine arriva, comme un éclair dans la nuit. - -La nécessité de prendre un loyer infiniment moins fort que celui qu’ils -avaient au temps de la direction, amena le ménage dans un modeste -appartement de cinq cents francs, rue du Château-d’Eau. C’était laid, -c’était sombre, mais ça ne coûtait pas cher; et là était l’important -dans l’instant. - -Dans l’immeuble même, était installée une minuscule librairie, tenue par -une grosse femme qui portait, en étendard, le nom euphonique de -Rouchoux: Eudoxie la baptisait en surplus. - -La tenancière de la papeterie était une excellente commère, ayant le -cœur sur la main, comme on dit dans le peuple, et qui, en outre, tenait -toujours la main large ouverte. Madame Rouchoux était toute ronde. Tête -ronde, yeux ronds, corsage en bols de restaurant à bon marché, reposant -sur une taille en futaille qui, elle-même, s’appuyait solidement sur la -mappemonde d’une croupe hottentote. Ronde en affaires, également. Et ses -affaires commerciales étaient multiples. Elle vendait du papier encré, -sous forme de journaux, et du papier vierge pour les épistoles des -petites gens du quartier. De plus, elle louait des livres, vendait des -chansons, et, depuis quelques mois seulement, en «éditait». - -Paris, seul, réserve de ces surprises. Madame Rouchoux, veuve d’un -boucher, n’avait rien trouvé de mieux, étant brouillée mortellement avec -la lexicologie et la syntaxe la plus élémentaire, que de s’avatarier -dans une profession qui, a priori, semble comporter une certaine somme -de connaissances littéraires. - -Eudoxie Rouchoux était une grande liseuse devant l’Éternel--le Très-Haut -doit être imprimeur.--Elle lisait tout: philosophes chloroformiques, -historiens inimaginatifs, romanciers psychologues et Bourgetiques, -feuilletonistes de rez-de-chaussées, initiateurs aux crimes compliqués, -madame Rouchoux épelait également toutes les feuilles publiques. - -C’était, sans conteste, la femme de France ayant le plus lu de bouquins -et les ayant le moins compris. Alinéas géniaux, sottises imprimées, tout -cela glissait sur elle comme pluie sur waterproof. - -Pourtant ses lectures ne meublaient pas suffisamment sa vie: Madame -Rouchoux s’intéressait, infiniment plus que le ministre de -l’Agriculture, au sport hippique. - -On ne vend pas impunément le _Jockey_ et le _Paris-Sport_ sans être, un -vilain jour, touché par la grâce. Un gros rapport du pari-mutuel et les -yeux se dessillent. Avoir raté pareille aubaine, c’est trop sot, on sera -plus malin à l’avenir. - -La très respectable madame veuve Rouchoux jouait aux courses. - -Elle y perdait avec une assez grande régularité, d’ailleurs, ce qui ne -la stupéfiait pas. Nous avons affirmé, au surplus, que la dame Rouchoux -était éditeur de musique. Elle l’était. Quel bénéfice aurions-nous à -mentir? Et puis ça n’est pas dans notre caractère. - -Donc, elle éditait. - -Quoi? - -Elle n’en savait trop rien. Un jour, un homme, jeune encore et musicien -par surcroît, était entré en coup de vent dans son humble boutique et -lui avait tenu ce langage: - ---Madame, je viens de composer un chef-d’œuvre, un vrai. - ---Ah! - -Ce fut tout. - ---Vous doutez, Madame Rouchoux? - ---Moi? s’exclama la libraire qui savait, pour l’avoir -lu--nécessairement,--qu’il ne faut pas contrarier les monomanes. - ---Vous doutez parce que vous ne connaissez pas mon œuvre. Vous allez -l’entendre. Et il l’entraîna dans l’arrière-boutique, où un piano droit -montrait ses dents agressives. L’instrument suppliciaire servait à -Mademoiselle Rouchoux, fille de sa mère, que le Conservatoire de musique -guignait, d’ores et déjà. - ---Écoutez! - -La matrone s’injecta la trompe d’eustache d’une marche entraînante et -bien française, puisqu’elle était un peu fraîche de réminiscences de -Wagner et de Verdi. «C’est que c’est que ça y était!» Elle avait le sens -critique du populo. Quand le musicien eut broyé sous ses doigts -puissants et mal lavés, une douzaine d’octaves, Madame Rouchoux savait -l’air et le chantait. - ---Ah! il n’y a pas à dire, c’est enlevant et ça aura un fier succès! -eut-elle la candeur de dire, naïvement enthousiasmée. - ---Cette chanson, je vous la vends. - ---Ah! bah! à quel titre achèterais-je? Je ne suis pas éditeur, éditrice, -éditeuse... je ne sais pas comment on dit, bégaya l’infortunée libraire. - ---Ça n’a pas d’importance. Si vous étiez éditeur, je n’aurais jamais -songé à venir vous trouver. Vous m’auriez volé sans vergogne. Vous -m’auriez offert généreusement deux louis pour les paroles et la musique -d’une chanson qui rapportera ses petits dix mille francs. Je veux, il me -faut absolument deux billets de cent, l’huissier est à mon huis; -sauvez-moi en vous enrichissant, bonne et exquise, madame Rouchoux! - -Cet argument décida la brave femme. Elle allongea la somme, bien décidée -à ne considérer ce débours uniquement que comme une avance, un prêt. Le -samedi qui suivit, Paulus chanta _Le Trombone sentimental_. La salle -trépigna d’enthousiasme. Le lendemain un millier de gens fredonnaient -l’air approximatif de la chanson. Les commissionnaires demandèrent à -Madame Rouchoux des exemplaires du succès; elle se décida à publier la -machine. Elle gagna la forte somme. A partir de ce moment, ce fut une -ruée, chez elle, d’auteurs inconnus et illustres, qui lui liquidèrent -des soldes, les raclures des tiroirs. Elle mangea rapidement le bénéfice -de sa première opération. Cela, en somme, lui indifférait. L’ennui, pour -elle, consistait à ce que, prise dans le tourbillon éditorial, elle -n’avait plus le temps de lire. Et puis, tous ces bougres qu’elle -devinait madrés, estampeurs, lui répugnaient. Toute la gent chantonneuse -lui tira une ou plusieurs plumes. Cela devenait douloureux à la fin. -Pourtant elle ne lâchait pas pied encore, ayant conscience de rendre -service, de loin en loin, à un bon diable, dèchard et talentueux. Parmi -ceux qu’elle considérait comme tels, était un nommé Stéphane Griboul. Il -possédait un talent très réel; malheureusement, ce talent ne fleurissait -qu’arrosé d’alcool. Un jour, pressé d’argent, il bâcla sur le marbre -d’un caboulot six chansons quelconques. Un copain, musicien -d’importance, griffonna des notes là-dessous et le tout fut porté chez -la douce madame Rouchoux. Celle-ci résista et, comme toujours, se laissa -attendrir. Le musicien surtout lui en imposait. Il tenait le grand orgue -dans une église aristocratique de Paris, ma chère! L’affaire fut conclue -et la bonne femme fut soulagée d’une assez jolie somme. Le soir, quand -sa fille rentra au logis, l’espoir du Conservatoire fut mise en demeure -de déchiffrer la musique acquise dans la journée. Horreur! Six fois de -suite elle moulut la Marseillaise! Jamais on ne s’était offert la tête -de l’innocente madame Rouchoux dans de pareilles proportions. Et c’était -un homme d’église qui avait fait cela. Donc la libraire devint -voltairienne et anticléricale à épouvanter un rédacteur de la -_Lanterne_. - -Elle n’eut plus qu’un désir: se débarrasser de son fonds d’édition. Les -coquins l’avaient écœurée. - -Blanche Mésange, qui ne pouvait plus acheter de livres neufs, en louait -chez la mère Rouchoux à deux sous le volume. Les deux femmes avaient -bavardé, s’étaient raconté leurs mutuels ennuis et aussi leurs -espérances. La marchande de papier connaissait Fernand pour l’avoir -entendu chanter en ses jours de triomphe au _Colorado_; Mésange lui -plaisait pour sa distinction et son courage à la lutte pour la vie. Une -idée assez ingénieuse germa dans son cerveau à la suite de l’acquisition -de la sextuple Marseillaise. On la bernait parce qu’elle était une -pauvre femme illettrée, sans défense devant les fausses larmes et la -faconde des astucieux auteurs; monsieur Fernand était un homme, lui, il -savait écrire et composer. Ça n’est pas à lui qu’on enfilerait l’hymne -national pour de l’inédit. Et puis, surtout, c’était un moyen d’obliger -ses nouveaux amis, avec discrétion, sans les froisser. Oh! cœur d’or! -jamais las d’obliger autrui, tu ne méritais pas le coup de la goualante -de Rouget de l’Isle! - -Avec une timidité charmante, un matin que Fernand prenait sur une pile -son journal préféré, madame Rouchoux l’interpella. Questions sur -l’avenir: - ---On m’a promis quelque chose de très sérieux pour bientôt, mentit-il -avec un peu de rouge au front. - -La libraire ne fut pas dupe du mensonge. Elle savait par l’intermédiaire -de Blanche Mésange que la misère encreuse avait succédé à la gêne. - ---Voyons, monsieur Fernand, ne trichez pas avec moi, je connais votre -situation, j’adore votre bébé et je veux essayer de vous être agréable. -Et, nettement, avec une jolie carrure, elle lui offrit de prendre sa -succession en tant qu’éditeur. - ---On me roule tous les jours que Dieu fait. Je ne sais pas résister à -ces monstres d’auteurs, ils me mettront sur la paille. Vous, vous saurez -tirer parti des quelques rares bonnes choses que j’ai en magasin, Oh! il -n’y en a pas lourd! Avec vos connaissances techniques, vous éditerez -d’autres histoires que vous saurez choisir avec discernement. Ça vous -tirera peut-être d’un mauvais pas; moi, ça m’obligera. - -Évidemment, l’idée séduisait Fernand. Il était tout ému de l’aubaine et, -surtout de la façon charmante dont on la lui offrait. - ---Et de l’argent? - ---Nul besoin: je ne vends pas, je donne. Si vous réussissez, vous me -dédommagerez. - ---Soit pour ce qui est édité, mais pour les nouvelles œuvres à acheter -et à publier? - ---Mais j’y ai songé, parbleu! Comme j’étais trompée outrageusement, j’ai -eu de la chance ces jours derniers aux courses. J’ai réalisé un assez -gros magot sur un paroli qui devait craquer. Cet argent, je le -reperdrai, c’est sûr. Vous m’obligerez en vous en servant et en le -faisant fructifier. - -Cela était dit si gentiment que Fernand ne résista pas à la tentation -d’embrasser comme du bon pain la maman Rouchoux. Il pleurait comme une -éponge. - ---Ah! vrai, vous êtes une brave femme! mais si je ne réussissais pas? -tout est possible. - ---Nous nous consolerons en pensant que j’aurais perdu le double à -acheter quelques centaines de «Chant du Départ» et autres -«Marseillaises». Ah! les monstres, ils vous dégoûteraient du -patriotisme! C’est entendu, n’est-ce pas? - ---Je ne suis pas Hippocrate, madame Rouchoux. - -Huit jours après, Fernand était éditeur. - - - - -XXIX - - -En elle-même, la vente des chansons n’était pas mauvaise. Moins bonne -pourtant que s’il avait pu faire quelques créations sensationnelles, -comme autrefois. Mais les lauriers étaient coupés. On n’allait plus au -bois du triomphe. - -Quelques cachets de ci, de là, chez des gens du monde qui payaient -bien, mais n’apportaient aucun appoint à la réputation du -chansonnier-chanteur. Des soirées aussi à Montmartre, dans des boîtes -subalternes qui suaient l’ennui et la faillite. C’était tout. C’était -peu. - -Blanche Mésange réconfortait Fernand de son mieux. - -La comptabilité, chose neuve pour l’ancien tailleur socialiste, le -prenait tout entier. Maintenant le «chanteur florentin» bedonnait -légèrement, s’embourgeoisait. Son unique rêve était de «faire face à ses -affaires». - -Si ses anciens copains de la Maison du Peuple l’avaient entendu, ils en -auraient hurlé! - -Sans avoir publié de ces très grands succès, qui font riche un éditeur -en une année, il constatait, non sans orgueil, que l’avoir et le doit -s’équilibraient à peu de chose près. Pourtant, trois mille francs -manquaient en caisse pour que sa balance fût tout à fait exacte, mais ce -vide allait être comblé par l’appoint des sommes que la Société _La -Croûte de pain_, protégeant les intérêts des auteurs, éditeurs et -compositeurs de musique, devait lui payer, au commencement du trimestre. - -Il avait édité quarante chansons. Il supputait que cela devait lui -donner, au bas mot, cinq mille francs de droits pour sa part d’éditeur. - -Une fois de plus le pot au lait des illusions se brisa sur la route. - -La veille d’une lourde échéance, on lui notifia de la puissante Société -que sa prétention n’avait plus aucune raison d’être. Un statut adjonctif -décidait en effet qu’aucun éditeur nouveau ne serait plus admis à -émarger, s’il ne justifiait de la publication de cinquante «œuvres» -musicales (paroles, musique, chant et piano). - -Ce fut le coup sourd. Fernand songea au suicide. Qu’allait-il devenir? -Il se considérait comme déshonoré du fait que des traites, acceptées par -lui, allaient rester impayées!... - -Ça, au moins, c’était drolatique, venant d’un ex-socialo qui, dix ans -auparavant, considérait presque accomplir un acte admirable en -«estampant» ses fournisseurs, de pauvres diables de petits commerçants, -restaurateurs, hôteliers, cordonniers, tous ceux-là, pitoyables et -dèchards, qu’un paiement tardif pouvait mettre sur la paille autrement -qu’au figuré. - -La ruine était irrémédiable. Quelqu’un lui suggéra l’idée de liquider -son fonds d’édition. - ---A qui? - ---A Drulom, parbleu! - ---Jamais à cette fripouille. - ---Une fripouille qui a toujours de l’argent libre et qui, seul, peut te -tirer d’embarras. - -L’argument était sérieux. Mésange, elle, prétendait qu’il fallait, -stoïquement, attendre la liquidation judiciaire. Ils n’avaient volé -personne, tous les auteurs avaient été payés intégralement. Quelques -fournisseurs devraient patienter: ils le pouvaient, étant riches. Les -sommes dues n’étaient en somme que du profit qui se faisait attendre, -voilà tout. - -Fernand s’emporta. Déposer son bilan. Cette idée le rendait enragé! - -Jamais! Il aimait mieux, cent fois, bazarder tout le fourbi. D’ailleurs -la preuve était faite. Il n’était pas commerçant pour un sou. Il se -laissait gruger par tout le monde. Mieux valait renoncer et remonter sur -les planches. - -Au fond il avait la nostalgie du tremplin. Il ne se rendait pas compte -que sa jolie voix d’antan avait été rejoindre les neiges anciennes. - -Ces deux considérations le décidèrent: sauver son honneur commercial et -reparaître en public. - ---Double sottise, lui dit amicalement Lourbillon, appelé en -consultation, plaque si tu veux, mais garde-toi une poire pour la soif: -tu as charge d’âmes. Tu es marié; de plus, tu es père. Tes créanciers, -en admettant qu’ils n’acceptent pas de te donner du temps, ce qui n’est -pas du tout probable, ne peuvent t’exécuter comme cela tout de suite; tu -obtiendras ton concordat; tes livres font la preuve de ta bonne foi; tu -n’as pas fait la fête avec leur argent, n’est-ce pas? Tu pourras -continuer, tu complèteras tes cinquante chansons et, cette fois, les -citoyens de _La Croûte de pain_ ne pourront plus te refuser comme -sociétaire. - ---Oui, mon vieux, tu parles comme un livre doré sur tranche, seulement -au moment de mon admission possible, les premières chansons qui -constituent mon fond, auront cessé de plaire, elles ne rapporteront plus -un rond de droits, et ça sera un joli cadeau à faire à un enfant que le -montant des sommes réparties! - ---Qu’est-ce que tu me racontes là? s’exclama le naïf Lourbillon, mais -l’argent encaissé par la société t’appartient! on t’en doit compte! - ---Tu crois? Pauvre! _La Croûte de pain_ ne doit et ne donne de raisons à -personne. - ---Je comprends très bien que, ne t’ayant pas encore admis parmi eux, ils -se refusent à toucher pour toi ta part, mais ayant perçu, qu’ils -conservent le tout, voilà qui est raide, par exemple!... - ---Oui, mais... qu’est-ce que tu veux y faire? - ---Moi, rien, bien sûr. Pourtant il me semble que si tous les intéressés -s’avisaient de protester, ils auraient tout de même gain de cause. - ---Cela est certain. Seulement les auteurs débutants, les éditeurs peu -fortunés se détestent entre eux, se jalousent à s’assassiner, ce qui -fait que l’ingénieux Louchard, l’agent général, en prend à son aise et -ne paye que contraint. - ---Et l’on tolère cela en haut lieu? - ---En haut lieu, comme tu dis, on s’en contre-fiche. - ---Pourtant il s’agit de millions, dérobés à des pauvres diables; ça -vaudrait la peine! - -Il y avait beaucoup d’exagération et un peu de vérité dans la diatribe -de l’éditeur mécontent. - -Fernand prit la résolution d’aller rendre visite à Drulom, bien que le -personnage lui inspirât plutôt de la répugnance. - -Drulom, agent lyrique et éditeur de musique, habitait rue -Paradis-Poissonnière un appartement spacieux, au deuxième étage d’une -maison d’apparence cossue. L’immeuble était habité bourgeoisement, sauf -les boutiques louées à un fabricant de porcelaine et un commissionnaire -en marchandises. Le propriétaire n’aimait pas le va et vient commercial; -il ne tolérait au-dessus que l’exploitation Drulom. Pourquoi? Simplement -parce que Drulom était, comme par hasard, l’heureux possesseur de ces -six étages à gros rapport. - -Drulom, ex-comique de café chantant, n’était pas un personnage -ordinaire. Ancien élève de l’École des Mines, chassé un jour pour avoir -dérobé à ses camarades de menus objets: livres, bijoux, il était allé -échouer dans un beuglant de faubourg. Il sut se débrouiller tout de -suite. Ses appointements étaient plus que modestes, il les allongea en -prêtant sur gage à ses confrères mâles et femelles. - -Le taux était usuraire, on s’en doute. Il amassa à ce genre d’opérations -un assez joli pécule. Loin de le dilapider, il décida de le faire -fructifier. Ses succès comme chanteur étaient minces; il en sécrétait du -fiel et de la bile, car il était vaniteux, bien qu’il affectât la -simplicité. - -Un jour, il lâcha son music-hall pour s’établir à la fois agent lyrique -et éditeur.--Son principal fournisseur fut lui-même.--Comme ça, il n’eut -pas, au début, de raison de se plaindre de la qualité de la marchandise. -Ses chansons en valaient bien d’autres. Néanmoins il ne visa pas au -succès. A quoi bon? les couplets qui lèvent le rideau touchent les mêmes -droits que le gros succès. - -Il fit engager, pour des prix doux, des figurantes de revues, des -petites femmes qui chantaient comme des portes mal graissées, mais qui -possédaient des ressources par ailleurs. Un contrat sous seing-privé -obligeait ses clientes à ne chanter que ses œuvres. A ce trafic il gagna -beaucoup d’argent. Inutile de dire qu’il se réservait la plus grosse -part sur les engagements.--Jusque-là, rien que de licite ou à peu près. -Ça le devint moins du jour où, pour donner plus d’extension à son petit -commerce, il fit passer des notes dans des journaux spéciaux, où il -demandait des jeunes filles ayant un peu de voix et se destinant à la -carrière lyrique. Elles accoururent en foule, les mignonnes cigales -parisiennes et provinciales. En quinze jours, l’habile homme vous -confectionnait une gambilleuse, une diseuse, une romancière à l’usage -des villes de garnison. Quelques-unes de ces artistes improvisées -n’avaient pas toujours atteint leur quinzième année. Ça, c’était du -nanan. Drulom s’en pourléchait les babines. - -Il avait des exigences de pacha, et les fillettes des complaisances -d’odalisques. Il fallait vivre! La nécessité n’était pas toujours le -moteur de ces vocations. La vanité, le désir de s’exhiber sur les -planches, l’espoir de faire sa pelote dans le pelotage, lui amenaient un -solide contingent de filles pubères, ou presque. - -Drulom avait une face immonde de prêtre défroqué. Rien que sur sa mine -on aurait dû l’incarcérer. Le vice transsudait par tous les pores de son -sinistre individu. Lèvres minces et décolorées, front bas et fuyant vers -un crâne déprimé, tout concordait à le rendre hideux. Pourtant, c’était -l’homme le plus aimé de Paris. Pouah! des virginités vraies s’offraient -à ce monstre pour un engagement dans un bouiboui de chef-lieu -d’arrondissement où, neuf fois sur dix, la scène n’était que -l’antichambre de la prochaine maison close! - -L’ingénieur manqué pratiquait sans vergogne la traite des blanches. Tout -le monde le savait, nul ne s’en inquiétait. La Préfecture de police -fermait les yeux. Certains affirmaient que Drulom n’était pas uniquement -agent lyrique et qu’il rendait des services à la maison du coin du quai. - -En arrivant rue Paradis, Fernand fut reçu par une vieille dame à mine de -«douairière qui a eu des malheurs». Bonnet de dentelles à rubans, -anglaises tirebouchonnantes. - ---Vous désirez, monsieur? questionna l’introductrice aux façons -respectables. - ---Entretenir M. Drulom d’une opération qui peut l’intéresser. - ---M. Drulom, monsieur, est très occupé; je pourrais peut-être le -suppléer? - ---C’est pour la vente d’un fonds d’édition, du mien, balbutia Fernand, -intimidé par les grands airs de la garde-vestibule du visqueux Drulom. - ---Comment vous nommez-vous? - ---Fernand, le chanteur. - ---Oh! parfaitement, monsieur. Je vous connais, de réputation du moins, -fit-elle en baissant pudiquement les yeux pour bien marquer qu’elle -n’allait pas au concert. Je vais avertir M. Drulom, il sera très heureux -de vous recevoir. - -Sortie de la vieille. Quelques minutes après, réapparition de sa figure -respectable et prière au visiteur de l’accompagner. - -Fernand fut introduit dans un cabinet de travail d’une très belle tenue -qui jurait avec la profession proxénétique du maître de céans: large -bureau Louis XVI aux bronzes sobres finement ciselés; sièges solides et -hospitaliers; bibliothèque garnie de livres modernes, choisis avec -discernement. Sur la cheminée une pendule monumentale, de style -scrupuleusement approprié. - -Drulom était certainement une canaille, mais sûrement aussi son -intellectualité était supérieure à celle des faiseurs de sa profession. -Cet ingénieur manqué était ingénieux: il n’ignorait pas que le cadre en -impose aux simples. C’est dans ce bureau-salon qu’il décidait les -jouvencelles à entrer dans la carrière lyrique et, par surcroît, quand -il était d’humeur galante, dans sa chambre à coucher. - -Il se rua vers le visiteur, la main tendue largement; une main aux -doigts spatulés de chourineur. - ---Comment, vous! Ah! je suis heureux. Madame m’a dit en deux mots ce qui -vous amenait. Je ne demande pas mieux que de vous être agréable. Dame! -entre confrères! - -Fernand eût un sursaut de dégoût. Ça, un confrère! ah! non! par exemple! -Enfin, il fallait avaler la couleuvre. - ---Je suis décidé, ne trichons pas, obligé de céder mon fonds d’édition. -Êtes-vous disposé à racheter? - ---Pourquoi pas? Vous avez quelques machinettes qui ne sont pas -mauvaises, puisqu’elles sont de vous, ajouta-t-il avec un sourire plein -de sous-entendus. Si vous n’avez pas d’exigences outrées, nous nous -entendrons, aisément. Combien avez-vous de chansons éditées? - ---Quarante? - ---Parues depuis combien? - ---Trois mois. - ---Et vous lâchez au moment de la répartition? - ---On refuse mon admission à la société. - ---Ah! oui, c’est vrai. Le statut obstructif qui exige cinquante -chansons. Pourquoi ne pas publier les dix dernières? Vous seriez en -règle. - ---Je n’ai plus d’argent, avoua, non sans dignité, Fernand.--Ensuite en -aurais-je--il avait pressenti le: on en trouve--je suis las, j’ai -conscience de ne pas être taillé pour ce métier; je désire céder. - ---Combien? - ---Dix mille francs. - ---Eh bien! mon petit, pour un garçon qui avoue de ne pas être organisé -pour le commerce, vous ne vous embêtez pas. - ---C’est ce que ça m’a coûté à publier. - ---Mauvaise raison. Je vais vous donner cinq mille francs; et encore, -parce que c’est vous! - -Drulom fit le geste auguste du financier qui ouvre le tiroir de sa -caisse pléthorique. - ---Vous m’étranglez. - ---Je vous comble. Nous signons demain. Mais en attendant, comme je -connais la vie, que, parfois, vingt-quatre heures peuvent être -désastreuses, voici votre argent; donnez-m’en décharge. Et, vous savez, -je n’exige pas que vous m’ayez de la reconnaissance. Vous pourrez dire -que je suis une immonde crapule à tout le monde, en sortant d’ici: voilà -qui ne me gêne pas dans les entournures. - -Fernand signa d’un paraphe nerveux, sans un mot de protestation. Il -avait hâte d’en finir. Déjà l’argent en poche, il se retirait, après un -salut court, quand Drulom l’arrêta: - ---Et maintenant, qu’allez-vous faire? - ---Mon métier, chanter. - ---Où? - ---Je trouverai. - ---Hum! Ça sera dur. Voulez-vous faire un tour en province? Cela vous -reposera. Et voyez comme aujourd’hui je suis de bonne composition, je -vous engage pour trois mois; j’engage également votre femme, la petite -Mésange. - ---Les conditions? - ---Huit cents francs par mois globalement, pour ménager les -susceptibilités de chacune des parties. - -Tout cela jovial, gai, qui aurait été d’un brave homme, sans le facies -du criminel qui blague ses victimes. - -Fernand ne discuta pas, il considérait cette offre comme une aubaine. Il -partit réconforté! - -Drulom valait décidément mieux que sa réputation. - -L’auteur-compositeur-éditeur-usurier se malaxait les paumes en signe de -joie. Il venait de faire une fructueuse affaire et de se donner les -apparences d’un bienfaiteur. Cela lui arrivait souvent. Oh! ça n’était -pas un paresseux, celui-là. - - - - -XXX - - -Et ce fut, d’abord, l’exode en province, là-bas, à Rouen. - -Ce phénomène s’était produit, Fernand chantait toujours d’une façon -charmante, phrasant à la perfection et ne détonnant jamais, mais sa voix -ne passait plus la rampe, elle était comme «fanée». Et tout de suite, ce -fut une grosse désillusion pour les habitués des Folies-Bergère et de -l’Ile-Lacroix, que ce numéro parisien, qui devait être sensationnel et -qui resta en grisaille. - -Blanche, elle, semblait devoir passer inaperçue, comme toujours. -Infortunée Mésange, c’était son destin. Au contraire, ce fut elle qui -sauva la situation: si elle ne décrocha aucun bravo pour son talent, -elle obtint un véritable triomphe de jolie femme. Elle atteignait alors -sa trente-cinquième année--avouée--et la plénitude de son charme de -blonde grasse. Le manager trouva donc, tout de suite, son profit dans la -combinaison. Si la salle boudait aux roucoulements périmés de -l’ex-irrésistible chanteur, la partie masculine de l’assistance -s’enflammait fort passionnément devant le décolleté de la divette, -savoureuse comme un fruit mûr à point. - -Certains soirs, toute la jeunesse riche de Rouen traversait la Seine et -venait applaudir Mésange. Pour tout factice que fût, cet enthousiasme de -snobs, il ne laissa pas que d’être fort agréable à celle qui en était -l’objet et qui avait rarement été à pareille fête. Ces applaudissements, -au contraire, suppliciaient Fernand, qui n’en connaissait plus que de -moins en moins la douceur pour lui-même. - -Juste retour! Ce qu’autrefois Mésange souffrait dans sa vanité cabotine -froissée, l’ancien triomphateur le subissait à présent, endolori à en -crier; chacun son tour! Mais, lui, fut plus injuste, étant au fond moins -aimant, plus gâté aussi, car il sied d’excuser bien des choses. Il se -considéra comme ridicule et se sentit offensé. Des scènes éclatèrent. Le -soir, il se plaignait avec fiel et amertume. - -Mésange, vexée et blessée, répliquait non sans hauteur. - ---Tu me fais jouer un rôle au moins bizarre! déclarait-il. - -Elle ripostait: - ---Je ne comprends pas bien. - ---Tous ces olibrius qui tournent autour de toi, qui t’envoient des -bouquets avec leurs cartes et des bonbons avec des billets doux, me -donnent l’apparence d’un Sganarelle ou, ce qui est pire, d’un mari -complaisant! - -Mésange s’emportait: - ---Ce que tu dis là est stupide! Est-ce que je suis cause du succès qui -me vient? - ---Sûrement, que tu n’en es pas cause! Et puis il est propre, ton succès! -Si tu t’imagines, ma petite, que c’est ta voix qu’applaudissent ces -imbéciles! - -Les disputes allaient parfois très loin. Puis, la nuit, qui porte -conseil, remettait la paix dans le ménage; mais le lendemain, dès les -chandelles allumées, aux premières acclamations saluant le corsage de -Mésange, Fernand, de nouveau, entrait dans des rages folles. Quand son -tour de chant arrivait, la face bilieuse et méprisante, il jetait à -l’orchestre des chansons violentes et récriminatives, des chansons de -lui, ses chansons _pour l’Idée_, socialistes et libertaires, qui -n’étaient pas au programme et où il déchargeait son âme! Les autres, -l’ennemi, le public, les gens en habit se sentaient visés. Que diable! -ils avaient payé pour s’amuser et non pour supporter un cours de -collectivisme hostile! Et des scandales se déchaînaient: - ---Hou! hou! autre chose! - -Cependant les galeries supérieures rigolaient. - ---Vive la Sociale! A bas les aristos! - ---A la porte, l’anarchiste! ripostaient ceux des fauteuils. - -Grabuge. - -Le directeur dut bientôt redouter les conséquences des algarades de ce -pensionnaire compromettant. Du commissariat central, il reçut des -avertissements motivés! Le dénouement de tout ceci, fut que la saison -suivante, l’engagement de Fernand et de Mésange ne fut pas renouvelé à -Rouen. - -Alors, l’existence, pour le couple, se continua pareille, d’année en -année, de ville en ville. Pleurs et grincements de dents, décadence, en -somme, lente encore, mais sûre. Les fréquentes réconciliations sur -l’oreiller après les querelles dans la coulisse amenèrent, un vilain -matin, un double résultat, désastreux dans le précaire de la situation: -Mésange accoucha de deux jumeaux. Ce fut le commencement de la fin de sa -beauté. Elle y perdit sa taille et son teint. - -Ces jumeaux, au reste, ne vécurent point. Ils ne furent que de la -douleur qui passa. La chose s’était produite à Lyon. Les deux petits -êtres--qu’est-ce qu’ils étaient venus faire au monde, ceux-là?--furent -enterrés au cimetière des Brotteaux, abandonnés là pour toujours. - -Cependant, d’étape en étape, le caractère de Fernand s’aigrissait. Non -que la province ne lui payât pas encore un bon prix ses vocalises. Mais -tant de théories mal digérées lui restaient sur l’estomac. Il avait mal -à son orgueil et la bile en mouvement. Une fois, à Lille, une grève des -ouvriers du fer ayant éclaté, Fernand, sollicité d’aller «en pousser -quelques-unes» dans les meetings, accepta avec frénésie, et au cours -d’une manifestation, se fit arrêter, comme il portait le drapeau rouge, -en tête d’une colonne de sans-travail. - -Le petit Robert, sorti de chez des paysans où on l’avait gardé pendant -quelque temps, suivait maintenant ses parents dans leurs pérégrinations, -couché à la diable, nourri au hasard. Ce fut en l’amenant par la -main--(pauvre mioche, marchant à peine)--au général commandant les -troupes mobilisées pour la répression du mouvement émeutier, que Mésange -obtint la mise en liberté de son mari, dont l’affaire pouvait se gâter -tout à fait, car il y avait eu rébellion, injures aux agents, et toute -la lyre! - -Enfin, un jour, à Péronne, où ils étaient embauchés pour trois mois, un -jour d’hiver, une lettre arriva tout à coup, à Fernand, une lettre dont -l’adresse avait été tracée par une main défaillante et qui disait: - - «Mon petit Fernand, - - »Si toi et Mésange voulez me voir encore vivant pendant quelques - minutes, prenez vite le train. Il n’est que temps. Car je meurs. Je - vous embrasse. Votre vieux camarade. - - »LOURBILLON.» - ---Nous ne pouvons pas le laisser tout seul! s’écria Fernand. - ---Non, bien sûr. Pauvre Lourbillon! s’éplora Blanche. - -Le soir même, ils partirent pour Paris. - - - - -XXXI - - -C’était un 12 décembre, le matin, par un froid terrible, et le jour pas -encore levé. - -Le garçon de garde de l’hôtel Saint-Vincent, rue saint Vincent, à -Montmartre, dormait encore, jeté tout habillé sur le lit pliant disposé -dans le bureau d’entrée, quand des coups de poing précipités furent -frappés, du corridor, sur le carreau crasseux de la porte vitrée. - ---Qui est là? interrogea l’homme au tablier, réveillé en sursaut. Et -sautant du lit, il atteignit, d’un geste machinal d’habitude, la bougie -d’un bougeoir. Il bougonnait, debout avec peine, les yeux gros et -brouillés du somme interrompu, saisi par la température glaciale; et -tout en tâtonnant de l’allumette la mèche charbonneuse, il répéta: - ---Qui est là? - ---C’est moi, Gaselin, le balayeur, vous savez bien. - ---Ah! bon, attendez, j’ouvre. Et qu’est-ce qu’il y a de cassé? - -Le bruit d’une clef tourna dans la serrure. Le balayeur dit au garçon, -apparu au seuil du bureau, la figure fantastiquement éclairée par les -sursauts de sa lumière, qui dansait dans ses mains grelottantes, pendant -qu’il claquait des dents: - ---Il y a que le vieux du 37, mon voisin, doit être en train de passer. -Il râle depuis minuit; j’ai eu beau taper dans le mur, il n’a pas -répondu. - ---Bon Dieu de bon Dieu! quelle tuile! Il ne manquait plus que ça! C’est -le patron qui va faire une poire! - ---Vous devriez y monter. Moi, vous comprenez, il faut que je parte à mon -travail! - -Le garçon haussa les épaules: - ---Vous en avez de bonnes, vous! Qu’il attende! Tout à l’heure il fera -clair. - ---Enfin, vous voilà prévenu. La porte, s’il vous plaît. - -Le cordon fut tiré, et, par l’huis ouvert, une cinglée de neige et de -bise s’allongea dans le couloir. - ---Brrr! fit le garçon, c’est pas un temps à aller chercher le médecin. -Je vais finir ma nuit. Tant pis. - -Il rentra dans son antre, se recoucha sur ses paillasses et souffla la -bougie. - -Vers sept heures et demie pourtant, comme une aube jaunâtre pâlissait à -la croisée, le garçon se décida à grimper voir «de quoi il retournait». -Justement le père Gaselin rentrait, sa besogne terminée, et les deux -hommes gravirent de compagnie l’escalier gluant et fétide de l’hôtel. - ---Alors, vous croyez que le vieux du 37 va perdre le goût du pain? -demanda l’employé du garni. Le balayeur répondit: - ---Je crois bien qu’il l’a perdu depuis beau temps. Voilà bien huit jours -qu’il n’est pas sorti. Et qu’est-ce qu’il a mangé de la semaine? Il n’a -pas un rond! C’est malheureux, tout de même! - ---Qu’est-ce que vous voulez, mon père Gaselin, c’est comme ça. On vit de -privations jusqu’à ce qu’on en crève. - ---Et puis, vous savez, très fier avec ça! Avant-hier je suis entré dans -sa chambre. Il était au pieu, avec la fièvre et des yeux d’affamé. Je -lui ai demandé s’il avait besoin de quelque chose: «Oui, qu’il m’a dit, -vous seriez bien chic de mettre cette lettre-là à la poste, puisque moi, -je garde l’appartement!» Et il m’a tendu une enveloppe avec les trois -sous pour le timbre. Comme je ne voulais pas des trois pétards--n’est-ce -pas! je sentais que c’était le fond de sa bourse!--il a insisté: «Si, -si, mais, eh bien! quoi donc? Je ne suis pas un mendigot, moi! j’ai des -économies!» - ---Et c’était pour qui, cette lettre? - ---Pour un nommé Armand, Fernand, quelque chose comme ça, artiste -lyrique! - ---A Paris? - ---Non; en province, je ne sais plus la ville; tout ce que je sais, c’est -que c’est parti dans la boîte des départements. - -Ils étaient arrivés tout en haut de l’immeuble, et s’arrêtaient devant -une porte, la dernière au fond d’un boyau sombre et nauséabond. - ---Entendez-vous? fit Gaselin en baissant la voix. - ---Oui, mais on dirait qu’il cause! chuchota le garçon. - -On percevait en effet, interrompant le rauque et sinistre soufflet du -râle, des éclats de mots, des lambeaux de phrases... des ricanements -même. Puis le râle recommençait. - ---Il va peut-être mieux! hasarda le balayeur avec doute. La porte était -fermée de l’intérieur, et nulle réponse ne fut faite quand on eut -frappé. Mais le garçon avait une double clef. Il ouvrit et entra. -Gaselin le suivit. - -Le spectacle était lugubre. Un cabinet mansardé, éclairé par une fenêtre -à tabatière dont le châssis en ce moment couvert de neige laissait à -peine entrer la lumière; pour plancher, un carrelage, défoncé en dix -endroits, et, pour cloisons, des murailles lépreuses le long desquelles -l’humidité avait décollé les restes d’un papier qui retombait en -lambeaux déchirés. Pour tout mobilier, une chaise, une malle défoncée et -un pot à eau égueulé. - -Au fond de ce cabinet, il y avait un lit de fer, et dans ce lit un -homme, un vieillard, un mourant: Lourbillon! - -Étendu sur le dos, la nuque sur un traversin sans oreiller, Lourbillon, -les yeux grand ouverts et fixés au plafond, les mains allongées à plat, -prononçait des paroles sans suite, avec une volubilité inconsciente. Il -était d’une maigreur affreuse. Ses lèvres rentrées dans sa bouche sans -dents, ses joues enfoncées entre les maxillaires décharnés, faisaient -plus saillante l’arête du nez, aiguisé et comme transparent. Les rotules -de ses genoux et le bout de ses orteils pointaient sous le drap élimé -qui semblait recouvrir la rigidité d’un cadavre. - -Le garçon et le balayeur s’étaient figés sur le seuil. - ---Eh bien!--tonitrua tout à coup derrière eux une grosse voix cordiale -et canaille--est-il transportable, le bonhomme? - -C’était le patron du garni, M. Crampart, l’honorable et patenté -propriétaire de l’«Hôtel Saint-Vincent». Il regarda un instant son -locataire, haussa les épaules d’un air de mauvaise humeur, puis, prenant -son parti, il dit avec la rondeur brutale, non exempte de sensibilité, -de l’ancien commis boucher qu’il était: - ---Pauvre vieux! mieux vaut pour lui claquer tranquillement ici que -d’être trimballé à l’hôpital par le temps de chien qu’il fait! Auguste, -va chercher un médecin, et au trot! - -Le garçon grommela: - ---Un médecin, pourquoi faire? - ---Le fait est!... - ---Ça serait comme un cautère sur une jambe de bois! - ---Il est au bout du rouleau! appuya le balayeur qui s’était approché du -grabat. - ---Le médecin des morts suffira bien! conclut Auguste, ravi de la course -épargnée. - -Lourbillon, toujours immobile, s’était tu, et le râle reprit rythmique. - ---Messieurs, déclara brusquement l’hôtelier, si vous aimez entendre ça, -restez ici. Moi, je me tire. - -Et M. Crampart prit la porte, suivi, du reste, immédiatement par Gaselin -et Auguste. - -Lourbillon, en agonie, resta seul. - -Il y avait cinq ans à peu près que le malheureux logeait dans ce garni -de dernier ordre, où sa situation, selon les déchéances successives de -son destin, avait suivi, comme dans l’immortel roman de Balzac, la même -voie descendante que le père Goriot à la pension Vauquer. - -Descente qui était une montée en même temps, puisque, à mesure qu’il -s’enfonçait d’un degré dans la misère, il gravissait, d’un étage, le -calvaire puant qu’était en son ensemble l’«Hôtel Saint-Vincent». - -Au commencement, Lourbillon, vivace encore, jovial et «rigolo», bien -qu’attristé de la décadence de plus en plus stupide de la fortune des -Fernand, avait loué la plus belle chambre de la maison. Il avait gardé -des relations, trouvait de ci, de là, quelques cachets à faire, en -banlieue, un camarade pour lui payer la bleue, chaque soir, au «Café -Français», et le crédit pour la croustille, chez nombre de marchands de -vins qu’égayaient sa verve cocasse, et ses souvenirs, et ses grimaces de -vieux lutteur de la foire aux chansons. - -Puis, Fernand et Mésange travaillaient en province, c’est vrai; mais -dans la bonne province et chez des impresarios sérieux: Lyon, Bordeaux, -Marseille, Montpellier, Toulouse, et n’oubliaient pas leur ami, les -jours de paie. En sorte qu’assez régulièrement un mandat-poste venait -égayer l’ancien comique, rapide à se précipiter au guichet pour en -signer l’acquit. - -Mais le temps coula. Les charges de Fernand, là-bas, aux quatre coins de -la carte de France, augmentaient parallèlement à la diminution de ses -ressources. Le ménage ne chantait plus que dans des villes moins -importantes. De plus en plus rarement, il touchait barre à Paris. Les -mandats-poste s’espacèrent, puis furent supprimés. Hélas! la vie -devenait trop dure, et Lourbillon s’installa dans une chambre moins -chère. - -Il fallait cependant la payer, cette chambre-là. Et Lourbillon tenta des -prodiges. Mais en vain. On le revit à la _Chartreuse_, implorant une -matinée de quarante sous, de vingt sous, n’importe où. Personne ne lui -tendit la perche. Voûté, catarrheux, édenté et presque chauve, il -effrayait les courtiers marrons. Ce comique portait le diable en terre. -Au bout de quelques mois, fatigué de n’être point payé, M. Crampart -donna le choix à cette épave de l’art, ou d’être mis purement et -simplement à la rue ou d’accepter sous les combles--et par charité--la -sorte de cellule abjecte qui portait le nº 37. Lourbillon accepta. - -Encore fallait-il solder le prix misérable de ce taudis, et manger -quelquefois. Lourbillon fut celui qui, sous un chapeau cabossé, vêtu de -loques et chaussé de trous, se présente devant les terrasses des cafés, -concurremment aux hommes de bronze, aux camelots de cartes transparentes -et aux acrobates du pavé; celui qui, d’un organe dont on ne sait si -l’alcool ou la phtisie ont creusé les cavernes, annonce: «L’Éden-purée» -et se hâte aussitôt, vite, vite, avant l’arrivée des sergents de ville, -d’érailler une chanson qui lui confère le droit de tendre aux -consommateurs, une coquille Saint-Jacques hospitalière aux gros sous. - -Lourbillon fut celui qui, la nuit, soupe d’une soupe de dix centimes aux -Halles, et déjeune--déjeuner dînatoire--à neuf heures du matin d’un -restant de gamelle à la grille des casernes. - -Mais la vieillesse implacable venait. Sa carcasse usée ne tenait plus -sur ses jambes rompues, et un soir, il se coucha pour ne plus se -relever. Il lui restait quinze centimes. Il les consacra à affranchir -une lettre à Fernand, et ce fut son suprême acte conscient. - -Et, à présent, seul, raidi sur sa couche crasseuse, dans la pénombre -sale de ce bouge sans air, sous la neige étouffant sa vitre, le ventre -creux, le cerveau vide, Lourbillon entrait en agonie. - -Le râle s’arrêta tout à coup. Et très distinctement, cette phrase -retentit: - ---Mon rasoir! Voyons, mes enfants. Je ne peux pourtant pas chanter -devant le Tsar avec une barbe de huit jours? - -Ses doigts de squelette se promenèrent sur ses joues creuses, où, en -effet, le poil avait poussé depuis peu, et d’un accent irrité le -moribond reprit: - ---Mon rasoir, voyons! ma petite Mésange. Vous savez bien que c’est une -question d’avenir pour moi. Si je réussis, ça y est. Le Tsar m’emmène en -Russie! Vive la joie et les pommes de terre frites! A nous les troïkas; -mais il faut que je me rase. J’ai la barbe très forte, moi! - -Il chanta: - - O mon Fernand, tous les biens de la terre... - -Il s’interrompit. Le râle siffla de nouveau dans sa gorge, puis il cria: - ---Cette perruque-là! oui! celle-là, la noire! Elle va bien à mon genre -de beauté. Mon rouge! bon Dieu, où est mon rouge? Lourbillon? c’est moi, -parfaitement! Ah! c’est mon tour! c’est bon, c’est bon! on y va! La -ritournelle, monsieur le chef d’orchestre, je vous en prie. - -Le râle encore. Et soudain: - ---Hein? ça marche ce soir! Un public en or, je vous dis! - -Il s’était dressé sur son lit, les bras brusquement projetés en avant, -un sourire crispé sur les lèvres violettes. Et ses deux mains, rigides, -claquèrent tout à coup l’une contre l’autre, à plusieurs reprises. - -Il clama: - ---Oui! vous êtes bien gentils. Mais je ne sais plus rien! C’était la -dernière... la... dernière!... Ah!... - -C’était la dernière, en vérité. Le buste de Lourbillon eut un sursaut -brusque, puis il retomba en arrière. Le cou frappa sur le fer du chevet -qui vibra sous le choc. Les bras s’abattirent, et soudainement, dans un -déclanchement hideux, la mâchoire inférieure s’affaissa, laissant la -bouche béante. Les yeux écarquillés devinrent vitreux. - -Le râle avait cessé. - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Vers six heures du soir, Fernand et Mésange, qui, au reçu de la lettre -de leur vieux camarade, avaient pris le train, sans rien entendre, ni -les objurgations de l’impresario, ni les menaces télégraphiées de -l’agent lyrique, averti, descendirent de voiture à la porte de l’hôtel. -Ils s’enquirent bouleversés: - ---C’est au numéro 37. Montez, c’est tout en haut! Je ne vous accompagne -pas, dit le garçon en leur donnant une lumière. - -Oh! l’horreur ignoble du bouge et l’épouvantable bâillement du cadavre! -Tout de même, pieusement, et avec des larmes sincères, Fernand et -Mésange rabaissèrent sur les prunelles mortes les paupières de l’ami. - -Et là, devant ce pauvre corps, un subtil et amer retour sur eux-mêmes -emplit subitement leurs âmes. Et Mésange murmura: - ---Lui, au moins, il aura eu quelqu’un pour lui fermer les yeux, mais -nous?... - -Fernand, comme un écho d’angoisse et de doute, répéta: - ---Ah! nous!... - - - - -XXXII - - -Le lendemain, à la première heure possible, sous la neige fondue qui -continuait à tomber du ciel sale sur le pavé gras, un misérable convoi, -sordide et hâtif, prit le chemin du cimetière de Saint-Ouen. Avec les -pauvres, les formalités ne sont pas longues! Un gueux de plus à la fosse -commune, plus vite c’est enfoui, mieux cela vaut! et les sollicitudes -sociales ne font pas de zèle pour si peu. - -Derrière le corbillard misérable des indigents, Fernand et Mésange, à -pied, suivaient seuls. Et le cocher du véhicule, pressé de terminer -cette course peu lucrative, ne jugeait point--pour un mort sans -importance--urgent ni nécessaire de marcher à pas comptés. En sorte que, -pataugeant dans la boue, les deux derniers amis du trépassé, contraints, -par moments, de presque courir, sentaient, malgré le froid vif, la sueur -couler sur leurs visages que mouillaient déjà les larmes. - -Seuls, Fernand et Mésange? Non, pourtant, pas tout à fait. Un troisième -fidèle escortait Lourbillon, porté dans les bras de la jeune femme, -hagard, plaintif, furieux et tout hérissé. - -C’était Taupin, un simple chat! mais dont l’histoire passait en mérite -celle de bien des hommes. - -Taupin était un matou, tout noir, ras de poil et haut sur pattes, et -d’une noblesse de gouttière incontestable. Il était pelé à la nuque, -écorché au râble et quelque peu excorié, car son tempérament passionné -lui avait valu de nombreuses batailles et maintes blessures au champ -d’honneur et d’amour des toits parisiens. - -Depuis des années, il partageait le vivre et le couvert, le logis et la -table avec Lourbillon, et ne quittait son maître que lorsque le démon de -la chair lui tressautait le long de l’échine. - -Alors, par la fenêtre en tabatière, l’œil phosphorescent et la moustache -en buisson de piques, il s’échappait et ne revenait qu’amaigri, -ensanglanté, affamé, mais riche de quelques souvenirs de plus. - -Des imbéciles, qui n’ont jamais observé les bêtes, prétendent que les -chats n’ont ni attachement de cœur, ni reconnaissance des services -rendus. Or, voici ce qu’avait fait Taupin, le jour où Lourbillon rendit -au grand Tout son âme de cigale. - -Taupin était «en bombe» depuis près d’une semaine. Cette fois, ce -n’était pas seulement à aimer qu’il cherchait dehors, c’était à manger -aussi, car c’est surtout de faim qu’était mort Lourbillon, et là où il -n’y a rien, les chats perdent leurs droits, tout comme les rois. - -Il y avait une heure à peu près que Fernand et Mésange étaient -arrivés--trop tard--et qu’ils veillaient, à la lueur funèbre de la -bougie, le corps inanimé qui se refroidissait là, quand tout à coup sur -la vitre du châssis de la fenêtre, un bruit grinça, acharné et -volontaire. On eût dit des ongles qui travaillaient à déblayer la couche -de neige entassée sur le carreau. Et, en effet, Mésange, ayant levé les -yeux, aperçut bientôt deux pattes noires et entre elles deux points -verts, flamboyants. C’était Taupin qui travaillait pour rentrer chez -lui. - -On lui ouvrit, et il se précipita sur le plancher--le plancher de -briques--où il demeura immobile un instant, comme surpris de l’étrangeté -de la réception, de la présence de ces intrus, et d’un il ne savait quoi -d’inaccoutumé dans la couleur et l’odeur des choses. - -Mais ayant aperçu sur le lit le profil rigide de son maître et s’étant -rendu compte que ces inconnus n’étaient point des inconnus dangereux, il -sauta sur la poitrine de Lourbillon et ronronna tendrement, non sans lui -détacher sur le visage de petits coups de patte de velours affectueux. - -Toute la nuit, il resta ainsi. De temps en temps, comme inquiet -vaguement, il se dressait sur ses quatre pattes, s’étirait, érigeant en -bosse son dos souple, et venait flairer de tout près le nez de -Lourbillon, contre lequel il poussait d’amicaux coups de tête. Et son -regard, avant qu’il se recouchât, était soupçonneux, vers Fernand et -Mésange, ces deux étrangers installés là. On lui avait changé son -patron, si sensible jusqu’ici à ses caresses et si froid maintenant. -Mais oui, si froid! Comme il avait froid! - ---Laisse-le! avait dit Mésange à Fernand, il ne fait pas de mal. - -Au matin, quand le médecin des morts arriva pour constater le décès, le -chat dérangé gronda, puis se cacha sous le lit, hostile; mais quand les -sombres emballeurs des pompes funèbres, avec leurs chapeaux de cuir -bouilli, leurs habits et leurs plaques, prétendirent mettre en bière le -cadavre, l’antienne changea. L’animal devint comme fou, bondissant d’un -coin à l’autre du taudis, avec un lamento de gorge qui était un sanglot -et un rugissement. Les hommes noirs en avaient peur. - ---Enfermez votre sale matou! grogna l’un. Et Mésange put réussir à -attraper le pauvre Taupin et à le garder, serré sur sa gorge. Il n’avait -plus qu’un grand frisson de tout son corps et un petit gémissement, très -doux. Il regardait, regardait. - -Et quand le cercueil fut cloué, il vint se coucher tout au long et lécha -le bois. - -C’est pourquoi Mésange, quand on partit pour Saint-Ouen, l’emporta dans -ses bras, jusqu’au cimetière. - -L’enfouissement de Lourbillon fut une chose rondement conduite. Pas de -prières sur la tombe, puisque c’était un enterrement civil. Guère de -pourboires à attendre pour la gent nécrophore. En deux temps, trois -mouvements, «oh! hisse! attention! là!... enlevez!» ce fut pesé! la -bière était au fond, on retira la corde, quelques manœuvres tendirent -des mains quémandeuses de menue monnaie; Fernand et Mésange--le -corbillard parti, cahotant dans les ornières et les flaques,--se -trouvèrent seuls, comme en un désert, en face de ce trou. - -La neige tombait toujours, molle et lente. Les pieds s’engluaient dans -un terrain de glaise délayée. A côté de lui, Mésange, le chapeau trempé, -la jupe fripée, pleurait à hoquets convulsifs. Et Fernand songea, tout -grelottant sous son pardessus de demi-saison (un dernier luxe) et son -costume d’été, que c’était l’homme qui reposait là, entre quatre -planches, le bon bohème au menton bleu et aux illusions roses, qui -certes était responsable de l’heur et du malheur de son destin, à lui -Fernand! Oui! Lourbillon avait donné le coup de barre orientant vers les -vanités de l’art la vie du modeste ouvrier! Avait-il à remercier, -avait-il à maudire le timonier? Fernand, dans un éclair, récapitula son -existence. Le passé avait été resplendissant, le présent était terne; -qu’allait être l’avenir? Hélas, il constata la jeunesse enfuie, le -courage aveuli, l’espoir déclinant. On ne pouvait être et avoir été. -Non, Lourbillon n’avait pas joué les bons génies, et décidément les -conseilleurs ne sont pas les payeurs! Mais il lui pardonnait, ah! de -tout cœur! A quoi bon se plaindre et réclamer? - ---Tu viens, Blanche? dit-il doucement. Elle prit son bras. - -Le chat Taupin, las de chagrin, dormait sous le collet. - ---Enfin!--marmotta Fernand comme s’il se parlait à lui-même, nous, au -moins, nous gagnons encore de quoi manger! - ---Demain, il faudra aller chez Drulom, observa vivement Mésange, qu’il -nous envoie dans une ville quelconque! Et tout de suite! notre voyage de -Péronne ici, et la couronne pour Lourbillon ont dévoré toutes nos -économies. Je suis à sec! - ---Nous irons demain, ma chérie! c’est bien le diable si nous ne sommes -pas casés immédiatement! - ---Dieu t’entende! soupira Blanche. Fernand haussa les épaules. Il -devenait irritable et nerveux, et tout manque de confiance le -souffletait comme une insulte. En tout cas, demain n’était pas loin; on -allait bien voir! - -Ce fut vu--assez vite. - -La répétition des élèves et interprètes de Drulom battait son plein, -quand Fernand et Mésange poussèrent la porte. - -Et ce n’était pas un spectacle banal. - -Assises sur des chaises, tout autour des quatre cloisons d’une pièce -étroite, et comme hypnotisées par le piano où le maître serinait à celle -de leurs congénères «dont c’était le tour» la chanson du répertoire -patronal qu’elle aurait à promener de l’Est à l’Ouest, et du Midi au -Septentrion, une dizaine de pauvres demoiselles, quelques-unes jolies, -mais toutes vêtues et chapeautées selon une apparence ou pour, au moins, -un désir de chic, attendaient, les mains croisées sur des rouleaux de -cuir. - -Les rouleaux des jeunes filles sont en cuir, a observé Franc-Nohain, -poète subtil. - -En face des jeunes femmes, étaient groupés, en des poses avachies de -voyous disloqués, trois gamins de 17 à 20 ans, d’une mise devant son -élégance au Temple, et dont les cravates rouges accentuaient d’une note -criarde la vulgarité de l’ensemble. - -Tous trois avaient les cheveux noirs gras, et luisants d’une pommade qui -aidait la frange infâme de cheveux coupés à la chien à se maintenir en -ordre au-dessus des sourcils, où elle arrivait, coupée et peignée, en -ligne nette et précise. - -Cette coiffure féminine, surmontée d’un chapeau melon posé en arrière, -donnait aux faces de gouapes de ces trois hommes une apparence -terriblement indicatrice... précisée par une poudre de riz déposée sur -leurs visages de fils soumis. - -D’une voix, ou plutôt de trois voix traînardes, grasseyantes de Parigots -de Belleville, ils répétaient de tout leur cœur un couplet où les gestes -surtout avaient de l’importance, car «leur genre», à ceux-là, était de -chanter à l’unisson, et de gesticuler de même, tous trois levaient et -baissaient ensemble bras ou jambes: c’était le «Trio Gambilleur». - -Drulom leur serinait depuis trente minutes les vingt-quatre mesures d’un -refrain, qu’ils dansaient avec des mouvements d’une grâce... toute -«Moulin de la Galette». Leurs bouches édentées, aux lèvres molles, -laissaient passer les paroles, sans les arrêter au passage afin de les -formuler; c’était une débandade de mots inintelligibles, de tons de -gosiers gargarisés d’alcools, de grimaces de voyous de barrière, de -gestes aux grosses mains sales, aux ongles carrés et noirs, aux pieds -énormes, lourds et laids. Mais Drulom les faisait se ganter et se -chausser d’escarpins vernis, et le soir, aux lumières, dans leurs trois -complets de satin mauve, avec leur haut de forme lilas, leurs trois -cannes pareilles, ils entraient en scène, souriant, fardés, frisés, -pommadés, des dentelles à leurs poignets d’anciens garçons de café, et -chantaient avec des gestes de marionnettes: - - Nous sommes les petits Chéris, - Petits chéris, petits chéris, - De la Vill’ de Paris! - -Et sortaient de scène sur un pas de danse dont la dernière mesure -laissait aux trois horribles têtes le temps de saluer, d’un geste -brusque et cassé de pantins désignés à la guillotine. - -Drulom les avait trouvés chez un troquet du quartier: les deux plus -jeunes servaient sur le zinc, et le troisième était «plongeur», -c’est-à-dire laveur de vaisselle: ce dernier rinçait les verres et les -bouteilles et, connaissant Drulom il avait recommandé ses camarades au -maître qui, en 15 jours, avait fait du trio une attraction pour Paris et -la Province--et allez donc! ce n’est pas plus difficile que cela! et 900 -francs par mois! - -Ça valait mieux que de sécher les litres, vous savez... et moins long à -apprendre! - -Trente francs par soirée! Mazette! Drulom était épatant! - -Après que le «Trio Gambilleur» eut bien en tête l’air de sa chanson, ce -fut le tour des dames. - -Elles vinrent se placer autour du piano; toutes celles réunies à cette -heure-là étaient des «Romancières;» et Drulom attaqua: - - Au bois de Meudon, - Un jour avec Blaise. - -Il battait la mesure sur le plancher avec une énorme canne, et le -rythme, scandé de telle façon, aidait les pauvres femmes à mieux retenir -une musique qu’elles ne pouvaient apprendre autrement qu’avec de la -mémoire! - -Aucune d’elles n’avait de piano et ne savait solfier une note! Toutes -ignoraient la plus petite règle musicale. On leur rabâchait l’air -pendant une semaine ou deux, et, quand elles savaient les paroles par -cœur, en route pour la scène!... - -Parmi celles qui ce jour-là faisaient partie du troupeau docile, était -une jeune fille de 16 ans à peine. - -Un jour qu’elle regardait les affiches manuscrites collées sur les -vitres d’une crèmerie de la rue du Temple, afin de trouver une patronne -en quête de «petites mains,» elle fut abordée par un monsieur qui -stationnait là, depuis un bon bout de temps, dévisageant toutes les -jeunes filles venant en nombre chercher des adresses d’ateliers ayant -besoin d’ouvrières. - -Le monsieur attendit qu’elle eût traversé la chaussée et, lui tapant sur -l’épaule, lui demanda combien elle désirait gagner par jour. - ---Deux francs comme toujours. - ---Je vous offre cinq francs, mademoiselle! - ---Pour quoi faire, monsieur? - ---Pour chanter au café-concert! - ---Mais, monsieur, fit timidement la petite, je ne sais pas, je ne saurai -jamais! - ---Je vous apprendrai... - ---Je n’oserai pas, j’aurais trop peur... - ---Essayez, vous verrez comme c’est simple, mon enfant... et puis, pensez -donc, c’est cent cinquante francs par mois, pour commencer, puis vous -gagnerez trois cents!! cinq cents francs!! Vous serez «artiste». - ---Je réfléchirai, monsieur... - -Elle partit bouleversée, lisant, pour la dixième fois, la petite carte -laissée entre ses jolis doigts de petite fée. - - MONSIEUR DRULOM, - - _Agent lyrique des grands concerts de Paris, - Marseille, Bordeaux, Bruxelles._ - - 14, rue de Paradis-Poissonnière. - -Deux jours après, elle arrivait, émue, chez Drulom. - -Un mois après on lui avait appris quatre chansons de «Gommeuse». Drulom -ayant constaté, paternellement, que ses jambes valaient la peine d’être -vues, avait choisi pour elle, et cela sans hésiter, la tenue qui -mettrait le plus en valeur la jeunesse et les beautés de la petite... - ---Gommeuse!! C’est-à-dire épaules nues, bras nus, seins nus, jambes -nues... on cacherait juste ce qu’on ne pouvait, hélas! pas montrer... - -Drulom lui vendit son premier costume... des bas jusqu’au grand -chapeau... pour le prix de six mois de ses appointements!!! - -Mais comme il était un brave homme... il lui laisserait la facilité de -le payer à raison de 75 francs par mois... il resterait donc à la -fillette 75 autres francs pour son entretien, blanchissage, nourriture -et son logement!!! - -C’était maigre, la petite en resta toute bouleversée! Mais elle avait -signé... Monsieur Drulom avait d’elle un grand papier... et puis, ce -n’était que six mois à patienter; une fois les premiers frais payés, ça -irait mieux... Mais dans six mois, le costume serait fané, il en -faudrait un autre, et alors? - -Elle alla, toute inquiète, chez la couturière qui fabriquait les -commandes des protégées de Drulom, et lui demanda si elle ne pourrait -pas, en cas de besoin, lui faire une jolie robe pour beaucoup moins -cher... Pensez donc, neuf cents francs pour un costume! - ---Je vous donnerai le même pour deux cents, mademoiselle, lui dit la -couturière narquoise et renseignée... - ---Deux cents francs! alors, pourquoi est-ce neuf cents, cette fois-ci? - ---Je ne sais pas... moi, je le vends à Drulom deux cents voilà tout... - -Alors elle comprit! - -Drulom gagnait sur tout et sur toutes. Mais la petite ouvrière s’imagina -que pour le payer et s’en débarrasser plus vite, il lui serait peut-être -facile d’augmenter ses ressources... Elle allait être au «théâtre,» elle -serait jolie dans cette tunique de soie écarlate toute brillante de -paillettes... elle était jeune... qui sait?... Ben oui, quoi! - -Elle ne serait pas la première, ni la dernière. - -Et comme Drulom la fit partir dans un caboulot de province, elle fut, la -petite malheureuse, la proie du premier gigolo de l’endroit, pris sans -amour, sans joie, pour la simple impossibilité de manger, de boire, et -de dormir dans du linge propre, avec deux francs cinquante par jour... - -Le temple de l’Amour devait à Drulom beaucoup de ses prêtresses. - -A l’entrée de Fernand et de Mésange, le maître se leva. Non par respect, -certes, mais par colère. - -Il était furieux, le maître! et avant que ni l’un ni l’autre des -arrivants n’eût eu le loisir d’ouvrir la bouche, il éclata en paroles -grossières et comminatoires: - ---Ah! vous voilà! vous! eh bien! vous en avez fait du propre! - ---Pardon, Drulom, fit Fernand... Je voudrais... - ---Je me moque pas mal de vos pardons et de ce que vous voulez! - -Drulom, la main gauche appuyée sur son piano, brandissait férocement -dans l’air son poing droit. Les élèves l’admiraient en sa rage. -L’exécutante de l’instant en gardait la bouche ouverte de stupeur. Il -poursuivit: - ---Ah! vous croyez qu’on lâche comme cela un directeur! qu’on se bat -l’œil des clauses d’un engagement signé! qu’on prend le train le matin -quand on doit travailler le soir! et qu’on fiche tout le monde dans les -choux pour des raisons qui n’existent pas! - ---Mais... hasarda Mésange. - ---Ah! je vous conseille de parler! vous, la grosse! Vous êtes jolie! et -vous avez du talent! oui! comme mon... - -Il dit le mot! - ---C’est par charité! vous entendez! uniquement par charité! que je -m’occupais encore de vous, vous personnellement, la toujours enceinte! -pauvre buveuse d’absinthe? c’est un vers! c’en est même deux! et de -Rollinat encore! Et vos jumeaux de l’année dernière, ils vont bien? - ---Vous savez bien qu’ils sont morts! répondit Mésange, sombre. - -Mais un tel détail n’était pas pour troubler Drulom. Il continua. Il -s’exaspérait à mesure: - ---En tout cas, vous deux! c’est fini! Vous pouvez crever maintenant. Ce -n’est pas moi qui vous sortirai de la mouise! - -Il se croisa les bras: - ---On vous a sifflés à Tours! on vous a sifflés à Bordeaux! on vous a -sifflés à Bayonne! Vous n’êtes plus possibles dans les grandes villes! -Et vous vous permettez, par surcroît, de ne pas remplir les conditions -que j’ai acceptées pour vous! Monsieur et madame laissent tout en plan! -Un ami mourant! Ce n’est pas celui-là qui vous paiera vos cachets, -n’est-ce pas? Ni moi, non plus, du reste, j’en ai assez. - -Fernand avança d’un pas et dit: - ---Monsieur, vous abusez peut-être de ma patience! - ---Moi? ah! ah! ah! elle est bien bonne! - ---Et celle-ci, comment la trouvez-vous? - -Le fracas d’une gifle retentissante venait d’éclater sur la joue blême -du mercanti. - -Fernand restait en défense, dans l’attente d’une riposte, mais la -riposte ne vint pas. - -Alors il articula froidement: - ---Monsieur, je suis à vos ordres. - -Drulom, qui se frottait la joue, répondit avec dignité: - ---Mais moi, monsieur, je ne suis pas aux vôtres! - -Il fit un pas de maître de ballet, ouvrit la porte et prononça: - ---Après ce qui s’est passé, j’espère, monsieur Fernand, ne jamais vous -revoir! - -Fernand et Mésange sortirent. - -Encore une branche qui craquait. - - - - -XXXIII - - - La branche était sèche, - Et l’oiseau tomba. - -Les petites filles piaillent cette cantilène, en tournant leurs rondes. -Il y est question, dans cette cantilène, d’une catastrophe et d’un -malheur; mais les petites filles sont gaies. Elles poursuivent: - - Mon petit oiseau-au, - T’es-tu fait du mal? - -Et le petit oiseau répond, dans la chanson: - - Je m’suis cassé l’aile - Et tordu le cou!... - -L’histoire lamentable du petit oiseau était celle de Fernand et de -Mésange. Ils s’étaient cassé l’aile et tordu le cou. - -En vain, ils tentèrent, l’un ou l’autre, un mois durant, de retrouver un -engagement quelconque pour une ville possible. Les agents lyriques ne -voulaient plus entendre parler d’eux: - ---Oui! pour que vous fichiez le camp le jour où la recette est assurée! -Plus souvent! On vous connaît maintenant. - -Ils durent retourner à la _Chartreuse_, ce hâvre des épaves, cette hotte -aux débris, et quémander ce cachet piteux, la tournée de misère. - -Ils firent des soirées à Mantes, des matinées à Coulommiers. -D’appartement en logement, de logement en chambre, ils avaient -dégringolé, degré à degré, d’année en année, vendant à mesure ce qui -devenait un surplus de mobilier. Finalement, le dernier lit porté chez -un brocanteur, ils logeaient en garni. Pourquoi garder un domicile à -Paris, puisqu’ils couraient continuellement la province? - -Une consolation, qui était une charge de plus, mais qu’ils bénissaient, -car elle était désormais l’unique sourire de leur existence, était la -présence entre eux de Robert, leur fils, «le présomptif», disait -Fernand, aux rares instants où un peu de gaieté lui remontait aux -lèvres. - -Robert, cahin-caha, à travers les anicroches de la débine, les jours et -les nuits blanches, la mistoufle et la purée, grandissait, pauvre graine -chétive aux pousses pâlies. - -Ah! le maigriot gamin souffreteux--qui dînait et soupait en même temps, -plus souvent qu’à son tour, d’un sandwich au jambon et d’un fond de -bock, dans une brasserie où le garçon consentait à faire crédit--ne se -pouvait guère douter qu’il avait été, dans sa première enfance, un -poupon riche, couvert de dentelles, aux bras d’une nourrice somptueuse, -aux rubans immenses tombant jusqu’à terre. - -Brun de cheveux comme son père, Robert avait les yeux bleus et la bouche -tendre de sa mère. Des yeux profonds, fiévreux et brillants, cernés -d’une ombre délicate. Tout mignard, et ne parlant encore presque pas, il -avait appris, tout seul, à jouer du violon, sur un violon-joujou que son -parrain Lourbillon lui avait donné pour ses étrennes. C’était au moment -où l’horizon s’assombrissait pour Fernand et où l’argent plus rare -rendait les cadeaux à bébé moins fréquents. Ce violon avait été le -dernier bonheur, en somme, de Robert. Aussi était-il devenu bien cher à -l’enfant qui, doué d’un instinct musical remarquable, avait très -rapidement acquis une virtuosité surprenante. - -A cinq ans, cet artiste en réduction, à croquer avec ses longs cheveux -noirs bouclés et ses regards trop expressifs, tant y brûlait une -précocité quasi morbide d’intelligence, déchiffrait du premier coup des -concertos et des sonates de Beethoven et de Mendelssohn. - -Si bien que lorsque Fernand et Mésange, la dureté des temps s’aggravant, -durent partir extra muros, chercher leur pitance, dans les chefs-lieux -et les sous-préfectures, loin du boulevard et de ce ruisseau de la rue -du Bac que tant regrettait madame de Staël, ils emmenèrent avec eux ce -rejeton-prodige, qui obtenait, haut comme la botte d’un gendarme, des -succès pyramidaux, avec son archet puéril. - -Robert adorait sa mère, d’une adoration passionnée et jalouse. Il lui -arrivait, si, quelque soir, Mésange, tracassée par les embarras -d’argent, oubliait de l’embrasser en le mettant au lit, de pleurer toute -la nuit, à petit bruit, pour ne réveiller personne, mais à grands -sanglots muets qui le laissaient le lendemain, épuisé, blanc comme un -mort, vidé de force et de larmes. - -D’une sensibilité extrême, il joignait les mains quand Fernand chantait, -se gorgeait de musique à s’en rendre malade. Il avait des perceptions -spéciales, certains airs lui paraissaient dégager de certains parfums. - ---N’est-ce pas, mon papa, disait-il, que la _Symphonie pastorale_ sent -la violette? - -Conçu en des jours de prospérité, il était né, certainement, robuste et -râblé, avec des reins et des jarrets de jeune lièvre; mais cette belle -santé s’était rapidement flétrie, au souffle de la misère, et au -désarroi de la vie errante. Mal nourri, de gargotes en gargotes, sans -cesse secoué dans des trains, couché tard, intoxiqué par l’atmosphère -surchauffée des coulisses, il avait, pour ainsi dire, vieilli sans -croître. Et, pâle d’une pâleur nacrée, avec son sourire déjà triste et -ses prunelles dilatées, il était comme un tout petit homme que rien -n’étonne plus et qu’a d’avance modelé la douleur. - ---Ah! si nous ne t’avions pas!... lui avait crié, un soir de détresse et -d’amertume, Fernand abîmé sur un banc de promenade publique, en un -Quimper-Corentin quelconque. - ---Eh bien! que feriez-vous, si vous ne m’aviez pas? avait interrogé -Robert. - -Il avait sept ans à cette époque. - -Fernand répondit: - ---Nous nous tuerions, ta maman et moi! C’est ce que nous aurions de -mieux à faire! - -Alors, l’enfant, passant ses deux bras frêles autour du cou de son père, -avait murmuré bien bas: - ---Oh! mon papa, je sais bien qu’on n’est pas heureux, nous trois. Je ne -veux pas vous empêcher, si vous avez envie de mourir. Seulement, vous me -tuerez avant, dis, n’est-ce pas? - -Robert atteignait à sa dixième année, quand une sorte d’agent marron qui -recrutait des troupes lyriques pour les concerts de quarante-neuvième -ordre, boîtes à soldats et goguettes de barrières, l’entendit--ce fut -l’expression de cet homme distingué--«s’expliquer avec son violon». - -Tout de suite, il embaucha la famille, en bloc. «Le dab, la daronne et -le salé, trois thunes l’un dans l’autre». Quinze francs par jour. -Fernand accepta. Robert gagnait sa vie avant de vivre. - - - - -XXXIV - - -Le café Jeanne d’Arc, à Compiègne, petite ville abondamment garnisonnée, -estaminet banal pendant le jour, se transformait, le soir, en concert -beuglant, à l’usage et à la disposition de messieurs les militaires. - -Un piano brèche-dents et une estrade dressée au fond de la salle, entre -la porte de la cuisine et celle du closet, suffisaient à effectuer cette -métamorphose. - -Sur l’estrade, sitôt le gaz allumé, venaient s’asseoir, sur des chaises -de paille, trois ou quatre dames chanteuses, bras nus et décolletées -autant qu’on peut l’être. Le petit troupier français aime la chair, -chacun sait ça! - -Vers six heures, une heure après la sonnerie de la soupe, dans les -casernes, l’établissement se remplissait brusquement. Fantassins et -dragons, par deux, par trois, par bandes, entraient en foule, casques -mêlés aux képis, sabres et épées-baïonnettes, tout un fracas de -ferraille martiale. Et tout cela s’entassait; sous-offs, simples -cavaliers et biffins vulgaires, brigadiers et caporaux, tuniques et -dolmans, sur les banquettes de cuir râpé, devant des mazagrans un peu -plus corsés que le jus de chapeau du réveil, ou des bocks plus mousseux -que les bières de la cantine. - -Et c’était de table à table, avant que l’accompagnateur, un vieux bossu, -chauve et glabre, n’eût plaqué les premiers accords de la soirée sur son -instrument décrépit, un échange de vociférations professionnelles, dans -le heurt des soucoupes, le cliquetis des armes, et la fumée nauséabonde -des pipes de mauvais tabac, vite épanouie en nuage opaque au-dessus de -cette agglomération de culottes rouges et de boutons de cuivre. - ---Eh ben! mon pays? ça se tire! - ---Encore quatre-vingt-quinze jours! - ---La classe! bon Dieu! la classe! - -Fernand, Mésange et le petit Robert avaient échoué, pour quinze jours, -au café Jeanne d’Arc. - -Ils venaient de la Fère, cité où gîtent les artilleurs, et partiraient -ensuite pour Senlis où sont les cuirassiers. - -Depuis beau temps, Fernand ne portait plus la moustache. Rasé comme le -commun des queues rouges, il était désormais le pitre à tout faire -errant sur les routes départementales. Adieu, l’époque du répertoire -personnel et des morceaux choisis! Costumé le plus souvent en tourlourou -grotesque, petite veste, pantalon trop court, godillots énormes, gants -blancs en fil de chaussette, et képi défoncé, il interprétait les -ahurissements de Pitou et les gaudrioles de Dumanet, pour la plus grande -joie de l’armée nationale. Quelques absinthes pures (très peu d’eau, -beaucoup d’absinthe) l’aidaient, chaque soir, à subir sans trop de -dégoût les nécessités de cette existence. - -Pour l’instant, la troupe de «Jeanne d’Arc» se composait de Mésange, -chanteuse égrillarde,--hélas!--d’une nommée Loulou, danseuse -excentrique, dont les dessous, pourtant douteux, allumaient, quand elle -levait la jambe, toutes les flammes de la concupiscence dans l’âme -collective du public; d’une énorme dondon, Antonia, romancière -patriotique, et de lui-même, Fernand, comique-bouffe! Le jeune Robert, -entre deux numéros, exécutait un solo de violon; cent sous par jour et -pas nourris, tel était le tarif de la maison. - -Le pianiste bossu ayant planté ses doigts maigres sur le clavier jauni, -ce qui fit pousser au piano brusquement attaqué un gémissement de -détresse, l’imposante Antonia, une brune aux cheveux gras et mats de -teinture noire, se leva et s’avança au bord de l’estrade. Elle avait des -bras comme des cuisses, trois mentons pour le moins, et ses seins -monstrueux, comme des mappemondes gélatineuses, tremblaient, à demi -sortis d’un corsage très bas, de peluche rouge. - -Elle entonna les Turcos, d’une voix de contrebasse enrouée: - - Les turcos, les turcos sont de bons enfants! - Mais il ne faut pas qu’on les gêne!... - -A coups de fourreaux de sabres sur le plancher, les cavaliers -soulignaient le rythme et les fantassins contrepointaient en choquant -leurs verres sur le marbre des tables. - -Quand ce fut fini, Antonia descendit du tréteau, et, une assiette à la -main, commença sa quête dans la salle, se faufilant entre les chaises, -égratignant ses biceps nus aux cannelures rugueuses des épaulettes, -pincée ici, chatouillée là, saluée au passage, de gros mots ou d’offres -obscènes. Mais elle accueillait de la même impassibilité les gravelures -et les sous; au point qu’il eût été impossible de savoir si c’était à -ceux-ci ou à celles-là que s’adressait son «merci bien!» machinal et -las. - -Mais déjà, la maigre Loulou, une longue fille grêle et bistrée, aux -membres de faucheur et aux yeux charbonnés, se déhanchait en un chahut -épileptique, lançant vers le plafond son mollet gaîné de rose-chair. - -De toutes parts, l’enthousiasme rugit. - ---Plus haut! Plus haut! - ---Encore! - ---Hardi, nom de Dieu! - ---Je te vois, petit polisson! - -Et un trompette de dragons, ayant d’un organe aigu tarataté les paroles -d’une sonnerie connue, où il est question, sans pudeur aucune, d’une -cantinière, l’assistance, en un chœur forcené, hurla: - ---Il est tout noir! - ---Parfaitement, répondit Loulou sans s’arrêter de gambiller. - ---Bravo! bravo! - -Et ce fut un tumulte éperdu d’aciers, de porcelaines, de mains battantes -et de bottes trépignant. - -La quête de Loulou fut plus fructueuse que celle d’Antonia. Les regards -flambaient, les teints étaient rouges, et des décimes plurent dans -l’assiette secouée par la danseuse sous les nez excités. - -C’était au tour de Mésange. Pauvre Mésange! La taille épaisse, l’eau -bleue de ses yeux devenue trouble, et le blond de sa chevelure passé au -henné--car, dans ce blond, tant de gris s’était glissé!--la bouche -détendue et se forçant à sourire, elle gardait pourtant encore un air de -douceur jolie et de grâce tendre. Aux lumières, un peu de la -femme-caille, grassouillette et savoureuse, qu’elle avait été, -subsistait; et elle devait se défendre plus que les autres, contre les -attouchements trop précis de ses admirateurs. Les sous-officiers étaient -amoureux d’elle. Pauvre Mésange! - -Elle détailla sa grivoiserie comme d’ordinaire et ainsi que d’habitude, -promena parmi les guerriers jurant, fumant et buvant, l’assiette au -billon. Comme elle passait devant un groupe de gradés, un sergent-major -mit quarante sous, une pièce blanche! et lui saisissant le poignet, -chuchota avec autorité. - ---Je vous attends ce soir, à la sortie! - ---Mais, monsieur. - ---Suffit, c’est compris? vous pouvez disposer! il lui lâcha le poignet -et commanda: - ---Garçon, une menthe verte! - -Pauvre Mésange! En ce moment, Fernand, un mouchoir de troupier au bout -des doigts, dans sa veste ridicule et son pantalon rouge de carnaval, -exhalait les plaintes d’un conscrit qui a trouvé un rat dans sa gamelle. -Et l’auditoire se tordait à ses grimaces et à ses contorsions. Ah! le -pain est dur à gagner, même sec! - -Cependant l’horloge allait marquer neuf heures. Il y eut soudain un -bruyant remue-ménage. De tous côtés, des hommes se levaient, rebouclant -leurs ceinturons, rajustant leurs coiffures. Et ce fut un brusque exode -de l’assistance presque entière, la salle à peu près vidée en une -minute. La rentrée au quartier pour les simples soldats. - -Seuls, les sous-officiers, libres jusqu’à une heure du matin, -conservaient leurs places, étalés sur deux chaises et la cigarette au -bec, insolents comme des seigneurs pour qui les lois, qui régissent le -troupeau vulgaire, ne sont point faites. - -Antonia, Loulou, le petit Robert, Mésange et Fernand, deux fois encore -par tête, occupèrent la planche. Quelques civils, après le départ de la -troupe, s’étaient hasardés dans l’établissement. Même, le fils d’un des -adjoints au maire, un des plus prodigues représentants de la jeunesse -dorée du crû, offrit une coupe de champagne à la comburante Loulou dont -les sauts de carpe lui étaient allés droit au cœur. - -Mais du petit tas de sergents et de sergents-majors affalés dans leur -coin de salle, c’était, chaque fois que Mésange reparaissait, une -manifestation exagérée de bravos et de rappels. - ---Bis! bis! - ---Une autre! - -Fernand, énervé, finit par demander à Blanche: - ---Qu’est-ce qu’ils ont, ces imbéciles-là? - ---Rien, mon ami! ne fais pas attention, je t’en prie! répondit-elle, -avec trouble. - -L’attitude de Fernand l’angoissait. Il avait bu, certainement. Pauvre -garçon! Il était excusable après tout, avec cette chienne de vie! - -A onze heures, après une ultime bobêcherie de Fernand, le concert -prenait fin. Le patron, un petit vieux, obèse et chauve, commença à -éteindre ses becs de gaz, les garçons à compter leurs jetons; le fils de -l’adjoint et ses amis sortirent, et les sous-officiers, non sans avoir -heurté de leurs fourreaux de baïonnettes les sièges et les colonnes, -disparurent à leur suite. - -Le patron, tirant de l’un des tiroirs de sa caisse, un sac de toile -plein de pièces de cent sous, s’assit à son comptoir, au pied duquel se -rangèrent pour la paie, les «artistes,» et la distribution de la modique -manne allait s’effectuer, quand la porte du café se rouvrit, brusquement -poussée du dehors. - ---Eh bien, quoi, Mésange! c’est-il pour aujourd’hui ou pour demain? - -Le sergent-major aux deux francs, blond, avec des moustaches hérissées, -la bouche mauvaise et l’œil aviné, se tenait sur le seuil. - -Fernand bondit: - ---Qu’est-ce que vous dites? - -Il allait s’élancer, mais le patron, vivement sorti de son bastion, le -retint par le bras. - -L’élan de Fernand, pourtant avait été significatif, et le sous-officier -cria: - ---Ah! tu marches avec le cabot! Rends les quarante sous, au moins, eh! -traînée! - -Mésange avait blêmi. Les deux autres femmes ricanèrent. - ---Et puis non! tiens! tu les donneras à ton type! garde-les! - -Le bruit vitré de la porte refermée rageusement et ce fut tout. Fernand -écumait. Il regarda Mésange avec des yeux fous. Il balbutia: - ---Qu’est-ce que?... Mais! non! tout à l’heure! se reprit-il avec un -geste de menace. - -Le patron le raisonnait: - ---Voyons, vous êtes toqué! Vous allez vous mettre à dos toute la -garnison. Celui-là, c’est un «chef» rengagé. Il connaît tout le monde. -Il ameuterait les deux casernes! Enfin, quoi! mademoiselle est votre -amie, c’est entendu, mais vous n’êtes pas des bourgeois, que diable! On -n’en meurt pas! Pour une fois, mon Dieu! Vous n’êtes pas mariés -ensemble! - ---Malheureusement, si!--riposta Fernand, froidement--et madame est ma -femme légitime! - ---Ah! - -Le patron demeurait bouche bée. Il écarta les bras, comme se -désintéressant désormais de tout ce grabuge, et déclara: - ---Alors, je ne sais pas, moi; arrangez-vous! Mais c’est tout de même une -drôle d’idée de faire un métier pareil dans ces conditions. - -Dans la rue, comme ils regagnaient leur chambre d’hôtel, Fernand et -Mésange n’échangèrent pas une parole. Derrière eux, trottinait, sa boîte -à violon sous sa chétive aisselle, le petit Robert, lourd de fatigue et -de grosse peine. Les derniers réverbères se mouraient. C’était la nuit, -le deuil, le soir. - -Sitôt rentrés chez eux, Fernand posa la bougie sur la table, et Mésange -s’écroula sur le canapé pisseux qui servait de lit à l’enfant. - ---Et maintenant, tu vas m’expliquer, je pense, cette histoire de -quarante sous? - ---Il n’y a pas d’histoire, Fernand, je te le jure! - ---Allons donc! va conter ça à d’autres! - -Mésange joignit les poings, et très vite: - ---Je te le jure! tiens! sur la tête de Robert! c’est un goujat! Il s’est -dit: Voilà une fille comme les autres! une chanteuse de boîte à soldats; -on a ça pour deux francs! ça vient quand on la siffle; ça se couche -quand on lui parle! Est-ce que je le connais, cet homme? Je ne l’avais -jamais vu! Il paraît que cela a lieu tous les jours! Nous en sommes -arrivés à ce point, vois-tu, que n’importe qui peut prendre le droit de -me cracher à la figure, et se fâcher, par surcroît, si je ne me déclare -pas très honorée! - -Fernand avait baissé la tête. Il ne répondit rien. Il songeait que -certainement, la malheureuse ne mentait point, et que pourtant il avait -des désirs de meurtre au bout des ongles. Il poussa un profond soupir et -silencieusement, commença à se déshabiller. Ah! dormir, oublier, -s’anéantir! - -Il se coucha. Une lassitude immense l’envahit; sa colère était tombée. A -quoi bon? Et puis, quoi! Est-ce qu’un pantin désarticulé comme lui -pouvait se permettre le luxe d’une jalousie? ou d’une dignité? - -Ses yeux s’étaient clos, et tout de suite, il somnola; un pli de -souffrance barrait son front. Il murmura dans l’inconscience: - ---On n’en meurt pas! pour une fois!... - -Mésange, les mains croisées sur un de ses genoux, était restée sur le -canapé, les regards fixes, l’âme comme inerte. Tout-à-coup, elle sentit -sur sa joue, un baiser timide. C’était le petit Robert qui se rappelait -à son cœur. Elle le pressa sur sa poitrine avec passion. - ---Attends, mon chéri, je vais te laisser la place pour que tu dormes -bien. - -L’enfant répondit: - ---Non, maman, je ne veux pas dormir, puisque tu ne dors pas, toi. - ---C’est que moi, mon ange, j’ai du chagrin. - -Il supplia: - ---Maman, laisse-moi avoir ton chagrin avec toi. Je ne te gênerai pas. - -Il avait enlacé ses doigts aux doigts de sa mère, et jusqu’à l’aube, -Mésange, la tête de son fils nichée au creux de son épaule, pleura, -pleura... - - - - -XXXV - - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Et du temps passa!!! - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - - - - -XXXVI - - -Sur la grimpette criblée de soleil qui monte, entre deux talus, de la -rive droite du grand Morin au petit hameau de Juche-en-Haut, en -Seine-et-Marne, trois êtres, par une brûlante après-midi de juillet, -cheminaient, le corps plié en avant, les pieds trébuchant dans les -éboulis de pierrailles, trempés de sueur et rendus de fatigue. - -C’étaient un homme, une femme et un garçonnet, chargés, l’un, d’une -vieille valise, la seconde, d’un paquet noué dans une toilette de -couturière, et le troisième, d’une boîte à violon. - ---Je n’en peux plus! déclara tout à coup la femme, en se laissant tomber -assise sur le bord de la côte. Pas un souffle de vent n’agitait les -verdures roussies des plants de vignes, échelonnées, à perte de vue, à -droite et à gauche. - ---Encore un peu de courage! Voilà les premières maisons en vue. Il y à -la goutte à boire là-haut! répondit l’homme en essayant de plaisanter. -Il avait une triste figure rasée, sous un chapeau de paille déformé et -sali, et la femme, avec un gros soupir, allait se redresser sur ses -jambes lasses, quand le gamin, la face soudainement livide, s’affaissa, -à son tour, dans la poussière, en portant la main à sa poitrine, avec ce -seul cri: - ---Maman! - -Tous deux, le père et la mère, s’étaient déjà précipités. Mais l’enfant -rouvrit ses yeux qu’il avait fermés un moment. Un peu de couleur revint -à ses pommettes, et il dit: - ---Ce n’est rien. C’est au cœur que ça m’a fait mal... mais c’est -passé!!... - -Il sourit aux deux visages d’angoisse qui se penchaient sur lui, et -bravement se releva, tout à fait. - ---Allons! fit-il. Et, d’un élan vif, ramassant sa boîte à violon, il -reprit l’ascension, le premier, à pas rapides. - -Au bout de dix minutes, en effet, le trio débouchait dans la grand’rue -du village. Un village d’Ile-de-France, aux maisons basses, toiturées de -tuiles, et pareilles, aux deux côtés de la route. - ---Il faut maintenant trouver l’auberge à la mère Colin! émit en -soufflant et en tamponnant de son mouchoir ses cheveux défrisés, la -femme. - -L’homme, qui s’était assis sur la valise, et s’épongeait aussi de son -mieux, la rassura: - ---Ça ne doit pas être difficile à dénicher. Du diable s’il y a, dans ce -patelin-ci, plus d’une auberge! D’ailleurs, c’est en même temps le -bureau de tabac. Alors ça doit se voir comme le nez au milieu de la -figure! - -Et de fait, elle apparut bientôt aux yeux des voyageurs, reconnaissable -à son fagot de branches et à la carotte de régie, suspendus au-dessus de -la porte, la maison Colin (mercerie, épicerie, vins et liqueurs, tabac, -loge à pied et à cheval!) Ouf! Enfin! - -Dans le comptoir, une énorme femme, aux appas flottants, s’occupait à -corriger d’un coup de pouce, la trop juste honnêteté de sa balance, -employée, pour l’instant, à peser une demi-livre de vermicelle. Elle -leva sur les arrivants des yeux vifs de paysanne madrée et chaude, toisa -et jaugea son monde, puis, sans hésitation: - ---Vous êtes les acteurs qui venez pour la fête des moissons, hein? - ---Parfaitement, madame! - ---Eh bien! tout à l’heure, la bonne va vous montrer la salle. C’est -là-haut, au fond de la cour. Tâchez d’arranger ça! Maintenant, si vous -voulez vous rafraîchir, passez par ici!... - -Elle ouvrit une porte vitrée au fond de la boutique. Les «acteurs» -pénétrèrent dans une grande pièce carrée, d’où sortaient des chants et -des hurlements, une épaisse fumée et une odeur de choux aigres... - -Il y avait là, réunie et menant bombance, toute la jeunesse du pays, -vautrée sur des bancs autour de trois longues tables de bois. Les litres -de vin, les canettes de bière, et les petits verres de liqueur -fraternisaient dans un désordre poisseux. Et la bonne, une jeune brune -aux clins d’yeux sournois, évoluait de côté et d’autre, à travers le -tumulte, parmi les propos brutaux et les bourrades polissonnes, plus -attentive à ne point casser la vaisselle qu’à sauvegarder sa vertu. Un -solide coup de poing la vengeait seulement, de temps en temps, chaque -fois que la galanterie trop empressée d’un client lui faisait un bleu au -bras... ou ailleurs. - ---Marie! trois kirschs! - ---Une chopine de blanc, Marie! - ---Deux marcs! - -Les «gas» s’amusaient. Et allez donc! A la tienne! Ah! c’est que les gas -de Juche-en-Haut n’en craignent pas pour la rigolade! Dans toute la -région d’alentours, c’est eux qui se saoulent le mieux, oui, dame! Ce -n’est pas comme ceux de Vrilly-la-Butte qui ont peur d’un demi-setier! -ah! mais non! - -Les trois nomades s’étaient installés, comme ils avaient pu, sur un bout -de banc, à un coin de table. Et, tout de suite, après un silence subit -de quelques secondes, le charivari se déchaîna de nouveau, plus grossier -toutefois qu’auparavant et d’intonation nettement injurieuse! -Pensez-donc! Il y avait une femme qui avait l’air d’une parisienne! -Attends un peu! - -Un long jeune homme, conscrit de l’année, en casquette et en sabots, -mais adorné d’une cravate sang de bœuf du plus rare effet, se leva, et -avec des gestes intentionnels, et des grimaces dédicatoires, entonna un -refrain de troupiers en marche, le plus ignoble qu’il put vomir. - -Tous les «Juche-en-Haut» applaudirent bruyamment. Ça, c’était tapé, par -exemple! Qu’est-ce qu’elle prenait, la Parisienne! Et toutes les faces, -mufles de bêtes, museaux de brutes, congestionnées de joie et suantes de -gouaillerie haineuse, se fouinaient vers les étrangers. Ah! ah! -qu’est-ce qu’on leur mettrait! - ---Fernand! allons-nous-en, je t’en prie!... suffoqua Blanche. Elle se -retenait pour ne pas éclater en sanglots. Qu’avaient-ils fait à ces -gens-là? Pourquoi cette férocité gratuite, cette lâcheté sans motifs? -Robert, les traits bouleversés, se bouchait les oreilles de ses deux -poings menus. Fernand eut un sursaut de rage. - -Mais, à cet instant, Marie, la servante, prise de pitié, s’approchait -d’eux et doucement: - ---Venez, monsieur, madame, je vais vous mener dans la salle de bal; là -où vous jouerez ce soir. Ils sont saouls, vous savez, c’est jour de -fête. Faut les excuser! je vous servirai là-haut! - -Fernand, Mésange et Robert étaient déjà debout. Leur retraite fut saluée -par des vociférations sauvages; un chœur hurla: - - Tu t’en vas et tu nous quittes! - Tu nous quittes et tu t’en vas! - -Puis, l’on héla la patronne. On voulait avoir des renseignements. - ---Hé, madame Colin! - ---Arrivez un peu voir! - ---Qu’on vous cause un brin. - ---Qui c’est-il que ces paroissiens-là? - -Au fond, une vague inquiétude s’infiltrait dans l’esprit avaricieux des -ivrognes. Ces Parisiens étaient peut-être des bourgeois, venus pour -louer une bicoque dans le pays, et qui seraient bons à gruger, matière -exploitable pour l’habitant! Peut-être bien qu’on avait eu tort de les -charrier! - -Mais quand la grosse mère Colin eut exposé la vérité, ce fut un ouragan -de ricanements satisfaits et d’allégresse méprisante: - ---Ah! bien! à c’tte heure! Y avait pas d’erreur! - ---C’est des cabotins! - ---Des saltimbanques! - ---On peut y aller carrément! - -Un vieux vigneron aux mâchoires branlantes, éjecta entre deux crachats: - ---C’est cor plus gueux que nous, ces gueux-là! - ---C’est tout catauds et mendigots! - ---Moi, ce soir, j’y dis deux mots, à la grosse blonde! déclara le grand -gaillard qui avait chanté, tout fier encore du succès de son ordure. - ---Chiche! - -Ce fut un défi de tous les garçons qui étaient là. - ---Tope! - -Les mains claquèrent. Ah! ah! on allait rire. - ---Quoi! qu’est-ce qu’y à de drôle? C’est son métier, à c’tte femme, de -causer à tout le monde! opina le tailleur Pichois, un boîteux, la forte -tête du canton. Et les «Juche-en-Haut» se remirent à boire. - -Pendant ce temps, Fernand et Mésange édifiaient leur tréteau. Quatre -tonneaux dressés sur champ, deux à droite et deux à gauche, supportant -huit planches. On accédait à cette scène rudimentaire par une chaise -accostée à l’une des futailles. Robert, bien sage dans un coin, écrivait -sur une feuille de papier écolier, ce mot et ce chiffre: _Entrée: 25 -centimes._ Cela devait être affiché à l’entrée de la salle de bal. - -Cette salle de bal, carrée et assez vaste, avait été aménagée par la -mère Colin, négociante avisée, dans un ancien grenier, indépendant du -corps de bâtiment principal. On y arrivait par une sorte d’échelle de -meunier, où les filles, en grimpant, montraient leurs jambes. Source de -jovialité pour les garçons. On n’a pas tant de distractions à la -campagne! - -Un coupon d’andrinople, glissant sur une tringle qu’équipa Fernand, -constitua le rideau. D’en bas, le bruit des rires, des hurlements, des -couplets bachiques et des querelles entre rustres, montait sans -interruption. - ---Nous ferons bien une vingtaine de francs, dit Fernand en s’asseyant, -ça tient facilement quatre-vingt croquants, ce local! - -Il s’interrompit, pris d’une quinte de toux, puis: - ---Heureusement qu’ils ne doivent pas être difficiles par ici! Car, avec -ma laryngite, ils seraient volés! - -Il parlait d’une voix fêlée et rauque. Mésange, morne, murmura: - ---J’ai le trac. Ils ont l’air méchants, ces paysans? - ---Bah! fais comme moi. Enfile-toi une absinthe, une vraie purée... bien -épaisse; ça te remettra le cœur en place. Et le gosse aussi, il aura sa -petite mominette! Pas, Robert? - ---Oui, papa! c’est bon, ça fait chaud! répondit l’enfant. - -Ils en étaient là! - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Vers huit heures, la salle commença à se remplir. Balourds dans leurs -habits du dimanche, et se balançant sur leurs pieds, dans des -dandinements de canard qui voulaient être désinvoltes, les naturels -envahissaient peu à peu les bancs, rangés en travées parallèles devant -«le théâtre!» - -En dépit de leurs prétentions à la goguenardise, les gars étaient -impressionnés par la majesté du rideau rouge, qui leur cachait «la -scène». Tant de mystère, même banal, émeut les âmes les plus épaisses. -Cinq sous sont une somme qu’on peut débourser sans hypothéquer son bien, -et tout Juche-en-Haut se payait le spectacle. - -Soudain, et comme, chacun à peu près casé, le piétinement des gros -souliers faisant trêve et le brouhaha des paroles se calmant, tous les -yeux béaient vers l’estrade, un cri terrible, un cri qui n’avait rien -d’humain, un hurlement de bête égorgée, retentit derrière le rideau -fermé. - -Et celui-ci, glissant subitement sur sa tringle, on vit, échevelée, -livide, la bouche ouverte encore par son glapissement sinistre, -«l’actrice» à genoux auprès du corps étendu d’un enfant, tandis que le -«cabotin» sautait comme un fou dans la salle, en appelant: «Au secours! -au secours!» - -Voici ce qui s’était passé. - -Au moment où Fernand se préparait à commencer: - ---Tu y es? allons-y! Place au théâtre, disait-il à Mésange. - -Tout à coup, Robert, qui venait de tirer son violon de sa boîte, poussa -un profond soupir, lâcha son instrument, et comme une masse, tomba à la -renverse, de tout son haut, sur le plancher. Mésange s’élança. Il ne -bougeait plus. Les lèvres crispées, les prunelles fixes, les bras en -croix. C’est alors que la mère avait jeté sa plainte lugubre et que -Fernand s’était rué au milieu du public. - -Cependant le tumulte et le désordre étaient indescriptibles. Tout le -monde s’était dressé; les uns escaladaient les bancs, les autres -cherchaient la porte. Des femmes se lamentaient. Et à Fernand qui -demandait: «Un médecin! un médecin!» nul n’était en état de donner une -indication utile. La mère Colin, qu’il trouva sur le seuil, finit -pourtant par lui répondre, en hochant la tête: - ---Un médecin? ah mais non, dame! y en a point dans le pays! - -Hagard, Fernand était remonté sur son estrade. Il prit son fils dans ses -bras et le portant, se laissa glisser jusqu’en bas de l’échelle de -meunier de la «Salle des Fêtes». - ---Avez-vous un lit? Vite, un lit, de grâce! - -Mésange, décolletée et les bras nus, courait, en démence, à travers -l’établissement, heurtant les hommes, se cognant aux chaises, aux -tables, sans rien sentir ni rien voir. - ---J’nai point d’lit! déclara la grosse aubergiste, vous comprenez! c’est -la fête des moissons! à c’tte heure, tout est pris. - ---Mais alors... haleta Fernand. - ---Alors, tenez! posez-le là, c’petit! Y s’ra aussi bien qu’dans un lit. -C’est une syncope, c’est rien! Il va r’grouiller tout à l’heure. - -Elle offrait le billard, un vieux billard déteint et râpé, au-dessus -duquel elle alluma un bec de gaz, généreusement. - -Fernand y déposa Robert. Tout autour, les paysans, muets maintenant, -consternés et curieux, regardaient, les bras ballants. Et brusquement, -Mésange, amenée là au hasard de ses déambulations inconscientes, -s’écroula, d’un bloc, auprès du petit corps toujours immobile. Il allait -revenir à lui, n’est-ce pas? - ---Robert! mon bijou! mon chéri! Robert! Écoute-moi, tu m’entends, -voyons! - -Elle couvrait de baisers le visage insensible. Fernand pétrissait dans -ses mains les doigts fins et froids. Rien. Tous deux se regardèrent. Les -yeux de Mésange se dilataient graduellement, s’emplissaient d’une -horreur grandissante. Subitement, elle chancela, tournoya sur elle-même, -et d’une voix changée, d’une voix de fillette, étrange et enrouée, elle -balbutia: - ---Est-ce que?... est-ce qu’il est mort? - -A ce moment, Fernand tomba à genoux, et sa tête cogna le bord du -billard. Depuis quelques minutes, il sentait bien que le pouls ne -battait plus dans le frêle poignet. - -Et Mésange comprit aussi. Elle fit: Ah! et roula sur le parquet, -évanouie. Les gens de Juche-en-Haut, se glissant le long des murs, à pas -sourds et comme honteux, s’étaient esquivés. Le papillon de gaz, -au-dessus du petit mort, tremblotait, éclairant par saccades les coins -sombres de l’estaminet sordide. Au dehors, c’était le silence opaque et -la nuit des champs. Un chien aboya, très loin. Fernand ne pensait plus à -rien, à rien... - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Mésange et Fernand vivent encore. - - -FIN - - -ÉMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.) - - - - -A LA MÊME LIBRAIRIE - -DERNIÈRES PUBLICATIONS - - -COLLECTION IN-18 JÉSUS, A 3 FR. 50 - - Paul Acker A côté de l’Amour 1 vol. - Henri d’Alméras Les Sept Maris de Suzanne 1 vol. - Bertol-Graivil Le Monsieur de Madame 1 vol. - Michel Corday Des Histoires 1 vol. - Alphonse Crozière Le Jeune Marcheur 1 vol. - Lucien S. Empis Fors l’Amour! 1 vol. - Auguste Germain Le Carillon de Paris 1 vol. - Pau Héon Trois Semaines d’Amour 1 vol. - Pierre de Lano L’Ame du Juge 1 vol. - Camille Pert Nos Amours, nos Vices 1 vol. - Saint-Marcet Les Aventures amoureuses de Jean de - Saint-Lary 1 vol. - Julien Sermet La Voilette Bleue 1 vol. - Guy de Téramond L’Adoration perpétuelle 1 vol. - Pierre Veber Amour, Amour 1 vol. - Willy Un Vilain Monsieur! 1 vol. - -COLLECTION SIMONIS EMPIS ILLUSTRÉE, A 3 FR. 50 - - F. Bac Des Images 100 dessins, 1 vol. - Jacques Ballieu Contes aigrelets (illustrés par Engel) 1 vol. - Gaston Derys Les Amantes (illustré par M. G. Lami) 1 vol. - Henry Gerbault Ach’tez-moi, joli blond! 100 dessins 1 vol. - Albert Guillaume Madame veut rire 100 dessins 1 vol. - G. Maurevert La Bague de Plomb (avec nombreuses - illust.) 1 vol. - Guy de Téramond Schmâm’ha (illustré par Sandy-Hook) 1 vol. - A. Willette Œuvres Choisies 100 dessins 1 vol. - Willy A Manger du foin (illustré par - A. Guillaume) 1 vol. - Miguel Zamacoïs Articles de Paris (illustré par - A. Guillaume) 1 vol. - -COLLECTION D’ALBUMS IN-4º, A 5 FR. - - Ferdinant Bac Belles de Nuit 1 album. - Henry Gerbault Boum, Voilà! 1 album. - Albert Guillaume Mon Sursis 1 album. - M. G. Lami Entre Femmes 1 album. - Charles Léandre Nocturnes 1 album. - Hermann Paul Alphabet pour les Grands Enfants 1 album. - -COLLECTION D’ALBUMS IN-4º, A 3 FR. 50 - - Pierre de Lano et Reutlinger Nos Baigneuses 1 album. - Jean Darc Léon III et sa Cour 1 album. - -COLLECTION DES HUMORISTES, A 2 FR. - - Maurice Beaubourg La Saison au Bois de Boulogne 1 vol. - Paul Gavault Le Petit Guignol 1 vol. - Gustave Guiches La Femme du Voisin 1 vol. - - -Paris.--Typ. Ph. Renouard, 19, rue des Saints-Pères.--41784. - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VEDETTE *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, -and may not be used if you charge for an eBook, except by following -the terms of the trademark license, including paying royalties for use -of the Project Gutenberg trademark. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you -are not located in the United States, you will have to check the laws of the -country where you are located before using this eBook. -</div> - -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: La Vedette</p> - -<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Yvette Guilbert</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: November 8, 2021 [eBook #66695]</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div> - -<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))</div> - -<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VEDETTE ***</div> -<p class="c large b sans-serif">YVETTE GUILBERT</p> - -<h1>La Vedette</h1> - -<p class="c g">ROMAN</p> - - -<p class="c gap small">Tout exemplaire est numéroté au verso du faux-titre.</p> - -<p class="c"><span class="large">PARIS</span><br /> -H. SIMONIS EMPIS, ÉDITEUR<br /> -<span class="small">21, RUE DES PETITS-CHAMPS, 21</span></p> - -<p class="c small">1902</p> - -<p class="c small">Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, -y compris la Suède, la Norvège et le Danemark. S’adresser, -pour traiter, à M. H. Simonis Empis.</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c small top6em">ÉMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.)</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c i top6em">Il a été tiré de cet ouvrage :<br /> -Trente exemplaires sur papier du Japon numérotés -de I à XXX.</p> - -<p class="drap">Ces exemplaires sur papier du Japon ont été souscrits -par <span class="sc">M. A. Ferroud</span> (Librairie des Amateurs), 127, -boulevard Saint-Germain.</p> - -<p class="c i">Soixante-dix exemplaires sur papier de Hollande -numérotés de 1 à 70.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">AVANT-PROPOS</h2> - - -<p>Le Parisien du boulevard, client de passage ou habitué -de la Scala, de l’Eldorado, de l’Olympia et des -Folies-Bergère ne connaît guère, avec la Cigale, le -Concert Européen et le Divan Japonais où l’on grimpe -parfois, d’autres établissements où la chanson fait -florès.</p> - -<p>Il ignore que dans les quartiers excentriques, des -petites salles de bal, de conférences, de banquets, des -sous-sols de cafés et de troquets s’ouvrent à tous les -amateurs, chanteurs, ouvriers, petits employés venant -là chercher entre eux un semblant de petite gloire.</p> - -<p>Les arrondissements lointains sont remplis de guinguettes -joyeuses, pourvues d’une clientèle assidue, et -plus d’un chanteur connu a commencé sa carrière et -pris goût aux bravos dans une de ces petites cases… encouragé -par les camarades à lâcher le burin ou le marteau -pour les joies du tremplin qui les fait rêver tous ! -A Paris, tout le populo chante — mécontents et satisfaits.</p> - -<p>Je me souviens, quand j’étais petite fille, il y a de -cela vingt-huit ans ! (Tu vieillis, ma chère…) avoir demeuré -dans une maison voisine d’un café, où, le soir, -les gens du quartier se réunissaient et chantaient les -romances en vogue, accompagnées au piano par un -M. Petit, qui, du temps de Renard à l’Eldorado, faisait -répéter et chanter les artistes.</p> - -<p>Ce monsieur Petit était un personnage. Pensez -donc, il musiquait pour Amiati ! et ses conseils étaient -d’or : il chantait d’une façon très correcte, avec méthode, -très simplement, et d’une belle voix de baryton, -et je me souviens que mon père, amateur de -chansons, comme beaucoup d’hommes de son temps, -aimait à lui entendre dire le <i>Violoneux</i>…</p> - -<p>Que ces temps sont loin, mon Dieu ! Ai-je assez travaillé -depuis !!! Qui sait ? j’ai peut-être bien cent ans…</p> - -<p>Boulevard du Temple… Café Augeol, en face la -rue Saintonge… j’avais à peine huit ans, mais comme -ces souvenirs sont précis à ma mémoire !… une -grande salle, avec un piano à gauche, papa assis avec -deux médecins amis, écoutant ravis M. Petit chanter -son <i>Violoneux</i> et les <i>Bœufs</i> de Dupont.</p> - -<p>Et mademoiselle Marguerite Walin ! La belle blonde à -la peau mate, aux yeux clairs, qui ravageait les cœurs, -de la Place de la République aux Filles du Calvaire !</p> - -<p>(Une ouvrière lingère fatiguée de coudre).</p> - -<p>Celle-là chantait : <i>La Fille d’Auberge</i>, d’une voix -voilée, d’un charme étrange. On m’a conté que Petit -la fit entrer tout de go à l’Eldorado : le quartier en -aurait illuminé de joie ! Malheureusement Amiati -avait une place dans le cœur du public, et Marguerite -Walin, qui ne savait que la copier, dut se retirer et -partir dans des Russies plus ou moins honnêtes — où -la phtisie la prit à ses admirateurs… Pauvre belle -Walin !</p> - -<p>Près du cirque, était un autre temple de la chanson, -encore un café où le dimanche se retrouvaient les -mêmes personnes. Jamais je n’oublierai un ouvrier -ferblantier qui montait sur l’estrade, et grinçait d’une -voix qui semblait être un tambourin sur lequel on -fait sauter des trousseaux de clefs ! une de ces voix de -métal, qu’on obtient en mettant du fer et du papier -dans les intérieurs de pianos… pour faire danser les -Belle-Fatma. Il avait avec cela une horreur de tête… -Une chimère chinoise ! (ou japonaise) je ne sais au -juste, des yeux qui sortaient comme pour sauter par -terre… un nez énorme, large, avec des trous noirs -et poilus… une bouche en fente de broc, bref, une -telle tête de massacre, que papa, ignorant son nom, -l’avait surnommé « Massacro, » et le nom lui resta !</p> - -<p>Celui-là, grimacier et comique, chantait :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">J’avais dû mou…</div> -<div class="verse">J’avais dû mou…rir pour Charlotte !</div> -</div> - -<p>Je me le rappelle comme si c’était hier !</p> - -<p>Dieu ! le vilain ferblantier de chanteur ! Que j’aimais -mieux le coiffeur, peigné à la Rochefort, avec son toupet -carotte, sa figure de porcelaine, ses yeux éteints, -d’un bleu fané sale, comme en ont les pastels sur lesquels -on a passé la manche : il me semblait du dernier -bien !… et puis il chantait la tyrolienne ! et la -tyrolienne était mes amours !!! Ah les troulalaïtou de -ma jeunesse ! Lebassy ! Qui se souvient de Lebassy ?</p> - -<p>« Lise, rentrez dans votre mi-i-i-i…se »… et les troulalaïtou -à n’en plus finir ! C’était superbe ! Qu’est-il -devenu ? Et Massacro ? Et mon coiffeur ? Que tout cela -est loin, mon Dieu !</p> - -<p>Mon coiffeur et Massacro n’ont jamais dû dépasser -le périmètre de leur quartier ; d’autres, mieux doués, -se sont envolés vers des horizons plus lointains, mais -que de haltes, que de parcours lents et nombreux, -avant d’arriver à figurer sur l’affiche d’un établissement, -je ne dirai pas connu, mais simplement pas -tout à fait ignoré !</p> - -<p>Aussi quel soupir de joie quand l’un de ces braves -gens arrive enfin au but de ses voyages, à son entrée -dans un « Grand Concert » ! Dame ! c’est pour lui -l’avenir assuré, c’est-à-dire la province ouverte sur -toute la ligne… la France en long et en large à ses -pieds, quelquefois même l’étranger ! et pas besoin -d’être pour cela une vedette en vogue, non, il suffit — mais -cela est indispensable — d’être de la Scala, de -l’Eldorado, ou de l’Olympia, ou des Folies-Bergère, -c’est l’étiquette passe-partout !</p> - -<p>C’est beaucoup de travail, de peines, pour une -croûte de pain au bout de la vie… et encore pas toujours !… -c’est même rare…</p> - -<p>Le public parisien ne se doute pas que le monsieur -et la dame qu’il trouve embêtants, et n’écoute même -pas, entre huit heures et neuf heures du soir, deviennent, -dès qu’ils se déplacent, l’étoile et le favori de -toute une population qui les fête, à Lyon, à Marseille -ou à Bordeaux. Pensez donc ! ce sont des « artistes » -de Paris, et de la Scala encore !!! Et ce bon accueil réchauffe -leur zèle et console ces pauvres gens de ces -Parigots de malheur qui n’ont de sourires que pour -leurs favoris… Ah ! si on n’avait pas la Province ! on -finirait par croire qu’on n’a pas de talent ! Mais, Dieu -merci ! les départements sont là qui prouvent le contraire.</p> - -<p>Bonne province !!! Bons petits cabots piocheurs, et -si souvent découragés, allez, roulez, trottez sur les -routes, chantez et ramassez, là où on vous les donne, -les bravos que vous quêtez.</p> - -<p>Si quatre-vingt-six départements vous font la risette, -contre un seul qui vous boude, consolez-vous !… — et -dites-vous que déjà du temps d’Henri IV, Paris ne -valait qu’une messe ! et que ce sont les quatre-vingt-six -départements qui ont raison — et zut pour le -reste !</p> - -<p class="sign">Y. G.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<p class="c xlarge">LA VEDETTE</p> - - - - -<h2 class="nobreak">I</h2> - - -<p>— Mademoiselle Edmée va vous chanter les -« Coccinelles ! »</p> - -<p>Parmi le brouhaha des conversations, le grincement -des chaises remuées, le cliquetis des verres -sur le marbre des tables, cette annonce ne produisit -qu’un silence relatif.</p> - -<p>Cependant, émergeant du nuage de fumée qui -fanait les papillons des becs de gaz dont s’éclairait -la salle, mademoiselle Edmée se hissait déjà -sur la caisse d’emballage retournée, figurant la -scène, et les premiers accords de la romance de -Massenet vagissaient sur le clavier du piano -étique accoté à l’estrade.</p> - -<p>Et ceci se passait, rue Julien-Lacroix, dans le -sous-sol d’une boutique de marchand de vins, -temple lyrique, ce dimanche soir comme tous les -autres dimanches, de la société musicale « La Fauvette -de Ménilmontant ».</p> - -<p>Ce sous-sol était une sorte de carré long, au -plafond bas, où l’on accédait par un escalier en -colimaçon, sans cesse encombré par les montées -et les descentes du garçon qui, irrespectueux du -grand art, ne se gênait point pour couper les -meilleurs effets des monologues, et les plus brillants -traits des chansons, par des retentissants -« une grenadine au kirsch ! ça fait deux ! » ou -« un litre de blanc ! ça fait trois, » lesquels suivis -immanquablement des « chut ! » et des « à la -porte ! », vociférés par les auditeurs mélomanes, -déchaînaient un charivari plutôt impropre à la -parfaite exécution des chefs-d’œuvre…</p> - -<p>Mais, n’est-ce pas ? tout le monde ne peut pas -louer la salle de l’Opéra, et les virtuoses de la -Fauvette de Ménilmontant, heureux de faire apprécier -leurs belles voix, n’y regardaient pas de -si près. Qu’est-ce que ça faisait, pourvu qu’on -chante !</p> - -<p>C’étaient pour la plupart des petits employés, -des ouvriers, des commis de magasins ; quelques -jeunes filles aussi, qui domptaient leurs timidités -et jetaient éperdument à la figure du public -tous les chats qu’elles nichaient dans la gorge.</p> - -<p>Les familles de ces demoiselles et les copains -de ces messieurs venaient assister à leurs triomphes, -en sirotant des demi-setiers, des canettes -et des liqueurs à l’eau, laissant après leur absorption -des petits ronds poisseux sur les guéridons -de fer, jamais nettoyés — ou si peu !…</p> - -<p>Mais ce soir, peste ! c’était bien une autre paire -de manches que les soirs ordinaires… Des pancartes, -suspendues aux colonnes, proclamaient que -le prix des consommations serait, par exception, -majoré de dix centimes et qu’une quête serait faite -à la fin du concert. C’était au bénéfice d’une infortune -que la Fauvette, aujourd’hui, donnait de -tout son gosier !</p> - -<p>Même, outre les sociétaires habituels, <i>des -artistes des principaux music-halls de Paris</i> -avaient consenti à prêter leur concours ! On entendrait, -dans leur répertoire, l’incomparable comique -Lourbillon et la délicieuse Blanche Mésange, -des <i>Ambassadeurs</i> !</p> - -<p>Et ce programme n’était pas un leurre ! Ces -deux illustrations n’avaient pas fait faux bond. -Chacun pouvait les voir, en chair et en os, Blanche -Mésange surtout en chair et Lourbillon plutôt en -os, assis, non loin du piano, à un petit guéridon, -et buvant chacun un bock, comme de simples -mortels !</p> - -<p>A ne rien céler, l’incomparable comique Lourbillon, -depuis longtemps, ne daignait plus faire à -la capitale l’aumône de son prestigieux génie… -et, seuls, les modestes beuglants de province -avaient le bonheur et l’honneur de le posséder sur -leurs planches.</p> - -<p>Quant à Blanche Mésange, les fauteuils vides -et les banquettes désertes des levers de rideau -avaient été jusqu’ici, aux <i>Ambassadeurs</i>, son -unique auditoire.</p> - -<p>Ce qui, au fond, était injuste, car elle était vraiment -jeune, fraîche et jolie, blonde et grasse, et -si elle n’avait point chanté, elle eût été sans défaut.</p> - -<p>Mais allez donc faire comprendre à une femme -qui fait « <i>mal</i> » du théâtre qu’elle ferait « <i>mieux</i> » -du commerce, ou un métier quelconque ! jamais -elle ne vous croira ! Ce lui semblera impossible -de fabriquer de la lingerie ou des modes, alors -qu’il lui paraît si simple de faire la petite oie sur -les planches !</p> - -<p>Blanche Mésange et Lourbillon étaient les points -de mire de cent regards admirateurs, et vers eux -la reconnaissance de tout un quartier montait en -murmure ému.</p> - -<p>Mademoiselle Edmée, une brunisseuse, coiffée -d’un canotier de paille noire, d’une voix suraiguë -et d’un geste sans réplique, affirma :</p> - -<p>— Les coccinelles sont couché-é-es, et sauta -du perchoir du haut duquel elle avait sévi.</p> - -<p>— Une autre ! une autre ! cria-t-on soudain dans -un coin.</p> - -<p>— La ferme ! fut-il répondu d’un antre angle -de la salle.</p> - -<p>Quelques applaudissements assez maigres et -des « chut ! » plus énergiques se croisèrent.</p> - -<p>Les bravos partaient surtout d’une table où siégeaient -une vieille dame, qui dégustait une groseille -au vin, et un galopin d’une douzaine d’années -qui fouillait dans son nez d’un air pensif. -Quant à la personne qui, impoliment, avait réclamé -« la ferme ! » c’était une grande bringue en -cheveux, à peu près de l’âge de mademoiselle -Edmée, dix-huit ans, et à qui celle-ci, sans nul -doute, avait vendu des pois qui ne voulaient pas -cuire.</p> - -<p>Mademoiselle Edmée, d’ailleurs, ne pipa point. -Elle se contenta de grincer entre ses dents un -mot que seul, le pianiste put entendre : mot qui -évoquait tout le Sahara…</p> - -<p>Puis elle déclara :</p> - -<p>— Je ne sais plus rien ! et revint s’asseoir sous -l’aile de sa mère à côté de son jeune frère, et tous -trois entrèrent en conversation vive et animée -avec des haussements d’épaules méprisants. Fit-elle -pas mieux que de se battre ?</p> - -<p>Au reste, la guerre évitée en cette partie de -l’assistance éclatait brusquement dans une autre.</p> - -<p>— Notre camarade Paquet va nous chanter… -avait commencé le régisseur.</p> - -<p>— … La peau ! c’est pas son tour ! hurla tout -à coup une voix furieuse. Et une bagarre eut -lieu, au pied de l’estrade, subitement.</p> - -<p>Le camarade Paquet, un gigolo aux grâces -boutiquières, en veston court, col droit et cravate -Lavallière, venait de se lever à l’appel de son -nom, mais une grosse main s’abattit sur son -épaule et l’obligea à se rasseoir.</p> - -<p>— C’est à mon tour, à moi, Florent dit « Bat -d’Af » ! et, ici, c’est chacun son tour, comme au -guichet de la poste !</p> - -<p>Et l’ivrogne — car Florent, dit « Bat d’Af, » -était ivre à rouler — se mit à tonitruer, sans nulle -autorisation préalable :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">V’là l’Bat d’Af qui passe !</div> -<div class="verse">Ohé ! ceux d’la classe !</div> -</div> - -<p>C’était un grand diable de polisseur aux biceps -comme des gigots de mouton. Et c’était en vain -que le régisseur tapait sur le bois du piano pour -le faire taire :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Qui qui rigol’ra</div> -<div class="verse">Quand la classe,</div> -<div class="verse">Quand la classe,</div> -<div class="verse">Qui qui rigol’ra</div> -<div class="verse">Quand la classe partira !</div> -</div> - -<p class="noindent">continuait-il avec entrain et férocité.</p> - -<p>Blanche Mésange, très effrayée, s’était dressée, -toute prête à prendre ses jupes et la fuite. Lourbillon -n’en menait pas plus large, mais on est un -homme, n’est-ce pas ? il conservait sa place ; seulement -il était devenu vert.</p> - -<p>Cette double attitude illumina d’une inspiration -le cerveau affolé du régisseur. Comme Florent, -dit « Bat d’Af », renversait les chaises en la pantomime -échevelée dont il accompagnait son refrain :</p> - -<p>— Regarde, Florent ! tu fais peur aux dames ! -Nos invités vont prendre une drôle d’opinion de -la Fauvette.</p> - -<p>Ces paroles du régisseur calmèrent soudainement -l’ivrogne. Il se tut, tira sa casquette et s’avançant -vers la jeune femme, il bredouilla :</p> - -<p>— Respect au sexe ! On boucle sa boîte. Seulement, -je ne veux pas que Paquet chante ! Si il -chante, je le crève !</p> - -<p>— Bon ! bon, c’est entendu. Paquet ne chantera -pas ! Assieds-toi !</p> - -<p>— Je ne tiens pas à chanter, moi ! se soumit -le camarade Paquet qui tentait, mais en vain, de -redresser son faux-col écrasé.</p> - -<p>— Mesdames et messieurs ! dit alors le régisseur, -qui s’essuyait le front avec soulagement, — la -parole est à notre camarade Fernand !</p> - -<p>Une triple salve de bravos retentit brusquement, -à cette annonce. L’enthousiasme était -unanime et Florent, dit « Bat d’Af », lui-même, -rugit :</p> - -<p>— Oui, oui ! Fernand ! Fernand !</p> - -<p>Ce fut si spontané, si vif, si emballé que l’incomparable -comique Lourbillon en eut une crispation -vexée du menton, et chuchota à Blanche -Mésange :</p> - -<p>— Mâtin ! c’est une étoile, ce Fernand !</p> - -<p>— Il est gentil ! répondit Blanche.</p> - -<p>Il était gentil, en effet, ce Fernand qui venait -d’apparaître sur la scène minuscule et s’y tenait -debout, droit et svelte, sans embarras et sans -pose. Vingt ans, brun, une moustache légère retroussée -sur une bouche saine et bien meublée, -l’œil intelligent, le geste aisé, il n’avait pas encore -commencé que déjà tout le monde avait -fait silence. Il n’y avait pas à dire, c’était la coqueluche -du patelin ! Le garçon lui-même, arrêtant -ses clameurs barbares, attendait, bouche -bée, et sa serviette sous le bras, au bas de l’escalier.</p> - -<p>Ce qu’il fut tout de suite impossible de nier à -Lourbillon, c’est que cet amateur chantait avec -une méthode instinctive et une justesse d’organe -naturelle, que lui eussent enviées et que lui enviaient -déjà, là, à l’instant même, des « artistes -professionnels ». L’incomparable comique, au -reste, ne cacha pas son impression à sa compagne :</p> - -<p>— Il nous jette de la grille, ce crapaud-là ! -ronchonna-t-il.</p> - -<p>Blanche Mésange lui fit signe de se taire :</p> - -<p>— Laisse-moi écouter !</p> - -<p>Le fait est que c’était un charme d’écouter ce -Fernand.</p> - -<p>Ce qu’il chantait ? des machines quelconques, -<i>Petits Pavés</i>, <i>Petits Chagrins</i>, et autres balançoires -vibrant, au sortir de ses lèvres, d’une émotion -fine et contagieuse. — Sa voix tendre et -prenante enrichissait de tous les trésors de l’expression -la mollasserie des rimes et l’anémie des -mélodies. Quand il eut terminé sa première romance, -les applaudissements claquèrent, et Lourbillon, -en personne, élevant très haut dans les -airs ses deux mains compétentes, les choqua l’une -contre l’autre, ostensiblement.</p> - -<p>L’ovation ne fit que grandir, de morceau en -morceau ; Lourbillon élevait chaque fois ses mains, -mais, à la vérité, il ne produisait pas un effrayant -vacarme en les rapprochant… et ce n’était pas -elles qu’on entendait le mieux : son geste faisait -« semblant » de rapporter quelque chose… il -avait le bravo feutré… Les plus grands hommes -ont de ces petitesses !</p> - -<p>Blanche Mésange, elle, prise dans l’enthousiasme -universel, criait franchement « bravo ! » et -« bis ! » et comme Lourbillon, à un moment, esquissait -une moue de supériorité et sifflait :</p> - -<p>— Tout de-même, dix chansons, cela commence -à compter !</p> - -<p>Elle lui rétorqua, toute rose d’indignation et -tressautante de conviction :</p> - -<p>— Mon vieux, j’aimerais mieux l’entendre toute -la nuit que toi un quart d’heure !</p> - -<p>Ah ! mais !…</p> - -<p>C’était la meilleure des bonnes filles, cette -Mésange. Et la plus honnête ! Qu’on n’entende -point, par là, cette honnêteté physique dont se -targuent maintes femmes, qui, du reste, n’ont que -celle-là : vieilles filles moisies dans le célibat, à -qui leur virginité coriace confère, croient-elles, -le droit d’être méchantes, improbes, criminelles -au besoin ; mégères apprivoisées dont la fierté -est de n’avoir aimé personne et de haïr tout le -monde.</p> - -<p>De ces femmes dont les âmes sont si vulgaires -qu’elles ne considèrent l’acte d’amour que comme -une obscénité, et dont les cerveaux sont d’une -impureté telle, que leur pudeur n’est continuellement -mise en éveil que pour les indécences -qu’elles imaginent dans les gestes les plus bellement -humains !</p> - -<p>De ces pauvres femmes honnêtes, fidèles scrupuleusement -à leurs maris, non par tendresse -amoureuse où par devoir et conscience, mais à -cause de l’horreur, du dégoût, ou de l’ignorance -(et cela est encore pis !) d’une volupté qu’elles ne -ressentent et ne partagent point… Chattes échaudées -craignant l’eau chaude…</p> - -<p>Non, Blanche Mésange n’était pas honnête de -cette façon-là, mais elle était loyale, fidèle et -bonne, et si sûre en amitié !</p> - -<p>Et gobeuse !</p> - -<p>Certes, elle aurait plutôt pu aspirer au prix -Montyon qu’à la blanche couronne des rosières ; -mais, exerçant un métier où la fleur d’oranger -n’est pas de rigueur, elle était de celles dont on -dit : « Elle aime avec Un Tel. Rien à faire. »</p> - -<p>Et il n’y avait rien à faire, en effet. Très largement -aidée par « un ami », le comte Du Puy, -sénateur par hasard et marié idem, elle ne trompait -jamais cet heureux législateur, plus généreux -d’ailleurs qu’exigeant.</p> - -<p>Et puis, s’il faut tout dire, tant de vertu n’impliquait -pas chez elle un grand mérite. Grasse, à -vingt ans, comme une grosse caille, elle était -paresseuse avec délices, et les béguins, c’est si -fatigant ! C’est des tas de tracas, de préoccupations, -de pas et de démarches, de précautions à -prendre, de lettres à écrire ! Non, décidément, le -jeu n’en valait pas la chandelle. Et Blanche -Mésange était très sage. — Pourtant, en applaudissant -le jeune Fernand, quand celui-ci se décida, -enfin, à quitter le tréteau, elle le considéra avec -des yeux de sommeil… ou d’amour ; si lourds -de Qui sait !… et de Peut-être… et où il y avait -un peu moins de sagesse que d’ordinaire.</p> - -<p>Le vrai, c’est que leurs regards, à tous deux, -s’étaient rencontrés, et qu’elle ressentait tout à -coup comme un vif picotement dans le creux du -dos, et qu’elle rougit…</p> - -<p>C’était d’ailleurs à elle de chanter. Elle escalada -l’estrade, et envoya quelques-unes de ses -gaudrioles ordinaires : <i>La Puce ; Dis-moi où ça -m’démange</i>, et obtint un immense remerciement -de politesse. On la rappela, on la redemanda, et -elle fut ravie ! car, parfaite cabotine, malgré une -certaine intelligence et toutes ses qualités, elle -croyait fermement en son talent de cantatrice et -de comédienne et en attendait la Gloire ! O naïve -bonne petite Mésange aveugle !</p> - -<p>En fait, elle avait assez de vinaigre dans la -voix pour assaisonner les salades de toute une -saison, et articulait à la façon ingénue du -phoque.</p> - -<p>Mais elle était des <i>Ambassadeurs</i> (vous pensez !) -et avait bien voulu se déranger pour la Fauvette -de Ménilmontant ! La Fauvette de Ménilmontant -fit un gros succès à son bon cœur et à sa -jolie figure.</p> - -<p>C’était au tour de Lourbillon. L’incomparable -comique, encore que tout ulcéré par le souvenir -gênant de son jeune émule, voulut montrer à ce -public ignorant la différence qu’il y a entre un -blanc-bec et un maître ! Et, ma foi, comme il avait -du métier, et qu’aucune ficelle ne lui était étrangère, -depuis les années et les années qu’il promenait -son bâton de rouge et son blanc gras de -Carpentras à Lille et de Brest à Nancy, il décrocha, -avec son menton bleu, sa bouche sinueuse -et lippue, ses grimaces traditionnelles, la timbale, -lui aussi, et <i>enleva</i>, dans la gaîté, un -triomphe égal à celui que Fernand avait remporté -dans le sentiment.</p> - -<p>Acclamations, fous rires, trépignements, toute -la série des symptômes nerveux, observés, les -jours d’orage, à Bicêtre, à Charenton, et autres -asiles de louphoquerie humaine.</p> - -<p>Et les cuillères choquées contre les verres ! et -les soucoupes heurtées en cadence ! Ah ! bon Dieu ! -« M’as-tu vu à Ménilmontant ? »</p> - -<p>Et comme Lourbillon avait l’âme grande, dès -cet instant, il pardonna en son cœur à Fernand !</p> - -<p>Bien plus ! il lui vint la fantaisie de le connaître, -et, comme la salle se vidait petit à petit, le concert -étant fini (car, naturellement, n’est-ce pas ? c’était -lui, Lourbillon, dernier numéro, qui l’avait clôturé), -comme les sociétaires de la Fauvette fermaient le -piano, roulaient leur musique et réglaient leurs -consommations, l’incomparable comique avisa le -jeune amateur qui, demeuré assis dans un coin, -semblait le contempler de tous ses yeux.</p> - -<p>Lourbillon prit pour lui cette contemplation -qui, de vrai, s’adressait à Blanche Mésange, en -train de mettre son collet devant la glace du fond, -et flatté :</p> - -<p>— Eh bien, monsieur Fernand ! tous mes compliments, -vous savez ! lui cria-t-il, avec un signe -de la main plein d’une auguste cordialité ! Et il -ajouta :</p> - -<p>— Montez donc prendre un verre avec nous. -On étouffe ici !</p> - -<p>Dans ce sous-sol où vingt pipes, et combien de -mauvais cigares, sans compter les cigarettes, -avaient fait rage, l’atmosphère était d’une épaisseur -redoutable. Le garçon, d’ailleurs, éteignait -les becs de gaz.</p> - -<p>— Volontiers ! acquiesça Fernand, en se levant.</p> - -<p>Tous trois s’engagèrent dans l’escalier en colimaçon.</p> - -<p>— Quelle jolie voix vous avez, monsieur ! dit -Blanche Mésange qui montait la première, en se -retournant vers Fernand qui la suivait. Les cheveux -blonds mousseux, la bouche rose aux lèvres -grasses bien ourlées sur les dents claires et les -grands yeux bleus, très doux, caressèrent de leur -grâce vivante la pensée du jeune homme, vision -rapide dans la pénombre de cette ascension tournante.</p> - -<p>Trois bocks servis, l’instant d’après :</p> - -<p>— Et, avec une voix pareille, qu’est-ce que -vous faites dans la vie, jeune homme ? interrogea -Lourbillon affable.</p> - -<p>— Sûr ! que vous réussiriez au concert ! et -même au théâtre ! appuya Blanche Mésange avec -âme.</p> - -<p>Fernand sourit à la chanteuse. Il haussa légèrement -les épaules et répondit :</p> - -<p>— A la vôtre ! Oui, peut-être, si j’étais plus -jeune et que j’aie le temps d’apprendre. Ça m’aurait -plu vraiment ! Il est trop tard à présent ! -Chacun son métier !</p> - -<p>— Et quel est le vôtre, sans indiscrétion ?</p> - -<p>— Oh ! il n’a rien d’artistique, mon boulot ! Je -suis tailleur, ouvrier tailleur, pour être plus -exact. Je coupe des culottes, des redingotes et -des jaquettes. A votre service, si vous avez besoin -d’un veston, cher monsieur.</p> - -<p>Blanche Mésange fit la lippe, oh ! une mignonne -lippe d’enfant boudeur, et elle murmura, en tapotant -des doigts une valse vague sur le marbre de -la table :</p> - -<p>— C’est dommage !</p> - -<p>— Pourquoi ?</p> - -<p>— Pour rien ! si vous êtes heureux comme -cela…</p> - -<p>— Heureux ! sursauta Fernand qui s’enflamma -tout d’un coup : je ne dis pas que je suis heureux ! -Est-ce que nous autres, les travailleurs à -gages, nous pouvons être heureux ? Toujours à la -merci de la sottise des patrons qui nous font -payer leurs gaffes commerciales et rognent sur -nos salaires quand, par leur faute, leur clientèle -diminue ! Heureux ! Est-ce qu’on peut être heureux -dans une société où l’injustice règne et où -les petits sont éternellement mangés par les gros !</p> - -<p>Il s’animait en parlant, le sentimental « romancier » -de tout à l’heure. Ses yeux noirs s’aiguisaient -de pensée, et sa moustache frémissait -sur la ciselure délicate de sa lèvre supérieure.</p> - -<p>— Jeune homme ! prononça Lourbillon avec -autorité, vous faites de la politique !</p> - -<p>— Ah ! ouiche, j’en ai fait, mais ça m’a passé, -et ça n’est pas près de me reprendre !</p> - -<p>Il donna un coup de poing sur le guéridon.</p> - -<p>— Les hommes sont trop bêtes, aussi ! Vous -savez… non, vous ne savez pas, mais enfin vous -pourriez savoir qu’il y a eu, voici huit mois à peu -près, une grève des ouvriers tailleurs. A la fin, -ces exploités se révoltaient. Ils demandaient une -garantie, leurs places assurées, un minimum de -travail et l’abolition du marchandage ! Je peux -dire que j’ai été l’organisateur du mouvement et -le porte-parole de tous mes camarades. Ah ! bien, -oui ! ils m’ont tous lâché au bon moment ! et c’est -à grand peine que j’ai pu trouver à me caser, -après ! Aussi, ni, ni, c’est fini ! J’ai soupé de -l’apostolat !</p> - -<p>Blanche Mésange ouvrait sur l’orateur des -yeux bleus énormes. C’est qu’il était épatant, ce -garçon-là !</p> - -<p>— Madame, messieurs, il est l’heure. On -ferme ! vint annoncer le garçon rompant le -charme.</p> - -<p>— Bon, bon ! on s’en va ! Laissez ! fit Fernand, -en arrêtant la main de l’incomparable comique -qui se préparait à payer. Il continua :</p> - -<p>— Je suis trop content de ne pas vous avoir -trop ennuyé avec mes chansons pour ne pas vous -demander de me laisser en plus le plaisir de vous -offrir quelque chose !</p> - -<p>Sur le pas de la porte, Fernand serra les mains -de Lourbillon et de Blanche. Un fiacre passait à -vide. La jeune femme l’arrêta.</p> - -<p>— Au revoir, monsieur Fernand ! jeta-t-elle -en montant en voiture. Mais rappelez-vous ce -que je vous prédis. Vous serez peut-être un jour -notre camarade à nous ! Où veux-tu que je te dépose, -toi, Lourbillon ? Allons ! grimpe ! Au revoir, -monsieur ;… et les yeux accrochés sur le -sourire éclairé des trente-deux dents blanches -de Fernand, Mésange prit dans sa menotte dodue -et lisse la main souple et fine du jeune homme -qui tressaillit au contact de cette gaîne de chair -moite et chaude.</p> - -<p>Fernand resté seul regagna vite son logement. -Il était une heure du matin, sapristi ! et il lui -fallait se lever à six heures.</p> - -<p>Dans le fiacre qui emportait les deux « principaux -artistes de music-hall, » Lourbillon, goguenard, -glissa à Blanche Mésange, en allumant sa -cigarette :</p> - -<p>— Hé ! hé ! dis donc ! est-ce que ce ne serait -pas le fin pépin qui pousse… tu l’as beaucoup regardé, -ce Fernand ?</p> - -<p>— Tu es fou ! protesta Blanche. Moi ? Tu sais -bien qu’il n’y a rien à faire pour personne !</p> - -<p>— Il ne faut pas dire : « Fontaine… »</p> - -<p>— Tiens, tu m’assommes. Tais-toi. Je dors !</p> - -<p>Elle se rencoigna, en effet, dans le fond du -coupé. Mais elle ne dormit pas. Elle rêva.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">II</h2> - - -<p>Boulevard Saint-Denis, presque au coin du faubourg, -à deux pas de la porte Ludovico Magno, -c’est le Café de la <i>Chartreuse</i>.</p> - -<p>Un café ? Sans doute ! puisque des garçons en -tablier blanc y servent, quand on les leur commande — rarement ! — des -consommations ; puisqu’on y -voit une caisse et une caissière, des tables, des -chaises, des banquettes et un gérant.</p> - -<p>Mais surtout, c’est la petite Bourse des cabots, -le dock de la miseloque, la halle aux mentons -bleus !</p> - -<p>Faces blêmes, aux nez pincés, aux lèvres glabres, -bouches molles grimaçantes, yeux éraillés, -pâleurs et maigreurs, angoisse et famine, odeurs -d’estomacs creux et vides, foulards sales cachant -du linge usé et douteux, ce sont les joyeux comiques -sans emploi, les rigolos sur le pavé, les -chanteurs, les diseurs et les danseurs excentriques, -tous ceux qui le soir, aux lumières, demain -peut-être, en quelque bouiboui, dispenseront le -rire et la joie à un public qui les croit heureux et -qui les envie…! Pitres malades, paillasses moribonds, -faites les beaux, vous aurez du sucre…! -Cabriolez sans cesse et recabriolez… c’est vous -la gaîté qui passe !</p> - -<p>Et ils viennent là, chaque jour, à la <i>Chartreuse</i>, -en quête d’un engagement possible, à l’affût de -l’imprésario providentiel qui entre dans la boîte, -en coup de vent, ayant besoin pour Calais, pour -Saintes ou pour Brive-la-Gaillarde, d’un monologuiste, -d’un romancier ou d’une gommeuse.</p> - -<p>Car il y a les femmes, aussi.</p> - -<p>Pauvres filles !</p> - -<p>Livides, dans la cruauté du grand jour, le -sourire comme obligatoire, fugitif ou figé, rougi -au raisin, blafardes de poudre de riz à bon marché, -les paupières bleuies, les yeux en lunettes -noircies au crayon, elles attendent, elles aussi, debout -sur le trottoir, le bon plaisir du barnum qui -voudra bien utiliser les restes d’une jeunesse qui -file et d’une voix qui s’éteint.</p> - -<p>En plein hiver couvertes à peine de maigres -corsages ou de chemisettes claires, au cœur de -l’été étouffant sous des manteaux de vieilles fourrures, -souvenirs de jours plus prospères, mais -toujours casquées de chapeaux ronds, à plumes -tumultueuses ou à rubans ébouriffants, posés sur -des cheveux sauvagement frisottés et brûlés par -le fer ; parées d’une bijouterie puérile et désolante !</p> - -<p>Des petits ronds de porcelaine bleue, entourés -d’une verroterie blanche, leur donnent l’illusion -d’avoir les oreilles égayées de turquoises et cerclées -de diamants !… Enfantillages !</p> - -<p>Toute cette série de flèches, de losanges, -de cœurs Lère-Cathelain s’étale triste et terne -sur les poitrines. Les croissants surtout, les croissants -sont en faveur… Pauvres croissants de -toutes ces Dianes revenues bredouilles et désolées -de toutes les chasses, dont l’homme est bien -le dernier gibier !</p> - -<p>Qu’une extrême et méticuleuse simplicité leur -irait mieux que tous ces faux miroirs auxquels ne -se prennent plus les alouettes !…</p> - -<p>Leurs teints, couleur de dragée violettement -rosée, ne cachent pas sous les fards les petits -sillons creux de leurs soucis, de leur angoisse -des lendemains : leur maquillage, hélas ! ne sait -tromper personne, il n’est que la voilette de leurs -peines, il n’en est pas le masque.</p> - -<p>Et tous ces fiers efforts de dissimulation stigmatisent -sur leurs bouches vermillonnées la pudeur -de la souffrance… et c’est pour cette pudeur-là, -qu’il faut les estimer et les aimer, les braves -cabots, et ne point blaguer aigrement leurs naïves -vanités, leurs puérils orgueils, dans lesquels ils -se forgent des compensations !</p> - -<p>Écoutons-les, sans ironie méchante au coin de -la lèvre, sans hochements de tête et sans haussements -d’épaules, raconter, fièvreux, leurs prouesses, -imaginer des conquêtes et des triomphes !</p> - -<p>Qu’ils parlent d’eux, qu’ils croient surtout, qu’ils -croient longtemps, longtemps, à leur gloire, à leur -talent, et surtout au bonheur inestimable du succès… -Quand ils en auront, ils n’y croiront plus !</p> - -<p>Et tout ce monde, serré à n’y pas laisser tomber -une épingle, encombre le trottoir devant la -terrasse du café de la <i>Chartreuse</i>. Et ce sont des -rires, des papotages et des histoires !</p> - -<p>Car, ni eux ni elles n’avoueraient pour rien au -monde leur détresse, et tel qui n’a pas mangé depuis -la veille midi, narre avec force détails un -souper dont il fut, soi-disant, le boute-en-train, -hier, cette nuit, à l’Américain. Avec des femmes ! -à la roue ! Tandis qu’une énorme brune, aux chairs -croulantes, aux yeux ternes, toute la figure abominablement -lassée et triste, raconte, dans un -groupe, qu’elle a refusé, pas plus tard que ce matin, -cinq louis à un vieux dégoûtant qui voulait -l’embrasser en pleine rue :</p> - -<p>— « Tu comprends ! je n’en suis pas encore à -cinq louis près, heureusement ! » Et patati et patata…</p> - -<p>Mais les conversations ralentissent et tout à -coup, une femme crie : « Tiens ! Stellaire qui passe ! -on répète à l’<i>Eldorado</i> ! » et toutes de courir et de -regarder, ah ! de quels yeux brillants ! les heureuses, -les veinardes de la corporation, calées -dans leurs victorias, en grand tra la la de toilette -tapageuse, et qui, payées à raison de 40 à 50 fr. -par jour, dépensent 100,000 par an !</p> - -<p>… — En a-t-elle, hein ? de la chance, cette Stellaire ! -Avec sa figure sabrée, au milieu, d’une -fente énorme qui lui sert de bouche, ses yeux fins, -longs et étroits d’angora qui guette. — Une tête -de jeune chatte égyptienne qui aurait quitté les -gouttières d’Égypte pour celles de Montmartre ! — Une -Cléopâtre de bastringue ! — Elle a l’air dégringolée -d’une pyramide et de poser « le profil » pour -illustrations de sarcophages ! Piges-tu, dans cent -ans, quelle momie ! — Les quolibets s’arrêtent -là, car si Stellaire a des envieuses, elle n’a pas -d’ennemies, on la sait gentille et bonne camarade.</p> - -<p>Seule, la mère Cégain ronchonne, elle pense -qu’avec l’argent d’une seule robe de Stellaire, -elle aurait tout une garde-robe propre et à la -mode qui aiderait bigrement à son placement -dans une bonne petite boîte… au lieu de cela, elle -se crève dans le jour à ses cartonnages, des -boîtes à coller à vingt-cinq sous la douzaine.</p> - -<p>Heureuse encore de les avoir ! car, lorsque le -carton chôme, les gosses manquent de tabliers et -de bottines ; c’est pas ses cachets de 8 à 15 francs -qu’elle attrape tous les dimanches dans la banlieue -de Paris qui peuvent faire face à tout ! Son -mari, petit employé, ne gagne pas 10,000 francs -par an… et, dame, elle est bigrement contente -de toucher tous les samedis les 25 ou 30 francs -de ses petits cubes. — Le dimanche soir, après -la lessive faite du linge d’eux tous, elle file vers -les Asnières, ou les Raincy, débiter, avec succès -ma foi, les chansons mises à la mode par une -paire de gants noirs 6 ¾ chevreau glacé de la -Scala. Une vraie brave femme, cette mère Cégain, -bûchant, trimant, élevant ses quatre gosses avec -joie et gaîté, la parole leste et gauloise, une Madame -Sans-Gêne alerte, courageuse et vivante -comme le faubourg qu’elle personnifie de si amusante -façon. Ah ! la digne et brave petite femme ! -Elle attendait ce jour-là un arrangeur de concert -qui ne vint pas ! Six heures sonnaient à la bedaine -du nègre.</p> - -<p>Lourbillon, étendu nonchalamment sur trois -chaises, — le derrière sur l’une, le pied allongé -sur l’autre et le bras étreignant amoureusement -le dossier de la troisième, — Lourbillon voyait la -vie en rose, à travers l’absinthe-grenadine de -nuance fraise écrasée que le garçon venait de -poser devant lui.</p> - -<p>Lourbillon, du reste, était beau. Beau comme -un symbole.</p> - -<p>Mal rasé, en sorte que sa barbe, assez forte, -lui sortait de tous les coins du visage en petites -pointes bleues et offensives, la face remuée et -plissée incessamment d’une infinie quantité de -tics, qui donnaient à son masque la perpétuelle -agitation d’une figure de singe, il était chaussé -d’espadrilles, et coiffé d’un chapeau haut de -forme à bords plats, cavalièrement incliné sur -l’oreille.</p> - -<p>Une énorme cravate écossaise égayait follement -son complet beige à grands damiers. Et, de -moment en moment, il laissait de son avaloire -édentée tomber quelques récits et apophtegmes -que recueillaient d’autres privilégiés, mais de -moindre importance apparemment, installés dans -ses environs.</p> - -<p>— Monsieur ! — proférait-il, en s’adressant à -un vieux personnage tout décrépit, qui se trouvait -à sa droite et qui, d’ailleurs, semblait sourd, -car il écoutait béatement sans manifester la -moindre approbation ni la plus petite opposition, — monsieur ! -quand je chante ! c’est un silence : -en entendrait pousser le gazon !</p> - -<p>— Tenez ! un soir, à Tours, des jeunes gens, — mon -Dieu ! je ne leur en veux pas à ces gamins, -ils avaient peut-être bu, et puis, sans doute, ils -ne savaient pas que c’était moi qui chantais… — Bref ! -des jeunes gens avaient fait quelque bruit -pendant que j’étais en scène. Monsieur, on a -voulu les jeter à la Loire !</p> - -<p>Il fit une pause et ajouta :</p> - -<p>— C’est comme cela que se font les révolutions !</p> - -<p>Mais, tout à coup, cette fois sans s’arrêter à -considérer quel effet son récit avait pu produire -sur l’apathique vieillard, Lourbillon se dressa -sur ses espadrilles et d’un moulinet double de ses -deux grands bras, il imita le télégraphe optique, -à l’adresse d’un jeune homme, qui, à ce moment, -passait sur le boulevard.</p> - -<p>— Eh ! Fernand ! Monsieur Fernand ! hurlait-il, -en même temps, de cette criarde voix, dont, à -l’entendre, il eût entraîné le peuple à des destinées -meilleures.</p> - -<p>Le jeune homme se retourna à ce fracas, reconnut -Lourbillon, sourit, et se dirigea vers le -café. C’était bien le Fernand de la Fauvette de -Ménilmontant.</p> - -<p>Toujours svelte, élégant, avec sa fine tête -brune. Seulement, il portait le bras droit en -écharpe.</p> - -<p>— Qu’es à co ? s’enquit Lourbillon en lui faisant -une place à son côté.</p> - -<p>— Peuh ! rien ! expliqua Fernand, un bras -démis, ça n’est pas grave !</p> - -<p>— Mais, cher ami, vous ne pouvez pas travailler -avec ça !</p> - -<p>— C’est justement ce qui m’embête, car ce sera -encore long à se remettre, m’a dit le médecin. Et -dame ! vous pensez, mon patron n’a pas attendu -au lendemain pour me rendre à ma belle liberté ! -Quand un outil est cassé, on le jette, pas vrai ? -Je suis jeté ! Et voilà !</p> - -<p>Fernand parlait avec amertume. Il poursuivit :</p> - -<p>— Vous avez de la chance, vous autres ! Un -bras démis n’empêche pas de chanter ! Moi, c’est -la dèche d’ici quelques jours ! Et la noire, vous -savez ! Allez donc tenir les ciseaux de la main -gauche !</p> - -<p>Lourbillon l’interrompit :</p> - -<p>— Avant de vous désespérer, il faudrait voir à -voir, jeune homme ! Il n’y a pas que les ciseaux -dans le monde, que diable ! Vous rappelez-vous -ce que nous disions, Mésange et moi, le mois -dernier, à la soirée de la Fauvette, là-bas, à -Ménilmontant ?</p> - -<p>Au nom de la chanteuse, Fernand avait légèrement -tressailli… Il frisotta, de sa main libre, sa -moustache, comme pour cacher un sourire involontaire, -et répondit :</p> - -<p>— Bah ! c’était une plaisanterie !</p> - -<p>Mais Lourbillon s’emballait :</p> - -<p>— Une plaisanterie ? Du tout, mon petit ! Une -voix comme la vôtre, ça ne se trouve pas facilement ! -Et tenez ! je vais vous faire un aveu. Moi, -Lourbillon ! quand je vous ai entendu, j’ai été -jaloux de vous ! Ah ! ça vous la coupe, ça !</p> - -<p>Et il mit ses pouces dans les entournures de son -gilet. Il est certain que l’argument était décisif ! -Car on n’en ramassait pas à la pelle, des artistes -dignes d’exciter, ne fût-ce qu’une minute, la -jalousie de Lourbillon !</p> - -<p>Fernand, toutefois, demeurait sceptique. Il -avait de la modestie. Et ses triomphes d’amateur -ne lui avaient pas monté la tête.</p> - -<p>Devant trois pelées et six tondus, oui, il pouvait -briller, mais devant un public nombreux, sur -une vraie scène, dans une grande salle illuminée, -du haut jusqu’en bas, il sentait bien qu’il perdrait -tous ses moyens. On le chuterait, on le sifflerait, -et alors, il ne répondait plus de lui, il avait le -crâne près du bonnet, ça ferait du vilain !</p> - -<p>C’est ce qu’il expliqua tout à trac à l’incomparable -comique, avec beaucoup de franchise.</p> - -<p>— Des bêtises !… riposta celui-ci. Les sifflets -qui vous siffleront ne sont pas encore fondus, -cher ami ! Eh ! mais, en croirai-je mes yeux ! s’interrompit -Lourbillon, en se dressant, le chapeau -au bout du bras, agité comme un pavillon.</p> - -<p>Une urbaine aux roues caoutchoutées, drelin-drelinant -du grelot de son cheval, venait de halter -devant la Chartreuse, et il en descendait, empanachée -d’un chapeau mirobolant et gaînée de soie -claire sous un collet fanfreluché de dentelles, mademoiselle -Blanche Mésange, des <i>Ambassadeurs</i>.</p> - -<p>La jeune femme, qui n’avait encore regardé ni -à droite, ni à gauche, traversa vivement avec des -« pardon, monsieur ! » et des « pardon, madame ! » — qui -provoquèrent d’ailleurs quelques réflexions -désobligeantes (soyez donc polie !) — la foule -des pauvres cabots qui vont à pied, et aborda, -comme jadis au palais de Salomon la reine de -Saba, au seuil de la terrasse.</p> - -<p>Alors seulement, elle aperçut le chapeau de -Lourbillon et Lourbillon lui-même, et très vite, -sans prêter attention au compagnon de son vieux -camarade :</p> - -<p>— Tu n’as pas vu Garrigou, le compositeur ?</p> - -<p>— Garrigou ? Non. Il est peut-être à l’intérieur !</p> - -<p>— Je viens lui demander de faire la musique -d’une chanson qu’on m’a apportée. Je vais voir s’il -est là !</p> - -<p>Légère, elle pénétra dans le café, eut un bref -colloque avec la caissière et revint :</p> - -<p>— Il n’est pas arrivé, cet idiot-là ! J’ai soif, -mon petit Lourbillon. Je boirais bien quelque chose.</p> - -<p>Et elle s’assit, en tapant sur le guéridon du -pommeau d’or de son ombrelle.</p> - -<p>— Dis donc, Blanche… fit alors Lourbillon, en -clignant les yeux, ce qui, croyait-il, lui donnait -l’air particulièrement malicieux.</p> - -<p>— Quoi !</p> - -<p>— Tu ne dis pas bonjour à monsieur !</p> - -<p>— Quel monsieur ? Ah ! pardon, monsieur !… -monsieur Fernand ! s’empressa la chanteuse qui -devint toute rose. Et elle tendit la main au jeune -homme.</p> - -<p>— Mademoiselle ! balbutia celui-ci charmé. Et -ils n’en dirent pas plus long ni l’un ni l’autre.</p> - -<p>L’astucieux Lourbillon savoura un instant ce -silence bébête et joli. Puis il dit :</p> - -<p>— Tu ne sais pas ce que j’étais en train de -conseiller à notre jeune ami ?</p> - -<p>Blanche haussa doucement les épaules en signe -d’ignorance et regardant Fernand qui la regardait.</p> - -<p>— Oh ! vous êtes blessé ? s’enquit-elle avec -vivacité.</p> - -<p>— Justement ! poursuivit Lourbillon. Il a le -bras démis. Son patron l’a scié. Il va connaître -les joies amères de la purée noire et je m’exterminais -le tempérament à lui persuader de lâcher -son sale truc pour le nôtre !</p> - -<p>— Oh, oui ! Monsieur Fernand, dites ! s’écria -Blanche Mésange en sautant sur sa chaise et en -tapant des mains. Et, vibrante d’enthousiasme :</p> - -<p>— Ce serait si gentil ! Vous les mettrez dans -votre poche, vous verrez !</p> - -<p>— Mademoiselle, vous me tentez !</p> - -<p>La résistance de Fernand mollissait en effet sous -le feu des grands yeux bleus amusés et suppliants.</p> - -<p>— Ah ! si… s’exclama-t-il ; mais il s’arrêta dans -sa phrase en plein élan.</p> - -<p>— Si quoi ?</p> - -<p>— Si je pouvais être engagé dans le même établissement -que vous !</p> - -<p>— Là ! cria Lourbillon triomphant en se frappant -violemment sur les genoux, le voilà poussé, -le fin pépin ! qu’est-ce que je disais ?</p> - -<p>— Est-il bête, hein ? monsieur Fernand ? minauda -Blanche qui n’en pensait pas un mot.</p> - -<p>— Je veux dire… se troubla Fernand qui cherchait -à rattraper son audace.</p> - -<p>Du coup, Lourbillon le tutoya. Il sentait la -partie gagnée. L’amour, petit dieu malin, a eu -raison de bien d’autres obstacles que la faible -volonté d’un homme. Et il déclama majestueusement :</p> - -<p>— Tu veux dire ce que tu as dit et ce que -nous avons tous compris ! Et puis, en voilà assez ! -Enlevez, c’est pesé ! Enfant, tu es des nôtres ! -Garçon ! à boire !</p> - -<p>Fernand put s’assurer d’un coup d’œil, pendant -que l’on remplissait les verres, que sa franchise -ne déplaisait point.</p> - -<p>Blanche Mésange ne parlait plus, et demeurait -pensive, la tête un peu baissée sous son -grand chapeau fleuri. Un dernier rayon de soleil -attardé vint caresser un instant la blondeur -de sa nuque inclinée, et Fernand sentit que le sort -en était jeté, et qu’il devenait « artiste lyrique » !</p> - -<p>Pourtant, quelques objections pratiques se présentaient -encore à son esprit. Il confia à Lourbillon :</p> - -<p>— C’est que, cher ami, je n’ai pas d’habit -pour débuter, si je débute. Je possède ce costume-ci -et un vieux ! Et je n’ai pas d’argent ! -plus un rond !</p> - -<p>— Si ce n’est que cela, moi, je… interjeta -passionnément Blanche, dans un sursaut adorable -d’offrande. Elle avait relevé le front et, sous -ses cheveux dorés, ses yeux brillaient, heureux. -Mais elle n’insista pas et se mordit les lèvres, -très confuse, car Fernand, avec un recul de protestation, -s’effarouchait :</p> - -<p>— Non, mademoiselle, je vous en prie. Pas -cela !</p> - -<p>— Poire ! professa Lourbillon qui ajouta :</p> - -<p>— Ce détail n’a aucune importance. Si tu es -engagé quelque part, ce qui est inévitable, tu -trouveras tout de suite le crédit nécessaire pour -te nipper comme un prince du sang, si c’est ta -fantaisie. Ainsi, c’est entendu, demain…</p> - -<p>Tous trois se levaient, l’heure du repas sonnait -au Nègre.</p> - -<p>Les miseloqueux s’étaient peu à peu clairsemés, -le boulevard redevenait praticable devant la <i>Chartreuse</i>.</p> - -<p>Blanche Mésange, le bout d’une bottine sur le -marche-pied de sa voiture, s’attardait à serrer la -main de Fernand… Ah ! le devoir avant tout ! -mais le devoir a des tristesses, il fallait se quitter.</p> - -<p>Et Lourbillon poursuivit :</p> - -<p>— Demain, rendez-vous ici, à trois heures de -relevée. Tu ne chantes pas le même genre que -moi. Il s’ensuit que l’intérêt personnel n’entrave -en rien mon admiration pour toi, et que je veux -être ton parrain dans la noble carrière des arts !</p> - -<p>— Quel bavard ! soupira Blanche. Mais elle ne -se plaignait pas trop, car, durant tout ce discours, -elle tenait la main de Fernand dans la sienne. -Une petite femme si raisonnable ! Fiez-vous donc -aux antécédents !</p> - -<p>— Je te mènerai — poursuivait Lourbillon — chez -un agent lyrique de ma connaissance, Premierdi, -faubourg Saint-Martin, à qui tu en boucheras -un coin en lui donnant une audition et -qui te fera subito, j’en mettrais mes dix doigts -au feu, engager dans un endroit chic !</p> - -<p>Blanche s’était enfin résignée à monter dans -sa victoria caoutchoutée. Le cocher rendit la main -à sa bête. Drelindrelin, fit le grelot.</p> - -<p>— Tâche que ce soit aux <i>Ambassadeurs</i> ! insista -Fernand, prenant congé.</p> - -<p>— Oui ! tâche ! cria, de loin déjà, Blanche -Mésange emportée — drelin, drelin — au trot -de sa belle situation.</p> - -<p>Et Lourbillon, abandonné sur le rebord du -trottoir, bon vieux cabot indulgent, revenu de -tant de choses, rigola complaisamment :</p> - -<p>— Ah ! les petites canailles !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">III</h2> - - -<p>Faubourg Saint-Martin, une maison louche, -étroite, haute, de ces maisons à deux fenêtres -en façade qui semblent écrasées entre leurs voisines -et dont la porte, à un seul battant, s’ouvre -sur un couloir lépreux, où s’amorce un escalier -humide et sombre aux rampes gluantes, empuanti -de l’odeur des plombs.</p> - -<p>Au troisième étage, une pancarte de cuir noir, -tenue par des clous, porte en lettres blanches -cette double enseigne :</p> - - -<p class="c">L’ÉTOILE DES CONCERTS<br /> -<span class="small">ADMINISTRATION ET RÉDACTION</span></p> - -<p class="c"><i>La Sécurité</i><br /> -Agence lyrique.</p> - - -<p>A travers les murs de torchis, des tumultes -étranges sortent de ce repaire, assourdissant -parfois la maison, du rez-de-chaussée aux -combles.</p> - -<p>Mais la concierge est philosophe et n’en a cure.</p> - -<p>Ce sont des hululements pointus de voix de -femmes, modulant les notes de quelque scie en -vogue, des tonnerres de basses masculines, -roulant, comme des cailloux qui tombent d’une -charrette, les sonorités d’un grand air d’opéra, et, -tout le temps, un pianotage essoufflé, incohérent, -sans cesse interrompu, sans trêve repris.</p> - -<p>Ce sont, aussi, des fracas de querelles, des -cris, des hurlements, des plaintes. Et la dégringolade -brusque jusqu’à la rue de gens qui mâchonnent -des injures, tendent le poing, donnent -de la canne aux murs du corridor.</p> - -<p>Mais la concierge ferme les yeux et se bouche -les oreilles. M. Premierdi paye exactement son -terme…</p> - -<p>M. Premierdi, en effet, directeur de l’<i>Étoile -des Concerts</i>, organe hebdomadaire de l’art -lyrique -et, concurremment, de l’Agence la <i>Sécurité</i>, -n’est pas un bonhomme ordinaire. M. Premierdi -fut jadis un journaliste de haut vol, propriétaire -d’un grand quotidien, habitué des premières, -membre de plusieurs cercles, homme -politique presque éligible et homme de lettres -presque décoré. Depuis, il a eu des malheurs, -qui n’ont pas abattu sa fierté, mais qui lui ont -interdit bien des ambitions. Pris la main dans le -sac dans une affaire de chantage et condamné -par la justice de son pays, il a dû renoncer aux -longs espoirs et aux larges pensées ! Mais, merci, -mon Dieu ! il n’y a pas que cela dans la vie !… et -sitôt sorti du logement ombreux et gratuit que -pour un an les tribunaux lui avaient assigné -pour domicile, il a su se retourner et, plus avisé -que Jérôme Paturot, trouver très vite une position -sociale. Il s’est intronisé bienfaiteur des arts, -providence des débutants, distributeur de réclame -et marchand de gloire ! Et son petit commerce, -à part quelques accrocs, marche très bien.</p> - -<p>Justement, cet après-midi, il se présentait un -accroc. Lourbillon et Fernand, en pénétrant dans -le sanctuaire, dénoncés par la sonnette qui tintait -à chaque ouverture de l’huis, en perçurent, tout -de suite, une vague idée.</p> - -<p>Ils se trouvaient dans une petite pièce carrée, -lugubre, encombrée de casiers pleins de brochures, -sentant la pipe et la vieille poussière -et qui servait d’antichambre au bureau de M. le -directeur. — Pas de meubles ; aux murs, des -affiches aux tons gueulards, aux dessins inhabiles -représentant les faces et même les piles des -chanteuses en vogue, des comiques en vedette, -aguichant le public des rues par des œillades, -des gestes, des poses engageantes, appels continuels -à la foule, qui donnent aux murailles des -airs de faire la retape…</p> - -<p>Le piano s’était tu et l’on n’entendait plus que -le manifeste chambard d’une discussion plutôt -orageuse, déchaînée de l’autre côté de la cloison.</p> - -<p>Des voix gutturales, colères, sauvages, alternaient -avec une autre voix, onctueuse et papelarde. -Et de brusques coups de poing appliqués -sur des meubles scandaient la conversation.</p> - -<p>— Zut ! dit Lourbillon, il nous embête ! Entrons -tout de même !</p> - -<p>Dans le bureau de M. le Directeur, la scène -était épique. Dix Arabes, en burnous, leurs poignets -bistrés menaçants hors des linges blancs, -vitupéraient, en sabir, Premierdi, lequel, réfugié -derrière sa table, s’essoufflait en explications plutôt -confuses.</p> - -<p>— Tiens ! les Beni-Ben-Mouctar ! s’exclama -Lourbillon. Et il expliqua à Fernand :</p> - -<p>— Ce sont des acrobates tunisiens que Premierdi -a fait venir de là-bas. Ils n’ont pas fait le -sou à Paris, et il est probable que Premierdi a -mangé la grenouille et n’a plus l’argent pour -les rapatrier ! Sale histoire ! C’est qu’ils n’ont pas -l’air commode !</p> - -<p>Le chef des Beni-Ben-Mouctar, en effet, un -énorme hercule, dans toute la vigueur de la quarantaine, -aux yeux sanglants dans sa figure -brune, vociférait, en désignant d’un doigt maigre -le coffre-fort :</p> - -<p>— Toi pris à nous argent pour retour ! -Dans caisse-là argent ! Toi, rendre, voilà et -nous partir !</p> - -<p>Les neuf autres Beni-Ben-Mouctar, appuyèrent -énergiquement d’une approbation du menton -l’ultimatum du chef. Ils étaient d’âges différents. -Deux avaient trente ans à peu près, trois autres -de vingt à vingt-cinq ans, puis c’étaient deux -adolescents d’une quinzaine d’années et deux garçonnets -de dix ans. Mais, tous, avec les mêmes -regards noirs, fusillaient l’infortuné directeur de -la <i>Sécurité</i>, agence de tout repos.</p> - -<p>Et Premierdi était dans ses petits souliers.</p> - -<p>En effet, cet argent, il l’avait touché, parbleu ! -Il l’avait soigneusement retenu sur les -premières recettes, médiocres pourtant, hélas ! -des Beni-Ben-Mouctar. C’était, disait-il, dans leur -intérêt, par mesure de précaution, et pour leur -assurer un rapatriement facile. Mais il devait -être loin, cet argent-là, s’il courait toujours !</p> - -<p>— Patron, j’ai une idée ! articula soudain, -entre haut et bas, une espèce de colosse blond, -qui venait, comme d’une trappe, de surgir de derrière -une portière, drapée au fond de la pièce.</p> - -<p>— Ah bien ! c’est une chance. Dites vite ! -suffoqua M. le Directeur de la <i>Sécurité</i>, qui -épongeait son front chauve avec une visible -inquiétude.</p> - -<p>Le colosse blond, le premier commis de la -boîte, un Américain du Nord, nommé Smith, -cligna de l’œil et répondit :</p> - -<p>— Laissez-moi faire !</p> - -<p>Et avec une insolence de planteur domptant -des nègres, roulant ses larges épaules, et abattant -sur la table deux poings gros comme des -melons ordinaires, il commanda :</p> - -<p>— Un peu de silence, la tribu ! Tâchez de vous -coller le long des murs et d’attendre tranquillement. -On va s’occuper de vous !</p> - -<p>Matés, les indigènes reculèrent, selon l’ordre -donné. Lourbillon et Fernand, adossés, eux aussi, -à la cloison, ne pipaient plus.</p> - -<p>Et Smith, entraînant Premierdi dans l’angle le -plus sourd du bureau directorial, explique de -bouche à oreille :</p> - -<p>— Voici. Il s’agit de se débarrasser de ce paquet-là, -au plus juste prix. C’est très simple. -Vous allez d’abord expédier les chefs de famille, -le vieux-là qui est méchant et qui a appris à parler -français, ce qui est fâcheux, et les deux autres -gaillards qui en savent peut-être plus qu’ils n’en -disent. Trois voyages, quoi ! Ces trois raseurs -liquidés, on sèmera les autres, facilement. Que -le diable m’étouffe si les boys livrés à eux-mêmes -sont capables de s’y reconnaître ! S’ils -nous embêtent, une fois les hommes partis, il y a -le Dépôt, <span lang="en" xml:lang="en">by God !</span></p> - -<p>— Parfaitement ! parfaitement ! acquiesça Premierdi -qui souriait béatement.</p> - -<p>— Seulement, Smith, mon vieux, — objecta-t-il — vous -oubliez que le prix de ces trois -voyages, nous ne l’avons pas en caisse ! Si on -ouvrait en même temps le coffre-fort et la porte, -ça ferait un courant d’air !</p> - -<p>— Bah ! fit Smith, la mère des poires n’est pas -morte ! Tenez, qu’est-ce que je disais !</p> - -<p>Au seuil du bureau, apparaissait en ce moment, -glabre et maigre, un jeune homme qui, d’une voix -peu assurée, demanda :</p> - -<p>— Monsieur Premierdi, s’il vous plaît ?</p> - -<p>— C’est moi, monsieur.</p> - -<p>— Le Directeur de l’<i>Étoile des Concerts</i> ?</p> - -<p>— En personne ! répondit Premierdi à qui -Smith venait de pousser le coude avec allégresse.</p> - -<p>— Monsieur, je suis Clodomir, de l’<i>Européen</i>, -et je viens vous demander la faveur d’une insertion, -annonçant mes débuts dans un genre nouveau -pour moi. Je vais créer une pantomime et je -désirerais vivement…</p> - -<p>— Oh ! oh ! une insertion à l’<i>Étoile</i> ! comme -vous y allez ! s’exclama Premierdi. C’est que -nous sommes pleins, vous savez ! Il n’y a plus -une ligne à donner.</p> - -<p>— Je serais prêt — déclara le jeune Clodomir -avec anxiété — à payer ce qu’il faudrait.</p> - -<p>— On pourrait peut-être, interjeta Smith, faire -sauter l’article sur Polin, cette fois-ci. Mais -dame ! vous comprenez, ça vaut ce que ça vaut !</p> - -<p>— Ça vaudra ce que ça vaudra ! déclara héroïquement -Clodomir.</p> - -<p>— Smith ! commanda Premierdi, emmenez -Monsieur à la caisse et arrangez-vous avec lui. -Monsieur, c’est bien une faveur que je vous fais -et parce que toutes les tentatives artistiques m’intéressent ! -déclama-t-il, pendant que l’Américain -entraînait le mime de <i>l’Européen</i> derrière la -portière du fond.</p> - -<p>Les Beni-Ben-Mouctar, impassibles le long des -murs, attendaient avec fatalisme. Ce qui est écrit -est écrit ! — il était bien « écrit » sur leurs engagements -qu’une somme de… leur serait payée et -l’argent n’était pas venu… Mais à cela près, -n’empêchait qu’Allah était Allah ! et que Mohammed -était son prophète…</p> - -<p>Premierdi aperçut tout à coup Lourbillon et -Fernand, et, cordial :</p> - -<p>— Tiens ! Lourbillon, par quel hasard ! s’écria-t-il.</p> - -<p>— Je suis venu, cher ami, exposa Lourbillon -en s’avançant, vous présenter un jeune camarade -à moi, pour que vous l’entendiez, et je suis sûr -qu’après l’audition, vous me remercierez de vous -avoir amené un numéro de cet acabit.</p> - -<p>Premierdi jaugea Fernand d’un coup d’œil de -maquignon. Puis, très bref :</p> - -<p>— Un comique ?</p> - -<p>— Non. Un romancier !</p> - -<p>— C’est bien raplapla…</p> - -<p>— Une voix délicieuse !</p> - -<p>— Monsieur ! — jeta Premierdi à Fernand, -c’est vingt francs qu’il faut que vous déposiez !</p> - -<p>— Vingt francs ! sursauta Lourbillon.</p> - -<p>Fernand se reculait déjà, l’air gêné. Mais -Lourbillon le rattrapa par la manche.</p> - -<p>— C’est à prendre ou à laisser ! prononça Premierdi -avec flegme.</p> - -<p>Lourbillon tira un louis de sa poche.</p> - -<p>— Je prends ! — dit-il, — ou plutôt vous -prenez ! C’est égal, vous en avez une santé, -mon père Premierdi !</p> - -<p>— Laisse donc, tu me revaudras ça plus tard ! -souffla-t-il à Fernand. — Il ne sera pas dit que, -faute d’un louis, on aura mis la lumière sous le -boisseau !</p> - -<p>Sous la portière soulevée réapparaissaient -Smith et Clodomir. Clodomir, le chapeau à la -main, retraversa le bureau, s’inclina et disparut. -Smith chuchota, ricanant, à Premierdi :</p> - -<p>— Il a payé l’insertion : 50 francs ! plus un -abonnement à <i>l’Étoile</i> que je lui ai collé d’autorité : -25 francs. Ça marche !</p> - -<p>— Ça marche ! oui ! mais pas encore suffisamment. -Il faudrait un appoint sérieux.</p> - -<p>Smith se frappa le front :</p> - -<p>— Patron ! l’appoint, je l’ai ! seulement, il faut -que je vous fasse un aveu pénible.</p> - -<p>— Un aveu, Smith ?</p> - -<p>— Une confession. Voilà, voilà bien deux ans -que je n’ai pas expédié le service de <i>l’Étoile des -Concerts</i> !</p> - -<p>Premierdi bondit. Les voleurs n’aiment pas -être volés. Il foudroya Smith de ses yeux furibonds.</p> - -<p>— Bénissez le Seigneur notre Dieu, patron ! -car c’est cette circonstance qui vous sauve. Du -reste, vous n’avez rien perdu. Les abonnés de -<i>l’Étoile</i> ont trop le trac de s’y voir éreintés pour -protester. Ils achètent le journal, voilà tout. Et -c’est encore un bénéfice ! Mais cela n’est rien. -L’important, c’est que, n’ayant pas envoyé tout ce -papier, je l’ai conservé chez moi ! Et il y en a -bien douze mille kilos ! Depuis deux ans, songez -donc ! Ça représente de la galette, douze mille -kilos de papier ! <span lang="en" xml:lang="en">Paper is money !</span> C’est le voyage -de nos trois Arbicos ! Patron, remerciez-moi.</p> - -<p>Premierdi suffoquait. Mais il ne protesta que -faiblement. Il dit :</p> - -<p>— Positivement, Smith, vous m’épatez ! Enfin, -ce qui est fait est fait !</p> - -<p>Ce dialogue édifiant n’avait pas été sans estomaquer -Fernand quelque peu, mais Lourbillon le -réconforta. Et d’ailleurs, quoi ! la sagesse était de -ne s’étonner de rien ! et c’est pourquoi, quelques -instants plus tard, tandis que Smith emmenait -les Beni-Ben-Mouctar, après leur avoir expliqué à -sa manière l’ingénieuse combinaison qui les concernait — le -jeune homme, accompagné au piano -par l’universel Premierdi (cet honorable industriel -possédait tous les talents !) roucoula, de sa -voix la plus suave, les meilleures mélodies de son -répertoire. L’épreuve réussit à souhait, et, séance -tenante, le vieux crocodile lui fit signer un engagement -au concert des <i>Bateaux-Fleuris</i> (Auteuil-Point-du-Jour). -Dans trois jours, il débuterait.</p> - -<p>Ce n’était pas encore les <i>Ambassadeurs</i> ! mais -tout vient à point à qui sait attendre… dit-on. -Les cent paliers de la gloire se montent marche -par marche… et les phénomènes sont rares qui -peuvent enjamber plusieurs étages à la fois — si -ce n’est pour les descendre !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">IV</h2> - - -<p>La berge de la rive droite de la Seine, au Point-du-Jour, -sous le viaduc d’Auteuil, n’est peut-être -pas un rendez-vous de noble compagnie ; mais -elle est, toutes proportions gardées, un charmant -séjour, quand même, pour une foule de gens qui, -tout comme les gentilshommes de l’auberge du -Pré-aux-Clercs, doucement y passent la vie, à -célébrer le litre à seize et l’amour !</p> - -<p>Ce paysage nautique et excentrique, Trouville -des purotins, plage d’été pour bourses -plates, est égayé de mille attractions diverses.</p> - -<p>L’odeur des pommes de terre frites, l’arôme -vespéral des absinthes, les rugissements des -orgues tournants des manèges de chevaux de -bois, le grincement, sous les portiques des gymnases en -plein vent, des anneaux où se balancent -les trapèzes et les escarpolettes, la cloche des -bateaux-mouches, le sifflet des trains de ceinture, -tout cela se mêle et se conjugue en un charivari -de fracas et de senteurs d’une originalité brutale.</p> - -<p>Et puis, il y a les « concerts » !</p> - -<p>Ce sont, juste au débarcadère de la ligne Pont-d’Austerlitz-Auteuil, -des séries de bâtisses aux -prétentions de chalets, munies chacune d’une -salle de spectacle et d’une scène comportant, -s’il vous plaît, rideau, décors, portants, manteau -d’Arlequin, à l’instar de la Capitale, et des rangées -de fauteuils d’où l’on peut, tout aussi bien -qu’ailleurs, applaudir aux inepties en vogue et -aux chahuts les plus nouveaux.</p> - -<p>Le concert des <i>Bateaux-Fleuris</i> n’est pas -le moindre de ces sanctuaires artistiques ; et, ce -lundi-là, jour de gouape et de flemme, de balade -et de rigolade pour le Parisien des ateliers, toutes -les travées en étaient bondées, du parterre aux -galeries !</p> - -<p>Fernand, casé en cet établissement par l’astucieux -Premierdi, n’avait, en somme, pas trop à se -plaindre pour ses débuts. On ne l’avait pas -déporté dans un désert.</p> - -<p>Aussi, son trac était-il carabiné ! et, en attendant -son tour de paraître, regrettait-il déjà, dans -la coulisse poussiéreuse, son établi de tailleur et -ses grands ciseaux à étoffes…</p> - -<p>Pourtant, l’excellent Lourbillon, qui, afin de se -trouver là, avait renoncé à un beau cachet pour -Mantes (sept francs et le voyage), le réconfortait -de tout son zèle et lui prodiguait les encouragements -de son autorité. Peines perdues ! Fernand -se sentait les mains moites dans ses gants blancs -tout neufs.</p> - -<p>— Il me semble, confessait-il piteusement au -comique, que je ne pourrai même pas ouvrir la -bouche ! J’ai les mâchoires serrées, là, au milieu -des joues.</p> - -<p>Mais Lourbillon, haussant les épaules, supérieur :</p> - -<p>— C’est la fièvre d’avant les victoires, parbleu ! -Henri IV était comme cela, les matins de -bataille ! Seulement, lui, ce n’était pas resserrement, -au contraire ! Ah ! Ah ! (on est comique… -ou on ne l’est pas !)</p> - -<p>Mais Fernand ne se déridait pas aux facéties… -historiques du camarade. Tout à coup, drrring ! -drrring ! une sonnerie tinta, la voix de l’avertisseur -cria : « A vous, Fernand ! » et légèrement -poussé en avant, avec un affectueux : « Vas-y et -épate-les ! » le débutant se trouva devant le trou -du souffleur, face aux trois cents faces du public, -et vit brusquement se lever vers lui, comme pour -le battre, le bâton du chef d’orchestre : « Un ! -Deux ! Trois ! Partez ! »</p> - -<p>Derrière la scène, et les yeux collés à des déchirures -de la toile de fond ou aux interstices -des châssis du décor, les cabots de la maison, -hommes et femmes, guettaient leur nouveau -compagnon avec la sympathique attention d’une -bande de chats pour une souris égarée dans leur -grenier.</p> - -<p>Pauvre souris ! Pauvre Fernand ! Avec quelle -allégresse eût été accueillie la moindre note -fausse ! Mais cette joie fut refusée à ces messieurs -et à ces dames. A la fin du premier morceau, -une tempête d’applaudissements éclata dans la -salle, tempête à laquelle se mêla, de la coulisse, -le tonitruant bravo de Lourbillon ravi.</p> - -<p>— Qu’est-ce qu’il a, celui-là ? Il est fou ! grogna -l’actuel « romancier » de la troupe, en se -retournant avec mauvaise humeur. Ce cabot se -faisait la tête de Polin, parce qu’il s’appelait -Polas, anagramme de son vrai nom qui était -Salop, tout bonnement ; et le succès de l’intrus -n’était pas sans lui inspirer quelque inquiétude -au sujet de la sécurité de sa situation.</p> - -<p>Car, au concert comme ailleurs, ce n’est pas le -talent qu’on jalouse… c’est la place et l’argent -qu’on prend. La sympathie va plus volontiers à -un grand artiste pauvre qu’à un grand artiste -riche… et pas par compensation ou générosité ! -Non ! au contraire ! Il est des gens qui ne peuvent -plus dire du bien d’un artiste dès qu’ils -savent qu’il devient riche ! Ce sont de piteux -caractères, n’est-ce pas ? Mais les hommes se -méfient tellement les uns des autres qu’ils ont -inventé des lois et des règlements de police pour -se protéger contre leurs réciproques vulgarités ; -ils se savent de petites âmes, de petits cœurs et -de petits cerveaux, alors ils ont fait des juges, -des commissaires, des huissiers et des sergents -de ville ! Quel aveu !</p> - -<p>Mademoiselle Azemia, la « fine diseuse » (qui -confond toujours alibi avec contretemps et -épargne avec épave…), grande fille si plate, si -longue, qu’on l’appelle la « chanteuse à rallonge », -répondit d’une voix pointue comme ses coudes :</p> - -<p>— Tais-toi donc ! Tu vois bien que ce monsieur -est de la claque !</p> - -<p>— Et toi, de la clique, Bébé ! riposta Lourbillon -qui avait entendu.</p> - -<p>Mais Fernand avait recommencé à chanter et -un « chut ! » du régisseur, gros de menaces d’amende, -interrompit ce colloque au verjus.</p> - -<p>Encore une fois le public trépigna d’enthousiasme. -Les cannes s’en mêlèrent. Deux, trois -rappels ! Il n’y avait pas à dire mon bel ami, la -tape n’était pas accordée !</p> - -<p>Parmi les spectateurs, au cinquième rang, et -très emmitouflée dans une voilette mystère à -grands dessins, une dame, dont tout ce qu’on -pouvait affirmer, c’est qu’elle était blonde et potelée, -poussait de véritables cris d’extase et avait retiré -ses gants pour produire plus de fracas avec ses -mains nues. Du délire, quoi !</p> - -<p>L’heureux Fernand ne distinguait point ces -détails, enivré qu’il était de sa réussite et les yeux -brouillés d’émotion.</p> - -<p>Quand il rentra dans la coulisse, la froideur -glaciale des autres « artistes » put le renseigner, -mieux encore que la chaleur du public, sur l’authenticité -de sa victoire. Par contre Lourbillon -lui ouvrit ses bras, comme un père noble à la -grande scène de réconciliation, et le régisseur, le -tumulte continuant dans la salle, malgré le rideau -tombé, dut venir annoncer que M. Fernand aurait -un deuxième tour de chant, à la fin de la seconde -partie du concert.</p> - -<p>Bravo ! bravo ! bravo ! Rideau ! nom de Dieu !</p> - -<p>— Hein ? mon fils ! la goûtes-tu, la gloire ? la -goûtes-tu bien ? s’emballa Lourbillon, tout larmoyant.</p> - -<p>Le baryton Polas s’était contenté jusqu’ici de -sourire d’un petit air dédaigneux ; mais l’annonce -du régisseur sembla soudain l’inciter à une détermination -farouche. Il cracha violemment sur le -plancher, et après avoir presque bousculé Lourbillon -et son élève, il s’élança au dehors, en -marmonnant :</p> - -<p>— Attends un peu ! J’te vas en fiche, moi, un -second tour de chant !</p> - -<p>Car la musique n’adoucit pas toujours les mœurs. -Le baryton Polas, avant de charmer les oreilles des -hommes, sur les bords fleuris qu’arrose la Seine, -avait mené la viande aux abattoirs de la Villette. -Il avait, avant l’habit noir et le plastron blanc, -porté la veste bleue et le tablier rouge, et s’était -connu boucher avant qu’on le connût chanteur.</p> - -<p>Il avait gardé de nombreuses relations dans -son ancien monde, et malgré l’élégance acquise -de ses manières et la parfaite aristocratie de son -langage d’aujourd’hui, il était encore mieux à -l’aise avec Bubu de Montparnasse qu’avec le -comte d’Haussonville et préférait le largonji des -loucherbèmes au vain papotage des salons… où -les duchesses étaient des poires… dont il n’aurait -pas voulu se payer les pommes !… (O virtuosité -de la langue française !!) Justement, beaucoup -de ses amis — il disait « poteaux » dans l’intimité — exerçaient, -à deux pas des <i>Bateaux-Fleuris</i>, -sur la berge, une foule de métiers modestes, -quoique lucratifs : le bonneteau, la passe anglaise, -la rouge et la noire !</p> - -<p>D’autres camarades à lui, trop beaux pour -faire quelque chose, venaient souvent, le lundi, -et les autres jours aussi, du reste, villégiaturer -dans ces parages. Et Polas songeait que ces -messieurs n’avaient pas leurs pareils pour -organiser un boucan, souffler dans des clefs -forées, et chiper aux pattes une réputation naissante.</p> - -<p>— Ça sera rare — marmonnait l’ulcéré gentleman, -longeant le fleuve, en sifflet, tube et -escarpins — si je ne dégote pas par là le gros -Victor et sa tierce !</p> - -<p>Le gros Victor et sa tierce, c’est-à-dire cinq ou -six de ses copains, étaient en effet, non loin du -viaduc, dans le fossé des fortifications, allongés -le ventre dans l’herbe et la cravate lâche, se -laissant vivre !</p> - -<p>— Tiens ! ce vieux Salop !</p> - -<p>— Polas !</p> - -<p>— De cœur !</p> - -<p>— Il passe, et repasse !</p> - -<p>— Et le voilà !</p> - -<p>Le baryton des <i>Bateaux-Fleuris</i> expliqua sans -plus tarder « ce qui l’amenait ». Il y avait un -sale petit <i>type</i>, avec une voix de grenouille, qui -voulait lui soulever sa place au concert. Il fallait, -dare dare, aller lui faire ramasser la pipe — lui, -Polas, se chargeait de placer les frères mirontons ! — et -chuter ce Fernand de malheur, de -façon à lui ôter pour toute sa vie l’idée et le goût -de montrer sa viande sur les planches !</p> - -<p>C’est ainsi (tout se recommence !) que les -amis de Pradon montèrent jadis une cabale -contre la <i>Phèdre</i> de Racine.</p> - -<p>Dix minutes après, les amis de Polas étaient à -leur poste, assis en rang d’oignons sur des -chaises supplémentaires. La pancarte, à droite -de l’orchestre, glissée dans sa rainure par la -main experte du contrebassiste, annonça : Fernand ! -et un murmure flatteur courut dans l’auditoire.</p> - -<p>Fernand parut, on applaudit.</p> - -<p>Mais alors, le gros Victor émit tout haut cette -appréciation :</p> - -<p>— Oh ! la ! la ! c’tte gueule !</p> - -<p>Et derrière lui, la tierce approuva en chœur :</p> - -<p>— C’qu’il est moche, c’t’outil-là !</p> - -<p>— Assez ! taisez-vous ! la ferme ! protestèrent -cependant plusieurs spectateurs furieux et scandalisés.</p> - -<p>Mais la plus furieuse et la plus scandalisée, -c’était la dame blonde et potelée du cinquième -rang des fauteuils. Elle avait brusquement relevé -sa voilette mystère, et foudroyait de ses yeux -bleus (les yeux bleus de Blanche Mésange en -personne) l’impertinent gros Victor.</p> - -<p>Et comme celui-ci, roulant les épaules, demandait -en goguenardant à ses interpellateurs :</p> - -<p>— Quelle ferme ?</p> - -<p>— La vôtre, espèce de barbeau ! glapit, exaspérée -et toutes griffes en avant, l’admiratrice de -Fernand.</p> - -<p>Dès lors, ce fut réglé. Si le baryton Polas avait -grandi à la Villette, la divette Blanche Mésange -avait poussé à Charonne, Aussi le gros Victor en -prit pour son grade. Soutenue et encouragée par -la salle tout entière, la douce enfant lui vida sur -la tête une hottée d’épithètes choisies. Et la ritournelle -de la chanson de Fernand n’était pas encore -terminée, que les cabaleurs, expulsés par -l’indignation générale et la menace universelle, -étaient obligés de décamper, non sans avoir encaissé -quelques bourrades. A la porte ! à la porte ! -les marlous !</p> - -<p>Et Fernand chanta, n’ayant perçu de cette exécution -sommaire, qu’un léger brouhaha et sans -avoir vu — l’ingrat ! — la vaillante paludine, -championne de sa gloire !</p> - -<p>En revanche, le gros Victor, lui, l’avait bien -regardée, pour la reconnaître au besoin, et le besoin -s’en faisait sentir ! On allait y secouer les -puces, à cette paillasse-là ! A-t-on jamais vu une -morue pareille ! Et dessalée, oui ! avec ses belles -fringues ! Attends un peu !</p> - -<p>Ce langage, pour n’être pas celui des cours, -est indiscutablement celui des Ponts…</p> - -<p>Aussi, quand le concert prit fin et que Blanche -Mésange, discrètement, se dirigea vers l’embarcadère, -car il n’entrait pas dans son plan de se -faire reconnaître par Fernand, — elle était venue -là, est-ce qu’elle savait seulement pourquoi ? et -si elle s’en doutait, se l’avouait-elle ? Non, bien -sûr ! — il y eut tout à coup une poussée dans la -foule, et la chanteuse se trouva instantanément -entourée par une dizaine de voyous en tricots marrons, -bouchers le jour et rôdeurs la nuit, de filles -en cheveux, dont la coiffure à la chien ne varie en -rien, qu’elles soient du White Chapel de Londres, -du Bowery de New-York, ou des Fortifs parisiennes — pour -quelle raison se coiffent-elles -toutes semblablement…? Est-ce une enseigne internationale ? — gigolettes -et gigolos, dont les -propos grossiers, cyniques, s’abattirent sur elle, -dru comme grêlons.</p> - -<p>Éperdue, Blanche tournait sur elle-même, tentant -vainement de forcer le cercle de ses persécuteurs. -Et déjà les mains devenaient brutales, les -yeux mauvais et les mots plus boueux, quand soudainement, -à droite, à gauche ! pan ! pan ! deux -coups de poing providentiels abattirent deux des -malandrins ; Blanche fut débloquée et vit à ses -côtés, s’escrimant vaillamment du biceps et du -jarret, Fernand et Lourbillon.</p> - -<p>Ils passaient, gagnant eux aussi le bateau, -lorsque ce rassemblement insolite avait attiré leur -attention, et qu’à leur immense stupeur, ils avaient -d’un coup d’œil reconnu, en péril, leur jolie camarade. -Tous deux s’étaient compris d’un regard -et avaient immédiatement couru sinon au canon, -du moins aux gnons !</p> - -<p>Surpris d’abord, le gros Victor et sa tierce s’étaient -vite remis d’aplomb, et quoique Lourbillon -et Fernand fussent assez robustes, l’un, plus très -jeune, et l’autre, avec son bras à peine remis, devaient -fatalement succomber, malgré l’appui que -leur prêtait, à grands coups d’ombrelle dans les -figures, Blanche Mésange qui, en même temps, -ne cessait de crier : « Au secours ! A l’assassin ! » -d’une voix qu’on entendait certainement jusqu’à -Grenelle !</p> - -<p>Inutile de dire que les badauds, dès les premiers -coups, s’étaient héroïquement dispersés, selon -le principe du bourgeois parisien « qu’il faut -laisser ces gens-là régler leurs affaires entre -eux ! »</p> - -<p>Heureusement les clameurs de Blanche avaient -été entendues sinon à Grenelle, du moins à Auteuil, -car, tout à coup, six agents dégringolèrent l’escalier -du pont avec un grand bruit de bottes.</p> - -<p>— Vingt-deux ! hoqueta un des combattants, et, -comme un vol de moineaux, la bande s’éparpilla, -pfut ! et disparut. Deux corps restaient pourtant -étendus sur le terrain : Fernand, qui au dernier -moment de la bataille avait reçu, au côté, un formidable -coup d’os de mouton, et le gros Victor, -lequel, ayant avalé avec son œil gauche le bout -de l’ombrelle de Blanche, s’était évanoui de douleur -et n’avait pas repris connaissance.</p> - -<p>Chez le commissaire, on s’expliqua. Le gros -Victor fut dirigé sur l’infirmerie du Dépôt. Son -compte était bon ! Quant à Fernand, il avait une -côte enfoncée. État grave nécessitant des soins. -« A l’hôpital ! » ordonna le magistrat.</p> - -<p>Mais, à ce mot, Blanche Mésange bondit.</p> - -<p>— Jamais, monsieur le commissaire ! Si vous -m’y autorisez, j’emmènerai monsieur chez moi, -voilà tout !</p> - -<p>— Hem ! hem ! fit Lourbillon, discrètement.</p> - -<p>Le commissaire sourit :</p> - -<p>— Si personne ne voit d’inconvénient à cela, -mademoiselle, moi, je vous y autorise pleinement.</p> - -<p>— Oh ! merci, monsieur le commissaire !</p> - -<p>Blanche était dans le ravissement, le <i>rôle</i> -d’ange gardien et de sœur hospitalière l’emballa -pour la jolie préface qu’il allait mettre au roman -d’amour qu’elle pressentait inévitable entre elle -et Fernand…</p> - -<p>Dans le fiacre qui les ramenait au pas, à Paris, -Lourbillon, assis sur le strapontin et qui regardait -la tête pâle de Fernand presque inanimé retomber -sur l’épaule de la jeune femme, dit, tout -à coup :</p> - -<p>— Ah ! ça ! mais c’est très joli, tout ça ! Mais -comment va le prendre ton sénateur ?</p> - -<p>Elle réfléchit une minute, et ajouta :</p> - -<p>— Il ne le prendra pas… il le laissera !</p> - -<p>— Mais c’est la dèche pour toi, ça, ma fille, -sursauta Lourbillon.</p> - -<p>— Eh bien ? Et puis après ? fit lentement Mésange.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">V</h2> - - -<p>L’abat-jour rose de la lampe estompait de langueur -le profil amaigri de Fernand, couché dans -un grand lit aussi large que long, sous une courtepointe -de satin et sur des oreillers fanfreluchés -de dentelles.</p> - -<p>Blanche Mésange entra sur la pointe des pieds, -en peignoir, en pantoufles, et les cheveux défaits. -Un petit cartel, sur la cheminée, sonna dix -heures.</p> - -<p>La soirée était silencieuse. A peine si, à travers -les épais rideaux fermés des fenêtres, le bruit -d’un roulement de voiture, de loin en loin, montait.</p> - -<p>Mésange était là… hypnotisée par les mains -de Fernand, qu’il avait telles qu’elle les aimait… -longues, moelleuses et fines, les doigts ronds, effilés, -les ongles durs, brillants et bombés, dont -Mésange avait fait une toilette minutieuse pendant -les sommeils profonds du blessé… Que ces -mains lui plaisaient ! Comme elle en pressentait -la joie sur sa chair d’amoureuse, le frisson sur -sa nuque !… Comme elle en devinait les timidités -impatientes, les indiscrétions, les caresses lentes, -les souplesses chaudes et moites, les contacts -affolants !… Car, il y a des mains d’amour comme -il y a des chairs d’amour, des mains si voluptueuses ! -et les doigts voluptueux sont les baisers -du bout des bras… des mains froides aussi… des -mains gaies, tristes, grotesques, comiques, tragiques ! -poilues, velues comme des araignées et -des pattes ! des mains spirituelles et des mains -bêtes, bonnes et chipies, et sympathiques et antipathiques, -des mains si tendres !… et des mains -si dures ! des frôleuses et des chastes, des mains -combattantes, des mains résignées de victimes, -dolentes et ouvertes, comme celles de la statue -d’Élisabeth d’Autriche, à Salzbourg ; des mains de -croix, des pauvres mains de martyre qui pressentent -le clou, des mains si faibles, si pitoyables -qu’elles auraient dû désarmer les doigts féroces, -formidables et fermés, les doigts bougeurs des -assassins et des marlous…</p> - -<p>Comme les bouches, les doigts ont leurs mystères… -leurs attirances… et leurs secrets, et Mésange, -immobile et comme fascinée, admirait -aussi les lèvres de Fernand, en observait le sourire -d’émail, la ligne arquée, ronde et lisse, la -muqueuse humide et rouge, ombragée d’une petite -moustache. Ah ! la belle bouche ! Jeune et fraîche, -aux ivoires intacts, propres et sains !</p> - -<p>— Des dents aussi belles que les miennes, pensait -Mésange… et sa volupté, latente jusqu’ici, -s’éveillait, irritée, aiguë, devant cette bouche tentatrice, -qu’elle pressentait amoureuse et gourmande, -éclairant le visage de Fernand d’un -étroit soleil d’émail luisant et vivant !… Cette fois, -vous êtes amoureuse, Mésange !…</p> - -<p>— Quelle différence entre ces lèvres-là et certaines -autres bouches… Celles en biais des ironistes -méchants et des voyous, gicleuses de -rosseries et de crachats ; bouches lippues et saignantes -des fêtards et des impudiques ; bouches -cracheuses, postillonneuses ; bouches à tout faire -des hommes prostitués, bouches à baves épileptiques, -bouches avachies et puantes des piliers -de cafés, mangeurs de fumée et buveurs d’alcools, -rappelant le port de Marseille en temps -de peste ! Ameublements de gencives, cassés, -pourris, noirs, jaunes, nauséabonds ! et qui, c’est -inimaginablement vrai, trouvent quand même -d’autres bouches de bonne volonté, pour les respirer -et les aimer, sans autre charité humaine que le -plaisir qu’elles y trouvent ! Amour de la charogne -et de la pestilence ! Mais les femmes n’ont ni goût, -ni dégoût, a dit Théophile Gautier ! Et les -hommes, nés malins, sont parvenus à leur faire -croire qu’ils ont le droit d’être salement laids ! et -les bétasses ont gobé cela ! Ah ! les roublards !</p> - -<p>Fernand fit un mouvement et ouvrit les yeux.</p> - -<p>— Comment vous trouvez-vous ? Avez-vous -bien dormi ? interrogea la jeune femme en se -penchant tendrement sur lui.</p> - -<p>— Ah ! soupira Fernand, avec un sourire de -reconnaissance ; mon sommeil a été bon, mais -mon réveil est meilleur encore puisque vous -voici !</p> - -<p>Il prit la main de Blanche et la baisa. Puis -tous deux se turent. Et le tictac de la pendulette, -seul bruit vivant dans la chambre, -sembla, durant un instant, rythmer le battement -de deux cœurs.</p> - -<p>Il y avait huit jours que Fernand, recueilli, -soigné, dorloté par la chanteuse, vivait là, dans -l’appartement où on l’avait transporté après la -« bataille-du-Point du Jour », comme disait Lourbillon, -volontiers grandiloquent.</p> - -<p>Le pauvre garçon avait été sérieusement -meurtri. Le médecin, pour réduire la fracture -d’une côte, dûment rompue, avait dû multiplier -ses visites. Mais, plus que toutes les ordonnances -de cet homme de science, la sollicitude passionnée -de la garde-malade avait efficacement agi.</p> - -<p>Blanche laissait complaisamment sa main sur -les lèvres de son blessé, et nulle raison ne militait -pour que cette caresse prît fin, quand un léger -coup fut frappé à la porte.</p> - -<p>— Entrez ! qui est là ?</p> - -<p>La tête de la bonne, effarée et sournoisement -égayée tout ensemble, se montra dans l’entrebâillement -de l’huis.</p> - -<p>— Eh bien ! Charlotte, quoi ? qu’est-ce que -c’est que cette figure ? Le feu est à la maison ?</p> - -<p>Charlotte répondit :</p> - -<p>— Madame ! c’est Monsieur !</p> - -<p>— Ah ! c’est Monsieur ? Et puis après ! Qu’il -entre !</p> - -<p>— Monsieur attend madame dans le salon. Il -a dit comme ça qu’il ne voulait pas déranger -madame !</p> - -<p>Elle s’inclina sur Fernand qu’elle reborda avec -un soin maternel :</p> - -<p>— A tout à l’heure, ami. Soyez sage ! Ne remuez -pas, le docteur l’a défendu !</p> - -<p>Le sénateur, confortablement écroulé sur un -fauteuil crapaud, lisait la dernière heure du <i>Temps</i>, -la face bouleversée entre la correction poivre et -sel de ses favoris sérieux.</p> - -<p>Il se leva galamment à l’apparition de sa -bonne amie ; celle-ci, gênée à l’idée qu’elle allait -peut-être lui faire une grosse peine à cet homme -attentif, correct et respectueux — sait-on bien -jamais, après tout, quand un homme vous aime -ou ne vous aime pas ? et si c’est quand il le -montre ou quand il le cache, qu’il tient le plus à -vous ? — Mésange, intimidée, attendait qu’il parlât -le premier.</p> - -<p>— Voici une semaine que j’ai reçu votre lettre, -ma chère amie… Alors, vous croyez qu’il me suffit -de savoir que vous avez généreusement ramené -chez <i>nous</i> un jeune homme, blessé dans une rixe -au Point-du-Jour, et que, depuis, vous vous révélez -une véritable sœur de charité, dosant les juleps, -sucrant les tisanes, couchant sur un lit pliant -pour que votre hôte soit plus à son aise dans… -notre lit ! Je le reconnais, c’est fort beau et je -m’incline. Notez que je ne vous demande pas ce -que vous étiez allée faire au Point-du-Jour, qui -n’est pas, que je sache, un endroit fréquenté par -la meilleure société… ou le monde élégant ? Tant -que votre jeune homme a été malade, votre bon -cœur a eu raison ; mais, à présent que ce malade -est presque bien portant, il me semble que votre -cœur exagère… Ce n’est plus de l’assistance -publique, ma belle enfant, c’est de l’hospitalité de -nuit ! Allez-vous le laisser partir ? Non ! Vous le -gardez ? Tout comme le Guritan de Ruy Blas -(vous devez connaître cela, chère, c’est du -théâtre !) je ne suis plus d’âge ni d’humeur</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">A disputer le cœur d’aucune Pénélope</div> -<div class="verse">Contre un jeune gaillard si prompt à la syncope.</div> -</div> - -<p>Et je préfère m’effacer discrètement au lieu de -m’obstiner sottement. Je garderai, chère mignonne, -un souvenir exquis de votre grâce, et -j’espère que vous voudrez bien vous rappeler quelquefois -que je fus pour vous un ami fidèle, affectueux -et dévoué, qui…</p> - -<p>Blanche ne lui en laissa pas dire davantage ; -éclatant en sanglots, elle lui prit les deux mains -et gémit : « Pardon, pardon, oui, vous avez été -très bon, très tendre… » et dans un grand haussement -d’épaules, accablée, elle ajouta : « Mais -c’est plus fort que moi, plus fort que tout, j’aime -cet homme depuis le premier jour où je l’ai vu, je -suis hantée par son visage, et puisque la fatalité -l’a jeté sur ma route, je veux suivre ma destinée -et l’aimer à mon aise. Je vous ai écrit l’aventure -qui l’a amené chez moi, je ne me serais pas donnée -à lui étant encore à vous… Je vous rends votre -liberté, je reprends la mienne, toute secouée de -voir la peine que révèlent vos traits, mon pauvre -ami… Séparons-nous… mais loyalement du -moins. »</p> - -<p>Le vieillard avait la main sur le bouton de la -porte. Il répondit doucement : — Un bon baiser, -ma petite Blanche… Voulez-vous ? du bonheur je -vous souhaite, mon enfant, car vous voilà partie -pour une destination inconnue ! Bonne chance ! -ménagez votre jeunesse, petite amie… ça part si -vite !</p> - -<p>Et il disparut, laissant la chanteuse debout, -bouleversée, au milieu de son salon, si troublée, -si émue, que vaguement inquiète et très certainement -peinée, elle murmura : Mon Dieu, ne me -punissez pas !</p> - -<p>Vivement elle courut vers sa chambre. Mais -une stupeur la cloua sur le seuil.</p> - -<p>Fernand, déjà chaussé, s’habillait péniblement.</p> - -<p>Blanche clama :</p> - -<p>— Ah ! ça, qu’est-ce qu’il y a ! Vous êtes fou, -vous !</p> - -<p>— Non, mademoiselle. Et je vous demande -pardon de ne pas avoir compris plus tôt l’embarras -où je vous mettais ! Les paroles de votre -bonne m’ont fixé, et je m’en vais.</p> - -<p>— Ah ! non, alors ! pas de bêtises ! sursauta -Blanche. Elle se tourna vers la porte, poussa le -verrou, puis s’élançant vers Fernand, elle l’assit -d’autorité dans un fauteuil et commença à le -redéshabiller ; et elle dit, très rouge et les yeux -tendres :</p> - -<p>— Il n’y a plus d’embarras : les embarras, -c’était tout ce qui n’était pas vous ! et tout ce qui -n’était pas vous est balancé. Vite, au dodo, -monsieur ! appuyez-vous sur votre garde !</p> - -<p>Et, comme Fernand, ahuri, sans volonté, dans -un ravissement anémique, reposait sa tête sur -l’oreiller, tout à coup, brusque et presque brutale, -dans un élan de toutes les forces jeunes de son -cœur et de sa chair, la jeune femme se précipita -sur cette tête, sur ces lèvres pâlies et dans un -long, un profond baiser :</p> - -<p>— Essaye un peu, pour voir, de t’en aller d’ici -à présent que je puis t’aimer de toute mon âme ! -prononça-t-elle… Et, son peignoir glissé en rond -à ses pieds, ses mules et ses bas jetés par la -chambre, d’un bond, comme une grande chatte -blonde, elle se mit au lit…</p> - -<p>O logique des femmes ! cinq minutes avant -elle lui recommandait de ne point bouger !!!</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Lourbillon arriva un matin pour déjeuner avec -une figure extraordinairement rayonnante sous -son tube à bords plats. Depuis les changements -survenus dans la vie sentimentale de la chanteuse, -il avait contracté la douce habitude de venir, au -moins quatre fois par semaine, « picorer chez ses -tourtereaux ».</p> - -<p>C’étaient bien, en effet, ses tourtereaux. Leur -bonheur était son ouvrage et il leur infusait généreusement, -à l’un comme à l’autre, son âme de -vieux cabot flemmard et sans scrupules exagérés.</p> - -<p>La convalescence de Fernand s’allongeait avec -délices, dans la paresse des grasses matinées -après les nuits amoureuses, la griserie des petits -verres de chartreuse et des cigarettes innombrables, -après le café, sur la table non desservie, -où, parmi les serviettes jamais pliées, les soucoupes -servaient de cendriers. Peu à peu, dans -cet acagnardement de volupté et de gourmandise, -les quelques principes de morale courante -que son éducation première avait laissés à Fernand -se dissolvaient mollement au fond de lui-même. -Après tout, quoi ? Mésange et lui ne faisaient -de mal à personne en s’aimant. Et quand -les derniers billets bleus du baron se seraient -évaporés, eux aussi, comme la fumée des nazirs, -eh bien ! est-ce qu’il n’avait pas assez de talent, -lui, Fernand, pour conquérir les gros cachets et -rendre au centuple à Mésange l’argent qui filait -en ce moment ?</p> - -<p>Et puis, Fernand, comme fils du peuple, c’est-à-dire -comme homme droit et sans détours, ne vivait -pas à la lettre « Le Code des considérations puériles -et malhonnêtes », à l’usage de ceux qui font -pour les moralités, un manuel « Passe-partout », -et notre ami pensait que Mésange partageait avec lui ! — et -combien généreusement — des choses -autrement rares, fines et précieuses, que ce vulgaire -argent ! Seulement, voilà : on peut, paraît-il, -prendre d’une femme sa chair, sa jeunesse, sa -beauté, sa santé, sa vie même (sait-on jamais où -mène l’amour ?…) fondre avec le sien son cœur et -son corps ; mais accepter qu’elle partage ses ronds -de cuivre, d’argent et d’or semble être du dernier -muflisme ; c’est, du moins, le paragraphe le plus -essentiel du catalogue des immoralités sociales -édité par une société sévère, qui souvent, du côté -des femmes, joue de l’adultère comme de l’éventail, -et qui, du côté des hommes, l’accepte comme l’arrangement -de tous les arrangements. La vérité, -c’est que si les hommes ont décrété <i>mal</i> d’accepter -l’argent d’une femme qu’on aime, c’est parce que -c’est la seule chose qu’ils pourraient lui rendre…</p> - -<p>Mais l’ancien ouvrier tailleur ne doutait plus -des hautes destinées qui l’attendaient. Et ce fut -sans le moindre étonnement qu’il entendit, ce jour-là, -Lourbillon lui crier dès le vestibule :</p> - -<p>— Fils ! je t’apporte la fortune dans les plis de -mon veston ! La mère Langlet veut te voir et t’entendre. -Je lui ai parlé de toi, je t’ai chauffé à blanc, -elle t’attend demain pour une audition !</p> - -<p>— La mère Langlet !</p> - -<p>— Oui, fils ! rien que cela ! la patronne de la -<i>Cella</i> et du <i>Colorado</i>, les deux plus grands concerts -de Paris, des boîtes tout en or ! Je te l’avais -bien dit, que tu les dégoterais tous !</p> - -<p>Fernand sourit sans répondre.</p> - -<p>— Tu ferais bien, d’ici à demain, mon chéri, de -répéter un peu trois ou quatre chansons. On n’a -pas beaucoup travaillé, nous deux, tous ces -temps-ci ! hasarda Blanche.</p> - -<p>— Peuh ! répondit Lourbillon, est-ce qu’une -voix comme la sienne s’abîme ? Pas plus qu’un -diamant ne s’éraille, qu’une eau courante ne se -ternit.</p> - -<p>— Ce bon Lourbillon !</p> - -<p>— Ah ! et puis, il y a quelque chose d’excellent. -Je ne sais pas qui a raconté à la vieille ton histoire -avec Mésange, en ajoutant que tu étais joli, -joli garçon ! Alors, tu conçois, elle t’attend comme -le Messie, sur un gril, et l’eau à la bouche !…</p> - -<p>— Ah… demanda Fernand en frisottant sa -moustache… est-ce que ?…</p> - -<p>— Probable ! Oh ! la chair fraîche ne lui déplaît -pas. Au contraire.</p> - -<p>— Enfin, quelle bonne femme est-ce, au juste ?</p> - -<p>— La mère Langlet ? c’est tout ce qu’on veut. -C’est une chose énorme, la baleine de Jonas, une -tour qui marche. Avec ça, une veinarde à qui -tout réussit ! Et qui connaît son affaire ! Mon -petit, ça n’est pas bien sûr qu’elle sache lire, mais -elle mettrait tous les auteurs dans sa poche pour -son flair de la chose à succès, du machin qui portera, -enfin tu la verras ! Tu l’épateras probablement ; -mais elle t’épatera aussi. Seulement, ne te -laisse pas avaler par la baleine !</p> - -<p>— J’irais lui arracher sa perruque ! déclara -Blanche.</p> - -<p>— Toi ? — Et Lourbillon haussa les épaules -avec philosophie ; elle te boufferait par-dessus le -marché !</p> - -<p>Le lendemain, à trois heures, Fernand, conduit -par Lourbillon qui ne le quittait plus, était -introduit dans la régie du <i>Colorado</i>, en présence -de Madame Langlet.</p> - -<p>Celle-ci, tassée derrière une table couverte de -papiers, de morceaux de musique et de brochures, -accueillit le jeune homme par un :</p> - -<p>— Ah oui ! c’est vous, le merle blanc ! qui ne -laissa pas que d’interloquer légèrement le débutant. -Puis, étendant une main aux doigts -énormes chargés d’un fonds de bijouterie tout entier, -vers un piano qui disparaissait à moitié dans -l’ombre de la pièce, mal éclairée par une seule -poire électrique :</p> - -<p>— Mettez-vous là près de la commode. Vous -avez votre musique ? Bon. On va vous accompagner. -Allez-y.</p> - -<p>Et tandis que Fernand commençait, elle se mit, -à gros traits de crayon bleu, à balafrer des manuscrits -qu’elle avait devant elle… C’est une -manie, connue, des directeurs de théâtre, que de -ne pas prêter attention à l’artiste qu’ils brûlent -d’engager ; ils comptent l’intimider, et l’avoir à -meilleur compte, cela fait partie du stock de leurs -trois mille petits trucs d’habileté malhonnête…</p> - -<p>Fernand se tut. La directrice releva vers lui sa -tête bestiale, large, aux cheveux teints au henné, -et qu’empanachait un énorme chapeau de paille -rouge à plumes noires, jetant ombre sur sa figure -couleur aubergine.</p> - -<p>— Nous signerons le traité quand vous voudrez ! -Ça va, prononça-t-elle. Puis le regardant, le détaillant -plutôt comme un étalon au Tattersall, elle -marmotta :</p> - -<p>— C’est vrai que vous êtes beau garçon ! Dites -donc ! Elle ne doit pas s’embêter, la petite Mésange. -Est-ce qu’elle en laisse un peu pour les -autres, hein ?</p> - -<p>Fernand rougit. Mais déjà, la grosse femme le -congédiait :</p> - -<p>— A jeudi, deux heures, pour les clauses à débattre ! -Entendu, hein ! Bonsoir.</p> - -<p>Deux jours après, Fernand rapportait en poche -un double traité engageant Mésange avec lui. Il -avait exigé — les prétentions poussant vite aux -« vedettes, » — que sa maîtresse fît, à ses côtés, -partie de la troupe.</p> - -<p>— Bon ! bon ! je cède ! — avait grogné la mère -Langlet — mais vous verrez, mon garçon ! Vous -avez tort de vous embarrasser d’une femme ! -Toutes les femmes, ça n’est quelquefois pas -assez, mais une femme, c’est toujours trop !…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">VI</h2> - - -<p>Les Langlet avaient une fille, mademoiselle -Étiennette Langlet, seize ans, une jolie brunette -aux yeux verts, aux cheveux bouclés, avec une -bouche un peu large dont le sourire en disait -long…</p> - -<p>Mademoiselle Étiennette était guettée, comme -la poule par le renard, par M. Antonin Mariol -(le dernier et le plus chic échantillon de la famille -Langlet). Et comme il la guettait, il l’eut.</p> - -<p>En était-il, de cette famille, Antonin Mariol ? -Mystère !</p> - -<p>Neveu ? cousin ? on ne savait. Mais il était né -à la grande vie parisienne en même temps que -les Langlet, dont il était le factotum obligeant, -l’employé indispensable, le successeur fatal, -l’allié futur, le cerveau, la main droite — et la main -gauche par surcroît.</p> - -<p>Antonin Mariol avait vingt-cinq ans. C’était -un exquis garçon, tout de charme et de souplesse, -cordial et perfide, d’une intelligence, disons commerciale, -avec cela très obstiné. Le coup d’œil -juste, l’exécution habile, il était le sens pratique -incarné. La prospérité toujours croissante des -établissements Langlet était due beaucoup à son -initiative. Expert en publicité, artiste en réclame, -il eût fait salle comble en plein Sahara !</p> - -<p>Le moyen de ne point accepter tout d’un phénix -pareil !</p> - -<p>C’est devant Antonin Mariol que Fernand et -Blanche Mésange durent comparaître, quelques -jours après leur engagement au <i>Colorado</i>. La -mère Langlet avait tenu à ce que son confident -jugeât par lui-même les nouvelles acquisitions.</p> - -<p>Encore une fois, dans le bureau sombre de la -régie, l’audition eut lieu.</p> - -<p>Blanche Mésange, numéro sans importance, -détailla, la première, ses petits couplets. La voix -était de vinaigre, mais les cheveux de miel, et le -teint de lait. La mère Langlet fut intéressée.</p> - -<p>— Elle est mignonne tout plein, cette petite ! -fit-elle.</p> - -<p>— Une seringue ! déclara tout bas Mariol, -très calme. Puis il écouta Fernand avec attention.</p> - -<p>Il fut séduit. Vraiment, l’organe était délicieux, -la diction nette, la grâce personnelle indéniable. -Ce garçon-là ferait de l’argent ! Il aurait -la vogue de Denailleul auquel les femmes envoyaient -des fleurs, des lettres, des billets doux -et qui perdit sa voix et ses jambes à courir aux -rendez-vous de ses admiratrices ! Il avait débuté -dans la rue, au pied de la statue de Moncey, -place Clichy… chanteur ambulant, à la lueur de -six chandelles fichées en terre éclairant un cercle -de badauds auditeurs, auxquels il apprenait ses -couplets et ses refrains repris en chœur ! Et Mariol -savait les belles recettes que, jadis, il avait -fait encaisser aux Langlet. Mais maintenant que -Denailleul était vieux, fini, usé, sans voix et sans -ressources, les directions et les femmes le laissaient -crever son petit bonhomme de chemin, et -barytonner à la lune… Ah ! s’il avait su ! Naïf -petit chanteur qui n’a pas deviné l’avenir ! as-tu -par hasard compté sur « le bon souvenir et la fraternité ? » -Poire !…</p> - -<p>— Monsieur, prononça Mariol, plein d’affabilité, -je vous remercie, et je félicite madame -Langlet, d’avoir eu, pour n’en point perdre l’habitude, -la main heureuse ! seulement, il faut vous -faire un genre et chanter de l’inédit. Je vous enverrai -des auteurs. Je veux que votre apparition -sur notre scène soit une révélation retentissante. -Nous en recauserons !</p> - -<p>Comme Fernand s’inclinait et que Blanche Mésange, -blessée au fond d’elle-même d’une piqûre -d’amour-propre, se dirigeait pensive vers la -porte, madame Langlet, d’un geste bref, appela -Mariol dans un coin et tout bas :</p> - -<p>— Alors, la gosse ? on la saque ?</p> - -<p>— Mais pas le moins du monde ! Elle ne rendra -pas de services au concert, c’est entendu ; -mais elle tiendra l’homme ! Prenez-la, au contraire, -et plutôt deux fois qu’une !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">VII</h2> - - -<p>— Deux heures ! on répète la revue. Entrons -dans la salle !</p> - -<p>Et poussant une porte rouge matelassée, qui du -café menait à l’intérieur du concert, Fernand et -Mésange pénétrèrent dans le <i>Colorado</i>.</p> - -<p>Sous le jour faux qui tombait du plafond et des -cintres, les yeux avaient besoin de s’acclimater -pour distinguer quelque chose. Partout, des coins -d’ombre, des renfoncements pareils à des cavernes ; -aux balcons des galeries, de grandes -nippes pendaient, housses qui semblaient guenilles ; -et le vaste désert de l’orchestre, sous la -toile blanche couvrant les fauteuils, avait l’air -d’un champ enseveli sous la neige, avec les -bosses des dossiers produisant des renflements -d’aspect sinistre ; l’aspect des steppes glacées, -pendant la retraite de Russie, ou d’un décor au -théâtre de Montmartre, représentant les vagues -d’un océan fantaisiste.</p> - -<p>Là-bas, sur la scène, éclairée louchement par -une des herses abaissées au milieu du décor, plusieurs -silhouettes gesticulaient, hommes et -femmes, en chapeaux, et les collets relevés, car -un pernicieux courant d’air se faisait sentir, venu -des vasistas de ventilation grands ouverts.</p> - -<p>Fernand et Blanche Mésange s’assirent, chacun -sur le bras d’un fauteuil. Ils n’étaient pas de -la pièce. Dans la pénombre, ça et là, clairsemés -de rangée en rangée, des visages apparaissaient, -fantômatiques. Et un chuchotement vague sortait -de tous côtés, des ténèbres. Une porte de loge -claqua avec bruit.</p> - -<p>— Silence ! nom de Dieu ! on ne s’entend pas ! -hurla tout à coup un gros petit homme, assis -dans l’orchestre des musiciens, devant un piano -et qui tapait à tour de bras sur le bois sonore de -la boîte du souffleur.</p> - -<p>— Mademoiselle Blanc ! allons, c’est à vous ! -C’est-il pour aujourd’hui ? Où est-elle, cette grue-là ? -Mademoiselle Blanc ! s’époumonna-t-il. C’était -le père Beuriet, le chef d’orchestre, un musicien -qui n’avait jamais écrit la moindre musique, et -dont toute la réussite venait de ce qu’on croyait, -et qu’il laissait croire, à sa parenté très proche -avec un académicien.</p> - -<p>— Mademoiselle Blanc ! mademoiselle Blanc !</p> - -<p>A droite, à gauche, sur la scène, avec leurs -ombres dégingandées derrière eux, des gens couraient. -Le père Beuriet continuait à marteler du -poing la boîte du souffleur. Enfin, une grande -fille, blonde, l’air très calme, arriva sans se -presser et dit :</p> - -<p>— Eh ben, quoi ? me v’là ! Qu’est-ce qu’y a ?</p> - -<p>— Votre couplet ! vite ! Vous le savez ! allez !</p> - -<p>Et le plaquement d’un accord retentit sur le -clavier.</p> - -<p>La grande fille ouvrit une bouche innocente et -entonna à plein gosier :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Moi ! je suis Émapinondas !…</div> -</div> - -<p>Elle allait poursuivre, mais le père Beuriet -interrompit net son accompagnement :</p> - -<p>— Pas : Émapinondas ! Épaminondas !</p> - -<p>— Oui, monsieur, dit la grande fille avec soumission.</p> - -<p>— Allez ! reprenez.</p> - -<p>Elle reprit, sereine :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Moi ! je suis Émapinondas !</div> -</div> - -<p>Le père Beuriet cria :</p> - -<p>— Assez, répétez comme moi : É-pa !</p> - -<p>— Épa-</p> - -<p>— Mi-non !</p> - -<p>— Mi-non !</p> - -<p>— Das !</p> - -<p>— Das !</p> - -<p>— Épaminondas !</p> - -<p>— É-pa-mi-non-das !</p> - -<p>— C’est très bien. Allez, maintenant !</p> - -<p>La grande fille reprit haleine, sourit et chanta :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Moi ! je suis Émapinondas !</div> -</div> - -<p>— Est-ce que vous vous foutez du monde, à la -fin ? vociféra le père Beuriet exaspéré, en élevant -vers les cieux des mains frémissantes.</p> - -<p>— Oh ! non, monsieur.</p> - -<p>— Allons ! encore une fois ! reprenez ! É-pa-mi-non-das !</p> - -<p>La grande fille repartit :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Moi, je suis Émapinondas !</div> -</div> - -<p>Et tout à coup, éclatant en sanglots, elle se -cacha la figure de son bras replié, et tout en -s’essuyant les yeux avec son coude, gémit :</p> - -<p>— Je ne peux pas, là ! Je ne sais pas prononcer -l’anglais !</p> - -<p>Trépignante de désespoir, elle s’enfuit dans la -coulisse. On riait. Soudain, du fond d’une loge -d’avant-scène, complètement obscure, une voix -coupante s’éleva :</p> - -<p>— Vous rayerez mademoiselle Blanc de la distribution, -n’est-pas, Prosper ? Nous avons assez -des grues sans les dindes !</p> - -<p>— Oui, monsieur Mariol ! répondit le régisseur -en s’inclinant.</p> - -<p>— A une autre ! et activons, monsieur Beuriet ! -commanda Mariol avec impatience.</p> - -<p>— Mademoiselle Chérie Chéron, c’est à vous, -pour le rondeau de la Réclame !</p> - -<p>— Je viens !</p> - -<p>Et une très jolie femme, admirablement mise, -bracelets aux poignets, brillants aux oreilles, -bagues aux doigts, se leva dans la salle et gagna -la scène. Chérie Chéron était une des étoiles du -lieu. Les journaux retentissaient de sa gloire et -on ne lui confiait que des rôles importants. Ses -meilleures amies prétendaient bien qu’elle payait -ses directeurs pour ses rôles et quelques journalistes -pour sa gloire, mais le monde est si méchant ! -Et puis comme si c’était facile ! Et la preuve -qu’elle ne payait pas les journalistes pour dire du -bien d’elle, c’est qu’ils en disaient souvent du mal.</p> - -<p>Chérie Chéron terminait son rondeau au milieu -d’un murmure flatteur, — car elle avait la main -large avec ses camarades et n’est-ce pas, un service -est toujours bon à demander — quand un -monsieur coiffé d’un haut de forme incliné sur -l’oreille, qui se promenait de long en large sur le -plateau derrière les artistes, s’arrêta brusquement -et demanda :</p> - -<p>— Pardon, Chéron ; mais j’ai écrit :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Je vends, je vante et j’invente,</div> -<div class="verse i2">Menteuse savante !</div> -</div> - -<p>Or, vous prononcez, et depuis hier seulement, -je l’ai remarqué :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Je vends, je chante et j’invente !</div> -</div> - -<p class="noindent">Pourquoi changer le texte ?</p> - -<p>Chérie Chéron regarda l’auteur, puis baissant -les yeux d’un air de petite fille qui va lâcher une -énormité, elle dit :</p> - -<p>— « Je vante ! » je ne peux pas chanter ça.</p> - -<p>— Comment ! vous ne pouvez pas chanter ça ! -A cause ?</p> - -<p>— Pour sûr que non ! qu’est-ce que diraient -mes amis des cercles ? Je vante !</p> - -<p>— Eh bien, quoi ? vous vantez ! ça veut dire : -vous louangez ! vous célébrez ! vous…</p> - -<p>Chérie Chéron murmura, comme un souffle :</p> - -<p>— Oh ! ce n’est pas cela que mes amis comprendraient. -Ils comprendraient : « Je vente ! » v-e-n-t-e, -vous sentez !</p> - -<p>Cette fois le rire fut général. Cette pauvre -Chéron ! Ah ! Ah ! Elle vente ! Et l’auteur dut -accepter la modification.</p> - -<p>— Je le replacerai ! Il vaut le jus ! fit-il simplement.</p> - -<p>Fernand, dans l’ombre de la salle, perché sur -son bras de fauteuil, glissa à Blanche Mésange :</p> - -<p>— A la bonne heure ! elle en a une couche, -celle-là ! C’est ça, le café-concert !… C’est ça, leur -étoile !</p> - -<p>Blanche regarda autour d’elle avec précaution -et répondit :</p> - -<p>— Tais-toi… c’est la maîtresse de Mariol.</p> - -<p>A ce moment, Fernand sentit une main se -poser sur son épaule, et une voix murmura à son -oreille :</p> - -<p>— Viens ! j’ai à te parler.</p> - -<p>C’était Lourbillon.</p> - -<p>Car Lourbillon, généreusement, avait consenti -à renouer avec la Capitale. Il était engagé dans -un beuglant du faubourg Saint-Martin et avait -renoncé aux tournées en province, la nourriture -des hôtels le dégoûtant, prétendait-il, et il voulait -bien donner la préférence à la cuisine de ses amis -Fernand.</p> - -<p>Car Blanche Mésange et Fernand, pour lui, -c’était désormais le ménage Fernand. Fernand -tout seul ! dans un fauteuil ! Blanche, quoi ? une -petite cabotine, un lever de rideau ! tandis que -Fernand ! peste ! matin ! maugrebleu ! une future -vedette ! à la bonne heure !</p> - -<p>Ainsi tout doucement la nébuleuse Blanche Mésange -disparaissait dans le rayonnement d’astre -du flamboyant Fernand. Et cela n’était pas sans -lui faire un peu mal au cœur. Enfin !</p> - -<p>— Tu permets, Mésange, que je te l’enlève une -minute. Tu viendras nous retrouver chez Zimmer ! -acheva très vite Lourbillon en emmenant -« son » Fernand, comme une proie.</p> - -<p>Et Blanche, restée seule devant les grossières -banalités de la répétition qui continuait, seule -dans le noir, l’odeur de poussière, dans l’ânonnement -des scies du jour, le tapotage du piano et -les éclats brefs des observations brutales de Mariol, -éclatant d’instants en instants comme des -coups de revolver, Blanche eut une crise d’angoisse -et songea :</p> - -<p>— Il n’est encore rien. Il n’a pas encore vraiment -débuté, et je n’existe déjà plus près de lui. -Est-ce juste ?</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">VIII</h2> - - -<p>— Mon vieux, j’ai eu une idée mirobolante pour -toi ! déclara Lourbillon, qui entraînait Fernand -sous le bras et qui, royal, sitôt sur le trottoir, -arrêta : « Cocher ! psst !… » une voiture.</p> - -<p>— Chez Zimmer ! et au trot !</p> - -<p>Lourbillon s’était intronisé, d’autorité, le directeur -de conscience, le conseiller d’existence, le -mentor, l’ange gardien, le commissionnaire et le -chevalier de Fernand. « Tu n’es pas imaginatif, » -avait-il pris l’habitude de lui répéter, « et moi je -le suis. Tu n’as pas d’idées, j’en suis plein ; tu ne -connais pas le monde où tu vas évoluer ; moi, non -seulement je le connais, mais encore, je le pratique. -Laisse-toi conduire. » Et Fernand, assez -mou de caractère, un peu dénué de volonté, caressé -d’ailleurs dans sa vanité par les éloges -enthousiastes que lui versait, à pleine bouche et -continuellement, le vieux cabot, ravi d’avoir -trouvé une machine à faire de l’argent sans se fatiguer -lui-même, Fernand s’abandonnait complètement -à la merci de son compagnon. D’ailleurs -il n’avait point à se plaindre de la combinaison. -Lourbillon choyait son trésor.</p> - -<p>— Où allons-nous ? interrogea Fernand.</p> - -<p>Le cocher, flatté de conduire des « acteurs », -avait enveloppé sa bête — qui souffrit de la faveur -grande — d’un coup de fouet plein de -fierté.</p> - -<p>— Tu vas voir. Tu me remercieras.</p> - -<p>Et sitôt le fiacre arrêté devant la brasserie et -les voyageurs descendus :</p> - -<p>— Monsieur Solness ! présenta Lourbillon, voici -mon ami Fernand dont je vous ai parlé, et à qui -vous voulez bien faire la magnifique surprise en -question !</p> - -<p>Fernand considéra le généreux inconnu qui -s’occupait de lui préparer une surprise magnifique. -C’était un grand garçon blond, à la bouche -hermétique et aux yeux bridés, complètement rasé -et dont la figure, en cet instant, considérablement -riante, épanouie et cordiale, devait au repos -paraître rusée, close et inquiète.</p> - -<p>— Solness, le peintre ! expliqua Lourbillon -avec feu ; — tu sais bien ! celui qui fait toutes les -grandes affiches qu’on voit sur les colonnes Morris ! -et qui veut faire la tienne, pour tes débuts ! -hein, mon vieux !</p> - -<p>Et il tapa, d’allégresse, sur les cuisses de Fernand, -en extase.</p> - -<p>Son affiche ! une affiche ! énorme ! coloriée ! -qui serait son portrait, son image à lui, dans la -rue ! sur les murs !</p> - -<p>Toujours lui ! lui partout !</p> - -<p>— Oh ! monsieur !</p> - -<p>— Oui ! — confia Solness, d’une voix circonspecte — j’ai -entendu parler de vous par M. Lourbillon, -et par d’autres personnes aussi, du reste, -(ceci fut dit légèrement, en passant, car Solness -aurait été fort embarrassé de nommer les dites -personnes, et pour cause !) — Il paraît que -vous allez, d’ici à quelques jours, révolutionner -le concert et faire courir tout Paris. Et je serais -vraiment heureux d’être le premier à vous présenter -à la foule, dans une épreuve avant la lettre, -si j’ose dire, avant le grand tirage de la célébrité !</p> - -<p>Il ajouta :</p> - -<p>— Maintenant que vous vous appartenez encore, -on peut causer avec vous ! Plus tard, demain, -quand vous appartiendrez au monde entier, -on ne pourra plus. Il faudra vous demander -audience.</p> - -<p>— Oh ! monsieur, jamais ! protesta naïvement -Fernand, projeté au septième ciel, et qui se -sentait pousser des ailes.</p> - -<p>— Oui, oui, on dit ça ; on le croit même ! et -puis, quand la gloire est venue !…</p> - -<p>Solness articula cela sans rire, avec un sérieux -mélancolique, en homme qui a sondé l’ingratitude -humaine et qui sait combien l’ascension du Capitole -change les meilleures natures.</p> - -<p>— Et ce serait une grande affiche, monsieur ? -interrogea Fernand haletant, et donnant libre -cours à son unique préoccupation.</p> - -<p>— Immense ! hurla Lourbillon, et étendant aussi -loin que possible l’envergure de ses longs bras -maigres :</p> - -<p>— Plus grande que ça !</p> - -<p>— Un double colombier ! glissa Solness ; un -placard qui tiendrait tout un côté de la colonne ! -Et puis, on la ferait balader par les hommes sandwichs -et par les voitures réclames !</p> - -<p>Fernand ne respirait plus. Pourtant, un moment, -le sentiment logique que ce monsieur, si -aimable, ne devait pas travailler pour rien, traversa -son cerveau, et timidement :</p> - -<p>— Mais, monsieur, cela doit vous coûter des -frais !</p> - -<p>Mais Solness eut le geste d’Hippocrate repoussant -les présents d’Artaxercès.</p> - -<p>— Monsieur Fernand, je vous prie ! dit-il, -entre artistes, on doit s’entr’aider. Je suis trop -heureux de pouvoir, en quelque sorte, être un de -vos parrains. C’est gracieusement que je ferai ma -maquette, et mon exécution grandeur nature.</p> - -<p>Maintenant, n’est-ce pas ? pour les tirages et -les éditions successives, vous vous arrangerez -avec l’imprimeur. Cela ne me regarde pas. Mais, -de grâce, de moi à vous, pas de question d’argent !</p> - -<p>Et un tel désintéressement éclatait sur sa face -rasée, que Fernand se sentit pénétré de reconnaissance -et d’orgueil.</p> - -<p>Ioris-Karl Solness, Danois d’origine, mais -Pantinois renforcé, dessinateur, peintre et homme -d’affaires, obligé de gagner sa vie et celle des -siens, avait, un beau jour, tout comme un chercheur -d’or, trouvé une mine.</p> - -<p>Cela ne lui était pas venu en entendant chanter -le rossignol, mais bien en écoutant chanter les -mentons bleus des cafés-concerts. La naïveté enfantine -de ces gambilleurs de flons-flons, amateurs -de clinquant et de vacarme, collectionneurs -de palmes en papier, de coupures de journaux et -de portraits phototypiques, lui était apparue -comme un terrain riche en minerai pour un -exploiteur adroit et assez actif pour cataloguer -toutes leurs vanités et en faire son profit. Et il -avait su être cet exploiteur adroit.</p> - -<p>Flatteur, insinuant et retors, sachant donner à -sa physionomie les expressions de l’admiration -la plus fervente ou de l’émotion la plus profonde -devant n’importe quelle singerie du premier pitre -venu, il avait pénétré derrière le rideau des music-halls -et autres tréteaux. Il y avait récolté des -commandes et moissonné une gerbe de documents -hilarants.</p> - -<p>Caricaturiste de talent, chargeant sans vergogne -ses modèles, — toujours honorés et satisfaits, -pourvu qu’on vît leurs traits sur les murs — il -faisait à la fois sa réputation et sa fortune. Ses -albums de croquis des célébrités du concert étaient -comme autant de musées des horreurs ; mais aucune -de ces célébrités qui n’eût payé gros l’honneur -de se voir, telle quelle, dans l’apothéose de -l’affiche !</p> - -<p>Les originaux de Solness se vendaient fort -cher. De temps en temps, il organisait une exposition -où la collection de ses victimes occupait -plusieurs pans de murs, à la Bodinière ou en quelque -autre galerie selected. Et les dites victimes, -gommeuses aux épaules creusées de salières -offensantes, ténors aux doubles mentons outrageusement -soulignés, n’étaient pas les dernières -à se payer, à beaux deniers comptants, leurs effigies, -comme à plaisir déformées.</p> - -<p>I.-K. Solness, à la suite de ces ventes, s’en allait -à la mer, avec sa famille, en se tordant de -rire.</p> - -<p>Ainsi Fernand allait avoir son affiche par -Solness !</p> - -<p>Hors de lui, de joie et d’ivresse, et se figurant -déjà — à regarder la Morris bigarrée de réclames -de spectacles, plantée devant la terrasse de Zimmer — y -voir sa tête resplendir, sa tête à lui, Fernand, -avec ses yeux, ses oreilles et sa coupe de -barbe (car il ne se faucherait jamais la moustache, -c’était juré ! Il n’était pas de ces cabots -ordinaires qu’on emploie à toutes sauces !) enivré, -donc, et joyeux, il éprouva quelque étonnement à -constater la froideur avec laquelle Blanche Mésange -accueillit la triomphale nouvelle !</p> - -<p>Elle arrivait d’un pas calme, l’air plutôt attristé, -dans son auréole de blondeur douce, dorée -encore par le soleil qui demeure assez tardivement -à cet angle du boulevard, et quand Fernand -avec exaltation se précipita vers elle, la saisit -par les mains, l’amena à la table et la présenta à -Solness, en criant presque :</p> - -<p>— Voilà M. Solness, le célèbre peintre, qui va -faire une affiche pour moi !</p> - -<p>Elle se contenta d’une brève inclination de -tête et commanda au garçon un vermouth-grenadine, -le bout du petit doigt appuyé sur le pommeau -de son ombrelle, exactement comme s’il -ne se préparait pas, sous la calotte des cieux, -cette grande chose, cet événement de marque : -une affiche de Fernand par I.-K. Solness !</p> - -<p>Au reste, l’attitude de Solness vis-à-vis de -Blanche fut dénuée de tout emballement, et quand -Fernand et Lourbillon nommèrent leur compagne, -« vous savez bien ! qui était aux <i>Ambassadeurs</i> ! » -le peintre répondit :</p> - -<p>— Ah ! oui, parfaitement ! avec un visage qui -indiquait profondément que jamais le nom de l’amie -de Fernand n’avait frappé son oreille.</p> - -<p>Aussi Blanche éprouva-t-elle assez vite les -prurits d’un appétit qui n’était peut-être pas -aussi violent qu’elle voulait bien l’affirmer, et -manifesta-t-elle le désir d’aller dîner.</p> - -<p>Et comme Fernand, par politesse, et d’ailleurs -enchanté de voir en face de lui le visage de son -futur glorificateur, ne semblait pas aussi pressé -de regagner la maison, elle émit un :</p> - -<p>— Reste avec tes amis, si tu veux, moi je -rentre ! qui n’était plus d’une lune de miel.</p> - -<p>— Du tout ! du tout ! rentrons !</p> - -<p>Fernand se levait, serrait la main de Solness -comme il eût étreint celle d’un père.</p> - -<p>— Vous savez, les femmes !</p> - -<p>— Mais oui, mais oui, parfaitement !</p> - -<p>— Alors, à quand ?</p> - -<p>— Mais à demain ! Si vous pouvez. Venez à -mon atelier, rue Lepic, 10. Il faut que je vous -croque sérieusement. Vos débuts sont tout prochains, -je crois.</p> - -<p>— Dans quinze jours.</p> - -<p>— Raison de plus. Demain, à deux heures de -relevée à cause de la lumière. Vous avez des -méplats intéressants, là, dans les joues, que je -ne voudrais pas rater. Madame !…</p> - -<p>Solness, debout, s’inclinait, très correct. Le -salut de Mésange au départ fut ce qu’avait le salut -de Mésange, à l’arrivée, très court, très sec.</p> - -<p>Et Lourbillon ne fut pas invité à dîner.</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Minuit. L’heure des crimes ou des baisers !</p> - -<p>Blanche et Fernand, couchés depuis un quart -de minute, se regardaient autrement que de coutume. -D’ordinaire, cet échange des yeux préludait -à une naturelle et charmante ruée de ces -deux jeunesses l’une vers l’autre.</p> - -<p>Ce soir, Fernand dit :</p> - -<p>— Comme tu as été désagréable pour Solness ?</p> - -<p>Et Mésange, les mains jointes sous son chignon, -nettement étendue sur le dos, et nullement -penchée vers son ami, répondit, les yeux -maintenant au plafond :</p> - -<p>— Est-ce que je connais ce monsieur ?</p> - -<p>— Mais il te connaît, lui !</p> - -<p>— Ah ! oui ! drôlement ! Est-ce que j’existe, -moi ? D’ailleurs il n’y a que toi, tu le sais bien !</p> - -<p>— Pour toi, oui, j’espère ! insinua Fernand, qui -pressentant vaguement l’imminence d’une scène, -coupait au court en insinuant son bras sous la -taille nue de Blanche.</p> - -<p>Cette manœuvre insidieuse obtint un plein -succès. Blanche tressaillit toute et jeta brusquement -ses bras autour du cou de son amant. Et -bien des griefs furent oubliés.</p> - -<p>Pourtant, une heure après, la lampe éteinte, -cette simple et triste phrase sonna dans la nuit :</p> - -<p>— Tu as de la chance, toi ! on te fait des -affiches !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">IX</h2> - - -<p>Le grand jour était arrivé.</p> - -<p>Celui des débuts « sensationnels » de l’illustre -Fernand aux soirées classiques du <i>Colorado</i>.</p> - -<p>Car, désormais, Fernand était illustre !</p> - -<p>Avant de s’être illustré lui-même, d’ailleurs. -D’autres s’étaient chargés de ce soin.</p> - -<p>L’affiche illuminante de Solness, dont les couleurs -pétaradaient sur les colonnes Morris comme -les mille fusées d’un bouquet de feu d’artifice, -exhibait depuis une quinzaine, aux Parisiens -éblouis, le portrait en pied de l’imminent triomphateur.</p> - -<p>Bien cambré dans un habit bleu azur, à boutons -d’argent, culotte amarante, bas de même et escarpins -à boucles, Fernand, moustaches en croc, -mèche ondulée et œil en amande, était présenté à -l’admiration des foules par le bon faiseur. Il y -avait déjà des cocottes à huit-ressorts qui rêvaient -de lui.</p> - -<p>Car l’affiche n’était pas seule à célébrer sa -gloire. Des notes insidieuses, payées cher par la -mère Langlet aux courtiers de publicité spéciale, -racontaient dans les journaux des histoires -attendrissantes.</p> - -<p>Et tout un roman, de cape et d’épée, d’amour -et d’honneur, courait les rues :</p> - -<p>« Fernand, disaient les feuilles, n’était pas un -cabot vulgaire, le baryton professionnel, l’ordinaire -numéro des music-halls. — Dernier-né d’une -grande famille, noble comme les Montmorency, -mais pauvre comme Job, les siens ayant été -affligés par des revers de fortune, Fernand, — ce -nom cachait un nom devant lequel s’incline -tout l’armorial de France ! — était une fois, comme -dans les contes de fées, tombé amoureux d’une -princesse belle comme le jour…</p> - -<p>» Trop fier pour accepter le rôle d’un coureur -de dot, et jouer le personnage du jeune homme -pauvre de Feuillet lui semblant d’une littérature -un peu périmée, il avait résolu de ne devoir rien -qu’à lui-même, et, comme dans les romans de chevalerie, -de conquérir son amante à la pointe de -son gosier ! et dzim et boum !!</p> - -<p>» Héroïquement, il avait rompu avec son -monde, brisé toutes ses relations, fui les salons -où l’occasion de rencontrer celle qu’il adorait lui -était offerte. Prétextant un exode aux lointains -pays, à la recherche de la Toison d’or, il avait -disparu, sans hésitation, sinon sans souffrance… -(Allons, tant mieux !…)</p> - -<p>» Doué, — narraient toujours les gazettes, — d’une -voix admirable et d’un talent musical hors -ligne, il s’était en réalité décidé (l’art a ses paladins -comme la guerre !) à vaincre l’adversité -sur ce terrain du théâtre, si parisien et si moderne ! »… -Plan ! plan ! ra ! ta ! plan ! fermez le ban !</p> - -<p>La réclame avait été prestigieusement faite. -C’est Antonin Mariol qui s’en était chargé. Et -avec quel zèle, Seigneur ! Et d’autant plus de joie -que cela fournissait une occasion unique et plausible -au démolissage en douce de Petrus, l’étoile -masculine de la troupe actuelle — dont le succès -énorme et le talent spécial, goûté du public, -commençaient à agacer fortement la direction, qui -rageusement se voyait dans l’obligation d’avoir -pour lui des obligations et des égards… (ce qui -est une source inépuisable de rancunes pour un -directeur qui se respecte !) Quelle joie pour la -mère Langlet et Antonin Mariol, de pouvoir, si -Fernand avait du succès, asticoter, vexer, humilier -et faire trembler le célèbre Petrus qui, depuis -huit belles années, leur rapportait environ -80,000 francs de rente ! On allait lui faire voir -aussi, à celui-là, s’il était le seul et l’unique ; est-ce -qu’il allait les obliger encore longtemps à lui être -reconnaissants ?… Ces cabots ont tous les toupets ! -On avait engagé Fernand, il était là… -tout nouveau, tout beau, tout neuf et tout frais. A -lui nos cœurs. On allait voir ce qu’il avait dans -le ventre… (S’il était creux… sait-on jamais ?… ce -brave Petrus serait encore salué dans la maison) ; -mais si le nouvel arrivé, « l’Espoir », avait du -succès, oh ! alors, mon pauvre Petrus, attends-toi à -tout ! Pendant toute une saison, on négligera ta -publicité, on fera le silence autour de toi, ta vedette -maigrira, de petites lettres de rien du tout -remplaceront les belles majuscules de jadis ! La -claque recevra des ordres formels… tu chanteras -à 8 heures et demie, à l’heure solennelle des salles -vides… on te défendra de bisser tes couplets… -les programmes seront toujours trop longs ; le régisseur, -pour prendre l’air de la maison, deviendra -insolent ; le chef d’orchestre, par esprit d’imitation, -sera maussade, tes camarades seront -contents… Bref, on te fera « tomber ». Ce qui en -argot de théâtre signifie « étouffer un succès ». -Puis on te mettra le marché en main : partir ou -rester à meilleur compte !</p> - -<p>Et toi, grande bonne bête de cabot, tu pleureras, -ton chagrin deviendra de la révolte pendant -cinq minutes… et le soir, après avoir été la dupe -et le joujou de gens retors, roublards et malhonnêtes, -tu chanteras la bouche en cœur, les pouces -dans les entournures de ton gilet, le chapeau sur -l’oreille, l’air d’un homme heureux, car tu auras -signé tout ce qu’on aura voulu pour rester là… -sur ces vieilles planches que tu aimes, ce vieux -trou du souffleur dont pendant tes huit plus belles -années tes guiboles ont ressenti les courants -d’air glacés. Tu tiens à ta scène, comme d’autres -à leur petite maison, à leurs vieux arbres, et l’idée -de partir, d’aller ailleurs, fait que tu t’attendris… -Non, mais es-tu assez bête mon pauvre vieux !… -Si au moins tu avais secoué fortement la caisse -de tes patrons, et t’étais enrichi avec eux ! Mais -non, tu as cru être d’une exigence terrifiante en -te faisant payer de façon à leur rapporter quatre -cents pour cent !!! Fallait compter, vieil ami, et -tirer d’eux le possible et l’impossible ! fallait -compter !! et escompter toutes les rosseries, les -ingratitudes et les oublis des lendemains de -gloire ou des veilles de danger. On ne t’a donc -rien dit ?… rien raconté ?… Comment n’as-tu pas -deviné ?… Mais laissons débuter Fernand.</p> - -<p>La salle était fort brillante. Le public habituel -de ces sortes d’inaugurations était accouru. Il y -avait là des chapeaux coûtant plus cher que les -femmes qu’ils coiffaient, des bagues dont les -prix avaient fait faire un tas de bêtises à celles qui -les portaient et auraient suffi à nourrir une famille -pendant un an, des souliers et des tubes si -luisants qu’on ne savait si c’étaient les souliers qui -étaient en soie ou les tubes qui étaient vernis. La -critique était même représentée par quelques -« soiristes, » ces entraîneurs des étoiles, et tous -les « courriéristes » que la belle Antonia appelait -« les valets de cœur »… parce qu’ils ne coûtent -rien… et vous servent ! Pour trente lignes -de publicité qu’on lui faisait par mois, Antonia -ne refusait rien !</p> - -<p>Dans les avant-scènes des rez-de-chaussée, les -hétaïres notoires de la capitale, la belle Puchera, -Lucienne de Nemours, Liane de Sancy, hostiles -lune à l’autre chacune, et chacune entourée de -sa bande spéciale d’« amis », hauts sur col, plastronnés -de blanc et couverts de noir, comme les -pies, s’accoudaient nonchalamment sur le velours -rouge du rebord des loges, lorgnant de faces-à-main -dédaigneux le menu peuple des hommes à -un louis et le fretin des minces ondulées qui ne -vont qu’en fiacre.</p> - -<p>Au fond de la salle, face à la scène, et debout -derrière le dernier rang de fauteuils, Antonin -Mariol, intéressé et fiévreux, attendait le lever du -rideau.</p> - -<p>Une explosion de cuivres, de tambours et de -grosse caisse, ouverture et introduction, charivari et -ritournelle, annonça tout à coup le commencement -des réjouissances. Le rideau s’envola -jusqu’au cintre, et dans un décor violemment -éclairé, un monsieur vêtu d’un complet groseille -apparut, ouvrit la bouche comme s’il eût voulu -avaler l’auditoire, et froidement polka, valsa les -délices d’être garçon d’honneur, le tout mêlé -d’une histoire de camembert remplaçant la fleur -d’oranger fripatouillée sous la table, et d’un ruban -arraché traditionnellement sous forme de la « Jarretière -de la mariée » ! Qu’est-ce que ce fromage -venait faire là-dessous ? N’empêche que la chanson -s’était vendue à 50,000 exemplaires, ce qui -est le dernier cri littéraire du concert. C’était la -première chanson du programme.</p> - -<p>Un grand gaillard vint affirmer les sympathies -du peuple français pour le peuple ru-u-sse ! -Enfant de chœur dans sa jeunesse, puis cordonnier, -son premier prix de chant de la « Société -Chorale de Champigny » lui valut de signer un engagement -de cinq ans dans les établissements -d’été, et de plein air, à la recherche des coups -de gueule capables de couvrir le bruit des pluies -sur la toiture, le roulement des voitures, et la -sirène des bateaux passant sur la Seine. Tout ça -pour 10 francs par soirée !</p> - -<p>Ce stentor levait les rideaux des établissements -Langlet, du mois d’octobre à fin avril.</p> - -<p>Après lui vint un ivrogne fictif, détaillant les -hoquets, les haut-le-cœur, et titubant des chevilles — le -nez et les pommettes fleuries, le chapeau -défoncé sur l’oreille et les pouces accrochés -aux poches d’un gilet à guirlandes, ses bredouillages -mouillés rythmés par une musique gaie. — Puis -ce furent les « Gommeuses, » surmontées de -coiffures dont le sommet de plumes époussetait les -frises. Une très jeune personne vint, bras nus, -jambes nues, gorge nue, et qui, d’un mouvement -habile au cours d’un refrain, trouva moyen de -faire glisser l’épaulette de son presque pas de corsage, -en sorte qu’on put voir son sein gauche qui -était rond, rose, petit et joli (espérons pour l’autre -qu’il était pareil !) Elle chanta qu’elle voulait : -« Un p’tit vieux bien pro-o-pe, » et le répéta deux -fois… ce qu’elle n’aurait pu faire si elle avait -demandé un p’tit vieux bien sa-a-le… Car la -censure, qui s’y connaît aux nuances, le lui aurait -sévèrement refusé.</p> - -<p>Mais la prétention, très légitime après tout, de -la jolie fille laissa le public froid comme glace. Ce -public n’était pas un public ordinaire ! C’était le -public des premières, celui qui la connaît et que -rien n’épate, et qui ne se chauffe point à du bois -déjà brûlé ! ah ! mais ! Et il attendait Fernand, ce -public. Et nul autre ! Et on eût pu lui montrer la -lune à un mètre, et vivante ! qu’il n’eût point -bronché !</p> - -<p>Il y eut cependant un dégel.</p> - -<p>Inattendue, cette détente, mais réelle ! Il s’entr’ouvrit -des sourires çà et là, sur des lèvres -peintes, des plastrons se penchèrent vers des -corsages avec approbation. La belle Puchera -daigna choquer l’une contre l’autre ses mains -ruisselantes de diamants, et un applaudissement -assez vif crépita aux petites places.</p> - -<p>— Qu’est-ce que c’est que cette gosse-là ?</p> - -<p>— Elle est gentille ?</p> - -<p>— D’un joli blond, n’est-ce pas ?</p> - -<p>— On en mettrait sur son lit !</p> - -<p>Ces propos, en brouhaha flatteur, bruirent assez -distinctement de l’orchestre aux loges.</p> - -<p>Et on rappela la débutante. Parfaitement ! sans -nulle rancune pour l’acidulé de sa voix et le -léger bafouillis de sa prononciation. Bafouillis ? -Bah ! gazouillis, un joujou nouveau ! Bravo !</p> - -<p>Et, comme l’indiquait le refrain de sa chanson, -elle avait :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2">Charmé les lapins,</div> -<div class="verse">Les p’tits lapins doux et câlins…</div> -<div class="verse">Avec une plum’ de paon,</div> -<div class="verse">J’leur chatouill’ le tympan !</div> -</div> - -<p class="noindent">avait chanté la jolie fille. — Et sa joliesse avait -captivé les yeux si fortement qu’elle en avait -bouché les oreilles.</p> - -<p>Et les bravos de partir !</p> - -<p>Blanche Mésange, charmée, mais point trop -surprise (car enfin, n’est-il pas vrai qu’on peut -être modeste et avoir pourtant conscience de sa -valeur ?…) revint saluer et envoyer des baisers -reconnaissants, toute émue, toute rose de la réception -faite par ce public « de première »,… ma -chère, celui qui s’y connaît ! Car c’était Blanche -Mésange qui remportait ce succès d’un soir. Un -vrai succès, sur le moment ! ses cheveux mousseux, -son sourire de bébé, la douceur de ses yeux, -tout cela inattendu, inédit et non préparé, avait -brusquement allumé le feu de paille.</p> - -<p>C’est un axiome au concert, démenti parfois, -justifié souvent, qu’un « numéro » qui réussit -<i>fiche par terre</i> le numéro suivant. Les gens sont -si paresseux qu’ils ne trouvent pas en eux-mêmes -la force de deux enthousiasmes en une seule -séance. La veulerie de nos contemporains va des -actes aux gestes.</p> - -<p>De fait, après la petite ovation accordée à -Blanche Mésange, le public redevint froid comme -une banquise. Le célèbre équilibriste Tom Jack -lança vainement par les airs des bouteilles, des -guéridons, des poids de dix kilos et des œufs à -la coque. Chérie Chéron, elle-même, égrena dans -l’indifférence bruyante et la plus absolue les -perles de son répertoire. « Et quand on pense qu’il -faut respecter le Public, grogna-t-elle ! Ah ! zut -alors ! »</p> - -<p>On attendait désormais Fernand.</p> - -<p>Mais, avouons-le, on l’attendait comme, au coin -d’un bois, des détrousseurs espèrent l’imprudent -inconnu. Le Tout-Paris des premières ne peut -pas s’emballer deux fois ! Voyons ! il faut être -juste. Et puis c’est fatigant de se faire une opinion, -et difficile ! Demain, quand on aura lu les -comptes rendus des journaux, ce sera plus commode…</p> - -<p>Et ce furent des bâillements, des conversations -particulières, des remuements de petites cuillères -dans les verres et une recrudescence de fumées -de cigares, tout le temps que défilèrent -hommes et femmes, les « types déjà assez vus » -du <i>Colorado</i>.</p> - -<p>Tout à coup le silence se rétablit : le nom de -Fernand venait d’être affiché, tandis que stridait -la sonnerie de l’avertisseur. On allait entendre le -rossignol annoncé à la porte ! et dans les avant-scènes -en vue, la belle Puchera, Liane de Sancy -et Lucienne de Nemours daignèrent abandonner -les colloques qu’elles entretenaient avec leurs entreteneurs, -et se retourner du côté de la rampe, -avec des claquements secs d’éventails brusquement -fermés. — Une loge restée vide jusque-là -fut tout à coup occupée par trois hommes très -chics, dont le plus gros était l’amant connu de -Chérie Chéron, marié et père de grands enfants ; -cela ne l’empêchait pas de courir avec sa maîtresse -tous les éditeurs de musique et de l’accompagner -dans sa course aux chansons, de surveiller -son affichage qu’il payait sans compter, louant les -kiosques, les pans de murailles libres pour y faire -coller l’affiche coloriée de Chérie Chéron, payant -ses leçons de diction, ses couturiers, et se précipitant -chez le coiffeur quand les frisettes étaient -en retard : homme de bourse, il avait de constantes -relations avec la haute banque de Paris, -pour laquelle il louait des fauteuils qu’il offrait à -chaque début de Chérie Chéron. — Ce soir-là, -inquiet, nerveux, agité, il attendait, anxieux, le -résultat du début de Fernand… Clou d’avenir -qui pouvait faire aussi pâlir l’étoile de son amie : -un clou chasse l’autre, dit le proverbe, qui ne fut -jamais si vrai ! Petrus comme homme, Chérie -Chéron comme femme, pouvaient être démolis du -coup, si ce Fernand prenait tout pour lui, si la -direction mettait sur lui seul ses soins de publicité ! -Et déjà il échafaudait tout un plan de défense… -des toilettes folles, des bijoux nouveaux -et des dîners chers offerts largement à ceux qui -la serviraient dans les journaux ; des villégiatures -offertes aux auteurs et mille autres sornettes de -combat. — Enfin Fernand parut !</p> - -<p>Il était, comme sur son affiche, en habit azur -à boutons d’argent, culotte amarante, bas et escarpins.</p> - -<p>— Tiens ! jeta assez haut Liane de Sancy, j’habillerai -mon domestique comme cela !</p> - -<p>— Lou mien, il l’est déjà ! riposta la belle Puchera, -de la loge voisine.</p> - -<p>Fernand avait entendu ces aimables paroles, -le plateau de la scène étant à deux pas, et il sentit -tout à coup, en même temps que de la colère, -un trac énorme l’envahir. A peine entré, déjà la -proie passive de tous ces êtres, en nombre, contre -lui tout seul.</p> - -<p>Mais déjà le bâton du chef d’orchestre lui donnait -le signal. Il s’agissait de vaincre ou de mourir, -et il s’élança dans sa chanson comme à Waterloo -la garde impériale entra dans la fournaise.</p> - -<p>Baryton adoré de la <i>Fauvette</i> de Ménilmontant, -demeuré très faubourg populaire, sans relations -dans le monde spécial des fabricants pour -concerts, et d’ailleurs devenu un peu fat dans le -bain d’admiration où le plongeaient du soir au -matin et du matin au soir Blanche Mésange et -Lourbillon, Fernand ne s’était pas donné la peine -de s’en donner. Confiant dans le timbre de sa -voix, et assuré de ses agréments physiques par -le culte passionné que leur rendait dans l’intimité -sa bonne amie, il avait simplement choisi, comme -morceau de début, une de ces romances goualantes, -son triomphe autrefois, une de ces bêleries -de rue que les ouvrières, à l’heure du déjeuner, -accompagnent, massées en cercle autour d’un violoneux, -qui la vend dix centimes, deux sous !</p> - -<p>Il s’était dit que ce serait du nouveau pour les -music-halls, ce genre de production ne s’y étant -jamais fait entendre, propriété exclusive des virtuoses -du pavé.</p> - -<p>Il se trompait fortement, car une partie de la -salle — si nombreuse qu’elle fût ! — s’amusa à -reprendre le refrain en chœur.</p> - -<p>A Paris, la scie a plus de vogue que la symphonie. -Et la rengaine des carrefours pénètre -dans les salons, ne fût-ce que par l’escalier de -service — (et comme certains salons n’en ont pas -d’autre…) Seul, l’organe véritablement charmant -de débutant arrêta les rires prêts à éclater. Même, -certains, plus sceptiques, voulurent bien croire -à une charge préméditée.</p> - -<p>— Il se paye notre tête !</p> - -<p>Mais le public ne montra pas une mauvaise -humeur excessive, pourtant.</p> - -<p>Et on applaudit, mollement ; juste ce qu’il fallait -pour laisser au nommé Fernand le prétexte -de « repiquer au truc », pour montrer ce qu’il -avait « dans le ventre ».</p> - -<p>Il y avait les <i>Bœufs</i> ! L’infortuné ! les <i>Bœufs</i> -de Pierre Dupont et la <i>Tour-Saint-Jacques</i> de -Darcier ! Des chefs-d’œuvre, à ce public de demoiselles -de parade, coûteuses et joyeuses, à ces -femmes du monde en mal de piments, à ces gentilshommes -impatients de retroussés et de littérature -au vitriol.</p> - -<p>Ce fut une stupeur. Ainsi le Fernand n’était -pas un fumiste ! c’était pour de vrai ! nulle galéjade. -Un troubadour sincère ! Le Tout-Paris des -premières, de fauteuil à fauteuil, de loge à loge, -se regarda mutuellement dans les yeux.</p> - -<p>Il y eut un instant terrible et drôle, un de ces -instants baroques qui tuent ou qui font vivre une -réputation entre l’Opéra et le faubourg Saint-Martin. -Allait-on siffler ? C’était au bord, comme -on dit.</p> - -<p>Mais on ne siffla pas ! Ce diable d’organe, prenant, -vibrant, délicieux, paralysa les exécuteurs. -On ne siffla pas. On se tut. Même, quelques applaudissements, -là-haut, aux galeries, se risquèrent. -La poésie de Pierre Dupont, la verve de -Darcier réjouissaient encore quelques âmes simples. -Et Fernand put saluer et se retirer à reculons, -comme un dompteur pas très sûr de ses bêtes… -sans encombre et sans trop de honte.</p> - -<p>C’est égal ! la chute était rude ! Disparue la vision -odieuse, de toutes ces rangées de visages -figés, hostiles, impassibles, muets, Fernand dans -la coulisse se sentit pâlir de lassitude, de désespoir -et de dégoût. Il s’appuya à un portant. Ses -jambes flageolaient sous lui. Pas un rappel ! Ah ! -pour une tape !… C’était cela, ce public « si bon, -si indulgent ! si encourageant ! » Des phrases, des -blagues écrites dans les journaux par des cabots -adroits et roublards.</p> - -<p>Ainsi, c’est là qu’aboutissaient tous ses espoirs -de fortune, tous ses orgueils, toute sa sottise ! -s’avoua-t-il en une seconde de vérité.</p> - -<p>Le vide autour de lui. Le personnel s’empressait -pour l’entrée de Charlin, le tourlourou fantaisiste -et pittoresque, idole fêtée du parterre. Seul, le -pompier de service, attentif sous son casque de -cuivre, dans sa petite logette, assistait, sans y -prendre garde du reste, à cette agonie d’une vanité -bébête.</p> - -<p>Fernand se dirigea à pas chancelants vers l’escalier -des loges d’artistes. Pantin désarticulé, -vêtu de bleu clair et d’amarante, il poussa la -porte du réduit où une heure auparavant il avait -endossé ces oripeaux joyeux.</p> - -<p>Une femme, Blanche Mésange, en robe de ville, -était assise sur une chaise, à côté de la planche à -maquillage. Elle se leva, quand il entra, bondit -vers lui avec un visage d’allégresse et cria :</p> - -<p>— Hein ? ça a bien marché ! J’en ai eu un succès !</p> - -<p>Il la regarda d’un œil morne. Sans s’apercevoir -de cette attitude, Blanche enivrée continua :</p> - -<p>— Deux rappels ! mon chéri ! Tu vois, ta petite -femme, deux rappels !</p> - -<p>Comme il se taisait toujours :</p> - -<p>— Figure-toi ! je suis désolée. Il est venu tant -de messieurs dans ma loge, avec des fleurs ! Des -journalistes, tu sais ! et puis des hommes chics, -et les camarades, et tout le monde ; et ils sont -gentils ici ! ce n’est pas comme aux <i>Bateaux -Fleuris</i> ! Je n’ai pas eu le temps d’ôter mon costume -et de me rhabiller assez vite pour venir t’applaudir ! -Ah ! mon chou ! je suis contente !</p> - -<p>Et elle se précipita pour l’embrasser.</p> - -<p>Alors, seulement, Fernand recouvra l’usage de -la parole. Il repoussa Blanche, et, d’une voix -creuse, avec une amertume infinie, il dit :</p> - -<p>— M’applaudir !</p> - -<p>— Bien sûr !</p> - -<p>— Tu aurais été la seule !</p> - -<p>— Qu’est-ce que tu chantes ? suffoqua Blanche -en arrondissant ses yeux.</p> - -<p>— Je chante ! jeta Fernand avec violence, je -chante que j’aurais mieux fait de ne jamais chanter -de ma vie ! Où est Lourbillon ?</p> - -<p>Blanche demeurait effarée. Elle balbutia :</p> - -<p>— Lourbillon ? mais il est dans la salle ! il va -venir !</p> - -<p>— Lui ? ah ! oui, comptes-y ! D’ailleurs il -vaut mieux qu’il ne se mette pas sous ma patte ! -Qu’est-ce que je lui conterais, à celui-là ! C’est -de sa faute, tout ça ! de la tienne aussi, d’ailleurs !</p> - -<p>— Mais qu’est-ce qu’il y a ? que s’est-il passé ? -Tu es fou ! gémit Blanche en joignant les mains. -Dans sa jolie figure tout en bonheur, deux grosses -larmes commençaient à poindre, aux coins des -paupières.</p> - -<p>— Il y a, cria Fernand exaspéré, que je viens -de ramasser la bûche ! mais là, la vraie ! celle de -Noël ! Et que c’est à vous deux, à Lourbillon et -à toi, que je dois ça ! car sans vous, le diable -m’emporte si je serais jamais monté sur vos sales -planches, me faire charrier par votre sale public !</p> - -<p>— Toc ! toc ! on peut entrer ? fit à ce moment -une voix aimable. Et Antonin Mariol, jeune, souriant -et tranquille, apparut au seuil de la loge.</p> - -<p>— Ah ! monsieur Mariol ! je suis un homme -perdu ! Je vais me jeter à l’eau ! Et quand je pense -que vous avez signé avec moi ! hoqueta Fernand -qui se mit à sangloter, à bout de nerfs, effondré -comme un petit enfant.</p> - -<p>— Mais, fit Mariol avec affabilité, je suis enchanté, -mon cher ami, d’avoir signé avec vous, ou -du moins, — il se reprit — d’avoir fait signer madame -Langlet ! Que vous arrive-t-il ? vous êtes -indisposé ?</p> - -<p>Fernand le regarda, stupide d’effarement :</p> - -<p>— Mais… ma tape de ce soir ?</p> - -<p>— Votre tape ? Où prenez-vous une tape ? Vous -n’avez peut-être pas décroché tout le succès auquel -on pouvait s’attendre. Mais voilà tout. C’est -à recommencer simplement. Vous avez été applaudi -en somme !</p> - -<p>— Oh ! par qui ?</p> - -<p>— Par les gens d’en haut ! Ceux qui font durables -les carrières d’artistes ! Rassurez-vous ! je -vous ai entendu. C’était très bien ! Les petites -places vous gobent. Tout est là ! Les autres, ça -ira tout seul. On paiera les journalistes qui feront -payer les gens du monde !</p> - -<p>— Oh ! monsieur Mariol.</p> - -<p>— Seulement, vous avez eu tort de ne pas suivre -mon conseil. Il faut vous créer un répertoire -et un genre à vous ! Que diable ! les auteurs et les -musiciens ne manquent pas ! Allez les voir. Montez -à Montmartre. C’est le pays qui en produit le -plus ! Ces gens-là vous fabriqueront sur mesure -des machines originales et c’est vous qui en récolterez -tout le bénéfice, la publicité et la galette !</p> - -<p>Il s’en allait. Il ajouta :</p> - -<p>— Surtout plus de rengaines ! de ponts neufs ! -Dégoisez de l’inédit, fût-il stupide ! Ça portera -avec votre voix… Voyez Sufreid à Montmartre ; -ses chansons passent pour spirituelles, elles sont -au-dessous de tout : le tout est de s’imposer. Nous -vous imposerons.</p> - -<p>Il n’était déjà plus là, le suave Antonin Mariol, -quand Blanche, s’approchant de Fernand, le réconforta -un peu :</p> - -<p>— Des auteurs ? mon chéri. J’en connais des -bottes ! Je t’en indiquerai qui sont épatants, si tu -veux ! proposa-t-elle en l’aidant à dégager son -bras de la manche du bel habit azur à boutons -d’argent, qui venait d’aller à la peine sans être à -l’honneur. Habit de polichinelle cassé et démantibulé, -habit confident des troubles et des -peines, des espoirs et des défaillances, qui semblez -brillant ou piteux selon que vous avez été à -la gloire ou à la défaite, quand vous serez fané et -jeté dans un coin, si vous pouviez alors nous raconter -l’histoire de vos espoirs déçus, quelle leçon -pour nos vanités !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">X</h2> - - -<p>Le cabaret de la <i>Tarentule montmartroise</i> -n’occupait pas, en façade, un espace énorme sur -le boulevard Rochechouart, mais il possédait des -profondeurs.</p> - -<p>Une simple boutique, en vérité, vue du trottoir… -un temple ! sitôt le seuil passé.</p> - -<p>Bistro, café. Puis le sanctuaire. C’est bien là -l’impression que Fernand ressentit quand Lourbillon -l’amena en ce lieu.</p> - -<p>Car Lourbillon s’était ressaisi. Consterné, déconfit, -prostré après la défaite de son disciple, à -la première soirée classique du <i>Colorado</i>, il -avait virilement, ce soir-là, soir de tristesse et -de doute, pris la résolution de ne plus connaître -Fernand. Et, négligeant de lui apporter en sa -loge des condoléances oiseuses, il était parti, à -l’anglaise, avec le public.</p> - -<p>Mais, deux jours après, Lourbillon avait appris -que la « tape » était considérée comme nulle et -non avenue par l’administration, et que son poulain -gardait encore des chances, outsider tiré -sans doute et réservé pour un grand prix futur !</p> - -<p>Aussi, la bouche en cœur, et sincèrement, somme -toute, — car, au fond, qui saura jamais ce qu’il peut -entrer de délicatesse invisible dans une muflerie -patente, et si ce n’était pas par timidité d’amitié -souffrante que Lourbillon avait salement lâché -Fernand dans le malheur ? — sincèrement, donc, et -tous les sourires aux lèvres, le vieux comique revint -déjeuner chez son ami ; la cuisine était excellente, -au reste.</p> - -<p>Et aujourd’hui, Lourbillon emmenait son petit -Fernand à la <i>Tarentule</i>, pour lui « dégoter » un -auteur !</p> - -<p>Bistro, café, sanctuaire.</p> - -<p>Tel s’offrait, en effet, l’établissement.</p> - -<p>A la terrasse, quelques guéridons, autour desquels -stagnaient, fumant leurs pipes, au-dessus -de bocks sans faux-cols, plusieurs citoyens en -chapeaux mous.</p> - -<p>A l’intérieur, sitôt entrés, Lourbillon dit à -Fernand de stopper un peu dans la salle réservée -aux buveurs ; on entrerait plus tard dans celle -consacrée aux auditions des poètes de la Butte.</p> - -<hr /> - - -<p>Tous deux regardent les habitués de l’endroit. -Près d’une petite femme en rouge, c’était Lafoire, -le dessinateur connu, qui d’une cravache -sûre et cinglante profilait les culbutes morales -et physiques de ses contemporains. — On s’arrachait -les ventres de ses banquiers et les maigreurs -de ses danseuses. A côté de lui c’était le -célèbre Will, le Pierrot glabre, Watteau de -sacristie, artiste délicieux d’une élégance « interne » -et cérébrale. Il causait à un petit homme -qui disparaissait presque sous la table, et dont -les jambes, quand il était assis, étaient à cinquante -centimètres du sol ! De sa hauteur totale de -1 mètre 20, celui-là toisait drôlement l’humanité, et -la déformait et la défigurait, avec talent du reste. -Tous ses modèles devenaient des monstres, gesticulant -à l’envers, des êtres de cauchemar, épileptiques -et fous.</p> - -<p>Toute sa rancune inconsciente de petit nain lui -remontait dans l’œil, qui voyait inexorablement la -déformation quand même et pour tous ! On racontait -que ce talentueux artiste demandait, durant -de longs mois d’hiver, l’hospitalité de nuit, la table -et les plaisirs du soir à certaines demeures chastement -closes… et qu’il vivait là, faisant des -études de mœurs fort intéressantes, en camarade, -en ami, conseiller gratuit des tempêtes sentimentales -qui s’élèvent parfois dans les cœurs bas -tombés des amoureuses pensionnaires de ces -garnis d’amour.</p> - -<p>Plus loin un homme jeune crépu, noir, un peu -nègre de type. C’est Maurice Prenais, les lèvres -épaisses, les dents grosses et longues, les yeux -blagueurs (collez-lui une couronne de pampres -sur la tête et une peau de bête en guise de <i>redingue</i>… -il aura l’air d’un fêtard de la suite de -Bacchus). C’est un poète celui-là, le meilleur de -la bande, qui dira peut-être ses « Vieux Marcheurs » -tout à l’heure…</p> - -<p>Le vieux à barbe blanche là-bas, c’est un -peintre ; l’autre à côté c’est un graveur très connu ; -et voici de Gyvry, pianiste et compositeur d’un -talent réel, noyé dans l’absinthe ; il a été l’ami de -Verlaine dont il sait les œuvres par cœur, et le -soir, là, après la fermeture, entre eux, toutes ces -illustrations déclament et Verlaine et Baudelaire.</p> - -<p>Goudeau, Delmet et d’autres se joignent à eux -et les enthousiasmes se partagent entre les morts -et les vivants.</p> - -<p>A ce moment, Fernand et Lourbillon ayant vidé -leurs bocks se déplacèrent afin d’entendre les -fameux chanteurs de la Butte !</p> - -<p>— Tiens, dit Lourbillon en entrant dans la petite -salle, Hortensia et Paulina du <i>Colorado</i>… vois -donc, Fernand…</p> - -<p>Et en effet, les deux chanteuses étaient là, très -serrées l’une contre l’autre, avec au bras une -énorme couronne mortuaire d’immortelles jaunes ! -<span class="sc">A ma Mère !</span> disait la couronne ; et comme Lourbillon, -stupéfié, leur demandait le sens de cette -plaisanterie macabre…</p> - -<p>— Pas une blague, répondit Paulina. Hortensia -et moi sommes parties tantôt au cimetière porter -cette couronne sur la tombe de la mère d’Hortensia. -Comme le cimetière était fermé, nous -l’avons trimballée avec nous… on a dîné au <i>Rat -Mort</i>, on est passé au Moulin, on s’en va aux -Halles, on tire une bordée. Êtes-vous des -nôtres, venez donc ? — Non, merci, répliquèrent -Lourbillon et Fernand, amusez-vous seules !</p> - -<p>Et la couronne mortuaire s’en fut faire la fête… -jusqu’au lendemain matin sept heures, où elle -arriva piteuse, à sa destination, déposée sur une -tombe par deux femmes fatiguées et vannées de -leurs folies nocturnes.</p> - -<p>Cependant, un petit homme aux cheveux -rares, la figure courte et large, pâle et maigre, -les yeux bizarres, dont un qui n’y voyait plus, -abîmé qu’il était par une large taie blanche, monta -sur l’estrade où perchait un mauvais piano, et -s’accompagnant des deux doigts se mit à chanter, -à blaguer « Les Sergots ». — La chose était fort -spirituelle, d’une ironie fine et bon enfant. On -applaudit ferme !</p> - -<p>— Gamahut !… annonça le chanteur rageur et -embêté. Et la chanson macabre et terrifiante fut -grincée en mineur, résonnante comme un glas -funèbre, qui entre temps ferait des farces de sons, -et d’allures… La salle délirait ! Mais on put trépigner, -hurler, l’applaudir et le rappeler, le petit -homme bourru et borgne se leva, salua et déguerpit -au trot… Il avait gagné ses cinq francs, -son bock et sa choucroute.</p> - -<p>Après lui vint un homme essoufflé, asthmatique, -dont l’haleine aux relents de produits pharmaceutiques -embaumait les alentours… Celui-là -articulait si exagérément ses mots qu’il avait l’air -de les mordre. Un mouchoir en main épongeant -une sueur qui n’en finissait pas, il clamait le -martyre de son cœur, l’espoir de son âme et les -déceptions de ses rêves. — Il eut un gros succès.</p> - -<p>Puis tout à coup, l’introducteur habituel de ces -célébrités vint demander au public de faire un silence -absolu, afin que le « bon camarade Sacha -puisse se faire entendre ». Alors arriva sur l’estrade -un individu pâle, exsangue, d’une blancheur -de cire, les yeux mal réveillés, les cheveux de -paille, les lèvres violettes et la bouche horrible, -démeublée, presque sans dents, et laissant apercevoir -entre quelques bouts d’ivoire noircis et -pourris, un trou noir, d’où sortait une musique -maladive, d’une sonorité douteuse, et des paroles -de reproches à une femme aimée, dont les trahisons -se multipliaient…</p> - -<p>« Te rappelles-tu ses baisers ? » disaient les -refrains.</p> - -<p>— Flûte alors ! Ta bouche, bébé ! glapit une -vieille fille maquillée.</p> - -<p>Ce « ta bouche, bébé, » allusion plus qu’exclamation, -mit le public en belle humeur, et le chanteur -pâle et jaune, vexé et furieux, descendit du -tremplin, menaçant et grossier.</p> - -<p>A ce moment, entrait dans la salle un journaliste, -homme de lettres qui volontiers racontait -dans ses livres ses histoires personnelles. Il avait -eu la manie de célébrer les femmes androgynes, -maigres, osseuses, exsangues, diaphanes, l’amour -des formes à l’état d’indication, les seins et les -ventres plats, les hanches des garçonnets, puis il -s’en était dégoûté en même temps que de la morphine -et de l’éther ; sa santé s’équilibrant et s’assagissant -avec l’âge, les bouges et les garçons -bouchers le laissaient froid.</p> - -<p>Dorénavant on ne parlerait plus de lui tout bas, -avec des ah ! et des oh ! et des chut ! On dirait -simplement et sans commentaires qu’il avait bigrement -du talent ! Notre journaliste alla droit au -petit coin que cachait le piano et derrière lequel, -abrité par un paravent, se tenait, affalé dans un -fauteuil, un homme étrange, si blanc, si blanc, -d’un teint si transparent qu’il en semblait de -nacre, une barbe soignée et rousse comme de l’or -encadrant son visage de mort. Ce personnage -était très connu à Montmartre : morphinomane -enragé, on lui donnait partout l’hospitalité d’un -coin afin de faciliter ses piqûres consécutives. En -apercevant le journaliste, il se remua difficilement, -mais lui tendit la main en lui disant, les yeux -éteints et comme figés :</p> - -<p>— Rendez-moi un service, éreintez donc demain -dans votre journal cette garce d’Hortensia qui -tout à l’heure m’a ridiculisé ici… devant toutes -ces brutes. Figurez-vous qu’elle m’a déposé sur -le front une épouvantable couronne mortuaire et -qu’elle a crié tout haut, en chahutant ce paravent : -« Mesdames et Messieurs, regardez le coco ! Le -Christ au moment des sueurs !!! » Et le morphinomane, -ruisselant encore, retomba dans son état -comateux.</p> - -<p>Le lendemain, Hortensia eut son compte dans -une feuille du matin !</p> - -<p>Et voilà tout ce que vit Fernand dans un seul -petit coin de ce Montmartre, appelé par Salis la -mamelle de la France, et qui n’est tout au plus -que le biberon des faubourgs, alimentant de ses -mots, de ses chansons et de ses modes quelques -quartiers excentriques, et jetant le poivre de sa -bohème spirituelle sur toute une ville décidée au -plaisir et à la fantaisie.</p> - -<p>— Sortons, sortons, dit Fernand à Lourbillon, -j’en ai assez. Mène-moi chez Toni-Truant, le fameux -cabaretier.</p> - -<p>A peine sur le boulevard Rochechouart depuis -dix minutes, les sanglots d’une pierreuse effarée -leur firent dresser l’oreille.</p> - -<p>— Bats-moi, insulte-moi, disait la voix de -femme, tu sais bien que j’t’aime et t’en abuses, -lâche, lâche, vociférait la fille.</p> - -<p>Ils s’éloignèrent, laissant la prostituée à ses -occupations nocturnes, en hommes prudents et -renseignés.</p> - -<p>Arrivés devant la porte de Toni-Truant, ils -virent deux dames fort élégantes qui, sautant -d’une correcte voiture de maître, leur demandèrent -fort gracieusement de les aider de leur -présence à entrer dans ce cabaret.</p> - -<p>— Nous avons un peu peur d’entrer toutes -seules…</p> - -<p>— Mais volontiers, répondirent les deux -hommes. Et cognant à la porte toujours close, aux -volets fermés, ils entrèrent tous quatre… Dès -l’apparition des femmes, Toni-Truant cria :</p> - -<p>— V’là des peaux ! v’là de la garce ! Puis aux -deux hommes : Allez, foutez-vous là… C’est à toi -cette marmite-là ? Oh ! qu’elle est pââââle ! Qui -qu’c’est qu’est le miché d’vous deux ? C’est toi -l’vieux ! Qu’est-ce que vous prenez ? des bocks ? -Deux bocks, Eugène !</p> - -<p>Et lâchant les nouveaux venus, Toni-Truant -s’assit sur un coin de table. Fernand s’aperçut -alors qu’il était chaussé de bottes énormes, vêtu -d’un complet de velours à côtes, lingé d’une chemise -en flanelle et la taille serrée d’une large -ceinture rouge de débardeur. La figure était -noble et fière malgré l’habitude prise de laisser -à la bouche une mollesse faubourienne, très spéciale -aux gavroches. Les cheveux longs rejetés en -arrière donnaient au front l’ampleur voulue et -cherchée, l’allure générale était celle d’un beau -chouan, solide et d’attaque !</p> - -<p>— J’vas vous en dire une, annonça l’homme aux -bottes d’égoutier : Serrez vos rangs !</p> - -<p>Et Toni-Truant, d’une voix terrible, formidable, -de foudre, ébranla du pavé au plafond la petite -salle enfumée qu’il arpentait mains au dos, d’un -pas pesant, rythmé et sautillant, un pas à lui, -une marche à lui, imitée dans toutes les revues -par des cabots qui singeaient ses allures, sa mise -et sa terrible voix !</p> - -<p>On applaudit férocement, on trépigna, on cria, -mais Toni-Truant qui avait entendu une femme -d’apparence fort distinguée dire qu’elle préférait -ses autres chansons… ses chansons salées… -lui cria dans la figure :</p> - -<p>— Une pornographie pour la marquise ! et au -lieu d’une pornographie (il n’en chantait jamais -du reste, son talent réel de poète naturaliste le -protégeant contre ces vulgarités), il entonna une -satire pouffante des gigolos présents : <i>Les Crevés !</i></p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Vos mères avaient donc pas de tétons,</div> -<div class="verse">Qu’elles ont pas pu vous faire des gueules ?…</div> -<div class="verse">Allez donc dire qu’on vous finisse !</div> -</div> - -<p>Alors ce fut du délire, tous les snobs bafoués, -claqués, poussèrent des oh ! et des ah ! d’admiration -joyeuse, les femmes, émoustillées sous les -mots crus, se frottaient d’aise à leurs voisins. On -cria : « bravo ! bravo ! un autographe, une signature ! » -et Toni-Truant, jouant de l’engueulade -comme de la rime, les fit « casquer du bon pognon » -comme il chantait, et ce soir-là, le faubourg -Saint-Germain, insulté à gueule que veux-tu -et ravi, jeta dans la bourse du chanteur le plus -pur de son or et de ses remerciements.</p> - -<p>Fernand, lui, semblait médusé ; il examinait la -composition de la petite salle et n’en revenait pas ! -Des comtes et des marquis s’interpellaient, des -femmes entre elles s’appelaient duchesse… et tout -ce monde s’asseyait là, serrés les uns contre les -autres, avec une aisance qu’une promiscuité douteuse -n’effarait pas : des soldats ivres, deux prostituées -du quartier, des petits rentiers, des cabots, -deux bonnes…</p> - -<p>— Mais, dit tout à coup Fernand, ces gens-là… -ceux de la bonne société, ces gens du monde ne -se rendent pas compte… ce n’est pas possible… -ces femmes bien nées ne peuvent pas prendre un -plaisir semblable à celui qui plaît à ces gigolettes… -c’est dans la façon de s’amuser qu’on voit la différence -des classes…</p> - -<p>— Depuis 93, bouffonna Lourbillon… il n’y a plus -de classes ! Toutes les femmes se ressemblent, -toutes demandent des piments pour leurs sens ; la -pierreuse de tout à l’heure hurlait de plaisir sous -les coups et sous les paroles ordurières de son -amant ; ces mondaines-là ont aussi besoin d’un -dévergondage de langage qui les émoustille : -c’est la même chose, la même bête qui les travaille. -Le dévergondage les pique toutes au -même endroit, leur besoin de s’encanailler est intense, -mon petit Fernand, et quand je pense que -ces bougres-là nous intimident ! Hein ? crois-tu -qu’on est bête ! Ils ne sont pas plus intelligents -que nous, pas meilleurs, au contraire, ils sont -plus riches, mieux habillés, mieux instruits, -mieux élevés, mais nous sommes aussi distingués -qu’eux… pas vrai, Fernand ?</p> - -<p>— Le fait est, dit Fernand… que la distinction -est dans les sentiments et pas dans la coupe de la -jaquette… et j’avoue que ni ma mère, ni mon père, -ni mes sœurs, ni moi, n’avons jamais eu de goûts -crapuleux comme ça : il est vrai que nous n’étions -que des ouvriers…</p> - -<p>Il était tard.</p> - -<p>— Allons-nous en, dit Fernand, je ne trouverai -pas de chansons ici, on ne les viserait pas -et c’est pour un public spécial. Mais à ce moment -le poète Jehan du Brancart gravit l’estrade.</p> - -<p>Il était chauve, avec une drôle de petite moustache -blonde ébouriffée, et se montrait tout de -noir moulé dans un veston en forme de dolman -d’officier à collet rigide, pendant que ses jambes -se perdaient dans les flots d’un pantalon à la hussarde -à carreaux. Il récita des rondels successifs -sur les successives beautés de sa bonne amie : -« ses yeux, » « son nez, » « sa bouche, » « ses -seins ». Puis, avant d’en entamer un dernier, il -s’arrêta et avant d’en avoir énoncé complètement -le titre : « Son… » avait-il commencé. — Non, -fit il, celui-là, je le garde pour moi !</p> - -<p>Et le triomphe qu’il obtint ne fut pas inférieur à -celui de Toni-Truant.</p> - -<p>— Tu trouves ça bien, toi ? ça t’amuse ? demanda -Fernand à Lourbillon.</p> - -<p>— Non, répondit Lourbillon, tout bas : moi, -ça me rase, mais c’est la mode, qu’est-ce que tu -veux ?</p> - -<p>— Si qu’on s’en irait. On crève de chaleur ici ! -insinua Fernand.</p> - -<p>— Le fait est qu’un bock bien tiré, avec une -chaise à soi tout seul !…</p> - -<p>Ils se levèrent. Mais déjà Belval glapissait :</p> - -<p>— La parole est à notre excellent camarade…</p> - -<p>Et le désordre occasionné par le mouvement -de retraite des deux compagnons ne fut pas sans -provoquer de véhémentes protestations.</p> - -<p>— Chut !</p> - -<p>— Assis !</p> - -<p>— On ne s’en va pas au milieu d’un morceau !</p> - -<p>— A la porte !</p> - -<p>— A la porte ? bon Dieu, mais c’est là que nous -allons, riposta Fernand exaspéré !</p> - -<p>De fait, ils finirent par se trouver devant la -tenture, lisière du « Saint des Saints, » puis dans -le café, puis dans la rue. Ouf !!</p> - -<p>— Veux-tu un conseil ? professa Lourbillon en -avalant un bol d’air ; à Montmartre tu peux te -fouiller pour dégoter ton homme. Les auteurs -d’ici chantent leurs machines eux-mêmes, et -d’ailleurs leurs machines ne porteraient pas au -concert. Plante-les moi seulement sur les planches -du <i>Colorado</i> et tu verras la gadiche ! Non ! Si -j’étais à ta place, je donnerais un coup de pied -jusque chez un de ces petits éditeurs lyriques, -qui foisonnent boulevard de Strasbourg et aux -environs. Là, tu trouveras sûrement inédité, inconnu, -enseveli dans les cartons, le merle blanc -qu’il te faut !</p> - -<p>— Avant, répliqua Fernand, il me faut voir -Grandsec. Mariol tient absolument à ce que je -lui demande des machines modernes et sentimentales. — Est-ce -que vraiment il a du talent ?</p> - -<p>— Peuh ! fit Lourbillon, un pochard… qui -rime sur toutes les tables des brasseries de Montmartre… -Enfin, vois-le toujours !!</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XI</h2> - - -<p>La grande salle de <i>l’Abbaye de Thélème</i>, au -premier étage, resplendissait de lumières et éclatait -de fracas.</p> - -<p>Là, c’était la haute noce montmartroise, les -fêtards au gousset garni, le dessus du panier du -Moulin-Rouge, toutes les Espagnoles de la rue -Lepic, toute l’Italie galante du boulevard Rochechouart -et de la place Pigalle ; danses du ventre -des Tunisiennes de la rue Caulaincourt et des -almées du Delta. Les bouchons de champagne -sautaient à plusieurs tables, et de véritables -soupers : caviar, écrevisses, viandes froides et -salades russes, mobilisaient des vaisselles.</p> - -<p>D’ailleurs, une file de sapins à la porte de -l’établissement attestait que, pour rouler, le louis -est aussi rond sur la Butte que dans la plaine et -qu’il y a des ivrognes et des sultanes partout où -l’homme désire en trouver. Agréable constatation, -qui prouve que les boulevards « extérieurs » ne -sont pas plus « extérieurs » que les « grands » -boulevards, puisqu’ils produisent la même denrée -pour le cœur que pour l’estomac. Attrape ! -<i>l’Américain</i> !</p> - -<p>Au moment où Fernand et Lourbillon, pilotés -par Grandsec, firent leur entrée, le brouhaha -était tel qu’il eût été complètement impossible -d’entendre les notes de la <i>Valse Bleue</i> que cependant -tapotait d’un doigt sur le piano une jeune -personne vêtue en cycliste et complètement ivre, -par surcroît, ce qui lui constituait deux culottes.</p> - -<p>Mais Grandsec avait quelque chose d’admirable, -un seul éclat de sa voix calmait les tempêtes et -dominait les orages !</p> - -<p>Impassible sous ses longs cheveux, il se dirigea -droit vers l’instrument, prit délicatement, on eût -dit entre le pouce et l’index, la cycliste mélomane, -l’enleva de dessus le tabouret, la posa sur une -chaise et solennel :</p> - -<p>— Tas de veaux et de génisses ! hurla-t-il, -avec un agréable sourire, tâchez un peu de boucler -vos avaloires, on va vous ficher à l’œil, quoique -vous n’en soyez certainement pas dignes, un -régal dont vous pourrez vous lécher les doigts, -si vous n’êtes pas trop dégoûtés de vos mains.</p> - -<p>Il avait prononcé cette harangue d’un organe -à ce point dominateur que le tumulte ambiant en -fut troué comme une planche par un boulet.</p> - -<p>Des gens se fâchaient ; mais d’autres rirent, -et surtout le nom de l’interpellateur arrangea -tout :</p> - -<p>— C’est Grandsec !</p> - -<p>— Vous savez bien ! Grandsec !</p> - -<p>— Le musicien ?</p> - -<p>— Le poivrot !</p> - -<p>— Grandsec ! quoi !</p> - -<p>— Ah ! bon ! Eh bien ! il en a une santé !</p> - -<p>— De fer !</p> - -<p>— Et une gueule !</p> - -<p>— De bois !</p> - -<p>— Bravo ! Grandsec ! continue ! Tu nous intéresses !</p> - -<p>Grandsec déposa sur le piano son immuable -chapeau haut de forme, agita sa crinière de lion, -et poursuivit :</p> - -<p>— Ce jeune homme que vous voyez à ma droite -(fais risette à ce troupeau, mon fils ; c’est lui que -tu tondras demain !) ce jeune homme s’appelle -Fernand. Il a vingt ans, toutes ses dents et du -talent comme j’en voudrais avoir si mon génie ne -me suffisait pas !</p> - -<p>Bâillements de femmes, ricanements d’hommes, -tout un tumulte roula vers Grandsec.</p> - -<p>— A la bonne heure !</p> - -<p>— Voilà qui est grave !</p> - -<p>— Tu ne te mouches pas du pied !</p> - -<p>— Veux-tu mon épingle à chapeau pour te piquer ?</p> - -<p>— Viens boire un verre de champagne ! Tu -dois avoir la pépie !</p> - -<p>— Tu parles, Charles !</p> - -<p>Grandsec attrapa au vol une bouteille de champagne, -l’entonna comme on embouche une trompette -et répondit :</p> - -<p>— Ce soir, il ne s’agit pas de bagatelle. Il s’agit -de grand art. Vous allez entendre mon merle -brun. Il est poète comme Hugo, musicien comme -Wagner, chanteur comme M. Jean de Reszké. La -totalisation des délices et des orgues, en un mot !</p> - -<p>— Et des amours ?</p> - -<p>— Demandez-le lui !</p> - -<p>Fernand commençait, lui personnellement, à -se demander si son nouvel ami n’était pas un -abominable mystificateur à froid, occupé à le couvrir -de ridicule.</p> - -<p>Mais non. Grandsec lui passa tout à coup un -papier :</p> - -<p>— Tu sais lire la musique, pas ? Déchiffre ça -en douce. Dans un quart d’heure, tu vas leur dégoiser -les trois couplets, paroles et musique ; tu -peux y aller carrément, c’est complètement inconnu. -Je l’ai fait cet après-midi. Et tu peux être -tranquille. Ça leur en bouchera un coin ! C’est des -fleurs de mon jardin secret, et je l’aurais gardé -pour moi, si ta gueule ne m’était pas revenue.</p> - -<p>Et, face au public, il annonça :</p> - -<p>— Mon ami Fernand, moi et cet autre cabot -qui nous accompagne nous allons vider une tasse ! -après quoi, vous pourrez ouvrir vos esgourdes. -Garçon, trois demis !</p> - -<p>Et il s’assit avec majesté !</p> - -<p>Il n’y eut pas à le nier, le public attendit.</p> - -<p>Et il fit silence quand Fernand commença.</p> - -<p>C’était une mélopée bohème, au rythme moqueur, -aux paroles douloureuses, l’automoquerie -de la misère et de la mort.</p> - -<p>Et, au martèlement des grands accords dont -l’accompagnait Grandsec, l’effet était étrange -et frissonnant.</p> - -<p>On applaudit avec frénésie. Fernand lui-même, -emballé par la nouveauté originale de l’œuvre, -vibrait comme une chanterelle. Il se laissa retomber -sur sa chaise, ému, et tous les nerfs secoués… -Ce fils du peuple avait la fibre sensible et distinguée -comme s’il avait eu cent aïeux glorieux en -art.</p> - -<p>Mais dans l’auditoire, quelqu’un surtout manifestait -par une pantomime délirante la qualité de -son admiration.</p> - -<p>C’était, placée précisément à la table la plus -proche du piano, une femme d’allure et d’aspect -bizarres.</p> - -<p>Rousse, mais d’un roux qui dédaignait d’imiter -la nature, car ses cheveux ne disaient pas : -« Voyez comme nous sommes d’une jolie nuance ! » -ils clamaient : « voyez comme nous sommes teints -d’une façon extraordinaire ! » rouge vif plutôt et -coiffée en bandeaux qui cachaient les oreilles, -après s’être — selon le rite esthétique de saint -Botticelli — incarnés sur le front en deux volutes, -cette créature, d’une pâleur de linge, ouvrait sous -cette crinière pourpre et dans cette face livide, -deux énormes yeux bleus d’un éclat mourant, -d’un charme délicat, attendris, profonds, délicieux, -inoubliables. Un Rossetti, pour établissements -de nuit, une Béatrice de brasserie… Elle était -barbarement vêtue d’un mélange de somptuosité -et de désordre. Des bagues à tous les doigts, et -un collet déchiré ; un chapeau merveilleux et des -franges au bas de la jupe. En sorte qu’il était -malaisé de prononcer si elle était ridicule ou -splendide, séduisante ou haïssable, poupée articulée -ou personnalité exceptionnelle !</p> - -<p>Si l’on ajoute qu’elle était seule, farouchement -seule, à sa table et buvait de l’absinthe, de l’absinthe -blanche à deux heures du matin, ce dernier -trait ne fera qu’élargir le champ des hypothèses -troublantes et inquiétantes.</p> - -<p>La façon dont elle accueillit la chanson de Fernand -ne laissa pas non plus que d’être peu banale.</p> - -<p>Dès les premières notes, on la put voir tomber -sur la table, tout le buste aplati sur la nappe et -les bras étendus, et ainsi elle demeura immobile, -comme en hypnose, sa tête aux yeux immenses -obstinément dardée vers le chanteur, sinistrement -belle et terrible.</p> - -<p>Des sourires amusés coururent de bouche en -bouche et un chuchotement léger se moqua. Mais -discrètement ! Montmartre respecte ses phénomènes. -Il les soigne et les multiplie afin d’entretenir -la particularité de sa population.</p> - -<p>Elle, d’ailleurs, n’avait cure de l’entourage. Et -elle émettait sourdement une sorte de râle rauque -et doux, comme les chattes qu’on caresse à leur -gré et qui s’immobilisent sous le plaisir…</p> - -<p>Quand Fernand se tut, elle se redressa, s’adossa -à la cloison, alluma une cigarette et sembla -se perdre dans un double nuage de fumée et -de songerie.</p> - -<p>Cependant l’heure passait. Si noctambules que -soient les gens, ils se couchent pourtant quelquefois.</p> - -<p>Fernand songeait que Mésange devait être inquiète. -Elle avait pris la mauvaise habitude de -l’attendre à la fenêtre. Déjà, d’ailleurs, beaucoup -de messieurs atteignaient leurs chapeaux aux patères -et demandaient les additions.</p> - -<p>— Garçon ! payez-vous ! héla Grandsec qui -vit le désir de son jeune ami, et de qui la seule -voix pouvait déchirer le vacarme grandissant.</p> - -<p>Ils se levaient. Mais à ce moment, glissant, -preste comme une anguille, entre Lourbillon et le -musicien, l’admiratrice rousse s’élança vers Fernand, -se pressa contre sa poitrine et l’irradiant -subitement d’un regard qui fut un véritable accent -de volupté et une prière ardente d’amour brutal -et de tous risques :</p> - -<p>— Je vous en prie. Demain. Deux heures. Je -vous attendrai… Je vous en prie… chuchota-t-elle -d’un accent de fièvre. Et elle lui mettait, -presque de force, une carte dans la main. Puis, -pft ! plus rien ! elle avait bondi vers l’escalier, et -disparu.</p> - -<p>Dans la rue :</p> - -<p>— Tu la connais !… vous la connaissez, cette -femme ? demanda à Grandsec Fernand qui avait, -à la lueur d’un bec de gaz, déchiffré ce nom sur -la carte et cette adresse :</p> - - -<p class="c">LILITH JOCELYN</p> - -<p class="sign"><i>30, Boulevard de Clichy.</i></p> - - -<p>— Oh ! fils ! tu peux me tutoyer ! clama Grandsec. -Si je la connais Lilith ? la belle madame Jocelyn ? -Certainement.</p> - -<p>— Qu’est-ce qu’elle fait ?</p> - -<p>— Tout ! l’amour, de la littérature et de la -sculpture, le trottoir et les salons ! La Belle et la -Bête ! L’ange et le démon, le bien, le mal et le -reste ! Un original qui n’est peut-être qu’une -copie ! un type qui n’est peut-être qu’une rengaine. -On ne sait pas, je ne sais pas, personne ne -sait !</p> - -<p>— Alors ?</p> - -<p>— Alors ? si elle a un béguin pour toi, vas-y ! -Marche ! mais ne t’arrête pas ! Prends-la comme -elle te prendra, par curiosité, comme on croque -un fruit rare et savoureux, comme on boit une -coupe, mais si elle ne t’offre pas une seconde -tournée, n’insiste pas. Ne marche plus, cours ! -fiche le camp ; fuis !</p> - -<p>— Elle est si dangereuse que cela ? sourit Fernand -incrédule.</p> - -<p>— Je l’ignore et le veux ignorer. Mais elle a à -moitié rendu louphoques plusieurs braves garçons -qui, sans elle, auraient pu faire quelque chose ! -C’est une allumeuse… une dangereuse…</p> - -<p>— Mais encore ?</p> - -<p>— Encore ? rien. C’est tout. Elle vaut l’expérimentation ! -Essaye. Tu es encore assez jeune -pour te tirer des pattes si tu sens la glu te prendre, -comme le papier-à-mouches les mouches. Au -revoir. Me voici chez moi…</p> - -<p>Lourbillon et Fernand redescendaient la côte -des Martyrs. Et Lourbillon s’enquit :</p> - -<p>— Est-ce que tu iras ?</p> - -<p>— Où ça ?</p> - -<p>— Chez cette Lilith ?</p> - -<p>— Si on te le demande, Lourbillon, tu répondras -que tu n’es pas renseigné.</p> - -<p>— Écoute, mon petit, veux-tu un conseil ?</p> - -<p>— Non. Du tout.</p> - -<p>— Tu l’auras pourtant. N’y va pas. Ces -femmes-là, ça ne vaut rien pour toi. Tu es tout -neuf.</p> - -<p>— Un neuf frais ! pouffa Fernand.</p> - -<p>— Et Mésange !</p> - -<p>— Si tu ne lui racontes rien, elle sera heureuse, -ne connaissant pas l’histoire !</p> - -<p>— Tu as tort de rigoler, moi je ne rigole pas !</p> - -<p>— Ce n’est pas toi, non plus, qu’on a invité à la -rigolade ! Allons, vieux, je t’offre un dernier verre -chez Pousset et bonne nuit !</p> - -<p>Il est des arguments auxquels on ne résiste pas. -Cette fois-là Lourbillon ne discuta point plus -avant.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XII</h2> - - -<p>Un peu gauchement, Fernand demandait à la -concierge :</p> - -<p>— Madame Jocelyn ?</p> - -<p>— Au cintième, la porte en face. Au fait, il n’y -en à qu’une de porte !</p> - -<p>Fernand, muni des renseignements, était déjà -arrivé à la hauteur du deuxième palier quand une -voix le héla de la loge :</p> - -<p>— Mossieur ! eh ! Mossieur !</p> - -<p>Il s’arrêta, se pencha sur la rampe et tout en -bas, distingua la concierge qui brandissait un -carré de papier.</p> - -<p>— Qu’y a-t-il ?</p> - -<p>— C’est-il pas vous qui vous appelez Fernand ?</p> - -<p>— Oui.</p> - -<p>— Alors, redescendez ! J’ai une lettre pour -vous !</p> - -<p>Fernand redescendit.</p> - -<p>— C’est une lettre — expliqua la portière avec -flegme, que madame Lilith m’a bien recommandé -de vous donner, avant que vous ne montiez.</p> - -<p>— Merci !</p> - -<p>Et Fernand, en réascendant les degrés, prit -connaissance du poulet.</p> - -<p>Il était conçu en ces termes, et dénué de simplicité, -sinon de promesse :</p> - -<blockquote> -<p class="ind">« O mon si beau !</p> - -<p>» Car tu es beau ! Je ne suis pas de celles qui -prouvent les proverbes ; à la sagesse des nations, -j’en préfère la folie. Il est dit : « Frappez et -l’on vous ouvrira ! » Moi, je te dis : « Ne frappe -pas. Entre sans frapper ! Tourne la bobinette, -la chevillette cherra ! »</p> - -<p class="sign">» Ta déjà Lilith. »</p> -</blockquote> - -<p>Tudieu ? Fernand sentit son sang lui péter aux -joues. Et ses vingt ans escaladèrent les degrés, -au pas de charge.</p> - -<p>« Tourne la bobinette, la chevillette cherra ! »</p> - -<p>En effet, la clef était sur la serrure. Fernand -tourna la bobinette et la chevillette chut.</p> - -<p>Il se trouvait dans une sorte d’atelier, très -drapé de tentures et envahi de clarté de par une -large baie, en façon de vitrail. Au fond, sur un -divan oriental, Lilith Jocelyn, absolument nue, -rousse et blanche, bellement allongée et couchée -sur le ventre, avait l’air d’une nymphe de Henner, -éclatante et nacrée, attendant son cadre !</p> - -<p>Elle dit, en se redressant sur un coude :</p> - -<p>— Retire la clef maintenant, mon chéri !</p> - -<p>Et sautant sur ses pieds, les bras ouverts, levés -légèrement, si bien que ses deux seins, exquisement -pâles et ronds, venaient en parade au devant -de l’arrivant, les cuisses longues, grasses, -souples, le sourire offert et les yeux flambants, -elle marcha vers Fernand totalement hypnotisé, -et demeuré, cloué le dos à la porte, comme une -chouette à un volet.</p> - -<p>— Eh bien ? c’est tout l’effet que je te produis ? -murmura-t-elle, venue à se coller contre lui et lui -entourant le cou, mettant à ses oreilles la fraîcheur -moite de ses poignets.</p> - -<p>Et brusquement :</p> - -<p>— Ote ces habits, arrache ces voiles, ô ma -statue, qui mettent entre mon désir et ta beauté, -une barrière de gêne et de convention !</p> - -<p>Elle lui appuya aux lèvres un baiser violent et -enlaça ses jambes aux siennes.</p> - -<p>Fernand vacillait. Ces manières faunesques -alliées à cette phraséologie académique le stupéfiaient -au point de l’annihiler, et un instant, il put -craindre une solution humiliante à sa bonne fortune.</p> - -<p>Mais Lilith Jocelyn n’était pas femme à laisser, -sans le battre, refroidir le fer quand il est chaud. -Elle se rendit compte, sans doute, que l’effet de -son éloquence nuisait à celui de ses charmes, et -elle se tut, subitement.</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p><i lang="la" xml:lang="la">Acta non verba !!!</i> (Petit Larousse, page 805.)</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>A cette heure même, Blanche Mésange, dans -sa salle à manger, accoudée en face de Lourbillon, -s’inquiétait.</p> - -<p>— Où est-il allé ? dis, Lourbillon ? qu’il avait -l’air si pressé ! Tu as vu, c’est à peine si il m’a -embrassée ! Et puis d’ailleurs c’est de ta faute.</p> - -<p>— De ma faute ! ça, par exemple ! rugit Lourbillon, -froissé.</p> - -<p>— Sans doute ! Tu es tout le temps à l’entraîner, -à l’emmener traîner, plutôt !</p> - -<p>— Moi !</p> - -<p>— Oui ! toi ! au café, dans les brasseries, chez -des tas de gens ! Hier, il est rentré à quatre -heures du matin !</p> - -<p>— Ça ma petite, tu te gourres ! s’il ne fréquentait -jamais que moi !…</p> - -<p>Blanche avait dressé l’oreille. Elle reprit, très -vivement :</p> - -<p>— Alors, il en fréquente d’autres : il a fait de -mauvaises connaissances ? Une femme, je parie ! -dis-le moi ; je ne le lui répéterai pas !</p> - -<p>Mais Lourbillon s’était remis un bœuf sur la -langue. Satané bavard qu’il était ! Il s’en était -fallu d’un fifrelin qu’il mangeât le morceau.</p> - -<p>Il répondit, et mentalement, pour sa peine, il -se collait des gifles plein la figure :</p> - -<p>— Mais non, mais non ! qu’est-ce que tu vas -imaginer ! une femme ? Fernand ? Ah ! la la ! il -t’aime bien trop pour ça, ma fille !</p> - -<p>Mésange se rassurait un peu. Et, à part soi, -Lourbillon songea :</p> - -<p>— Eh bien ! j’allais en allonger une, de gaffe ! -Il ne m’aurait jamais pardonné, le frère ! Pourvu, -au moins, qu’il ne revienne pas toqué de chez -cette…</p> - -<p>Et il se versa un petit verre de chartreuse pour -renforcer le mot qui rimait avec « étain ».</p> - -<p>Hélas ! ce n’est pas toqué, c’est complètement -fou que revint Fernand.</p> - -<p>— Ah ! mon vieux ! c’est une fée ! Splendide et -magnifique… confia-t-il à Lourbillon, le soir.</p> - -<p>— Une sorcière ! grogna Lourbillon, maussade.</p> - -<p>Et de fait, Fernand était ensorcelé. Ce rossignol -n’était pas un aigle. C’était un garçon qui -avait plus de notes dans le gosier que d’idées -dans le crâne, et qui chantait plus juste qu’il ne -pensait. Et puis quoi, c’était un simple homme ni -fort, ni infaillible, convaincu qu’il faut prendre -l’amour chaque fois qu’on le trouve.</p> - -<p>La belle Lilith l’avait « épaté » considérablement ! -Jamais, en ses plus audacieux rêves d’ancien -ouvrier tailleur, pourvu du certificat d’études -primaires et devenu artiste par la grâce d’un don -de nature, il n’aurait osé supposer l’existence -d’une femme pareille, qui savait tout, qui parlait -de tout, et qui vous enchantait par son esprit, -après vous avoir ébloui par sa beauté et grisé par -ses caresses. Une muse, un marbre, une bacchante ! -Toutes les lyres !</p> - -<p>— Les Quat’z’Arts ! quoi ! gouailla Lourbillon -dans le sein osseux de qui il s’épanchait.</p> - -<p>Cela finit par prendre des proportions désastreuses. -La belle madame Jocelyn n’était point -riche, et sous ses dehors d’excentricité amoureux -et artistiques, elle voilait un dedans extrêmement -pratique et avisé.</p> - -<p>Fernand, dont la franchise était naïve et de qui -les confidences sortaient comme l’eau des parois -poreuses d’un alcarazas, ne lui avait point, après -quelques après-midi de baisers, caché sa situation, -l’engagement qui liait à lui la direction du -<i>Colorado</i>, non plus que son union libre avec -Blanche Mésange.</p> - -<p>Et Lilith forma le projet de s’attacher ce joli -garçon, capable de devenir d’un rapport utile, -après avoir été d’un commerce agréable. Il s’agissait -de mettre en œuvre le grand jeu !</p> - -<p>Elle n’y manqua point.</p> - -<p>Huit jours, — jour pour jour, — après celui de -la première étreinte, comme Fernand, de plus en -plus épris, passait le seuil affolant de son nouveau -paradis, il trouva, au lieu de la déesse nue, étalée, -provocante et lascive, sur le large divan, une dame -correctement vêtue, de la cheville au menton, d’une -robe-tailleur infiniment chaste, et qui lui dit, en -lui tendant les bouts de deux doigts :</p> - -<p>— Bonjour, cher ! Asseyez-vous. Ne me troublez -pas. Je travaille.</p> - -<p>Madame Lilith Jocelyn, en effet, debout devant -une selle de sculpteur, modelait d’un ébauchoir -inspiré le corps d’une nymphe, sortie évidemment -de ses rêves plus que de la réalité, attendu -que certains détails de structure indiquaient plus -d’ambition voluptueuse que de science anatomique… -Nymphe de garçonnière.</p> - -<p>Fernand ne venait pas précisément pour regarder -sa maîtresse pétrir de la glaise. Il s’assit, -pourtant, soumis mais non résigné, dans l’espérance -que tout cela n’était qu’un prologue acide -aux bonheurs accoutumés. Mais il dut bien vite -déchanter.</p> - -<p>— Cher ! soupira tout à coup Lilith, qui le regardait -sournoisement dans une glace placée devant -elle, et où se reflétait la figure déconfite de -l’amant déçu : — Cher ! il faut que je vous parle -sérieusement !</p> - -<p>Elle posa l’ébauchoir sur la selle, lava ses mains -dans le bassin d’une fontaine de porcelaine, accrochée -en un angle de l’atelier ; puis, revenant -vers Fernand, elle se laissa tomber près de lui, -assise sur le divan, lui prit le front dans ses dix -doigts, lui caressa les cheveux, lui baisa les yeux, -et dit :</p> - -<p>— Cher chéri que j’adore, adieu.</p> - -<p>— Comment, adieu ? sursauta Fernand, éperdu.</p> - -<p>— Oui, soupira-t-elle ; je t’aime trop pour t’aimer -si peu ! Je te voudrais trop, tout entier, pour -ne t’avoir qu’à demi ! Adieu, mon ange ! que je -t’embrasse une fois encore ; et va-t-en.</p> - -<p>— Mais…</p> - -<p>— Non ! rien ! je t’en prie…</p> - -<p>Elle lui posa la paume tiède de sa main sur la -bouche. Ses yeux délicieux agonisaient de langueur -triste… Elle murmura :</p> - -<p>— Reviens, si tu veux ; tous les jours ; à toute -heure ! je serai sans me lasser heureuse de te -voir. Mais qu’il n’y ait plus rien de charnel entre -nous ! Sens bien comme j’en souffrirai…</p> - -<p>Elle avait saisi la main du jeune homme et -l’appliquait sur son sein, rond, ferme et palpitant.</p> - -<p>— Le partage me répugne. Je n’y puis plus -consentir. Adieu. Cette personne me pardonnera, -si elle apprend jamais le sacrifice que je fais en -ce moment !</p> - -<p>Elle semblait toute prête à rendre l’âme. Fernand -tenta ses plus tendres moyens. Mais rien. -Un geste las, un geste infiniment désespéré le -repoussait. Il sortit, en proie à une désolation -intense.</p> - -<p>Le lendemain, le surlendemain, le jour qui suivit, -il revint. Les choses allèrent de même. -Toujours avec ce pareil sourire navré, on l’accueillait, -on le congédiait. « On l’aimait trop pour -l’aimer si peu. »</p> - -<p>Et le pauvre Fernand, insoucieux désormais de -ses futurs débuts, derechef tambourinés par la -presse et célébrés par les affiches « dans un répertoire -original et inédit ! » désemparé, désorbité, -exaspéré, en perdit peu à peu le manger et le -boire, devint quinteux avec Lourbillon, méchant -avec Blanche, et insolent avec les journalistes !</p> - -<p>C’était, cela, la fin dernière, l’écroulement fatal -de tout le château, en France et non en Espagne, -rêvé !</p> - -<p>Lourbillon le comprit ; et un soir, comme, à -peine la dernière bouchée avalée, Fernand s’était -esquivé, l’œil hagard, la bouche de travers, l’air -fou, le vieux comique paternel et soucieux, confia -tout à trac à Mésange :</p> - -<p>— Écoute, ma fille ! Il faut que je te dise la vérité ! -Voici ce qu’il en est !…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XIII</h2> - - -<p>— Les hommes sont encore plus bêtes que les -femmes, décidément ! gémit Blanche Mésange, -sitôt que, Lourbillon expédié, elle se retrouva -seule, devant sa table de salle à manger, un reste -de cigarette aux doigts, un reste de sourire aux -lèvres.</p> - -<p>Car elle avait pris, en son amour-propre -blessé, la force de sourire, durant que le vieux -comique, avec des gestes appropriés et des intonations -à l’avenant, lui détaillait la bonne fortune, -tournée en mésaventure, de cet imbécile de Fernand !</p> - -<p>Au fond, elle souffrait beaucoup. Et certes -plus dans sa tendresse que dans sa vanité. C’est -vraiment de tout son cœur de bonne fille qu’elle -adorait à présent son amant. Et de l’apprendre -ainsi, tout d’un coup, infidèle, oublieux et ingrat, -la poignait d’une douleur très vive.</p> - -<p>Et puis, il y avait, dans cette catastrophe de -ses sentiments, quelque chose qui plus encore -que la vilenie du procédé la froissait chez le -coupable, c’était l’incontestable sottise de la mauvaise -action commise.</p> - -<p>Elle la connaissait, la Jocelyn, elle l’avait, au -temps de sa liaison avec le sénateur, vu venir -mendier des subsides, pour la soi-disant location -d’un atelier, chez ce législateur, connu pour -n’être pas une île escarpée et sans bords aux -abordages du sexe joli.</p> - -<p>Elle connaissait le côté d’aventurière et la part -de roublardise inclus dans ce caractère de fausse -excentrique et de détraquée en simili. Et il lui était -arrivé, jadis, au temps où elle n’était pas intéressée -directement aux emportements de la donzelle, de -plaindre les pauvres bougres « chipés » à cette -glu dangereuse.</p> - -<p>Et, finalement, ce fut cette sensation qui domina -en elle : Fernand dans les pattes de cette -araignée de malheur. Ç’avait d’abord été en son -esprit, du chagrin, puis de la colère, ça devint de -la pitié.</p> - -<p>Elle les connaissait les trucs de cette voleuse -d’hommes de Lilith ! et dire que Fernand, lui -aussi, s’était laissé prendre par l’extériorité de -cette femme « Mystère », qu’il avait subi, lui -aussi, le charme de cette attirance calculée, bric-à-bracquement -capiteuse, dont la volupté, harnachée -d’une mise en scène de bazar, mettait aux -cerveaux des pauvres hommes des visions d’attitudes -nouvelles… des espoirs de frissons inconnus -et de perversités superbes…</p> - -<p>Et c’était vers ces cheveux teints au henné, -cette bouche teinte au carmin, ces yeux peints de -Kohl, cette chair tripotée par tous, ces ongles -dorés d’idole poudrederisée que Fernand, comme -tant d’autres, avait couru !</p> - -<p>Est-ce qu’il espérait l’amour de cette théâtrale -prostituée ? Non, voyons, ce n’était pas possible, -il avait là, follement, bêtement, cherché du -gros plaisir de peau, et il en reviendrait peut-être -hanté par des souvenirs de joies du ventre… -mais rien de plus ! Une reconnaissance qui partirait -des pieds pour finir à la ceinture, et qui -n’aurait rien à faire avec une souvenance d’amour -vrai, intense, l’amour perchant plus haut… -la Jocelyn n’avait pu l’atteindre !</p> - -<p>Ah ! l’amour ! l’amour délicat, dévoué, tendre, -affectueux, amoureux et maternel en même -temps, c’était dans le joli cœur de Mésange qu’il -était, c’était là qu’on le verrait prêt à tout ! c’était -lui, tout chaudement rayonnant, qui éclairerait -de sa bonne sagesse les agissements de -Mésange trahie… Il lui dicterait les bonnes paroles -d’indulgence et de pardon, et ce serin de -Fernand pouvait rentrer… elle lui cacherait son -chagrin, sa torture aiguë, et l’accueillerait avec -des yeux si tendres et des bras si maternellement -ouverts qu’il serait bien obligé de s’y réfugier -confus et penaud. Car il était bon, Fernand, -meilleur — oh ! combien ! — que la moyenne -des hommes, et il le lui prouvait constamment, en -l’aimant sans égoïsme, celui-là, et bien plus pour -son bonheur à elle, que pour son bonheur à lui.</p> - -<p>Il ne l’aimait pas que bien attifée et d’une -élégance qui devait contenter un amour-propre -d’homme, une vanité d’amant orgueilleux, heureux -que sa maîtresse soit belle pour les autres.</p> - -<p>Elle n’avait pas eu besoin, pour le conserver, -d’employer les misérables moyens de défense, -qui prouvent la fragilité et la vulgarité d’un -amour. Il ne l’aimait pas pour le plaisir des yeux -de la galerie, mais pour la joie des siens propres, -et qu’elle fût frisée ou pas, élégante ou non, -pourvu « qu’Elle » fût à l’aise, à son gré, et heureuse, -il était heureux.</p> - -<p>Et Mésange, jusqu’alors poupée de luxe pour ses -amants, qui lui défendaient les bigoudis du soir, -susceptibles d’entraver leurs expansions, exigeant -au contraire un harnachement soyeux de -dessous et de dessus, indispensable à l’excitation -de leurs désirs, dont la lingère complice se faisait -payer les frais, Mésange se vit tout à coup -aimée avec ou sans rubans, avec ou sans lingerie -de soie, aimée pour sa joliesse elle-même, -aimée surtout pour la tendresse de son cœur, et -l’élégance de son âme, prise non plus comme un -joujou d’amour, mais aimée passionnément, -comme une femme ! une vraie femme !</p> - -<p>Comme elle en était reconnaissante à Fernand ! -Elle était pour lui, elle le sentait bien, plus que la -« maîtresse » qu’elle avait eu l’habitude d’être -pour les autres, ou peut-être était-ce lui qui était -pour elle ce que n’avaient pas été les autres. Oui, -pensait Mésange toujours assise, pleurant depuis -deux heures silencieuse, oui, il est mon amant, -mon mari, mon frère et mon enfant aussi… mon -petit enfant, faible et fragile… que je dois guider, -aider, pardonner et aimer ! et tout à coup attendrie, -fondue dans son amour sincère et si profondément -dévoué, elle se raisonna, se calma, se -tamponna les yeux, se moucha et se leva très -résolue.</p> - -<p>Il s’agissait de lui montrer qu’on était une -femme supérieure. Pas de scène — au contraire — un -grand bon pardon. — Et en avant pour le -travail ! C’est ce qu’il fallait mettre à la tête des -considérations. « Je vais lui montrer clairement -qu’il ne faut pas perdre son temps à écouter les -« femmes fatales » quand on a toute une belle -carrière devant soi, à mettre solidement debout », -et Mésange échafaudait tout cela, en même temps -que son pompon à poudre de riz faisait des bonds -de son menton à son front et de ses yeux à son -nez tout rouge d’avoir pleuré ! Et, les nerfs -domptés, très en ordre, la volonté assise sur une -grande chaise, elle attendit patiente la rentrée -de l’infidèle adoré.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XIV</h2> - - -<p>Fernand rentra vers cinq heures. Il était livide. -Les yeux, gros de pleurs contenus, se gonflaient -dans sa face tirée et crispée. Il venait d’avoir -avec Lilith une scène atroce.</p> - -<p>— Allez retrouver votre cabotine ! puisque vous -n’aimez de l’amour que les sales plaisirs que ces -créatures-là peuvent donner ! avait ordonné dédaigneusement -l’éthérée péronnelle qui définitivement -refusait de redescendre de son nuage.</p> - -<p>Et Fernand, les nerfs à bout, la gorge étranglée -de sanglots, était parti, sans chapeau, comme -un fou.</p> - -<p>Vraiment, à revoir la douce figure tendre de -Blanche, il éprouva un soulagement reconnaissant ; -un remords le saisit, et comme sa maîtresse -lui offrait ses lèvres dans un baiser de bienvenue, -il éclata soudain en larmes, se jeta sur les molles -mains bienfaisantes qu’on lui abandonnait et s’en -voilant le front où elles mirent, ces mains amies, -une fraîcheur d’absolution, il cria :</p> - -<p>— Pardon, ma chérie ! pardon ! si tu savais ! si -tu savais !</p> - -<p>— Mais je sais, mon pauvre petit, je sais, et -tu es tout pardonné, sois tranquille ! dit Mésange -simplement. Et, lui entourant la tête de ses bras, -elle baisa les tristes yeux du criminel repentant.</p> - -<p>Fernand murmura :</p> - -<p>— Oh ! c’est fini. Tu ne m’aimes plus ; tu n’es -même plus jalouse.</p> - -<p>— Quand même je serais jalouse, à quoi bon -t’ennuyer de ma jalousie, puisque te voilà revenu ? -Tu es bête, mon chéri. C’est justement parce que -je t’aime que je veux te rendre accueillant le seuil -de la maison. Quand l’enfant prodigue est rentré -chez son père, le père a tué le veau gras. Justement, -tiens ! ce soir il y a de la blanquette ! Ris -donc, puisque je te jure que tout est oublié !!</p> - -<p>Elle ajouta, plus sérieuse :</p> - -<p>— Tout ça n’est pas de ta faute ! Tu t’es laissé -monter le coup ! Tu n’es pas le premier et tu ne -seras pas le dernier. Embrasse-moi, tiens, et ne -pensons plus à tout ce cauchemar !</p> - -<p>Fernand considérait Mésange avec de la stupeur. -L’infortuné patito de la poétique madame -Jocelyn n’était plus acclimaté à ces indulgences. -Il balbutia naïvement :</p> - -<p>— Comme tu es gentille !</p> - -<p>— N’est-ce pas !</p> - -<p>— Oh ! oui !</p> - -<p>— Tiens ! proposa Blanche, mets ton chapeau -et descendons ! Tu m’offres l’apéritif !</p> - -<p>Fernand sursauta. Son chapeau. Il l’avait -laissé là-bas, chez l’autre. Il dut l’avouer, piteux.</p> - -<p>Mais Blanche éclata d’un beau rire sonore, -d’un beau rire de bonne santé amoureuse et de -franche gaîté cordiale.</p> - -<p>— Ah ! ah ! tu as laissé ton chapeau chez elle ! -Tout va bien : nous voilà quittes ! Un chapeau -pour un béguin ! Elle est payée !</p> - -<p>Fernand finissait par s’égayer. Mésange poursuivit, -triomphante :</p> - -<p>— Et encore ! ton chapeau était tout neuf ! tandis -que son béguin avait déjà servi. C’est encore elle -qui te redoit, va !</p> - -<p>Ils descendirent, bras dessus, bras dessous, et -dans la rue Fernand confessa qu’il lui semblait -qu’il venait d’être fou ; et le blond sincère des -cheveux de sa compagne, comparé, dans le plein -jour, au roux truqué de la tignasse de Lilith, -acheva sa conversion totale.</p> - -<p>Mais ce n’était pas tout que d’avoir reconquis -l’homme, il urgeait de réveiller l’artiste et c’est à -quoi Blanche se consacra dès le lendemain. Elle -déclara :</p> - -<p>— Tu n’es pas raisonnable, Fernand ! Voici -plus de huit jours que Grandsec a apporté tes six -chansons, les six chansons de toi, paroles et -musique, et je suis sûre que tu n’en sais pas le -premier mot !</p> - -<p>Blanche articula cette phrase sans la moindre -ironie et Fernand l’entendit avec sérénité. Ni l’un -ni l’autre ne savouraient l’intense baroquerie de -cette allégation : « Tu ne sais ni un mot ni une -note d’une chanson dont tu as fait les vers et la -musique ! » L’âme cabotine possède des grâces -d’état.</p> - -<p>— Ah oui ! c’est vrai ! diable ! mes chansons ! -où sont-elles ? se contenta de s’écrier Fernand.</p> - -<p>Il devait en effet dans une quinzaine faire un -second début et présenter au public un numéro -tout neuf. Il devenait un autre Fernand poète et -compositeur, interprète de ses propres œuvres. -Le providentiel Grandsec avait, est-il besoin de le -dire ? fourni rythmes et rimes, à des conditions -très sortables de bon marché.</p> - -<p>C’était une idée d’Antonin Mariol, qui, pour -motiver un nouveau début de Fernand, avait suggéré -l’idée d’un nouveau répertoire dont on le -dirait l’auteur, afin d’aguicher en des lignes nouvelles -de publicité la curiosité d’un public si déçu -une première fois. Donc on ferait savoir dans les -gazettes que le premier four de Fernand ne se -devait qu’à la pauvreté de son premier répertoire ; -que depuis, il avait eu l’ingénieuse idée de -se rimer une série de chansons appelées à faire -sensation tant par la forme nouvelle que par -l’imprévu des sujets. Un nouveau chansonnier se -levait ! Dans quelques jours auraient lieu les -auditions des œuvres du « Poète Chanteur » chantées -par l’Auteur !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XV</h2> - - -<p>Grandsec, trop bohème pour voir son travail -pris au sérieux chez des éditeurs qui ne se souciaient -que des écrivains arrivés, plaçait le plus -gros de ses élucubrations chez des gens en mal -de productions et, d’un bout de l’année à l’autre, -il donnait chez Pierre et chez Paul des chroniques, -des vers, des pièces de théâtre, des -romans qu’on lui payait le prix qu’il demandait, -et qui passaient sous les yeux du public signés -des noms des différents acheteurs.</p> - -<p>Il est probable qu’il y trouvait son compte -puisqu’il avait renoncé depuis longtemps à la -gloire de ses œuvres ; et cela lui permettait de -pondre dans tous les coins, sans fatiguer les yeux -des lecteurs par le rappel continuel de sa signature -dans les feuilles.</p> - -<p>Il était « l’ouvrier littéraire » travaillant pour -plusieurs patrons, et le petit mépris qu’il avait -pour ceux qui, grâce à ses efforts de cerveau, -trouvaient leurs voies toutes tracées dans la vie, -le faisait encaisser de façon fièrement ironique -l’argent que les « geais » payaient pour leurs -plumes de « paons ».</p> - -<p>Ce fut donc Grandsec qui accepta, joyeux, de -laisser à Fernand la gloire de ses rimes et de -ses rythmes, moyennant une rétribution payée -par Antonin Mariol.</p> - -<p>Mais, comme Fernand ne pouvait faire partie -de la Société des Auteurs en sa qualité d’artiste -interprète, et que Grandsec ne pouvait pas mettre -sa signature au bas des couplets dont Fernand -allait se dire l’auteur, ce fut Antonin Mariol qui -exigea la remise des « droits d’auteur ». — Ainsi -il rentrerait dans l’argent déboursé…</p> - -<p>Grandsec, quand il apprit les exigences de -Mariol, le traita de tous les noms possibles ! Ce -salaud de Mariol, qui gagnait trois cent mille -balles par an, ne pouvait pas lui remettre ce peu -d’argent qui lui permettrait de manger plus régulièrement ! -Ce millionnaire qui le privait de quelque -cinquante francs ! il était bon à fusiller, à -cambrioler, à étriper. « En voilà un citoyen ! -hurlait comiquement Grandsec, et quand on pense -qu’il n’est pas cocu ! C’est une injustice ! » Et ses -grands bras de gesticuler. — Pauvre Grandsec !</p> - -<p>Non seulement, lui, Grandsec, était privé de -ses droits d’auteur, mais aussi privé de ses droits -d’artiste, car à force de dire et de répéter « des -chansons », — Fernand et Mésange arrivaient à -croire vraiment que Grandsec n’y était pour rien ! -Et cela tout simplement, tout naturellement… par -la force des choses et la faiblesse des êtres, et -c’était charmant d’inconscience et de bonne foi.</p> - -<p>Donc, Blanche au piano, car elle tapotait agréablement, -déchiffra les petits chefs-d’œuvre et Fernand -commença à les étudier.</p> - -<p>De temps en temps, ravi, il s’interrompait et -disait à son accompagnatrice, après quelque passage -plus réussi :</p> - -<p>— Hein ? c’est bien, ça ? Quels jolis vers ?</p> - -<p>— Oh ! oui, Fernand ! c’est ravissant !</p> - -<p>Et elle le regardait avec des yeux d’extase. A -ce moment, ils croyaient à la véracité du « <i>Paroles -et musique de Fernand</i> » inscrit en tête de -la mélodie. Le plus comique, c’est que l’« auteur » -se trouvait soudain, par instants, devant des mots -qu’il ne pouvait pas lire, ce satané Grandsec -ayant une écriture de chat enragé ; et alors, -c’étaient, sur le sens probable de ces caractères -mystérieux, des discussions interminables, où en -général Mésange finissait par l’emporter, car elle -avait été jadis assez studieuse élève à la « Laïque », -et détenait sur les mystères de l’orthographe des -notions assez précises.</p> - -<p>Fernand, lui, n’allait pas chercher midi à quatorze -heures et ne se détraquait pas le cerveau à -creuser la signification des phrases :</p> - -<p>— Pourvu que ça s’articule bien, je me f… du -sens ! affirmait-il, non sans fierté ; ce à quoi Mésange -répondait doucement :</p> - -<p>— Tout de même, mon chéri, il vaut mieux -que ça veuille dire quelque chose !</p> - -<p>— Peuh ! crois-tu ? concluait Fernand en pirouettant -sur les talons.</p> - -<p>Et de rire.</p> - -<p>Mais cette préoccupation qu’avait la jeune -femme des nuances littéraires des textes, fut -cause qu’elle put indiquer, à tout propos, des intonations -justes, des inflexions appropriées que -l’illustre chanteur n’aurait jamais trouvées tout -seul.</p> - -<p>— Blanche ! elle m’en remontrerait ! proclamait -parfois Fernand avec étonnement.</p> - -<p>Et de fait, privée des moyens physiques de -l’expression, munie d’une faible voix aigrelette -et sans timbre, presque gauche en scène, malgré -sa grâce naturelle à la ville, Blanche Mésange -était, certes, dans son petit doigt rose plus artiste -que le mélodieux Fernand dans tout son corps -avec ses belles cordes vocales !</p> - -<p>Elle était surtout, et de beaucoup, plus intelligente -que lui, elle avait beaucoup lu, beaucoup -appris, beaucoup compris, et les quelques aventures -d’amour de sa vie l’avaient toujours mise -en contact avec des gens plus que moyennement -instruits, auprès desquels elle avait appris à distinguer -les différences, les modalités des mille -choses de la vie ; il en résultait une petite science -d’observation, une habitude de spécifier, de classer, -de mettre de l’ordre dans sa compréhension. — Elle -ne faisait rien sans le besoin absolu -de comprendre et ne se contentait pas des à-peu-près.</p> - -<p>Aussi quelle ressource pour l’ancien ouvrier -tailleur, sorti de l’école à onze ans et réfractaire -aux cours du soir, d’une ignorance relative, -qui rendait forcément son cerveau malingre ! -Il comprenait mal qu’une femme comme -Mésange pût lui expliquer le sens du mot : « Saphique », -qui se trouvait dans un couplet de -Grandsec.</p> - -<p>« J’assiste aux amours saphiques, » disait le -poète.</p> - -<p>Et gentiment Mésange expliqua que cela signifiait -des amours illustrées par Sapho, une courtisane -de l’antiquité qui avait les mêmes mœurs -que Paulina du <i>Colorado</i>…</p> - -<p>Mais Fernand, méfiant soudain, insinua, sournois, -que c’était tout de même bizarre que Mésange -sût la signification de « mots pareils, » des mots -qu’on ne prononce pas tous les jours…</p> - -<p>— Saphiques ! répétait Fernand… Saphiques ! -comment peux-tu, toi, savoir ce mot-là !</p> - -<p>— Ah ! mais dis donc, sursauta Mésange, tu -as l’air de dire que j’en suis aussi, de la corporation -des Sapho !</p> - -<p>— Tu en as peut-être été… sonda Fernand…</p> - -<p>Du coup Mésange, honteuse et furieuse, fondit -en larmes ! Et Fernand, gêné de son ignorance et -de sa brutalité, la prit tendrement dans ses bras, -et la consola avec des tas de baisers !</p> - -<p>Les études reprirent de plus belle.</p> - -<p>Et cette femme qui paraissait bébête sur les -planches, dont le répertoire faisait hurler les gens -sains d’esprit, savait, de très exacte façon, donner -un semblant de raffinement, d’élégance élevée, -et presque littéraire, à des données de chansons -piteuses à la lecture.</p> - -<p>Elle savait comprendre, elle utilisait les effets -et les indiquait à Fernand, élève soumis et zélé ; -mais elle aurait été incapable de les faire valoir -elle-même.</p> - -<p>Sans moyens d’exécution, elle était pourtant un -professeur remarquable, et Fernand, ainsi préparé, -seriné, remis de ses chagrins et de ses fatigues, -fut prêt à débuter une seconde fois « dans -ses œuvres », mentait l’affiche.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XVI</h2> - - -<p>Il débuta ! et cette fois empoigna la salle, et le -succès.</p> - -<p>Ça y était ! Et cette fois, c’était la bonne ! rien -ne vint troubler sa joie glorieuse. La même salle -le revint voir ; les cocottes, les snobs, les journalistes, -le populo, la mère Langlet, Lourbillon et -Antonin Mariol, tous, tous, crièrent bravo ! Tous -venaient de lui ouvrir la voie de la Fortune.</p> - -<p>Et pendant des semaines, des mois et des saisons, -Fernand allait ne pas se fatiguer des interviews, -des journalistes prenant d’assaut sa loge, -faisant la nuit travailler les protes à célébrer sa -gloire.</p> - -<p>Des messieurs âgés et graves s’installaient, silencieux, -sous les lampes sinistres des rédactions, -pour rédiger avec soin les paroles relatives -à des questions saugrenues auxquelles il avait -consenti à répondre entre deux changements de -gilets de flanelle…</p> - -<p>La transpiration du succès…</p> - -<p>La sueur de la gloire serait relatée elle aussi… -N’était-elle pas la résultante de ses gestes ?</p> - -<p>Et les gestes d’un cabot auréolé comptent et -font partie de ses attitudes.</p> - -<p>Des années on verrait son nom s’étaler sur des -savons, sur des bretelles, sur des cravates ; une -liqueur Fernand, un quinquina Fernand seraient -lancés, — des commerçants, qui n’auraient pas -fait le plus petit cadeau à leurs proches, combleraient -Fernand d’envois de toutes sortes : Fernand -partout et toujours. — Fernand grand conquérant -de Paris, la ville la plus spirituelle du -monde ! de Paris, qu’il avait à ses pieds de cabot -ignorant, pâle reflet d’une petite Mésange frisée. -Paris, la ville attendue, souhaitée par des milliers -de cerveaux savants, en ébullition constante pour -la conquérir ; Paris vers qui tous les efforts se -tendent, tous les désirs aspirent ; Paris-Reine, -Paris-Madone vers qui tant de milliers de mains -se joignent ; Paris joyeux, Paris triste, Paris -d’Art, Paris de Travail, Tout Paris était à lui ! Il -en était le Maître, l’Idole et le Roi.</p> - -<p>Et quand sa liberté, emprisonnée par un contrat -sérieux et étrangleur, serait dégagée de ses entraves, -d’autres millions de gens, fournis par -l’Amérique, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Autriche -et tous les autres coins du monde, accouraient -battre des mains. Oui, on pouvait le blaguer, -n’empêche que les faits étaient là, et qu’on le voulût -ou non, que les jaloux fussent ou non décidés -à reconnaître « son importance », elle existait ! Et -ce ne serait pas une des moindres joies de Mésange, -de constater toutes les polémiques que -Fernand susciterait, toutes les légendes idiotes -qu’on ferait circuler sur son compte, toutes les -lubies baroques de cabot hautain qu’on lui attribuerait : -autant de mensonges, d’inventions malveillantes. -Et Mésange, du haut de son bon sens, -ferait voir à Fernand le grotesque des dessous de -son succès… Quels rires à l’arrivée des lettres -anonymes ! Ce qu’on s’esclafferait ! C’était la -preuve irréfutable du succès, toutes ces rosseries -sournoises, faites par des gens qui ne se payaient -même pas le luxe de les avouer !</p> - -<p>Mais la joie du succès était telle, si intense, si -grisante, et l’argent qui en découlerait servirait à -s’offrir tant de bien-être, de luxe et de plaisirs ! -Qu’il ferait bon vivre et chanter ! Qu’il serait bon -d’arriver toujours chez Mésange, les mains, les -poches pleines de petits présents qui feraient -rougir Mésange de plaisir !</p> - -<p>Et des gens pourraient trouver cela excessif, -des journalistes pourraient crier au ridicule, et -blaguer le chanteur et l’engouement du public, -les camarades pourraient déclarer que c’était un -succès de passage… Fernand, qui saurait à peu -près tout ce qu’on écrirait et raconterait de lui -(car il comptait se tenir très au courant), dirait, -calme, très souriant : « Laissez faire. N’empêche -que des masses d’individus se sont dérangés pour -m’entendre… que des foules prennent des dispositions -pour arriver à l’heure où je parais… que -des dîners se précipitent… que des gens s’endimanchent, -que des femmes se font belles, pour -venir le soir me fêter… que des cochers sont -hélés, et frappent leurs chevaux pour les faire -arriver à temps au <i>Colorado</i>… que huit jours à -l’avance se projettent, entre amis, des parties du -soir pour aller en groupes m’applaudir… que des -milliers d’ouvriers lâchent leur travail de meilleure -heure, que des aristocrates pressent leurs -larbins de les servir.</p> - -<p>C’était vrai ! Toute la bureaucratie lâchait ses -brasseries pour lui, les boutiquiers fermaient -plus tôt ; tout cela, additionné depuis quatre -années, représentait des millions d’êtres, pétrisseurs -de sa gloire, enthousiastes de sa personne -et de son talent ! Que ceux qui le blaguaient -essayent un peu pour voir… Il n’était pas breveté… -que les autres en fassent autant !</p> - -<p>Ah ! qu’ils étaient loin ces ciseaux de culottier -d’il y a quatre ans ! Et Fernand, gonflé, ivre -de joie, promènerait Mésange, bijoutée et habillée -comme une duchesse, et le soir, après chaque représentation -où la foule l’acclamerait joyeusement, -Fernand presserait Mésange dans ses bras, -disant : « Tiens, écoute-les… Es-tu contente ? »</p> - -<p>Et comme, déjà, il le lui demandait ce soir…</p> - -<p>— Bien sûr, répliqua Mésange, étonnée qu’il ne -calmât pas son enthousiasme du succès. Bien sûr, -que je suis heureuse !…</p> - -<p>Mais elle ne disait pas la vérité vraie… Quelque -chose d’obscur… un petit goût d’amertume lui -montait aux lèvres… Non, non, Mésange n’était -pas heureuse !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XVII</h2> - - -<p>Lourbillon s’était mué en gentleman. Il se vêtait -de costumes d’un anglicanisme et d’une coupe -à faire pâlir notre Le Bargy national. Le vieux -comique avait enfin trouvé sa voie : ne rien faire -en s’agitant beaucoup. Il virevoltait, comme une -guêpe enfermée de l’aube au soir, il filait par les -rues, s’occupant de son protégé et de ses affaires -d’intérêt. Rendons-lui cette justice : Fernand aurait -trouvé difficilement ami plus dévoué et plus -désintéressé. Il marchait dans le sillage du jeune -triomphateur avec une modestie et un dévouement -de postulant au prix Montyon. Il aurait pu s’engager -comme trompette dans la fanfare de la -Renommée. A lui seul il faisait plus de publicité -effective au débutant que tous les réclamistes de -la presse parisienne.</p> - -<p>Lourbillon allait clamant la gloire de son ami -par les cafés et brasseries métropolitains. Son -éloquence chaude mobilisait chaque jour plus de -spectateurs pour le <i>Colorado</i> que l’apposition -sur les colonnes Morris de deux cents quadruples -colombiers.</p> - -<p>En sus, il était malin comme un ouistiti et de -bon conseil. Il savait dénicher les cachets supplémentaires -rémunérateurs. Fernand avait du -pain cuit d’avance ; grâce à l’ex-comique, on le -sollicitait au faubourg Saint-Honoré pour chanter -ses œuvres, dans les soirées mondaines.</p> - -<p>Ce fut au cours d’une de ces soirées chez la -vieille et ancienne <span lang="en" xml:lang="en">professionnal beauty</span> duchesse -de X***, habitant un élégant entresol de l’avenue -du Bois, que Fernand vit tomber en miettes les -nombreuses illusions qu’il avait sur « le monde, » -le vrai, le grand !</p> - -<p>La duchesse recevait le gratin de Paris, ce -soir-là, et quelques artistes en vogue avaient été -priés de venir assister la maîtresse de maison à -distraire un troupeau élégant, ô combien ! de gens -cérémonieux et de coupe irréprochable, mais dont -les conversations devaient avoir si peu de saveur, -qu’on en était réduit, quand on les avait chez soi, -à demander du secours à quelques amuseurs professionnels… -afin sans doute de combler les silences, -ou de pourvoir à la facilité des échanges -de banalités.</p> - -<p>C’est beaucoup demander à des gens qui n’en -ont point l’habitude de se suffire à eux-mêmes ; -aussi, ce soir-là, était-il venu quelques masques -hilarants de la Comédie-Française, une série de -chansonniers montmartrois suivis de Gilette Norbert -(une vieille amie de l’auteur de ce livre), -grande femme maigre, assez laide de visage et -de forme, dont le chignon rouge sembla ravir -l’auditoire.</p> - -<p>A son entrée, un murmure reconnaissant l’accueillit, -les femmes se trémoussèrent, les hommes -se calèrent, attentifs… et Fernand, lui aussi, constata -que cette chanteuse, car c’en était une, était -attendue et désirée. Que chantait-elle donc ? -Qu’interprétait-elle ? Des auteurs anciens ? De -grands et nobles poètes ? Quelle hauteur avait -donc le frisson d’art qu’elle allait donner pour -que toutes ces femmes d’un monde fermé, aux -relations « d’exception, » de distinction pincée, -de tenue hostile, fussent détendues, épanouies à -l’avance, pour que tous ces hommes, leurs maris, -leurs amants, les vieux, les jeunes, les engageassent -par de petits signes des yeux, des gestes, du -coude, à bien ouvrir leurs oreilles… leurs nobles -oreilles !</p> - -<p>Mais la chanteuse, après avoir pris tout son -temps, toutes ses aises, s’accota au piano… gainée -d’une longue robe de satin vert Nil, couleur -voulue, étudiée, pour composer son ensemble à -l’instar des affiches gueulardes que sa manie de -la réclame quand même avait inspiré à Cab, le -dessinateur des « Cent mille Albums ».</p> - -<p>D’un petit geste souriant, elle fit signe au pianiste -qu’il pouvait tapoter…</p> - -<p>Un regard circulaire très lent, sur l’auditoire, -fixa le choix du répertoire qu’elle allait leur servir… -et du fouet de ses vilains petits yeux, -de la blague de sa grande bouche, du flegme de -ses longs bras croisés, noirs et tranquilles sur -son ventre plat, elle nasilla, follement amusée, -les gestes de caricature des « Vernis, » « Leurs -adultères, » « Sainte Galette ».</p> - -<p>— Je terminerai par la satire bien parisienne du -ménage à trois. Et elle annonça : « Les P’tits -Cochons ! »</p> - -<p>Alors ce fut du délire : « Encore ! Encore ! Bravo -Gilette ! » Mais elle avait à filer ailleurs, dit-elle… -On l’attendait chez la comtesse de Blaguapart… -La vérité c’est qu’elle allait tout bêtement se coucher -et n’avait nulle envie de s’éreinter le larynx !</p> - -<p>Et ce fut au milieu d’un brouhaha flatteur que -la grande femme laide et maigre traversa les -salons de la vieille duchesse de X***, rieuse et -farceuse, comme enchantée d’en avoir fait une bien -bonne !</p> - -<p>Après le départ de la chanteuse, un entr’acte -de quelques minutes permit au noble faubourg -d’aller se rafraîchir au buffet somptueusement -servi.</p> - -<p>Une ambassadrice, jolie comme un cœur, blaguait -en un argot exquis des vieilles dames qui -se faisaient remarquer par des chairs flicflottantes -et rouges, arrivées en retard irréparablement -décolletées, enguirlandées de pierreries, de -fleurs, de plumes d’autruche, dont les frisottages -des faux toupets de ces douairières étaient hérissés !</p> - -<p>Ah ! les horreurs molles, étalées, ballottées -sous les lustres féroces, que leur vieille impudeur -exposait aux quolibets des hommes, aux grossièretés -de mâles !</p> - -<p>Était-ce par élégance qu’elles exhibaient ces -nudités pitoyables, devenues impudiques par la -laideur ? Est-ce là « la distinction mondaine ? » -Zut alors !</p> - -<p>Puis venaient les jeunes femmes, poupées de -salons que l’oisiveté déprave, luttant d’une façon -attristante avec les cocottes qui leur chipent leurs -maris, ayant le même couturier que ces joyeuses, — et -la même lingère surtout… Procédés sournois -d’une galanterie inavouée, si misérable, si -pitoyable ! Et ces maris si vains, si naïvement -heureux des airs équivoques de leurs femmes, de -la tentation qu’elles aiguisent autour d’elles et -qui leur donne, à eux, des airs de parer la jument -pour qu’un autre l’entraîne.</p> - -<p>Toutes ces femmes bien nées, aux lèvres de -courtisanes… qu’un bâton de fard fait tentantes -et parées pour l’amour.</p> - -<p>Pour qui tous ces frais ? Pour la joie de plaire ? -A qui ? à leurs maris ? Rien qu’à leurs maris ?</p> - -<p>Hum !</p> - -<p>— Il y a des façons moins vulgaires de soigner -sa beauté, et on peut rester une femme appétissante, -soignée et jolie, sans employer les trucs -raccrocheurs des demoiselles tarifées, pensait -Fernand, stupéfié de tout ce laisser-aller élégamment -pervers.</p> - -<p>Alors, c’était ça, le grrrand monde ?</p> - -<p>Fernand sortit de cette maison absolument -épaté !</p> - -<p>Le lendemain Lourbillon intriguait pour que -son ami fût prié au ministère de l’Agriculture, où -allait se donner une grande fête officielle. Son -rêve était de faire entendre Fernand entre Coquelin -Cadet et Moreno. D’ailleurs, il ne doutait pas -que « son poulain » n’en bouchât une surface -copieuse à Son Excellence et à ses invités.</p> - -<p>Et, qui sait ? — Lourbillon avait toutes les audaces, — le -ministre remarquerait peut-être que -la boutonnière du poète-musicien-interprète était -vierge encore de tout ruban violet. Les palmes -académiques hallucinaient, bien que discréditées, -l’excellent homme.</p> - -<p>Peu de jours après qu’il eut conquis le public, -l’ancien tailleur socialiste fut averti par son Mentor -qu’il allait recevoir, dans la journée même, la -visite de Pluvieux, le plus roublard des éditeurs -du café-concert.</p> - -<p>Ça, c’était la consécration définitive. Pluvieux -n’avait pas pour habitude de se déranger pour -rien. Il fallait qu’il fût bien certain de l’avenir du -débutant pour tenter une démarche. Il n’aimait -pas à faire les premiers pas. On allait à lui, humblement, -car c’était un lanceur habile. Au moins -en avait-il la réputation.</p> - -<p>Il arriva sur le coup de cinq heures chez Blanche -Mésange, où Fernand continuait d’élire domicile.</p> - -<p>Pluvieux était un petit bonhomme dans la banlieue -de la quarantaine. Il était blond, pâlot, -effacé, avec des yeux de porcelaine de Sèvres. Il -donnait la sensation d’avoir macéré dans l’eau -du fleuve Seine pendant de longues heures. Il -avait l’air humide des personnages silhouettés par -Ibsen. Son cheveu était pauvre et décoloré ; les -vêtements, qui flottaient sur sa chétive carcasse, -semblaient émaner de quelque Temple, costumier -de la misère faubourienne. Pluvieux suait la -déveine et pourtant, à tout coup, il mettait dans -le mille du succès. Pluvieux avait l’air stupide et -il était très sondeur ; il avait l’air pauvre et était -riche. Pluvieux était la contradiction faite homme. -Il était retors et fourbe. Il était timoré à l’excès et -passait pour un hardi compère. Il affectait la -franchise et mentait à bouche que veux-tu. Il était -avare sordidement, ce qui ne l’empêchait pas, dans -des coups de générosité fous, d’acheter très cher -des refrains qu’il enterrait dans ses cartons. Il -achetait de la musique pas toujours pour en tirer -profit, le plus souvent pour qu’un confrère ne profitât -pas de l’aubaine. C’était un drôle de coco que -l’olibrius dénommé Pluvieux.</p> - -<p>La réussite complète, trop brusque, a pour -propriété de troubler les cerveaux les mieux aménagés. -Fernand payait son tribut à la vanité. Fermement -il s’imaginait être l’auteur des machines -qu’il chantait. On commence à mentir aux autres -et un jour, pris au trébuchet, on se ment à soi-même, -on trompe sa conscience comme une femme -qu’on aime encore.</p> - -<p>Aussi est-ce au piano que Pluvieux trouva le -triomphateur. Fernand eut été fort empêtré si on -lui avait demandé de jouer <i>Au Clair de la Lune</i> -ou <i>J’ai du bon Tabac</i>, mais s’imaginait que cela -faisait bien d’avoir l’air de malaxer l’ivoire.</p> - -<p>L’éditeur, malgré ses apparences de noyé, était -fin comme du papier à cigarettes ambré. Il devina -la pose et le mensonge.</p> - -<p>— Toi, mon gaillard, tu veux m’épater ; ça -ne prend pas, tu sais. Tu connais la musique -comme moi le sanscrit. Fais-tu les paroles de tes -chansons ? voilà ce qu’il faudrait savoir.</p> - -<p>Il sut très vite.</p> - -<p>— Vraiment, mon cher auteur, ce serait un peu -puéril de vous faire des compliments ; toutes les -feuilles publiques débordent d’éloges mérités.</p> - -<p>C’est ainsi qu’il préambula.</p> - -<p>Fernand prit un air modeste, il eut un sourire -idiot, avec la bouche plissée et serrée comme une -bourse de roulier.</p> - -<p>— Oh ! protesta-t-il, la presse exagère et mon -talent et mon succès.</p> - -<p>— Mais non, mais non. Surtout gardez-vous -bien de dire cela à l’éditeur que je suis : la -canaille de Pluvieux, comme ont accoutumé de -dire vos charmants confrères en chansons.</p> - -<p>— Croyez, monsieur…</p> - -<p>— Arrivons au fait. Vous n’avez pas besoin -d’argent, heureux veinard ?</p> - -<p>— Je ne saisis pas très bien…</p> - -<p>— Hypothèse née de ce que je sais que vous -n’avez, depuis vos débuts, fait aucun effort pour -placer votre marchandise.</p> - -<p>— Ma marchandise ? questionna Fernand littéralement -abasourdi.</p> - -<p>— Pardon, vos œuvres ! rectifia en souriant -Pluvieux. Dans la corporation nous ne sommes -pas très respectueux.</p> - -<p>— Et vous désirez ?</p> - -<p>— Acheter votre répertoire, simplement.</p> - -<p>— C’est que j’ignore tout de ce genre d’opérations, -balbutia le jeune homme.</p> - -<p>— Moi, je m’y entends un peu, insinua Lourbillon. -C’est pourquoi j’ai prié M. Pluvieux de -venir te voir. Pour que tes créations deviennent -populaires, il faut qu’elles soient éditées.</p> - -<p>— Voilà qui est parier d’or. Maintenant, parlons -d’argent. Combien voulez-vous ?</p> - -<p>— Vous me prenez sans vert, protesta Fernand.</p> - -<p>— Je l’espère bien, si je vous laissais à vos -réflexions et aux conseils de vos intimes, demain -vous me réclameriez le Pactole ; et j’avoue en -toute humilité que je ne le porte pas sur moi ni -dans ma caisse. J’ai peu de temps à perdre, réglons -ça vite et bien.</p> - -<p>— Mais encore…</p> - -<p>— Voilà, je considère que vous serez de vente -pendant trois ans.</p> - -<p>— Vous dites ?</p> - -<p>— Je veux dire, tout au moins, que votre succès -a pour trois ans de vitalité dans le ventre et -qu’il faut en tirer profit dans ce délai.</p> - -<p>Fernand était mortifié, il renacla.</p> - -<p>— Je suis tout jeune.</p> - -<p>— Heureusement. Dans trois ans, vous aurez -certainement plus de talent, si c’est possible, -vous posséderez plus d’acquis, mais Paris vous -aura assez vu. Vous serez le joujou dont l’enfant -est las. Partez de ce principe : le spectateur est -un gosse, un sale gosse ; aujourd’hui, il vous fait -risette ; demain, il pleurnichera rien qu’à vous -voir.</p> - -<p>— Vous n’êtes guère réconfortant, protesta -avec un peu de tristesse Fernand.</p> - -<p>— Pluvieux est un malin, rigola Lourbillon, -et qui ne ne veut pas s’engager pour l’éternité.</p> - -<p>— Vous l’avez dit, sympathique comique. Résumons-nous. -Aucun éditeur ne vous a fait -d’offres fermes.</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>— Mes confrères sont des crétins. Pour l’instant, -vous êtes l’auteur dont les couplets se vendraient -comme des petits pains. Nous avons déjà -perdu beaucoup de temps. J’étais à la campagne, -malade. C’est ce qui explique ma visite un peu -tardive. Enfin, il n’y a pas encore de temps perdu ; -à l’ouvrage !</p> - -<p>Fernand avait les méninges brouillées par la -faconde de ce petit bonhomme à mine éteinte qui -vibrait, s’agitait comme écureuil en cage.</p> - -<p>— Combien avez-vous de créations jusqu’à ce -jour ? demanda Pluvieux.</p> - -<p>Le chanteur se remémora des titres.</p> - -<p>— Une douzaine environ.</p> - -<p>— Bon. Tout le paquet doit être en vente dans -deux jours.</p> - -<p>— Mais vous n’y songez pas, insinua timidement -Lourbillon, le temps de graver les planches, -de dessiner les couvertures, de tirer les petits et -les grands formats, cela m’apparaît comme impossible.</p> - -<p>Le vieux cabot n’était pas fâché de faire parade -de ses connaissances techniques. Il étonnait -Fernand et lui prouvait qu’il pouvait utilement -défendre ses intérêts, et il se proposait de discuter -ultérieurement la question gros sous avec -Pluvieux.</p> - -<p>Sec comme un ressort qui se brise, l’éditeur -déclara :</p> - -<p>— Après-demain, vos douze chansons seront -appendues aux vitrines des libraires. Les illustrations -seront faites par des maîtres dessinateurs. -Vous serez bien servi, comptez sur moi. J’ai fait -d’autres tours de force que celui-là. Pour ce qui -est de la question pécuniaire, pour qu’elle ne puisse -pas nous entraver, voilà ce que j’ai à vous proposer. -Voici un traité par lequel vous vous engagez -à me céder vos œuvres pendant trois ans -consécutifs. Le prix ?</p> - -<p>— Dame !</p> - -<p>— Je ne veux pas vous ficher dedans ; nous -allons introduire une clause restrictive dans le -papier qui vous laissera libre de reprendre votre -signature et votre parole si je ne vous donne pas -la somme qu’on vous offrira par ailleurs. Est-ce -entendu ?</p> - -<p>Pluvieux, en cette minute, parlait avec la décision -d’un généralissime. Il avait un peu l’air d’un -Napoléon subalterne, dictant un plan de bataille -à son état-major — d’un Napoléon qui aurait été -exposé pendant quelques jours sur une dalle de -la Morgue, par exemple.</p> - -<p>Fernand ne trouvait rien à objecter à la proposition -de Pluvieux qui semblait, a priori, fort -honorable. Il consulta du regard le fidèle Lourbillon -qui, avec une extrême discrétion, opina -du chef.</p> - -<p>Qu’est-ce qu’on risquait !</p> - -<p>Oh ! peu de chose ; être roulé comme un vulgaire -chapeau d’auvergnat. Pluvieux possédait plus -d’un tour dans son sac. Il avait le génie du traité, -des bons petits traités qui ne montrent pas de -fissure, qui semblent faits entièrement au profit -du bienheureux auteur, charmé, reconnaissant -envers ce petit manteau bleu des doubles-croches -qui se dépouille, comme un généreux saint Martin, -pour enrichir rimeurs et croque-notes.</p> - -<p>Mais toujours, dans un paragraphe obscur, se -glissait une clause de rien du tout, semblable -au ver dans un fruit, qui permettait au financier -Pluvieux de se dérober, si tel était son intérêt.</p> - -<p>Il savait « y faire », comme on dit à Pantruche-sur-Seine.</p> - -<p>Le minuscule bonhomme sortit de sa poche -deux belles feuilles de papier timbrées à un franc -vingt. Et il lut à Fernand tous les articles qui -contraignaient Pluvieux à payer à son cher -auteur des sommes vertigineuses. C’était comme -une pluie d’or.</p> - -<p>Fernand en était confus. Vraiment c’était trop -de générosité. L’éditeur se dépouillait comme un -lapin de garenne. Quand il n’y en avait plus, il -y en avait encore. Proportionnalité de droits sur -la vente, bénéfice sur l’étranger, prime après dix -mille exemplaires vendus, autre prime à cent -mille, et on les ferait en se jouant, affirmait Pluvieux, -l’air convaincu. Et revenant comme un -refrain :</p> - -<p>— Et le droit de vous dégager si cela vous -plaît, si on vous offre davantage.</p> - -<p>Car c’était impossible.</p> - -<p>L’important, par exemple, c’était de signer de -suite. On ne pouvait mobiliser dessinateurs, imprimeurs -sans être en règle.</p> - -<p>Malgré tout Fernand hésitait. C’était trop beau. -Un peu de méfiance lui restait dans un coin de -bon sens.</p> - -<p>L’autre devina.</p> - -<p>— Vous me prenez pour un fou, n’est-ce pas ? -ou un citoyen qui veut vous ficher dedans ? Je ne -suis ni l’un ni l’autre. J’ai le désir de faire une -excellente affaire, et je suis sûr que je vais la -faire avec vous. Personne n’est outillé à Paris -pour tirer mieux profit de votre talent. Je vous -fais bénéficier loyalement de mes connaissances -professionnelles. Je ne vous demande pas de reconnaissance, -je vais gagner beaucoup d’argent, -je vous en abandonne un peu. C’est simple.</p> - -<p>Cette franchise, cette rondeur décidèrent Fernand -et détruisirent dans son esprit la mauvaise -herbe de la méfiance.</p> - -<p>Il signa.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XVIII</h2> - - -<p>Naïf, ignorant et faible, quoique pas sot, Fernand -n’était plus à ses propres yeux le Fernand -d’autrefois ! Un singulier phénomène de mirage -lui faisait apercevoir dans sa glace, quand il s’y -contemplait, l’image d’un Fernand majestueux, -solennel, héroïque et grandiose, sur qui, manifestement, -tout l’univers avait les regards fixés. -Petit à petit, ainsi que l’a rimé un poète qui avait -vu jouer la Périchole, il « devenait Espagnol, et -se sentait grandir ». Lui ! Victor Hugo ! Pasteur ! et -Napoléon ! Le dix-neuvième siècle pouvait -quitter la planche. Il avait eu des hommes !</p> - -<p>Fernand eut un hôtel. — Raisonnablement, -quelqu’un de son importance ne pouvait pas loger -dans un vulgaire appartement. Un hôtel et un -jardin, naturellement. Comme il y avait une écurie -et une remise, il fallut bien la voiture et les -chevaux. Fernand eut un duc, qu’il conduisait lui-même, -ganté de peau sang de bœuf, les mains -basses et les coudes hauts, au grand effroi de -Blanche Mésange qui craignait, non sans raison, -les accidents… et les engueulades des piétons !</p> - -<p>Un billard avait été installé au rez-de-chaussée -de l’habitation, et Fernand avait bien spécifié au -fournisseur qu’il voulait que les billes en fussent -d’ivoire de défenses d’éléphant, et non d’ivoire de -corne de rhinocéros, comme on en fait pour les -petites maisons ! Il fallait qu’on pût tâter tout… -et qu’on vit que rien n’était de la camelote…</p> - -<p>A ce train, d’ailleurs, les gros appointements -filaient vite. Fernand gardait table ouverte au -déjeuner, et comme à Paris les pique-assiette ne -manquent pas, il pouvait fort aisément se payer -l’illusion d’être un roi qui tient sa cour : « entretient » -eût été plus exact.</p> - -<p>Il venait là des journalistes, des auteurs, -agents de publicité, des brasseurs d’affaires, des -aigrefins et des inventeurs, des braves gens et -des filous, mais surtout, des flatteurs et des tapeurs.</p> - -<p>Des reporters de dixième ordre lui savaient -gré des cent mille occasions, qu’il leur fournissait, -de relater ses menus faits et gestes et profitaient -avec abus des occasions qui leur faisaient fabriquer -de la copie à deux sous la ligne. Le bon marché -du paiement en nécessitait la quantité. Et comme il -était un « homme, » son succès n’excitait pas la jalousie -et la rancune des petites théâtreuses amies -de ces « messieurs de la Presse », de sorte que -rarement une note hypocritement bonne, ou réellement -méchante, paraissait à son égard.</p> - -<p>Ah ! s’il se fût agi d’une femme, cela se fût -passé avec moins de courtoisie, et les petits reporters -obscurs, obligatoirement reconnaissants, -n’auraient pu échapper à l’influence amoureuse -des petites âmes frisées, qui, trop sensibles pour -jouer de l’épingle à chapeau vis-à-vis d’une gêneuse, -manœuvrent simplement avec la plume de -leurs amis.</p> - -<p>— C’était bien le moins qu’ils pussent faire -pour Elles !</p> - -<p>Fernand ne refusait jamais le louis à qui ne -contestait pas son génie. Un marchand de cirage -avait obtenu de lui la forte commandite en lui proposant -de mettre sur les boîtes, son portrait, à lui -Fernand, et d’intituler le produit inclus : « <i>Cirage -à la plus charmante voix du monde.</i> »</p> - -<p>Les colonnes Morris, les affiches, les brochures -de chansons avaient beau reproduire à l’infini ces -traits si publics à présent, Fernand ne pouvait se -rassasier de se voir en papier, en plâtre ou en -bronze, sur les murailles ou dans les vitrines. Il -n’avait, au tréfonds de lui-même, qu’une contrariété -et qu’une envie. Jadis, un autre artiste, -moins grand que lui, certes, mais qui avait eu -son genre, Petrus, l’illustre Petrus, avait suscité -une idole au pays et un mouvement énorme d’opinion, -sous les espèces du général Boulanger et -du Boulangisme ! Cela manquait à la gloire de -Fernand, qui anxieusement cherchait autour de -lui, sans en rien avouer à personne, le général à -lancer, le courant politique à déchaîner. Déroulède, -le duc d’Orléans, Jules Guérin ou Barillier ?</p> - -<p>Les lauriers de Petrus l’empêchaient positivement -de dormir. Lui, Fernand, peut-être ? qui sait ? -serait un jour le sauveur attendu ? Et il ne disait -pas non à cette idée. N’était-il pas déjà, après -tout, l’homme le plus populaire de France ?</p> - -<p>Quand il remuait ces pensées, secrètement, -il plissait le front, pinçait la bouche, jetait ses -deux bras derrière son dos et se mettait à arpenter -le parquet d’un pas saccadé.</p> - -<p>Mésange, alors, souriant doucement, lui lançait, -légèrement moqueuse :</p> - -<p>— Bon ! voilà que tu fais ton Bonaparte !</p> - -<p>Elle ne croyait pas si bien dire.</p> - -<p>A part cette innocente toquade, Fernand ne se -plaignait point de la vie, la petite humiliation de -n’avoir pas encore renversé le gouvernement ne -troublant que peu son sommeil et nullement son -appétit.</p> - -<p>On citait ses mots que Lourbillon, logé à l’hôtel et -commensal assidu du maître, allait colporter -dans les journaux où on les insérait avec -gaîté.</p> - -<p>Un jour qu’un attaché d’une ambassade étrangère -venait de louer une avant-scène pour un -prince de la puissance qu’il représentait, de -passage à Paris, Fernand, qui sortait de la répétition, -fut salué par le diplomate, qui le prit à -part dans un coin, le priant d’intercéder auprès -de sa direction afin que le prince ne fût pas le -point de mire du public, grâce à la marche nationale -qu’on lui servait généralement en pareil -cas. On désirait l’incognito le plus absolu.</p> - -<p>— Mais certainement, répliqua Fernand… à -une condition pourtant.</p> - -<p>— Laquelle ?</p> - -<p>— C’est que, lorsque j’irai chez vous, on ne me -jouera pas la <i>Marseillaise</i> !</p> - -<p>Une autre fois, présenté à un chroniqueur notoire, -membre de l’Académie-française, chargé -d’ans et d’honneurs, il avait, désireux d’être aimable -et de trouver la phrase et le terme de comparaison -les plus propres à chatouiller au bon -endroit son interlocuteur, émis ce compliment :</p> - -<p>— Je sais, monsieur, vos mérites et quelle place -vous occupez. Vous êtes, si j’ose m’exprimer ainsi, -« le Fernand du journalisme ».</p> - -<p>Et il avait ajouté, dans l’oreille de Lourbillon :</p> - -<p>— S’il n’est pas satisfait avec ça ! Je crois que -je lui en passe, de la pommade !</p> - -<p>Mais il surgit un événement qui mit le comble -à son orgueil, car il allait lui permettre, cet événement -inattendu quoique cependant bien à prévoir, -d’emplir une fois de plus, de sa personnalité, -les échos parisiens.</p> - -<p>Un matin, Blanche Mésange, très pensionnaire -et toute confuse, lui confia, non sans inquiétude, — car -enfin, elle ne l’avait pas fait exprès et on ne -sait jamais comment les hommes prendront cela ! — que -selon tant de probabilités qu’elles en devenaient -une certitude, elle était enceinte ! Voilà !</p> - -<p>Blanche avait bien tort de craindre. Fernand -fut ravi. Il embrassa la future maman en clamant :</p> - -<p>— Il aurait été dommage, en effet, que je -m’éteignisse sans postérité !</p> - -<p>Car il soignait son langage, depuis qu’il fréquentait -les journalistes, et même, usait de l’imparfait -du subjonctif plus souvent qu’il n’était -nécessaire.</p> - -<p>Il ajouta avec élan :</p> - -<p>— Et aussi bien, puisqu’il en est ainsi, je veux -que la fête soit complète ! Pas de baptême sans -noce. Fais venir tes papiers, ma chère ; je -t’épouse !</p> - -<p>Mésange en resta sans voix, la bouche bée, -les yeux écarquillés, avec seulement un « oh ! » de -stupeur, qui s’acheva dans une crise de larmes -délicieuses et dans une telle défaillance nerveuse -que Fernand dut la prendre dans ses bras, poupée -inerte et sanglotante, pour l’empêcher de -choir sur le tapis.</p> - -<p>Le mariage ! le mariage légitime ! avec le maire -et le curé ! l’alliance en or, pour de vrai ! Le « oui » -éternel avec l’homme qu’on aime ! Le mariage -bourgeois, ce rêve de toutes les cabotines, petites -ou grandes ! ce hâvre de grâce vers lequel cinglent -en vain tant de voiles lasses des libres vents du -large ! Elle y entrait, elle, Blanche Mésange, ancienne -« corbeille » aux <i>Ambassadeurs</i>, ex-petite -femme de beuglant ! Ce n’était pas un rêve, c’était -la réalité, c’était la vie ! sa vie à elle !</p> - -<p>— Ah ! mon chéri, mon chéri ! hoqueta-t-elle -dans un spasme. Fernand, digne et indulgent, -souriait avec l’affabilité d’un roi qui élève jusqu’à -lui une bergère, touché sincèrement, pourtant, -dans la partie profonde de son être que n’avait -pas encore cuirassée l’induration professionnelle.</p> - -<p>— Et tu verras si ce sera chic ! nous aurons -nos portraits dans les illustrés ! reprit-il, ressaisi -déjà par le métier.</p> - -<p>Mésange, qui n’était pas du bâtiment pour rien, -se redressa :</p> - -<p>— Le mien aussi, dis ?</p> - -<p>— Parbleu !</p> - -<p>Et ce fut en effet « très chic ! »</p> - -<p>La chose fut pompeuse et fort bien ordonnée. -Le mariage civil, à la mairie du dixième, fut célébré -dans une stricte intimité, devant les quatre -témoins, le grand Petrus et l’inimitable Charlin -pour l’épousée, et Mariol avec Lourbillon pour -Fernand ; les deux conjoints n’ayant plus ni pères -ni mères, la présence des familles, parfois compromettantes, -ne gâta point l’admirable correction -de la cérémonie. Le maire prononça une courte -allocution sur les devoirs conjugaux, les vertus -des artistes et les privilèges du talent. Après quoi -l’on alla luncher.</p> - -<p>Mésange, nerveuse, luttait pour paraître calme : -mais, depuis la minute du OUI solennel, à la -mairie, une émotion intense la tenaillait… elle -aurait voulu en finir vite de ce déjeuner et se -trouver seule avec Fernand… Un besoin qu’elle -ne s’expliquait pas la poussait à exprimer à Fernand -des sentiments subits et neufs qui la préoccupaient -depuis le matin. Enfin les invités partirent -et les mariés se trouvèrent seuls, après avoir -bien recommandé à leurs témoins de ne pas les -faire poser le lendemain, à l’église Saint-Laurent.</p> - -<p>Une fois rentrés, Blanche dit tout à coup :</p> - -<p>— C’est drôle comme cette petite cérémonie -de ce matin m’a bouleversée. Je me sens tout à -coup des responsabilités, vois-tu, mon chéri. Des -devoirs, jamais avant je n’y avais pensé, est-ce -drôle ! Demain, après l’église, nous serons tout à -fait mariés… tu seras « mon mari ». Non, mais, -est-ce que ça ne te fait pas quelque chose, cette -histoire de mariage ? Moi, j’en suis bouleversée, -mon chéri, j’ai en moi une espèce d’impression -« sérieuse, » « grave ; » dame, c’est pour toujours, -mon chéri… pour toujours… Quel bonheur ! -Comme on va être heureux, dis ? Nous aurons un -beau petit gosse… tu verras, après la visite à -l’église, j’enlève mon corset pour qu’il pousse -mieux ! Et en avant la bosse !</p> - -<p>Et le soir, à l’heure du dîner, la façon dont Mésange -s’assit à table et servit Fernand, prouva -que c’était « madame Fernand » qui donnait ses -ordres au valet de chambre, et non plus « Mésange, -des <i>Ambassadeurs</i> » ; non pas, grands -dieux, qu’il y eût de la pose dans sa tenue, oh ! -non ! mais une sorte de façon réservée, une -dignité correcte dans son maintien de femme très -aimante, qui veut faire honneur à « son mari, » -et mériter son titre de femme mariée ; épousée -au grand jour, choisie devant tous par l’homme -qu’elle aime. Ah ! oui ! c’est bon ! Le rêve des -rêves !</p> - -<p>La paix du cœur jusqu’à la fin de la vie ! Une -vie d’amour certain, une communauté des joies -et des peines, un partage de tout !</p> - -<p>Fernand serait fier d’elle ; sûr qu’elle serait -une femme modèlement fidèle, dévouée à lui et à -son enfant ! Et pendant qu’en dînant elle pensait à -tout cela, Fernand, lui, pensait à faire le soir -même reporter des notes dans les journaux afin -que nul n’ignorât que c’était bien demain la cérémonie -religieuse à Saint-Laurent !…</p> - -<p>— Quand on pense, dit tout à coup Mésange, -qu’il y a de si mauvais ménages et que nous -allons être si heureux ! Nous penserons ensemble, -nous travaillerons ensemble, nous voyagerons -ensemble, notre métier à tous les deux -nous aidera à ne jamais nous quitter, puisque tu -exiges toujours mon engagement quand tu signes -un contrat ? Et, vois-tu, c’est la base solide du -bonheur d’amour cette perpétuelle vie à deux, -sans aucune raison de séparation ; quand on -s’aime bien, comme nous, les séparations, fussent-elles -très courtes, sont autant de petites morts. Il -faut, pour éviter de s’habituer à l’absence de l’un, -ne pas se quitter… et se donner un tel besoin -l’un de l’autre, qu’il semble douloureux de ne pas -être ensemble. Cela n’a l’air de rien, n’est-ce -pas ? Eh bien ! c’est d’une extrême importance. -C’est une sorte de garantie contre l’indifférence -tueuse de l’amour.</p> - -<p>— Il y a des gens — répondit Fernand — qui -trouvent justement la fatigue de l’amour dans le -perpétuel tête-à-tête…</p> - -<p>— Allons donc ! sursauta Mésange, ce sont des -êtres inférieurs, qui aiment mal. Crois-tu que -tous les hommes soient capables d’amour ? Alors, -pourquoi y a-t-il tant de mauvais amants et tant -de mauvais maris ? C’est un <i>don</i>, un <i>art</i>, aussi -difficile sinon plus qu’un autre, et si tout le -monde « en fait, » très peu y sont artistes. C’est -une science bigrement subtile ! La moitié du -monde soigne mieux son commerce que son bonheur ; -est-ce qu’on ne voit pas des familles prendre -moins de renseignements sur leurs futurs gendres -que sur leurs caissiers ?</p> - -<p>— Je ne crois pas, dit Fernand, que les individus -soient créés assez noblement pour vivre ensemble… les -égoïsmes séparent tout, on est si -piteusement faibles !</p> - -<p>— C’est pour cela, dit Mésange, que, lorsqu’on -s’aime, bien entendu, il faut vouloir vivre l’un -pour l’autre, il faut vouloir ne songer qu’à cela, -et la joie de rendre heureux vous donne des trésors -d’indulgence et de force. Je le sais bien, -moi… depuis que je t’aime, dit-elle rieuse. Vois-tu, -Fernand, la conquête du bonheur, c’est -comme celle de la fortune, il faut la désirer, il -faut en être l’artisan : est heureux qui veut !</p> - -<p>— Tu vas loin, chérie ; j’ai dans ma famille de -braves femmes bien dignes, bien dévouées qui ont -été des martyres en ménage, malgré toute leur -tendresse et leurs devoirs remplis…</p> - -<p>— Possible, répliqua Mésange, mais c’est -qu’elles avaient mal fait leur choix. Avaient-elles -choisi seulement, les pauvres ! Elles avaient -« accepté, » très probablement. Du mauvais choix -vient tout le mal !</p> - -<p>— N’empêche, ma chérie, que tout cela est bien -difficile, va… Quant à nous… nous verrons !</p> - -<p>— Tu verras, tu verras, dit la jeune femme, -tu verras qu’on s’aimera de mieux en mieux, mon -bien-aimé, parce que tu es un brave garçon et que -je suis une brave femme… pas vrai, dis ?</p> - -<p>— Oui, bonne Mésange, lui souffla-t-il dans le -cou, interrompant sa cigarette pour l’embrasser -follement, les larmes aux cils… oui… tu es vraiment -une brave petite femme ! et on s’aimera dur !</p> - -<p>On quitta la table, après avoir bavardé encore -un peu. Fernand proposa d’aller dormir afin d’être -frais et dispos pour la grande journée du lendemain ; -et puis c’était si rare une soirée sans concert, -une soirée de liberté, chez soi, dans l’intimité… -que vite ils se mirent au lit. Fernand -s’endormit vite. Mésange, elle, ne ferma les yeux -que tard dans la nuit… émue délicieusement et -pourtant inquiète. « Ma fille, se disait-elle, c’est -entre tes mains qu’est remis le bonheur d’un -homme, il va falloir être à la hauteur de la -tâche… »</p> - -<p>A leur réveil on remit à Mésange et à Fernand -un paquet énorme de correspondance. Tout à coup -Fernand, qui depuis cinq minutes relisait pour la -dixième fois un petit bleu, laissa tomber un juron -énergique :</p> - -<p>— Salaud ! hocha-t-il de la tête. Tiens, lis, -Mésange.</p> - -<p>Le petit bleu « anonyme » disait :</p> - -<blockquote> -<p class="ind">« Mon cher Fernand,</p> - -<p>» En ce jour de fête, je viens, au nom d’un -groupe d’admirateurs de votre grand talent, -féliciter surtout votre femme de l’habileté qu’elle -a déployée pour se faire épouser par un homme -qui gagne cent mille francs par an… alors qu’elle -ne l’a pas pris pour mari quand il était inconnu et -pauvre… Nous la croyions simplement jolie, elle -est mieux que cela ! Sa roublardise, ses calculs -de femme l’ont amenée à faire une excellente -affaire. Elle, petite grue sans le sou, va maintenant -avoir son avenir assuré. Mais c’est égal, -quand on s’appelle Fernand, on épouse une femme -riche, comme cela on est certain qu’on n’est pas -pris seulement que pour sa galette. Enfin il sera -dit que sur la scène, comme dans la vie, vous -serez une poire, une vraie poire ! »</p> -</blockquote> - -<p>Suivait une signature gribouillée, illisiblement -barbouillée.</p> - -<p>Pendant la lecture du petit bleu, Mésange ouvrait -des yeux stupéfiés. Qui, qui pouvait être -assez sot, assez vil pour prendre la peine vulgaire -d’écrire une pareille chose !</p> - -<p>— Nous allons en avoir, des jaloux ! Ça va -pleuvoir, dit-elle tranquillement. Ça va être gai ! -Si tu veux, on va collectionner toutes les lettres -rosses, pour voir à la fin de l’année combien il en -sera venu. J’ai là une petite malle qui fera notre -affaire. Tout de même, dit Mésange en se levant, -c’est révoltant, hein, de penser qu’un être pauvre, -homme ou femme, ne puisse unir sa vie à celle -d’un autre, fortuné et heureux, sans que <i>tout le -monde</i> le soupçonne de calculs ! Ça devient du -courage héroïque pour un homme pauvre, qui -aime une femme riche, de l’épouser ! Misère !</p> - -<p>— Les deux tiers des gens pensent, respirent -et agissent comme des mufles, dit Fernand ; tu ne -peux pas demander à l’autre tiers d’être le plus -fort, s’il est le plus distingué. Mais quand un être -est sain, dévoué, bon, aimant et intelligent comme -toi, ma Mésange, il peut se permettre, même -sans le sou, d’espérer la richesse en échange d’un -amour unique et admirable. — On lui redoit encore, et -fameusement ! L’amour, vois-tu, quand -il est vraiment honorable, digne et profond, ne -s’arrête pas plus devant un porte-monnaie plein -qu’il ne passe dédaigneux devant un porte-monnaie -vide. Il est avec ou sans argent. Si on est -pauvre, tant pis ! Si on est riche, tant mieux ! Et -que la bourse soit à homme ou à la femme, quand -ils s’aiment, leur bourse n’a pas de nom. Leur lit -est bien commun. La sécurité du bonheur demande-t-elle -moins de précaution que celle de la -caisse ? Fi donc ! Fi donc ! Haut les âmes !</p> - -<p>Mésange, radieuse de le voir si joliment aimant, -radieuse aussi de lui sentir l’âme au-dessus du -vulgaire, lui prit la main qu’elle embrassa dévotement.</p> - -<p>— Nous serons de braves gens… articula-t-elle -très lentement, et nous laisserons les mufles -essayer de cracher sur notre bonheur. Ils ne l’atteindront -pas. — Pas vrai, mon grand ?</p> - -<p>Elle s’aperçut qu’avec tout ça il était dix heures. -Vite, vite, il fallait se dépêcher, la messe était à -midi.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XIX</h2> - - -<p>Et c’est à la paroisse Saint-Laurent que le -spectacle fut magnifique.</p> - -<p>Depuis huit jours, les notes des courriers -théâtraux ne tarissaient point sur l’union du délicieux -ténor Fernand, « la plus charmante voix du -monde, » avec la ravissante divette Blanche Mésange, -du <i>Colorado</i>. Des détails de toilette, des -indiscrétions intimes habilement ménagés, avaient -tenu, toute la semaine, le public en éveil. De -sorte que lorsqu’à onze heures du matin, le cortège -déboucha du boulevard de Strasbourg, une -foule compacte de badauds — tant Paris aime ses -guignols ! — était massée devant l’église.</p> - -<p>De la première voiture descendit Blanche Mésange, -en robe bleu pâle. Son premier témoin, le -grand Petrus, glabre, gras, tondu, la face napoléonienne, -lui donnait le bras. Et avant qu’ils -eussent pénétré sous le porche, ce furent dans -l’agglomération tassée aux alentours des acclamations -joyeuses :</p> - -<p>— Vive Petrus !</p> - -<p>— Bravo, la mariée !</p> - -<p>Même, une voix ayant entonné : <i>En revenant -de la Revue</i>, cet air connu fut repris en chœur -par l’assistance mise en gaieté.</p> - -<p>Mais déjà du second carrosse émergeait pesamment -la rotondité somptueuse de Madame Langlet, -au bras de Fernand. Plus couverte de panaches -blancs et de bijoux qu’un dais et qu’une châsse, la -grosse dame provoqua sur son passage un silence -effaré que rompit seule cette exclamation -d’un télégraphiste qui attendait là, depuis une -bonne heure, des dépêches plein sa sacoche :</p> - -<p>— Mâtin, y en a !</p> - -<p>Fernand, élégamment moulé dans une longue -redingote grise, l’œil aimable, la moustache en -croc, produisit la meilleure impression.</p> - -<p>— Il est chic !</p> - -<p>— Bonne nuit, hé !</p> - -<p>— Il n’a pas l’air d’un cabot !</p> - -<p>— C’est un auteur, ma chère !</p> - -<p>— T’ennuies pas, ce soir !</p> - -<p>Ensuite, ce fut, pour l’allégresse et l’admiration -du populaire, le défilé de toutes les étoiles -des concerts, music-halls, Olympias, Édens et -Élysées de la capitale : faces rasées et mentons -bleus, le pardessus de demi-saison jeté sur la -manche ; le huit-reflets impeccable !</p> - -<p>— Mince alors ! dit une voix sonore, on -m’étouffe !</p> - -<p>Alors s’avança une masse inouïe ! énorme, immense, -roulante et débordante en tous les sens. -En avant, en arrière, à gauche, à droite, la chair -s’entassait en des couches épaisses, inconcevables !</p> - -<p>Un épouvantable et gigantesque sac de graisse -humaine, duquel dépassait par le haut la tête -(relativement restée très petite) d’une femme au -teint laiteux, aux cheveux délicieusement dorés…</p> - -<p>Le gros sac de graisse humaine avançait, narguant -du nombril, ce qui faisait remonter fortement -au-dessus du sol la jupe qui le cachait, et -donnait à la chanteuse, car c’en était une, l’aspect -d’un phénomène monstrueusement enceinte de -cinquante enfants !</p> - -<p>A sa vue, des oh ! des ah ! prolongés indéfiniment -se firent entendre, férocement moqueurs… comme -à ses entrées en scène. Alors la chanteuse, hydropiquement -comique, eut une fois de plus l’occasion -de déchaîner le rire, en précipitant dans son cou, -d’un mouvement d’enfoncement, sa tête de naine -emplumassée d’autruche à n’en plus finir, et qui -donnait à son chapeau des airs de reposer sur -une orange dorée, en équilibre sur une invraisemblable -citrouille ! Bravo, la grosse Cloch ! -Bravo, la grosse Cloch ! clama la foule, ahurie et -mise en belle humeur par cette bravade de clown -affligé.</p> - -<p>De famille israélite, les Cloch, d’aînées en plus -jeunes, étaient toutes au concert, sous des noms -différents. Mais, seul, derrière elle était son frère, -mince et brun, la taille encore fine du corset de -la veille… il imitait les femmes en vogue, depuis -Thérésa, Amiati, jusqu’aux dernières agréées — qu’il -chantât les Sapeurs, le mouchoir de l’Empire -en main, ou qu’il meublât de ses bras les tamtamistes -gants noirs, il était toujours décolleté, -poudré et maquillé, si bien que les messieurs en mal -d’Étoiles lui envoyaient des fleurs et des billets -doux pour les fossettes de son dos, et la cambrure -de ses ceintures… C’était un charmant jeune -homme de femme, dont les Cloch étaient fières.</p> - -<p>Comme il avait des habits masculins, la foule -ne le reconnut pas. A cette minute il aurait donné -je ne sais quoi pour être <i>une femme</i> comme tout -le monde… saluée et reconnue de la foule… -comme venait de l’être sa sœur, sa popularité clochait -comme son sexe… dame !</p> - -<p>Il en était là de ses réflexions, quand un -homme immensément long, et maigre autant qu’il -était grand, lui tapa sur l’épaule amicalement.</p> - -<p>C’était Prunin retour d’Amérique, des articles -plein ses poches relatant son inimaginable ossature -dépouillée ; ami de Fernand et de Mésange, -il était venu les féliciter. A sa vue des cris, des -hurlements partirent d’un groupe de gamins.</p> - -<p>— Pige-moi cet oiseau déplumé. C’qu’il est -haut sur pattes !</p> - -<p>— C’est un pélican.</p> - -<p>— C’est un jeu d’osselets ! — Y doit boutonner -ses souliers sans se baisser… quels bras ! — Est-ce -que t’as tout long comme ça, dis, Prunin ? hurlèrent -les gosses mis en joie. — Fais le fichu avec -tes abatis, Prunin, cria un tout petit.</p> - -<p>Alors Prunin, docile et bon enfant, croisa très -vite devant sa poitrine ses interminables bras -qui vinrent se rencontrer derrière son dos, et -gratter ses omoplates ; cela fut fait si vite, avec -tant d’aisances, que ce geste passa presque inaperçu -de ceux qui n’étaient pas tout près de lui. Il -en fut remercié par des bravos joyeux !</p> - -<p>— Comment va ta femme ? lui demanda le jeune -Cloch.</p> - -<p>— Bien, merci.</p> - -<p>— Tu l’embrasses toujours, le soir, avant ton -entrée en scène ?</p> - -<p>— Oui, toujours !</p> - -<p>Et Prunin fila se mêler aux autres invités.</p> - -<p>Ils passèrent tous avec cette correction et cette -raideur officielle qu’ont seuls les queues-rouges -quand ils la font au sérieux.</p> - -<p>— Tiens, voilà Charlin ! Mets-lui une soutane, -il aura l’air d’un curé de campagne avec sa bonne -grosse balle rouge attendrie et béate. Est-il gras -l’animal ! il en plisse !</p> - -<p>— Et Claudis ! Zut, il a chipé le profil à la -Lune !</p> - -<p>— Et Cermadier ! C’est sa femme, cette jolie -blonde ? Mazette ! il a bon goût, le frère !</p> - -<p>— Et Anna Bithaud, moulée dans une gaine de -point de Venise qui fait l’admiration des petites -couturières venues voir les toilettes des artistes.</p> - -<p>— Marguerite Duclore ! sinistre, avec ses cheveux -noirs, ses yeux noirs, ses sourcils noirs, ses -vêtements noirs, tout une gamme sombre violentée -par une fente sanglante, sa bouche, au milieu -d’une figure de cire, blafarde et mate, une -tête de mort, maquillée, la croupe maintenue dans -une résille de chenille, rappel des Ollé ! Ollé ! des -soirs d’été aux Champs-Elysées.</p> - -<p>— Willat ! le chanteur classique dont les jambes -dansent dans le pantalon noir, l’air croque-mort -ou charpentier mal habillé, les yeux injectés de -sang. On crie à son passage : bravo !</p> - -<p>Brave Willat ! on chuchote qu’il a bigrement -du talent, celui-là ! Plus que Fernand pour sûr…</p> - -<p>— Oui, mais, ajoute une bonne âme, il n’a pas -payé la presse lui, pour se lancer !… Et aïe donc !</p> - -<p>— Stellaire ! oh ! regardez-la donc, quelle toilette ! -C’est pas un chapeau, c’est un canapé -qu’elle a sur la tête !</p> - -<p>Et tous les titis de se tordre, on lui crie le refrain -qu’elle chante tous les soirs :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">P’stt, p’stt… écoutez-moi donc !</div> -</div> - -<p>— Tas d’idiots ! riposte Stellaire fâchée et froufroutante, -la taille guêpée d’une ceinture ciselée -et incrustée de turquoises, mais entrant pieuse et -recueillie dans l’église où elle demande à la Vierge -la « veine » pour des choses impures…</p> - -<p>A sa suite venaient d’autres femmes, toutes -plus belles les unes que les autres, des teints un -peu vannés mais ravivés au rouge, des yeux brillants -de fard, des bouches en as de cœur saignant, -d’un arrangement que la lumière du soir -atténue, mais que le jour cru rend d’une inutilité -absolue, hélas ! exagérant encore des ans l’irréparable -outrage !</p> - -<p>L’orgue attaquait la marche nuptiale et derrière -les derniers invités, la foule envahit le -sanctuaire.</p> - -<p>En un instant, la nef, les bas-côtés, les chapelles -latérales, tout fut plein ! Quel succès ! pensait Fernand, -qui d’un coup d’œil avait estimé très vite -le nombre des curieux :</p> - -<p>— « Une belle salle », murmura-t-il étourdiment -à Mésange.</p> - -<p>Et en dépit de la destination du lieu, ce fut, -à l’instant même, craquetant sous les arceaux, se -mêlant aux répons du plain-chant, un caquetage -strident, tant de bouches ayant tant de choses à -dire à tant d’oreilles. Dames ! toutes les cigales -de Paris n’étaient-elles pas rassemblées là ?</p> - -<p>A la sortie, il y eut un tumulte jovial et charmant. -Au seuil de l’église, Fernand et Blanche, -entourés de camarades, entourés de la foule, -salués par le clair soleil de midi qui éblouit cordialement -leurs jeunes figures, goûtèrent comme -l’impression d’une apothéose royale. Le ciel -était bleu ; tout leur souriait, les gens, la saison -et l’heure. Fernand, pressant le bras de sa femme, -lui murmura tendrement :</p> - -<p>— Quel beau jour !</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Oui, ce jour est un beau jour, pauvre Fernand ! -Emplis-en tes yeux, garde-le dans tes prunelles, -afin de t’en faire des souvenirs pour plus tard ! -Car il marque l’apogée de ta fortune. Il est le -point culminant de tes bonheurs ! La vie n’est -pas bâtie sur terrain plan. Tu as monté ; tu vas -descendre. Oui ! c’est un beau jour ! Emplis-en -tes yeux ; garde-le bien dans tes prunelles.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XX</h2> - - -<p>Depuis trois ans, la mère Langlet, à l’instigation -de Mariol, avait fait les choses plus que bien !</p> - -<p>Jamais dans cette maison, de mémoire du plus -vieux lyrique, on n’avait fait une pareille publicité, -ni à Petrus ni à Kam-Hill : qu’avait donc la -patronne ?</p> - -<p>Une sympathie violente pour Fernand, voilà -tout !</p> - -<p>Faire plus que le maximum ne devenait plus une -plaisanterie de courriériste. On refusait du -monde, après avoir empilé les spectateurs comme -harengs en caque. Et c’étaient des bravos, des -acclamations sans fin.</p> - -<p>Tous les autres numéros du spectacle disparaissaient, -se diluaient dans ce cyclone du -succès.</p> - -<p>Chose étrange : ses camarades, hommes et -femmes, hypnotisés, sidérés, trouvaient cela naturel ; -ils entraient, d’instinct, dans la grande farandole -du succès.</p> - -<p>En vérité, je vous le dis, Mariol était un rude -barnum et Grandsec un faiseur d’hommes admirable !</p> - -<p>Grandsec ! chaque soir, dans un coin de la -salle, la cigarette pendante à la lèvre inférieure, -quasiment extatique, il dégustait ses vers et sa -musique comme un mets délicieux. C’est lui qui -avait fait cela : les rythmes savants et charmants ; -c’est son cerveau d’alcoolique qui avait ourlé ces -rimes mignardes et imprévues, faites pour stupéfier, -dans ce milieu habitué aux assonances à -la va-comme-je-te-pousse.</p> - -<p>Il trouvait cela très rigolo, très rigolo. Sa barbe -de bouc en frémissait d’aise. Il en resta trois -mois sans s’enivrer ! Jamais il n’avait eu conscience -de son mérite ; bien entendu il n’ignorait -pas son savoir ; mais vrai, là, il s’épatait. C’est -que c’était très bien, ses histoires. Il ne se montait -pas le bourrichon ! comme avait coutume de -dire Courteline, il en avait fichu du joli dans -l’existence ! avoir ça dans la peau et crever de -misère ; être le poivrot dont on se gausse à -Montmartre ! Non, non, minute ! Il allait reprendre -du poil de la bête. On allait voir ce qu’on allait -voir ! Il en avait des rêves en réserve, il allait -leur donner la volée, aux pauvres captifs !</p> - -<p>Pour son malheur, un mauvais soir, après la -représentation du <i>Colorado</i>, en ascendant la -Butte, il se heurta au « Marquis, » un camarade -des jours de cuite.</p> - -<p>Reproches, amers comme du bitter, de l’ami -lâché, révolte du vieil Orphée :</p> - -<p>— Tu me dégoûtes, je t’ai assez vu. Je me -suis ressaisi, je suis un homme nouveau ; disparais -de mon orbe, marquis de malheur, gentilhomme -de la cour du roi Misère.</p> - -<p>— Ah ! mon pauvre vieux, qu’est-ce qui t’a -versé ça ? questionna avec anxiété le noble poivrot.</p> - -<p>— Marquis, tu t’abuses : je ne suis point ivre, -ainsi que tu te le vrilles dans l’imaginative. Je -suis vierge de Picon et de Pernod depuis trois jours.</p> - -<p>— C’est ce qui explique que tu déraisonnes.</p> - -<p>— Erreur profonde, monseigneur de la Biture ; -je suis l’homme neuf qui va vers de nouvelles -destinées. Foin des errements défunts ! J’oblitère -d’un trait noir les amitiés anciennes, les relations -néfastes. Je vous ai assez vu, ô compagnons de la -sainte fainéantise et du levage de coude ! J’ai -soupé de vos fioles, gonflées de spiritueux. Regarde, -marquis de la Mistoufle, comment est architecturé -un homme qui va au labeur.</p> - -<p>— Je considère surtout avec tristesse un -pauvre bougre qui s’achemine vers les pires louphoqueries -et imbécillités, fit sur un ton lugubre -le descendant des preux. Il acheva sa pensée :</p> - -<p>— La vie est une plante rare qui veut être arrosée -avec fréquence. Si tu échappes à cette loi, Grandsec, -ami de mes nuits et de mes ennuis, tu vogues -vers l’île du marasme et des désespoirs. Crois-en -la parole d’or d’un Coupeau qui se doublerait d’un -Chrysostome : tout est vain, hormis la joie qu’un -humain peut éprouver à boire : Donc buvons !</p> - -<p>Ils burent.</p> - -<p>Épouvantablement même, puisque le soir, ils -allaient échouer dans un commissariat de police -sous l’inculpation de tapage nocturne et d’injures -aux agents.</p> - -<p>Grandsec était repincé par sa passion et, cette -fois, de façon irrémédiable. L’événement n’avait -rien de bien extraordinaire en soi. Le cas était -prévu. La mauvaise chance guette nos bonheurs -comme un assassin sa victime.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXI</h2> - - -<p>— Et moi, je vous dis que les auteurs récitent -leurs vers ou chantent leur musique comme des -fourneaux !</p> - -<p>Grandsec, parfaitement ivre d’ailleurs, et gesticulant -de ses longs bras, affirmait ainsi ses convictions -sur le coup de deux heures du matin, en -plein <i>Rat-Mort</i>. Une aimable société de bohèmes -faisait cercle autour de sa table où des piles de -soucoupes babélisaient.</p> - -<p>Quelqu’un dit :</p> - -<p>— Il y a pourtant dans les cabarets de Montmartre -des types qui débitent très bien leur camelote.</p> - -<p>— Parce que, justement, c’est de la camelote, -jeune homme ; vous l’avez déclaré vous-même ! -professa Grandsec. Qu’est-ce que la chanson de -Montmartre, je vous prie ? Des idées volées, sur -des airs démarqués ! Des chroniques de journal -mises en mauvais vers ! La clef du Caveau devenue -rossignol de cambriolage ! Ça n’est pas -plus des œuvres que les fabricants ne sont des -auteurs. Ne parlez pas de cette chose devant -moi !</p> - -<p>— Mais enfin, insista l’obstiné contradicteur, -abandonnons à votre mépris la chanson montmartroise, -puisque vous ne l’admettez pas ; il n’en -demeure pas moins qu’il existe des auteurs qui, -devant des salles combles, interprètent fort congrûment -leurs histoires. Tenez ! pour n’en citer -qu’un : le nommé Fernand, du <i>Colorado</i>, par -exemple !</p> - -<p>Grandsec vida son verre, haussa les épaules et -éclata de rire.</p> - -<p>— Fernand !</p> - -<p>— Eh ! oui, Fernand ! Trouvez-moi beaucoup -de cabots professionnels capables de détailler -comme lui ce qu’il compose lui-même !</p> - -<p>L’approbation fut unanime. En effet, Grandsec -était cloué. Le préopinant, satisfait de son avantage, -poursuivit :</p> - -<p>— Celui-là ne s’en tire pas comme un fourneau ; -et ce qu’il fait est original et joli !</p> - -<p>Grandsec n’était pas content. Il n’aimait pas à -avoir tort, et la contradiction l’exaspérait. A jeun, -pourtant, sans doute eût-il mis un bœuf sur sa -langue, car la combinaison, soigneusement tenue -secrète, qui le liait à Fernand, lui rapportait maintenant -de sérieux bénéfices. Malheureusement il -avait bu plus que son compte, et il cria :</p> - -<p>— Fernand, Fernand ! Vous me désolez par -votre stupidité ! Alors, vous coupez dans ce godant-là ? -Peuple ! on te trompe ! et on a raison, -car tu le mérites !</p> - -<p>Et tirant de la poche de sa redingote un papier -plié en quatre :</p> - -<p>— Mesdames et messieurs, voici le plus récent -chef-d’œuvre du poète-musicien Fernand ! Cela s’appelle -« les Yeux menteurs » et cela a été créé, il y -a une quinzaine, au <i>Colorado</i>, quand l’auteur a eu le -loisir d’en prendre connaissance et de l’apprendre -par cœur ! Je ne sais pas si je m’abuse, mais il me -semble que la calligraphie de ce petit morceau, -les mots et les notes sont d’un certain Grandsec, -votre serviteur bien humble. Voici l’objet, on peut -toucher !</p> - -<p>Le manuscrit des « Yeux menteurs » passa de -mains en mains. Il n’y avait pas à dire mon bel -ami, l’écriture de Grandsec était assez caractéristique -pour être reconnue, et de loin.</p> - -<p>— Mais alors… Fernand ?</p> - -<p>— Fernand est un cabot, rien qu’un cabot, un -petit cabot ! Et s’il était auteur, il chanterait comme -un fourneau ! Et j’ai raison, comme toujours !</p> - -<p>Grandsec était lancé ; et il raconta tout, cédant -à une poussée de vanité un peu basse : sa rencontre, -voici quatre ans, avec Fernand, tout déconfit -d’une première tape, son idée de monter le -coup au public en fabriquant de toutes pièces un -nouveau joujou parisien, l’auteur-chanteur, numéro -sensationnel et inédit ! Stupide, il termina -en recommandant aux quinze colporteurs de cancans -qui l’avaient écouté religieusement :</p> - -<p>— Maintenant, je vous en prie, que ceci reste -entre nous ! N’allez répéter ça à personne.</p> - -<p>— Comment donc ?</p> - -<p>A une table voisine, soupait un jeune homme, -qui n’avait pas perdu un mot de cette intéressante -communication. Il avait même noté certains détails -sur un calepin. Vers trois heures et demie, -Grandsec se leva, serra des mains et s’en alla, -titubant. Il avait vraiment gagné sa soirée !</p> - -<p>Deux jours plus tard, tous les journaux, dans -leur revue de la presse, reproduisaient le filet que -voici :</p> - -<p>« <i>Du Cri de Paris</i> :</p> - -<p>» Sait-on qui est le véritable Fernand, du <i>Colorado</i>, -le poète-compositeur à la mode ? Le seul, -l’authentique auteur, justement applaudi, des -<i>Feuilles Sèches</i>, du <i>Dernier Baiser</i>, de la <i>Mort -Jolie</i> et de tant d’autres bijoux de grâce légère, -s’appelle de son nom Grandsec, et n’a jamais -quitté Montmartre.</p> - -<p>» Mais alors, qui est donc ce garçon brun, à -moustache agressive, qui chaque soir, nous sert, -comme étant de lui, depuis quelques années, ce -répertoire à succès ?</p> - -<p>» Mystère. »</p> - -<p>C’est Mésange qui, levée de meilleure heure -que Fernand, lut, la première, ce petit morceau de -littérature acide. Consternée, elle courut éveiller -son amant et lui poussant le journal sous les yeux :</p> - -<p>« Tiens ! regarde un peu, les sales mufles ! »</p> - -<p>Elle constatait successivement dans les autres -feuilles la présence de la note. Fernand était devenu -rouge de colère. Il murmura, entre ses dents -serrées :</p> - -<p>— Qui donc a pu ?…</p> - -<p>Et soudain :</p> - -<p>— Parbleu, ça ne peut être que Grandsec, lui-même. -Ah ! le gredin, qu’il ne me tombe pas sous -la main !</p> - -<p>A ce moment, la sonnette de l’appartement -tinta. Des portes battirent. Grandsec parut au -seuil de la chambre.</p> - -<p>— Mon cher Fernand… commença-t-il. Mais -Fernand, subitement dressé dans son lit et écrasant -d’un poing rageur ses oreillers, lui cria :</p> - -<p>— Ah ! vous voilà, vous ! vous arrivez bien ! -M’expliquerez-vous ce que signifie l’article que -voici ?</p> - -<p>Et il brandissait le journal avec fureur.</p> - -<p>Grandsec n’avait pas l’air précisément à la -noce. Ses interminables cheveux s’agitèrent -d’une façon triste. Un instant, il sembla un saule -pleureur secoué par la brise. Il balbutia :</p> - -<p>— Mon bon ami, je vais vous expliquer… Je…</p> - -<p>— Ainsi, c’est bien vous qui avez été raconter -nos affaires à des journalistes ! Me voilà propre !</p> - -<p>Blanche regardait le calamiteux musicien avec -des yeux farouches. Grandsec protesta :</p> - -<p>— Je n’ai rien raconté à des journalistes ! Je -ne sais comment cela s’est fait.</p> - -<p>— Enfin ! vous avez parlé ! Vous avez dénoncé -notre pacte ! pourquoi ? comment ? et comme c’est -bête ! Ça vous ennuyait donc bien de gagner beaucoup -d’argent ?</p> - -<p>— Je ne puis arriver à y rien comprendre ! se -défendit Grandsec. C’est vrai ! j’ai eu tort ; j’ai -commis l’indiscrétion. Mais il n’y avait là que des -amis. C’était au <i>Rat-Mort</i>.</p> - -<p>— Quand vous êtes saoul, tout le monde, c’est -des amis ! Vous étiez saoul ! articula Blanche, -durement.</p> - -<p>Grandsec eut un réveil de fierté sous l’injure. -Il répondit :</p> - -<p>— Ce serait en tous cas une circonstance atténuante. -Je vous félicite, madame, si vous n’avez -jamais eu que des vertus. Moi, j’ai des vices, je -le reconnais humblement.</p> - -<p>Il reprit, s’adressant à Fernand :</p> - -<p>— Écoutez, je vous fais toutes mes excuses, et -je vous apporte le moyen de tout réparer. Je vais -vous écrire une lettre que je vous autorise à communiquer -aux journaux, et où je m’inscrirai moi-même -en faux contre mon stupide bavardage de -l’autre nuit ! Je ne peux pas mieux faire, voyons, -et la pénitence rachètera le péché.</p> - -<p>Mais Fernand n’était pas en état de rien entendre.</p> - -<p>Il cria :</p> - -<p>— Hé ! je me fiche de vos lettres ! Vous pouvez -les garder pour vous ! La seule chose que je -constate, c’est que vous m’avez odieusement -trahi, moi qui ai tant fait pour vous, et que vous -avez une singulière façon de me remercier de -vous avoir tiré de la dèche et de la crotte !</p> - -<p>Grandsec, à cette phrase, changea brusquement -d’attitude. Ce cabot dépassait vraiment les -bornes ! La riposte fut nette :</p> - -<p>— Pardon, mon petit ! Je ne sais pas si vous -m’avez tiré de la dèche et de la crotte, mais je -sais que je vous ai tiré du néant. J’ai fait de -vous, la nullité même, une manière de personnalité ! -Vous n’êtes qu’une baudruche que j’ai gonflée -de mon souffle ! Service pour service, vous -m’avez, en effet, fait gagner un peu d’argent ; -mais c’est grâce à moi que vous en avez gagné -beaucoup ! Et maintenant, serviteur ! J’ai assez -soufflé comme cela. Je vous laisse à vos moyens -propres. Je vous souhaite bien du talent et beaucoup -de succès !</p> - -<p>Et Grandsec sortit sans attendre de réponse.</p> - -<p>Mésange et Fernand échangèrent un regard -stupéfait. Le dur choc de la vérité leur avait martelé -le crâne. Et la première parole prononcée fut -celle-ci, dite avec désolation par la jeune femme :</p> - -<p>— Maintenant, il va répandre cela partout !</p> - -<p>Le soir de ce même jour, le Tsar de toutes les -Russies, en personne, n’aurait pu, après neuf -heures, trouver une place dans la salle du <i>Colorado</i>.</p> - -<p>— Je n’ai même plus un strapontin ! déclarait -d’un visage épanoui la buraliste aux survenants -dont se renfrognaient aussitôt les figures.</p> - -<p>Dans sa loge, Fernand, nerveux, causait avec -Antonin Mariol.</p> - -<p>— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?</p> - -<p>— C’est cet ivrogne de Grandsec qui a vendu -la mèche !</p> - -<p>— Vous auriez bien dû savoir si cet homme -était sûr, avant de m’engager avec lui, grinça -Mariol, cela peut nous faire un tort considérable…</p> - -<p>— Mais c’est surtout moi que cela atteint ! sursauta -Fernand outré.</p> - -<p>— Pardon, rectifia Mariol. Moi, j’ai démoli -deux excellentes vedettes de la maison… Petrus -et Chérie Chéron… pour que rien ne vous gêne… -et vous devez, cher ami, comprendre dans quel -embarras vous me mettez si vous vous démolissez -vous-même… Petrus était encore excellent !!! -et pouvait encore aller des années !</p> - -<p>— Enfin nous verrons comment cela va tourner, -dit Mariol sortant sec, cassant et raide.</p> - -<p>Il conclut :</p> - -<p>— Ça va bientôt être à vous. Tenez vous bien.</p> - -<p>Se bien tenir ! Fernand ne songeait qu’à cela. -Déjà, il lui avait fallu composer son attitude pour -ses camarades, qui l’un après l’autre, étaient -venus lui serrer la main avec des grimaces condoléantes -sous lesquelles se percevait parfaitement -l’envie de rire. Une grande vedette qui se -ramasse, c’est toujours drôle.</p> - -<p>L’avertisseur l’appelait en scène. Il entra, -salua et commença à chanter. Comme il finissait -sa première romance, les applaudissements crépitèrent.</p> - -<p>— Allons ! il avait eu tort de craindre. Tout -irait bien. Mais comme il s’inclinait pour remercier, -tout à coup, du fond de la salle, une voix demanda :</p> - -<p>— L’auteur ?</p> - -<p>Et ce fut comme une traînée de poudre. De -fauteuil en fauteuil, de loge en loge, en haut, en -bas, à droite et à gauche, le même cri fit explosion :</p> - -<p>— L’auteur ? l’auteur ? l’auteur ?</p> - -<p>Fernand sentit le plancher du plateau tourner -sous ses pieds. Pourtant, il espéra que son prestige — le -prestige de l’homme le plus populaire de -France ! — viendrait peut-être à bout de la cabale -et d’un doigt dirigé vers sa poitrine, il se -désigna.</p> - -<p>Mais alors, une clameur unanime :</p> - -<p>— C’est pas vrai ! lui jaillit à la face de tous -les points de la salle, et une bordée de sifflets le -mitrailla. Effaré, il recula d’un pas. Il ne voyait -plus rien. Ses tempes bourdonnaient. Il allait -tomber.</p> - -<p>— Rideau ! cria le régisseur et le rideau, -s’abaissant entre lui et l’affreux tumulte déchaîné, -mit fin miséricordieusement à son supplice.</p> - -<p>Dès lors, irrémédiablement, le bruit courut que -Grandsec s’était vanté en disant être le seul -fournisseur mystérieux de Fernand… ils étaient, -paraît-il, dix ou douze ! — Oui, ma chère… puisque -Machin et Chose déclaraient eux aussi dans -les cafés d’artistes, et cela avec des petits airs -entendus, qu’il n’y avait pas que Grandsec qui -eût contribué au succès de Fernand.</p> - -<p>Hum !… Et les toussottements de marcher… -C’était un truc imaginé par Machin et Chose -pour attraper les gogos cabots, lesquels immédiatement -acceptèrent toutes les inepties rimaillées -par les deux faiseurs, qui, depuis toujours, -voyaient leurs couplets refusés par tout le monde !</p> - -<p>Et du moment que Machin et Chose « travaillaient » -pour Fernand, c’était réglé : ils devaient -« faire bien ». On s’arracha leurs chansons ! Et -voilà comment s’équilibrent certaines fortunes et -se déforment les légendes… et les vérités.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXII</h2> - - -<p>Le lendemain matin, arrivait à Fernand une -lettre de Mariol :</p> - -<blockquote> -<p class="ind">« Cher Monsieur Fernand,</p> - -<p>» Après ce qui s’est passé hier, et craignant -qu’un scandale pareil ne se renouvelle aux représentations -suivantes, la direction du <i>Colorado</i> a -décidé de vous accorder un congé temporaire. -Voici bientôt du reste la saison finie et le moment -de la clôture annuelle. Il convient, croyons-nous, -de laisser l’oubli se faire sur cet incident qui -pourrait, si on y insistait à présent, compromettre -votre succès et le nôtre, à la rentrée d’octobre.</p> - -<p>» Croyez-moi d’ailleurs, en tout état de cause,</p> - -<p class="sign"><span class="blk">» Votre toujours dévoué,<br /> -»Antonin <span class="sc">Mariol</span>. »</span></p> -</blockquote> - -<p>Fernand sauta sur un porte-plume, et répondit, -poste pour poste :</p> - -<blockquote> -<p class="ind">« Cher Monsieur Mariol,</p> - -<p>» Vous êtes mille fois trop bon d’avoir compris -que j’avais besoin d’un peu de repos. Mais ne -vous mettez pas en peine du plus ou moins de -succès que je pourrais obtenir chez vous à la -rentrée. L’engagement qui me lie à vos établissements -prend terme justement cette année et je -compte ne point le renouveler. Des propositions -autrement avantageuses me sont faites d’autre -part, et je vous serais fort obligé d’aviser madame -Langlet de ma décision qui est irrévocable.</p> - -<p class="sign"><span class="blk">» Recevez mes salutations.<br /> -»<span class="sc">Fernand.</span> »</span></p> -</blockquote> - -<p>Cette missive expédiée, Fernand se sentit un -peu soulagé. Sa colère avait trouvé un exutoire.</p> - -<p>— Tas de saligauds ! comme ils le lâchaient -tous ! au moins, de cette façon, personne ne pourrait -se vanter de l’avoir débarqué ! C’est lui qui -repoussait la boîte du pied.</p> - -<p>Mais il restait désespéré, malgré tout. Qu’est-ce -qu’on allait penser ? Que disait-on dans Paris ?</p> - -<p>Heureusement, Blanche Mésange était là. Elle -avait usé sa nuit à lui procurer un peu de sommeil -en le forçant à avaler une potion au chloral. -Et, devant cette inquiétude de la contemption -publique, naïvement exprimée, elle le rassura :</p> - -<p>— Mais on ne dira rien, mon chéri. Paris a tout -de même à penser à autre chose. Parce qu’une -séquelle d’oisifs et de malveillants a imité les -cris d’animaux dans un café-concert, tu ne vas -pas te figurer que tout est perdu ! Les plus grands -artistes ont été sifflés ! Ils n’en sont pas morts !</p> - -<p>Ainsi s’ingéniait l’amie sincère mais l’adversité -fait rentrer l’homme en lui-même et déboulonne -les orgueils les plus solides. Fernand hocha -la tête et avoua :</p> - -<p>— Oui ! mais toute mon affaire à moi reposait -sur un mensonge ! C’est drôle, je le reconnais aujourd’hui -parfaitement, et je ne m’en rendais pas -bien compte hier. Dis donc, Blanche, je crois -bien que j’étais en train de devenir un imbécile !</p> - -<p>— Toi ? protesta Blanche avec feu, jamais ! -D’ailleurs, crois-tu sérieusement, que tu n’aurais -pas été capable d’en faire autant que ce Grandsec, -cette espèce de dépendeur d’andouilles, toujours -saoul et mal embouché ?</p> - -<p>— Oh ! oh ! comme tu y vas ! C’est un poète, en -somme, et moi…</p> - -<p>— Toi ! tu serais aussi poète que lui, si tu -voulais ! Penses-tu par exemple que cette chanson -que tu avais écrite pour moi, toi-même et tout -seul, au premier temps de nos amours ne valait -pas les rengaines de Grandsec ?</p> - -<p>— Quelle chanson ?</p> - -<p>— Si tu ne te la rappelles plus, moi je m’en -souviens encore. Je suis moins ingrate que toi. -D’ailleurs je l’ai toujours gardée, je vais te la chercher.</p> - -<p>Elle sortit un instant et revint, en agitant -triomphalement une feuille de papier jauni qu’elle -passa à Fernand :</p> - -<p>— Relis-les tout haut. J’aimais tant cela !</p> - -<p>Fernand lut les couplets, avec une vague émotion -ressurgie du passé. En effet, ils n’étaient pas -si mal, ces vers !</p> - -<p>— Tu vois bien ! clama Blanche, ravie ; et -flattant du doigt le menton de Fernand :</p> - -<p>— Je te dis que nous mettrons tous les Grandsec -dans notre poche quand il te plaira !</p> - -<p>— Mais la musique ? Je ne sais pas écrire la -musique, moi ?</p> - -<p>— Mais, moi, je sais ! J’ai étudié mon solfège, -moi ! J’ai des diplômes ! Tu me fredonneras tes -airs ou tu me les joueras avec le pouce sur le piano, -et je les écrirai sous ta dictée. Crois-tu que les -Belmot, que les Naquet et tous les maîtres du -concert écrivent leur musique eux-mêmes ?</p> - -<p>Les choses bien convenues ainsi, le couple examina -la situation que lui faisait le malheur des -temps. Il s’agissait de prendre des mesures pour -vivre sans trop déchoir jusqu’à la rentrée.</p> - -<p>Elle n’était point trop brillante, la situation ! -Habitué à laisser couler sans compter l’argent -dont la source paraissait inépuisable, Fernand -n’avait pas retenu un sol des sommes qui avaient -passé dans la maison. Lourbillon, appelé en conseil, -indiqua la solution la plus raisonnable.</p> - -<p>— Mes petits enfants, puisque vous avez -perdu, il faut payer. Vendez la voiture, vendez -les chevaux, donnez congé de l’hôtel et louez un -appartement dans un quartier pas trop cher ! -Quant aux domestiques et aux invités, voici assez -longtemps qu’ils volent leurs gages et piquent -vos assiettes ! Du balai ! du balai ! Vous me garderez -seulement mon rond de serviette à moi, -qui suis un vieux camarade, dont vous auriez -mieux fait d’écouter la voix prophétique que les -flagorneries de tous vos olibrius qui vous ont -rendus à moitié fous !</p> - -<p>Lourbillon était devenu grognon, et non sans -cause. C’est en vain que durant les trois années -d’apothéose, lorsque Fernand planait au firmament -des étoiles, il avait, de plus en plus édenté, -prodigué les avertissements. Fernand, qui ne -touchait plus la terre, ne l’entendait pas, et Mésange, -entraînée dans l’orbe du triomphateur, -avait, elle aussi, un peu perdu le juste sentiment -de la proportion des choses, des êtres et des faits.</p> - -<p>L’idée adoptée par Fernand de continuer à -chanter des œuvres de lui, n’eut pas l’heur de -sourire à Lourbillon.</p> - -<p>— Pourquoi toujours vouloir sortir de son métier ! -ronchonna-t-il. Est-ce qu’un bon ténor ne -vaut pas mille fois un mauvais poète ? Tu vas -encore te faire emboîter !</p> - -<p>Mais Fernand, pris d’enthousiasme et saisi du -« sacré délire, » avait acheté un traité de prosodie -française, et rimait à tour de bras — le tout, -corrigé par Mésange !</p> - -<p>L’hôtel trouva facilement un acquéreur de la -suite du bail, et la liquidation des écuries et du -mobilier produisit de quoi largement assurer, -pour un an ou deux, la tranquillité du ménage.</p> - -<p>Fernand et Mésange s’installèrent, boulevard -Poissonnière, dans un appartement de 2,000 francs, -au quatrième sur le devant. Ils n’avaient conservé -qu’une cuisinière et une femme de chambre, -la nécessité prochaine d’une nourrice s’imposant… -Pour cette même raison, il avait été décidé -que Blanche ne chercherait pas d’engagement -cette année, le futur citoyen qu’elle allait offrir à -la France lui arrondissant déjà visiblement la -taille.</p> - -<p>Cependant, le mois d’août touchait à sa fin. -Fernand reçut un matin une lettre des frères -Yselo, directeurs des deux grands music-halls, -<i>Luteciana</i> et <i>Adelphia</i>, qui le mandaient à leur -cabinet.</p> - -<p>Ces messieurs lui demandèrent s’il était dégagé -de tout traité avec les établissements Langlet, et, -sur sa réponse affirmative, lui proposèrent de -signer chez eux, pour une série de trente soirées, -renouvelable en cas de réussite.</p> - -<p>Les conditions pécuniaires étaient bien meilleures -encore qu’au <i>Colorado</i> (huit cents francs -par jour !) et Fernand, enchanté, se mit à bûcher -son nouveau répertoire.</p> - -<p>Il était certain du succès. Des journalistes, -qu’il avait vus, lui avaient affirmé que nul ne -songeait plus à sa mésaventure. En outre, et -sentant bien, à présent que le vertige de l’amour-propre -l’éblouissait moins, que le plus sûr atout -de son jeu était sa voix, simplement, il avait -résolu de n’intercaler qu’avec modération ses -romances à lui, entre d’autres numéros demandés -aux fournisseurs les plus en vogue.</p> - -<p>Toutefois, il eut une légère déception, lorsque -quelques jours avant l’ouverture de l’<i>Adelphia</i>, -communiquant son programme aux frères Yselo, -il constata de quelle façon ses nouveaux directeurs -accueillaient sa prétention d’interpréter -quelques-unes de ses œuvres personnelles.</p> - -<p>Ces deux messieurs eurent simultanément et -parallèlement le même haussement d’épaules et -des sourcils et déclarèrent ensemble :</p> - -<p>— Oui, l’auteur-chanteur ! c’est bien usé. Et -qui est-ce qui vous fabrique vos machines, cette -fois-ci ?</p> - -<p>Ils n’y mettaient point la moindre méchanceté, -les frères Yselo ; ils parlaient, d’après une conviction -faite, inébranlable. Fernand se cabra :</p> - -<p>— Mais messieurs, cette fois-ci, comme vous -dites, c’est bien moi qui serai le véritable et -unique auteur de ce que je présenterai sous mon -nom !</p> - -<p>— C’est entendu, concéda Yselo l’aîné ; c’est -entendu ! D’ailleurs nous n’avons pas à entrer -dans ce détail. Mais êtes-vous bien sûr que, désormais, -il n’y aura plus d’indiscrétion commise ?</p> - -<p>— Mais par qui voulez-vous ?… puisque je vous -répète…</p> - -<p>— Bon ! bon ! enfin, c’est votre affaire ! l’interrompit -Yselo cadet, de l’air de quelqu’un qui préfère -ne pas laisser un interlocuteur s’empêtrer -dans une imposture.</p> - -<p>Fernand les quitta furieux.</p> - -<p>C’est qu’elles n’étaient pas loin d’être tout à fait -charmantes, ces œuvrettes dont il était vraiment -le père, et qu’il allait, ce coup-ci, en toute authenticité, -jeter au jugement de la foule. D’où sa -rage contre les sceptiques.</p> - -<p>Il s’était, l’ancien ouvrier socialiste, rédacteur -de manifestes de grève, retrouvé un bout de -plume élégant, et telle de ses inspirations intitulée : -<i>Feu de paille</i>, et qui commençait par ces -vers :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Ton amour est feu de paille,</div> -<div class="verse">Tôt allumé, vite éteint…</div> -</div> - -<p class="noindent">dépassait certainement la moyenne des poésies -de salons littéraires. Et les mélodies, bien à sa -voix, valaient, et au-delà, les plus soignés spécimens -du genre.</p> - -<p><i>L’Adelphia</i> rouvrait le 1<sup>er</sup> octobre. Des notes -fort élogieuses annonçaient dans les feuilles l’engagement -de Fernand, et son nom, de nouveau, -éclatait en lettres énormes sur les affiches. Pourtant -Lourbillon ne se déridait pas. Cassandre -incorrigible, il gardait le front plissé d’angoisses. -Le matin de la première représentation, il dit à -Fernand avec autorité :</p> - -<p>— Donne-moi de l’argent.</p> - -<p>— Pourquoi ?</p> - -<p>— Parce que je vais m’occuper de te faire soigner -ton entrée en scène. Aide-toi, le ciel t’aidera, -c’est un proverbe. Et un peu de claque fait -grand bien !</p> - -<p>C’est ainsi que le soir, l’apparition de Fernand -à la rampe fut saluée d’une salve de bravos d’une -énergie toute romaine.</p> - -<p>Il commença par chanter, en prenant la précaution -de proclamer à l’avance les noms des divers -auteurs, trois mélodies inédites.</p> - -<p>Les bravos redoublèrent. Peu à peu la salle -partait. Le charme vocal opérait.</p> - -<p>C’était le tour du quatrième morceau, le dernier. -Fernand annonça :</p> - -<p>« Feu de paille ! » paroles et musique de <i>moi</i>.</p> - -<p>Il s’inclinait. Alors un imperceptible murmure -bourdonna et tout à coup, d’un fauteuil d’orchestre, -cette exclamation jaillit :</p> - -<p>— Ah non ! faut pas nous la faire !</p> - -<p>Des rires pouffèrent. Mais le silence se rétablit -assez vite. On écoutait. En somme, nulle hostilité. -Un égaiement plutôt. Hilarité contenue. Ce -n’était pas vilain, ce <i>Feu de paille</i> ! Mais quelle -santé ils ont, ces cabots !</p> - -<p>A la fin, quelques applaudissements se risquèrent, -peu nombreux. Seulement, comme à la -sortie de Fernand la claque reprenait son exercice -de battoir, plusieurs spectateurs se fâchèrent et -crièrent : « Chut ! »</p> - -<p>Énigme des destinées ! Les trois quarts des -gens qui étaient là avaient oublié l’anicroche de -Fernand ou ne l’avaient pas connue. Fernand -était en pleine forme et n’avait jamais été meilleur, -S’il avait jamais mérité les acclamations de jadis, -c’était bien maintenant. Et rien ! Faut-il croire -qu’en toute la vie humaine, une heure sonne où la -chance tourne.</p> - -<p>L’engagement de Fernand, le mois fini, ne fut -pas renouvelé par les frères Yselo.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXIII</h2> - - -<p>— Laisse-moi tranquille ! Va te promener. Ça -m’agace de te voir tournailler sans rien faire de -tes dix doigts. Descends au café, puisqu’il n’y a -que là que tu t’amuses !</p> - -<p>— C’est bon ! Parfait ! Pas besoin de t’énerver, -ma chère. J’y cours !</p> - -<p>Fernand se dirigeait vers l’antichambre. La -main sur le loquet de la porte, il cria :</p> - -<p>— Si je ne rentre pas dîner, ne m’attends pas ! -C’est agaçant, à la fin ! La vie n’est plus tenable !</p> - -<p>Le ménage passait en effet par une crise. -L’échec de <i>l’Adelphia</i> n’avait pas été sans aigrir -le caractère du ténor en disponibilité ; d’un autre -côté, l’état de grossesse de Blanche Mésange -rendait celle-ci agressive, grincheuse et exigeante, -Elle avait sans cesse les « nerfs en pelote, » comme -disait Lourbillon, rabroué, lui aussi, plus souvent -qu’à son tour. L’ennui de se voir devenir laide, -le corps déformé, la démarche lourde, la claustration -forcée, le régime imposé transformaient momentanément -la plus douce des épouses en la plus -intraitable des mégères. Chaque jour amenait sa -scène de reproches ou de jalousie, terminée invariablement, -et noyée dans un flot de larmes charriant -pêle-mêle des excuses et des baisers de repentir.</p> - -<p>— Ce n’est pas de ma faute si je suis comme -cela. C’est plus fort que moi ! hoquetait Mésange -après trois heures de férocité déchaînée.</p> - -<p>— Et on appelle ça une position intéressante ! -philosophait Lourbillon.</p> - -<p>Fernand, chassé de chez lui par cette atmosphère -continuelle de tempête, avait, en désespoir -de cause, pris l’habitude de sortir le plus possible, -et pour tuer le temps, il usait ses journées à -changer de cafés, enfilant des chapelets de bocks -jusqu’à l’heure de l’absinthe, l’heure verte où</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i10">Vénus</div> -<div class="verse">S’allume dans le ciel vert-pâle,</div> -</div> - -<p>De sorte qu’il rentrait généralement juste pour -se mettre à table, sinon gris, au moins très surexcité. -Et les querelles recommençaient aussitôt, -à propos de tout et de rien, pour la soupe trop -froide ou le café trop chaud. Là-dessus, mauvaises -paroles, cris, menaces, bris de vaisselle. Un -enfer !</p> - -<p>Ce jour-là, Fernand dégringola son escalier, -au pas de charge, quatre à quatre et bouillant de -colère.</p> - -<p>Il avait des désirs d’aller loin, loin, au bout du -monde, presque à Asnières ! Quelle existence, -bon Dieu de bon Dieu !</p> - -<p>Il prit le faubourg Montmartre, la rue Notre-Dame-de-Lorette, -la rue Fontaine. Il montait, -montait toujours, pour fatiguer son exaspération, -mâchonnant de vagues récriminations, sans regarder -personne.</p> - -<p>Comme il débouchait place Blanche, il tomba -tout à coup dans les bras d’un individu qui marchait -en sens inverse et dont il venait, tête -baissée, de heurter la large poitrine.</p> - -<p>— Eh bien quoi ! camarade Fernand ! on veut -défoncer les amis, à présent ! tonna une grosse -voix gaie.</p> - -<p>— Tiens ! ce vieux Galigant ! Ah ! par exemple ! -depuis le temps qu’on ne s’est vu ! s’exclama Fernand, -cordialement.</p> - -<p>Galigant était un ancien compagnon de travail -du ténor, au temps où ils étaient ouvriers tailleurs.</p> - -<p>Socialiste et grand liseur de brochures révolutionnaires, -il avait été, autrefois, le plus dévoué -des militants, lors de la fameuse grève ; et, à le -retrouver, en ce moment d’exacerbation et de rancune, -Fernand sentit se réveiller en lui tous ses -premiers instincts de révolte, endormis depuis par -le bien-être et l’opulence égoïstes.</p> - -<p>Galigant était un grand diable, aux épaules -hautes, à la figure joviale, où se remarquaient -deux yeux noirs malins et une bouche éloquente. Il -portait des cheveux longs sous un feutre mou -aux vastes bords.</p> - -<p>Fernand lui prit le bras et lui demanda :</p> - -<p>— Qu’est-ce que tu deviens ?</p> - -<p>— Je deviens, déclama Galigant, je deviens un -danger pour cette Société pourrie, et un réconfort -pour tous ceux qu’elle exploite ! Je ne coupe -plus d’habits ! je tranche dans le vif ! En un mot -comme en cent, mon cher, je fais des tournées de -conférences, et je porte partout, de villes en villages, -de bourgs en hameaux, la bonne parole -libertaire par qui lèvera un jour la moisson de la -rénovation sociale, fille des grains de vérité que -que je sème sur ma route ! Allons boire quelque -chose, s’interrompit-il, car j’ai soif. Et toi ?</p> - -<p>— Moi aussi, tu m’altères ! confessa Fernand -en riant. Comme ils s’étaient attablés devant deux -chopes de bière, Galigant, la moustache blanche -de mousse, se frappa soudain le front.</p> - -<p>— Tu peux rendre un signalé service à la cause, -mon petit Fernand ! Ce soir, à la <i>Maison du -Peuple</i>, nous organisons une grande soirée familiale, -au profit du <i>Groupe révolutionnaire des -gars de la Seine et d’ailleurs</i> : Causerie par un -camarade, partie de concert, chants et récits, -suivie d’une tombola gratuite ; nombreux lots. -Entrée : 30 centimes. Les compagnes et leurs -enfants ne paieront pas. C’est ça qui serait chic -si tu voulais venir nous dégoiser quelque chose ?</p> - -<p>— Ce soir ?</p> - -<p>— Oui. Ah ! dame ! c’est à l’œil, et nous ne te -donnerons pas huit cents balles pour ton cachet, -mais pense ce qu’ils seront contents ! Fernand du -<i>Colorado</i> et de <i>l’Adelphia</i> ! Tout le quartier va -monter chez nous !</p> - -<p>— Moi, je veux bien ! dit Fernand, flatté et ému -à la fois. Ainsi, ses anciens camarades ne le considéraient -pas comme un cabot vidé, un plagiaire -éventé ! Pour eux il était encore quelqu’un dont le -dérangement vaut quelque chose ! Et il se promit -de leur en jeter, pour rien, plus et mieux qu’il -n’en avait jamais fourni, pour leur galette, aux -bourgeois, ces gourdes !</p> - -<p>— Viens dîner avec moi, proposa brusquement -Galigant. Je connais un bistro de cochers avenue -Trudaine où le ragoût de mouton est parfait ! -Ça te changera des restaurants de la haute ! car, -ce que tu dois en becqueter, de ces fins morceaux, -espèce d’homme arrivé ?</p> - -<p>— Oh ! arrivé ! je ne sais pas si je suis arrivé, -mais je crois bien que je m’en retourne ! soupira -Fernand, avec une amertume subite.</p> - -<p>De fait, une grosse rancœur le poignait, en la -compagnie de ce robuste et allègre garçon, resté -prolétaire et remueur d’idées généreuses. Qu’était-il -devenu, lui ? un pantin richement costumé, un -guignol à la mode d’une ou deux saisons, un article -de Paris, l’amusement des enfants, la tranquillité -des parents, la machine à chanter que les -richards se payent pour quelques louis, comme ils -commandent des bottes d’asperges chez Potel et -Chabot.</p> - -<p>De quelle utilité humaine, ou simplement publique -était-il ? Pour le bénéfice de quelle grande -cause, avait-il utilisé ses forces de mâle solide ? -Vers quels buts progressifs et utiles s’étaient -tendues ses ambitions ?</p> - -<p>Quelle coopération avait-il apportée dans la -lutte généreuse de la défense des petits contre les -gros ?</p> - -<p>De quelles idées nobles avait été assailli son -cerveau depuis ces quatre années de pitreries ?</p> - -<p>Est-ce qu’il était suffisant, pour faire son devoir, -d’épouser sa maîtresse, de la rendre mère, de se -coller des costumes de singe, de barbouiller sa -face de rouge, et de donner tout son temps à un -métier inférieur d’amuseur public, payé pour -égayer la grossièreté des foules ?</p> - -<p>Allons donc ! S’enrichir soi et les siens n’était -pas la fonction unique et principale de l’« Être ».</p> - -<p>Et cela avait été à lui, Fernand, sa seule pensée -depuis quatre ans…</p> - -<p>Était-ce possible qu’il fut convaincu d’avoir été -un « homme » !</p> - -<p>Un bon mari, un bon père, un bon cabot, soit, -mais ce n’était point tout ce qu’il fallait être !</p> - -<p>Et le souvenir de ce qu’il était, quand, pauvre, -obscur et râpé, il prêchait la résistance aux patrons, -et se redressait, dans sa libre misère, contre -les iniquités du capital, lui rendit douloureuse, -l’espace d’une seconde, la sensation très nette de -sa dignité abdiquée pour l’argent fugace et la -gloriole vaine.</p> - -<p>Galigant et Fernand, après le ragoût de mouton -annoncé — et en vérité, les pommes de terre en -étaient farineuses à souhait et onctueuse la sauce ! — se -dirigèrent, chacun un cigare au bec — oh ! -point de havanes, mais de simples deux soustados -crapularès ! — vers la Maison du Peuple.</p> - -<p>La Maison du Peuple, c’est, au fond de l’impasse -Pers qui donne sur la rue Ramey, au versant -de la butte Montmartre, une sorte d’énorme -hangar. A gauche, sitôt la porte franchie, une -boutique de marchand de vins, avec son comptoir -de zinc, ses tables de bois et ses escabeaux. Tout -droit devant vous, en entrant, derrière une -seconde porte, la salle de spectacle, blanchie à la -chaux, nue comme un temple protestant, garnie -de bancs.</p> - -<p>Au fond de la salle, la scène, surélevée d’un -mètre à peu près. Des drapeaux rouges tendus -aux murs sont la seule décoration du lieu.</p> - -<p>Quand Galigant et Fernand arrivèrent (il était -neuf heures environ) le public était déjà compact, -et des nuages de fumée s’échevelaient vers le -plafond lambrissé.</p> - -<p>Des hommes, des femmes, des enfants, garçons -et filles, des blouses et des redingotes, des -casquettes et des chapeaux, tout un monde s’entassait, -assis et debout, tantôt bruyant, tantôt -silencieux.</p> - -<p>Sur la scène, installé derrière une table, mais se -levant souvent et arpentant l’étroite estrade, un -orateur parlait avec des gestes brefs et coupants.</p> - -<p>— C’est le camarade Karikine, un Russe ! -chuchota Galigant.</p> - -<p>La voix, sèche et claire, avait des éclats aigus -interrompus par :</p> - -<p>— Des blagues !</p> - -<p>— Vive la Commune !</p> - -<p>— Vive la Sociale !</p> - -<p>Ces interjections éclataient, rugies de différents -coins de la salle. L’orateur poursuivit :</p> - -<p>— L’histoire, l’économie politique, le simple -bon sens…</p> - -<p>— A bas Jaurès !! Vive Jaurès !! et le tumulte -devint tel que la voix de l’orateur se perdit…</p> - -<p>Mais avant de descendre de la tribune, Karikine -termina sa harangue par un souhait ironique de -les voir un jour heureux, riches, quoi ! les égaux de -la bourgeoisie !</p> - -<p>Un tonnerre d’applaudissements se déchaîna.</p> - -<p>Une femme cria :</p> - -<p>— Nous n’y coupons pas non plus !!!</p> - -<p>Dans un coin, un chœur de voix sourdes entonna :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Dansons la carmagnole !</div> -<div class="verse">Vive le son, vive le son,</div> -<div class="verse">Dansons la carmagnole,</div> -<div class="verse">Vive le son du canon !!</div> -</div> - -<p>— Chut !</p> - -<p>— Silence !</p> - -<p>Au milieu des claquements de mains, des -cris d’enthousiasme et des roulements de cannes -sur le plancher, le camarade Karikine, un homme -maigre, à la fois chauve et chevelu, par le front -dégarni et la longueur de boucles brunes couvrant -sa nuque, descendit de la scène et vint s’asseoir -sur un banc de la salle, où l’on se serra pour lui -faire place.</p> - -<p>Mais déjà des voix nombreuses réclamaient le -concert. Une femme apparut sur le théâtre.</p> - -<p>— C’est Zulma Porret, une fidèle !</p> - -<p>— Je la connais. Elle a chanté chez nous ! -répondit Fernand.</p> - -<p>Zulma Porret, ancienne étoile des Bouffes du -Nord, plus très jeune, mais agréable encore, -avec de beaux yeux meurtris et des dents magnifiques, -chanta, d’une voix rauque et passionnée, -la <i>Revanche des Gueux</i>, sorte de poème brutal -où elle mettait une force de haine extraordinaire. -Un piano où manquaient des cordes accompagnait -rageusement.</p> - -<p>Puis ce fut un long et pâle poète à barbe noire -qui rythma, d’une diction lente et sombrée, les -stupeurs du Christ revenu sur terre et jugeant -les modernes chrétiens.</p> - -<p>Ce singulier poète s’appelait : Pierre Larmus ; -il était long, long et d’une maigreur qu’il soignait -d’un régime éternel, pour garder sa saveur « Purotine » -indispensable à l’évocation des « Ventres -Creux », ses héros.</p> - -<p>Il était si long et si plat, et si pâle qu’on voyait -en lui l’image exacte de toutes les famines ! Non -seulement celles de l’estomac, mais celles aussi -de tous les organes…</p> - -<p>Il s’apitoyait sur lui-même, en gémissant sur -les autres lamentablement, et d’une voix désolée -d’appel à la pitié.</p> - -<p>Lui aussi, il avait connu les nuits sans asile, -les jours sans pain, les hivers sans feu et sans -logis, où les mises au bloc ou à l’hôpital sont -autant de bonnes heures… les meilleures.</p> - -<p>Lui aussi, comme ceux qu’il aimait à dépeindre, -et sur lesquels il appelait, à grands cris douloureux, -l’amour du prochain, lui aussi, il avait connu -les liquettes en guenilles, les ribouis percés qui -font clapoter les gros orteils dans les boues -glacées… lui aussi il les avait fuis, les yeux féroces -des boutiquiers, marchands de comestibles attablés -en famille en des coins de leurs boutiques -pleines de bonnes victuailles, qui le chassaient -avec des menaces d’agents…</p> - -<p>Ah ! le bon plaisir qu’il aurait eu à défoncer -toutes ces boîtes de haricots verts et de viandes -de conserve… en attente… à cambrioler leur -cave… à chatouiller leurs filles !</p> - -<p>On l’applaudit ferme, celui-là ! Quel succès ! -Après lui vinrent d’autres artistes et tandis qu’ils -se succédaient, plusieurs petites filles, de bancs -en bancs, faufilant leurs silhouettes fluettes, distribuaient -les billets de la tombola.</p> - -<p>— Camarades ! vociféra tout à coup Galigant, -nous avons ici un ami, le camarade Fernand -du <i>Colorado</i> et de <i>l’Adelphia</i>, qui veut bien nous -apporter le concours de sa bonne volonté et de sa -belle voix !</p> - -<p>— Bravo ! bravo !</p> - -<p>— A la tribune !</p> - -<p>— Où qu’il est ?</p> - -<p>Le tumulte fut considérable. Les uns se haussaient -sur la pointe des pieds pour découvrir -l’artiste ! les autres se retournaient sur leurs -sièges. Toutes les femmes étaient debout. A -grand’peine, Fernand se fraya un chemin jusqu’à -l’estrade. Il s’y hissa. On applaudit.</p> - -<p>On applaudit bien davantage encore après qu’il -eût chanté. Tout le monde criait. C’était le chaud -auditoire des jadis périmés :</p> - -<p>— Bis ! bis !</p> - -<p>— Encore !</p> - -<p>— Une autre !</p> - -<p>Il s’exécuta. Une fois. Deux fois. Lui, Fernand, -qui pour or, ni pour argent, n’aurait, au concert, -ajouté une broque à son programme, il se sentait, -ce soir, infatigable. Cette pensée l’exaltait : Je -chante pour le peuple ! je chante pour mes frères !</p> - -<p>Mais la chaleur était si intense, l’odeur de cette -foule si suffocante, qu’il demanda dix minutes de -repos, promettant de leur chanter encore, après, -tout ce qu’on voudrait.</p> - -<p>On hurla de joie : Bravo ! Bravo !</p> - -<p>Et l’entr’acte permettant d’aller se rafraîchir, -il y eut un branle-bas de chaises, de bancs, une -bousculade vers une sorte de buffet improvisé.</p> - -<p>A ce moment, un petit homme sec, nerveux, -l’œil sondeur, finement scrutateur, s’avança vers -Fernand et à brûle-pourpoint lui déclara :</p> - -<p>— C’est d’une très véritable amabilité, monsieur, -d’être venu parmi nous, et surtout d’avoir mis à -votre répertoire de ce soir cette chanson d’Eugène -Pottier : « Ce que dit le pain. » Un artiste -riche, fêté par les bourgeois et l’aristocratie et -qui vient ici… chanter avec nous… Demain, certains -journaux vous accuseront d’ingratitude -envers ceux qui ont fait votre fortune… Vous -n’avez pas peur qu’on interprète mal votre geste ?</p> - -<p>— Comment, bondit Fernand, parce que j’ai le -ventre plein, je ne dois pas m’apitoyer sur ceux -qui crèvent de faim ! parce que j’ai de l’argent -en poche, je dois ignorer les misères d’autrui ! on -peut tout de même devenir riche, sans devenir -mufle.</p> - -<p>— C’est bien difficile, ricana l’homme nerveux et -maigre… Il est vrai, continua-t-il, qu’un artiste -n’a pas d’opinions… et j’ai lu dernièrement que -vous alliez un jour charmer « Les Petits Chapeaux, » -« Les Œillets Blancs, » et, le lendemain -et les jours suivants, qu’on vous applaudissait -chez Drumont, chez les francs-maçons, chez -Deschanel… Ce sont les petites courbettes du -métier, n’est-ce pas ?</p> - -<p>— Oui, grogna Fernand, tout cabot est un peu -le valet du public ; nous n’allons pas partout de -bon cœur, mais parce que c’est notre fonction.</p> - -<p>— Et ce soir ? interrogea le petit vieux.</p> - -<p>— Ce soir ? ah ! ce soir, je me sens heureux ! -heureux, monsieur, moi qui suis du peuple, comme -vous, de me sentir en communion d’idées avec -vous tous qui luttez… je sens que je ne suis pas -tout à fait gâté… et que mon départ des milieux -populaires n’a pas étouffé en moi, les germes des -généreuses révoltes — je me sens toujours des -vôtres !</p> - -<p>A ce moment, un murmure unanime et grandissant -s’éleva. A droite, à gauche, des premiers -rangs aux derniers, une même demande convergea -vers l’homme à la belle voix :</p> - -<p>— L’Internationale ! l’Internationale !</p> - -<p>La salle entière exigeait l’hymne de Pottier, la -Marseillaise du prolétariat. Et Fernand, vibrant -et convaincu, entonna le couplet :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Debout ! les damnés de la terre !</div> -<div class="verse">Debout ! les forçats de la faim !</div> -<div class="verse">La raison tonne en son cratère,</div> -<div class="verse">C’est l’éruption de la fin.</div> -<div class="verse">Du passé, faisons table rase</div> -<div class="verse">Foule esclave, debout ! debout !</div> -<div class="verse">Le monde va changer de base,</div> -<div class="verse">Nous ne sommes rien ! soyons tout !</div> -</div> - -<p class="c"><i>Refrain.</i></p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">C’est la lutte finale !</div> -<div class="verse">Groupons-nous, et demain,</div> -<div class="verse">L’Internationale</div> -<div class="verse">Sera le genre humain !</div> -</div> - -<p>Le refrain, repris en chœur par le public, donnait -à la chanson une énergie sauvage et vraiment -belle.</p> - -<p>Un ouragan d’enthousiasme, tonna, rugit !</p> - -<p>— Vive Fernand !</p> - -<p>— Merci, camarade !</p> - -<p>— A bientôt !</p> - -<p>— A la prochaine !</p> - -<p>Fernand, remorqué par Galigant, gagna la -sortie, serrant des mains sur son passage. Mais -Galigant rentrait pour la tombola :</p> - -<p>— Au revoir, vieux !</p> - -<p>— A ton service.</p> - -<p>— Merci.</p> - -<p>Boulevard Rochechouart, Fernand, plus bourgeoisement, -prit un fiacre. Dans les cahots de la -voiture, malgré lui, il fredonnait encore :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">C’est la lutte finale !</div> -<div class="verse">Groupons-nous, et demain,</div> -<div class="verse">L’Internationale</div> -<div class="verse">Sera le genre humain !</div> -</div> - -<p>Mais son exaltation tombait bientôt. Et il murmura, -rencoigné dans son véhicule, glacé par -cette nuit de décembre :</p> - -<p>— C’est égal, maintenant, il va falloir que je -me débrouille.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXIV</h2> - - -<p>Si les desseins de la Providence sont impénétrables, -les voies de la nature sont régulières. Ce -qui devait arriver chez les Fernand arriva à la -date prévue. Et ce fut un gros petit garçon, d’un -poids normal ; tout rouge comme s’il se fût, depuis -neuf mois, impatienté d’avoir tant attendu son -<span lang="la" xml:lang="la">exeat</span>, et les yeux hermétiquement clos cependant, -comme s’il eût fait vœu de ne point voir le jour !</p> - -<p>Tel qu’il était, chauve, édenté et fripé de mille -rides comme un octogénaire en réduction, Fernand -le trouva superbe et délicieux, et le premier -cri qu’il poussa, enroué et chevrotant, gonfla d’orgueil -le cœur de ce père enchanté de son ouvrage !</p> - -<p>— Hein ? en a-t-il déjà, une voix ! clama-t-il à -Lourbillon, qui admiratif, approuva :</p> - -<p>— C’est un gaillard !</p> - -<p>Le gaillard fut, comme la plupart des gaillards -de son espèce, à ce moment de leur carrière, confié -aux bras d’une nourrice qu’il sembla parfaitement -connaître depuis beau temps, car il se jeta -immédiatement sur son corsage et avec une familiarité -qui paraissait dénoter des relations antérieures, -lui empoigna le sein, devant tout le -monde.</p> - -<p>La semaine qui suivit fut une suite d’émerveillements -quotidiens autour du berceau. Le gaillard -n’était pas seulement un gaillard de par la -vigueur de son organe. Il était également un -gaillard de par la finesse et la vivacité de son esprit. -Là-dessus, il n’aurait pas fallu démentir -Fernand. Il vous eût, à l’instant même, tenu pour -le plus marécageux des imbéciles ! Le moindre -froncement du front, la plus petite grimace de la -bouche, étaient immédiatement interprétés comme -les signes d’une volonté bien arrêtée et les indices -d’une intelligence déjà avisée.</p> - -<p>Lourbillon, d’ailleurs, partageait cette opinion. -Il s’était intronisé l’oncle et la bonne d’enfant, -tout ensemble, du poupon. Il le dorlotait, le -promenait par les chambres et lui racontait même -des monologues où il prodiguait ses effets les -plus sûrs ! En pure perte, du reste, car le gaillard -ne daignait pas marquer qu’il s’intéressât encore -à l’art du théâtre.</p> - -<p>Enfin, la paix conjugale, avec la délivrance de -Blanche, était revenue dans la maison. Pâle et -faible, la jeune mère, d’un tendre sourire las et -d’une pression de main reconnaissante, avait obtenu -l’oubli de toutes ses méchancetés involontaires -et ce bon moment avait effacé tous les fichus -quarts d’heure. Blanche n’avait pas enlaidi, -au contraire ! et quand elle put se lever, elle -constata qu’elle agraferait sans peine son corset -au même écran qu’avant l’événement. Ces certitudes-là -remettent du baume au cœur des femmes -les plus éprouvées !</p> - -<p>Un mois après, ce fut la grande question du -baptême. Mésange demanda à Chérie Chéron, du -<i>Colorado</i>, d’être la marraine, et celle-ci accepta -très gentiment, encore que Mariol et les Langlet, -ses directeurs, pussent voir cette complaisance -d’un mauvais œil, mais tant pis s’ils se fâchaient ! -Elle, Chérie Chéron, s’en fichait pas mal ! Elle avait -sa position faite et elle « enquiquinait les patrons ».</p> - -<p>Quant au parrain, Lourbillon eût envoyé des -témoins à quiconque aurait voulu lui disputer ce -titre !</p> - -<p>Tous ces arrangements pris, il ne restait plus -qu’à fixer le jour, à commander les dragées et à lancer -des invitations et les faire-part. Mésange, -rayonnante, s’occupa de ces détails, avec un zèle -éperdu.</p> - -<p>Quoique ce fût un peu loin — mais on louerait -des voitures — il fut décidé que la cérémonie aurait -lieu à Saint-Laurent, pour que le même curé, -qui avait marié les parents, pût baptiser l’enfant, -qui s’appellerait Robert comme son parrain. Lourbillon, -en effet, se prénommait Robert, « comme le -duc de Chartres ! » spécifiait-il. La date choisie -fut le 2 février.</p> - -<p>Mais Mésange, et Fernand non moins qu’elle, -malgré qu’il s’en cachât, eurent une déception très -sensible. Ils avaient, comme pour leur noce, invité -la plupart des artistes des concerts de Paris, -amis, camarades et connaissances. Le plus grand -nombre s’excusa, prétextant cent et cent raisons, -répétitions, maladies, absences. On les « plaquait » -tout doucement. On coupait la corde. Blanche en -pleura.</p> - -<p>En sorte qu’à la dernière heure, tout fut décommandé, -et que le père et la mère, le parrain, -la marraine, la nourrice et le bébé se rendirent -simplement, et sans nul cortège, à l’église.</p> - -<p>— Et les dragées, qu’en ferons-nous ? avait -soupiré Mésange.</p> - -<p>Chérie Chéron répondit en riant :</p> - -<p>— Nous les croquerons nous-mêmes, donc ! -Crois-tu que nous ne les mangerons pas aussi -bien que ces mufles-là !</p> - -<p>A la sortie, Fernand ne put s’empêcher de comparer -cette journée à celle de son mariage ! Alors, -le soleil d’avril égayait les arbres du boulevard, -le ciel bleu semblait lui promettre tout un avenir -de félicités. Il était riche, notoire, célèbre, sollicité -partout. A présent, sans engagement, presque -oublié, bientôt dans la gêne, il regardait sous -le ciel gris de février s’amonceler les nuages de -neige. Et il avait suffi de onze mois à peine pour -une telle métamorphose !</p> - -<p>Rentré au logis, Fernand eut une crise de colère :</p> - -<p>— Ah ! gronda-t-il à Lourbillon consterné. Je -sais bien ce qu’il faudrait pour les ramener tous, -l’échine basse, le chapeau à la main, plats comme -des chiens couchants qui lèchent le fouet du -maître ! Si j’étais seulement monsieur le Directeur, -ils empliraient mon antichambre, là, à côté, et en -cireraient le parquet avec leurs semelles, à force -de révérences ! Tous, tu entends, Lourbillon, tous ! -ils viendraient mendier ma signature au bas d’un -traité ! Si j’étais monsieur le Directeur ! Et au -fait, pourquoi pas ?</p> - -<p>— Oui, fit Lourbillon, pourquoi pas ?</p> - -<p>— Parce que je n’ai pas le sou, parbleu ! Que me -reste-t-il ? une vingtaine de mille francs pour -tout potage. A peine de quoi payer mon électricité ! -Ah ! si je trouvais un commanditaire, je ne -dis pas !</p> - -<p>— Ça se trouve.</p> - -<p>— Quand on cherche ! Et je ne veux pas chercher ! -Tout ce monde-là me dégoûte !</p> - -<p>— Bon, bon ! calme-toi. Ça se passera.</p> - -<p>Lourbillon, sondeur, avait son idée. Il le fit bien -voir, une quinzaine plus tard.</p> - -<p>Un matin que Fernand rejoignait Mésange -dans la chambre de la nourrice, où elle était allée -regarder débarbouiller le jeune Robert, il trouva -sa femme en grande conversation avec Chérie -Chéron.</p> - -<p>Celle-ci, en lui tendant la main, lui dit, à -brûle-pourpoint :</p> - -<p>— Qu’est-ce donc qu’est venu me raconter -Lourbillon, cher ami ? que vous auriez le désir de -devenir directeur ?</p> - -<p>— Lourbillon est fou ! Donnez-moi de l’argent… -répondit Fernand en riant franchement — et -j’ouvre demain !</p> - -<p>— En ce cas, c’est une affaire faite. Commandez -vos décors.</p> - -<p>— Vous dites ?</p> - -<p>— Je dis : Ouvrez demain, vous avez l’argent !</p> - -<p>— Elle est bonne !</p> - -<p>— N’est-ce pas ?</p> - -<p>— Non ; mais voyons — reprit Fernand sérieusement — vous -blaguez ?</p> - -<p>— Mais pas le moins du monde !</p> - -<p>— Vous m’avez découvert un commanditaire ?</p> - -<p>— Parfaitement !… et je n’ai pas eu besoin de -courir bien loin. Il était chez moi !</p> - -<p>— Ah ! c’est…</p> - -<p>— Oui, monsieur, c’est… justement ! avoua la -belle-fille, en pouffant de gaîté et dans un salut -révérencieux.</p> - -<p>Ce n’était un secret pour personne que Chérie -Chéron, depuis nombre d’années, était entretenue -richement : M. Oscar Grindot, propriétaire des -moulins de la Meuse, s’était attaché à cette maîtresse -élégante et décorative, il lui servait une -pension royale et tenait sa maison sur un très -grand pied, car c’est chez elle qu’il recevait, et à -sa table qu’il donnait ses dîners d’affaires. C’est -cette situation bien définie et parfaitement assurée, -qui permettait à Chérie Chéron son indépendance -vis-à-vis des Mariol, des Langlet et -autres « singes ».</p> - -<p>— Voilà ! exposa-t-elle. J’ai dit à Oscar : -« J’en ai assez de m’égosiller chez les autres. Je -voudrais chanter dans une maison où je serais -chez moi. Et je crois que l’occasion se présente ! » -Oscar a perdu l’habitude de me refuser quoi que -ce soit. Seulement, il demande des éclaircissements. -Je lui en ai fourni. Je lui ai expliqué qu’un -de mes camarades, Fernand (d’ailleurs il vous -connaît parfaitement, il vous a entendu et il vous -gobe beaucoup !) désirait prendre la direction -d’un concert ; que ce Fernand était décidé à placer -dans cette entreprise toute sa propre galette, -mais que cette galette était trop courte ! J’ai -ajouté qu’il me serait personnellement agréable à -moi, Chérie, de parfaire la somme qu’il faudra ; -(avec l’agent d’Oscar, comme de juste), que par -ce moyen, je deviendrais co-propriétaire, co-directrice, -etc., etc. Il est bien entendu, mon petit -Fernand, que tout ce dernier arrangement, c’est -de la frime ! J’ai dit ça à Oscar, parce qu’Oscar, -qui casquera pour moi, ne casquerait pas pour -vous ! Le vrai, c’est que vous palperez et que vous -marcherez tant que ça ira. Si tout va bien, tant -mieux ! si tout va mal, tant pis ! Après tout, ce -n’est pas de mes économies ! Pourvu que vous me -mettiez en grande vedette ! ça, par exemple, c’est -sacré ! Sans ça, Oscar débinerait le truc !</p> - -<p>Elle pirouetta, embrassa Mésange et sortit, en -jetant à Fernand :</p> - -<p>— Demain, à midi ; vous déjeunez chez moi -avec Oscar. Vous avez bien saisi l’ordre et la -marche ? A demain !</p> - -<p>Chérie Chéron habitait rue d’Offémont, à -deux pas du parc Monceau, un hôtel somptueux, -à balcons de pierre, rez-de-chaussée et deux -étages. Au coup de sonnette de Fernand, un -domestique en bas et culotte courte vint ouvrir, -et sans un mot, conduisit le visiteur au -salon.</p> - -<p>Ce salon, qui en réalité en formait deux, un -grand et un petit, séparés l’un de l’autre par une -sorte de portique mauresque, était meublé de -façon composite, chaque pièce étant de style différent, -et choisie parmi ce que ces styles avaient -de plus pur. Un goût parfait avait présidé au -choix et à l’arrangement de ce musée d’art, qui -était en même temps un lieu confortable.</p> - -<p>Chérie Chéron arriva presque aussitôt, entortillée -dans un peignoir flottant, satin rouge et -dentelles noires, suivie d’un monsieur en redingote, -décoré, à qui elle présenta immédiatement -son invité.</p> - -<p>— Mon ami ! monsieur Fernand, mon camarade -du <i>Colorado</i>, dont je t’ai parlé.</p> - -<p>Puis, à Fernand :</p> - -<p>— Monsieur Oscar Grindot.</p> - -<p>Les deux hommes se saluèrent. M. Oscar Grindot -tendit la main à Fernand et très aimable :</p> - -<p>— Enchanté, monsieur ! Je serais le seul être -au monde à ne point vous connaître ; mais je vous -connais et je vous apprécie infiniment !</p> - -<p>M. Oscar Grindot, bien qu’ami sérieux et -payant cher ses plaisirs, n’avait rien d’un Dandin -ou d’un Sganarelle. C’était un gros homme, ventru, -ayant passé la cinquantaine, à la physionomie -un peu vulgaire et un peu dure, brun avec -une forte barbe noire. L’acuité un peu gênante du -regard était corrigée par le sourire nettement -lippu d’une bouche affable et sensuelle. — On -sentait qu’il savait assez compter pour pouvoir -dépenser beaucoup, sans mécompte, et se montrer -très généreux sans déséquilibrer son budget.</p> - -<p>— Nous causerons mieux les pieds sous la -table ! Le déjeuner doit être prêt, ma chère enfant ?</p> - -<p>— Il n’attend que nous, mon ami.</p> - -<p>— Eh bien, allons !</p> - -<p>Il offrit son bras à sa maîtresse, avec les grâces -les plus correctes, et l’on passa dans la salle à -manger.</p> - -<p>Le service était dirigé par un maître d’hôtel -impeccable. Fernand, malgré son désir de paraître -acclimaté à toutes les mondanités, se sentait -influencé. Mâtin ! il avait eu, lui aussi, des -larbins, mais comme celui-là, jamais ! Elle se -mettait bien, Chérie Chéron !</p> - -<p>— Monsieur, déclara enfin le seigneur et maître -de cette beauté si bien lotie, après que la conversation -eut épuisé les banalités préliminaires — je -mets à la disposition de mademoiselle Chéron, -qui les consacre à commanditer votre affaire, cent -mille francs. Votre apport personnel est de…</p> - -<p>— Vingt mille ! balbutia Fernand, honteux de -la modicité de la somme. Mais M. Grindot ne -sourcilla pas ; il poursuivit :</p> - -<p>— Vous fournissez, en outre, votre talent, votre -expérience, votre notoriété, et la quantité considérable -de travail et d’effort que vous aurez à -produire dans cette lourde tâche qu’est une direction -effective.</p> - -<p>— Tout mon zèle, monsieur…</p> - -<p>— Bien ! Je vous enverrai donc, dès demain, -mon notaire, afin que soient débattues et posées -les bases des statuts de la Société que vous allez -constituer. Et maintenant, ne parlons plus de -chiffres. Votre verre, je vous prie. Un doigt de -Tokay. Celui-là, je le verse moi-même. Les domestiques -n’y touchent pas !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXV</h2> - - -<p>« C’est décidément samedi prochain, 26 septembre, -qu’ouvrira le <i>Nouveau Concert</i>, dans la -coquette salle du faubourg Poissonnière, entièrement -modifiée et remise à neuf. Le programme, -très varié, promet d’être des plus brillants. La -troupe, en tête de laquelle marche Fernand lui-même, -artiste en même temps que directeur, a été -triée sur le volet. Gageons que le <i>Nouveau Concert</i> -sera, cet hiver, le rendez-vous favori du Tout-Paris -qui s’amuse ! »</p> - -<p>Cette note tendancieuse, parue le même jour -dans tous les quotidiens, était due, l’on n’en doute -point, à la plume de Fernand en personne, qui -cependant ne pouvait se lasser de la relire dans -chaque papier public qui lui tombait sous la main.</p> - -<p>Depuis cinq mois qu’il avait touché l’argent de -sa commandite et qu’il travaillait à mettre debout -sa maison, ces quelques lignes, bien plates, -étaient pour lui comme la montagne du haut de -laquelle Moïse entrevit la terre promise.</p> - -<p>Enfin, ça y était !</p> - -<p>Et ça n’avait pas été sans peine !</p> - -<p>Le choix d’un local, d’abord, avait été une -grosse affaire. Il fallait un quartier central, une -voie fréquentée, un immeuble bien en façade. On -ne va pas chercher un théâtre au fond d’une cour, -dans un cul-de-sac. C’est alors qu’il avait songé -à l’ancien Alcazar, désaffecté maintenant, mais -qu’il serait certainement facile de rendre à sa -destination primitive.</p> - -<p>Le prix du loyer, lors des pourparlers avec le -propriétaire, ébouriffa Fernand. Soixante-cinq -mille francs ! plus de la moitié de sa mise de fonds ! -mais il réfléchit qu’en somme, il n’allait pas -payer les quatre termes à la fois ; et une diminution -de cinq mille ayant été consentie, il se décida.</p> - -<p>Les travaux d’aménagement et d’appropriation -commencèrent aussitôt. Fernand voulait être prêt -pour la rentrée. On maçonna, on menuisa, on tapissa -de jour et de nuit. En sorte que dans la -première semaine de juillet, le nouveau directeur -put s’asseoir devant sa table directoriale, sur son -fauteuil directorial, dans son cabinet directorial.</p> - -<p>Excellent Fernand ! La première après-midi -qu’il passa dans ce sanctuaire, il sentit lui remonter -à la tête des bouffées de mégalomanie, et ce -fut d’un geste à la César qu’il appuya sur le bouton -de la sonnette électrique pour appeler son -garçon de bureau.</p> - -<p>Sa joie d’être « quelque chose » après avoir été -« quelqu’un » avait dissipé en lui toute rancune -contre quiconque ; et certes, à cette heure, il ne -se souvenait plus qu’il avait désiré son trône de -cuir uniquement pour tenir sous son sceptre vengeur, -en qualité de sujets humiliés, les lyriques -de tout poil et de tout sexe de qui les mauvais -procédés l’avaient offensé.</p> - -<p>Ils pouvaient venir désormais, hommes et -femmes, comiques et romanciers, gommeuses et -diseuses, il les recevrait à bras ouverts, heureux -de se montrer dans sa gloire !</p> - -<p>Ils et elles ne s’en firent pas faute. Et ce fut -bientôt, faubourg Poissonnière, un défilé de tous -les mentons bleus et de tous les museaux roses -en disponibilité. Si Fernand avait tenu encore à -savourer l’aplatissement des camarades, il aurait -eu de quoi être largement satisfait.</p> - -<p>— Tu sais, mon vieux, faut pas m’en vouloir, -si je n’ai pas été au baptême de ton gosse ! Sérieusement, -j’étais grippé, à ne pas pouvoir -quitter la chambre !</p> - -<p>— Tu connais ce chameau de Mariol ! Si on -manque une répétition, v’lan, vingt francs d’amende ! -Et avec ce que la mère Langlet nous -paye !</p> - -<p>— Oui, oui, c’est bon, ça va bien ! approuvait -Fernand épanoui.</p> - -<p>Quant au côté des dames, c’étaient chatteries -sur gentillesses.</p> - -<p>— Donnez-moi donc votre adresse, Fernand ! -Je voudrais tant envoyer un joujou à votre -petit Robert ! car il s’appelle Robert, n’est-ce -pas ?</p> - -<p>— Je monterai l’embrasser, cet amour ! Et cette -bonne Mésange, donc ! Elle ne m’a pas trop oubliée, -au moins ?</p> - -<p>Et patati, et patata, ce n’était que sucre et que -miel, baise-main, et tout ce que Fernand aurait -voulu !</p> - -<p>Le bruit s’était répandu, en effet, que le <i>Nouveau -Concert</i> se montait avec une galette -énorme. Le chiffre d’un million se chuchotait carrément -dans tous les cafés littéraires ou artistiques. -Lourbillon, que ses habitudes de vieux -noctambule exposaient à être rencontré par un -tas de gens, n’avait pas peu contribué à propager -cette légende dorée. Chaque fois qu’on essayait, -à ce propos, de lui tirer les vers du nez, il répondait -avec flegme :</p> - -<p>— Je ne sais pas au juste. J’ai bien vu la somme -écrite sur le papier que Fernand a signé chez le -notaire, mais je n’ai pas eu le temps de la lire. Il -y avait trop de zéros !</p> - -<p>Aussi l’effervescence grandissait-elle dans le -monde où l’on se grime. Le <i>Nouveau Concert</i>, -c’était la boîte dont il fallait être.</p> - -<p>Fernand, tout olympiens que fussent les airs -qu’il se donnait, n’était qu’un homme et un homme -faible. Il ne sut pas résister à la ruée qui l’assaillait, -et engagea des rossignols qui l’étaient aux -deux significations du mot. Des journalistes lui -présentèrent d’infâmes petites grues, qu’il agréa -dans l’espoir que cette complaisance — un service -en vaut un autre — lui serait plus tard payée en -publicité reconnaissante. Ces jeunes personnes, -d’ailleurs, réclamaient des appointements plus sérieux -qu’elles-mêmes ; et, sans complètement obtempérer -à leurs exigences fantastiques, Fernand -dut toutefois alourdir sa troupe et grever son budget -de toutes ces « inutilités » protégées par la -presse.</p> - -<p>Mais le pire, c’est que Chérie Chéron, malgré -sa promesse formelle de ne se mêler de rien, intervint -au contraire, et tyranniquement, sur le point -spécial des engagements de femmes. Fernand, -pour rehausser la médiocrité de son personnel, -médiocrité dont il se rendait parfaitement compte, -avait entamé des pourparlers avec Anna Bithaud, -la divette des établissements Langlet ; et celle-ci, -séduite par les avantages offerts, et d’autre part -point mécontente de jouer un tour à la mère Langlet -qui, depuis des années, l’exploitait avec sérénité, -la bernant toujours d’un espoir d’augmentation -qui ne se réalisait jamais, allait se décider -à quitter le <i>Colorado</i> pour le <i>Nouveau Concert</i>, — acquisition -excellente, car Anna Bithaud -avait son public qui l’aurait suivie — quand Chérie -Chéron, avertie de cet exode, se mit furieusement -en travers :</p> - -<p>— Si cette femme-là entre ici, moi, j’en sors ! -déclara-t-elle à Fernand. Elle ou moi, choisissez, -mais je doute qu’elle puisse vous rendre les -mêmes services que moi !</p> - -<p>C’est en vain que l’infortuné directeur essaya -de soutenir qu’il avait cependant besoin de quelques -sujets de premier ordre, Chérie Chéron riposta :</p> - -<p>— Eh bien ! et moi ?</p> - -<p>Par politesse elle ajouta, sans grande conviction :</p> - -<p>— Et vous ?</p> - -<p>Au fond, la crainte de ne plus être la seule et -unique étoile du lieu, lui faisait grincer les dents, -la nuit.</p> - -<p>Anna Bithaud resta donc au <i>Colorado</i>.</p> - -<p>Une autre plaie d’Égypte, et dont Fernand ne -sut pas se garantir, ce fut, chaque jour, l’assaut -à sa caisse mené par ses pensionnaires, lesquels, -sous le prétexte de costumes à commander, de -dédits à payer et autres balançoires, venaient lui -soutirer des avances.</p> - -<p>— Tu comprends, mon vieux, si tu étais un -mufle comme les autres, on ne te demanderait -rien. Mais comme tu es un chic type et que tu es -douillard comme un Crésus !…</p> - -<p>Fernand, touché et flatté du même coup, ne résistait -pas à de si honnêtes paroles. Et dans son -coffre, à la place des billets bleus, s’entassaient -les reçus blancs, qui représentaient, sans les remplacer, -des sommes déjà importantes.</p> - -<p>Enfin, vaille que vaille, le moment de l’ouverture -approchait. On avait répété ! Lourbillon, régisseur -et directeur de la scène, se proclamait -encore fourbu de la peine et du tracas qu’il avait -à apprendre leur métier à toutes ces mazettes -« qui ne savent même pas marcher ! » Il n’y avait -plus qu’à faire faire un peu de tamtam autour du -<i>Nouveau Concert</i>, et en route !</p> - -<p>Fernand alla trouver ses bons amis, les journalistes -dont il avait assumé les gigolettes, les -priant de lui prêter quelque publicité pour subsister. -Mais ces messieurs ne sont pas prêteurs, -c’est là leur moindre défaut. Dans toutes les rédactions, -la réponse fut la même :</p> - -<p>— Nous ne demanderions pas mieux, cher ami, -que de vous ficher toute la réclame possible, -mais ça ne passerait pas ! Le journal n’insère que -les notes des concerts qui ont des traités avec -l’administration. Allez donc vous entendre avec -l’administrateur !</p> - -<p>Cette tournée dans les journaux allégea sensiblement -le portefeuille directorial, et Fernand -perdit quelques illusions qui lui restaient encore -sur la gratitude et le désintéressement de la gent -plumigère.</p> - -<p>En revanche, ainsi qu’on l’a vu, la presse annonça -avec ensemble et en termes cordiaux la -naissance du <i>Nouveau Concert</i>. C’était bien le -moins !</p> - -<p>Pauvre Fernand, il les connut toutes, les belles -âmes qui font le chantage au billet de faveur. Ils -étaient toute une flopée, menaçante au refus d’un -fauteuil d’orchestre ou d’une loge : le plus infime -écrivaillon arrivait chez lui, dans sa propre maison, -l’air agressif, quand le contrôleur trouvait -vraiment excessif cet assaut d’un théâtre, dont -les frais étaient payés par un seul répondant, qui -avait le devoir de faire le plus d’argent possible — pour -faire honneur à ses affaires.</p> - -<p>— Jamais ces bougres-là ne venaient quand il -y avait un four… mais seulement, au moment où -l’on avait besoin de toute sa salle pour rattraper -les mauvaises passes, grognait la buraliste !</p> - -<p>Ah ! on pouvait attendre, si l’on comptait sur -leur discrétion ! Il fallait leur donner tout ce -qu’ils demandaient, sans cela gare la casse !!!</p> - -<p>Sans compter les rancunes des journalistes-auteurs, -auxquels on refuse soit une revue, soit -sa petite femme, soit un petit acte… Ah ! c’en -était une exigence… Quel abus !</p> - -<p>Sans compter que dans les mêmes journaux -payés, pour lesquels Fernand se ruinait en traités, -annonces, comptes rendus, etc., etc., se trouvait -journellement un monsieur qui démolissait en -première page par une chronique de deux colonnes -ce qu’avec les efforts de sa publicité payée -il avait édifié à la quatrième.</p> - -<p>Et Fernand n’avait aucun recours contre le -journal malhonnête qui trahissait les intérêts -desquels il payait la défense.</p> - -<p>Fernand comptait avec effroi qu’on le mettrait -en demeure de donner pour le moins 200 francs -de places chaque soir ! Les demandes arrivaient -sans cesse d’un tas de rédactions de journaux -qu’il avait ignorés jusqu’ici. Des feuilles, qu’on -reçoit comme prospectus, demandaient un service -de première, etc., etc… « Bref, disait Fernand, -deux cents francs par jour font six mille balles -par mois, soit soixante mille francs pendant les -dix mois qu’on joue !… »</p> - -<p>C’était fou, inadmissible, monstrueux ! il se -renseignerait et verrait si tous ses confrères -étaient aussi dupés que lui…</p> - -<p>Hélas ! c’était partout le même abus, et il apprit -des histoires d’argent sur Pierre et sur Paul, rédacteurs -ici et là-bas, qui lui ouvrirent les yeux…</p> - -<p>Mais alors, quoi ?… Eh bien ! mon Dieu, il -fallait se laisser faire comme les autres ! Zut, -c’était tout de même une sale histoire.</p> - -<p>Le premier mois, tout alla bien. Encore que le -spectacle ne fût pas extraordinaire, ni les artistes -stupéfiants, la soirée qu’on passait au <i>Nouveau -Concert</i> valait celles qu’on passait ailleurs. Sans -emplir des salles, comme autrefois, le nom de -Fernand avait encore une certaine influence sur -la recette. Puis les habitants du quartier tenaient -à se rendre compte de la nouvelle attraction -qu’on leur apportait. Tous frais payés, ces premiers -trente jours se soldèrent par un bénéfice.</p> - -<p>La saison se poursuivit avec des fortunes diverses. -On eut des demi-fours et des demi-succès. -Rien de décisif. Toutefois, le second semestre -du loyer fut perçu recta par le propriétaire. -En somme, à la clôture, le résultat était -nul. On avait vécu.</p> - -<p>Mésange, Fernand et le petit Robert passèrent -les vacances à la mer comme de bons bourgeois.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXVI</h2> - - -<p>La seconde saison allait ouvrir.</p> - -<p>Or, un matin qu’il arrivait à son bureau, on lui -remit une carte :</p> - -<p>— « Madame Bonarien, Bruxelles, » disait le -bristol.</p> - -<p>Madame Bonarien ! Serait-ce la femme ou la -mère de Bonarien, le journaliste le plus craint de -Belgique et que connaissaient tous les acteurs -retour de là-bas ?</p> - -<p>Et Fernand, en bon cabot directeur qu’il était, -la reçut avec force salutations, en raison des considérations -dues… à son fils, car c’était sa mère.</p> - -<p>L’aspect de cette femme était sympathique : -l’œil était aimable, très fin ; la bouche avait conservé, -malgré l’âge, une dentition irréprochable, -et toute la personne de cette petite vieille exhalait -un parfum de propreté, de netteté méticuleuse -qui séduisait très fort.</p> - -<p>— Monsieur, vous pouvez me rendre un grand -service, et comme je vous sais « aussi intelligent -que bon… » vous allez me comprendre.</p> - -<p>— Parlez, madame…</p> - -<p>Et elle commença :</p> - -<p>— J’ai 76 ans, — oui, je sais ne pas les paraître, -mais je les ai tout de même.</p> - -<p>» J’ai travaillé jusqu’à soixante-dix ans, sans -m’arrêter, sans repos, pour subvenir aux besoins -de mon fils et aux miens… J’ai perdu mon mari -voilà cinquante ans, j’ai eu tous les malheurs… -à vingt-trois ans, j’étais veuve, avec un enfant -sur les bras. J’étais riche, je me suis ruinée… -Bref, mon existence n’a été qu’une longue lutte -pour deux vies : la mienne et celle de mon fils. -J’ai passé des nuits à travailler pour payer son -collège, ses études et il n’a pas même pu être -reçu bachelier… Je l’ai poussé dans toutes les -affaires, il a essayé de tout sans succès !</p> - -<p>» Il a essayé du théâtre, personne n’a voulu lui -recevoir même un acte ! Il a écrit des milliers et -des milliers de pages, essayé des chroniques, -des romans, et aucun éditeur n’a trouvé son style -assez bon pour se décider à le publier… Il a essayé -d’apprendre la musique, il a dû y renoncer, il ne -pouvait pas, il ne comprenait pas… Des amis de -notre famille l’ont recommandé à de gros négociants -qui le prenaient par amitié pour moi, et régulièrement, -deux mois après, mon fils me revenait, -remercié, renvoyé par ses patrons qui n’en -pouvaient rien faire, son intelligence étant fermée -à tout… Et, pendant ce temps-là, je travaillais -toujours…</p> - -<p>» Enfin, un beau jour, il eut l’idée, — à cinquante-deux -ans ! — de faire du journalisme. -J’étais si découragée, si vieille, si fatiguée, que -je ne m’intéressais plus à ses efforts qui, pour -moi, étaient d’éternelles faillites… Bref, un soir, -il sort ravi d’une représentation théâtrale de -Liège. Un chef d’orchestre de Munich était -venu conduire un opéra de Wagner, et la -salle, électrisée, l’avait acclamé avec tout son -orchestre. Mon fils, sous l’impression toute -chaude de cette belle manifestation, écrivit six -pages d’enthousiasme lyrique, et porta le tout -dans le plus grand journal de la ville, certain -qu’on allait lui prendre son article, pour lequel -il ne demandait rien que le plaisir de le voir imprimé… -Cette fois, le directeur du journal en -question le fit venir et lui tint le langage que -voici :</p> - -<p>— Mon cher monsieur, vous m’avez apporté -six pages de copie, qui sont d’un style à la portée -de tout le monde… Mon Dieu ! oui… C’est trop -facile de s’enthousiasmer, de trouver du talent -aux gens qui en ont… et de le dire et de le répéter… -Cela porte d’une façon régulière, simple, -sur le public, mais cela ne le bouleverse pas. Ça -ne fait pas monter le tirage, et ne donne aucune -personnalité au journal ni au journaliste auteur -de l’article.</p> - -<p>— Mais que faut-il donc faire, demanda mon -fils, pour être une personnalité ?</p> - -<p>— Se créer une « spécialité, » répliqua le directeur. -Savoir oser, monsieur, tout est là… Tenez, -ajouta-t-il, vous êtes emballé sur le talent -de M. X…? Eh bien, <i>démolissez-le</i> avec la -même sincérité que vous l’avez encensé, faites-moi -un article de critique terrible, trouvez tout -mauvais, tournez en ridicule et blaguez ferme !… -On prendra cela pour de l’esprit, allez… essayez -et revenez me voir…</p> - -<p>— Mais c’est difficile, répliqua mon fils, écrire -le contraire de ce que l’on pense !…</p> - -<p>— C’est une affaire d’habitude, monsieur.</p> - -<p>— Bref, monsieur, mon fils fit tant et si bien -qu’il se créa en six ans une spécialité, comme -dit son directeur. Mais une <i>spécialité</i> telle, -ajouta la vieille dame, qu’il lui serait aujourd’hui -de toute impossibilité d’écrire deux lignes de vérité -sur quelqu’un ou sur quelque chose. Il a pris -une telle habitude du démolissage par principe, -que, maintenant, il ne fait plus autre chose… et -il nous gagne beaucoup d’argent.</p> - -<p>— Mais, s’écria Fernand, votre fils, madame, -me fait l’effet de faire un métier de petite crapule !</p> - -<p>— Mais non, mais non, répliqua doucement la -petite vieille. Vous ne savez pas… J’ai conservé -sur lui une telle autorité que c’est moi qui règle -sa ligne de conduite… Ainsi, tenez, je lui défends -de s’attaquer à ceux qui sont en plein succès… à -ceux qui jouissent de la faveur publique. Cela ne -servirait à rien, d’ailleurs, et le ferait passer pour -un sot. Mais, ceux dont la chance baisse… ceux -dont la popularité diminue… ceux qui se débattent…</p> - -<p>— Bref, vous êtes les assommeurs des gloires -mourantes, c’est charmant, vous êtes une jolie -paire d’âmes… Compliments !</p> - -<p>La petite vieille se redressa et, tranquille, répondit :</p> - -<p>— Oh ! pas d’ironie, monsieur… On fait le métier -qu’on peut… Il les a essayés tous… et il est -incapable d’en faire un autre, mon pauvre enfant… -C’est un malheur évidemment, de n’avoir qu’une -habileté méchante à son service, et pour tout don… -Le bon Dieu ne favorise pas tout le monde, monsieur… -Remerciez-le de vous avoir donné une intelligence -suffisamment forte pour vous permettre -d’être bon, de vous faire aimer et de faire applaudir -vos efforts par des centaines de mille individus, -sans avoir besoin pour cela d’être un être offensif -et inférieur ; en un mot, remerciez Dieu de vous -avoir doué de plusieurs intelligences, c’est-à-dire -de plusieurs talents. Mon fils n’en a qu’un seul, -lui : celui d’être méchant… Méchant… s’entend, -au point de vue productif. S’il avait eu du talent, -monsieur, il eût été le meilleur des hommes, alors -qu’il n’est que le meilleur des fils… Et c’est pour -lui, pour lui, que je viens vous prier de me -rendre un immense service, monsieur Fernand ! -Vous avez beaucoup d’amis, faites entrer mon fils -dans un journal parisien… Vous n’avez pas une -spécialité, un journaliste comme mon fils, à Paris.</p> - -<p>— Mais si, mais si, nous en avons, s’écria -Fernand et plus d’un encore ! Seulement, ils -n’ont pas la notoriété de M. Bonarien, cela c’est -vrai… En revanche, ils sont une bande de petits -écrivaillons obscurs… toujours à l’affût…, rôdant -dans le sillage des vrais journalistes, écoutant -par ci, reportant par là… mentant, inventant, rédigeant -des notes d’une méchanceté bête et plate, -se faisant les commissionnaires des antipathies, -des haines imbéciles, des jalousies, et soulageant -leurs rancunes de ratés ou de guignards par des -vengeances sournoises, souvent anonymes, écrites -toujours dans la solitude… loin de tous risques, -à la lueur de la lampe de nuit, complice de leurs -vulgarités de pauvres hommes jaloux et malheureux, -ou tout simplement bêtes…</p> - -<p>— Ah ! mais… pardon, interrompit madame Bonarien, -si mon fils dit du mal de tout et de tout le -monde, c’est parce que c’est beaucoup plus facile -que d’en dire du bien… et que sa notoriété y -gagne. Tandis que vos spécialistes parisiens ne -sont guidés que par leur amertume personnelle… -soit la jalousie de voir qu’ils restent inconnus -quand d’autres deviennent célèbres, qu’ils stationnent -quand d’autres montent en grade, et surtout -qu’ils restent pauvres, alors que d’autres -s’enrichissent… Alors, c’est la jalousie haineuse -et basse… C’est tout autre chose que ce que fait -mon fils !… Il y a une nuance qu’il faut sentir, -monsieur… Et puis, dit-elle, la vie n’est pas une -chose si sérieuse qu’on doive prendre souci du -mal qu’on y fait…</p> - -<p>Et, sur cette parole, qui n’est pas de l’Évangile, -elle remit à Fernand le scénario d’une féerie « moderne -et satirique », en lui disant :</p> - -<p>— Si vous ne pouvez pas, monsieur, recommander -mon fils à l’une de vos nombreuses relations -dans la Presse, vous pouvez certainement -prendre connaissance de ce livret et jouer : <i>Les -trois Cheveux de Cadet Rousselle</i> s’ils vous -semblent dignes de votre scène…</p> - -<p>— La mode est à la rosserie, dit Fernand en -riant ; M. Bonarien a, j’en suis certain, réussi à -fouetter ses contemporains… je vais lire sa féerie -satirique et vous ferai savoir le résultat de ma -lecture.</p> - -<p>La petite vieille salua, partit, lente et précise -comme elle était venue.</p> - -<p>Fernand lut le manuscrit laissé. Une joie, une -surprise le saisit ! cette petite vieille venait de lui -apporter l’oiseau rare, les cent représentations -du rêve ! C’était épatant ! Bien montée, la pièce -tiendrait l’affiche tant qu’on voudrait ! Ah ! c’en -était une veine !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXVII</h2> - - -<p>La saison commença très heureusement.</p> - -<p>Une revuette d’un jeune auteur que Fernand -n’avait reçue et montée qu’avec inquiétude, -réussit brusquement et brilla d’un éclat très vif -pendant quelques semaines. Tous les Parisiens -vinrent voir « ça ». Puis « ça » s’éteignit subitement, -et plusieurs soirées durant, on joua devant -les banquettes.</p> - -<p>Mais Fernand n’en avait cure. Il tenait, croyait-il, -le bon billet, et pas celui de La Châtre, celui -du père Bidard ! Avec son espèce de féerie satirique -que Bonarien lui avait apportée et où lui-même -Fernand abordant la comédie, jouait un -rôle de cocu moderne qui le ravissait !</p> - -<p>Pour cette pièce : <i>Les trois Cheveux de Cadet -Rousselle</i>, la direction du <i>Nouveau Concert</i> -n’avait reculé devant aucun sacrifice. Costumes -de Landolff, décors de Jambon, augmentation -de l’orchestre, toute la lyre ! Les frais étaient -considérables, et Fernand ne se dissimulait point -que si <i>Les trois Cheveux de Cadet Rousselle</i> ramassaient -une bûche, il n’avait plus qu’à mettre -la clef sous la porte.</p> - -<p>Mais, — déclarait-il à qui voulait l’entendre, -avec le sourire du vainqueur — cela n’était pas -à craindre !</p> - -<p>C’est cela, pourtant, qui advint. Et jamais bûche -ne fut aussi bûche. Cette féerie bouffe, que Fernand -considérait débordante de gaîté et propre à -dérider des populations entières, déclancha, dès -les premières répliques, autant de bâillements -qu’il y avait de bouches dans la salle. Il existait -trois actes de cette œuvre géniale et pour leur -faire place, on avait supprimé la partie concert. -Avant la fin du premier, un bon tiers du public -avait déjà pris la porte. A dix heures et quart, -comme le rideau tombait sur la fin du deux :</p> - -<p>— Est-ce qu’on ne pourrait pas couper le Trois ? -demanda un loustic, à haute et intelligible voix.</p> - -<p>C’était le désastre, et c’était la fin.</p> - -<p>Fernand le comprit. D’ailleurs, il eût fallu avoir -les oreilles bouchées et les yeux crevés pour ne -pas comprendre. Les journaux, si parcimonieux -de leurs lignes quand il s’agissait de louanger, employèrent -des colonnes complètes à exterminer <i>Les -trois Cheveux de Cadet Rousselle</i>, « cette erreur -d’un homme sans esprit ». (A vous, Bonarien !)</p> - -<p>Juste au-dessus de l’éreintement du <i>Nouveau -Concert</i>, se lisait un paragraphe donnant des nouvelles -de la santé de Gilette Norbert : la chanteuse -avait été entre la vie et la mort pendant de -longs mois et le journal annonçait que, hors de -danger, et déjà en convalescence, l’artiste avait -fait sa première sortie au Bois. — Aux souhaits -de prompt rétablissement envoyés à Gilette se -joignaient les vœux de la voir bientôt reparaître -en public…</p> - -<p>— Tiens ! pensa Fernand, si je lui demandais -de faire sa rentrée chez moi ? Qui sait, si elle ne -me ramènerait pas la chance ?</p> - -<p>Et Fernand, dare dare, écrivit à Gilette qu’elle -voulût bien le recevoir le lendemain.</p> - -<p>Fernand était décidé à risquer une dernière -séance.</p> - -<hr /> - - -<p>Il était onze heures du matin, quand on remit -à Gilette Norbert la lettre implorante de Fernand.</p> - -<p>— Si le médecin le permet, dit-elle, à la garde-malade, -qui depuis des mois ne la quittait ni jour -ni nuit, je me lèverai encore deux heures aujourd’hui… -Cela me repose de cet abominable lit ! En -attendant, faites-moi une belle toilette, j’attends -la visite d’un camarade.</p> - -<p>Avec des précautions inouïes, la garde arrangea, -bichonna sa malade, et le médecin étant arrivé au -milieu de ces menus soins, permit la levée de -Gilette, toute l’après-midi ! « Chic ! Chouette ! -Veine ! clama-t-elle comme une vraie gosse. Dans -quinze jours, docteur, je vous danse une gavotte ! »</p> - -<p>— En attendant, prenez vos béquilles, et faites-moi -le tour de votre lit…</p> - -<p>Haletante, toute en nage, les béquilles à portée -de sa main, elle s’assit, la figure maigrie, grosse -comme un poing, illuminée d’espoir joyeux. — Passez-moi -mon peigne, Eugénie ? — Et installée dans -un fauteuil bas, avec, devant elle, une chaise -encombrée de brosses et d’épingles, elle essaya, -pour la première fois depuis des mois, de donner -à ses cheveux deux sous d’élégance… Et comme -elle était attentive à se peigner devant son miroir, -elle aperçut deux petits reflets d’argent dans sa -chevelure. Déjà !… soupira-t-elle en arrachant -vite ces deux cheveux blancs, cause de son émoi ; -et elle se mit à rechercher dans sa mémoire toutes -les circonstances, toutes les couleurs par lesquelles -étaient passés ses pauvres cheveux de femme -cahotée dans la vie.</p> - -<p>Ses cheveux de fillette !… blond châtain avec -mille reflets mordorés, si peu abondants, si -maigres, si courts, sa petite natte si ridicule, -si pauvre, malgré le gentil ruban qu’elle voulait -pendant, très bas dans son dos, pour avoir la -sensation d’une chevelure plus longue — que sa -coquetterie précoce de déjà petite femme lui faisait -parfois mélanger à de faux cheveux de sa -mère, des papillotes de l’ancienne mode.</p> - -<p>… Les cheveux des temps durs, ses cheveux -de misère lissés à la hâte pour ne pas perdre le -temps destiné au gain du pain. Ses cheveux de -« trottin » parcourant d’un pas ferme les coins -affairés de Paris, son grand carton « tambour » -passé au bras.</p> - -<p>Ses cheveux de fillette raisonnable et sage. Ses -petits cheveux sans aucune onde, sans la plus petite -frange « à la chien, » le plus innocent « accroche-cœur, » -ses petits cheveux plats, serrés et sans -parure, encadrant d’une ligne sèche et nette sa -petite tête pas jolie, pâlotte et anémiée, sans -autre séduction que deux yeux intelligents, une -bouche fine, meublée de belles petites dents -blanches de jeune chien.</p> - -<p>Ses pauvres petits cheveux pauvres ! coiffés de -petits chapeaux pauvres, couchés sur de pauvres -petits oreillers bien ordinaires, bien rudes… -comme sa vie !</p> - -<p>Puis la voilà poussée, grandie et jeune fille. -Elle se rappelait ses cheveux d’alors. Un peu -moins raides, un peu moins tirés, un peu plus -brillants, un peu moins pauvres, mais d’un arrangement -toujours simple et sage… Oh ! si sage -qu’elle en avait des allures de jeune miss, de -sèche gouvernante anglaise ; mais elle les soignait -mieux, les brillantait d’une huile parfumée, les -lavait, les séchait à l’eau de Cologne.</p> - -<p>Les cheveux de l’aisance !… Dame, elle était -employée dans une grande maison, quelques -pièces de cent sous la faisaient riche. En a-t-elle -versé de l’eau sédative sur sa tête pour avoir des -reflets dorés comme sa « première », de ces reflets -rouges, bruns, cuivre, comme elle en avait -vus à certaines têtes de femmes dans les tableaux -des musées. Elle se le rappelait, ce temps-là, où -elle économisait ses appointements de trois mois -pour s’acheter une robe convenable, qu’elle quittait -en arrivant à la maison de couture, pour endosser -la robe somptueuse de satin noir fournie -par la maison aux jeunes filles dites « mannequins ». -Quel temps !… Quelle maison !… Quels -patrons ! L’homme et la femme, d’anciens employés -parvenus, arrivés, durs, sévères, n’ayant -jamais ni un sourire, ni un mot d’encouragement, -n’étant préoccupés que de vendre beaucoup, toujours, -et le plus cher possible. Elle se rappelait ce -commissionnaire de New-York venant chaque -année acheter des modèles qu’elle faisait valoir -sur sa longue et mince personne et qui, un jour, -faillit la recevoir sur ses genoux, évanouie de fatigue -qu’elle était, montrant depuis deux heures -sur ses épaules un manteau de fourrure… au -mois de juillet !</p> - -<p>Elle essayait bien, en ce temps-là, de frisotter -un brin sa nuque, de poudrer son visage, mais, -pour rentrer chez elle, avait soin de relisser ses -cheveux et de bien essuyer sa figure. C’était le -temps où les placiers lui faisaient la cour… Elle -riait gaiement, ni trop libre, ni trop prude, en fille -de Paris, qui sait déjà se tirer des difficultés, qui -sait qu’elle doit se mettre en garde par sa tenue, -mais qui tient aussi à ne point se faire d’ennemis -dans sa carrière et, à cette époque, elle se figurait -« rester dans la couture toute sa vie ! »</p> - -<p>Puis, tout à coup, surgit une période d’ennuis, -de maladie : son père meurt, elle est anémique, -elle est fatiguée, sans jamais de repos, ses jambes -se refusent à rester debout, elle quitte sa maison -de robes, patraque, fourbue, désolée, inquiète… -Que faire ?</p> - -<hr /> - - -<p>Du théâtre ! Et la voilà mettant sa tête au -point, l’eau oxygénée fait son œuvre, les cheveux -blonds d’autrefois s’éclairent, s’illuminent. C’est -la période d’espoirs et de déceptions, la petite -tête d’Anglaise a perdu de sa sagesse, elle est -dans la fournaise.</p> - -<p>Ondulée, frisottée, elle avait perdu de son -charme triste et sérieux, et la poudre et le rouge -aux lèvres lui donnaient un semblant de vie autant -qu’un semblant de gaieté… tout s’en mêlait -pour que tout son être ne fût qu’un maquillage -extérieur. Elle avait conquis un brin de grâce, sa -coquetterie la parait, mais ses cheveux étaient -rongés par la décoloration, et les voilà qui tombaient -en même temps que son cœur souffrait, que -sa gaieté obligatoire maquillait son âme douloureuse…</p> - -<p>Ah ! comme elle avait souffert, comme elle -avait pleuré, comme elle avait pris la vie en dégoût, -en haine « pendant ses cheveux jaunes ! » -Et c’est pendant le temps de ses cheveux jaunes, -ses cheveux de douleur, qu’elle eut le plus de -courage, qu’elle prit la résolution subite et irrévocable -de se donner deux années pour arriver à -faire quelque chose, à être quelqu’un. Et voilà que -petit à petit, de semaine en semaine, sa volonté -fait merveille. On s’étonne de sa ténacité, que -rien ne démonte : tout le monde lui tend les -mains, on l’encourage. D’inquiète qu’elle était, la -voilà rassurée. La chance vient à elle. Son courage -redouble, elle sent la veine accourir et, petit -à petit, de semaine en semaine, de jaunes qu’ils -étaient, ses cheveux deviennent rutilants, roux, -flamboyants ; c’est une couronne d’or rouge sur sa -tête. Ses cheveux pauvres, d’autrefois, comme ils -sont loin ! Les voilà bouffants, soyeux, brillants, -ses cheveux de bonheur, ses cheveux de joie, ses -cheveux de fortune, ses cheveux de succès, ses -cheveux de gloire ! Ils sont l’enseigne de sa vie -heureuse, fêtée, de son bonheur conquis par le -travail ! Ses cheveux deviennent le drapeau de -son œuvre et quelques hivers passent.</p> - -<p>Puis, tout à coup, brutalement, férocement, la -maladie la frappe : la réaction s’est faite… Et -des semaines et des semaines se passent ; elle va -mourir… On l’annonce dans la ville… C’est fini -d’elle, plus rien ne restera. Et un soir, toute -souillée de sueur et de fièvre, elle demande qu’on -la peigne… Et elle aperçoit ses cheveux redevenus -brun sombre, ses cheveux de misère d’autrefois… -Ah ! comme ils sont revenus à l’heure précise !… -Est-ce un avertissement final ?…</p> - -<p>Et elle pleure, pleure, tout doucement, et elle -prie tout doucement, et, tout doucement, tout -lentement, elle revient à la vie après des mois et -des mois. Et voilà qu’étant guérie, elle s’est assise -et s’est peignée devant son miroir… et qu’ayant -vu deux cheveux blancs elle est restée muette et -pensive… Sont-ils seulement la conséquence de la -souffrance passée ou bien l’avertissement de quelque -phase nouvelle, ces deux petits fils d’argent ? -Qui sait ?</p> - -<p>Et, dans sa joie de revivre et sa volonté d’être -heureuse encore, elle se remet à fouetter son courage -et son activité, et les projets marchent, -et les espoirs s’échafaudent, l’assurance complète -d’une ère nouvelle de bonheur se précise et -s’affirme dans son cerveau, et rayonnante, rajeunie, -elle se lève joyeuse en murmurant : « C’est -bien, j’attends ! J’ai la volonté du bonheur et pour -quelque temps encore la vie en poche !!! » Povera -donna.</p> - -<p>Il était quatre heures quand Fernand fut introduit -dans la chambre de Gilette qui, recouchée, -l’attendait assise dans son lit.</p> - -<p>— Mais, cher ami, c’est impossible ! fut la première -parole saluant l’entrée de Fernand. Je suis -loin d’être d’aplomb… Je commence seulement à -me lever ! Votre lettre est absolument folle !</p> - -<p>— Mais cette sortie au Bois ?</p> - -<p>— Des blagues, hélas ! Des blagues de journalistes.</p> - -<p>Fernand était atterré. Il sortit de chez Gilette, -le cerveau vide, la figure décomposée et les yeux -fous.</p> - -<p>Quoi faire alors, quoi faire ?</p> - -<p>S’obstiner eût été folie ou improbité. Dès le -surlendemain, les artistes étaient convoqués, faubourg -Poissonnière, et Fernand leur exposait la -situation. Il restait juste en caisse de quoi leur -payer à tous leurs appointements du mois courant, -et ceux du mois suivant, en guise d’indemnité. -Après quoi, on pourrait retourner le coffre-fort, il -n’en tomberait plus même un grain de poussière !</p> - -<p>Ces braves gens, convaincus de la bonne foi du -patron, n’hésitèrent point à donner décharge et -Fernand allait les prier de se rendre dans son -cabinet pour le règlement en solde de tout compte, -quand Chérie Chéron, qui n’avait jusqu’à ce moment -rien dit, s’avança vers lui et tout bas :</p> - -<p>— Voyons, Fernand, vous êtes fou ! N’est-ce -qu’une question d’argent qui vous fait fermer boutique ? -Est-ce que M. Grindot n’est pas toujours -là ? Il arrosera, je vous l’affirme !</p> - -<p>Chérie Chéron tenait dur comme fer à sa -grande vedette et à son portrait sur les placards -de l’entrée ! Mais Fernand répondit fermement :</p> - -<p>— Non, ma chère amie, c’est assez comme cela. -J’ai été un sot, je ne veux pas être une canaille. -J’ai déjà assez coûté à vous et à M. Grindot. -Et puis, je suis découragé ; je sens que je ne me -relèverai plus. J’ai un remords que je ne tiens -pas à augmenter !</p> - -<p>Fernand faisait peine à voir. La figure décomposée, -les lèvres tremblantes, les yeux chavirés, -il était comme un naufragé qui se noie sans plus -même appeler au secours. Il avait dépensé son -dernier atome d’énergie dans son explication avec -son personnel.</p> - -<p>Mais Chérie Chéron n’avait pas l’esprit tourné -à la miséricorde. Elle était furieuse, et elle cria -de façon que nul n’en ignorât :</p> - -<p>— Eh bien ! vous êtes un paltoquet, voilà ! Et -puis, venez un peu encore me demander des services ! -Vous verrez comme vous serez reçu !</p> - -<p>Et violente, sans daigner aller toucher ce qui -lui revenait, elle sortit, dans un bruit de jupes -terrible.</p> - -<p>Deux larmes, impossibles à retenir, coulèrent le -long des joues de Fernand. Muets, hébétés, indécis, -les cabots demeuraient tassés devant lui.</p> - -<p>— Veuillez me suivre ! je vais vous régler, balbutia-t-il, -en prenant le chemin de son bureau.</p> - -<p>Il allait lui rester en tout soixante-douze francs -et vingt centimes !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXVIII</h2> - - -<p>Très digne dans l’adversité immédiate, Fernand -avait fait bonne mine en public. Dans l’intimité, -il redevint homme ordinaire, et fut lâche et récriminateur. -Il pleura comme un enfant à qui on a -chipé des billes. Le pauvre pantin avait la ficelle -coupée. Il eut la mine d’un ministre qui a glissé -sur la fatale et inéluctable pelure d’orange.</p> - -<p>Il émit cette phrase maladroite et foncièrement -injuste :</p> - -<p>— Ah ! si j’avais été seul !</p> - -<p>Seul ! Pauvre petit ! La déchéance eut été plus -rapide, plus irrémédiable. Il était de ceux-là qui -ont l’air d’avoir du caractère parce qu’ils crient -très fort, sont autoritaires et brutaux ; au fond ce -sont des faibles, qui se brisent au moindre obstacle, -aussi fatalement que des pipes au tir de la -foire.</p> - -<p>Par contre, sa femme se montra armée pour la -lutte. Elle n’eût pas une seconde de défaillance. -Blanche Mésange s’avéra la femme romaine, forte -devant l’adversité, ou, plutôt, ce qui est mieux, -elle fut la parisienne vaillante et aimante qui sait -défendre farouchement son bonheur.</p> - -<p>Son bonheur, ô dérision ! Il se constituait de ce -rossignol sans voix, qu’était son mari, et de son -enfant chétif et fragile, joli et décoloré, semblable -à une plante automnale que l’initiale gelée guette.</p> - -<p>Sa force d’épouse et de maman étayait l’édifice -branlant de ces deux faiblesses. Rien ne la rebutait : -démarches pour reconquérir un emploi à -Fernand, auditions où on la rabrouait avec férocité, -se vengeant sur la pauvre, des triomphes de l’autre. -Son courage s’émoussait à des armures de -rosserie, à des murs d’hostilité.</p> - -<p>Mésange connut le chemin du Mont-de-Piété où, -un à un, ses bijoux furent engagés — plus facilement -que le chanteur désorbité.</p> - -<p>Lui, pendant ce temps, pérorait à la <i>Chartreuse</i>, -faisait la roue au milieu d’un état-major de marmiteux, -qui écoutaient ses jérémiades, à cause uniquement -des apéritifs, soldés sur le maigre argent -récolté au jour le jour, par la compagne stoïque -et agissante.</p> - -<p>Cela ne pouvait durer. Le linge intime avait -pris la même route que la quincaillerie dorée. -Encore quelques jours et c’était la famine à la -porte.</p> - -<p>Une veine arriva, comme un éclair dans la nuit.</p> - -<p>La nécessité de prendre un loyer infiniment -moins fort que celui qu’ils avaient au temps de la -direction, amena le ménage dans un modeste -appartement de cinq cents francs, rue du Château-d’Eau. -C’était laid, c’était sombre, mais ça ne -coûtait pas cher ; et là était l’important dans -l’instant.</p> - -<p>Dans l’immeuble même, était installée une minuscule -librairie, tenue par une grosse femme qui -portait, en étendard, le nom euphonique de Rouchoux : -Eudoxie la baptisait en surplus.</p> - -<p>La tenancière de la papeterie était une excellente -commère, ayant le cœur sur la main, comme -on dit dans le peuple, et qui, en outre, tenait -toujours la main large ouverte. Madame Rouchoux -était toute ronde. Tête ronde, yeux ronds, corsage -en bols de restaurant à bon marché, reposant -sur une taille en futaille qui, elle-même, s’appuyait -solidement sur la mappemonde d’une croupe hottentote. -Ronde en affaires, également. Et ses -affaires commerciales étaient multiples. Elle vendait -du papier encré, sous forme de journaux, et -du papier vierge pour les épistoles des petites -gens du quartier. De plus, elle louait des livres, -vendait des chansons, et, depuis quelques mois -seulement, en « éditait ».</p> - -<p>Paris, seul, réserve de ces surprises. Madame -Rouchoux, veuve d’un boucher, n’avait rien trouvé -de mieux, étant brouillée mortellement avec la -lexicologie et la syntaxe la plus élémentaire, que -de s’avatarier dans une profession qui, a priori, -semble comporter une certaine somme de connaissances -littéraires.</p> - -<p>Eudoxie Rouchoux était une grande liseuse -devant l’Éternel — le Très-Haut doit être imprimeur. — Elle -lisait tout : philosophes chloroformiques, -historiens inimaginatifs, romanciers psychologues -et Bourgetiques, feuilletonistes de -rez-de-chaussées, initiateurs aux crimes compliqués, -madame Rouchoux épelait également toutes -les feuilles publiques.</p> - -<p>C’était, sans conteste, la femme de France -ayant le plus lu de bouquins et les ayant le moins -compris. Alinéas géniaux, sottises imprimées, -tout cela glissait sur elle comme pluie sur waterproof.</p> - -<p>Pourtant ses lectures ne meublaient pas suffisamment -sa vie : Madame Rouchoux s’intéressait, -infiniment plus que le ministre de l’Agriculture, -au sport hippique.</p> - -<p>On ne vend pas impunément le <i>Jockey</i> et le -<i>Paris-Sport</i> sans être, un vilain jour, touché par -la grâce. Un gros rapport du pari-mutuel et les -yeux se dessillent. Avoir raté pareille aubaine, -c’est trop sot, on sera plus malin à l’avenir.</p> - -<p>La très respectable madame veuve Rouchoux -jouait aux courses.</p> - -<p>Elle y perdait avec une assez grande régularité, -d’ailleurs, ce qui ne la stupéfiait pas. Nous -avons affirmé, au surplus, que la dame Rouchoux -était éditeur de musique. Elle l’était. Quel bénéfice -aurions-nous à mentir ? Et puis ça n’est pas -dans notre caractère.</p> - -<p>Donc, elle éditait.</p> - -<p>Quoi ?</p> - -<p>Elle n’en savait trop rien. Un jour, un homme, -jeune encore et musicien par surcroît, était entré -en coup de vent dans son humble boutique et lui -avait tenu ce langage :</p> - -<p>— Madame, je viens de composer un chef-d’œuvre, -un vrai.</p> - -<p>— Ah !</p> - -<p>Ce fut tout.</p> - -<p>— Vous doutez, Madame Rouchoux ?</p> - -<p>— Moi ? s’exclama la libraire qui savait, pour -l’avoir lu — nécessairement, — qu’il ne faut pas -contrarier les monomanes.</p> - -<p>— Vous doutez parce que vous ne connaissez -pas mon œuvre. Vous allez l’entendre. Et il -l’entraîna dans l’arrière-boutique, où un piano -droit montrait ses dents agressives. L’instrument -suppliciaire servait à Mademoiselle Rouchoux, -fille de sa mère, que le Conservatoire de musique -guignait, d’ores et déjà.</p> - -<p>— Écoutez !</p> - -<p>La matrone s’injecta la trompe d’eustache d’une -marche entraînante et bien française, puisqu’elle -était un peu fraîche de réminiscences de Wagner -et de Verdi. « C’est que c’est que ça y était ! » -Elle avait le sens critique du populo. Quand le -musicien eut broyé sous ses doigts puissants -et mal lavés, une douzaine d’octaves, Madame -Rouchoux savait l’air et le chantait.</p> - -<p>— Ah ! il n’y a pas à dire, c’est enlevant et ça -aura un fier succès ! eut-elle la candeur de dire, -naïvement enthousiasmée.</p> - -<p>— Cette chanson, je vous la vends.</p> - -<p>— Ah ! bah ! à quel titre achèterais-je ? Je ne -suis pas éditeur, éditrice, éditeuse… je ne sais -pas comment on dit, bégaya l’infortunée libraire.</p> - -<p>— Ça n’a pas d’importance. Si vous étiez -éditeur, je n’aurais jamais songé à venir vous -trouver. Vous m’auriez volé sans vergogne. -Vous m’auriez offert généreusement deux louis -pour les paroles et la musique d’une chanson qui -rapportera ses petits dix mille francs. Je veux, -il me faut absolument deux billets de cent, l’huissier -est à mon huis ; sauvez-moi en vous enrichissant, -bonne et exquise, madame Rouchoux !</p> - -<p>Cet argument décida la brave femme. Elle -allongea la somme, bien décidée à ne considérer -ce débours uniquement que comme une avance, -un prêt. Le samedi qui suivit, Paulus chanta -<i>Le Trombone sentimental</i>. La salle trépigna -d’enthousiasme. Le lendemain un millier de gens -fredonnaient l’air approximatif de la chanson. -Les commissionnaires demandèrent à Madame -Rouchoux des exemplaires du succès ; elle se -décida à publier la machine. Elle gagna la forte -somme. A partir de ce moment, ce fut une ruée, -chez elle, d’auteurs inconnus et illustres, qui lui -liquidèrent des soldes, les raclures des tiroirs. -Elle mangea rapidement le bénéfice de sa première -opération. Cela, en somme, lui indifférait. L’ennui, -pour elle, consistait à ce que, prise dans le tourbillon -éditorial, elle n’avait plus le temps de -lire. Et puis, tous ces bougres qu’elle devinait -madrés, estampeurs, lui répugnaient. Toute la -gent chantonneuse lui tira une ou plusieurs -plumes. Cela devenait douloureux à la fin. Pourtant -elle ne lâchait pas pied encore, ayant conscience -de rendre service, de loin en loin, à un -bon diable, dèchard et talentueux. Parmi ceux -qu’elle considérait comme tels, était un nommé -Stéphane Griboul. Il possédait un talent très -réel ; malheureusement, ce talent ne fleurissait -qu’arrosé d’alcool. Un jour, pressé d’argent, il -bâcla sur le marbre d’un caboulot six chansons -quelconques. Un copain, musicien d’importance, -griffonna des notes là-dessous et le tout fut porté -chez la douce madame Rouchoux. Celle-ci résista -et, comme toujours, se laissa attendrir. Le musicien -surtout lui en imposait. Il tenait le grand -orgue dans une église aristocratique de Paris, ma -chère ! L’affaire fut conclue et la bonne femme -fut soulagée d’une assez jolie somme. Le soir, -quand sa fille rentra au logis, l’espoir du Conservatoire -fut mise en demeure de déchiffrer la musique -acquise dans la journée. Horreur ! Six fois -de suite elle moulut la Marseillaise ! Jamais on ne -s’était offert la tête de l’innocente madame Rouchoux -dans de pareilles proportions. Et c’était un -homme d’église qui avait fait cela. Donc la -libraire devint voltairienne et anticléricale à épouvanter -un rédacteur de la <i>Lanterne</i>.</p> - -<p>Elle n’eut plus qu’un désir : se débarrasser -de son fonds d’édition. Les coquins l’avaient -écœurée.</p> - -<p>Blanche Mésange, qui ne pouvait plus acheter -de livres neufs, en louait chez la mère Rouchoux -à deux sous le volume. Les deux femmes avaient -bavardé, s’étaient raconté leurs mutuels ennuis -et aussi leurs espérances. La marchande de papier -connaissait Fernand pour l’avoir entendu chanter -en ses jours de triomphe au <i>Colorado</i> ; Mésange -lui plaisait pour sa distinction et son courage -à la lutte pour la vie. Une idée assez ingénieuse -germa dans son cerveau à la suite de l’acquisition -de la sextuple Marseillaise. On la bernait -parce qu’elle était une pauvre femme illettrée, -sans défense devant les fausses larmes et la faconde -des astucieux auteurs ; monsieur Fernand -était un homme, lui, il savait écrire et composer. -Ça n’est pas à lui qu’on enfilerait l’hymne national -pour de l’inédit. Et puis, surtout, c’était un -moyen d’obliger ses nouveaux amis, avec discrétion, -sans les froisser. Oh ! cœur d’or ! jamais las -d’obliger autrui, tu ne méritais pas le coup de la -goualante de Rouget de l’Isle !</p> - -<p>Avec une timidité charmante, un matin que -Fernand prenait sur une pile son journal préféré, -madame Rouchoux l’interpella. Questions sur l’avenir :</p> - -<p>— On m’a promis quelque chose de très sérieux -pour bientôt, mentit-il avec un peu de rouge au -front.</p> - -<p>La libraire ne fut pas dupe du mensonge. Elle -savait par l’intermédiaire de Blanche Mésange -que la misère encreuse avait succédé à la gêne.</p> - -<p>— Voyons, monsieur Fernand, ne trichez pas -avec moi, je connais votre situation, j’adore votre -bébé et je veux essayer de vous être agréable. -Et, nettement, avec une jolie carrure, elle lui -offrit de prendre sa succession en tant qu’éditeur.</p> - -<p>— On me roule tous les jours que Dieu fait. Je -ne sais pas résister à ces monstres d’auteurs, ils -me mettront sur la paille. Vous, vous saurez tirer -parti des quelques rares bonnes choses que j’ai -en magasin, Oh ! il n’y en a pas lourd ! Avec vos -connaissances techniques, vous éditerez d’autres -histoires que vous saurez choisir avec discernement. -Ça vous tirera peut-être d’un mauvais pas ; -moi, ça m’obligera.</p> - -<p>Évidemment, l’idée séduisait Fernand. Il était -tout ému de l’aubaine et, surtout de la façon charmante -dont on la lui offrait.</p> - -<p>— Et de l’argent ?</p> - -<p>— Nul besoin : je ne vends pas, je donne. Si -vous réussissez, vous me dédommagerez.</p> - -<p>— Soit pour ce qui est édité, mais pour les -nouvelles œuvres à acheter et à publier ?</p> - -<p>— Mais j’y ai songé, parbleu ! Comme j’étais -trompée outrageusement, j’ai eu de la chance ces -jours derniers aux courses. J’ai réalisé un assez -gros magot sur un paroli qui devait craquer. Cet -argent, je le reperdrai, c’est sûr. Vous m’obligerez -en vous en servant et en le faisant fructifier.</p> - -<p>Cela était dit si gentiment que Fernand ne résista -pas à la tentation d’embrasser comme du -bon pain la maman Rouchoux. Il pleurait comme -une éponge.</p> - -<p>— Ah ! vrai, vous êtes une brave femme ! mais -si je ne réussissais pas ? tout est possible.</p> - -<p>— Nous nous consolerons en pensant que j’aurais -perdu le double à acheter quelques centaines -de « Chant du Départ » et autres « Marseillaises ». -Ah ! les monstres, ils vous dégoûteraient du -patriotisme ! C’est entendu, n’est-ce pas ?</p> - -<p>— Je ne suis pas Hippocrate, madame Rouchoux.</p> - -<p>Huit jours après, Fernand était éditeur.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXIX</h2> - - -<p>En elle-même, la vente des chansons n’était pas -mauvaise. Moins bonne pourtant que s’il avait pu -faire quelques créations sensationnelles, comme -autrefois. Mais les lauriers étaient coupés. On -n’allait plus au bois du triomphe.</p> - -<p>Quelques cachets de ci, de là, chez des gens du -monde qui payaient bien, mais n’apportaient aucun -appoint à la réputation du chansonnier-chanteur. -Des soirées aussi à Montmartre, dans des -boîtes subalternes qui suaient l’ennui et la faillite. -C’était tout. C’était peu.</p> - -<p>Blanche Mésange réconfortait Fernand de son -mieux.</p> - -<p>La comptabilité, chose neuve pour l’ancien -tailleur socialiste, le prenait tout entier. Maintenant -le « chanteur florentin » bedonnait légèrement, -s’embourgeoisait. Son unique rêve était de -« faire face à ses affaires ».</p> - -<p>Si ses anciens copains de la Maison du Peuple -l’avaient entendu, ils en auraient hurlé !</p> - -<p>Sans avoir publié de ces très grands succès, -qui font riche un éditeur en une année, il constatait, -non sans orgueil, que l’avoir et le doit s’équilibraient -à peu de chose près. Pourtant, trois -mille francs manquaient en caisse pour que sa -balance fût tout à fait exacte, mais ce vide allait -être comblé par l’appoint des sommes que la Société -<i>La Croûte de pain</i>, protégeant les intérêts -des auteurs, éditeurs et compositeurs de musique, -devait lui payer, au commencement du trimestre.</p> - -<p>Il avait édité quarante chansons. Il supputait -que cela devait lui donner, au bas mot, cinq mille -francs de droits pour sa part d’éditeur.</p> - -<p>Une fois de plus le pot au lait des illusions se -brisa sur la route.</p> - -<p>La veille d’une lourde échéance, on lui notifia -de la puissante Société que sa prétention n’avait -plus aucune raison d’être. Un statut adjonctif décidait -en effet qu’aucun éditeur nouveau ne serait -plus admis à émarger, s’il ne justifiait de la publication -de cinquante « œuvres » musicales (paroles, -musique, chant et piano).</p> - -<p>Ce fut le coup sourd. Fernand songea au suicide. -Qu’allait-il devenir ? Il se considérait comme -déshonoré du fait que des traites, acceptées par -lui, allaient rester impayées !…</p> - -<p>Ça, au moins, c’était drolatique, venant d’un ex-socialo -qui, dix ans auparavant, considérait presque -accomplir un acte admirable en « estampant » -ses fournisseurs, de pauvres diables de petits -commerçants, restaurateurs, hôteliers, cordonniers, -tous ceux-là, pitoyables et dèchards, qu’un -paiement tardif pouvait mettre sur la paille autrement -qu’au figuré.</p> - -<p>La ruine était irrémédiable. Quelqu’un lui suggéra -l’idée de liquider son fonds d’édition.</p> - -<p>— A qui ?</p> - -<p>— A Drulom, parbleu !</p> - -<p>— Jamais à cette fripouille.</p> - -<p>— Une fripouille qui a toujours de l’argent -libre et qui, seul, peut te tirer d’embarras.</p> - -<p>L’argument était sérieux. Mésange, elle, prétendait -qu’il fallait, stoïquement, attendre la liquidation -judiciaire. Ils n’avaient volé personne, -tous les auteurs avaient été payés intégralement. -Quelques fournisseurs devraient patienter : ils le -pouvaient, étant riches. Les sommes dues n’étaient -en somme que du profit qui se faisait attendre, -voilà tout.</p> - -<p>Fernand s’emporta. Déposer son bilan. Cette -idée le rendait enragé !</p> - -<p>Jamais ! Il aimait mieux, cent fois, bazarder -tout le fourbi. D’ailleurs la preuve était faite. Il -n’était pas commerçant pour un sou. Il se laissait -gruger par tout le monde. Mieux valait renoncer -et remonter sur les planches.</p> - -<p>Au fond il avait la nostalgie du tremplin. Il ne -se rendait pas compte que sa jolie voix d’antan -avait été rejoindre les neiges anciennes.</p> - -<p>Ces deux considérations le décidèrent : sauver -son honneur commercial et reparaître en -public.</p> - -<p>— Double sottise, lui dit amicalement Lourbillon, -appelé en consultation, plaque si tu veux, -mais garde-toi une poire pour la soif : tu as charge -d’âmes. Tu es marié ; de plus, tu es père. Tes -créanciers, en admettant qu’ils n’acceptent pas -de te donner du temps, ce qui n’est pas du tout -probable, ne peuvent t’exécuter comme cela tout -de suite ; tu obtiendras ton concordat ; tes livres -font la preuve de ta bonne foi ; tu n’as pas fait la -fête avec leur argent, n’est-ce pas ? Tu pourras -continuer, tu complèteras tes cinquante chansons -et, cette fois, les citoyens de <i>La Croûte de -pain</i> ne pourront plus te refuser comme sociétaire.</p> - -<p>— Oui, mon vieux, tu parles comme un livre -doré sur tranche, seulement au moment de mon -admission possible, les premières chansons qui -constituent mon fond, auront cessé de plaire, -elles ne rapporteront plus un rond de droits, et -ça sera un joli cadeau à faire à un enfant que le -montant des sommes réparties !</p> - -<p>— Qu’est-ce que tu me racontes là ? s’exclama -le naïf Lourbillon, mais l’argent encaissé par la -société t’appartient ! on t’en doit compte !</p> - -<p>— Tu crois ? Pauvre ! <i>La Croûte de pain</i> -ne doit et ne donne de raisons à personne.</p> - -<p>— Je comprends très bien que, ne t’ayant pas -encore admis parmi eux, ils se refusent à toucher -pour toi ta part, mais ayant perçu, qu’ils -conservent le tout, voilà qui est raide, par -exemple !…</p> - -<p>— Oui, mais… qu’est-ce que tu veux y faire ?</p> - -<p>— Moi, rien, bien sûr. Pourtant il me semble -que si tous les intéressés s’avisaient de protester, -ils auraient tout de même gain de cause.</p> - -<p>— Cela est certain. Seulement les auteurs débutants, -les éditeurs peu fortunés se détestent -entre eux, se jalousent à s’assassiner, ce qui fait -que l’ingénieux Louchard, l’agent général, en -prend à son aise et ne paye que contraint.</p> - -<p>— Et l’on tolère cela en haut lieu ?</p> - -<p>— En haut lieu, comme tu dis, on s’en contre-fiche.</p> - -<p>— Pourtant il s’agit de millions, dérobés à des -pauvres diables ; ça vaudrait la peine !</p> - -<p>Il y avait beaucoup d’exagération et un peu -de vérité dans la diatribe de l’éditeur mécontent.</p> - -<p>Fernand prit la résolution d’aller rendre visite -à Drulom, bien que le personnage lui inspirât -plutôt de la répugnance.</p> - -<p>Drulom, agent lyrique et éditeur de musique, -habitait rue Paradis-Poissonnière un appartement -spacieux, au deuxième étage d’une maison d’apparence -cossue. L’immeuble était habité bourgeoisement, -sauf les boutiques louées à un fabricant -de porcelaine et un commissionnaire en -marchandises. Le propriétaire n’aimait pas le va -et vient commercial ; il ne tolérait au-dessus que -l’exploitation Drulom. Pourquoi ? Simplement -parce que Drulom était, comme par hasard, l’heureux -possesseur de ces six étages à gros rapport.</p> - -<p>Drulom, ex-comique de café chantant, n’était -pas un personnage ordinaire. Ancien élève de -l’École des Mines, chassé un jour pour avoir dérobé -à ses camarades de menus objets : livres, bijoux, -il était allé échouer dans un beuglant de faubourg. -Il sut se débrouiller tout de suite. Ses appointements -étaient plus que modestes, il les allongea -en prêtant sur gage à ses confrères mâles et -femelles.</p> - -<p>Le taux était usuraire, on s’en doute. Il amassa -à ce genre d’opérations un assez joli pécule. Loin -de le dilapider, il décida de le faire fructifier. Ses -succès comme chanteur étaient minces ; il en -sécrétait du fiel et de la bile, car il était vaniteux, -bien qu’il affectât la simplicité.</p> - -<p>Un jour, il lâcha son music-hall pour s’établir à -la fois agent lyrique et éditeur. — Son principal -fournisseur fut lui-même. — Comme ça, il n’eut -pas, au début, de raison de se plaindre de la qualité -de la marchandise. Ses chansons en valaient -bien d’autres. Néanmoins il ne visa pas au succès. -A quoi bon ? les couplets qui lèvent le rideau -touchent les mêmes droits que le gros succès.</p> - -<p>Il fit engager, pour des prix doux, des figurantes -de revues, des petites femmes qui chantaient comme -des portes mal graissées, mais qui possédaient -des ressources par ailleurs. Un contrat sous seing-privé -obligeait ses clientes à ne chanter que ses -œuvres. A ce trafic il gagna beaucoup d’argent. -Inutile de dire qu’il se réservait la plus grosse -part sur les engagements. — Jusque-là, rien que -de licite ou à peu près. Ça le devint moins du jour -où, pour donner plus d’extension à son petit -commerce, il fit passer des notes dans des journaux -spéciaux, où il demandait des jeunes filles ayant -un peu de voix et se destinant à la carrière lyrique. -Elles accoururent en foule, les mignonnes cigales -parisiennes et provinciales. En quinze jours, -l’habile homme vous confectionnait une gambilleuse, -une diseuse, une romancière à l’usage des -villes de garnison. Quelques-unes de ces artistes -improvisées n’avaient pas toujours atteint leur -quinzième année. Ça, c’était du nanan. Drulom -s’en pourléchait les babines.</p> - -<p>Il avait des exigences de pacha, et les fillettes -des complaisances d’odalisques. Il fallait vivre ! -La nécessité n’était pas toujours le moteur de ces -vocations. La vanité, le désir de s’exhiber sur les -planches, l’espoir de faire sa pelote dans le pelotage, -lui amenaient un solide contingent de filles -pubères, ou presque.</p> - -<p>Drulom avait une face immonde de prêtre -défroqué. Rien que sur sa mine on aurait dû l’incarcérer. -Le vice transsudait par tous les pores -de son sinistre individu. Lèvres minces et décolorées, -front bas et fuyant vers un crâne déprimé, -tout concordait à le rendre hideux. Pourtant, c’était -l’homme le plus aimé de Paris. Pouah ! des virginités -vraies s’offraient à ce monstre pour un -engagement dans un bouiboui de chef-lieu d’arrondissement -où, neuf fois sur dix, la scène n’était -que l’antichambre de la prochaine maison close !</p> - -<p>L’ingénieur manqué pratiquait sans vergogne -la traite des blanches. Tout le monde le savait, -nul ne s’en inquiétait. La Préfecture de police -fermait les yeux. Certains affirmaient que Drulom -n’était pas uniquement agent lyrique et qu’il rendait -des services à la maison du coin du quai.</p> - -<p>En arrivant rue Paradis, Fernand fut reçu par -une vieille dame à mine de « douairière qui a eu -des malheurs ». Bonnet de dentelles à rubans, -anglaises tirebouchonnantes.</p> - -<p>— Vous désirez, monsieur ? questionna l’introductrice -aux façons respectables.</p> - -<p>— Entretenir M. Drulom d’une opération qui -peut l’intéresser.</p> - -<p>— M. Drulom, monsieur, est très occupé ; je -pourrais peut-être le suppléer ?</p> - -<p>— C’est pour la vente d’un fonds d’édition, du -mien, balbutia Fernand, intimidé par les grands -airs de la garde-vestibule du visqueux Drulom.</p> - -<p>— Comment vous nommez-vous ?</p> - -<p>— Fernand, le chanteur.</p> - -<p>— Oh ! parfaitement, monsieur. Je vous connais, -de réputation du moins, fit-elle en baissant -pudiquement les yeux pour bien marquer qu’elle -n’allait pas au concert. Je vais avertir M. Drulom, -il sera très heureux de vous recevoir.</p> - -<p>Sortie de la vieille. Quelques minutes après, -réapparition de sa figure respectable et prière au -visiteur de l’accompagner.</p> - -<p>Fernand fut introduit dans un cabinet de travail -d’une très belle tenue qui jurait avec la profession -proxénétique du maître de céans : large -bureau Louis XVI aux bronzes sobres finement -ciselés ; sièges solides et hospitaliers ; bibliothèque -garnie de livres modernes, choisis avec -discernement. Sur la cheminée une pendule monumentale, -de style scrupuleusement approprié.</p> - -<p>Drulom était certainement une canaille, mais -sûrement aussi son intellectualité était supérieure -à celle des faiseurs de sa profession. Cet ingénieur -manqué était ingénieux : il n’ignorait pas -que le cadre en impose aux simples. C’est dans ce bureau-salon -qu’il décidait les jouvencelles à entrer -dans la carrière lyrique et, par surcroît, -quand il était d’humeur galante, dans sa chambre -à coucher.</p> - -<p>Il se rua vers le visiteur, la main tendue largement ; -une main aux doigts spatulés de chourineur.</p> - -<p>— Comment, vous ! Ah ! je suis heureux. Madame -m’a dit en deux mots ce qui vous amenait. -Je ne demande pas mieux que de vous être -agréable. Dame ! entre confrères !</p> - -<p>Fernand eût un sursaut de dégoût. Ça, un confrère ! -ah ! non ! par exemple ! Enfin, il fallait -avaler la couleuvre.</p> - -<p>— Je suis décidé, ne trichons pas, obligé de -céder mon fonds d’édition. Êtes-vous disposé à -racheter ?</p> - -<p>— Pourquoi pas ? Vous avez quelques machinettes -qui ne sont pas mauvaises, puisqu’elles -sont de vous, ajouta-t-il avec un sourire plein de -sous-entendus. Si vous n’avez pas d’exigences outrées, -nous nous entendrons, aisément. Combien -avez-vous de chansons éditées ?</p> - -<p>— Quarante ?</p> - -<p>— Parues depuis combien ?</p> - -<p>— Trois mois.</p> - -<p>— Et vous lâchez au moment de la répartition ?</p> - -<p>— On refuse mon admission à la société.</p> - -<p>— Ah ! oui, c’est vrai. Le statut obstructif qui -exige cinquante chansons. Pourquoi ne pas publier -les dix dernières ? Vous seriez en règle.</p> - -<p>— Je n’ai plus d’argent, avoua, non sans dignité, -Fernand. — Ensuite en aurais-je — il avait -pressenti le : on en trouve — je suis las, j’ai -conscience de ne pas être taillé pour ce métier ; -je désire céder.</p> - -<p>— Combien ?</p> - -<p>— Dix mille francs.</p> - -<p>— Eh bien ! mon petit, pour un garçon qui -avoue de ne pas être organisé pour le commerce, -vous ne vous embêtez pas.</p> - -<p>— C’est ce que ça m’a coûté à publier.</p> - -<p>— Mauvaise raison. Je vais vous donner -cinq mille francs ; et encore, parce que c’est -vous !</p> - -<p>Drulom fit le geste auguste du financier qui -ouvre le tiroir de sa caisse pléthorique.</p> - -<p>— Vous m’étranglez.</p> - -<p>— Je vous comble. Nous signons demain. Mais -en attendant, comme je connais la vie, que, parfois, -vingt-quatre heures peuvent être désastreuses, -voici votre argent ; donnez-m’en décharge. -Et, vous savez, je n’exige pas que vous -m’ayez de la reconnaissance. Vous pourrez dire -que je suis une immonde crapule à tout le monde, -en sortant d’ici : voilà qui ne me gêne pas dans les -entournures.</p> - -<p>Fernand signa d’un paraphe nerveux, sans un -mot de protestation. Il avait hâte d’en finir. Déjà -l’argent en poche, il se retirait, après un salut -court, quand Drulom l’arrêta :</p> - -<p>— Et maintenant, qu’allez-vous faire ?</p> - -<p>— Mon métier, chanter.</p> - -<p>— Où ?</p> - -<p>— Je trouverai.</p> - -<p>— Hum ! Ça sera dur. Voulez-vous faire un -tour en province ? Cela vous reposera. Et voyez -comme aujourd’hui je suis de bonne composition, -je vous engage pour trois mois ; j’engage également -votre femme, la petite Mésange.</p> - -<p>— Les conditions ?</p> - -<p>— Huit cents francs par mois globalement, -pour ménager les susceptibilités de chacune des -parties.</p> - -<p>Tout cela jovial, gai, qui aurait été d’un brave -homme, sans le facies du criminel qui blague ses -victimes.</p> - -<p>Fernand ne discuta pas, il considérait cette -offre comme une aubaine. Il partit réconforté !</p> - -<p>Drulom valait décidément mieux que sa réputation.</p> - -<p>L’auteur-compositeur-éditeur-usurier se malaxait -les paumes en signe de joie. Il venait de -faire une fructueuse affaire et de se donner les -apparences d’un bienfaiteur. Cela lui arrivait -souvent. Oh ! ça n’était pas un paresseux, celui-là.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXX</h2> - - -<p>Et ce fut, d’abord, l’exode en province, là-bas, -à Rouen.</p> - -<p>Ce phénomène s’était produit, Fernand chantait -toujours d’une façon charmante, phrasant à -la perfection et ne détonnant jamais, mais sa voix -ne passait plus la rampe, elle était comme -« fanée ». Et tout de suite, ce fut une grosse désillusion -pour les habitués des Folies-Bergère et -de l’Ile-Lacroix, que ce numéro parisien, qui devait -être sensationnel et qui resta en grisaille.</p> - -<p>Blanche, elle, semblait devoir passer inaperçue, -comme toujours. Infortunée Mésange, -c’était son destin. Au contraire, ce fut elle qui -sauva la situation : si elle ne décrocha aucun -bravo pour son talent, elle obtint un véritable -triomphe de jolie femme. Elle atteignait alors sa -trente-cinquième année — avouée — et la plénitude -de son charme de blonde grasse. Le manager -trouva donc, tout de suite, son profit dans la -combinaison. Si la salle boudait aux roucoulements -périmés de l’ex-irrésistible chanteur, la -partie masculine de l’assistance s’enflammait fort -passionnément devant le décolleté de la divette, -savoureuse comme un fruit mûr à point.</p> - -<p>Certains soirs, toute la jeunesse riche de Rouen -traversait la Seine et venait applaudir Mésange. -Pour tout factice que fût, cet enthousiasme de -snobs, il ne laissa pas que d’être fort agréable à -celle qui en était l’objet et qui avait rarement été -à pareille fête. Ces applaudissements, au contraire, -suppliciaient Fernand, qui n’en connaissait -plus que de moins en moins la douceur pour -lui-même.</p> - -<p>Juste retour ! Ce qu’autrefois Mésange souffrait -dans sa vanité cabotine froissée, l’ancien -triomphateur le subissait à présent, endolori à en -crier ; chacun son tour ! Mais, lui, fut plus injuste, -étant au fond moins aimant, plus gâté aussi, car -il sied d’excuser bien des choses. Il se considéra -comme ridicule et se sentit offensé. Des scènes -éclatèrent. Le soir, il se plaignait avec fiel et -amertume.</p> - -<p>Mésange, vexée et blessée, répliquait non sans -hauteur.</p> - -<p>— Tu me fais jouer un rôle au moins bizarre ! -déclarait-il.</p> - -<p>Elle ripostait :</p> - -<p>— Je ne comprends pas bien.</p> - -<p>— Tous ces olibrius qui tournent autour de -toi, qui t’envoient des bouquets avec leurs cartes -et des bonbons avec des billets doux, me donnent -l’apparence d’un Sganarelle ou, ce qui est pire, -d’un mari complaisant !</p> - -<p>Mésange s’emportait :</p> - -<p>— Ce que tu dis là est stupide ! Est-ce que je -suis cause du succès qui me vient ?</p> - -<p>— Sûrement, que tu n’en es pas cause ! Et -puis il est propre, ton succès ! Si tu t’imagines, ma -petite, que c’est ta voix qu’applaudissent ces imbéciles !</p> - -<p>Les disputes allaient parfois très loin. Puis, la -nuit, qui porte conseil, remettait la paix dans le -ménage ; mais le lendemain, dès les chandelles -allumées, aux premières acclamations saluant le -corsage de Mésange, Fernand, de nouveau, entrait -dans des rages folles. Quand son tour de -chant arrivait, la face bilieuse et méprisante, il -jetait à l’orchestre des chansons violentes et récriminatives, -des chansons de lui, ses chansons -<i>pour l’Idée</i>, socialistes et libertaires, qui n’étaient -pas au programme et où il déchargeait son âme ! -Les autres, l’ennemi, le public, les gens en habit -se sentaient visés. Que diable ! ils avaient payé -pour s’amuser et non pour supporter un cours de -collectivisme hostile ! Et des scandales se déchaînaient :</p> - -<p>— Hou ! hou ! autre chose !</p> - -<p>Cependant les galeries supérieures rigolaient.</p> - -<p>— Vive la Sociale ! A bas les aristos !</p> - -<p>— A la porte, l’anarchiste ! ripostaient ceux des -fauteuils.</p> - -<p>Grabuge.</p> - -<p>Le directeur dut bientôt redouter les conséquences -des algarades de ce pensionnaire compromettant. -Du commissariat central, il reçut -des avertissements motivés ! Le dénouement de -tout ceci, fut que la saison suivante, l’engagement -de Fernand et de Mésange ne fut pas renouvelé à -Rouen.</p> - -<p>Alors, l’existence, pour le couple, se continua -pareille, d’année en année, de ville en ville. Pleurs -et grincements de dents, décadence, en somme, -lente encore, mais sûre. Les fréquentes réconciliations -sur l’oreiller après les querelles dans la -coulisse amenèrent, un vilain matin, un double -résultat, désastreux dans le précaire de la situation : -Mésange accoucha de deux jumeaux. Ce -fut le commencement de la fin de sa beauté. Elle -y perdit sa taille et son teint.</p> - -<p>Ces jumeaux, au reste, ne vécurent point. Ils -ne furent que de la douleur qui passa. La chose -s’était produite à Lyon. Les deux petits êtres — qu’est-ce -qu’ils étaient venus faire au monde, -ceux-là ? — furent enterrés au cimetière des Brotteaux, -abandonnés là pour toujours.</p> - -<p>Cependant, d’étape en étape, le caractère de -Fernand s’aigrissait. Non que la province ne lui -payât pas encore un bon prix ses vocalises. Mais -tant de théories mal digérées lui restaient sur -l’estomac. Il avait mal à son orgueil et la bile en -mouvement. Une fois, à Lille, une grève des -ouvriers du fer ayant éclaté, Fernand, sollicité -d’aller « en pousser quelques-unes » dans les -meetings, accepta avec frénésie, et au cours d’une -manifestation, se fit arrêter, comme il portait le -drapeau rouge, en tête d’une colonne de sans-travail.</p> - -<p>Le petit Robert, sorti de chez des paysans où -on l’avait gardé pendant quelque temps, suivait -maintenant ses parents dans leurs pérégrinations, -couché à la diable, nourri au hasard. Ce fut en -l’amenant par la main — (pauvre mioche, marchant -à peine) — au général commandant les -troupes mobilisées pour la répression du mouvement -émeutier, que Mésange obtint la mise en -liberté de son mari, dont l’affaire pouvait se gâter -tout à fait, car il y avait eu rébellion, injures aux -agents, et toute la lyre !</p> - -<p>Enfin, un jour, à Péronne, où ils étaient embauchés -pour trois mois, un jour d’hiver, une lettre -arriva tout à coup, à Fernand, une lettre dont -l’adresse avait été tracée par une main défaillante -et qui disait :</p> - -<blockquote> -<p class="ind">« Mon petit Fernand,</p> - -<p>» Si toi et Mésange voulez me voir encore vivant -pendant quelques minutes, prenez vite le train. -Il n’est que temps. Car je meurs. Je vous embrasse. -Votre vieux camarade.</p> - -<p class="sign">» <span class="sc">Lourbillon.</span> »</p> -</blockquote> - -<p>— Nous ne pouvons pas le laisser tout seul ! -s’écria Fernand.</p> - -<p>— Non, bien sûr. Pauvre Lourbillon ! s’éplora -Blanche.</p> - -<p>Le soir même, ils partirent pour Paris.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXXI</h2> - - -<p>C’était un 12 décembre, le matin, par un froid -terrible, et le jour pas encore levé.</p> - -<p>Le garçon de garde de l’hôtel Saint-Vincent, -rue saint Vincent, à Montmartre, dormait encore, -jeté tout habillé sur le lit pliant disposé dans le -bureau d’entrée, quand des coups de poing précipités -furent frappés, du corridor, sur le carreau -crasseux de la porte vitrée.</p> - -<p>— Qui est là ? interrogea l’homme au tablier, -réveillé en sursaut. Et sautant du lit, il atteignit, -d’un geste machinal d’habitude, la bougie d’un -bougeoir. Il bougonnait, debout avec peine, les -yeux gros et brouillés du somme interrompu, -saisi par la température glaciale ; et tout en tâtonnant -de l’allumette la mèche charbonneuse, il répéta :</p> - -<p>— Qui est là ?</p> - -<p>— C’est moi, Gaselin, le balayeur, vous savez -bien.</p> - -<p>— Ah ! bon, attendez, j’ouvre. Et qu’est-ce -qu’il y a de cassé ?</p> - -<p>Le bruit d’une clef tourna dans la serrure. Le -balayeur dit au garçon, apparu au seuil du bureau, -la figure fantastiquement éclairée par les sursauts -de sa lumière, qui dansait dans ses mains grelottantes, -pendant qu’il claquait des dents :</p> - -<p>— Il y a que le vieux du 37, mon voisin, doit -être en train de passer. Il râle depuis minuit ; -j’ai eu beau taper dans le mur, il n’a pas répondu.</p> - -<p>— Bon Dieu de bon Dieu ! quelle tuile ! Il ne -manquait plus que ça ! C’est le patron qui va faire -une poire !</p> - -<p>— Vous devriez y monter. Moi, vous comprenez, -il faut que je parte à mon travail !</p> - -<p>Le garçon haussa les épaules :</p> - -<p>— Vous en avez de bonnes, vous ! Qu’il attende ! -Tout à l’heure il fera clair.</p> - -<p>— Enfin, vous voilà prévenu. La porte, s’il vous -plaît.</p> - -<p>Le cordon fut tiré, et, par l’huis ouvert, une cinglée -de neige et de bise s’allongea dans le couloir.</p> - -<p>— Brrr ! fit le garçon, c’est pas un temps à aller -chercher le médecin. Je vais finir ma nuit. Tant -pis.</p> - -<p>Il rentra dans son antre, se recoucha sur ses -paillasses et souffla la bougie.</p> - -<p>Vers sept heures et demie pourtant, comme une -aube jaunâtre pâlissait à la croisée, le garçon se -décida à grimper voir « de quoi il retournait ». Justement -le père Gaselin rentrait, sa besogne terminée, -et les deux hommes gravirent de compagnie -l’escalier gluant et fétide de l’hôtel.</p> - -<p>— Alors, vous croyez que le vieux du 37 va -perdre le goût du pain ? demanda l’employé du -garni. Le balayeur répondit :</p> - -<p>— Je crois bien qu’il l’a perdu depuis beau -temps. Voilà bien huit jours qu’il n’est pas sorti. -Et qu’est-ce qu’il a mangé de la semaine ? Il n’a -pas un rond ! C’est malheureux, tout de même !</p> - -<p>— Qu’est-ce que vous voulez, mon père Gaselin, -c’est comme ça. On vit de privations jusqu’à -ce qu’on en crève.</p> - -<p>— Et puis, vous savez, très fier avec ça ! Avant-hier -je suis entré dans sa chambre. Il était au -pieu, avec la fièvre et des yeux d’affamé. Je lui -ai demandé s’il avait besoin de quelque chose : -« Oui, qu’il m’a dit, vous seriez bien chic de mettre -cette lettre-là à la poste, puisque moi, je garde -l’appartement ! » Et il m’a tendu une enveloppe -avec les trois sous pour le timbre. Comme je ne -voulais pas des trois pétards — n’est-ce pas ! je -sentais que c’était le fond de sa bourse ! — il a -insisté : « Si, si, mais, eh bien ! quoi donc ? Je -ne suis pas un mendigot, moi ! j’ai des économies ! »</p> - -<p>— Et c’était pour qui, cette lettre ?</p> - -<p>— Pour un nommé Armand, Fernand, quelque -chose comme ça, artiste lyrique !</p> - -<p>— A Paris ?</p> - -<p>— Non ; en province, je ne sais plus la ville ; -tout ce que je sais, c’est que c’est parti dans la -boîte des départements.</p> - -<p>Ils étaient arrivés tout en haut de l’immeuble, -et s’arrêtaient devant une porte, la dernière au -fond d’un boyau sombre et nauséabond.</p> - -<p>— Entendez-vous ? fit Gaselin en baissant la -voix.</p> - -<p>— Oui, mais on dirait qu’il cause ! chuchota le -garçon.</p> - -<p>On percevait en effet, interrompant le rauque -et sinistre soufflet du râle, des éclats de mots, des -lambeaux de phrases… des ricanements même. -Puis le râle recommençait.</p> - -<p>— Il va peut-être mieux ! hasarda le balayeur -avec doute. La porte était fermée de l’intérieur, et -nulle réponse ne fut faite quand on eut frappé. -Mais le garçon avait une double clef. Il ouvrit et -entra. Gaselin le suivit.</p> - -<p>Le spectacle était lugubre. Un cabinet mansardé, -éclairé par une fenêtre à tabatière dont le -châssis en ce moment couvert de neige laissait à -peine entrer la lumière ; pour plancher, un carrelage, -défoncé en dix endroits, et, pour cloisons, -des murailles lépreuses le long desquelles l’humidité -avait décollé les restes d’un papier qui retombait -en lambeaux déchirés. Pour tout mobilier, -une chaise, une malle défoncée et un pot à eau -égueulé.</p> - -<p>Au fond de ce cabinet, il y avait un lit de fer, -et dans ce lit un homme, un vieillard, un mourant : -Lourbillon !</p> - -<p>Étendu sur le dos, la nuque sur un traversin -sans oreiller, Lourbillon, les yeux grand ouverts -et fixés au plafond, les mains allongées à plat, -prononçait des paroles sans suite, avec une volubilité -inconsciente. Il était d’une maigreur affreuse. -Ses lèvres rentrées dans sa bouche sans -dents, ses joues enfoncées entre les maxillaires -décharnés, faisaient plus saillante l’arête du nez, -aiguisé et comme transparent. Les rotules de ses -genoux et le bout de ses orteils pointaient sous -le drap élimé qui semblait recouvrir la rigidité -d’un cadavre.</p> - -<p>Le garçon et le balayeur s’étaient figés sur le -seuil.</p> - -<p>— Eh bien ! — tonitrua tout à coup derrière -eux une grosse voix cordiale et canaille — est-il -transportable, le bonhomme ?</p> - -<p>C’était le patron du garni, M. Crampart, l’honorable -et patenté propriétaire de l’« Hôtel Saint-Vincent ». -Il regarda un instant son locataire, -haussa les épaules d’un air de mauvaise humeur, -puis, prenant son parti, il dit avec la rondeur -brutale, non exempte de sensibilité, de l’ancien -commis boucher qu’il était :</p> - -<p>— Pauvre vieux ! mieux vaut pour lui claquer -tranquillement ici que d’être trimballé à l’hôpital -par le temps de chien qu’il fait ! Auguste, va -chercher un médecin, et au trot !</p> - -<p>Le garçon grommela :</p> - -<p>— Un médecin, pourquoi faire ?</p> - -<p>— Le fait est !…</p> - -<p>— Ça serait comme un cautère sur une jambe -de bois !</p> - -<p>— Il est au bout du rouleau ! appuya le balayeur -qui s’était approché du grabat.</p> - -<p>— Le médecin des morts suffira bien ! conclut -Auguste, ravi de la course épargnée.</p> - -<p>Lourbillon, toujours immobile, s’était tu, et le -râle reprit rythmique.</p> - -<p>— Messieurs, déclara brusquement l’hôtelier, -si vous aimez entendre ça, restez ici. Moi, je me tire.</p> - -<p>Et M. Crampart prit la porte, suivi, du reste, -immédiatement par Gaselin et Auguste.</p> - -<p>Lourbillon, en agonie, resta seul.</p> - -<p>Il y avait cinq ans à peu près que le malheureux -logeait dans ce garni de dernier ordre, où -sa situation, selon les déchéances successives de -son destin, avait suivi, comme dans l’immortel -roman de Balzac, la même voie descendante que -le père Goriot à la pension Vauquer.</p> - -<p>Descente qui était une montée en même temps, -puisque, à mesure qu’il s’enfonçait d’un degré -dans la misère, il gravissait, d’un étage, le calvaire -puant qu’était en son ensemble l’« Hôtel -Saint-Vincent ».</p> - -<p>Au commencement, Lourbillon, vivace encore, -jovial et « rigolo », bien qu’attristé de la décadence -de plus en plus stupide de la fortune des Fernand, -avait loué la plus belle chambre de la maison. -Il avait gardé des relations, trouvait de ci, de là, -quelques cachets à faire, en banlieue, un camarade -pour lui payer la bleue, chaque soir, au -« Café Français », et le crédit pour la croustille, -chez nombre de marchands de vins qu’égayaient -sa verve cocasse, et ses souvenirs, et ses grimaces -de vieux lutteur de la foire aux chansons.</p> - -<p>Puis, Fernand et Mésange travaillaient en -province, c’est vrai ; mais dans la bonne province -et chez des impresarios sérieux : Lyon, Bordeaux, -Marseille, Montpellier, Toulouse, et n’oubliaient -pas leur ami, les jours de paie. En sorte qu’assez -régulièrement un mandat-poste venait égayer -l’ancien comique, rapide à se précipiter au guichet -pour en signer l’acquit.</p> - -<p>Mais le temps coula. Les charges de Fernand, -là-bas, aux quatre coins de la carte de France, -augmentaient parallèlement à la diminution de -ses ressources. Le ménage ne chantait plus -que dans des villes moins importantes. De plus -en plus rarement, il touchait barre à Paris. Les -mandats-poste s’espacèrent, puis furent supprimés. -Hélas ! la vie devenait trop dure, et Lourbillon -s’installa dans une chambre moins chère.</p> - -<p>Il fallait cependant la payer, cette chambre-là. -Et Lourbillon tenta des prodiges. Mais en vain. -On le revit à la <i>Chartreuse</i>, implorant une matinée -de quarante sous, de vingt sous, n’importe -où. Personne ne lui tendit la perche. Voûté, -catarrheux, édenté et presque chauve, il effrayait -les courtiers marrons. Ce comique portait le -diable en terre. Au bout de quelques mois, fatigué -de n’être point payé, M. Crampart donna le -choix à cette épave de l’art, ou d’être mis purement -et simplement à la rue ou d’accepter sous -les combles — et par charité — la sorte de cellule -abjecte qui portait le n<sup>o</sup> 37. Lourbillon -accepta.</p> - -<p>Encore fallait-il solder le prix misérable de ce -taudis, et manger quelquefois. Lourbillon fut -celui qui, sous un chapeau cabossé, vêtu de -loques et chaussé de trous, se présente devant -les terrasses des cafés, concurremment aux -hommes de bronze, aux camelots de cartes transparentes -et aux acrobates du pavé ; celui qui, -d’un organe dont on ne sait si l’alcool ou la -phtisie ont creusé les cavernes, annonce : -« L’Éden-purée » et se hâte aussitôt, vite, vite, -avant l’arrivée des sergents de ville, d’érailler -une chanson qui lui confère le droit de tendre aux -consommateurs, une coquille Saint-Jacques hospitalière -aux gros sous.</p> - -<p>Lourbillon fut celui qui, la nuit, soupe d’une -soupe de dix centimes aux Halles, et déjeune — déjeuner -dînatoire — à neuf heures du matin -d’un restant de gamelle à la grille des casernes.</p> - -<p>Mais la vieillesse implacable venait. Sa carcasse -usée ne tenait plus sur ses jambes rompues, -et un soir, il se coucha pour ne plus se -relever. Il lui restait quinze centimes. Il les consacra -à affranchir une lettre à Fernand, et ce -fut son suprême acte conscient.</p> - -<p>Et, à présent, seul, raidi sur sa couche crasseuse, -dans la pénombre sale de ce bouge sans -air, sous la neige étouffant sa vitre, le ventre -creux, le cerveau vide, Lourbillon entrait en -agonie.</p> - -<p>Le râle s’arrêta tout à coup. Et très distinctement, -cette phrase retentit :</p> - -<p>— Mon rasoir ! Voyons, mes enfants. Je ne -peux pourtant pas chanter devant le Tsar avec -une barbe de huit jours ?</p> - -<p>Ses doigts de squelette se promenèrent sur ses -joues creuses, où, en effet, le poil avait poussé -depuis peu, et d’un accent irrité le moribond reprit :</p> - -<p>— Mon rasoir, voyons ! ma petite Mésange. -Vous savez bien que c’est une question d’avenir -pour moi. Si je réussis, ça y est. Le Tsar m’emmène -en Russie ! Vive la joie et les pommes de -terre frites ! A nous les troïkas ; mais il faut que -je me rase. J’ai la barbe très forte, moi !</p> - -<p>Il chanta :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">O mon Fernand, tous les biens de la terre…</div> -</div> - -<p>Il s’interrompit. Le râle siffla de nouveau dans -sa gorge, puis il cria :</p> - -<p>— Cette perruque-là ! oui ! celle-là, la noire ! -Elle va bien à mon genre de beauté. Mon rouge ! -bon Dieu, où est mon rouge ? Lourbillon ? c’est -moi, parfaitement ! Ah ! c’est mon tour ! c’est -bon, c’est bon ! on y va ! La ritournelle, monsieur -le chef d’orchestre, je vous en prie.</p> - -<p>Le râle encore. Et soudain :</p> - -<p>— Hein ? ça marche ce soir ! Un public en or, -je vous dis !</p> - -<p>Il s’était dressé sur son lit, les bras brusquement -projetés en avant, un sourire crispé sur les -lèvres violettes. Et ses deux mains, rigides, claquèrent -tout à coup l’une contre l’autre, à plusieurs -reprises.</p> - -<p>Il clama :</p> - -<p>— Oui ! vous êtes bien gentils. Mais je ne sais -plus rien ! C’était la dernière… la… dernière !… -Ah !…</p> - -<p>C’était la dernière, en vérité. Le buste de Lourbillon -eut un sursaut brusque, puis il retomba en -arrière. Le cou frappa sur le fer du chevet qui -vibra sous le choc. Les bras s’abattirent, et soudainement, -dans un déclanchement hideux, la -mâchoire inférieure s’affaissa, laissant la bouche -béante. Les yeux écarquillés devinrent vitreux.</p> - -<p>Le râle avait cessé.</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Vers six heures du soir, Fernand et Mésange, -qui, au reçu de la lettre de leur vieux camarade, -avaient pris le train, sans rien entendre, ni les -objurgations de l’impresario, ni les menaces télégraphiées -de l’agent lyrique, averti, descendirent -de voiture à la porte de l’hôtel. Ils s’enquirent -bouleversés :</p> - -<p>— C’est au numéro 37. Montez, c’est tout en -haut ! Je ne vous accompagne pas, dit le garçon -en leur donnant une lumière.</p> - -<p>Oh ! l’horreur ignoble du bouge et l’épouvantable -bâillement du cadavre ! Tout de même, pieusement, -et avec des larmes sincères, Fernand et -Mésange rabaissèrent sur les prunelles mortes -les paupières de l’ami.</p> - -<p>Et là, devant ce pauvre corps, un subtil et -amer retour sur eux-mêmes emplit subitement -leurs âmes. Et Mésange murmura :</p> - -<p>— Lui, au moins, il aura eu quelqu’un pour lui -fermer les yeux, mais nous ?…</p> - -<p>Fernand, comme un écho d’angoisse et de doute, -répéta :</p> - -<p>— Ah ! nous !…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXXII</h2> - - -<p>Le lendemain, à la première heure possible, -sous la neige fondue qui continuait à tomber du -ciel sale sur le pavé gras, un misérable convoi, -sordide et hâtif, prit le chemin du cimetière de -Saint-Ouen. Avec les pauvres, les formalités ne -sont pas longues ! Un gueux de plus à la fosse -commune, plus vite c’est enfoui, mieux cela vaut ! -et les sollicitudes sociales ne font pas de zèle -pour si peu.</p> - -<p>Derrière le corbillard misérable des indigents, -Fernand et Mésange, à pied, suivaient -seuls. Et le cocher du véhicule, pressé de terminer -cette course peu lucrative, ne jugeait point — pour -un mort sans importance — urgent ni nécessaire -de marcher à pas comptés. En sorte que, -pataugeant dans la boue, les deux derniers amis -du trépassé, contraints, par moments, de presque -courir, sentaient, malgré le froid vif, la sueur -couler sur leurs visages que mouillaient déjà les -larmes.</p> - -<p>Seuls, Fernand et Mésange ? Non, pourtant, -pas tout à fait. Un troisième fidèle escortait -Lourbillon, porté dans les bras de la jeune femme, -hagard, plaintif, furieux et tout hérissé.</p> - -<p>C’était Taupin, un simple chat ! mais dont l’histoire -passait en mérite celle de bien des hommes.</p> - -<p>Taupin était un matou, tout noir, ras de poil -et haut sur pattes, et d’une noblesse de gouttière -incontestable. Il était pelé à la nuque, écorché au -râble et quelque peu excorié, car son tempérament -passionné lui avait valu de nombreuses -batailles et maintes blessures au champ d’honneur -et d’amour des toits parisiens.</p> - -<p>Depuis des années, il partageait le vivre et le -couvert, le logis et la table avec Lourbillon, et -ne quittait son maître que lorsque le démon de -la chair lui tressautait le long de l’échine.</p> - -<p>Alors, par la fenêtre en tabatière, l’œil phosphorescent -et la moustache en buisson de piques, -il s’échappait et ne revenait qu’amaigri, ensanglanté, -affamé, mais riche de quelques souvenirs -de plus.</p> - -<p>Des imbéciles, qui n’ont jamais observé les bêtes, -prétendent que les chats n’ont ni attachement de -cœur, ni reconnaissance des services rendus. Or, -voici ce qu’avait fait Taupin, le jour où Lourbillon -rendit au grand Tout son âme de cigale.</p> - -<p>Taupin était « en bombe » depuis près d’une -semaine. Cette fois, ce n’était pas seulement à -aimer qu’il cherchait dehors, c’était à manger -aussi, car c’est surtout de faim qu’était mort -Lourbillon, et là où il n’y a rien, les chats perdent -leurs droits, tout comme les rois.</p> - -<p>Il y avait une heure à peu près que Fernand et -Mésange étaient arrivés — trop tard — et qu’ils -veillaient, à la lueur funèbre de la bougie, le -corps inanimé qui se refroidissait là, quand tout à -coup sur la vitre du châssis de la fenêtre, un bruit -grinça, acharné et volontaire. On eût dit des -ongles qui travaillaient à déblayer la couche de -neige entassée sur le carreau. Et, en effet, Mésange, -ayant levé les yeux, aperçut bientôt deux -pattes noires et entre elles deux points verts, -flamboyants. C’était Taupin qui travaillait pour -rentrer chez lui.</p> - -<p>On lui ouvrit, et il se précipita sur le plancher — le -plancher de briques — où il demeura immobile -un instant, comme surpris de l’étrangeté de -la réception, de la présence de ces intrus, et d’un -il ne savait quoi d’inaccoutumé dans la couleur et -l’odeur des choses.</p> - -<p>Mais ayant aperçu sur le lit le profil rigide de -son maître et s’étant rendu compte que ces inconnus -n’étaient point des inconnus dangereux, -il sauta sur la poitrine de Lourbillon et ronronna -tendrement, non sans lui détacher sur le visage de -petits coups de patte de velours affectueux.</p> - -<p>Toute la nuit, il resta ainsi. De temps en temps, -comme inquiet vaguement, il se dressait sur ses -quatre pattes, s’étirait, érigeant en bosse son dos -souple, et venait flairer de tout près le nez de -Lourbillon, contre lequel il poussait d’amicaux -coups de tête. Et son regard, avant qu’il se recouchât, -était soupçonneux, vers Fernand et Mésange, -ces deux étrangers installés là. On lui -avait changé son patron, si sensible jusqu’ici à ses -caresses et si froid maintenant. Mais oui, si -froid ! Comme il avait froid !</p> - -<p>— Laisse-le ! avait dit Mésange à Fernand, il -ne fait pas de mal.</p> - -<p>Au matin, quand le médecin des morts arriva -pour constater le décès, le chat dérangé gronda, -puis se cacha sous le lit, hostile ; mais quand les -sombres emballeurs des pompes funèbres, avec -leurs chapeaux de cuir bouilli, leurs habits et -leurs plaques, prétendirent mettre en bière le cadavre, -l’antienne changea. L’animal devint comme -fou, bondissant d’un coin à l’autre du taudis, avec -un lamento de gorge qui était un sanglot et un -rugissement. Les hommes noirs en avaient peur.</p> - -<p>— Enfermez votre sale matou ! grogna l’un. Et -Mésange put réussir à attraper le pauvre Taupin -et à le garder, serré sur sa gorge. Il n’avait plus -qu’un grand frisson de tout son corps et un petit -gémissement, très doux. Il regardait, regardait.</p> - -<p>Et quand le cercueil fut cloué, il vint se coucher -tout au long et lécha le bois.</p> - -<p>C’est pourquoi Mésange, quand on partit pour -Saint-Ouen, l’emporta dans ses bras, jusqu’au cimetière.</p> - -<p>L’enfouissement de Lourbillon fut une chose -rondement conduite. Pas de prières sur la tombe, -puisque c’était un enterrement civil. Guère de -pourboires à attendre pour la gent nécrophore. En -deux temps, trois mouvements, « oh ! hisse ! attention ! -là !… enlevez ! » ce fut pesé ! la bière était au -fond, on retira la corde, quelques manœuvres tendirent -des mains quémandeuses de menue monnaie ; -Fernand et Mésange — le corbillard parti, -cahotant dans les ornières et les flaques, — se -trouvèrent seuls, comme en un désert, en face de -ce trou.</p> - -<p>La neige tombait toujours, molle et lente. Les -pieds s’engluaient dans un terrain de glaise délayée. -A côté de lui, Mésange, le chapeau trempé, -la jupe fripée, pleurait à hoquets convulsifs. Et -Fernand songea, tout grelottant sous son pardessus -de demi-saison (un dernier luxe) et son -costume d’été, que c’était l’homme qui reposait là, -entre quatre planches, le bon bohème au menton -bleu et aux illusions roses, qui certes était responsable -de l’heur et du malheur de son destin, à -lui Fernand ! Oui ! Lourbillon avait donné le coup -de barre orientant vers les vanités de l’art la vie -du modeste ouvrier ! Avait-il à remercier, avait-il -à maudire le timonier ? Fernand, dans un éclair, -récapitula son existence. Le passé avait été resplendissant, -le présent était terne ; qu’allait être -l’avenir ? Hélas, il constata la jeunesse enfuie, le -courage aveuli, l’espoir déclinant. On ne pouvait -être et avoir été. Non, Lourbillon n’avait pas -joué les bons génies, et décidément les conseilleurs -ne sont pas les payeurs ! Mais il lui pardonnait, -ah ! de tout cœur ! A quoi bon se plaindre -et réclamer ?</p> - -<p>— Tu viens, Blanche ? dit-il doucement. Elle -prit son bras.</p> - -<p>Le chat Taupin, las de chagrin, dormait sous -le collet.</p> - -<p>— Enfin ! — marmotta Fernand comme s’il se -parlait à lui-même, nous, au moins, nous gagnons -encore de quoi manger !</p> - -<p>— Demain, il faudra aller chez Drulom, observa -vivement Mésange, qu’il nous envoie dans une ville -quelconque ! Et tout de suite ! notre voyage de Péronne -ici, et la couronne pour Lourbillon ont dévoré -toutes nos économies. Je suis à sec !</p> - -<p>— Nous irons demain, ma chérie ! c’est bien le -diable si nous ne sommes pas casés immédiatement !</p> - -<p>— Dieu t’entende ! soupira Blanche. Fernand -haussa les épaules. Il devenait irritable et nerveux, -et tout manque de confiance le souffletait -comme une insulte. En tout cas, demain n’était -pas loin ; on allait bien voir !</p> - -<p>Ce fut vu — assez vite.</p> - -<p>La répétition des élèves et interprètes de Drulom -battait son plein, quand Fernand et Mésange -poussèrent la porte.</p> - -<p>Et ce n’était pas un spectacle banal.</p> - -<p>Assises sur des chaises, tout autour des quatre -cloisons d’une pièce étroite, et comme hypnotisées -par le piano où le maître serinait à celle de -leurs congénères « dont c’était le tour » la chanson -du répertoire patronal qu’elle aurait à promener -de l’Est à l’Ouest, et du Midi au Septentrion, -une dizaine de pauvres demoiselles, quelques-unes -jolies, mais toutes vêtues et chapeautées -selon une apparence ou pour, au moins, un -désir de chic, attendaient, les mains croisées sur -des rouleaux de cuir.</p> - -<p>Les rouleaux des jeunes filles sont en cuir, a -observé Franc-Nohain, poète subtil.</p> - -<p>En face des jeunes femmes, étaient groupés, -en des poses avachies de voyous disloqués, trois -gamins de 17 à 20 ans, d’une mise devant son -élégance au Temple, et dont les cravates rouges -accentuaient d’une note criarde la vulgarité de -l’ensemble.</p> - -<p>Tous trois avaient les cheveux noirs gras, et -luisants d’une pommade qui aidait la frange -infâme de cheveux coupés à la chien à se maintenir -en ordre au-dessus des sourcils, où elle -arrivait, coupée et peignée, en ligne nette et précise.</p> - -<p>Cette coiffure féminine, surmontée d’un chapeau -melon posé en arrière, donnait aux faces de -gouapes de ces trois hommes une apparence terriblement -indicatrice… précisée par une poudre -de riz déposée sur leurs visages de fils soumis.</p> - -<p>D’une voix, ou plutôt de trois voix traînardes, -grasseyantes de Parigots de Belleville, ils répétaient -de tout leur cœur un couplet où les gestes -surtout avaient de l’importance, car « leur genre », -à ceux-là, était de chanter à l’unisson, et de -gesticuler de même, tous trois levaient et baissaient -ensemble bras ou jambes : c’était le « Trio -Gambilleur ».</p> - -<p>Drulom leur serinait depuis trente minutes les -vingt-quatre mesures d’un refrain, qu’ils dansaient -avec des mouvements d’une grâce… toute -« Moulin de la Galette ». Leurs bouches édentées, -aux lèvres molles, laissaient passer les paroles, -sans les arrêter au passage afin de les formuler ; -c’était une débandade de mots inintelligibles, -de tons de gosiers gargarisés d’alcools, -de grimaces de voyous de barrière, de gestes aux -grosses mains sales, aux ongles carrés et noirs, -aux pieds énormes, lourds et laids. Mais Drulom -les faisait se ganter et se chausser d’escarpins -vernis, et le soir, aux lumières, dans leurs trois -complets de satin mauve, avec leur haut de forme -lilas, leurs trois cannes pareilles, ils entraient en -scène, souriant, fardés, frisés, pommadés, des -dentelles à leurs poignets d’anciens garçons de -café, et chantaient avec des gestes de marionnettes :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Nous sommes les petits Chéris,</div> -<div class="verse">Petits chéris, petits chéris,</div> -<div class="verse">De la Vill’ de Paris !</div> -</div> - -<p class="noindent">Et sortaient de scène sur un pas de danse dont la -dernière mesure laissait aux trois horribles têtes -le temps de saluer, d’un geste brusque et cassé -de pantins désignés à la guillotine.</p> - -<p>Drulom les avait trouvés chez un troquet du -quartier : les deux plus jeunes servaient sur le -zinc, et le troisième était « plongeur », c’est-à-dire -laveur de vaisselle : ce dernier rinçait les -verres et les bouteilles et, connaissant Drulom -il avait recommandé ses camarades au maître -qui, en 15 jours, avait fait du trio une attraction -pour Paris et la Province — et allez donc ! -ce n’est pas plus difficile que cela ! et 900 francs -par mois !</p> - -<p>Ça valait mieux que de sécher les litres, vous -savez… et moins long à apprendre !</p> - -<p>Trente francs par soirée ! Mazette ! Drulom -était épatant !</p> - -<p>Après que le « Trio Gambilleur » eut bien en -tête l’air de sa chanson, ce fut le tour des dames.</p> - -<p>Elles vinrent se placer autour du piano ; -toutes celles réunies à cette heure-là étaient des -« Romancières ; » et Drulom attaqua :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Au bois de Meudon,</div> -<div class="verse">Un jour avec Blaise.</div> -</div> - -<p>Il battait la mesure sur le plancher avec une -énorme canne, et le rythme, scandé de telle -façon, aidait les pauvres femmes à mieux retenir -une musique qu’elles ne pouvaient apprendre autrement -qu’avec de la mémoire !</p> - -<p>Aucune d’elles n’avait de piano et ne savait -solfier une note ! Toutes ignoraient la plus petite -règle musicale. On leur rabâchait l’air pendant -une semaine ou deux, et, quand elles savaient les -paroles par cœur, en route pour la scène !…</p> - -<p>Parmi celles qui ce jour-là faisaient partie du -troupeau docile, était une jeune fille de 16 ans à -peine.</p> - -<p>Un jour qu’elle regardait les affiches manuscrites -collées sur les vitres d’une crèmerie de la -rue du Temple, afin de trouver une patronne en -quête de « petites mains, » elle fut abordée par un -monsieur qui stationnait là, depuis un bon bout -de temps, dévisageant toutes les jeunes filles venant -en nombre chercher des adresses d’ateliers -ayant besoin d’ouvrières.</p> - -<p>Le monsieur attendit qu’elle eût traversé la -chaussée et, lui tapant sur l’épaule, lui demanda -combien elle désirait gagner par jour.</p> - -<p>— Deux francs comme toujours.</p> - -<p>— Je vous offre cinq francs, mademoiselle !</p> - -<p>— Pour quoi faire, monsieur ?</p> - -<p>— Pour chanter au café-concert !</p> - -<p>— Mais, monsieur, fit timidement la petite, -je ne sais pas, je ne saurai jamais !</p> - -<p>— Je vous apprendrai…</p> - -<p>— Je n’oserai pas, j’aurais trop peur…</p> - -<p>— Essayez, vous verrez comme c’est simple, -mon enfant… et puis, pensez donc, c’est cent cinquante -francs par mois, pour commencer, puis -vous gagnerez trois cents !! cinq cents francs !! -Vous serez « artiste ».</p> - -<p>— Je réfléchirai, monsieur…</p> - -<p>Elle partit bouleversée, lisant, pour la dixième -fois, la petite carte laissée entre ses jolis doigts -de petite fée.</p> - - -<p class="c">MONSIEUR DRULOM,</p> - -<p class="c"><i>Agent lyrique des grands concerts de Paris, -Marseille, Bordeaux, Bruxelles.</i></p> - -<p class="sign">14, rue de Paradis-Poissonnière.</p> - - -<p>Deux jours après, elle arrivait, émue, chez Drulom.</p> - -<p>Un mois après on lui avait appris quatre chansons -de « Gommeuse ». Drulom ayant constaté, -paternellement, que ses jambes valaient la peine -d’être vues, avait choisi pour elle, et cela sans -hésiter, la tenue qui mettrait le plus en valeur la -jeunesse et les beautés de la petite…</p> - -<p>— Gommeuse !! C’est-à-dire épaules nues, -bras nus, seins nus, jambes nues… on cacherait -juste ce qu’on ne pouvait, hélas ! pas montrer…</p> - -<p>Drulom lui vendit son premier costume… des -bas jusqu’au grand chapeau… pour le prix de -six mois de ses appointements !!!</p> - -<p>Mais comme il était un brave homme… il lui -laisserait la facilité de le payer à raison de -75 francs par mois… il resterait donc à la fillette -75 autres francs pour son entretien, blanchissage, -nourriture et son logement !!!</p> - -<p>C’était maigre, la petite en resta toute bouleversée ! -Mais elle avait signé… Monsieur Drulom -avait d’elle un grand papier… et puis, ce n’était -que six mois à patienter ; une fois les premiers -frais payés, ça irait mieux… Mais dans six mois, -le costume serait fané, il en faudrait un autre, et -alors ?</p> - -<p>Elle alla, toute inquiète, chez la couturière qui -fabriquait les commandes des protégées de Drulom, -et lui demanda si elle ne pourrait pas, en cas -de besoin, lui faire une jolie robe pour beaucoup -moins cher… Pensez donc, neuf cents francs pour -un costume !</p> - -<p>— Je vous donnerai le même pour deux cents, -mademoiselle, lui dit la couturière narquoise et -renseignée…</p> - -<p>— Deux cents francs ! alors, pourquoi est-ce -neuf cents, cette fois-ci ?</p> - -<p>— Je ne sais pas… moi, je le vends à Drulom -deux cents voilà tout…</p> - -<p>Alors elle comprit !</p> - -<p>Drulom gagnait sur tout et sur toutes. Mais la -petite ouvrière s’imagina que pour le payer et -s’en débarrasser plus vite, il lui serait peut-être -facile d’augmenter ses ressources… Elle allait -être au « théâtre, » elle serait jolie dans cette -tunique de soie écarlate toute brillante de paillettes… -elle était jeune… qui sait ?… Ben oui, -quoi !</p> - -<p>Elle ne serait pas la première, ni la dernière.</p> - -<p>Et comme Drulom la fit partir dans un caboulot -de province, elle fut, la petite malheureuse, la proie -du premier gigolo de l’endroit, pris sans amour, -sans joie, pour la simple impossibilité de manger, -de boire, et de dormir dans du linge propre, avec -deux francs cinquante par jour…</p> - -<p>Le temple de l’Amour devait à Drulom beaucoup -de ses prêtresses.</p> - -<p>A l’entrée de Fernand et de Mésange, le maître -se leva. Non par respect, certes, mais par colère.</p> - -<p>Il était furieux, le maître ! et avant que ni l’un -ni l’autre des arrivants n’eût eu le loisir d’ouvrir -la bouche, il éclata en paroles grossières et comminatoires :</p> - -<p>— Ah ! vous voilà ! vous ! eh bien ! vous en -avez fait du propre !</p> - -<p>— Pardon, Drulom, fit Fernand… Je voudrais…</p> - -<p>— Je me moque pas mal de vos pardons et de -ce que vous voulez !</p> - -<p>Drulom, la main gauche appuyée sur son -piano, brandissait férocement dans l’air son poing -droit. Les élèves l’admiraient en sa rage. L’exécutante -de l’instant en gardait la bouche ouverte -de stupeur. Il poursuivit :</p> - -<p>— Ah ! vous croyez qu’on lâche comme cela un -directeur ! qu’on se bat l’œil des clauses d’un -engagement signé ! qu’on prend le train le matin -quand on doit travailler le soir ! et qu’on fiche -tout le monde dans les choux pour des raisons -qui n’existent pas !</p> - -<p>— Mais… hasarda Mésange.</p> - -<p>— Ah ! je vous conseille de parler ! vous, la -grosse ! Vous êtes jolie ! et vous avez du talent ! -oui ! comme mon…</p> - -<p>Il dit le mot !</p> - -<p>— C’est par charité ! vous entendez ! uniquement -par charité ! que je m’occupais encore de -vous, vous personnellement, la toujours enceinte ! -pauvre buveuse d’absinthe ? c’est un vers ! c’en -est même deux ! et de Rollinat encore ! Et vos -jumeaux de l’année dernière, ils vont bien ?</p> - -<p>— Vous savez bien qu’ils sont morts ! répondit -Mésange, sombre.</p> - -<p>Mais un tel détail n’était pas pour troubler -Drulom. Il continua. Il s’exaspérait à mesure :</p> - -<p>— En tout cas, vous deux ! c’est fini ! Vous -pouvez crever maintenant. Ce n’est pas moi qui -vous sortirai de la mouise !</p> - -<p>Il se croisa les bras :</p> - -<p>— On vous a sifflés à Tours ! on vous a sifflés -à Bordeaux ! on vous a sifflés à Bayonne ! Vous -n’êtes plus possibles dans les grandes villes ! Et -vous vous permettez, par surcroît, de ne pas -remplir les conditions que j’ai acceptées pour -vous ! Monsieur et madame laissent tout en plan ! -Un ami mourant ! Ce n’est pas celui-là qui vous -paiera vos cachets, n’est-ce pas ? Ni moi, non -plus, du reste, j’en ai assez.</p> - -<p>Fernand avança d’un pas et dit :</p> - -<p>— Monsieur, vous abusez peut-être de ma -patience !</p> - -<p>— Moi ? ah ! ah ! ah ! elle est bien bonne !</p> - -<p>— Et celle-ci, comment la trouvez-vous ?</p> - -<p>Le fracas d’une gifle retentissante venait d’éclater -sur la joue blême du mercanti.</p> - -<p>Fernand restait en défense, dans l’attente d’une -riposte, mais la riposte ne vint pas.</p> - -<p>Alors il articula froidement :</p> - -<p>— Monsieur, je suis à vos ordres.</p> - -<p>Drulom, qui se frottait la joue, répondit avec dignité :</p> - -<p>— Mais moi, monsieur, je ne suis pas aux -vôtres !</p> - -<p>Il fit un pas de maître de ballet, ouvrit la porte -et prononça :</p> - -<p>— Après ce qui s’est passé, j’espère, monsieur -Fernand, ne jamais vous revoir !</p> - -<p>Fernand et Mésange sortirent.</p> - -<p>Encore une branche qui craquait.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXXIII</h2> - - -<div class="poetry"> -<div class="verse">La branche était sèche,</div> -<div class="verse">Et l’oiseau tomba.</div> -</div> - -<p>Les petites filles piaillent cette cantilène, en -tournant leurs rondes. Il y est question, dans -cette cantilène, d’une catastrophe et d’un malheur ; -mais les petites filles sont gaies. Elles poursuivent :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Mon petit oiseau-au,</div> -<div class="verse">T’es-tu fait du mal ?</div> -</div> - -<p>Et le petit oiseau répond, dans la chanson :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Je m’suis cassé l’aile</div> -<div class="verse">Et tordu le cou !…</div> -</div> - -<p>L’histoire lamentable du petit oiseau était celle -de Fernand et de Mésange. Ils s’étaient cassé -l’aile et tordu le cou.</p> - -<p>En vain, ils tentèrent, l’un ou l’autre, un mois -durant, de retrouver un engagement quelconque -pour une ville possible. Les agents lyriques ne -voulaient plus entendre parler d’eux :</p> - -<p>— Oui ! pour que vous fichiez le camp le jour -où la recette est assurée ! Plus souvent ! On vous -connaît maintenant.</p> - -<p>Ils durent retourner à la <i>Chartreuse</i>, ce hâvre -des épaves, cette hotte aux débris, et quémander -ce cachet piteux, la tournée de misère.</p> - -<p>Ils firent des soirées à Mantes, des matinées à -Coulommiers. D’appartement en logement, de logement -en chambre, ils avaient dégringolé, degré -à degré, d’année en année, vendant à mesure ce -qui devenait un surplus de mobilier. Finalement, -le dernier lit porté chez un brocanteur, ils logeaient -en garni. Pourquoi garder un domicile à Paris, -puisqu’ils couraient continuellement la province ?</p> - -<p>Une consolation, qui était une charge de plus, -mais qu’ils bénissaient, car elle était désormais -l’unique sourire de leur existence, était la présence -entre eux de Robert, leur fils, « le présomptif », -disait Fernand, aux rares instants où un peu -de gaieté lui remontait aux lèvres.</p> - -<p>Robert, cahin-caha, à travers les anicroches de -la débine, les jours et les nuits blanches, la mistoufle -et la purée, grandissait, pauvre graine chétive -aux pousses pâlies.</p> - -<p>Ah ! le maigriot gamin souffreteux — qui dînait -et soupait en même temps, plus souvent qu’à son -tour, d’un sandwich au jambon et d’un fond de -bock, dans une brasserie où le garçon consentait -à faire crédit — ne se pouvait guère douter qu’il -avait été, dans sa première enfance, un poupon -riche, couvert de dentelles, aux bras d’une nourrice -somptueuse, aux rubans immenses tombant -jusqu’à terre.</p> - -<p>Brun de cheveux comme son père, Robert avait -les yeux bleus et la bouche tendre de sa mère. -Des yeux profonds, fiévreux et brillants, cernés -d’une ombre délicate. Tout mignard, et ne parlant -encore presque pas, il avait appris, tout seul, à -jouer du violon, sur un violon-joujou que son parrain -Lourbillon lui avait donné pour ses étrennes. -C’était au moment où l’horizon s’assombrissait -pour Fernand et où l’argent plus rare rendait les -cadeaux à bébé moins fréquents. Ce violon avait -été le dernier bonheur, en somme, de Robert. -Aussi était-il devenu bien cher à l’enfant qui, -doué d’un instinct musical remarquable, avait très -rapidement acquis une virtuosité surprenante.</p> - -<p>A cinq ans, cet artiste en réduction, à croquer -avec ses longs cheveux noirs bouclés et ses regards -trop expressifs, tant y brûlait une précocité -quasi morbide d’intelligence, déchiffrait du -premier coup des concertos et des sonates de -Beethoven et de Mendelssohn.</p> - -<p>Si bien que lorsque Fernand et Mésange, la -dureté des temps s’aggravant, durent partir <span lang="la" xml:lang="la">extra -muros</span>, chercher leur pitance, dans les chefs-lieux -et les sous-préfectures, loin du boulevard et de -ce ruisseau de la rue du Bac que tant regrettait -madame de Staël, ils emmenèrent avec eux ce -rejeton-prodige, qui obtenait, haut comme la -botte d’un gendarme, des succès pyramidaux, -avec son archet puéril.</p> - -<p>Robert adorait sa mère, d’une adoration passionnée -et jalouse. Il lui arrivait, si, quelque soir, -Mésange, tracassée par les embarras d’argent, -oubliait de l’embrasser en le mettant au lit, de -pleurer toute la nuit, à petit bruit, pour ne réveiller -personne, mais à grands sanglots muets -qui le laissaient le lendemain, épuisé, blanc comme -un mort, vidé de force et de larmes.</p> - -<p>D’une sensibilité extrême, il joignait les mains -quand Fernand chantait, se gorgeait de musique -à s’en rendre malade. Il avait des perceptions -spéciales, certains airs lui paraissaient dégager -de certains parfums.</p> - -<p>— N’est-ce pas, mon papa, disait-il, que la -<i>Symphonie pastorale</i> sent la violette ?</p> - -<p>Conçu en des jours de prospérité, il était né, -certainement, robuste et râblé, avec des reins et -des jarrets de jeune lièvre ; mais cette belle santé -s’était rapidement flétrie, au souffle de la misère, -et au désarroi de la vie errante. Mal nourri, de -gargotes en gargotes, sans cesse secoué dans des -trains, couché tard, intoxiqué par l’atmosphère -surchauffée des coulisses, il avait, pour ainsi dire, -vieilli sans croître. Et, pâle d’une pâleur nacrée, -avec son sourire déjà triste et ses prunelles dilatées, -il était comme un tout petit homme que rien -n’étonne plus et qu’a d’avance modelé la douleur.</p> - -<p>— Ah ! si nous ne t’avions pas !… lui avait crié, -un soir de détresse et d’amertume, Fernand abîmé -sur un banc de promenade publique, en un Quimper-Corentin -quelconque.</p> - -<p>— Eh bien ! que feriez-vous, si vous ne m’aviez -pas ? avait interrogé Robert.</p> - -<p>Il avait sept ans à cette époque.</p> - -<p>Fernand répondit :</p> - -<p>— Nous nous tuerions, ta maman et moi ! C’est -ce que nous aurions de mieux à faire !</p> - -<p>Alors, l’enfant, passant ses deux bras frêles -autour du cou de son père, avait murmuré bien -bas :</p> - -<p>— Oh ! mon papa, je sais bien qu’on n’est pas -heureux, nous trois. Je ne veux pas vous empêcher, -si vous avez envie de mourir. Seulement, -vous me tuerez avant, dis, n’est-ce pas ?</p> - -<p>Robert atteignait à sa dixième année, quand -une sorte d’agent marron qui recrutait des troupes -lyriques pour les concerts de quarante-neuvième -ordre, boîtes à soldats et goguettes de barrières, -l’entendit — ce fut l’expression de cet homme distingué — « s’expliquer -avec son violon ».</p> - -<p>Tout de suite, il embaucha la famille, en bloc. -« Le dab, la daronne et le salé, trois thunes l’un -dans l’autre ». Quinze francs par jour. Fernand -accepta. Robert gagnait sa vie avant de vivre.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXXIV</h2> - - -<p>Le café Jeanne d’Arc, à Compiègne, petite ville -abondamment garnisonnée, estaminet banal pendant -le jour, se transformait, le soir, en concert -beuglant, à l’usage et à la disposition de messieurs -les militaires.</p> - -<p>Un piano brèche-dents et une estrade dressée -au fond de la salle, entre la porte de la cuisine et -celle du closet, suffisaient à effectuer cette métamorphose.</p> - -<p>Sur l’estrade, sitôt le gaz allumé, venaient s’asseoir, -sur des chaises de paille, trois ou quatre -dames chanteuses, bras nus et décolletées autant -qu’on peut l’être. Le petit troupier français aime -la chair, chacun sait ça !</p> - -<p>Vers six heures, une heure après la sonnerie -de la soupe, dans les casernes, l’établissement se -remplissait brusquement. Fantassins et dragons, -par deux, par trois, par bandes, entraient en -foule, casques mêlés aux képis, sabres et épées-baïonnettes, -tout un fracas de ferraille martiale. -Et tout cela s’entassait ; sous-offs, simples cavaliers -et biffins vulgaires, brigadiers et caporaux, -tuniques et dolmans, sur les banquettes de cuir -râpé, devant des mazagrans un peu plus corsés -que le jus de chapeau du réveil, ou des bocks plus -mousseux que les bières de la cantine.</p> - -<p>Et c’était de table à table, avant que l’accompagnateur, -un vieux bossu, chauve et glabre, -n’eût plaqué les premiers accords de la soirée sur -son instrument décrépit, un échange de vociférations -professionnelles, dans le heurt des soucoupes, -le cliquetis des armes, et la fumée nauséabonde -des pipes de mauvais tabac, vite épanouie -en nuage opaque au-dessus de cette agglomération -de culottes rouges et de boutons de cuivre.</p> - -<p>— Eh ben ! mon pays ? ça se tire !</p> - -<p>— Encore quatre-vingt-quinze jours !</p> - -<p>— La classe ! bon Dieu ! la classe !</p> - -<p>Fernand, Mésange et le petit Robert avaient -échoué, pour quinze jours, au café Jeanne d’Arc.</p> - -<p>Ils venaient de la Fère, cité où gîtent les artilleurs, -et partiraient ensuite pour Senlis où sont -les cuirassiers.</p> - -<p>Depuis beau temps, Fernand ne portait plus la -moustache. Rasé comme le commun des queues -rouges, il était désormais le pitre à tout faire -errant sur les routes départementales. Adieu, -l’époque du répertoire personnel et des morceaux -choisis ! Costumé le plus souvent en tourlourou -grotesque, petite veste, pantalon trop court, godillots -énormes, gants blancs en fil de chaussette, -et képi défoncé, il interprétait les ahurissements -de Pitou et les gaudrioles de Dumanet, pour la -plus grande joie de l’armée nationale. Quelques -absinthes pures (très peu d’eau, beaucoup d’absinthe) -l’aidaient, chaque soir, à subir sans trop de -dégoût les nécessités de cette existence.</p> - -<p>Pour l’instant, la troupe de « Jeanne d’Arc » se -composait de Mésange, chanteuse égrillarde, — hélas ! — d’une -nommée Loulou, danseuse excentrique, -dont les dessous, pourtant douteux, allumaient, -quand elle levait la jambe, toutes les -flammes de la concupiscence dans l’âme collective -du public ; d’une énorme dondon, Antonia, romancière -patriotique, et de lui-même, Fernand, comique-bouffe ! -Le jeune Robert, entre deux numéros, -exécutait un solo de violon ; cent sous -par jour et pas nourris, tel était le tarif de la -maison.</p> - -<p>Le pianiste bossu ayant planté ses doigts maigres -sur le clavier jauni, ce qui fit pousser au -piano brusquement attaqué un gémissement de -détresse, l’imposante Antonia, une brune aux -cheveux gras et mats de teinture noire, se leva et -s’avança au bord de l’estrade. Elle avait des bras -comme des cuisses, trois mentons pour le moins, -et ses seins monstrueux, comme des mappemondes -gélatineuses, tremblaient, à demi sortis d’un -corsage très bas, de peluche rouge.</p> - -<p>Elle entonna les Turcos, d’une voix de contrebasse -enrouée :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Les turcos, les turcos sont de bons enfants !</div> -<div class="verse i2">Mais il ne faut pas qu’on les gêne !…</div> -</div> - -<p>A coups de fourreaux de sabres sur le plancher, -les cavaliers soulignaient le rythme et les fantassins -contrepointaient en choquant leurs verres sur -le marbre des tables.</p> - -<p>Quand ce fut fini, Antonia descendit du tréteau, -et, une assiette à la main, commença sa quête -dans la salle, se faufilant entre les chaises, égratignant -ses biceps nus aux cannelures rugueuses -des épaulettes, pincée ici, chatouillée là, saluée -au passage, de gros mots ou d’offres obscènes. -Mais elle accueillait de la même impassibilité -les gravelures et les sous ; au point qu’il eût été -impossible de savoir si c’était à ceux-ci ou à -celles-là que s’adressait son « merci bien ! » machinal -et las.</p> - -<p>Mais déjà, la maigre Loulou, une longue fille -grêle et bistrée, aux membres de faucheur et aux -yeux charbonnés, se déhanchait en un chahut -épileptique, lançant vers le plafond son mollet -gaîné de rose-chair.</p> - -<p>De toutes parts, l’enthousiasme rugit.</p> - -<p>— Plus haut ! Plus haut !</p> - -<p>— Encore !</p> - -<p>— Hardi, nom de Dieu !</p> - -<p>— Je te vois, petit polisson !</p> - -<p>Et un trompette de dragons, ayant d’un organe -aigu tarataté les paroles d’une sonnerie connue, -où il est question, sans pudeur aucune, d’une -cantinière, l’assistance, en un chœur forcené, -hurla :</p> - -<p>— Il est tout noir !</p> - -<p>— Parfaitement, répondit Loulou sans s’arrêter -de gambiller.</p> - -<p>— Bravo ! bravo !</p> - -<p>Et ce fut un tumulte éperdu d’aciers, de porcelaines, -de mains battantes et de bottes trépignant.</p> - -<p>La quête de Loulou fut plus fructueuse que -celle d’Antonia. Les regards flambaient, les -teints étaient rouges, et des décimes plurent dans -l’assiette secouée par la danseuse sous les nez -excités.</p> - -<p>C’était au tour de Mésange. Pauvre Mésange ! -La taille épaisse, l’eau bleue de ses yeux devenue -trouble, et le blond de sa chevelure passé au -henné — car, dans ce blond, tant de gris s’était -glissé ! — la bouche détendue et se forçant à sourire, -elle gardait pourtant encore un air de douceur -jolie et de grâce tendre. Aux lumières, un peu de -la femme-caille, grassouillette et savoureuse, -qu’elle avait été, subsistait ; et elle devait se défendre -plus que les autres, contre les attouchements -trop précis de ses admirateurs. Les sous-officiers -étaient amoureux d’elle. Pauvre Mésange !</p> - -<p>Elle détailla sa grivoiserie comme d’ordinaire -et ainsi que d’habitude, promena parmi les guerriers -jurant, fumant et buvant, l’assiette au billon. -Comme elle passait devant un groupe de gradés, -un sergent-major mit quarante sous, une pièce -blanche ! et lui saisissant le poignet, chuchota -avec autorité.</p> - -<p>— Je vous attends ce soir, à la sortie !</p> - -<p>— Mais, monsieur.</p> - -<p>— Suffit, c’est compris ? vous pouvez disposer ! -il lui lâcha le poignet et commanda :</p> - -<p>— Garçon, une menthe verte !</p> - -<p>Pauvre Mésange ! En ce moment, Fernand, un -mouchoir de troupier au bout des doigts, dans sa -veste ridicule et son pantalon rouge de carnaval, -exhalait les plaintes d’un conscrit qui a trouvé un -rat dans sa gamelle. Et l’auditoire se tordait à -ses grimaces et à ses contorsions. Ah ! le pain -est dur à gagner, même sec !</p> - -<p>Cependant l’horloge allait marquer neuf heures. -Il y eut soudain un bruyant remue-ménage. De -tous côtés, des hommes se levaient, rebouclant -leurs ceinturons, rajustant leurs coiffures. Et ce -fut un brusque exode de l’assistance presque entière, -la salle à peu près vidée en une minute. La -rentrée au quartier pour les simples soldats.</p> - -<p>Seuls, les sous-officiers, libres jusqu’à une -heure du matin, conservaient leurs places, étalés -sur deux chaises et la cigarette au bec, insolents -comme des seigneurs pour qui les lois, qui régissent -le troupeau vulgaire, ne sont point faites.</p> - -<p>Antonia, Loulou, le petit Robert, Mésange et -Fernand, deux fois encore par tête, occupèrent -la planche. Quelques civils, après le départ de la -troupe, s’étaient hasardés dans l’établissement. -Même, le fils d’un des adjoints au maire, un des -plus prodigues représentants de la jeunesse dorée -du crû, offrit une coupe de champagne à la comburante -Loulou dont les sauts de carpe lui étaient -allés droit au cœur.</p> - -<p>Mais du petit tas de sergents et de sergents-majors -affalés dans leur coin de salle, c’était, -chaque fois que Mésange reparaissait, une -manifestation exagérée de bravos et de rappels.</p> - -<p>— Bis ! bis !</p> - -<p>— Une autre !</p> - -<p>Fernand, énervé, finit par demander à Blanche :</p> - -<p>— Qu’est-ce qu’ils ont, ces imbéciles-là ?</p> - -<p>— Rien, mon ami ! ne fais pas attention, je -t’en prie ! répondit-elle, avec trouble.</p> - -<p>L’attitude de Fernand l’angoissait. Il avait -bu, certainement. Pauvre garçon ! Il était excusable -après tout, avec cette chienne de vie !</p> - -<p>A onze heures, après une ultime bobêcherie de -Fernand, le concert prenait fin. Le patron, un -petit vieux, obèse et chauve, commença à éteindre -ses becs de gaz, les garçons à compter leurs -jetons ; le fils de l’adjoint et ses amis sortirent, et -les sous-officiers, non sans avoir heurté de leurs -fourreaux de baïonnettes les sièges et les colonnes, -disparurent à leur suite.</p> - -<p>Le patron, tirant de l’un des tiroirs de sa caisse, -un sac de toile plein de pièces de cent sous, s’assit -à son comptoir, au pied duquel se rangèrent -pour la paie, les « artistes, » et la distribution de -la modique manne allait s’effectuer, quand la porte -du café se rouvrit, brusquement poussée du dehors.</p> - -<p>— Eh bien, quoi, Mésange ! c’est-il pour aujourd’hui -ou pour demain ?</p> - -<p>Le sergent-major aux deux francs, blond, avec -des moustaches hérissées, la bouche mauvaise et -l’œil aviné, se tenait sur le seuil.</p> - -<p>Fernand bondit :</p> - -<p>— Qu’est-ce que vous dites ?</p> - -<p>Il allait s’élancer, mais le patron, vivement -sorti de son bastion, le retint par le bras.</p> - -<p>L’élan de Fernand, pourtant avait été significatif, -et le sous-officier cria :</p> - -<p>— Ah ! tu marches avec le cabot ! Rends les -quarante sous, au moins, eh ! traînée !</p> - -<p>Mésange avait blêmi. Les deux autres femmes -ricanèrent.</p> - -<p>— Et puis non ! tiens ! tu les donneras à ton -type ! garde-les !</p> - -<p>Le bruit vitré de la porte refermée rageusement -et ce fut tout. Fernand écumait. Il regarda Mésange -avec des yeux fous. Il balbutia :</p> - -<p>— Qu’est-ce que ?… Mais ! non ! tout à l’heure ! -se reprit-il avec un geste de menace.</p> - -<p>Le patron le raisonnait :</p> - -<p>— Voyons, vous êtes toqué ! Vous allez vous -mettre à dos toute la garnison. Celui-là, c’est un -« chef » rengagé. Il connaît tout le monde. Il -ameuterait les deux casernes ! Enfin, quoi ! mademoiselle -est votre amie, c’est entendu, mais -vous n’êtes pas des bourgeois, que diable ! On -n’en meurt pas ! Pour une fois, mon Dieu ! Vous -n’êtes pas mariés ensemble !</p> - -<p>— Malheureusement, si ! — riposta Fernand, -froidement — et madame est ma femme légitime !</p> - -<p>— Ah !</p> - -<p>Le patron demeurait bouche bée. Il écarta les -bras, comme se désintéressant désormais de tout -ce grabuge, et déclara :</p> - -<p>— Alors, je ne sais pas, moi ; arrangez-vous ! -Mais c’est tout de même une drôle d’idée de faire -un métier pareil dans ces conditions.</p> - -<p>Dans la rue, comme ils regagnaient leur chambre -d’hôtel, Fernand et Mésange n’échangèrent -pas une parole. Derrière eux, trottinait, sa boîte -à violon sous sa chétive aisselle, le petit Robert, -lourd de fatigue et de grosse peine. Les derniers -réverbères se mouraient. C’était la nuit, le deuil, -le soir.</p> - -<p>Sitôt rentrés chez eux, Fernand posa la bougie -sur la table, et Mésange s’écroula sur le canapé -pisseux qui servait de lit à l’enfant.</p> - -<p>— Et maintenant, tu vas m’expliquer, je pense, -cette histoire de quarante sous ?</p> - -<p>— Il n’y a pas d’histoire, Fernand, je te le -jure !</p> - -<p>— Allons donc ! va conter ça à d’autres !</p> - -<p>Mésange joignit les poings, et très vite :</p> - -<p>— Je te le jure ! tiens ! sur la tête de Robert ! -c’est un goujat ! Il s’est dit : Voilà une fille comme -les autres ! une chanteuse de boîte à soldats ; on a -ça pour deux francs ! ça vient quand on la siffle ; -ça se couche quand on lui parle ! Est-ce que je -le connais, cet homme ? Je ne l’avais jamais vu ! -Il paraît que cela a lieu tous les jours ! Nous en -sommes arrivés à ce point, vois-tu, que n’importe -qui peut prendre le droit de me cracher à la figure, -et se fâcher, par surcroît, si je ne me déclare pas -très honorée !</p> - -<p>Fernand avait baissé la tête. Il ne répondit -rien. Il songeait que certainement, la malheureuse -ne mentait point, et que pourtant il avait -des désirs de meurtre au bout des ongles. Il poussa -un profond soupir et silencieusement, commença -à se déshabiller. Ah ! dormir, oublier, s’anéantir !</p> - -<p>Il se coucha. Une lassitude immense l’envahit ; -sa colère était tombée. A quoi bon ? Et puis, -quoi ! Est-ce qu’un pantin désarticulé comme lui -pouvait se permettre le luxe d’une jalousie ? ou -d’une dignité ?</p> - -<p>Ses yeux s’étaient clos, et tout de suite, il somnola ; -un pli de souffrance barrait son front. Il -murmura dans l’inconscience :</p> - -<p>— On n’en meurt pas ! pour une fois !…</p> - -<p>Mésange, les mains croisées sur un de ses -genoux, était restée sur le canapé, les regards -fixes, l’âme comme inerte. Tout-à-coup, elle sentit -sur sa joue, un baiser timide. C’était le petit -Robert qui se rappelait à son cœur. Elle le pressa -sur sa poitrine avec passion.</p> - -<p>— Attends, mon chéri, je vais te laisser la -place pour que tu dormes bien.</p> - -<p>L’enfant répondit :</p> - -<p>— Non, maman, je ne veux pas dormir, puisque -tu ne dors pas, toi.</p> - -<p>— C’est que moi, mon ange, j’ai du chagrin.</p> - -<p>Il supplia :</p> - -<p>— Maman, laisse-moi avoir ton chagrin avec -toi. Je ne te gênerai pas.</p> - -<p>Il avait enlacé ses doigts aux doigts de sa mère, -et jusqu’à l’aube, Mésange, la tête de son fils -nichée au creux de son épaule, pleura, pleura…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXXV</h2> - - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Et du temps passa !!!</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXXVI</h2> - - -<p>Sur la grimpette criblée de soleil qui monte, -entre deux talus, de la rive droite du grand Morin -au petit hameau de Juche-en-Haut, en Seine-et-Marne, -trois êtres, par une brûlante après-midi -de juillet, cheminaient, le corps plié en avant, -les pieds trébuchant dans les éboulis de pierrailles, -trempés de sueur et rendus de fatigue.</p> - -<p>C’étaient un homme, une femme et un garçonnet, -chargés, l’un, d’une vieille valise, la seconde, -d’un paquet noué dans une toilette de couturière, -et le troisième, d’une boîte à violon.</p> - -<p>— Je n’en peux plus ! déclara tout à coup la -femme, en se laissant tomber assise sur le bord -de la côte. Pas un souffle de vent n’agitait les -verdures roussies des plants de vignes, échelonnées, -à perte de vue, à droite et à gauche.</p> - -<p>— Encore un peu de courage ! Voilà les premières -maisons en vue. Il y à la goutte à boire -là-haut ! répondit l’homme en essayant de plaisanter. -Il avait une triste figure rasée, sous un -chapeau de paille déformé et sali, et la femme, -avec un gros soupir, allait se redresser sur ses -jambes lasses, quand le gamin, la face soudainement -livide, s’affaissa, à son tour, dans la poussière, -en portant la main à sa poitrine, avec ce -seul cri :</p> - -<p>— Maman !</p> - -<p>Tous deux, le père et la mère, s’étaient déjà -précipités. Mais l’enfant rouvrit ses yeux qu’il -avait fermés un moment. Un peu de couleur revint -à ses pommettes, et il dit :</p> - -<p>— Ce n’est rien. C’est au cœur que ça m’a fait -mal… mais c’est passé !!…</p> - -<p>Il sourit aux deux visages d’angoisse qui se penchaient -sur lui, et bravement se releva, tout à fait.</p> - -<p>— Allons ! fit-il. Et, d’un élan vif, ramassant -sa boîte à violon, il reprit l’ascension, le premier, -à pas rapides.</p> - -<p>Au bout de dix minutes, en effet, le trio débouchait -dans la grand’rue du village. Un village -d’Ile-de-France, aux maisons basses, toiturées de -tuiles, et pareilles, aux deux côtés de la route.</p> - -<p>— Il faut maintenant trouver l’auberge à la -mère Colin ! émit en soufflant et en tamponnant -de son mouchoir ses cheveux défrisés, la femme.</p> - -<p>L’homme, qui s’était assis sur la valise, et -s’épongeait aussi de son mieux, la rassura :</p> - -<p>— Ça ne doit pas être difficile à dénicher. Du -diable s’il y a, dans ce patelin-ci, plus d’une -auberge ! D’ailleurs, c’est en même temps le bureau -de tabac. Alors ça doit se voir comme le nez -au milieu de la figure !</p> - -<p>Et de fait, elle apparut bientôt aux yeux des -voyageurs, reconnaissable à son fagot de branches -et à la carotte de régie, suspendus au-dessus -de la porte, la maison Colin (mercerie, épicerie, -vins et liqueurs, tabac, loge à pied et à cheval !) -Ouf ! Enfin !</p> - -<p>Dans le comptoir, une énorme femme, aux appas -flottants, s’occupait à corriger d’un coup de -pouce, la trop juste honnêteté de sa balance, -employée, pour l’instant, à peser une demi-livre -de vermicelle. Elle leva sur les arrivants des yeux -vifs de paysanne madrée et chaude, toisa et jaugea -son monde, puis, sans hésitation :</p> - -<p>— Vous êtes les acteurs qui venez pour la fête -des moissons, hein ?</p> - -<p>— Parfaitement, madame !</p> - -<p>— Eh bien ! tout à l’heure, la bonne va vous -montrer la salle. C’est là-haut, au fond de la cour. -Tâchez d’arranger ça ! Maintenant, si vous voulez -vous rafraîchir, passez par ici !…</p> - -<p>Elle ouvrit une porte vitrée au fond de la boutique. -Les « acteurs » pénétrèrent dans une -grande pièce carrée, d’où sortaient des chants et -des hurlements, une épaisse fumée et une odeur -de choux aigres…</p> - -<p>Il y avait là, réunie et menant bombance, toute -la jeunesse du pays, vautrée sur des bancs autour -de trois longues tables de bois. Les litres de vin, -les canettes de bière, et les petits verres de -liqueur fraternisaient dans un désordre poisseux. -Et la bonne, une jeune brune aux clins d’yeux -sournois, évoluait de côté et d’autre, à travers le -tumulte, parmi les propos brutaux et les bourrades -polissonnes, plus attentive à ne point casser -la vaisselle qu’à sauvegarder sa vertu. Un solide -coup de poing la vengeait seulement, de temps -en temps, chaque fois que la galanterie trop -empressée d’un client lui faisait un bleu au bras… -ou ailleurs.</p> - -<p>— Marie ! trois kirschs !</p> - -<p>— Une chopine de blanc, Marie !</p> - -<p>— Deux marcs !</p> - -<p>Les « gas » s’amusaient. Et allez donc ! A la -tienne ! Ah ! c’est que les gas de Juche-en-Haut -n’en craignent pas pour la rigolade ! Dans toute -la région d’alentours, c’est eux qui se saoulent le -mieux, oui, dame ! Ce n’est pas comme ceux de -Vrilly-la-Butte qui ont peur d’un demi-setier ! ah ! -mais non !</p> - -<p>Les trois nomades s’étaient installés, comme -ils avaient pu, sur un bout de banc, à un coin de -table. Et, tout de suite, après un silence subit de -quelques secondes, le charivari se déchaîna de -nouveau, plus grossier toutefois qu’auparavant -et d’intonation nettement injurieuse ! Pensez-donc ! -Il y avait une femme qui avait l’air d’une -parisienne ! Attends un peu !</p> - -<p>Un long jeune homme, conscrit de l’année, en -casquette et en sabots, mais adorné d’une cravate -sang de bœuf du plus rare effet, se leva, et avec -des gestes intentionnels, et des grimaces dédicatoires, -entonna un refrain de troupiers en -marche, le plus ignoble qu’il put vomir.</p> - -<p>Tous les « Juche-en-Haut » applaudirent -bruyamment. Ça, c’était tapé, par exemple ! -Qu’est-ce qu’elle prenait, la Parisienne ! Et toutes -les faces, mufles de bêtes, museaux de brutes, -congestionnées de joie et suantes de gouaillerie -haineuse, se fouinaient vers les étrangers. Ah ! -ah ! qu’est-ce qu’on leur mettrait !</p> - -<p>— Fernand ! allons-nous-en, je t’en prie !… -suffoqua Blanche. Elle se retenait pour ne pas -éclater en sanglots. Qu’avaient-ils fait à ces -gens-là ? Pourquoi cette férocité gratuite, cette -lâcheté sans motifs ? Robert, les traits bouleversés, -se bouchait les oreilles de ses deux poings -menus. Fernand eut un sursaut de rage.</p> - -<p>Mais, à cet instant, Marie, la servante, prise -de pitié, s’approchait d’eux et doucement :</p> - -<p>— Venez, monsieur, madame, je vais vous mener -dans la salle de bal ; là où vous jouerez -ce soir. Ils sont saouls, vous savez, c’est jour -de fête. Faut les excuser ! je vous servirai là-haut !</p> - -<p>Fernand, Mésange et Robert étaient déjà debout. -Leur retraite fut saluée par des vociférations -sauvages ; un chœur hurla :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Tu t’en vas et tu nous quittes !</div> -<div class="verse">Tu nous quittes et tu t’en vas !</div> -</div> - -<p>Puis, l’on héla la patronne. On voulait avoir -des renseignements.</p> - -<p>— Hé, madame Colin !</p> - -<p>— Arrivez un peu voir !</p> - -<p>— Qu’on vous cause un brin.</p> - -<p>— Qui c’est-il que ces paroissiens-là ?</p> - -<p>Au fond, une vague inquiétude s’infiltrait dans -l’esprit avaricieux des ivrognes. Ces Parisiens -étaient peut-être des bourgeois, venus pour louer -une bicoque dans le pays, et qui seraient bons à -gruger, matière exploitable pour l’habitant ! -Peut-être bien qu’on avait eu tort de les charrier !</p> - -<p>Mais quand la grosse mère Colin eut exposé -la vérité, ce fut un ouragan de ricanements satisfaits -et d’allégresse méprisante :</p> - -<p>— Ah ! bien ! à c’tte heure ! Y avait pas d’erreur !</p> - -<p>— C’est des cabotins !</p> - -<p>— Des saltimbanques !</p> - -<p>— On peut y aller carrément !</p> - -<p>Un vieux vigneron aux mâchoires branlantes, -éjecta entre deux crachats :</p> - -<p>— C’est cor plus gueux que nous, ces gueux-là !</p> - -<p>— C’est tout catauds et mendigots !</p> - -<p>— Moi, ce soir, j’y dis deux mots, à la grosse -blonde ! déclara le grand gaillard qui avait -chanté, tout fier encore du succès de son ordure.</p> - -<p>— Chiche !</p> - -<p>Ce fut un défi de tous les garçons qui étaient là.</p> - -<p>— Tope !</p> - -<p>Les mains claquèrent. Ah ! ah ! on allait rire.</p> - -<p>— Quoi ! qu’est-ce qu’y à de drôle ? C’est son -métier, à c’tte femme, de causer à tout le monde ! -opina le tailleur Pichois, un boîteux, la forte tête -du canton. Et les « Juche-en-Haut » se remirent -à boire.</p> - -<p>Pendant ce temps, Fernand et Mésange édifiaient -leur tréteau. Quatre tonneaux dressés -sur champ, deux à droite et deux à gauche, supportant -huit planches. On accédait à cette scène -rudimentaire par une chaise accostée à l’une des -futailles. Robert, bien sage dans un coin, écrivait -sur une feuille de papier écolier, ce mot et ce -chiffre : <i>Entrée : 25 centimes.</i> Cela devait être -affiché à l’entrée de la salle de bal.</p> - -<p>Cette salle de bal, carrée et assez vaste, avait -été aménagée par la mère Colin, négociante avisée, -dans un ancien grenier, indépendant du -corps de bâtiment principal. On y arrivait par -une sorte d’échelle de meunier, où les filles, en -grimpant, montraient leurs jambes. Source de -jovialité pour les garçons. On n’a pas tant de distractions -à la campagne !</p> - -<p>Un coupon d’andrinople, glissant sur une -tringle qu’équipa Fernand, constitua le rideau. -D’en bas, le bruit des rires, des hurlements, des -couplets bachiques et des querelles entre rustres, -montait sans interruption.</p> - -<p>— Nous ferons bien une vingtaine de francs, -dit Fernand en s’asseyant, ça tient facilement -quatre-vingt croquants, ce local !</p> - -<p>Il s’interrompit, pris d’une quinte de toux, puis :</p> - -<p>— Heureusement qu’ils ne doivent pas être -difficiles par ici ! Car, avec ma laryngite, ils seraient -volés !</p> - -<p>Il parlait d’une voix fêlée et rauque. Mésange, -morne, murmura :</p> - -<p>— J’ai le trac. Ils ont l’air méchants, ces -paysans ?</p> - -<p>— Bah ! fais comme moi. Enfile-toi une absinthe, -une vraie purée… bien épaisse ; ça te remettra -le cœur en place. Et le gosse aussi, il -aura sa petite mominette ! Pas, Robert ?</p> - -<p>— Oui, papa ! c’est bon, ça fait chaud ! répondit -l’enfant.</p> - -<p>Ils en étaient là !</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Vers huit heures, la salle commença à se remplir. -Balourds dans leurs habits du dimanche, et -se balançant sur leurs pieds, dans des dandinements -de canard qui voulaient être désinvoltes, -les naturels envahissaient peu à peu les bancs, -rangés en travées parallèles devant « le théâtre ! »</p> - -<p>En dépit de leurs prétentions à la goguenardise, -les gars étaient impressionnés par la majesté -du rideau rouge, qui leur cachait « la scène ». -Tant de mystère, même banal, émeut les âmes -les plus épaisses. Cinq sous sont une somme qu’on -peut débourser sans hypothéquer son bien, et tout -Juche-en-Haut se payait le spectacle.</p> - -<p>Soudain, et comme, chacun à peu près casé, le -piétinement des gros souliers faisant trêve et le -brouhaha des paroles se calmant, tous les yeux -béaient vers l’estrade, un cri terrible, un cri qui -n’avait rien d’humain, un hurlement de bête égorgée, -retentit derrière le rideau fermé.</p> - -<p>Et celui-ci, glissant subitement sur sa tringle, -on vit, échevelée, livide, la bouche ouverte encore -par son glapissement sinistre, « l’actrice » à -genoux auprès du corps étendu d’un enfant, tandis -que le « cabotin » sautait comme un fou dans -la salle, en appelant : « Au secours ! au secours ! »</p> - -<p>Voici ce qui s’était passé.</p> - -<p>Au moment où Fernand se préparait à commencer :</p> - -<p>— Tu y es ? allons-y ! Place au théâtre, disait-il -à Mésange.</p> - -<p>Tout à coup, Robert, qui venait de tirer son -violon de sa boîte, poussa un profond soupir, lâcha -son instrument, et comme une masse, tomba -à la renverse, de tout son haut, sur le plancher. -Mésange s’élança. Il ne bougeait plus. Les lèvres -crispées, les prunelles fixes, les bras en croix. -C’est alors que la mère avait jeté sa plainte lugubre -et que Fernand s’était rué au milieu du public.</p> - -<p>Cependant le tumulte et le désordre étaient indescriptibles. -Tout le monde s’était dressé ; les -uns escaladaient les bancs, les autres cherchaient -la porte. Des femmes se lamentaient. Et à Fernand -qui demandait : « Un médecin ! un médecin ! » -nul n’était en état de donner une indication -utile. La mère Colin, qu’il trouva sur le seuil, finit -pourtant par lui répondre, en hochant la tête :</p> - -<p>— Un médecin ? ah mais non, dame ! y en a -point dans le pays !</p> - -<p>Hagard, Fernand était remonté sur son estrade. -Il prit son fils dans ses bras et le portant, -se laissa glisser jusqu’en bas de l’échelle de meunier -de la « Salle des Fêtes ».</p> - -<p>— Avez-vous un lit ? Vite, un lit, de grâce !</p> - -<p>Mésange, décolletée et les bras nus, courait, en -démence, à travers l’établissement, heurtant les -hommes, se cognant aux chaises, aux tables, -sans rien sentir ni rien voir.</p> - -<p>— J’nai point d’lit ! déclara la grosse aubergiste, -vous comprenez ! c’est la fête des moissons ! -à c’tte heure, tout est pris.</p> - -<p>— Mais alors… haleta Fernand.</p> - -<p>— Alors, tenez ! posez-le là, c’petit ! Y s’ra -aussi bien qu’dans un lit. C’est une syncope, -c’est rien ! Il va r’grouiller tout à l’heure.</p> - -<p>Elle offrait le billard, un vieux billard déteint -et râpé, au-dessus duquel elle alluma un bec de -gaz, généreusement.</p> - -<p>Fernand y déposa Robert. Tout autour, les -paysans, muets maintenant, consternés et curieux, -regardaient, les bras ballants. Et brusquement, -Mésange, amenée là au hasard de ses -déambulations inconscientes, s’écroula, d’un -bloc, auprès du petit corps toujours immobile. -Il allait revenir à lui, n’est-ce pas ?</p> - -<p>— Robert ! mon bijou ! mon chéri ! Robert ! -Écoute-moi, tu m’entends, voyons !</p> - -<p>Elle couvrait de baisers le visage insensible. -Fernand pétrissait dans ses mains les doigts fins -et froids. Rien. Tous deux se regardèrent. Les -yeux de Mésange se dilataient graduellement, -s’emplissaient d’une horreur grandissante. Subitement, -elle chancela, tournoya sur elle-même, et -d’une voix changée, d’une voix de fillette, étrange -et enrouée, elle balbutia :</p> - -<p>— Est-ce que ?… est-ce qu’il est mort ?</p> - -<p>A ce moment, Fernand tomba à genoux, et sa -tête cogna le bord du billard. Depuis quelques -minutes, il sentait bien que le pouls ne battait -plus dans le frêle poignet.</p> - -<p>Et Mésange comprit aussi. Elle fit : Ah ! et -roula sur le parquet, évanouie. Les gens de Juche-en-Haut, -se glissant le long des murs, à pas -sourds et comme honteux, s’étaient esquivés. Le -papillon de gaz, au-dessus du petit mort, tremblotait, -éclairant par saccades les coins sombres de -l’estaminet sordide. Au dehors, c’était le silence -opaque et la nuit des champs. Un chien aboya, -très loin. Fernand ne pensait plus à rien, à rien…</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Mésange et Fernand vivent encore.</p> - - -<p class="c gap">FIN</p> - - -<p class="c gap xsmall">ÉMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.)</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em">A LA MÊME LIBRAIRIE</p> - -<p class="c i">DERNIÈRES PUBLICATIONS</p> - - - -<table summary=""> -<tr><td colspan="3" class="c sans-serif"><div>COLLECTION IN-18 JÉSUS, A 3 FR. 50</div></td></tr> -<tr><td><span class="sc">Paul Acker</span></td> -<td class="drap"><b>A côté de l’Amour</b></td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Henri d’Alméras</span></td> -<td class="drap"><b>Les Sept Maris de Suzanne</b></td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Bertol-Graivil</span></td> -<td class="drap"><b>Le Monsieur de Madame</b></td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Michel Corday</span></td> -<td class="drap"><b>Des Histoires</b></td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Alphonse Crozière</span></td> -<td class="drap"><b>Le Jeune Marcheur</b></td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Lucien S. Empis</span></td> -<td class="drap"><b>Fors l’Amour !</b></td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Auguste Germain</span></td> -<td class="drap"><b>Le Carillon de Paris</b></td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Pau Héon</span></td> -<td class="drap"><b>Trois Semaines d’Amour</b></td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Pierre de Lano</span></td> -<td class="drap"><b>L’Ame du Juge</b></td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Camille Pert</span></td> -<td class="drap"><b>Nos Amours, nos Vices</b></td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Saint-Marcet</span></td> -<td class="drap"><b>Les Aventures amoureuses de Jean de Saint-Lary</b></td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Julien Sermet</span></td> -<td class="drap"><b>La Voilette Bleue</b></td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Guy de Téramond</span></td> -<td class="drap"><b>L’Adoration perpétuelle</b></td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Pierre Veber</span></td> -<td class="drap"><b>Amour, Amour</b></td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Willy</span></td> -<td class="drap"><b>Un Vilain Monsieur !</b></td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td colspan="3" class="c sans-serif"><div>COLLECTION SIMONIS EMPIS ILLUSTRÉE, A 3 FR. 50</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">F. Bac</span></td> -<td class="drap"><b>Des Images</b> 100 dessins</td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Jacques Ballieu</span></td> -<td class="drap"><b>Contes aigrelets</b> (illustrés par Engel)</td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Gaston Derys</span></td> -<td class="drap"><b>Les Amantes</b> (illustré par M. G. Lami)</td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Henry Gerbault</span></td> -<td class="drap"><b>Ach’tez-moi, joli blond !</b> 100 dessins</td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Albert Guillaume</span></td> -<td class="drap"><b>Madame veut rire</b> 100 dessins</td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">G. Maurevert</span></td> -<td class="drap"><b>La Bague de Plomb</b> (avec nombreuses illust.)</td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Guy de Téramond</span></td> -<td class="drap"><b>Schmâm’ha</b> (illustré par Sandy-Hook)</td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">A. Willette</span></td> -<td class="drap"><b>Œuvres Choisies</b> 100 dessins</td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Willy</span></td> -<td class="drap"><b>A Manger du foin</b> (illustré par A. Guillaume)</td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Miguel Zamacoïs</span></td> -<td class="drap"><b>Articles de Paris</b> (illustré par A. Guillaume)</td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td colspan="3" class="c sans-serif"><div>COLLECTION D’ALBUMS IN-4<sup>o</sup>, A 5 FR.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Ferdinant Bac</span></td> -<td class="drap"><b>Belles de Nuit</b></td> -<td class="bot r"><div>1 album</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Henry Gerbault</span></td> -<td class="drap"><b>Boum, Voilà !</b></td> -<td class="bot r"><div>1 album</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Albert Guillaume</span></td> -<td class="drap"><b>Mon Sursis</b></td> -<td class="bot r"><div>1 album</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">M. G. Lami</span></td> -<td class="drap"><b>Entre Femmes</b></td> -<td class="bot r"><div>1 album</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Charles Léandre</span></td> -<td class="drap"><b>Nocturnes</b></td> -<td class="bot r"><div>1 album</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Hermann Paul</span></td> -<td class="drap"><b>Alphabet pour les Grands Enfants</b></td> -<td class="bot r"><div>1 album</div></td></tr> -<tr><td colspan="3" class="c sans-serif"><div>COLLECTION D’ALBUMS IN-4<sup>o</sup>, A 3 FR. 50</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Pierre de Lano</span> et <span class="sc">Reutlinger</span></td> -<td class="drap"><b>Nos Baigneuses</b></td> -<td class="bot r"><div>1 album</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Jean Darc</span></td> -<td class="drap"><b>Léon III et sa Cour</b></td> -<td class="bot r"><div>1 album</div></td></tr> -<tr><td colspan="3" class="c sans-serif"><div>COLLECTION DES HUMORISTES, A 2 FR.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Maurice Beaubourg</span></td> -<td class="drap"><b>La Saison au Bois de Boulogne</b></td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Paul Gavault</span></td> -<td class="drap"><b>Le Petit Guignol</b></td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Gustave Guiches</span></td> -<td class="drap"><b>La Femme du Voisin</b></td> -<td class="bot r"><div>1 vol.</div></td></tr> -</table> - -<p class="c gap small">Paris. — Typ. Ph. Renouard, 19, rue des Saints-Pères. — 41784.</p> - -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VEDETTE ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ -concept and trademark. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin:0.83em 0; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE<br /> -<span style='font-size:smaller'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE<br /> -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</span> -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. 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