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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Jean de Kerdren - -Author: Jeanne Schultz - -Release Date: November 10, 2021 [eBook #66704] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -Produced by: Laurent Vogel (This book was produced from scanned images of - public domain material from the Google Books project.) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JEAN DE KERDREN *** - - - - - - Jean - de Kerdren - - Par - Jeanne Schultz - - Nelson Calmann-Lévy - Éditeurs Éditeurs - 189, rue Saint-Jacques 3, rue Auber - Paris Paris - - - - -JEANNE SCHULTZ - -née en 1870 - -Première édition de «Jean de Kerdren»: 1890 - - - - -JEAN DE KERDREN - - - - -I - - -L’un après l’autre, les canots venaient se ranger au pied des escaliers -volants, comme des équipages bien stylés devant la marquise d’un hôtel. -Lestement, avec la vivacité de gens qui vont à leurs plaisirs, les -officiers descendaient et s’asseyaient sur les bancs garnis de tapis. -Puis, sur le signal de l’un d’eux, tous les avirons, qui étaient restés -levés en attendant le commandement, retombaient à la fois, et le canot -filait sous cette vigoureuse impulsion. - -De chaque bâtiment de l’escadre, il en partait ainsi, et cela -ressemblait à une petite ville dans laquelle un grand événement met tout -le monde en branle. - -La mer, d’un bleu transparent, était si calme qu’elle n’aurait pas suffi -à balancer le berceau d’un bébé un peu exigeant, et c’était un joli -spectacle que celui de toutes ces embarcations soigneusement parées, et -éclairées en plein par le soleil du matin. - -Les matelots, en grande tenue, se courbaient tous à la fois d’un -mouvement parfaitement régulier, qui montrait tour à tour leurs tricots -rayés et leurs cols d’une blancheur irréprochable; et les officiers, le -cigare aux lèvres, s’interpellaient gaiement d’un canot à l’autre. - ---Un jouet mécanique, fit tout à coup l’un d’eux en se retournant pour -embrasser la flottille d’un coup d’œil. Petits rameurs remontés, petits -officiers piqués sur les bancs: c’est le jeu de régates que je viens de -donner à mes frères. - -Des rires lui répondirent et les plaisanteries continuèrent sur le même -ton. - ---A propos, interrompit un autre, qui donc manque du bord?... Mais c’est -Kerdren?... Comment, le fou des fous; il ne serait pas du carnaval? - ---Fou, de Kerdren? - ---Laissez donc, reprit celui qui avait parlé le premier, vous ne le -connaissez pas encore!... - ---Voyons, d’Elbruc, qu’as-tu fait de Kerdren? continua-t-il en se -tournant vers son voisin de droite. - ---Rien de mal, je t’assure, répondit paisiblement celui qu’on -interrogeait. - ---Alors? - ---Alors, il ne vient pas, voilà tout. - ---Il est malade? - ---Non. - ---Mauvaises nouvelles? Triste? - ---Non. - ---En pénitence, peut-être? - ---Pas même! - ---Enfin, on ne manque pas des journées comme celle-ci sans une bonne -raison! - ---Aussi bien il en a une. - ---Et, on peut savoir?... - ---Parfaitement; je l’ai laissé dans le carré avec la guitare qu’il a -achetée à Alger, et une méthode qu’il venait de recevoir de Paris: une -méthode pratique pour commençants, avec _Exercices et airs gradués pour -guitare, par Emanuelo Pincetto_. Il sait déjà la position des mains et -la gamme d’_ut_, et il essayait, quand je suis parti, une valse lente en -quatre notes. Le navire sauterait qu’il ne bougerait pas! - -Un rire général accueillit l’explication. En même temps on arrivait, et -la manœuvre du débarquement s’opéra avec la précision mathématique qu’on -avait remarquée au départ. - -Les matelots accostaient, les officiers sautaient à terre, et les canots -allégés repartaient de leur allure de mouettes rasant l’eau. - -L’escadre de la Méditerranée, par un hasard bienheureux, s’était trouvée -dans les parages de Nice, précisément à l’époque des jours gras. On sait -que dans cette ville, le carnaval a conservé son importance et son -cachet d’autrefois, et qu’on vient de fort loin pour passer là les trois -jours qui précèdent le carême. - -Le contre-amiral de Verviers, commandant en chef de l’escadre, était -assez jeune de caractère pour comprendre le désir muet de tout son -personnel, et il avait en conséquence annoncé une halte qui n’était pas -nécessitée uniquement par les besoins du service. On comprend d’après -cela qu’il ne restât à bord comme officiers et comme matelots que ceux -qui étaient absolument indispensables à la garde des bâtiments, ou -quelques autres, très rares d’ailleurs, qu’une raison ou une fantaisie -personnelle retenaient. - -Parmi ceux-là était l’officier à la guitare, celui qui jouait une valse -lente. Assis dans le carré, comme l’avait dit son camarade, il -s’absorbait dans son étude avec une application imperturbable dont les -adieux des allants et venants ne l’avaient pas distrait un instant. - -Jean de Kerdren, comte de Penhoët, était le dernier descendant d’une -race célèbre en Bretagne. Certains chroniqueurs font remonter le premier -de ses aïeux aux compagnons du roi Arthur, et soutiennent qu’il eut -l’honneur de s’asseoir à la Table ronde. D’autres, moins enthousiastes -ou plus sincères, affirment qu’il n’est question de la famille que vers -la dernière partie du règne de Charlemagne, alors que Jehan de Kerdren, -Jehan le Fort, comme l’appellent les écrits du temps, se comparait -naïvement, au milieu de ses domaines, au grand empereur dans son -fabuleux empire. - -Il ne faudrait même pas affirmer si la balance penchait dans son esprit, -que ce ne fût pas en faveur des Kerdren! Et par le fait, il avait cet -avantage sur son illustre voisin que tout son petit peuple tenait dans -sa main comme un seul homme, et que son pays avec son aspect sauvage, -ses légendes mystérieuses et la langue bizarre et incompréhensible qu’on -y parlait, était une conquête à laquelle nul n’était assez hardi pour -songer. - -Les événements lui donnèrent raison sur un autre point, et les domaines -de Kerdren assistèrent au démembrement de l’empire sans perdre ni une -pierre ni une motte de terre. Cela n’augmenta d’ailleurs en rien -l’orgueil de Jehan, par cette bonne raison qu’il était déjà au plus haut -point qu’orgueil puisse atteindre, et que nulle merveille ne l’étonnait -du moment où elle se produisait chez lui. - -A ce trait de caractère du premier des Kerdren, il faut en ajouter un -autre dont témoignent quelques mots si familiers dans sa bouche, que les -parchemins de l’époque les ont transcrits comme une sorte de devise. Le -texte breton en était plus vigoureux peut-être; traduits en français, -ils signifient: - -«Quand je tiens, jamais je ne lâche.» - -Ce mélange d’orgueil et de ténacité s’était transmis de père en fils -comme faisant partie intégrante de l’héritage, de sorte qu’au moment de -la grande Révolution les Kerdren «tenaient» encore à pleines mains tout -ce qu’ils avaient reçu de leurs pères, et avaient en outre conservé -l’habitude de se croire les premiers partout. - -Il y avait eu, à la vérité, quelques moments difficiles pour eux, et -s’ils avaient traité d’égal à égal avec le roi Louis XI, ils n’avaient -pas pu faire de même à l’époque du cardinal qui aimait si peu les têtes -hautes, et surtout pendant le règne suivant. - -Mais en somme, en 1789, ils avaient encore la part belle, et s’ils -n’exerçaient plus officiellement leurs droits d’épave, de justice et -autres, il est à croire qu’ils n’y perdaient rien en réalité. - -Malheureusement, quand vint l’heure terrible pour la noblesse, il n’y -avait plus d’opiniâtreté qui tînt. Peut-être la jeune armée de la -République avait-elle plus de puissance que celles des temps passés; -peut-être est-ce tout simplement qu’elle tirait plus fort à elle, -toujours est-il que cette fois de nombreux morceaux furent arrachés aux -domaines de la famille, et que si Jehan avait pu parler dans sa tombe, -il aurait été forcé de convenir qu’il n’y a pas que les grands empires -qui croulent. - -Du reste, l’orgueil fut sauf, on ne parla pas de ruines; les seuls -représentants de la famille à cette époque étaient une jeune veuve et un -enfant en bas âge, et il restait encore aux Kerdren de quoi remplir de -si petites mains. - -Peu à peu, par des héritages, de riches alliances, la splendeur reparut, -et à l’époque actuelle, si les Kerdren n’étaient plus tout à fait rois, -on les regardait encore en Bretagne comme si riches de gloire et de -noblesse que leur immense fortune en était presque oubliée; et Dieu sait -si c’est une aventure commune en plein XIXe siècle que de voir oublier -de l’or, pour quelque chose que ce soit! - - - - -II - - -De temps immémorial tous les comtes de Kerdren avaient été marins. - -Pirates tant qu’ils l’avaient pu, bien entendu, servant dans la marine -régulière depuis qu’ils n’avaient plus le choix de faire la guerre pour -leur propre compte. Ils l’avaient faite d’ailleurs avec cette énergie -emportée qui les distinguait, et le nombre d’Anglais dont ils avaient -débarrassé le royaume ne se calcule pas. Seulement en cela ils -entendaient qu’il fût bien compris qu’ils agissaient non pas pour obéir -au roi, mais pour leur bon plaisir. - -Plus tard, introduits à la cour, ils avaient conservé dans presque toute -son intégrité leur cachet personnel, et avaient toujours apporté leur -dévouement comme un don volontaire, jamais comme un dû. Seulement comme -il était convenu que partout où on se battait pour une cause qu’ils -approuvaient il y avait un Kerdren, aucun d’eux n’avait jamais laissé -chômer son historien de traits héroïques ou chevaleresques, et s’il -n’est pas fait mention de leur nom aux plus tristes jours de 93, c’est -que le père du petit comte, qui à cette époque grandissait sans soucis -dans ses landes, venait d’être tué dans la guerre d’Amérique. - -Tous les traits distinctifs de sa race, mêlés à quelques autres qui lui -donnaient sa physionomie personnelle, se retrouvaient chez le comte -actuel, le jeune officier de marine qu’on a vu à bord d’un des bâtiments -de l’escadre. - -C’était au physique, un homme qu’on pouvait ne pas aimer, mais qu’on -était en tout cas contraint de respecter. Grand, large d’épaules, avec -le buste élégant et la démarche vive, il donnait au premier abord -l’impression de la force et de la décision. C’était ce qui frappait -avant tout, et on ne remarquait qu’un peu après sa parfaite distinction -et ses façons de gentilhomme. - -Sa figure, sans être régulièrement belle, était cependant remarquable. -Son front, un vrai front de Breton, bien carré, et où on lisait la -ténacité en gros caractères, accusait en même temps une intelligence que -ses compatriotes n’ont pas coutume d’avoir à un tel degré; et les -sourcils qui le traversaient, un peu rudes et un peu touffus, étaient -très purs de forme. - -Le nez assez long, avec des ailes très relevées et toujours -frémissantes, donnait l’idée d’une perpétuelle activité d’esprit; de -quelque chose de chercheur, de toujours en éveil. - -La coupe de figure, grâce aux favoris d’ordonnance, rappelait celle de -la moyenne des officiers de marine. La bouche, d’une extrême fermeté, -était garnie des plus belles dents qu’on puisse voir, et souriait, quand -elle voulait bien sourire, avec un charme qui tranchait bizarrement sur -ce fond hautain. - -Les yeux, enfin, qui à eux seuls auraient rendu beau un visage -disgracié, étaient une flamme perpétuelle. - -Largement fendus, en yeux qui ne craignent pas de se montrer, ils -reflétaient en quelques instants une telle variété d’impressions que -leur nuance en paraissait changée, et qu’ils semblaient posséder une -gamme de tons partant du noir absolu pour arriver à des reflets -bleuâtres, à mesure que l’énergie un peu sauvage du premier regard -s’adoucissait successivement. Aussi faisaient-ils songer à l’aigle, au -lion, au soleil, à tout ce qui ne se fixe pas aisément enfin, et quand -on voyait le teint brun un peu doré du jeune homme, on était tenté de se -demander s’il ne s’était pas brûlé lui-même à ses propres rayons. - -Au moral, c’était un mélange curieux des signes caractéristiques de sa -race, et d’autres sentiments plus modernes. - -L’orgueil et la ténacité légendaires se retrouvaient chez lui à un point -extrême, et la devise de Kerdren: - - Kerdren devant - Jamays ne lasche, - -lui convenait aussi bien qu’à qui que ce fût de sa maison; seulement sa -fierté différait un peu de celle de ses pères, en ce qu’il n’avait nulle -morgue vis-à-vis de son entourage, et était encore plus fier d’être -Français que Kerdren. Or, c’était un pas qu’on n’avait point fait -jusqu’à lui. - -Resté orphelin après la guerre de 1870 d’où son père n’était pas revenu, -Jean avait passé les premières années de sa vie dans un travail soutenu -et toujours solitaire; de sorte qu’à dix-huit ans, en entrant à l’École -polytechnique, il avait ce caractère qu’il s’était fait à lui tout seul, -fier, entier, brave, et un peu taciturne. Ces deux années de vie commune -avec cette jeunesse remuante et joyeuse lui avaient donné la note de -gaieté qui manquait à son esprit; mais il avait pris cet entrain qui lui -arrivait tardivement, d’une façon particulière, et comme une sorte de -provision qu’on met à part. - -De temps en temps, il entr’ouvrait la porte de sa cachette, et nul -n’avait alors plus de gaieté et n’était plus amateur de folies quelles -qu’elles fussent; puis tout à coup, c’était fini, et on osait à peine se -souvenir en face de ce visage sérieux du moment précédent. - -Avec cela le camarade le plus obligeant, l’ami le plus sûr, il offrait -assez de contradictions et de mélanges singuliers pour qu’on pût -comprendre la réputation d’extrême originalité qu’il avait dans le -monde. - -Sorti de l’École à vingt ans, il était passé de là directement sur le -pont d’un navire, et avait sollicité depuis lors embarquement sur -embarquement. Après son amour pour son pays et sa très haute idée des -Kerdren, sa troisième passion, c’était la mer. Depuis tout petit, elle -était sa fascination, son amie, sa poésie. - -Seuls, ceux qui ont vécu sur les côtes peuvent se rendre compte de la -place immense que tient la mer dans l’esprit de ceux qui habitent ses -bords. Elle est tout pour ces hommes, non seulement parce qu’elle les -nourrit, mais parce qu’ils l’aiment. - -Aussi faut-il voir avec quel dédain ils parlent des paysans de -l’intérieur, des «terriens» comme ils disent. - -Ils s’estiment cent pieds au-dessus, et ne se gênent pas pour le dire. - -Cette mort toujours possible ne les détache même pas. Apitoyés -sincèrement par les victimes de la veille, ils n’en repartent pas moins -confiants le lendemain. Leur bateau à eux est si bon, et la Vierge est -si puissante! - -L’impression ressentie avec tant de vivacité par des gens sans éducation -devait être naturellement plus forte encore dans un esprit de la trempe -de celui de Jean; aussi avait-il voué à la mer, depuis tout enfant, une -adoration qui n’avait fait que s’accroître avec les années. - -Cette grande chose lui semblait digne d’aller de pair avec lui; il la -comprenait dans ses fureurs, et il admirait la façon dont elle se -lançait sur les roches et sur les falaises. - -En revanche, il l’aimait un peu moins quand elle se calmait; il lui en -voulait, disposant de tant de force, de se faire tout à coup aussi -paisible qu’un petit lac, et de venir baigner d’une façon caressante les -mêmes choses qu’elle heurtait si rudement la veille. - -Dans l’ardeur de ses quinze ans, il en était pour la tempête -perpétuelle!... Cependant il ne lui tenait pas longtemps rigueur, et -blotti dans un creux de rocher, il se laissait bercer par ses chants -comme par ses hurlements. - -Parfois, il lui faisait ses confidences, et pas un être au monde ne -pouvait se vanter d’avoir entendu de la bouche de Jean autant de choses -intimes que cet Océan qui était le bizarre et presque l’unique compagnon -de sa jeunesse. - -Son goût pour les jours de gros temps lui était toujours demeuré, et à -l’heure présente, quand il voyait les vagues bondir autour de son navire -comme jadis sur les roches de Kerdren, quand surtout, à force de -sang-froid et d’habileté, il restait le maître dans sa lutte contre les -éléments, il sentait en lui un tressaillement de joie. Mais en même -temps au fond du cœur il plaignait son amie de s’être laissé battre, il -lui semblait qu’elle devait en être humiliée, et il lui prenait des -envies de lui parler comme jadis pour la consoler. - -Jamais il n’était plus heureux que pendant ses quarts de nuit; alors -qu’il se voyait là bien seul avec les étoiles et l’eau, debout sur la -passerelle, et ses yeux perçant l’obscurité. Il se comparait comme dans -ses rêves d’enfant au génie de la mer, et répétait volontiers avec les -pirates d’autrefois: - - La tempête nous mène où nous voulons aller, - Et l’ouragan est la voile de nos bateaux. - -Faut-il s’étonner qu’avec un semblable caractère il préférât le pont de -son navire à tout autre lieu, et n’eût vécu dans le monde -qu’accidentellement et en passant? - -Ce n’était pas qu’il y fût gauche ou mal à l’aise; son nom lui donnait -droit de cité partout, et son aisance de gentilhomme lui assurait -partout aussi un accueil flatteur, mais il s’y plaisait peu en général. - -Il lui arrivait cependant, au milieu d’un cercle intime, de se laisser -aller à sa plus joyeuse humeur; il aurait alors déridé le remords -lui-même, réputé pourtant le plus triste des personnages. Il se -chargeait de tout, organisait avec son impétueuse activité les parties, -les comédies, les déguisements les plus burlesques; mais comme ses -congés étaient toujours fort limités, l’ordre d’embarquer arrivait; or, -là devant rien ne tenait, en un clin d’œil le marin reparaissait; il -bouclait sa valise, partait à la hâte, il semblait qu’il n’arriverait -jamais assez tôt, et on en avait pour trois ans avant de jouer la -comédie si on voulait attendre M. de Kerdren. - -Si, dans ces rapides occasions, Jean avait fait quelques passions, il ne -paraissait pas qu’il en eût éprouvé de son côté, et l’entrain avec -lequel il repartait chaque fois témoignait de sa parfaite liberté de -cœur et d’esprit. - -Sa résolution hautement avouée était de ne se marier jamais. Aimant sa -profession comme il l’aimait, il la regardait assez justement comme -incompatible avec la vie de famille. «La première condition pour être -bon officier, disait-il, c’est la liberté absolue de toute attache; il -faut pouvoir, sur un ordre, partir sans arrière-pensée d’un bout du -monde pour l’autre bout, et c’est ce qui est impossible à un mari et à -un père. La femme est souffrante, le bébé a besoin de changer d’air, on -les soigne, on les aime, et on envoie au diable le service qui vous -appelle en Cochinchine quand on laisse tout son cœur en France. Il faut -choisir, et j’ai choisi; je reste bon marin, et pareil au doge de -Venise, c’est à la mer que j’ai donné mon anneau de fiançailles.» - -Comme on le sait d’ailleurs, par suite de son genre de vie, Jean, enfant -et jeune homme, avait vu fort peu de femmes de la société dans son -entourage; il en résultait qu’il les connaissait assez mal et les -regardait volontiers comme plus délicates et plus frêles qu’elles ne le -sont en réalité. Elles lui faisaient l’effet de jolis objets de luxe -qu’il faut des soins infinis, beaucoup de coton et des ménagements de -tous genres pour garder ou transporter; et ce métier d’emballeur lui -semblait peu enviable. - -Il y avait bien cependant dans l’histoire de sa famille des souvenirs -qui lui montraient des héroïnes n’ayant rien des faiblesses de ce genre; -mais leur sang était le sang des Kerdren, et tout s’expliquait par là. - -Du reste, poli comme Louis XIV avec toutes les femmes, leur sexe leur -était un droit auprès de lui à la courtoisie la plus chevaleresque et -même à une protection qui pouvait aller jusqu’au dévouement. L’habitude -datait de loin dans sa famille, et Jean n’avait pas jugé qu’il fût à -propos de se moderniser sur ce point. - - - - -III - - -L’animation était à son comble dans les rues de Nice, et la journée des -_confetti_ s’annonçait comme devant être des plus brillantes. - -On sait en quoi consiste le divertissement de ce premier jour de -carnaval et quel aspect unique donnent à la ville les déguisements qui y -fourmillent. - -Du plus pauvre au plus riche, le branle est donné, et non seulement -parmi les étrangers venus pour s’amuser, mais chez les habitants mêmes. - -Papier ou soie, chacun a fait selon sa bourse; mais chacun se dépense -individuellement, criant, riant, se trémoussant, et de là résulte cette -prodigieuse animation, cet entrain endiablé qui gagnent tous ceux qui en -sont témoins sans qu’ils puissent savoir comment. - -Ce n’est pas un spectacle ordonné à l’avance, ce sont des gens qui -s’amusent follement pour leur compte, et qui au bout de dix minutes vous -donnent l’envie irrésistible d’en faire autant. - -Lancer le plus de _confetti_ qu’on peut, en recevoir le moins possible: -voilà la grande affaire; et pour qui connaît ces dragées de plâtre, -assez friables pour s’émietter sur les victimes qu’elles enfarinent, -mais assez dures pour que la grêle en soit sensiblement désagréable, -cette double ambition se conçoit à merveille. - -Jetés à la pelle des voitures sur les piétons, des balcons sur toute la -foule, c’est une nuée comparable seulement aux sauterelles d’Égypte. - -Au bout de deux heures, le sol en est jonché, les chevaux y enfoncent -leurs sabots, et les voitures semblent avoir quatre roues de moulin, -broyant sans relâche une farine grisâtre. - -Sur tout cela un soleil éclatant qui change en poudre d’or cette -poussière aveuglante, une bonne humeur et une convenance à déconcerter -la police, et au travers de cette brume artificielle des quiproquos, des -rencontres, des visions fantastiques, avec le mystère du masque et -l’attrait de l’inconnu pour excitants. - -La fête battait son plein. - -Arrêtés au coin d’une rue, trois jeunes gens, ou ce qu’on avait le droit -de supposer tels, sous l’enveloppe luisante qui affirmait des marsouins -gigantesques, tenaient conseil. - -Debout, en face d’eux, sur des tréteaux établis à la diable, et qui -faisaient trembler pour la sûreté de leur possesseur, un grand domino -captivait la foule. - -Appuyé contre une caisse de confetti qui lui allait à mi-corps, une -pelle dans chaque main, il s’escrimait sans relâche, et la vivacité de -ses mouvements, ses ripostes aux lazzi qui montaient, faisaient de ce -siège qu’il soutenait à lui seul une scène fort plaisante. - -Seulement, conjectures et indiscrétions restaient vaines. Le capuchon du -domino rabattu comme celui d’un chartreux enveloppait toute la tête -d’une ombre mystérieuse, et les curieux, criblés littéralement, -passaient leur chemin le dos rond, pendant que les marsouins, désormais -convaincus, s’avançaient à leur tour. - -Mais avec une attention égale à la leur, le domino avait suivi leur -marche, et s’armant d’un grand seau déposé à ses pieds, il l’emplit -jusqu’aux bords, et tant sur le trio que sur la foule ahurie, lança à la -volée, une fois, deux fois, dix fois, tout ce que contenait son -formidable récipient. - -Un mélange de cris et de rires s’éleva comme une tempête, et un des -jeunes gens si vertement accueillis sauta d’un bond sur les tréteaux et -plongea ses deux mains dans la caisse en criant au domino: - ---Part à deux, Kerdren, hein? - ---Part à tout seul si tu veux, répondit-il en renversant son capuchon et -en faisant le geste de s’éventer, je n’en peux plus. Voilà une heure que -je joue le rôle de robinet près de ce réservoir sans arriver à -l’épuiser: je veux marcher dans le tas. - -Et comme à peine le pied à terre, il voyait les convoitises allumées -autour de son établissement: - ---Monte ici, gamin, cria-t-il, en prenant par la ceinture un enfant qui -le regardait: pelle, seau, confetti, tout est à toi! - -Puis sans attendre un remerciement qui ne paraissait pas formulable au -petit avec des mots ordinaires, il passa son bras sous une des nageoires -arrondies que lui tendait son ami, et tous quatre s’éloignèrent d’un pas -rapide. - ---Alors cette guitare? fit l’un d’eux au bout de quelques pas, une -feinte cette guitare pour mieux nous tromper tous? - -A quoi Kerdren avait répondu avec son flegme ordinaire par la -description de sa matinée. - -La guitare n’avait que trois cordes; la dernière exterminée, le jeune -officier avait fumé tous ses cigares; puis, saisi du caprice contraire, -s’était fait mettre à terre. - -Un domino choisi, d’un lilas tendre en l’honneur du printemps, il -s’était construit cet échafaudage au coin d’un carrefour, attendant -quelque camarade passant; et les camarades venus, il ne demandait qu’à -les suivre où ils allaient. - -Jusqu’au soir, la bande des jeunes officiers, qui s’était augmentée -comme une boule de neige, s’amusa partout et de tout, et Jean s’était -assez mis dans le mouvement pour être le premier à sauter dans les -canots le lendemain matin. - -Le premier jour du carnaval, tout est burlesque et point d’excentricité -ne peut craindre d’aller trop loin. - -Le lendemain c’est le tour de la poésie, et c’est de grâce et d’élégance -qu’on lutte. On se bat encore; mais à armes courtoises cette fois, et -les projectiles sont des bouquets. - -Des fleurs, des fleurs, et encore des fleurs, tel est le mot d’ordre de -la journée. On en voit partout, il y en a dans toutes les mains, et la -ville ressemble à un gigantesque parterre. - -Le mimosa, les violettes de Parme, les roses, le muguet: tout ce qui, à -cette époque, garde encore un air de serre à Paris, et se cache derrière -les vitrines des magasins, s’étale ici en liberté, orne les balcons, et -embaume le plein air, comme des fleurs qui sont chez elles. - -La profusion en est telle qu’on est tenté de croire le sol encore plus -fécond qu’il n’est en réalité, et de s’imaginer que tous ces festons et -ces guirlandes viennent d’éclore spontanément sous le premier rayon -matinal. - -Le luxe avec lequel sont ornées les voitures ne se voit que là, et le -défilé des chars de fleurs sur la promenade des Anglais ne peut se -comparer à rien d’autre. - -Le plus modeste fiacre remplace ses lanternes par de gros bouquets, -enguirlande les harnais de ses chevaux ou change en rayons parfumés les -jantes de ses roues; et quant aux voitures particulières, chacune -d’elles est un poème. - -Tout ce qui est partie solide, là-dedans se dissimule, de sorte qu’on -voit avec stupéfaction passer devant ses yeux un buisson de lilas, une -botte de roses ou une corbeille de jacinthes, avec des femmes en -toilettes claires qui émergent de là, assises, debout, ou peut-être -fleuries depuis une heure avec les derniers boutons, on n’en sait rien -au juste. - -On dirait que le bon temps des fées et des enchanteurs est revenu, et il -ne manque à tous ces gracieux équipages qu’un attelage de tourterelles -ou de licornes blanches pour les traîner sur ce sol fleuri de bouquets -qu’elles foulent. - -Le char qui avait obtenu le prix, cette année-là, représentait un grand -bateau fait de roses thé et de violettes claires, et qui semblait voguer -sur une mer de petites fougères et de capillaires entremêlés de grands -roseaux. - -Le mât, les cordages qui couraient légèrement d’un bout à l’autre, le -gouvernail, l’ancre qui traînait sur le fond vert avec sa longue attache -de violettes, tout était parfait, et le pavillon tricolore qui se -balançait à la corne avait presque dans ses plis la souplesse de la -soie. - -Bouches béantes dans l’excès de leur admiration, les matelots de -l’escadre contemplaient pour la dixième fois le passage du char sans que -le plaisir leur en parût moins neuf. - -Bien que critiquant en gens du métier les détails qui leur semblaient -pécher, ils ne se sentaient pas moins tous glorifiés dans la personne de -ce bateau qui venait d’être primé, et la foule en jugeait de même, car à -chaque rencontre des matelots et du voilier fleuri, c’étaient des vivats -et des bombardements galants qu’ils recevaient et qu’ils rendaient, en -gens habitués à des succès semblables. - -Des hommes aux officiers l’enthousiasme était le même, et jamais -l’inspiration n’avait été plus à propos pour eux que de décider ce -matin-là qu’ils se «déguiseraient» simplement en marins de l’escadre. -Aussi étaient-ils assez désignés à l’attention pour qu’un domestique en -culottes courtes, qui circulait depuis un instant dans la foule avec -l’aisance que donnent les cohues de salon, arrivât droit à eux, et après -une brève information s’inclinât devant Jean en lui tendant une lettre. - -L’enveloppe était mignonne, cachetée d’une goutte de cire, et les rires -et les plaisanteries éclatèrent pendant que le domestique s’éloignait de -quelques pas et demeurait immobile, tête découverte, en homme qui sait -n’en avoir pas fini. - -Escalade, offre d’un second, couleur des cheveux et des yeux; ses -camarades avaient tout dit pendant que Jean courait à la signature et -lisait avec un sourire qui redoublait les plaisanteries. Puis, faisant -le silence d’un geste: - - «Résignez-vous, mon cher ami, commença-t-il à haute voix, ceci n’est - même pas l’ombre d’une intrigue, quoique la lettre vienne d’une femme, - et je pense que vous allez cordialement m’envoyer à tous les diables, - en voyant qu’il ne s’agit que de moi!... - - «Ne protestez pas. Il est certain que la bonne fortune est petite pour - un jour de carnaval, et je souhaite... Non! je ne souhaite rien du - tout, si vous voulez vous rappeler ce soir que j’ai loué cette année - une villa encore plus grande que d’habitude, et que ma salle à manger - notamment est de taille à contenir tous les lions du jour. - - «Ceci désigne assez, s’il faut en croire les bruits qui sont montés - jusqu’à ma fenêtre, vous et autant de vos camarades qu’il vous plaira - de m’en amener. - - «Mon maître d’hôtel est préparé à l’aventure et je vous promets que - nous ne mourrons pas tout à fait de faim. Ajoutez à cela que j’attends - ce soir quantité de jolies Niçoises, et que mon piano, si vieux qu’il - soit, tiendra bien encore debout jusqu’à minuit... Je dis minuit, car - cette fois ce sera bien plus grave encore que l’heure de Cendrillon, - ce sera l’heure du carême!... - - «Excusez-moi auprès de vos amis, de ne pouvoir leur faire des - invitations plus personnelles, et expliquez-leur bien que j’aime tous - les marins, à commencer par vous. - - «FRANÇOISE DE SÉMIANE.» - -Il faut croire que tous les marins qui se trouvaient là se sentaient -également disposés à aimer la comtesse de Sémiane, car il se trouva que -le groupe qui entourait Jean accepta l’invitation à l’unanimité, comme -l’expliqua le jeune officier qui les comptait en répondant un court -billet d’acceptation. - -La comtesse de Sémiane, veuve depuis quelques années d’un des derniers -gentilhommes de Charles X, avait été l’amie intime de la grand-mère de -Jean. - -Elle avait vu sa mère enfant, jeune fille et jeune femme, et -s’intéressait par cela même beaucoup à lui. - -Seulement sa terre d’Auvergne était si loin de la Bretagne qu’elle -connaissait à peine le jeune homme quand il était entré à l’École. - -Elle l’avait beaucoup reçu alors, pendant les hivers qu’elle passait à -Paris, et l’aimait à sa façon sans être jamais arrivée à le comprendre. - -Ce caractère tout d’une pièce lui faisait un singulier effet, et elle -prétendait que Jean lui produisait l’impression d’une boîte bien fermée -dont le couvercle palpite sans cesse, et qu’on suit de l’œil avec un -battement de cœur en se demandant s’il va en sortir une bête féroce ou -une colombe. - -Elle lui avait néanmoins proposé de le marier à quelque jolie héritière, -pensant qu’il était de son devoir de douairière de l’aider sur ce -chapitre; mais comme il avait repoussé toutes les propositions -matrimoniales, expliquant qu’il transmettrait son nom et son titre à un -cousin pour qu’ils ne tombassent pas en désuétude, elle n’y avait plus -songé, et bornait désormais ses bons offices à lui ouvrir sa maison -partout où elle en avait l’occasion. - - - - -IV - - -On venait de quitter la salle à manger, et le café circulait dans le -grand salon de la comtesse. - -La villa qu’elle habitait, admirablement située, était entourée d’une -profusion de palmiers d’où elle avait pris son nom, et le salon qui -s’ouvrait sur un jardin d’hiver, puis sur une vérandah découverte, -arrivait ainsi par degrés, et de massifs en massifs, jusqu’au véritable -jardin. - -L’influence du jour se faisait sentir là comme partout, et de quelque -côté qu’on se tournât, il y avait des fleurs et encore des fleurs. Les -hommes massés près des fenêtres causaient par groupes, et la comtesse -circulait autour des corbeilles, allant gracieusement des uns aux -autres. - ---C’est vraiment un fait digne de remarque, dit-elle tout à coup en -s’approchant des officiers. Partout où il y a des lumières et des -uniformes, cela prend un air de bal. - ---On en devrait louer, comme on loue des appliques, n’est-ce pas, -madame? répondit gaiement Jean; ce serait un moyen de relever les -soirées ternes... Notez que ce n’est pas pour ici que je dis pareille -chose! - ---Ce serait difficile à croire avec ce qui nous arrive! Regardez bien. -Voilà qui est plus égayant encore pour les yeux que les lumières, et -même les épaulettes, ne vous déplaise! - -Et la comtesse, qui s’éloignait tout en finissant sa phrase, marcha -vivement du côté de la porte, sur le seuil de laquelle un domestique -annonçait à haute voix: - ---Monsieur le comte et mademoiselle de Valvieux. - -Madame de Sémiane n’avait rien exagéré, et la nouvelle venue était en -effet aussi bonne à voir qu’on pouvait le souhaiter. - -D’une taille au-dessus de la moyenne, extrêmement mince et élancée, elle -faisait songer à un jeune peuplier dont on vient d’enlever le tuteur -pour la première fois, et qui ne sait pas encore au juste s’il va -pouvoir se tenir droit tout seul. Ses épaules mêmes étaient étroites, -mais cela lui donnait une sorte de grâce enfantine; c’était d’ailleurs -le seul reproche qu’on pût lui faire. - -Tout le reste était parfait, et, charme plus rare encore que sa beauté, -elle paraissait complètement ignorante de ce qu’elle était. - -Sa figure, d’un ovale délicieux un peu allongé, avait un teint d’une -fraîcheur éblouissante, mais en même temps d’une coloration et d’une -transparence si particulières qu’on ne peut le rendre qu’en le comparant -à ces pétales intérieures des roses du Bengale qui vont en dégradant -insensiblement de ton depuis les bords jusqu’au fond, et arrivent ainsi -du rose exquis au blanc le plus pur. - -Ses cheveux ondés naturellement comme ceux des statues grecques, -encadraient cette finesse d’un blond cendré, dont la douceur était -extrême. On eût dit que, sur la nuance primitive tout à fait dorée, on -avait semé à profusion une fine poussière d’argent. La bouche, aux -lèvres un peu épaisses, avait l’air d’une fraise bien mûre, et les dents -étaient si jolies et si égales qu’on avait dû prendre la peine de les -choisir une à une. Mais l’originalité de sa figure était ses yeux bruns -et veloutés comme une capucine bien sombre, et qui se retroussaient tout -à coup au coin par un caprice inattendu, infiniment gracieux. Les -sourcils suivaient le même mouvement, et il en résultait que le regard -avait toujours quelque chose d’un peu étonné et de naïf dont on lui -savait gré, car tant de beauté appelle en général plus d’assurance. - -La toilette qu’elle portait encadrait à merveille sa grâce et sa -jeunesse, et on ne comprenait pas qu’elle pût être autrement vêtue qu’on -la voyait là. Sur une étoffe légère, on avait cousu ou collé une -quantité de boutons de roses mousseuses qui formaient un semis serré et -qui donnaient de loin l’idée de ces belles soies brochées d’autrefois -dont le relief était palpable. Tout le devant de la jupe et du corsage -était pareillement couvert de muguet, et les mêmes fleurs se -retrouvaient dans les cheveux. - -C’était le printemps fait femme, et tournant si heureusement les -difficultés de la toilette actuelle qu’il restait gracieux en dépit de -la mode. - -Un murmure discret mais expressif accueillit l’entrée de la jeune fille, -qui déjà intimidée en sentant tous les yeux fixés sur elle, et éblouie -par les lumières, perdit tout à fait contenance et tendit à la comtesse -un gros bouquet fait des mêmes fleurs que celles qui ornaient sa robe, -en balbutiant comme une écolière qui oublie tout à coup le compliment -qu’elle devait réciter. - ---Elles sont charmantes, dit affectueusement madame de Sémiane en -prenant le bouquet, et en gardant la main qui le tendait. Est-ce que -vous les avez cueillies sur vous? ajouta-t-elle en souriant. - -Puis laissant à la jeune fille le temps de se remettre, elle se tourna -vers le comte de Valvieux en lui parlant avec vivacité des incidents de -la journée. - -Il n’était pas possible d’imaginer un plus grand contraste que celui qui -existait entre le père et la fille: elle si mince et si grande; lui, -d’une taille moins que moyenne, d’une carrure athlétique et d’une -constitution sanguine. - -C’était un de ces hommes dont les passants disaient habituellement en le -rencontrant: - -«Eh bien! celui-là, il est sûr de son affaire, il mourra d’apoplexie.» - -Très homme du monde, très aimable, il avait une façon de regarder sa -fille qui exprimait une admiration si complète et une tendresse si -pleine d’orgueil que cela faisait plaisir de voir ses yeux la suivre. - -Au bout d’un instant, le petit groupe était dans la serre où madame de -Sémiane avait conduit mademoiselle de Valvieux sous prétexte, -disait-elle, de lui faire rejoindre ses pareilles, et où elle la laissa -bientôt après pour recevoir de nouveaux arrivants. - -Le salon se remplissait rapidement, et comme la comtesse remarquant -l’absence de sa jeune amie retournait la chercher: - ---Je vous y prends, dit-elle à Jean qui se tenait debout les yeux fixés -sur la porte de la serre, vous la guettez. Allons, convenez-en? - ---Je vous avouerai que oui, madame. Je meurs d’envie de savoir comment -cette jeune fille, vêtue comme elle l’est, va s’y prendre pour s’asseoir -tout à l’heure. - ---Vous êtes un sauvage, répondit la comtesse avec indignation, et je -désespère de vous convertir. - -Elle ramena promptement mademoiselle de Valvieux, et lui offrant un -fauteuil placé à deux pas du jeune officier: - ---Là, lui dit-elle, asseyez-vous ici, on est tout à fait chez soi dans -ce petit coin. - -Puis s’avançant imperceptiblement vers Jean: - ---Eh bien! est-elle si gauche que cela? reprit-elle tout bas. - ---Eh bien! répliqua-t-il le plus gravement du monde, elle les écrase, -voilà tout. C’est absolument ce que je pensais. - ---Eh! maugrebleu, comme disait mon pauvre comte, que vouliez-vous -qu’elle en fît? - ---Qu’elle les laissât sur le rosier... - ---Pour compenser celles que vous avez massacrées aujourd’hui peut-être? - ---Précisément, madame. Je n’aime pas à voir des sœurs s’entre-dévorer. - ---Ah! ceci est gentil! La fin rachète le commencement. - ---C’est que la fin est dite pour vous faire plaisir! - ---Il n’avouera même pas qu’elle est jolie! fit-elle en haussant -imperceptiblement les épaules. Et dansez-vous, au moins, malgré tous vos -méfaits? - ---Pendant un tour de cadran, quand je suis aussi en train que ce soir. - ---Allons, c’est toujours ça! - -Elle le quitta avec un soupir de soulagement pour donner ses ordres au -pianiste, et une minute après elle était entourée de la moitié des -jeunes gens qui étaient dans le salon. - -«Pouvait-on les présenter à mademoiselle de Valvieux? à cette jeune -fille en rose? à cette jolie personne?» Chacun la désignait de son -mieux, mais ils avaient tous le même objectif: ils voulaient tous danser -avec elle. - -La comtesse se tourna du côté où elle avait laissé Jean; il avait -disparu, et elle le vit de loin s’incliner devant une jeune femme. Il ne -lui restait plus qu’à conduire cette grappe de danseurs à Alice de -Valvieux, et à lui en faire la nomenclature le plus rapidement possible. - -Une coutume de Jean, chaque fois qu’il se trouvait en soirée, était de -s’occuper de préférence des jeunes filles généralement négligées. Il y -mettait tant de bonne grâce et de naturel qu’il était impossible de voir -là-dedans un acte de charité, et on ne peut savoir combien ce beau -cavalier, qui très facilement se trouvait être l’homme le plus -remarquable d’un salon, avait provoqué ainsi de reconnaissances -silencieuses. - -Ses camarades le plaisantaient parfois là-dessus et s’amusaient de cette -manifestation chevaleresque. - ---Je trouve révoltant, répondait-il alors, cette sorte d’exposition -pendant laquelle des femmes sont là à attendre le bon plaisir d’un tas -de freluquets qui circulent devant elles le lorgnon à l’œil, et les -examinant comme des marchands d’esclaves feraient à Constantinople. Je -n’entends pas qu’on me prenne pour un Turc, et j’agis en conséquence. - -Son exemple entraînait parfois quelques amis, et le groupe des jeunes -officiers s’était fait une réputation de haute courtoisie partout où il -allait en masse. - -Fidèle à ses habitudes, ce soir-là, il ne chercha pas une fois à fendre -le cercle toujours nombreux qui entourait Alice, et il se reposait dans -un coin de la serre, de l’air d’un homme qui se sent fort de sa -conscience, quand la comtesse se retrouva à ses côtés. - ---Jean, lui dit-elle, que vous a fait mademoiselle de Valvieux? - ---Mais rien au monde, madame, et j’ai eu ce soir pour la première fois -l’honneur de l’apercevoir. - ---Alors pourquoi cette affectation de ne jamais danser avec elle? - ---J’avais peur de froisser ses fleurs, répondit le jeune homme en riant. - ---Et puis? - ---Et puis je vous jure que je n’ai songé à rien affecter. Mais -permettez-moi une comparaison: je ne connais rien de plus sot que cette -habitude qu’a prise l’eau d’aller toujours à la rivière. Elle ferait -bien mieux de se répandre une bonne fois dans un terrain sec, au moins -elle se rendrait utile à quelque chose. Il y a longtemps que je lui -garde rancune de sa maladresse, et je ne veux pas faire comme elle. - ---Ah oui! toujours Don Quichotte, n’est-ce pas? C’est ce que je -racontais tout à l’heure à mademoiselle de Valvieux. - ---Mais, madame, je vous serais fort obligé de ne pas me faire dans le -monde une réputation de petit Manteau bleu!... - ---Puisque vous l’êtes! Allons, faut-il vous présenter? Quand -l’invitez-vous? - ---Quand sa pléiade l’abandonnera... Pourquoi, d’ailleurs, voulez-vous -que j’aille déranger tous ces braves garçons, et rompre par ma présence -ce nombre impair que les dieux chérissaient si fort?... - ---Et si je vous en prie? - ---Alors, madame, c’est à l’instant... - -Mais au moment où le jeune homme se rapprochait du salon, une pendule -sonna minuit. - ---L’heure du carême..., fit-il en se retournant avec un demi-sourire. - ---Allons, c’était écrit, répondit la comtesse. Notez, ajouta-t-elle, que -je n’avais pas la plus petite arrière-pensée; je voulais vaincre cette -tête de Breton, voilà tout. - -Elle prit le bras de Jean pour rentrer au salon et recevoir les adieux -de tout son monde, que le coup de minuit chassait comme une détonation -disperse une compagnie de perdreaux. - -Dans le vestibule, le jeune officier se trouva à côté d’Alice, et comme -il la voyait frissonner: - ---Voulez-vous me permettre, mademoiselle, dit-il avec sa courtoisie -habituelle, cette pièce est glaciale! - -En même temps il lui mit sur les épaules un burnous blanc, dont la -comtesse s’enveloppait pour descendre au jardin et qui se trouvait sur -une chaise. - -Elle inclina la tête, et le remercia en quelques mots où perçait une -petite émotion que le jeune homme ne s’expliquait pas bien. - -En même temps son père arrivait, la cherchant d’un œil inquiet; mais sa -figure s’éclaira en la voyant couverte et, se tournant vers Jean: - ---Merci d’en prendre soin, fit-il, elle est sensible au froid. - -Il y avait dans chacun de ses gestes une affection si profonde et si -anxieuse en même temps que Jean se sentit touché et, courant chercher la -pelisse doublée de cygne qui appartenait à Alice, il l’en enveloppa avec -le même respect attentif. Puis comme la pléiade ayant fini de présenter -ses hommages à madame de Sémiane revenait en hâte reprendre son poste, -au moins jusqu’à la portière de la voiture, il rejoignit ses camarades, -prit congé à son tour, et un instant après ils traversaient les rues -désertes, encore jonchées des débris de la fête. - -La conversation roula sur la soirée, bien entendu, et il y fut taillé -une large part à mademoiselle Alice. - -Jean ne savait sur son compte que le peu que lui en avait dit madame de -Sémiane. - -Le comte de Valvieux était veuf depuis des années, immensément riche et -inoccupé, ou plutôt occupé de sa fille avec tant d’amour et de -sollicitude que depuis sa naissance il n’avait plus trouvé le temps de -faire autre chose que de l’adorer. - -Soit pour son plaisir, soit pour sa santé un peu délicate, il la -conduisait régulièrement tous les hivers dans le Midi, tantôt sur un -point de la côte, tantôt sur un autre. Le hasard en avait fait cette -année les voisins de madame de Sémiane, et il en était résulté des -relations également agréables pour les deux femmes. - -C’était tout ce qu’il savait; mais un autre des jeunes gens avait -fréquemment entendu parler des de Valvieux dans sa famille, et les -renseignements ainsi complétés arrivèrent à reconstituer -approximativement l’histoire de la jeune fille. - -Sa mère, en effet, était morte toute jeune, de langueur, disait-on, et, -depuis cette époque, la petite Alice n’avait pas cessé de vivre dans une -perpétuelle atmosphère de gâteries et d’adulation. Par un miracle aussi -admirable et non moins rare que celui des trois jeunes Hébreux sortant -intacts de la fournaise, elle avait conservé au milieu de cet encens -tout son bon sens et toute sa simplicité, et il en était seulement -résulté qu’elle voyait le monde à travers un prisme enchanté, et qu’elle -aimait tous les humains en bloc du meilleur de son cœur. - ---Ce qui explique qu’elle n’en distingue aucun. Dans son ardeur -philanthropique, elle voudrait les épouser tous à la fois!... dit en -riant un des jeunes gens. - ---Peut-être, continua celui qui parlait, car ce ne sont pas les -occasions qui lui ont manqué jusqu’ici, et je me rappelle avoir entendu -dire à ma sœur que si elle avait pensé à coller dans un album les cartes -de visite de ses prétendants, ce serait un livre qui ferait concurrence -à d’Hozier, à cette différence près, qu’en plus de l’armorial de France -on y rencontrerait toute la finance, et bien d’autres encore. - ---Et elle attend, alors... que l’étranger y passe? - ---Ou seulement que quelqu’un l’aime, sinon plus que les millions de sa -dot; je pense que c’est une fille raisonnable, du moins autant qu’eux. - ---Pauvre créature, répliqua Jean, ce serait un cas de conscience de -l’avertir qu’on n’a jamais connu qu’un seul merle blanc depuis la -création du monde, c’est celui dont Musset parle quelque part... Et -encore n’était-il pas bon teint!... - ---Ce qui semble certain, c’est que Kerdren ne lui fournira pas -l’occasion d’un nouveau refus! - -A quoi Kerdren avait répondu avec plus de gravité que le sujet n’en -semblait comporter: - ---Avec aucune jamais; mais avec celle-là moins qu’une autre. - -En même temps les canots accostaient et il n’était plus question que de -regagner sa couchette. - -Le carnaval et la relâche finissaient en même temps, et l’escadre se -remettait en marche au point du jour. - - - - -V - - -Depuis une semaine, il n’était question dans tous les cercles et dans -toutes les conversations que de l’épouvantable krach qui venait de se -produire avec la brusquerie de la foudre. - -Chaque matin les journaux enregistraient une nouvelle faillite, -fréquemment aussi un nouveau suicide. - -Il ne s’agissait pas ici d’une de ces catastrophes ordinaires de Bourse -qui n’atteignent qu’un monde préparé jusqu’à un certain point à subir -des accidents de ce genre; l’affaire était bien autrement compliquée. - -Dans toute la société et particulièrement dans un milieu étranger en -général à toute spéculation il y avait des ruines totales. - -Tenter d’expliquer ici ce qui n’a, pour ainsi dire, jamais été -complètement éclairci en aucun autre endroit, serait chose impossible. - -Ce qu’il y avait de certain, c’est qu’une affaire, donnant toute -confiance en raison des noms qui la patronnaient, avait entraîné, grâce -aux motifs qu’elle invoquait, nombre de fortunes honorables à se confier -à elle, et qu’il en était résulté, non seulement des pertes effroyables, -mais, chose plus grave, de fortes atteintes en matière d’honneur. - -C’est ainsi que des individualités dont le nom apparaissait pour la -première fois peut-être dans des feuilles publiques se voyaient chaque -matin discutées, blâmées, et finalement honnies pour avoir trempé dans -une action qu’on pouvait qualifier sans exagération de fort peu propre, -mais où leur seule faute avait été une trop grande confiance. - -Si loin de terre que fussent les officiers de l’escadre, les nouvelles -du monde civilisé ne leur en arrivaient pas moins de temps à autre, et -particulièrement quand ils restaient comme maintenant dans les eaux de -France. Ils recevaient des paquets de journaux dont les premiers -dataient souvent de quelques jours, mais où ils avaient en revanche -l’avantage de voir à la fois le commencement et la fin d’un drame. - -On juge de l’indignation que provoqua parmi eux la nouvelle de la -catastrophe en question. Jean surtout était exaspéré, et ses sorties -contre la clique, auteur du mal, faisaient frémir. - -La question d’argent le laissait volontiers dans une royale -indifférence; mais la partie qui touchait à l’honneur de tant de membres -de la noblesse le mettait hors de lui, et il souhaitait de tenir entre -ses mains, ne fût-ce qu’une heure, certains individus pour lesquels le -traitement qu’il méditait eût été juste assurément, mais en même temps -d’une sévérité qui rappelait les Kerdren du moyen âge. - -Parmi les noms connus qui figuraient comme victimes, tous les jeunes -officiers qui avaient dansé chez madame de Sémiane avaient retrouvé avec -une triste surprise, et à un double titre, celui du comte de Valvieux. - -Sa fortune tout entière avait été engloutie dans le désastre, et une -attaque d’apoplexie, déterminée, disait le journal, par ce coup aussi -rude qu’impossible à prévoir, l’avait emporté en six heures. Suivaient -un éloge du mort et quelques attaques virulentes contre les coupables de -tant de maux, conclusions auxquelles tous les jeunes gens s’associèrent -cordialement. - -C’était si frappant ce contraste entre la jeune fille riche, adulée, -aimée, qui était quelque temps avant chez madame de Sémiane, et ce que -devait être maintenant la pauvre Alice, que son nom revint plus d’une -fois encore dans la journée, accompagné d’exclamations sympathiques. -Mais il y eut à la suite de cela une série de gros temps, et les -exigences du service chassèrent toutes les autres préoccupations. - -Jean retrouva avec un plaisir toujours nouveau ses factions solitaires -au milieu de la nuit, du vent, et du bruit mélancolique des vagues; et -en songeant aux ennuis et aux misères qui peuplent le monde, il se -réjouit une fois de plus d’avoir mis les intérêts et les plaisirs de sa -vie en dehors de tout cela, et de pouvoir se considérer sur son navire -comme à mille lieues des humains et de leurs laides intrigues. - - * * * * * - -Un mois s’était écoulé depuis ces divers événements; l’escadre -stationnait devant Toulon, et grâce à cette circonstance, Jean allait -pouvoir régler, d’une façon tout à fait inattendue, une affaire qui -l’appelait dans cette ville. Un vieux cousin qu’il connaissait à peine -de nom, et dont les relations avec tous les membres de sa famille -avaient cessé depuis au moins trente ans, s’était avisé au moment de -faire son testament que, si vieux qu’il fût, il n’était probablement pas -le dernier survivant de la famille. Il s’était informé, et il était -résulté de ces réflexions tardives mais fructueuses, qu’il avait légué à -Jean une assez belle fortune, et une superbe collection de bijoux -anciens pour laquelle il avait dépensé des sommes considérables et la -meilleure partie de sa vie. - -Le testament était déposé chez un notaire de Toulon, la fortune et la -collection chez un banquier de la même ville qui avait pour mission de -ne remettre cette dernière qu’en mains propres, et en observant un -cérémonial assez bizarre. - -Le défunt, était-ce par une dernière coquetterie d’amateur ou pour toute -autre raison? avait ordonné que ladite collection, exposée tout entière -dans le salon du banquier, fût livrée à Jean par celui-ci, en présence -du plus grand nombre de témoins possible, et après qu’il eût été lu à -haute voix une courte notice concernant chaque pièce. Cette dernière -mesure devait servir tout ensemble à collationner les bijoux et à donner -une idée générale de leur valeur, en mettant en regard du prix d’achat -de chacun d’eux l’évaluation la plus récente qui en avait été faite. - -Cette dernière clause avait horripilé Jean, qui ne voyait là, disait-il, -que matière au plus stupide des étalages, et ridicule besoin de -paraître. Si ce n’était pas une vanité d’outre-tombe qui avait poussé le -vieux baron, que signifiait donc ce concours de témoins, et pourquoi ne -lui laissait il pas le droit de collationner tête à tête, avec son -banquier? Avec son horreur de tout ce qui le mettait en avant, l’idée de -cette manière de séance publique l’exaspérait, et son mécontentement -avait été si vif que son premier mouvement l’avait porté à refuser tout -à la fois fortune et bijoux. - -Malheureusement l’hypothèse était prévue, et le testateur donnait, dans -ce cas-là, à la totalité de ses biens, une destination parfaitement -antipathique au jeune officier. Il stipulait en effet qu’au cas de mort -ou de refus du légataire, sa collection et sa fortune reviendraient -toutes deux au Musée Royal de Londres, «en souvenir, disait-il, des -quinze bonnes années qu’il avait passées en Angleterre, et de l’accueil -parfait qu’il y avait reçu». - -Enrichir un hôpital, des pauvres, ou même un musée français, Jean -l’aurait fait de la meilleure grâce du monde, ne fût-ce que pour se -débarrasser de l’accomplissement de la clause qui lui déplaisait si -fort; mais du moment où il s’agissait d’en faire bénéficier des -étrangers, la question devenait tout autre. - -D’un patriotisme qui allait presque jusqu’au chauvinisme, le jeune -homme, après l’antipathie qu’il professait pour nos voisins -d’outre-Rhin, n’avait pas de sentiment plus vif que celui qu’il -nourrissait contre les Anglais. - -Sa rancune, pour dater de la guerre de Cent ans, n’en était pas moins -toute fraîche, et il faut convenir d’ailleurs qu’il y avait eu depuis -cette époque-là bien des circonstances de nature à l’entretenir. - -Aussi juge-t-on si l’idée d’orner de ses dépouilles les musées de la -brumeuse Albion était faite pour lui sourire, et s’il eut l’occasion -pendant les quelques jours qui suivirent sa lecture du testament de -pester en conscience contre les bizarreries d’esprit de son parent! - -Cependant il fallait prendre un parti, la station de l’escadre ne devait -pas durer éternellement, et si peu agréable que fût pour Jean l’affaire -pendante, elle méritait pourtant d’être réglée d’une façon ou d’une -autre avant son départ... - -Il résolut donc, un matin, d’aller s’entendre avec le banquier chargé de -la remise de la fortune, et de tâcher avec lui de réduire autant que -possible l’apparat de la cérémonie qui causait son tourment. Il se -flattait que, pas plus que lui, M. Champlion ne devait souhaiter -d’ameuter la société toulonnaise dans son salon, et qu’entre deux hommes -de bon sens, ils reviseraient autant qu’il serait possible de le faire, -sans manquer à la stricte bonne foi, l’œuvre d’un maniaque, amoureux de -ses trésors comme Pygmalion de sa Galatée. - -L’hôtel du banquier était situé dans le quartier le plus à la mode de -Toulon, et Jean, très sensible aux impressions extérieures, commença à -froncer le sourcil dès la troisième marche de l’escalier. - -Les tentures, le tapis, la rampe chargée de dorures, la livrée du -domestique qui le précédait, tout indiquait si clairement le mauvais -goût du propriétaire, que le jeune officier se demanda avec inquiétude à -quelle sorte d’homme il allait avoir affaire. - -«Rien que ce suisse de cathédrale qui marche devant moi, sent son -parvenu d’une lieue, se disait-il en mordant sa moustache... Si je m’en -allais!...» Mais le suisse, aussi majestueux que si ses fonctions -l’avaient réellement appelé à présider un mariage de première classe -dans le _high life_, continuait à monter le bel escalier doré dont il -paraissait le pontife naturel; et force était à Jean de suivre le -mouvement. - -A la fin, il l’introduisit dans un petit salon qui semblait livré par le -tapissier depuis une heure à peine tant il était battant neuf, et s’en -fut porter à son maître la carte qu’on venait de lui remettre, laissant -au visiteur tout loisir de prendre connaissance des lieux. - -Jamais examen ne fut fait d’un œil moins bienveillant, et il semblait à -Jean qu’il était en face d’une gigantesque batterie de cuisine dont -chaque pièce était en cuivre, et brillait comme un petit soleil. - -Il se tournait de tous les côtés, cherchant d’où venait ce ton général -de «reluisant», quand son maître des cérémonies reparut et l’emmena dans -le cabinet du banquier. - -Là, même style, même goût, même profusion. M. Champlion était un petit -homme tout rond, haut en couleur et d’une bonne expression de -physionomie. - -Avec un tablier de toile bleue et la casquette traditionnelle, il aurait -réalisé le type idéal de l’épicier qu’on se choisirait comme -fournisseur; mais avec sa redingote serrée et son col durement empesé -qui entrait tout droit dans la rotondité de son double menton, c’était -un banquier qui manquait totalement de prestige. - -«Galvanoplastie..., pensait Jean pendant le temps que mettait son -partenaire à regagner son fauteuil. Il s’est plongé dans un bain d’or, -et il se figure qu’il a changé de nature en s’enduisant d’une autre -couche que celle de sa propre argile... pauvre bonhomme! Enfin, pourvu -qu’il soit coulant!» - -Malheureusement, rien n’était plus loin de la pensée du banquier que -d’être coulant dans cette circonstance, et cela pour des raisons -multiples. - -D’une importation toute récente dans la société toulonnaise, il n’avait -trouvé jusqu’alors aucun moyen, non pas même de s’y faire une place un -peu marquante, mais seulement de s’y glisser. - -Son origine plus que médiocre était pour beaucoup dans l’ostracisme -qu’il subissait, mais cela tenait aussi en partie au peu d’occasions que -le sort lui avait offert jusqu’alors. - -Nul doute qu’à la longue le bain d’or dans lequel il était plongé, pour -employer l’image pittoresque du jeune officier, n’arrivât à recouvrir -les rugosités et les petites tares de sa nature primitive avec tant de -perfection que personne ne refusât plus d’ouvrir sa porte à ce monsieur -tout neuf, qui sortait de son Pactole changé des pieds à la tête; mais -ce travail serait long, et c’était tout de suite que M. Champlion -voulait atteindre son but. - -Comme tous les hommes partis de rien et enrichis subitement, il n’avait -plus qu’un rêve au monde, qu’une ambition, c’était se faire admettre -dans cette société qui avait fini par lui faire l’effet de quelque chose -de grandiose et d’inaccessible, à force de la regarder d’en bas. - -Il savait bien qu’une fois le pied à l’étrier, le reste s’enlèverait -tout seul, aussi ne demandait-il qu’une borne, une pauvre petite borne -d’où il pût prendre son élan. - -C’était sa marotte, sa folie, la terre promise vers laquelle il eût -marché à travers dix déserts, et il aurait donné sans regret son bras -droit à qui lui eût apporté cette clef magique. - -Et voilà que tout à coup, sans qu’il lui en coûtât la plus petite de ses -phalanges, grâce à l’originalité du baron de Trélan, il allait tenir en -main l’occasion tant souhaitée! - -La collection qui lui était confiée, avait dans la ville un succès de -curiosité d’autant plus vif que personne ne la connaissait. De son -vivant, le baron la tenait sous triple verrou, comme une sultane dans -son harem, et pas un œil humain ne pouvait se vanter de l’avoir -contemplée. - -Aussi, du jour où le testament fut connu, il n’y eut plus dans ce noyau -désœuvré, et toujours en quête de distractions, qui formait la société -élégante, qu’une idée: ce fut d’avoir sa place marquée, et d’être là le -jour de la remise de la collection. C’était la nouveauté et l’événement -de la quinzaine. - -Les lettres se mirent à pleuvoir chez M. Champlion demandant des droits -d’admission avec le sans façon de gens toujours sûrs d’être bien -accueillis, et le glorieux banquier se trouva d’emblée en correspondance -avec toute la ville. Les femmes surtout sollicitaient, et jamais il -n’avait vu passer sous ses yeux tant de mignonnes pattes de mouche. - -On disait les bijoux aussi originaux que riches, on savait le comte de -Kerdren jeune, beau, et un brin sauvage; et on n’était pas fâché de voir -les deux choses par la même occasion. - -On juge, d’après cela, comment le banquier pouvait accueillir la -proposition de Jean, et s’il était supposable qu’il se mît de ses -propres mains à démolir l’arc de triomphe sous lequel, toutes les nuits, -il se voyait passer en songe! - -Il s’emporta, prit feu, et parla bien haut de sa parole donnée et de son -honneur de banquier; puis quand il vit que le jeune officier cessait -d’insister, perçant ses motifs à jour bien plus qu’il ne pouvait -l’imaginer, et qu’il se bornait à lui demander assez sèchement le jour -et l’heure du rendez-vous, il se radoucit à l’instant. - -«Il ne voulait point de froideur entre eux, son jour et son heure -seraient les siens; et il était au regret de le désobliger!» - -En disant tout cela, il laissait si naïvement éclater sa joie que, -malgré tout son mécontentement, Jean ne pouvait s’empêcher d’en être -amusé. - -Comme dernière faveur, il demanda l’autorisation d’aller consulter -madame Champlion et de lui présenter le comte de Kerdren. Il n’y avait -rien à objecter à cela, et Jean suivit son interlocuteur dans un second -salon où une femme d’un âge moyen, et qui semblait le dédoublement -féminin de son mari, était assise devant un métier à tapisserie, piquant -son aiguille dans de gigantesques dahlias. - -Elle se leva avec un empressement qui fit rouler toutes ses laines sur -le tapis, de sorte que Jean répondit à sa phrase de bienvenue un genou -en terre et la tête inclinée sur les écheveaux qu’il ramassait; puis, -sans transition, élevant la voix: - ---Mademoiselle, dit-elle en s’adressant à quelqu’un qui était au fond de -la pièce, allez donc chercher Angèle, elle sera si contente de voir -l’héritier de la collection de M. de Trélan! - -Le jeune homme se retourna pour saluer la personne que la position -particulière qu’il avait prise en entrant l’avait empêché de remarquer, -tout en maugréant intérieurement de se voir traité comme un simple objet -de curiosité, et, à son inexprimable surprise, il se trouva en face de -mademoiselle de Valvieux. - - - - -VI - - -C’était bien elle, toujours jolie, toujours svelte, seulement plus -maigre, et si pâle que, près de son col de crêpe, sa figure ressemblait -à un beau camélia blanc, posé sur un ornement de deuil. Sous les yeux, -elle avait deux cercles bleuâtres qu’on voyait même à travers ses cils -baissés, et qui rappelaient ces lointains brumeux qu’on aperçoit au fond -de l’horizon, derrière un rideau de feuilles. - -Jean embrassa tout cela d’un regard, et il lui sembla qu’il n’avait -jamais vu une robe noire qui eût l’air si triste et si sombre. - -D’abord indécis, en reconnaissant la jeune fille, il reprit très vite -son aisance accoutumée, fit quelques pas en avant, et s’inclina devant -elle en murmurant les premiers mots de ce qu’on appelle si bizarrement -un compliment de condoléance. - -Mademoiselle de Valvieux, qui ne l’avait pas entendu venir, s’arrêta -brusquement, releva la tête, et avant qu’il eût fini sa phrase, avec la -soudaineté d’émotion d’une enfant, de grosses larmes jaillirent de ses -yeux et se mirent à rouler sur ses joues, si pressées, si abondantes, -donnant à ce jeune visage une expression de désolation si profonde, que -Jean s’arrêta court ne sachant plus comment faire pour exprimer à la -fois ses regrets et sa sympathie. - -Du revers de ses deux mains, avec une précipitation nerveuse, elle -cherchait à étancher ses pleurs, à les repousser, semblait-il; mais -c’était une barrière trop faible, et les larmes, brillantes et lourdes -comme les gouttes des grosses pluies d’été, couraient le long de ses -doigts sans même qu’elle s’en aperçût. - -Interdit et désolé, le jeune officier se rapprocha encore d’un pas, et -avec des intonations toutes pleines de pitié, et un regard d’une vraie -bonté dans ses yeux expressifs: - ---Mon Dieu, dit-il, pardonnez-moi, je vous fais de la peine. J’aurais dû -savoir toucher plus doucement à un chagrin si récent. - ---C’est à moi qu’il faut pardonner, répondit-elle très bas, en faisant -un mouvement, comme pour lui tendre la main; car vous, au contraire, -vous m’avez fait tant de bien. - -Puis, baissant encore la voix: - ---C’est la première fois qu’on me parle de mon père depuis que je suis -ici, ajouta-t-elle. - -Au même instant, la porte s’ouvrit en façon de coup de vent, et une -fillette que Jean supposa avec raison être «l’Angèle» qu’on réclamait, -entra en bondissant. Il était temps, car l’étonnement de M. et de madame -Champlion en suivant la petite scène qui précède était arrivé à un point -tellement aigu qu’il n’était pas douteux qu’ils ne s’apprêtassent à s’y -mêler, et pas douteux non plus que leur intervention ne fût maladroite. - -Comme sa sortie n’avait plus de raison d’être, Alice se retira à l’écart -pour achever de maîtriser son émotion, tandis que la petite fille, avec -son audace d’enfant mal élevée, s’approchait de Jean, et le tirait par -la manche de son uniforme en lui disant: - ---Bien vrai, monsieur, c’est vous qui êtes l’héritier de tous ces beaux -bijoux? - ---Positivement, mademoiselle, répliqua le jeune homme avec une nuance -d’ironie; à moins, toutefois, que vous ne me connaissiez un compétiteur? - -Compétiteur, c’était un mot qu’Angèle ne comprenait pas, et comme -l’accueil qu’elle recevait ne lui plaisait qu’à moitié, elle abandonna -l’officier, et fondant sur son père avec une fougue qui fit gémir le -bois doré du fauteuil: - ---Alors, c’est bientôt la grande soirée dont tu parles toujours; les -glaces, les fleurs et les bijoux sur des coussins, dis, père?... - -Et comme M. Champlion se défendait tout mécontent et regardait Jean d’un -œil craintif, le jeune homme s’inclina légèrement, disant qu’il voulait -laisser à M. et à madame Champlion toute liberté de se consulter. Il -s’éloigna du groupe de famille, où commença à l’instant une discussion -animée. - -Sa promenade sans but entre les chaises et les fauteuils, l’amena -bientôt près de la fenêtre où se tenait Alice, qui était assise -maintenant avec les mains jointes sur ses genoux, et suivait pensivement -des yeux la marche capricieuse du jeune homme. Elle était calme, et il -ne lui restait comme trace de sa violente émotion que ce quelque chose -de tremblant et de mouillé que conserve le regard quand on vient de -pleurer. - -Dans l’ombre de ces grands rideaux de peluche, toute seule en face de -ces trois personnes qui se serraient en parlant bas, c’était une -véritable image de l’isolement, et il sembla à Jean qu’il y avait une -prière muette dans le regard qui s’attachait à lui. - -Il se rapprocha peu à peu, cherchant avec une certaine frayeur l’indice -d’une nouvelle crise de larmes dans les yeux de la jeune fille. C’était -la première fois de sa vie qu’il avait provoqué un désespoir de ce -genre, et il craignait fort de recommencer, éprouvant un peu ce que -ressent un individu placé en face d’une machine inconnue qu’il s’agit de -mettre en mouvement, et dont il touche les rouages avec crainte, de peur -que son doigt pose à faux sur quelque point. - -Peut-être Alice devina-t-elle sa frayeur, car elle se souleva à demi en -le voyant approcher et le saluant d’un faible sourire: - ---C’est fini, dit-elle, je suis raisonnable... - -Puis, après une petite pause, elle continua avec simplicité: - ---Vous m’avez doublement émue tout à l’heure, monsieur; la soirée de -madame de Sémiane est la dernière à laquelle j’aie assisté avec mon -pauvre père, et je m’attendais si peu alors à vous revoir ainsi! - -Elle s’arrêta, sentant que sa voix tremblait de nouveau. - ---Est-ce donc M. Champlion qui est votre tuteur? demanda Jean. - ---Mon tuteur? reprit-elle en le regardant avec étonnement. Mais vous -n’avez donc pas su notre ruine? Je suis ici comme institutrice d’Angèle. - ---J’avais bien appris la perte de votre fortune, répondit-il, mais je ne -croyais certes pas que c’était... - -Il s’arrêtait, il ne savait vraiment plus que dire, en face de ce double -malheur. - ---Si, répondit-elle tristement, c’était tout. On m’a offert cette -position dans la troisième lettre de condoléance que j’ai reçue, le -surlendemain de mon deuil. C’était bien tôt, n’est-ce pas? et cela m’a -fait de la peine... J’aurais voulu qu’on attendît que je parlasse... -Puis j’ai su ensuite ma situation tout entière, et j’ai accepté. J’ai -seulement demandé un peu de temps, et on m’a dit qu’on me donnait trois -semaines. C’était assez, puisqu’il fallait toujours commencer, et depuis -huit jours je suis ici. - ---Mais vos parents, vos amis? - ---Nous n’avons plus que des cousins si éloignés! Ils m’ont dit que je -faisais bien, et mes amis aussi. Que vouliez-vous qu’ils fissent? Puis -quand on s’est tant aimé à deux, on oublie un peu d’aimer les autres, et -nous étions trop nomades pour avoir près de nous plus que des -connaissances; ou, bien alors les parasites, ceux qui venaient pour -notre fortune. - -Il sembla à Jean que le ton de la jeune fille devenait un peu amer et, -involontairement, il repensa à la pléiade... - ---Eh bien! cria à ce moment la voix la plus triomphante du banquier, -c’est arrangé. Que diriez-vous d’après-demain? Trop court peut être? - -Jean était également indifférent à tout, il le répéta d’un ton froid, et -comme il s’inclinait pour prendre congé de la jeune fille, le banquier -ajouta lourdement: - ---De vieux amis, hé! hé! Comme on se retrouve. - -Jean répliqua par quelques mots brefs sur «l’honneur qu’il avait eu en -effet d’être présenté à mademoiselle de Valvieux». Puis saluant la -maîtresse de la maison avec sa courtoisie froide, il prit congé, -laissant le banquier si ahuri de ses allures qu’il répétait encore dans -la soirée: - ---Mâtin, quel bâton de houx que ce monsieur! piquant à tous les -nœuds!... Mais bah! j’ai mon affaire, et je me moque du reste! - - - - -VII - - -Malgré tout ce que le banquier avait laissé deviner à Jean, et tout ce -que le jeune homme avait prévu en plus, il n’avait pas compté sur un tel -déploiement de luxe. Un cordon de gaz courait tout le long de la façade -de l’hôtel, accusant les saillies de pierre, et les domestiques en -livrée rouge, perdus dans les massifs de feuillage qui ornaient la porte -cochère, avaient l’air de grosses pivoines piquées dans la verdure raide -et brillante des arbustes. On devinait que le banquier aurait voulu -orner ainsi toute la rue et qu’il avait arrêté son tapis à l’extrême -bord du trottoir avec un véritable regret. - -Un grand concours de curieux attendaient l’entrée des invités, et le -jeune officier, qui venait à pied et lentement, eut tout le loisir de -s’emporter, et de dépenser contre M. Champlion toutes les invectives -dont dispose la langue française à l’endroit de la vanité. Un instant -même, il lui prit une velléité de retourner tout tranquillement à bord, -et de laisser les gens qui s’apprêtaient à se réunir là, se tirer -d’affaire comme ils pourraient. - -Mais ce n’eût été que partie remise, il le savait bien. Le banquier -avait la loi pour lui d’après les termes du testament qui disait en -toutes lettres: «En présence du plus grand nombre de témoins possible», -et il n’était pas homme à faire grâce d’une syllabe. - -Il ne restait à Jean qu’à subir sa destinée présente, et à se remettre -aux mains des beaux laquais rouges, ce qu’il fit avec une mélancolie -résignée. - -Un d’entre eux lui prit sa capote, un autre lui fit traverser une -enfilade de salons encore vides, mais qui ruisselaient littéralement de -lumières et de dorures, et le laissa enfin dans une dernière pièce, où -M. Champlion, sanglé dans son habit noir, cravaté de blanc, et palpitant -de satisfaction, jouait au naturel le rôle du dragon des Hespérides. - -La petite Angèle avait bien dit et la collection tout entière était là -reposant, sinon sur des coussins, du moins sur des draperies d’un rouge -vif, qui la faisaient ressortir avec une richesse extrême. - -L’attitude de parfaite indifférence du jeune officier et la façon -paisible dont il écoutait ses explications déconcertèrent visiblement le -banquier, qui le regardait de l’air mystifié d’un enfant entre les mains -duquel crève une bulle de savon. - -Mais après tout, comme il l’avait dit à sa femme, «il avait son affaire, -et se moquait du reste!» Voyant donc qu’il ne tirerait pas le plus petit -éloge de ce côté, il laissa à Jean le poste d’honneur qu’il occupait un -instant avant, et se donna l’innocent plaisir de faire à petits pas le -trajet qu’allaient parcourir tout à l’heure ses invités, pour savourer à -lui seul les impressions qu’ils ressentiraient plus tard. - -Le jeune homme était là depuis un instant, regardant avec un peu de -stupeur les tables garnies qui l’entouraient, et se demandant ce qu’il -allait bien pouvoir faire de cet amas d’orfèvrerie et de joaillerie, -quand il s’aperçut qu’on parlait tout près de lui. - -Il tourna la tête, et comprit au léger mouvement qui agitait la portière -du fond, qu’il n’était séparé de la pièce voisine que par l’étoffe de -soie. Il fit alors quelques pas de ce côté en toussant d’une façon -significative; mais madame Champlion, car c’était sa voix qu’on -entendait, était douée d’un aussi bel organe que son aspect permettait -de le supposer, et Jean, dominé par ce contralto imposant, fut contraint -d’entendre tout ce qui suit: - ---Je vous le répète, mademoiselle, disait-elle, je tiens essentiellement -à ce que vous restiez ici ce soir. Croyez que je connais tout aussi bien -que vous les exigences d’un grand deuil, et que je n’ai l’intention de -vous rien demander qui ne me paraisse convenable. Il ne s’agit -aujourd’hui ni d’un bal, ni même d’un concert, et vous ne serez pas plus -déplacée ici, que dans n’importe quelle visite à un musée. - -«Angèle tient beaucoup à voir les gens qui vont venir, et vous comprenez -que je n’aurai pas une minute de liberté pour la surveiller. Il faut -donc que vous fassiez à ma place ce qui est après tout votre métier. On -nous a dit, quand on vous a recommandée à nous, que vous étiez fort -habituée aux soirées et au monde; c’est tout à fait le cas de le -montrer. Et croyez-moi, si vous les avez tant aimés, au bout d’une -demi-heure, vous y retrouverez votre plaisir tout comme nous autres!... - -Puis, sans attendre une réponse qu’elle ne se souciait probablement pas -d’écouter, elle entra dans le salon avec un grand bruit d’étoffes -froissées, quelque chose comme le mouvement de ces toiles métalliques -qu’on agite au théâtre pour simuler l’approche de l’orage. - -Toutes les promesses de l’oreille étaient réalisées pour les yeux en la -voyant. Par le chef-d’œuvre d’une imagination peu commune, sa toilette -était composée de telle façon, qu’on y retrouvait à peu près tout ce -qu’on a l’habitude de voir réparti entre une douzaine de femmes. Les -trois règnes de la nature y avaient leur part, et s’il manquait une des -couleurs de l’arc-en-ciel, c’était ignorance ou erreur, certainement pas -mauvaise volonté. - -L’ensemble produisit à Jean l’impression d’une chose déjà vue, et fit -passer devant ses yeux le souvenir d’une réception à une cour nègre dans -une des îles du Pacifique. - -Seulement, par suite de la latitude, il devait formuler ici son salut en -bon français, et c’est ce qu’il fit, sans se permettre bien entendu -l’esquisse d’un sourire. - -Avant que l’empressement de madame Champlion pût se donner carrière, son -mari reparut... Il avait entendu un bruit de voiture; on arrivait, et il -fallait qu’ils fussent là, tous les deux, dans le premier salon, sur la -porte, le plus près possible, enfin, pour faire leurs honneurs. Il -l’emmena et de nouveau le jeune officier se trouva seul. - -La portière se balançait toujours. De minute en minute, il s’attendait à -voir sortir mademoiselle de Valvieux, avec sa robe noire, sa figure pâle -et cette tristesse qui rendait si pénible pour elle l’ordre qu’elle -venait de recevoir. - -«A sa place, pensait-il, je ne céderais pas! Cette femme est révoltante -d’égoïsme.» - -Il se rappelait la violente émotion que la jeune fille avait ressentie -deux jours avant, rien qu’en le revoyant, lui qui avait été lié si -faiblement à son passé, pourtant; et il se la représentait avec une -pitié sincère, toute seule dans ces grands salons remplis d’inconnus, -avec ses amers souvenirs l’assaillant en foule. - -«Pauvre créature, se disait-il, ma présence ici ne lui aura causé que de -la peine!» - -Et il se demandait, en se sentant si jeune, si fort, si libre de toute -entrave, pourquoi le sort avait mis une telle différence entre la vie -des hommes et celle des femmes, que le malheur fût doublé chez elles -d’une impuissance à peu près complète en toute chose, tandis qu’il -laissait chez eux le champ libre à toutes les énergies. - -D’un côté, ne pouvoir presque pas gagner le pain quotidien autrement que -dans une condition servile; de l’autre, sans une plus grande somme -d’intelligence ni de résolution, avoir le droit de prétendre à tout, -même à la gloire! - -«Sotte chose, par ma foi, que la société! se disait-il. Je ne mets -jamais le pied sur terre que pour m’en dégoûter un peu plus, et il -faudra quelque jour que je me décide à faire une révolution, ou à n’y -plus revenir jamais!» - -Pendant ce temps, les salons s’étaient remplis. Les ambitions de M. -Champlion étaient plus que satisfaites, c’était mieux que de la foule, -c’était de la cohue. - -Les femmes en grande toilette, les jeunes gens le gardénia à la -boutonnière, passaient et repassaient. On parlait haut, on riait fort, -et surtout, comme on était venu pour voir, on regardait avec la plus -impertinente curiosité. On aurait juré que tous ces gens-là avaient payé -leur place en entrant et qu’ils en voulaient pour leur argent. - -Dominant le bruit des conversations, le mouvement d’ailes des robes -légères, le petit coup sec des éventails qu’on ouvrait, la voix de M. -Champlion se faisait entendre comme une basse continue. - -Quand il arrivait, dans sa lecture, à quelque bijou d’importance, -involontairement il enflait le ton. Il semblait qu’en sortant, les gros -chiffres lui ouvraient la bouche. Puis, ses lèvres se refermaient sur -une petite bague sans prétention et les murmures de la foule le -couvraient jusqu’à nouvel ordre. - -C’était amusant de suivre ces modulations, et Jean, debout dans une -embrasure de fenêtre, s’était égayé longtemps ainsi. - -Mais, comme on le sait, le jeune héritier était compté ce soir-là au -nombre des curiosités et on avait trouvé tout naturel de le traiter -comme tel. De sorte qu’il s’était vu bientôt le point de mire d’une -centaine d’yeux le regardant aller et venir, parler ou se taire, comme -on regardait jadis le petit lever du roi. La grandeur a de ces -inconvénients! Seulement n’étant patient ni par tempérament ni par état, -Jean s’était lassé très vite de cette situation, et plus heureux que les -majestés d’autrefois, avait pu y couper court en se dérobant. - -A peine s’il avait vu dans la foule cinq ou six visages de connaissance, -et comme il avait refusé péremptoirement d’amener même un de ses -camarades à cette solennité, il put bénéficier à lui seul d’une retraite -choisie qu’il découvrit derrière un massif de camélias. - -On avait fait de la pièce voisine du salon des bijoux une espèce de -jardin d’hiver, et tout au fond, comme un îlot secourable, se trouvait -le fauteuil moelleux qui avait tenté la sauvagerie du jeune homme. De là -il entendait de toutes les conversations juste ce qu’il lui fallait, -c’est-à-dire rien, ou mieux encore le bruit général qui arrivait, grâce -à la distance, à se fondre en un murmure unique ressemblant au chant de -la houle. - -Un instant, à son grand effroi, la petite Angèle, qui voletait partout, -circula entre les fleurs comme un feu follet, «comme un insecte -malfaisant», pensait même Jean. Mais le caprice qui l’avait apportée la -remporta presque aussitôt, et, avec un soupir de soulagement, le jeune -officier se retrouva maître de sa solitude. - -Les yeux fermés, il s’isolait autant qu’il le pouvait de cet entourage -peu sympathique, quand il lui sembla entendre tout près de lui quelque -chose comme un frémissement. «Est-ce que ce gros homme aurait poussé le -réalisme jusqu’à faire nicher des oiseaux dans son bocage? se dit-il, ou -bien dans cette atmosphère surchauffée les plantes poussent-elles comme -chez le docteur Ox?...» - -En même temps il tournait la tête. A deux pas derrière une série -d’arbustes, une jeune femme qu’il reconnut aussitôt pour mademoiselle de -Valvieux était assise sur une chaise basse. - -Tout près de ces lumières et de ces toilettes éclatantes, l’austérité de -son deuil était plus frappante encore, et elle ressemblait à un de ces -anges prophétiques qu’on représente dans les légendes, apparaissant tout -à coup au milieu d’une fête pour parler de misères et de tristesses à -des fous trop insouciants. - -Visiblement la pauvre fille cherchait à se faire toute petite, serrant -sa robe sombre autour d’elle, ne respirant qu’à demi et n’ayant qu’une -ambition, passer inaperçue. - -Il sembla à Jean que c’était ainsi que les petits enfants des contes de -Perrault devaient se cacher dans la maison de l’ogre, et la même -profonde pitié qu’il avait déjà ressentie pour la jeune fille lui -revint. - -On voyait qu’un instant de solitude était pour l’heure ce qu’elle -souhaitait le plus vivement, et il comprit qu’il valait mieux ne lui -parler que plus tard, quand elle serait assez tranquille pour qu’une -voix sympathique lui fît du bien. - -Alors, de son côté, avec le même soin, il se mit à veiller sur ses -mouvements, inspectant d’un coup d’œil son épée, posée entre ses genoux, -et les glands d’or de sa ceinture qui auraient pu tinter sur le -fourreau. A son tour, il fit sa respiration aussi douce que possible, et -jamais jeune mère, veillant près d’un berceau, ne mit plus de soin à -protéger le repos d’un être aimé, que ce grand et fort marin à respecter -la courte halte que faisait cette étrangère entre deux buissons fleuris. - - - - -VIII - - -Cela durait depuis cinq minutes à peu près, et Jean commençait à -retomber dans son courant d’idées personnelles, quand l’entrée bruyante -de cinq ou six hommes, qui parlaient tous à la fois, le fit tressaillir. -Il ne quitta pas son siège cependant, et le groupe ne dépassa pas -d’ailleurs la première partie de la pièce. - -C’était une réunion de ces jeunes gens superficiels, inutiles sur terre, -et qui semblent perpétués uniquement pour sauvegarder la correction des -nœuds de cravate et le salut à la mode. - -Comme position sociale: «Gommeux», en attendant de devenir «Luisants» ou -«Bémols». Comme conversation: tout ce qu’il est permis d’espérer dans le -genre. - ---Je vous dis que je l’ai vue! criait l’un d’eux. - ---Elle a le deuil léger, la belle fille! répondit un autre. Y a-t-il -seulement un mois que son père est mort? - ---Bah! elle aura pris le mois pour l’an! Est-elle toujours jolie? Le -noir doit lui aller à ravir! - ---Peuh! elle est maigre et jaune, et la maigreur ne va à aucune femme! - ---Quand je pense pourtant que moi... Non, jamais je n’ai vu catastrophe -plus heureuse, chronologiquement parlant s’entend! - ---Au fait, c’est vrai; il me semble que vous étiez des plus brûlants, -d’Asti; la déclaration ne devait pas être loin? - ---A un tour d’horloge, mon cher! En effeuillant notre marguerite, nous -en étions arrivés à «passionnément»! Et il ne me restait plus qu’à m’en -ouvrir au père quand la débâcle est arrivée. - ---La veine de quelqu’un qui a vendu à temps ses fonds turcs! - ---Juste; mais vous comprenez qu’il me serait faiblement agréable de la -rencontrer face à face: aussi je louvoie, je me dérobe, je cherche la -paix des bosquets... - ---C’était cependant, ma foi, une superbe créature! Vous n’avez pas eu un -regret? - ---Pensez-vous qu’il y ait au monde une beauté qui puisse rendre -agréables ces deux mots: «Mariage pour dettes!» Ça sonne mieux que -prison ou suicide; mais c’est tout. - ---Diable! c’était à ce point! - ---Exactement! - ---Et alors depuis? - ---Alors il m’est arrivé qu’un vieux bonhomme d’oncle a fait comme dans -les comédies, et a défunté juste au bon moment pour combler le trou où -j’allais piquer une tête en guise d’acompte!... - -Dès les premiers mots de cette conversation, Jean avait voulu se lever -pour arrêter ce qui était si peu destiné aux oreilles de mademoiselle de -Valvieux, et ce qui devait la blesser si cruellement à plus d’un -titre... - -Mais son mouvement, trop faible pour être entendu de ceux qui causaient, -avait fait tressaillir Alice. Elle s’était retournée de son côté -vivement, avec l’air effrayé d’une biche aux abois, qui croit entendre -sortir un nouvel ennemi du buisson même où elle s’est réfugiée pour -mourir. - -Elle avait reconnu du premier coup, à travers le rideau de feuilles, -l’uniforme du jeune officier, et, à demi soulevée elle-même, elle lui -avait fait, en posant le doigt sur ses lèvres et en secouant la tête, un -geste qui ordonnait si impérieusement le silence, que le jeune homme -s’était rassis, bien à contre-cœur, mais n’osant passer outre. - -Une fois encore, absolument révolté de la façon dont ces vérités -brutales arrivaient à la pauvre fille, il s’apprêtait à s’interposer; -mais sans même tourner la tête, comme quelqu’un qui a prévu le geste, -elle avait étendu la main de nouveau, et d’une façon plus décidée -encore. - -C’était quelque chose de navrant que cette scène qui se déroulait dans -le jour un peu voilé de ce salon si poétiquement orné! Dans ce nid de -feuillage qu’on aurait dit ménagé pour un rendez-vous d’amoureux, cette -jeune fille debout, toute seule, écoutant ce langage grossier dans -lequel ces hommes parlaient d’elle, perdant d’un seul coup toutes ces -illusions que la vie a la compassion de n’effeuiller habituellement que -peu à peu, cela mettait vraiment la pitié au cœur! Et comme pour ajouter -encore à son humiliation, à côté d’elle, ce témoin involontaire, muet -par respect et par obéissance, mais qui voyait ce pendant la rougeur -qu’elle sentait monter comme une vague jusqu’à son front! - -Un instant, il sembla que le groupe s’éloignait; puis un de ces jeunes -gens appela tous ses amis sur un divan qu’il venait de remarquer, et -sans interruption la conversation continua: - ---Par le fait, vous ne savez pas, d’Asti, que vous avez couru plus gros -risque encore que vous ne pensiez! Ne disait-on pas que madame de -Valvieux était morte de langueur? - ---Eh bien! - ---Eh bien! ne savez-vous pas que les maladies de langueur sont le nom -poli des poitrinaires qui laissent des filles à marier? - ---Un million poitrinaire! Vous voulez me donner des regrets, -bourreau!... Laissez-moi croire qu’elle jouissait d’une santé de -bûcheronne, ou je ne réponds plus de mon désespoir! - ---Et si vous essayiez de quelques consolations! Quel est son rôle ici? -Parente pauvre ou demoiselle de compagnie? Je vous assure qu’il ne -serait pas déplaisant de fréquenter une maison où l’institutrice serait -taillée sur ce patron! et... - ---Là, messieurs! dit tout à coup une voix nette et hautaine qui fit -retourner les six têtes avec l’ensemble d’une manœuvre militaire. Je -pense que vous trouverez comme moi qu’en voilà assez sur ce sujet, quand -vous saurez que mademoiselle de Valvieux n’a pas encore perdu un mot de -votre conversation. - ---Ni vous non plus, à ce qu’il semble, monsieur? riposta un des jeunes -gens. - ---Ni moi non plus, monsieur, vous dites bien. - ---Et c’est là-bas, dans le fond, que vous vous occupiez à ce... jeu de -cache-cache! - ---Mon Dieu, monsieur, c’est chacun dans notre coin, où le hasard de -votre gracieuse entrée nous a surpris. Quand j’ai voulu me lever, pour -vous rappeler qu’avant de faire son examen de conscience devant un -buisson, il est d’usage d’en faire le tour, mademoiselle de Valvieux, -que je n’avais pas encore eu l’honneur de saluer ce soir--exactement -comme vous, monsieur d’Asti, quoique pour d’autres raisons, -cependant--mademoiselle de Valvieux, dis-je, s’est aperçue pour la -première fois de ma présence, et devinant mon intention, m’a arrêté de -loin d’un geste fort significatif... - ---Auquel vous avez obéi, sinon tout à fait, comme nous le voyons, du -moins jusqu’à ce que... - ---Jusqu’à ce que... Remarquez, monsieur, que je me permets de vous -interrompre, seulement pour reprendre au vol la phrase que vous venez de -me couper en deux; jusqu’à ce que l’expérience que mademoiselle de -Valvieux voulait essayer fût à son terme. Elle cherchait, je m’en -rendais bien compte, à forcer son courage d’écouter jusqu’au bout les -vilenies qui se disaient ici; pensant avec raison que pour n’être pas -belle, l’occasion qu’elle avait de lire dans le cœur humain n’en était -pas moins unique! - ---Monsieur!... - ---Et qu’elle n’apprendrait jamais mieux sur le vif ce que c’étaient que -la bassesse et la soif de l’or! - ---Avez-vous qualité, monsieur, pour venir m’insulter au nom de cette -jeune fille?... - ---Si peu, je vous l’ai déjà dit, que mademoiselle de Valvieux ne m’a pas -fait ce soir l’honneur de m’adresser la parole... Quand j’ai compris à -la tournure de votre conversation que mon respect la servirait plus mal -en lui obéissant qu’en coupant court à ce que vous disiez, je suis venu -et j’ai trouvé à moi seul, si incroyable que cela semble vous paraître, -tout ce que je viens de vous dire! - ---Chevalier désintéressé du malheur! C’est un rôle bien noble! - ---Et qui date de si loin chez moi, que je suis arrivé à n’en plus voir -le ridicule! C’est une vieille habitude! Quand je rencontre un chat qui -veut tordre le cou d’un oiseau, ou un grand diable qui assomme un -enfant, je mets mon pied sur la bête et mon poing sur l’homme. D’après -cela, ranger ma respectueuse sympathie du côté d’une femme seule, contre -laquelle j’entendais six hommes s’acharner à la fois, vous m’accorderez -qu’il n’y avait qu’un pas. - ---Alors, vous répondez, monsieur, de tout ce que vous avez dit ce soir? - ---Même de tout ce que j’ai pensé, monsieur, et c’est encore autrement -long pourtant!... Là-dessus, je rends M. d’Asti à cette paix des champs -qu’il aime, en vous rappelant toutefois, messieurs, que si l’un de vous -est curieux de visiter un navire de guerre, je suis domicilié -actuellement sur _la Naïade_, en rade de Toulon, et que vous y trouverez -toujours, à mon défaut, plusieurs de mes camarades pour vous recevoir. - -Puis saluant tout le groupe d’un geste qui était d’une hauteur extrême, -Jean s’éloigna de quelques pas, s’en fut s’accouder près d’une large -console dorée, et se mit à suivre le va-et-vient de la foule avec la -curiosité tranquille d’un homme qui n’a absolument rien de mieux à -faire. - -Un instant, les jeunes gens qu’il venait de quitter restèrent indécis; -M. d’Asti fit même un pas vers le fond de la pièce, comme s’il eût songé -à mettre sur le mal qu’il venait de faire la banalité d’une excuse. Mais -il revint promptement en arrière et sortit en haussant les épaules avec -ce geste qui signifie dans toutes les langues du monde: «Ma foi, je m’en -moque!» - -Puis, têtes levées, avec une démarche nonchalante, comme des gens pas -pressés du tout, ils traversèrent tout le salon, saluant à droite, -causant une minute d’un autre côté, avec les allures d’invités qui s’en -vont à l’anglaise. - -Jean, qui était placé de manière à voir toute l’enfilade des portes, les -suivit de l’œil jusqu’au bout. Puis quand il eut regardé le dernier -d’entre eux disparaître, il rentra tranquillement dans la pièce qu’il -venait de quitter, et marcha vers la place où il avait laissé -mademoiselle de Valvieux. - -Elle était toujours assise sur sa même petite chaise basse, encadrée de -la même arche de verdure, et serrant si fort ses deux mains sur son -visage que ses doigts marquaient des traces rouges sur la peau fine du -front. - -Il arriva jusqu’auprès d’elle, sans qu’elle entendît même le bruit de -ses pas, puis gravement, avec le geste de quelqu’un qui s’incline sur un -malade pour lui parler plus doucement, il mit un genou en terre devant -la jeune fille. - -Cette fois, elle tressaillit vivement et jeta même un léger cri en -apercevant cet homme agenouillé tout près d’elle. - -Pendant une seconde encore, il resta là sans rien dire, fixant son -regard franc dans les yeux étonnés qui se tournaient vers lui; puis au -moment où Alice, reprenant possession d’elle-même, s’apprêtait à parler: - ---Mademoiselle, dit-il avec la même gravité simple, vous connaissez ma -carrière. J’ai vingt-huit ans, je m’appelle Jean de Kerdren, comte de -Penhoët, et je viens vous demander si vous voulez me faire l’honneur de -m’accorder votre main. - -La surprise fut si vive qu’elle ne trouva pas d’abord un mot à répondre, -et sur cet étrange petit groupe, le silence s’établit, coupé seulement -par la voix de M. Champlion, si nette, par instants, qu’on n’en perdait -pas une syllabe: - -«... avec gravures et ciselures, par Benvenuto Cellini. - -«Acheté en 1875 au marquis de Gensac pour la somme de dix mille francs. - -«Estimé en 1880 par M. Mannheim de Paris au prix de vingt et un mille -francs. - -«Plaque de corsage...» - -Malgré toute la gravité de l’instant qu’ils traversaient, machinalement -ils s’étaient mis tous les deux à suivre mot à mot cette nomenclature, -et il semblait qu’avant de savoir ce qu’était au juste cette plaque de -corsage, ni l’un ni l’autre ne pourrait parler. - -Tout cela pourtant n’eut que la durée d’un éclair, et à temps pour que -la situation dans laquelle se trouvait Jean n’arrivât pas au ridicule, -mademoiselle de Valvieux réussit à rompre l’espèce d’engourdissement -moral que lui avaient causé toutes ces émotions successives. - ---Monsieur, dit-elle avec entraînement d’abord, en hésitant un peu -ensuite, je voudrais savoir vous dire comme je l’éprouve le sentiment -d’infinie reconnaissance que je vous garderai toute ma vie! Vous aviez -déjà fait beaucoup ce soir... et maintenant c’est trop!... Car vous -comprenez bien qu’à présent... je ne peux pas... - -Elle s’arrêta, vaincue décidément par les battements de son cœur, et les -premières larmes qu’elle eût versées de toute la soirée arrivèrent -lentement jusqu’au bord de ses cils. - -Jean s’était levé. Le rayon de ses yeux bruns, à travers le prisme de -ces gouttes d’eau, lui arrivait si étrange et si ému, que ce fut encore -avec plus de douceur qu’il reprit: - ---Je vous comprends, et je ne voudrais pas vous causer, ce soir, même la -fatigue d’un mot d’insistance, mademoiselle. Demain, dans autant de -jours que vous le voudrez, je reviendrai chercher ma réponse. Et c’est -bien en effet toujours que je compte, non pas que vous me serez -reconnaissante, mais que vous serez heureuse, si vous me permettez -d’assurer votre bonheur! - -Il s’inclina profondément devant la jeune fille, et sans songer à imiter -toutes les petites précautions de M. d’Asti et de sa bande, il quitta -l’hôtel du banquier. - -M. Champlion se reposait sur un gigantesque point final amplifié de tout -l’orgueil qui lui gonflait le cœur, et la tâche de l’héritier était -accomplie. - -Son départ n’en causa pas moins un extrême dépit à plusieurs des -personnes présentes, et l’opinion communément exprimée à la suite de -cette soirée fut que la réputation du comte de Kerdren était -horriblement surfaite, et que le trait de caractère qu’on avait qualifié -chez lui de sauvagerie méritait un tout autre nom. - - - - -IX - - -Le lendemain, vers une heure, on remit à Jean, à bord de la Naïade, une -lettre enfermée dans une enveloppe de deuil, dont il devina à l’instant -la provenance. - -C’était de mademoiselle de Valvieux, en effet, et voici ce qu’elle -disait: - - «Monsieur, - - «Tout ce que j’ai su bien mal vous dire hier, au milieu du trouble - cruel dans lequel je me trouvais, je veux vous le répéter aujourd’hui - longuement et sérieusement, afin que plus tard, quand vous retrouverez - dans votre mémoire ce mouvement de générosité chevaleresque que vous - avez eu envers moi, vous retrouviez à côté le souvenir de la - reconnaissance émue qu’il m’a inspirée. - - «Vous rappelez-vous, monsieur, la réponse que vous avez faite à madame - de Sémiane, il y a un mois maintenant? - - «Elle vous pressait de venir danser avec moi, et comme vous refusiez: - «Quand donc l’inviterez-vous?» a-t-elle demandé en insistant. Et vous, - vous avez répondu à moitié en riant: «Quand sa pléiade - l’abandonnera!...» - - «Vous aviez oublié cela, sans doute, comme je l’avais oublié moi-même - dans le trouble de ces derniers jours, et voilà pourtant que le - badinage de votre réponse est devenu mon histoire. - - «Ma tristesse et mon isolement sont si profonds depuis mon deuil, que - je n’imaginais rien d’autre pouvant s’y ajouter, et que je me - regardais hier, pendant que le souvenir des soirées d’autrefois me - revenait à flots, comme atteinte autant qu’on peut l’être. Et c’est à - ce moment pourtant que l’amertume de l’humiliante conversation que le - hasard me livrait, m’est arrivée! - - «Ce n’est pas, Dieu merci, qu’il y eût dans mon cœur l’ombre d’un - regret pour les hommes qui se révélaient à moi si vils! Mais - j’éprouvais ce que j’aurais ressenti en voyant mes yeux me tromper - tout à coup, et me montrer, à la place de la terre ferme sur laquelle - je croyais marcher, rien que le vide. Il me semblait que le cœur me - manquait et que ma foi en toute chose en serait morte à jamais! - - «C’est alors que vous avez pris ma défense, si bravement, si - fièrement, que ma pénible impression a été emportée à l’instant. En - suivant votre accent loyal, j’oubliais d’écouter les paroles - auxquelles vous répondiez, et de ce quart d’heure, je ne me rappelais - déjà plus que votre généreuse intervention. - - «C’était plus qu’il n’en fallait pour vous assurer un souvenir - attendri dans ma pensée, et cependant, vous avez voulu faire davantage - encore. - - «L’abandon ne pouvait pas être plus complet, et c’était bien l’heure - pour votre délicate bonté de s’approcher. - - «Vous m’avez alors offert tout ce qu’un homme peut donner au monde, - c’est-à-dire cette protection et cette heureuse vie que j’estimerais - bien haut, si le dévouement de toute une existence était de ceux qui - s’acceptent! - - «Nous nous sommes vus trop peu pour qu’il me soit possible de donner à - votre démarche un autre mobile que celui-là, et d’ailleurs, si jamais - je m’étais fait quelques illusions sur l’impression que je pouvais - produire, jugez si les vérités qu’on m’a forcée d’entendre me le - permettent aujourd’hui! Enfin ce que j’ai appris de la santé de ma - pauvre mère me commande une réserve de plus... - - «De tout ceci, il ne me restera donc, monsieur, qu’une reconnaissance - profonde envers vous, et la crainte terrible qui m’assiège depuis - hier, que votre intervention ne vous ait attiré quelque complication - si grave, que j’ose à peine me la formuler, et que je vous supplie de - ne pas me causer un remords dont je ne saurais me consoler, maintenant - moins que jamais.» - -Jean lut cette lettre tout au long, la relut encore, et la replia enfin -gravement dans son enveloppe. - ---«C’est une loyale créature, se dit-il. Le hasard a de ces bonheurs!» - -Puis, sans faire une réflexion de plus, comme si cette lettre lui eût -apporté le plus décidé des consentements, il se fit mettre à terre, -sauta de son youyou dans une voiture, et après avoir donné l’ordre de le -conduire chez M. Champlion, il demeura pendant tout le trajet dans une -immobilité si complète qu’on aurait pu croire qu’il dormait. Il n’en -était rien cependant, et le regard qui brillait entre les parois de drap -sombre avait même une résolution peu commune. - -Toute la nuit du jeune homme s’était passée à réfléchir sur les -événements où il se trouvait engagé d’une façon si imprévue, et ce -n’était pas à la légère qu’il marchait maintenant. - -Aussi entendait-il arriver à son but tout droit, et ne voulait-il point -admettre le plus faible obstacle. - -Mademoiselle de Valvieux avait bien deviné et bien dit: Le mouvement qui -avait poussé la veille le jeune officier à ses pieds, était un mouvement -de générosité chevaleresque, mais rien de plus. - -La première fois qu’il l’avait vue, il l’avait, on se le rappelle, peu -regardée, et même assez peu goûtée. - -Cette beauté et cette grâce hors ligne rentraient pour lui dans la -catégorie des objets de luxe, «de ceux qu’il fallait tant de coton pour -emballer». - -Quand il l’avait retrouvée quelque temps après, sa douleur et son -abandon avaient éveillé sa pitié. Elle lui avait produit un peu -l’impression de ces petites Italiennes qui pleurent sous les portes -cochères les jours de neige, en montrant leurs mains rouges; et quoique -le chagrin fût ici moral et non physique, c’est comme cela qu’il se la -représentait en y pensant. - -La veille enfin, elle lui était apparue sous un troisième aspect. - -Tout se réunissant à la fois sur une même tête, c’était trop! Et pendant -qu’il la voyait rester si brave sous les paroles brutales qui blessaient -également tous ses sentiments intimes, ses instincts de marin s’étaient -mis à s’agiter, et il lui était venue l’irrésistible envie de tendre une -main amie à la pauvre fille, comme il l’eût fait pour un nageur en -détresse, perdant pied, et cherchant en vain un appui. - -C’était affreux de penser que cette jeune fille allait avoir maintenant -le droit de croire toutes les paroles menteuses, tous les cœurs -gangrenés, de se dire que dès le commencement de sa vie, elle aurait vu -sous son plus triste jour la hideuse puissance de l’or, et que personne -ne viendrait la détromper et lui prouver qu’il y avait encore pourtant -des honnêtes gens! - -Il songeait à tout cela, sans que rien de précis se formulât dans sa -pensée; puis tout d’un coup, avec cette spontanéité qui faisait le fonds -de son caractère original, l’idée d’offrir son nom et sa fortune à -mademoiselle de Valvieux lui avait traversé l’esprit. - -Il enrageait de voir tous les hommes si plats. Pas un n’osait marcher! -C’était à Kerdren de «passer devant» alors, selon la vieille coutume. Et -sans prendre une seconde de réflexion, du même pas dont il aurait couru -au feu, s’il lui avait semblé qu’on y manquait de bras, il était venu -faire à la jeune fille sa singulière demande en mariage. - -Elle était malheureuse, en deuil, et toute seule. Jean s’était mis à -genoux pour lui parler, comme jadis ses pères devant une reine, et il -lui avait fait l’hommage de sa vie aussi simplement qu’au temps passé -quand on devenait vassal et suzerain rien qu’en mettant ses mains dans -celles du seigneur. - -Puis, une fois rentré à bord, il s’était mis à regarder en face sa -situation avec autant de calme et de bon sens pratique que s’il eût été -voué dès longtemps à cette existence nouvelle. - -D’un seul coup, il venait de renverser tout ce qu’il avait dit et pensé -jusqu’alors. - -C’en fait de sa vie à deux avec l’Océan! La carrière qu’il avait juré de -faire si libre et si indépendante avait son entrave maintenant, et il -lui faudrait désormais comme tant d’autres mettre dans la balance les -plaisirs et les intérêts de sa femme. C’était étrange après tout d’en -arriver là, et sans même que ce fût par amour. - -Mais quand il était une fois décidé à quelque chose, Jean avait -l’habitude de ne jamais regarder en arrière, et il accomplissait ce -qu’il avait commencé coûte que coûte. - -Il n’entendait prendre aucun de ses nouveaux devoirs à demi; il avait -dit à mademoiselle de Valvieux qu’il la ferait heureuse et il faudrait -bien qu’elle le fût! - -Aussi la lettre de refus de la jeune fille ne lui causa-t-elle aucune -émotion. C’était une excursion qu’il faisait dans son caractère, et il -était heureux d’y rencontrer cette délicatesse, mais cela ne modifiait -nullement ses idées. - -Ce n’était pas qu’il eût la fatuité de penser lui avoir inspiré une -passion soudaine; mais du moment où elle n’arguait pour le refuser que -de la crainte d’accepter un trop grand dévouement, il se sentait de -force à la convaincre. Et il est certain que dès que Jean voulait -fermement une chose, il se dégageait de sa façon d’insister pressée, -autoritaire, une puissance irrésistible qui entraînait quoi qu’on en -eût. - -Quand il demanda mademoiselle de Valvieux à la porte, on lui fit répéter -deux fois son dire, en l’assurant que M. Champlion était là. - -A force de se remuer et de parler haut, le banquier était arrivé à -produire sur ses gens autant d’impression qu’il le souhaitait, et l’idée -que le comte de Kerdren n’allait pas commencer d’abord par lui dans la -maison leur paraissait énorme. - -Mais comme Jean n’entendait mêler personne à ses affaires, et qu’il -réservait tout juste aux Champlion le droit d’exclamation quand chaque -chose serait réglée, il laissa les réflexions aller leur train sur la -singularité de sa démarche et, au bout d’une minute, Alice était auprès -de lui dans le salon où on l’avait fait entrer. - -De quelque façon qu’il s’y prît pour la convaincre, il avait -certainement choisi le bon moyen, car au bout d’un quart d’heure, tous -les scrupules de mademoiselle de Valvieux étaient tombés. - -Il était trop loyal cependant pour avoir feint une passion qu’il -n’éprouvait pas. Mais un cœur de jeune fille est plus tôt charmé qu’il -n’avait pensé, et l’avenir, tel qu’il s’ouvrait devant Alice, avec cet -homme qui avait à ses yeux le prestige d’un héros, comme compagnon, -c’était plus qu’il n’en fallait pour réaliser le bonheur parfait. - -Avec cette naïveté qu’il avait gardée de la vie particulière de ses -années de jeunesse, Jean n’avait rien deviné, et il avait regardé -l’émotion de la jeune fille comme l’effusion de cette vive -reconnaissance dont elle lui parlait dans sa lettre. Il en avait trouvé -la manifestation douce, et il s’était promis de faire naître souvent le -sourire qui illuminait si bien ce jeune visage; mais c’était tout. - -Sur un point seulement, mademoiselle de Valvieux avait insisté: «Cette -question de santé!» - -Jean l’avait alors conduite devant une glace en lui demandant si son -aspect parlait de maladie, et elle avait été forcée de convenir que non. - -Et vraiment c’était un coup de magie que le changement soudain de sa -figure, entre hier et aujourd’hui! Jamais son teint n’avait eu un éclat -plus parfait; et sa fraîcheur, la vie de ses yeux et de son sourire, -semblaient défier même les altérations inévitables de l’avenir. - -Avec la même franchise qu’il avait eue en parlant de ses sentiments, -Jean avait répondu aux questions d’Alice sur M. d’Asti, questions -qu’elle formulait en tremblant un peu, de crainte d’éveiller un -mécontentement assoupi. - -Le matin même, à neuf heures, il s’était rencontré avec le jeune -élégant, et il l’avait blessé au bras droit, à la première passe, d’un -coup d’épée sans gravité. - -C’était assez pour lui rappeler qu’il ne fallait traiter légèrement, au -gré de Jean, ni les femmes, ni les officiers de marine, et cependant pas -au point, disait le jeune homme, d’interrompre pour longtemps le cours -de sa philosophie souriante. - -Pour le moment, la partie la plus pressante de la situation était de -régler le sort de mademoiselle de Valvieux. - -L’idée de la laisser davantage chez le banquier ne pouvait être admise -par Jean, et comme il savait bien que, même pour les individus les plus -actifs, les formalités de la loi réservent de merveilleuses lenteurs, il -s’était dit que pendant quelques semaines il demanderait à madame de -Sémiane l’hospitalité pour sa fiancée. - -Malheureusement, la lettre que la comtesse avait écrite à Alice au -moment de son deuil était datée d’Espagne, comme la jeune fille le lui -apprit, et annonçait que madame de Sémiane ferait un séjour illimité à -Grenade et peut-être même dans le Maroc, où elle comptait poser au moins -un pied. - -Il fallait donc chercher d’un autre côté, et le parti le plus convenable -était évidemment de passer ces quelques jours dans un des couvents de -Toulon où on recevait des pensionnaires. - -Dans ces conditions, Jean abrégerait autant que possible ce qu’il avait -à faire, et aussitôt après le mariage, il emmènerait sa femme à Kerdren. - -Son intention était, après l’expiration du congé qu’il allait demander, -de solliciter son envoi dans son port d’attache, ce qui lui permettrait -d’habiter chez lui, sa propriété n’étant pas à plus de huit kilomètres -de Lorient. Il n’était pas douteux qu’on lui accordât une situation dont -il avait si peu abusé jusqu’alors; et il pourrait ainsi acclimater sa -jeune femme sur ce sol inconnu. - ---Vous savez, lui dit-elle, que je ne voudrais vous arrêter en rien dans -votre carrière; je saurai être une vraie femme de marin, je vous le -promets. - -Il lui avait demandé, en riant, si elle comptait aller toute seule se -faire reconnaître comme dame et maîtresse par les vassaux de Kerdren, et -il était convenu que l’avenir restait arrêté de cette façon, si toutes -choses demeuraient dans l’ordre actuel. - -A tout ce que le jeune officier proposait, Alice accédait aussitôt. Sa -bouche et ses yeux disaient oui en même temps, et dès la première heure, -elle se mettait sous sa domination aussi complètement que le fit jamais -créature humaine. - -Elle s’était sentie tellement seule depuis un mois, qu’elle agissait -maintenant comme ces oiseaux familiers qui, après un court essai de -liberté, non seulement s’abandonnent à la main qui les ramène au nid, -mais encore s’y blottissent avec bonheur. - -Il ne restait plus désormais qu’à annoncer à M. et à madame Champlion le -changement qui s’opérait dans la vie de la jeune institutrice. - -Leur étonnement dépassa d’abord tout ce qu’on peut croire, et la -froideur tranquille de Jean n’empêcha pas un flux de réflexions et de -compliments où il fut tant dit à mademoiselle de Valvieux qu’elle -faisait un rêve d’or, qu’au bout de dix minutes on avait réussi à calmer -complètement sa joie. - -Toute la politesse du jeune homme ne put l’empêcher alors de tirer -ostensiblement sa montre, et de déclarer qu’il ne lui restait que très -peu d’instants pour expliquer les projets de mademoiselle de Valvieux à -madame Champlion. - -La bonne dame lui offrit aussitôt son aide pour courir les magasins, ce -qui paraissait résumer pour elle les préliminaires et les délices du -mariage; et quand elle comprit qu’on ne lui demandait qu’un prompt -dégagement des obligations qui liaient Alice dans la maison, et son -escorte jusqu’au couvent qui serait choisi, le rôle lui parut si -médiocre qu’un peu plus elle le refusait. Cependant, elle finit par dire -que les vacances commençaient dès l’heure même, et promit de conduire -mademoiselle de Valvieux où on le souhaiterait. - -Quant au banquier, il appela Jean dans un coin pour lui assurer; en -clignant de l’œil, qu’il avait tout deviné dès le premier jour et que, -s’il le voulait, il conduirait jusqu’à l’autel la future comtesse de -Kerdren. - -On juge si la perspective était séduisante, et si le jeune officier -désirait recevoir sa femme de cette main courte et rouge qui gesticulait -devant lui. - -Il remercia cependant comme il convient, et au bout d’un instant, il -s’en alla, laissant l’hôtel Champlion à peu près aussi étonné que si une -comète errante était venue y demander le complément de quelques rayons -pour embellir sa queue. - ---Comme c’est triste que vous soyez si riche, dit Alice, reprenant le -sourire mélancolique qu’elle avait perdu depuis une heure, pendant -qu’elle reconduisait son fiancé. - ---Pourquoi? lui demanda-t-il en riant. Vous voudriez avoir besoin de -filer la laine de mes habits, comme la reine Berthe «au long pié» -faisait pour le roi Pépin? - ---Non, mais parce que je suis si pauvre, moi!... reprit-elle encore plus -tristement. - ---Eh bien, voudriez-vous que ce fût le contraire, et qu’on dise que je -vous épouse pour votre fortune? - ---Non, mais de moi, que dira-t-on alors! - ---De vous! que vous m’apportez avec votre jeunesse et votre beauté un -joyau si riche, qu’il est bien heureux que je puisse l’enchâsser comme -il le mérite!... croyez-moi, insista-t-il affectueusement. - - - - -X - - -Le jour suivant, ce ne fut qu’un cri d’un bout à l’autre de l’escadre: -Kerdren se mariait!... Kerdren... et de quelle façon encore! - -Un soir, il allait à terre pour affaires d’héritage, avait-il dit, et il -faut convenir que l’heure était bizarrement choisie; le lendemain matin, -il se battait en duel à la suite d’un différend sur un point de -philosophie que son adversaire et lui avaient discuté un peu vivement; -puis au milieu de l’après-midi, tout d’un coup, sans préparation, il -rentrait fiancé!... - -Ce n’était pas que la routine eût jamais été le fait du jeune officier, -et on ne comptait plus celles de ses fantaisies qui s’étaient présentées -avec l’imprévu d’une bombe. Mais, cette fois, il s’agissait de matière -grave, et littéralement, comme le disait un enseigne dans son style -familier, «la flotte tout entière eut ce jour-là les bras au ciel!...» - -Il n’était guère possible d’agir en plus complet désaccord avec ce que -Jean avait toujours dit et pensé, et ses camarades s’amusaient sans -vergogne de la façon dont il sabrait maintenant ses théories. - -Aussi les allusions aux «départs gâtés par les femmes en pleurs», aux -«carrières entravées», au «seul vrai marin, le marin indépendant, au -cœur de bronze» allaient-elles leur train, et c’était une montagne de -réminiscences à ensevelir Jean tout debout. - -Lui écoutait tout cela, aussi paisible que le roi François Ier, quand il -avait mis au bas d’un édit, qu’il savait devoir faire murmurer, le -célèbre: «Tel est mon bon plaisir!» - -Quand on apprit que sa fiancée, qu’il avait vue trois fois en tout, -l’attendait dans un couvent, exactement comme les demoiselles nobles -qu’on enlève dans les romans de cape et d’épée, et qu’on abrite un -instant sous la respectabilité d’une religieuse, jusqu’à ce que le -courroux des parents s’apaise; quand on s’aperçut en outre qu’il ne -savait ni son âge ni rien de ce qui concernait sa famille, on commença à -se demander entre intimes si l’originalité du jeune lieutenant ne -dépassait pas les limites de celles qui ont cours habituellement en -liberté... - -Pour toute une fraction des officiers, le nom de mademoiselle de -Valvieux avait soulevé un étonnement de plus. - -Comment et où avait-il retrouvé la jeune fille aux fleurs, et quelle -lubie soudaine le prenait d’en faire sa femme, lui qui était le seul, le -mois passé, à en parler sans bienveillance?... - -C’étaient autant de points interrogatifs qui restaient sans solution, -car soit que Jean répondît sérieusement, soit qu’il dît des folies, cela -se ressemblait si fort dans son cas, qu’on ne savait plus comment -distinguer le vrai du faux. - -Au bout de peu de jours, ses affaires étaient réglées comme il -l’espérait, et il partit pour Paris afin de faire agréer, au ministère -de la marine, le permutant qu’il s’était trouvé et qu’il devait -remplacer à Lorient. De là, il voulait aller faire une courte halte à -Kerdren, pour assurer à sa jeune femme au moins un confort relatif. - -Sa première idée avait été d’emmener avec lui des tapissiers et de leur -livrer quelques pièces à remanier; mais Alice s’était vivement opposée à -ce projet, et l’avait supplié de laisser toute chose dans l’ancien état. - -Il lui avait dit d’abord qu’elle ne savait ce qu’elle demandait, et que -la maison, fermée depuis dix ans, avait dû prendre un air de nécropole; -mais elle avait insisté aussi bravement que le lui permettait sa -timidité toujours croissante vis-à-vis du jeune homme, et il avait -promis de ne toucher à rien. - -A l’entendre, on aurait cru d’abord qu’il s’agissait d’une ruine, et il -parlait de fantômes, de chauves-souris et d’orfraies comme si les quatre -vents du ciel avaient eu accès chez lui. La vérité était que le château -de Kerdren, mi-dentelle mi-granit, comme certaines églises de Bretagne, -était une des plus belles habitations qu’on pût voir, et qu’on ne lui -connaissait en fait de fantômes que ceux de ses légendes, ou ceux plus -glorieux encore des souvenirs historiques qu’il possédait. - -La reine Anne, du temps qu’elle n’était encore que la duchesse Anne, -adorée de tous ses fidèles, y avait passé plus d’un jour, et on aurait -eu mauvaise grâce à se plaindre de la rencontre, si on l’avait trouvée -quelque soir, errant dans les grandes salles avec sa robe à traîne et la -coiffe élevée que lui prêtent les gravures du temps. - -L’idée de modifier, si peu que ce fût, un de ces anneaux qui reliaient -le passé au présent, déplaisait tout à fait à la jeune fille, et il fut -convenu qu’on se bornerait à ouvrir toutes grandes portes et fenêtres au -soleil de printemps, et à faire déménager, s’il y avait lieu, les -araignées que le vieux gardien aurait pu tolérer dans les recoins. - -Rien n’était plus singulier que les rapports des jeunes fiancés, et il -ne manquait à l’étrangeté de ce mariage que ces entrevues quotidiennes, -dans ce parloir de couvent. - -A des heures indéterminées, Jean se présentait, et mettait en branle la -grosse cloche, si résolument, que la sœur tourière savait à l’instant à -qui elle avait affaire, et ouvrait presque sans regarder. Puis, guidé -par elle, il traversait toute la grande cour sablée, coupée à l’ancienne -mode de massifs carrés, encadrés de buis, d’où émergeaient des statues -de la sainte Vierge et de saint Joseph, avec leurs robes perdues jusqu’à -moitié dans le feuillage. Parfois un regard curieux d’élève glissait -jusqu’à lui à travers les stores fermés de l’infirmerie, ou entre les -lames d’une persienne, et c’étaient des récits sans fin pendant la -récréation suivante sur le bel officier. - -On baissait la voix pour en parler, et parfois même, ô perfidie! c’était -l’ample vêtement drapé d’une des statues qui abritait ce colloque -illicite. - -Dans le parloir lambrissé de chêne jusqu’à hauteur d’appui, Jean -s’asseyait sur une des chaises de paille qui garnissaient tout le tour -de la pièce, et qui étaient rangées dans un ordre si parfait qu’il ne -lui venait jamais à l’idée de la sortir de l’alignement, puis les pieds -sur un des petits ronds de sparterie posés devant chaque siège, il -attendait l’arrivée de sa fiancée, les yeux fixés sur une reproduction -de la Pietà de Michel Ange. - -Avec elle, entrait une religieuse son chapelet à la main ou un gros -livre noir sous le bras, et tandis que les jeunes gens causaient, elle -égrenait tranquillement ses dizaines ou tournait un à un ses feuillets. - -Malgré toute la bienveillance du regard qui les suivait, l’ombre de -cette longue coiffe blanche enveloppait tout le petit groupe d’un cachet -d’austérité, et en face de cette existence dont chaque lendemain devait -ressembler si parfaitement au jour écoulé qu’il ne s’en distinguait que -par la date, tant de projets d’avenir sonnaient étrangement. - -Chaque jour, d’ailleurs, la timidité de la jeune fille s’accentuait un -peu plus. A mesure que le sentiment enthousiaste et tendre que lui -inspirait Jean se développait davantage, sa réserve s’augmentait aussi. - -Elle sentait parfaitement que sous la bonté grave et la courtoisie de -son fiancé, il n’y avait rien de semblable à ce qu’elle éprouvait, et sa -dignité féminine l’avertissait de garder pour elle seule cet amour qu’on -ne lui demandait pas. Elle était d’ailleurs bien loin de se blesser de -cette différence, et avec une humilité charmante, elle regardait Jean -comme les bergères d’antan, celles que les rois épousaient jadis, -devaient regarder le prince charmant qui leur ôtait des mains la -houlette pastorale pour y mettre un mignon sceptre d’or. - -Seulement comme elle se défiait de ses yeux où elle sentait monter dès -qu’elle entrait dans le grand parloir comme une nuée de petites étoiles, -et de sa voix qui s’adoucissait comme son regard brillait, sans qu’elle -y pensât, elle avait pris l’habitude de baisser presque constamment ses -paupières, et de parler à mi-voix comme si l’atmosphère du couvent lui -eût donné dans ces quelques jours la douceur tranquille d’une petite -religieuse. - -Il en était résulté que Jean, à mesure qu’il la voyait plus effarouchée, -s’était fait plus paternel, et qu’à son insu, en cherchant ainsi à -l’apprivoiser, il l’avait intimidée de plus en plus. - -Il s’étonnait à part lui que mademoiselle de Valvieux ressemblât si peu -à la lettre qu’elle lui avait écrite, et à ce qu’il l’avait vue le -premier jour de leurs fiançailles; mais être le protecteur attentif et -un peu sérieux d’une jeune tête plus ou moins raisonnable ou plus ou -moins mobile dans ses impressions, était toujours ce qu’il avait regardé -comme le rôle d’un mari, et il appréciait en outre largement tout ce que -la position de cette orpheline avait de difficile. - -Aussi s’en remettait-il au temps pour rendre à la jeune fille son -enjouement paisible et à lui l’abandon de leur premier jour de -fiançailles. - - - - -XI - - -Depuis quinze jours Jean et sa jeune femme étaient à Kerdren. - -Le mariage s’était fait à minuit, selon un usage assez en faveur dans le -Midi, et l’église la plus proche du couvent était si petite que, malgré -le nombre relativement restreint des assistants, la cérémonie n’avait -pas été triste. - -L’amiral commandant l’escadre avait tenu à servir de père à la jeune -fille, et madame de Sémiane, grâce à des prodiges de célérité, était -arrivée à temps pour l’accompagner à la mairie et à l’église. C’était un -peu ce qu’avait espéré Jean en lui faisant part de son mariage -télégraphiquement, et il lui était profondément reconnaissant d’être -venue abriter le pénible isolement de sa fiancée. - -Quant à l’étonnement de la comtesse, on le devine, et ce ne fut que -faute de temps qu’elle ne le manifesta pas davantage. - -L’interrogatoire qu’elle avait fait subir à Jean ne l’avait éclairée ni -peu ni prou, et elle en revenait à sa vieille hypothèse d’hiéroglyphes -en regardant le jeune homme. - -L’église étincelait de lumières et tous les camarades du marié ainsi que -nombre de matelots étaient là. - -La plupart avaient envoyé des fleurs à mademoiselle de Valvieux, et tous -ces bouquets donnaient au grand salon que madame de Sémiane avait pris à -l’hôtel presque un air de chez soi. - -La comtesse avait offert à toute cette petite armée, au milieu de -laquelle elle se trouvait à peu près la seule femme avec la mariée, un -ambigu des plus confortables, et c’était seulement vers deux heures que -les jeunes époux étaient partis. - -Alice avait repris sa robe noire et, tout émue, s’était lancée dans -l’inconnu, le cœur battant à la fois de la peur de trop aimer son mari, -et de la crainte de ne pas savoir pourtant le payer de tout ce qu’il -quittait pour elle. - -C’était en chaise de poste que Jean l’avait emmenée. Au nombre de ses -antipathies avait toujours été le transport des jeunes couples par les -chemins de fer. - -Il trouvait la vapeur bruyante, le sourire des employés gouailleur quand -il plonge dans les coupés ou les sleeping, et qu’ils y aperçoivent deux -jeunes gens seuls, la foule qui embarrasse les quais pitoyablement -bigarrée, et la fumée insupportable. - -Aussi avait-il juré qu’il n’en ferait point usage pour son propre -compte, et pour ne pas même donner à sa jeune femme l’ennui d’entendre -détailler les ordres, il avait mis à l’avance dans les mains de son -postillon son itinéraire avec les relais indiqués pour les dînées et les -couchées. - -De cette façon la traversée de la France de Toulon en Bretagne n’avait -été qu’une longue promenade pendant laquelle on descendait de voiture -pour cueillir des fleurs, pour monter les côtes à pied ou se reposer -près d’un bouquet d’arbres, et qui, pour avoir le romanesque d’une -fantaisie de poète, n’avait eu besoin que de vieillir de cinquante ans. -Témoins nos pères, et la façon dont ils voyageaient... - -Il était midi quand le jeune couple était arrivé à Kerdren. La réception -qu’on avait ménagée à la nouvelle comtesse avait eu comme auréole une -journée faite à souhait; et la jeune femme s’était arrêtée saisie d’une -émotion qu’elle n’avait jamais ressentie, quand, au moment où elle -mettait pied à terre, tous les hommes s’étaient découverts à la fois, et -avaient agité leurs chapeaux ou leurs bérets, en poussant des vivats -étourdissants. - -On s’était habillé comme pour aller à un pardon et, du premier coup, -madame de Kerdren voyait la Bretagne sous cet aspect pittoresque que les -touristes cherchent avec tant de passion de tous les côtés, et qui -devient plus rare de jour en jour. - -Les hommes avec la veste courte garnie de velours noir et le grand -chapeau qui fait tout de suite rêver de chouans, les femmes pour la -plupart en noir aussi, vêtues de ce costume sévère qui relève si bien la -distinction du type des Bretonnes morbihannaises qui sont brunes, -presque toutes jolies, et généralement d’une dignité grave bien -différente des allures des paysannes des autres provinces. - -Quelques vieux, «des anciens» comme on dit là-bas, avaient encore le -costume blanc tout en drap, avec un saint-sacrement brodé dans le dos et -des galons de laine de couleur sur le gilet. - -Avec leurs yeux affaiblis d’où le regard sortait vague, leurs longs -cheveux blancs et leur parler breton où l’on distinguait avec peine le -mot de bienvenue qu’on venait de leur apprendre à dire en français, ils -avaient vraiment l’air de revenir de loin en arrière. - -Les marins, avec leur veste bleu sombre et leur béret crânement posé, -circulaient avec plus d’audace dans les groupes. - -Le capitaine était de leur espèce, comprenait leur langage, connaissait -leur vie, et ça les mettait «diablement plus à l’aise», comme ils -l’expliquaient aux amis avant l’arrivée de la voiture. - -Seulement ce qui était vrai pour Jean n’existait plus à propos de cette -jeune femme également inconnue de tous, et il se trouva qu’en mettant -pied à terre, elle intimidait par sa présence les jeunes, les vieux et -les marins eux-mêmes, malgré toute leur faconde. - ---Je crois vraiment que vous vous faites peur mutuellement eux et vous, -avait dit Jean en souriant au premier saisissement de sa femme. - -Et il lui avait offert son bras pour la conduire dans cette foule. - -Un peu tremblante d’abord, elle avait vite repris sa grâce et s’en était -servie pour faire la conquête de tout le monde, hommes et femmes. - -La beauté est un charme auquel presque toutes les natures sont -sensibles, celles qui sont rudes et primitives tout comme d’autres, et -cette ravissante créature, qui souriait à chacun, tendant sa petite main -avec tant de cordialité, ensorcelait un peu toutes les têtes. - -Elle avait pris dans la masse des bouquets qu’elle venait de recevoir -quelques fleurs de genêt, la fleur symbolique de la Bretagne avec la -bruyère et l’ajonc, comme pour montrer combien elle souhaitait d’adopter -tout ce qui tenait au pays où elle arrivait, et ces petites étoiles d’or -montant en faisceaux dans la fourrure noire de son manteau semblaient la -personnification poétique de sa jeune et charmante royauté. - -L’ovation s’était terminée comme il convient par des danses et une fête -villageoise où le jus des barriques de cidre avait fait concurrence aux -libations classiques des noces de Gamache. - -Pendant que les rondes allaient leur train, les jeunes époux avaient -pris leur premier repas dans la grande salle à manger où soixante -convives tenaient autrefois à l’aise, et où leur table aujourd’hui avait -l’air d’un petit îlot, point sauvage du tout, perdu au milieu de -l’Océan. - -A côté de sa place, sur un plateau d’argent, Alice avait trouvé un -gigantesque trousseau de clefs formant une gamme de toutes les tailles -et de tous les métaux, depuis ce qui semblait être la clef des -oubliettes jusqu’à des petites merveilles de ciselure; et comme elle -regardait son mari avec étonnement: - ---Les insignes de vos pouvoirs, lui avait-il dit en souriant. Et nous -n’en usons pas à la façon de Barbe-Bleue ici: il n’y a nulle réserve, -toute chose vous appartient. Seulement, avait-il ajouté en riant, pour -arrêter l’émotion qu’il voyait poindre dans les yeux de la jeune femme, -je n’exigerai pas de les voir toutes à votre ceinture. - -Les premiers jours s’étaient passés à courir le château d’abord, les -environs ensuite. - -En toute occasion la même courtoisie, les mêmes prévenances et les mêmes -délicatesses se retrouvaient dans la manière d’être de Jean vis-à-vis -d’Alice, mais l’intimité n’augmentait nullement. - -Il lui avait fait voir tout ce qu’il croyait de nature à l’intéresser -avec le soin d’un cicérone accompli; seulement il ne lui était pas venu -à l’idée de la conduire dans les creux de rocher où la mer berçait ses -rêves d’enfant et de jeune homme, et c’était seul qu’il avait fait les -pèlerinages de tous ses souvenirs intimes. La crainte de la jeune femme -de s’imposer à lui était si grande que jamais elle ne l’accompagnait -sans une invitation spéciale, et quand son mari errait sur la grève, -elle s’interdisait d’y mettre le pied comme dans un jardin privé. - -Pendant ce temps elle parcourait les pièces de l’immense habitation -qu’elle connaissait mal encore, cherchant à ressaisir les souvenirs du -passé dans ce vague parfum que les choses laissent après elles, et qui -s’imprègne plus sûrement encore dans les endroits où les caprices de la -mode ne pénètrent pas. - -Ce n’était pas du reste une recherche d’antiquaire que faisait madame de -Kerdren, et pourvu que ses découvertes fussent comprises dans le rayon -d’une vingtaine d’années en arrière, elle se trouvait satisfaite. - -Au retour, elle racontait à son mari ses longues explorations, et en -deux coups de crayon, il lui faisait le plan de l’étage où elle s’était -perdue. - -D’ailleurs ses instants de solitude étaient rares. Jean s’occupait -d’elle comme d’un hôte de distinction, et quoiqu’elle eût préféré moins -de prévenances cérémonieuses et plus de laisser-aller, elle n’en -nourrissait pas moins à l’égard de son mari une reconnaissance -passionnée. - -Souvent elle pensait à ce qu’elle lui dirait si elle l’osait; elle -s’excitait à parler, et ce qu’elle trouvait alors était doux comme ce -que contient un cœur de jeune fille tendre et ardent, quand il s’agit de -son premier amour. - -Seulement elle ressemblait à ces oiseaux dorés des contes de fée qui ne -chantent que dans la solitude, et dès qu’elle se retrouvait près de -Jean, toute sa timidité lui revenait. - -Elle s’était mise à ses fonctions de maîtresse de maison, tout de suite, -avec cette gravité gentille des jeunes femmes qui gouvernent pour la -première fois, et les grands salons du rez-de-chaussée reprenaient peu à -peu sous sa main l’air habité. - -Cependant le congé du jeune officier touchait à sa fin, et ce n’était -pas sans plaisir qu’il songeait à reprendre une occupation réglée. Le -changement qui s’était fait dans son existence avait été tellement -soudain, et il y avait un si grand contraste entre la vie active qu’il -menait depuis son enfance et ces dernières semaines de désœuvrement que -son inaction commençait à lui peser sans même qu’il en eût conscience. - -Le dévouement, si parfait et si poétique qu’il soit, est toujours en -somme un renoncement continuel à tout ce qu’on préfère, et les -meilleures natures s’en aperçoivent à la longue. - -Aussi le premier matin où on amena à Jean son cheval sellé devant la -porte, il sauta dessus et partit avec une joie d’enfant. Cela ne valait -pas son navire, mais avec un bon temps de galop il arrivait à se faire -fouetter le visage presque aussi bien que par la brise de mer, et cette -course rapide plaisait à son ardeur. - -Invariablement, en rentrant, il trouvait sa jeune femme debout sur le -perron qui l’accueillait avec un sourire heureux. - -De sa fenêtre elle le voyait arriver depuis le bout de l’avenue, et Jean -soupçonnait peu avec quelle impatience elle sondait les lointains du -chemin. Il se tourmentait fort cependant de la façon dont se passaient -ses journées, il était rare qu’il ne lui rapportât pas un livre ou un -objet quelconque qu’il pensait devoir la distraire. Il aurait voulu -aussi l’entourer de quelques relations agréables, et il s’était mis, -quoique sans enthousiasme, à faire dans le voisinage une certaine -quantité de visites. Mais il n’en était résulté encore nulle intimité, -et comme le grand deuil d’Alice l’empêchait d’accepter aucune des -invitations qui arrivaient à Kerdren, il s’ensuivait qu’elle était -presque constamment solitaire. - -Elle n’en ressentait pas d’ailleurs la plus légère fatigue. Son esprit -un peu contemplatif s’absorbait volontiers dans la vue de la campagne, -charmante à cette époque de l’année, et comme fond à tout ce qu’elle -voyait, à tout ce qu’elle pensait, la poésie de son amour ajoutait son -charme puissant. - -Mais c’était chose difficile à expliquer à son mari, et elle avait beau -lui montrer, chaque fois qu’il la questionnait sur l’emploi de sa -journée, une corbeille remplie d’ouvrages, il s’inquiétait de lui savoir -comme seule distraction son aiguille et son dé. - -La chambre qu’avait choisie la jeune femme était celle de la reine Anne -et, dans la grande embrasure de la fenêtre, elle s’était aménagé une -installation intime où elle passait le meilleur de son temps. Elle se -tenait toujours là, écrivant, travaillant, rêvant aussi, jusqu’à l’heure -où elle abandonnait livres et ouvrages, concentrant toute son attention -au dehors. - -Son instinct la servait si bien qu’elle n’attendait guère -habituellement. On eût dit qu’elle voyait l’arrivant de loin, par une -seconde vue mystérieuse qui ne connaissait plus l’obstacle des -distances. Elle le regardait venir, admirant la bonne grâce du jeune -homme et l’audace insouciante avec laquelle il gouvernait le galop -vertigineux qui était l’allure habituelle de son cheval. - -Puis quand il atteignait un certain gros chêne, toujours le même, elle -descendait, calmant son air et son sourire comme autrefois quand elle -entrait dans le parloir du couvent. - -Un jour cependant, soit que Jean fût un peu en avance, soit que les -horloges de la maison ne fussent pas à l’heure, il arriva qu’il ne -trouva personne sur la porte pour le recevoir. - -Peut-être qu’Alice, en se promenant dans le parc, s’était laissée -prendre à la surprise des jours grandissants; peut-être aussi avait-elle -entrepris quelque course dans le village pour distribuer la pile de -vêtements qui montait chaque jour sous ses doigts et où son mari voyait -tant de petites robes grises qu’il lui avait demandé si elle organisait -un orphelinat. - -Tout cela était également probable et naturel, mais n’en produisit pas -moins au jeune homme, sans qu’il s’en rendît bien compte, une impression -peu agréable. - -Il s’était tout doucement accoutumé à ce salut de bienvenue qu’il -recevait de deux beaux yeux et, involontairement, il faisait comme son -cheval qui tournait la tête de tous les côtés avec mélancolie, cherchant -le morceau de sucre qu’il trouvait chaque jour dans la main blanche de -la jeune femme. - -En vrai sybarite, il le préférait au même régal offert par n’importe -quelle autre main et s’ébrouait maintenant, fouillant nerveusement le -sol de son sabot pour montrer son impatience. - -Cependant il n’y avait pas à s’illusionner, on avait oublié ce soir-là -cheval et cavalier, et tandis que le bel animal se faisait tirer vers -l’écurie avec un mécontentement visible, Jean entrait dans la maison, -tourmenté d’une vague inquiétude. - -Au milieu de l’escalier, il lui sembla entendre le son d’un piano, et -son étonnement redoubla. Jamais sa femme n’avait fait la plus légère -allusion à un talent de musicienne quelconque, et il en avait conclu -tout naturellement qu’elle ne le possédait pas. - -A mesure qu’il montait, il entendait plus nettement. - -Le piano avait le son vieilli d’un instrument abandonné depuis -longtemps; mais la voix qui s’y mariait, car la jeune femme chantait, -était fraîche, veloutée et d’un timbre délicieux. A travers les tentures -et les portes, la mélodie arrivait douce et captivante comme un chant de -sirène, et sur le seuil Jean s’arrêta, restant immobile comme s’il eût -écouté un oiseau perché sur une branche et prêt à s’envoler au premier -bruit. - -Juste avec le dernier accord, il mit la main sur la serrure, et frappant -un léger coup en guise d’avertissement, il entra. - -D’un bond la jeune femme se trouva debout, rose jusque sous les boucles -follettes qui couvraient son front, et, avec un accent de regret, elle -s’écria aussitôt: - ---C’est vous! oh! je suis si fâchée de n’être pas descendue!... - ---J’espère que vous ne vous excusez pas, répliqua Jean avec un peu trop -de cérémonie, et que vous ne vous faites pas une obligation de venir -gâter Samory! - -Il y avait dans son accent une raideur involontaire, et le soin qu’il -prenait de se mettre hors de la question acheva de déconcerter la jeune -femme. - ---Mais j’en suis heureuse, au contraire, répondit-elle d’un ton -contraint, j’aime tant les chevaux! - -Et sa fâcheuse timidité la reprenant, elle se mit à plaquer quelques -accords du bout des doigts sans trouver une syllabe à ajouter, se -sentant gauche, maladroite, et fâchée de ne pas savoir dire tout -simplement à son mari que l’attente de son retour était la distraction -de son long après-midi. Lui, frappait ses bottes à coups réguliers avec -le manche de sa cravache, accompagnant les basses intermittentes de la -jeune femme, et le silence en se prolongeant devenait si gênant qu’il -fit un effort pour le rompre. - ---Je ne vous savais pas musicienne, reprit-il; si vous m’aviez parlé de -votre talent, je vous aurais fait envoyer un piano: celui-ci n’est pas -digne de vous. - ---Il est parfait, je vous assure, dit-elle avec empressement, et si vous -avez la bonté de me trouver un accordeur à Lorient, il sera bien plus -qu’à la hauteur de ce que j’en peux tirer. Avec vous les plus -insignifiants désirs sont si vite réalisés que j’ai eu peur de vous -parler de musique avant de savoir si je me retrouverais des doigts, -c’est ce qui vous explique mon silence. - -Il n’en fut pas dit plus long à ce sujet, et un instant après, le jeune -homme sortit pour quitter ses vêtements de cheval. Dans sa chambre rien -de ce qu’on lui avait préparé ne lui convint, et tout en bousculant ses -tiroirs avec une impatience qu’il était étonné de se sentir: «Ce que -c’est, se disait-il en haussant les épaules, que de s’accoutumer à une -vie monotone et régulière; les plus petits incidents vous troublent et -vous énervent.» - -Pendant le dîner, Jean ne parla que des nouvelles de la journée, -décrivant à la jeune femme les préparatifs d’un lancement de bateau qui -devait avoir lieu prochainement, ou lui racontant l’accident arrivé à un -ouvrier du port. De piano ou de chant pas un mot, et Alice, toujours -inquiète et timorée dès qu’il s’agissait de son mari, s’agitait déjà, se -demandant si elle ne lui avait pas déplu en rouvrant un instrument -respecté peut-être depuis la mort de sa mère. - -Les soirées du jeune ménage se passaient généralement dans un petit -salon attenant à la salle à manger où on risquait un peu moins de se -perdre que dans les grands appartements de réception. Alice s’asseyait -près de la table et reprenait son ouvrage, l’éternelle ressource des -femmes! pendant que son mari errait distraitement, touchant tous les -bibelots posés sur les tables, retournant une statuette ou un vase dans -tous les sens, et le reposant après l’avoir vu pour le reprendre au tour -suivant, comme s’il ne le connaissait pas. - -De temps en temps, il revenait près de la jeune femme, poussait un X à -côté de la table, et un genou sur le siège, il recommençait son jeu -d’homme inoccupé avec les ciseaux ou le dé d’or qu’il trouvait à portée -de sa main. - ---Vous ne vous servez pas de ceci? demandait-il en montrant un morceau -de toile ou de laine. - ---Nullement, répondait Alice. - -Alors il se mettait à le couper menu, arrangeant les débris en un seul -tas d’un air satisfait, jusqu’à ce qu’il s’aperçût que la jeune femme -restait inactive, attendant ses ciseaux, et suivant ses mouvements avec -un demi-sourire. - ---Je vous demande pardon! s’écriait-il aussitôt. - -Puis, il lui rendait ses ciseaux, repoussait vivement toutes ses -découpures en riant de sa distraction et reprenait sa marche incessante. - -C’était la mimique d’un homme ennuyé. Alice ne s’y méprenait pas, et -s’en désolait à l’excès; mais elle se sentait impuissante là devant. -Elle avait trop peu pénétré, moralement parlant, dans l’intimité de son -mari pour pouvoir ce qui s’appelle vraiment causer avec lui, et ce -qu’ils disaient tous les deux conservait le cachet banal d’une -conversation mondaine. - -De son service Jean parlait à peine, et comme les camarades qu’il -retrouvait à Lorient étaient tous étrangers à la jeune femme, il ne -disait pas davantage ce qui les concernait eux-mêmes. Il en résultait -que le cercle était restreint, et qu’on revenait presque fatalement aux -lieux communs. - -Dans les récits de la jeunesse de son mari qu’Alice cherchait à -provoquer, le jeune homme s’était toujours montré si bref qu’elle -n’osait pas insister et qu’il ne lui venait pas à l’idée après cela de -parler de sa propre enfance, dont elle concentrait tous les souvenirs en -elle, comme elle gardait aussi toutes ses émotions présentes. - -Jean ne menuisait pas, ne tournait pas, ne s’occupait ni de -photographies ni de collections quelconques, et il s’interdisait en -outre strictement de fumer devant sa femme. - ---Ne pensez-vous pas que j’ai assez de mes journées? lui disait-il quand -elle insistait sur ce point. - -C’était vrai, peut-être, mais n’empêchait pas Alice de regretter la -courtoisie de son mari, quand elle le voyait rouler distraitement entre -ses doigts un nombre incalculable de cigarettes pendant ses promenades, -et les jeter une à une dans la cheminée à mesure qu’il les avait faites, -quand la pensée de sa femme lui revenait. - -Souvent il lui faisait une lecture à haute voix, et c’étaient les bonnes -soirées de la jeune femme, qui jouissait alors à la fois du double -plaisir de le voir occupé et d’entendre cette voix chaude et bien -timbrée qui exprimait si profondément tout ce qu’elle voulait. - -Parfois, quand arrivait le détail de sentiments passionnés, Alice se -troublait. - -Cet accent qui déjà dans les choses les plus ordinaires de la vie lui -allait tout droit au cœur, parlant à côté d’elle d’amour et de -tendresse, la remuait étrangement. - -Il lui semblait que le lecteur n’existait plus, elle oubliait les pages -qu’il tournait, et le front baisse, tâchant de cacher sa rougeur, son -aiguille immobile entre ses doigts, elle se laissait emporter par le -charme de son rêve, se figurant qu’il prenait dans son cœur tout ce -qu’elle entendait. - -Ce n’est pas impunément qu’une femme de vingt ans écoute un homme jeune -et charmant lui lire des choses qui si aisément pourraient devenir des -réalités, surtout quand son cœur tout entier a le droit d’appartenir à -cet homme, et comme Francesca de Rimini, Alice aurait dit volontiers -plus d’une fois: «Ce soir-là, nous ne lûmes pas plus avant!» - -Mais sans doute la voix de Paolo avait tremblé en arrivant à la page -d’amour qui peignait si bien ses sentiments à la belle Italienne, tandis -que celle de Jean, gardant toutes les qualités d’un excellent lecteur, -demeurait animée, souple et parfaitement égale. - - - - -XII - - -Ce soir-là, pourtant, au moment où Alice en quittant la table se -dirigeait vers le petit salon, Jean l’arrêta à moitié route. - ---Si nous montions là-haut, dit-il, vous retrouveriez votre piano? - ---Mais ma passion n’est pas à ce point, répondit-elle en riant, je m’en -passerai fort bien le soir, à moins que... Aimez-vous la musique? -reprit-elle plus vite. - ---Infiniment, répondit Jean. - ---Oh! dans ce cas!... - -Et ils montèrent tous deux précédés par des domestiques qui -transportaient les lampes préparées dans la pièce accoutumée, et des -bûches pour réchauffer la grande cheminée en bois sculpté. - -L’endroit où se trouvait le piano était une sorte de bibliothèque ou de -cabinet de travail avec les murs tendus de verdures flamandes, le bois -des sièges en chêne noirci et les solives du plafond à peine relevées -d’un mince filet d’or se détachant sur fond rouge. - -L’ensemble était austère, et les tentures foncées s’éclairaient si mal -que le rayonnement des deux lampes, absorbé tout entier par la -tapisserie, semblait mourir et disparaître sur place, comme de l’eau bue -par le sable. - -Debout à côté de la cheminée, la jeune femme suivait les progrès du feu, -s’amusant de voir la flamme claire des fagots lécher les grosses bûches -de tous les côtés, comme si elle ne savait par quel bout les entamer, -grillant d’abord vivement la mousse de l’écorce, et reprenant ensuite -son travail patient pour arriver jusqu’au cœur. Puis, dès que les -domestiques furent sortis, pressée comme quelqu’un qui est à la tâche, -elle marcha vers le piano. - -Il se trouvait placé au loin, à côté d’une fenêtre, et en quittant la -chaleur du foyer et la clarté des lampes, elle se mit à frissonner. Au -bruit de ses pas, Jean s’était levé pour la suivre, mais en voyant -l’endroit incommode où était l’instrument: - ---Permettez, dit-il vivement, vous serez fort mal là-bas. - -Et sans attendre de réponse, il prit le meuble à deux mains et le roula -jusque devant le feu avec l’aisance d’un enfant qui manie un jouet. Il -remit le tabouret devant, et avisant un petit paravent en bois des îles -bizarrement incrusté de dorures, il l’étendit en outre derrière le -siège, puis, se laissant retomber dans son fauteuil: - ---Maintenant, dit-il, je vous écoute. - -Il n’en fallait pas plus pour combler l’émotion de la jeune femme, qui -déjà grandement intimidée à la pensée de jouer devant son mari, se -sentit si touchée en voyant cette preuve de sollicitude que son cœur -commença à battre de façon à lui enlever toute présence d’esprit. - -Elle s’assit cependant en murmurant un remerciement, et après un instant -de silence: - ---Ce n’est pas tout de dire qu’on aime la musique, reprit-elle, laquelle -préférez-vous? Voulez-vous du classique ou des auteurs modernes? -Aimez-vous les choses tristes ou gaies? - ---Mais tout ce qu’il vous plaira, répliqua Jean. - ---J’aime bien mieux ce qui vous plaît à vous, répondit-elle doucement. -Dites-moi vos auteurs favoris, il n’est pas possible que je n’aie pas -dans la mémoire quelque chose de l’un d’eux! - ---J’ai peur que non, reprit le jeune homme en souriant. Ce que vous -appelez «mes auteurs», ce qui a bercé toutes mes rêveries, ce que -j’aime, enfin, c’est le chant de la mer et du vent; les vagues en colère -et les vagues qui s’apaisent tout d’un coup, et qui meurent le long de -la plage avec un bruit qui se prolonge indéfiniment, comme si vous -teniez une note de harpe pendant des heures, et qu’elle demeure toujours -aussi pure et aussi pleine. Y a-t-il une main humaine qui ait pu noter -cela? je l’ignore, et vous devez le savoir mieux que moi. Dans ce cas, -jouez-moi ses œuvres, et vous aurez trouvé mon auteur sans même que je -sache son nom. - -La jeune femme réfléchit encore un instant, passant en revue ce qu’elle -connaissait, puis, sans préparation, très simplement, elle attaqua un -nocturne de Chopin. Après celui-là, elle en enchaîna un autre, puis un -autre encore, et passa brusquement ensuite à cet impromptu célèbre, dont -la marche tourmentée et les éclats imprévus se fondent tout d’un coup en -une douceur exquise. Cette musique émouvante plus qu’aucune autre, en -raison de la sincérité du trouble qu’on y rencontre, semblait à la jeune -femme devoir être ce qui se rapprochait le plus de la description de son -mari. - -Elle ne voyait au même degré chez aucun autre musicien de ces -emportements subits, impétueux comme le cri d’une voix humaine, coupés -par des plaintes que les vagues n’ont jamais faites plus désolées, qui -serrent le cœur quoi qu’on en ait, et qu’on oublie cependant presque -aussitôt dans la tendresse délicieuse du chant qui reprend ensuite. - -Dès les premières mesures, Jean s’était levé, pris par le charme de ces -intonations caressantes dont le son un peu étrange plaisait à son -oreille, et il était venu s’accouder sur le piano. - -De sa place, il enveloppait la jeune femme depuis le blond argentin de -ses cheveux, très doux sous la clarté des lampes, jusqu’à sa taille -toujours un peu frêle mais parfaitement élégante. Le buste restait droit -et gracieux, malgré les mouvements imposés par la rapidité du jeu, et -les mains, d’un blanc très mat, ressemblaient aux ailes de velours de -deux papillons agités d’un mouvement incessant. - -Sans s’imaginer que son attention pût la gêner, Jean la regardait -fixement, comme on suit de l’œil quelqu’un qui agit près de soi, quand -on est soi-même immobile, et la pureté de ce délicieux visage le -pénétrait en même temps que le charme de la musique. Il lui semblait que -ces deux choses étaient inséparables l’une de l’autre, que ce qu’Alice -jouait là lui était personnel comme sa beauté, et il tombait dans une -rêverie où les joues roses de la jeune femme, ses cils sombres battant à -coups réguliers et l’harmonie qui lui arrivait à flots se confondaient -entièrement. - -Très sensible à toute impression poétique, l’émotion l’avait si bien -dominé, qu’au moment où la jeune femme s’arrêta, ses yeux étaient -presque humides, et comme elle lui demandait timidement en relevant la -tête: - ---Aimez-vous ceci? Est-ce votre auteur? - ---Ne me dites pas son nom! répondit-il vivement. Ce que vous jouez là, -c’est ce qu’on a au fond même du cœur, et je ne sais par quel sortilège -quelques notes peuvent vous remuer à ce point, et venir toucher -directement vos sentiments les plus intimes. Si j’étais musicien, c’est -ce que j’écrirais certainement, et je me demande si vos doigts n’ont pas -trouvé à mesure tout ce qu’ils viennent de jouer?... - ---Ne le croyez pas, ce serait leur faire trop d’honneur, répliqua la -jeune femme en riant de cette façon d’apprécier Chopin. - -Mais elle était si heureuse du plaisir de son mari que ses lèvres -tremblaient et qu’elle s’arrêta, baissant de nouveau ses yeux sur le -piano. - ---Et la mer? reprit-elle au bout d’un instant. - ---Il avait dû s’en bercer comme moi autrefois, j’en suis sûr, répondit -Jean avec un sérieux absolu; il y a de ses notes là-dedans! - -Le silence dura encore un peu, puis comme Alice faisait un mouvement -pour quitter le piano: - ---Et du chant? demanda le jeune officier. - ---Ma voix ne vaut pas cela! répondit-elle en secouant la tête. - ---Je l’ai entendue... - ---Oui, mais de loin... - ---La porte est mince, reprit-il en insistant. - -Sans se faire prier davantage, elle reprit sa place et, quand onze -heures sonnèrent, elle était encore au piano. - -Sa voix n’avait pas paru plaire moins à Jean que les impromptus et les -nocturnes, car il était demeuré à la même place, écoutant, sans se -lasser, mélodies, rêveries et barcarolles. La jeune femme choisissait de -préférence tout ce qui devait lui rappeler le rythme de berceuse de sa -grande amie, et il n’y avait comme repos que les quelques mots d’éloges -toujours brefs et le plus souvent originaux par lesquels Jean la -remerciait. - -La pendule le fit tressaillir, cependant, et quittant son air abandonné: - ---Comme j’ai abusé de vous, s’écria-t-il, vous devez être épuisée! - ---Pas du tout, répondit-elle en se levant. - -Puis, baissant la voix, elle ajouta: - ---C’était toujours ainsi que nous passions nos soirées, mon pauvre père -et moi. - ---Alors, je vous ai peinée peut-être? reprit le jeune homme avec -vivacité en se rapprochant. - ---Ne le croyez pas, je vous en prie, dit-elle non moins vivement. - -Et s’enhardissant, elle vint à bout de formuler: - ---Je suis si heureuse de vous faire plaisir! - -Jean murmura quelques mots de reconnaissance, puis le silence reprit: et -tandis que la jeune femme toujours extrême se reprochait déjà ce qu’elle -regardait comme une déclaration positive adressée à son mari, et fermait -nerveusement le couvercle du piano, il s’inclina tout à coup sur sa -main, et baisant la peau fine: - ---Merci aux doigts qui m’ont charmé! dit-il à mi-voix. - -C’était si inattendu qu’Alice tressaillit tout entière, et sans rien -trouver à répondre qu’un signe de tête et un faible sourire, elle s’en -fut dans sa chambre. - -Le lendemain et les jours suivants les soirées se passèrent de la même -façon, et insensiblement l’attrait qui appelait le jeune homme chez lui -devint plus vif. Ses promenades de désœuvré à travers le salon avaient -cessé; la musique le possédait tout entier, et il ne se lassait pas plus -d’écouter que la jeune femme de jouer. - -La bibliothèque avait repris un aspect habité, et l’accordeur ayant -remis le piano en excellent état, tout semblait promettre à Alice des -stations indéfinies dans la petite logette formée par le paravent. -L’installation était restée telle que Jean l’avait faite la première -fois; lui-même pour écouter s’appuyait invariablement à la même place, -et en voyant l’attention qui avait succédé chez son mari à l’humeur -errante des soirs passés, madame de Kerdren s’étonnait. «Comme il aime -la musique!» se disait-elle parfois. Et le sentiment qu’elle éprouvait -au fond du cœur était presque de la jalousie. - -Elle en voulait à cette distraction de savoir le fixer et l’intéresser -si complètement, quand elle n’avait pu réussir à le faire, et comme elle -ne se comptait pour rien là-dedans, oublieuse qu’elle était du charme de -son talent et regardant sa voix et ses doigts comme faisant partie de -l’instrument, elle s’attristait de voir Jean captivé des heures durant -par toute autre chose que par elle! - -«Pourquoi m’aimerait-il? se disait-elle ensuite avec sa modestie -accoutumée, quand elle y repensait pendant ses longs après-midi. Notre -mariage a été un acte de chevaleresque dévouement de sa part, rien -d’autre; il ne m’a pas choisie, et jamais il n’a dit un mot qui me fît -croire à son amour.» - -C’était de la plus stricte logique, mais n’empêchait pas la jeune femme -de soupirer parfois. - -Quant à Jean, depuis le jour où il avait trouvé le perron vide, -inconsciemment en arrivant au bas de l’avenue, il pressait l’allure de -son cheval, se levait sur les étriers, et tout en tapotant le cou de sa -bête, il murmurait entre haut et bas: - -«Voyons, mon vieux, si on aura pensé à nous ce soir?» - -Le doute était faible; mais si petit qu’il fût, il suffisait à -aiguillonner le jeune homme, piquant sa curiosité et sa tranquille -assurance des jours passés, et le faisant sourire avec une involontaire: -satisfaction quand il voyait la silhouette sombre d’Alice à sa place -accoutumée. - - - - -XIII - - -Un soir, à son grand étonnement, environ à une centaine de mètres de la -cour, il aperçut un valet de chambre assis sur un talus, qui semblait le -guetter et qui se leva à son approche, en l’arrêtant d’un geste -respectueux: - ---Si monsieur voulait descendre ici, dit-il, prévenant la question que -Jean allait lui faire, madame vient seulement de s’endormir et la femme -de chambre craint que le bruit du cheval ne la réveille brusquement. - ---S’endormir? répéta Jean, se tournant tout d’une pièce du côté du -domestique. Est-il arrivé quelque chose à madame? Madame est-elle -malade? - ---Souffrante, je crois, monsieur, depuis midi. - ---Qu’est-ce que c’est? Qu’est-ce que cela signifie? Pourquoi ne m’a-t-on -pas fait chercher? répliqua le jeune homme, pressant ses questions de -façon à ce qu’il fût impossible de lui répondre, et rassemblant en même -temps les rênes comme pour enlever son cheval. - -Un mouvement passant sur la figure du valet de chambre l’arrêta, et se -souvenant de ce qu’il venait de lui dire, il sauta à terre, lui jeta la -bride sans ajouter un mot, et était déjà loin, avant que le domestique -eût songé à amener Samory qui piaffait d’impatience, et qu’il -reconduisit à l’écurie en faisant un long circuit derrière le château. - -Jean monta sans s’arrêter jusqu’au premier étage, s’impatientant -d’entendre ses éperons sonner, et dans la pièce qui précédait la chambre -de sa femme, il trouva, comme il s’y attendait, la Bretonne qui la -servait assise son ouvrage à la main, et prête à répondre au premier -appel. D’un geste il la fit sortir sur le palier, et aussitôt qu’elle -eut fermé la porte: - ---Qu’est-ce qu’il y a? dit-il d’une voix brève. - ---Un gros mal de tête et de la fièvre, répliqua promptement la femme de -chambre, sentant que l’heure n’était pas aux longs discours. Madame est -sortie vers onze heures dans le parc, et est rentrée une demi-heure plus -tard avec des éblouissements si forts qu’elle a pris la rampe pour -monter et m’a sonné aussitôt après pour avoir de l’eau fraîche. Elle -était partie sans chapeau, et pendant que je lui posais des compresses -sur le front, elle m’a parlé d’un coup de soleil qu’elle aurait reçu -dehors, à ce qu’elle croit. - ---Il fallait me faire chercher immédiatement, interrompit Jean. - ---Nous y avions bien pensé, répliqua la Bretonne, sur le ton de -l’excuse, mais madame l’a défendu, disant que ce n’était rien. Elle a -continué à souffrir du front et n’a pas déjeuné; puis la fièvre est -venue ensuite, et voilà seulement un instant qu’elle repose, c’est -pourquoi j’ai pris la liberté de faire arrêter monsieur en chemin. - ---Et le médecin, reprit le jeune homme, l’a-t-on demandé? - ---Madame ne l’a pas permis davantage, monsieur, elle disait que le repos -suffirait. - -Jean, qui ne l’écoutait plus, fit quelques pas en hésitant du côté de la -porte, puis se ravisant: - ---Vous m’avertirez aussitôt que madame se réveillera, dit-il seulement. - -Et il rentra dans sa chambre. - -Pendant deux heures il se promena de long en large. Sur son ordre, le -dîner avait été retardé, et une voiture était partie pour Lorient afin -de ramener un médecin. - -Alice dormait toujours, et dans le silence que chacun gardait -respectueusement au château, l’attente semblait doublement irritante au -jeune officier. Ce grand calme avait un air de nonchalance qui -l’impatientait. Il en voulait au médecin de ne pas arriver, aux -domestiques de rester tranquilles: il s’en voulait à lui-même de n’avoir -rien à faire, et en même temps il se demandait tout bas comment il -allait remplir son rôle près de cette jeune malade? Il n’avait jamais vu -de femme souffrante auprès de lui, et s’interrogeait avec anxiété pour -savoir de quel secours il pourrait lui être, étant données sa grande -inexpérience à lui et son extrême timidité à elle. Il ne lui était -jamais venu à la pensée que sa femme pourrait être malade, et il se -trouvait pris aussi au dépourvu que si on lui eût apporté un -oiseau-mouche avec une aile brisée en le priant de la lui remettre. - -Il en était là de ses réflexions quand on frappa à la porte. Alice était -réveillée et la femme de chambre venait avertir Jean. - -Il la suivit sans rien dire, tout étonné de se sentir un battement de -cœur, et anxieux de ce qui l’attendait comme s’il eût dû voir un -spectacle effrayant. - -Rien n’était plus simple cependant: une grosse lampe voilée de rose -éclairait une partie de la chambre, laissant le reste dans une pénombre -très douce, et la jeune femme était étendue sur sa chaise longue avec -une couverture jetée sur les pieds. - -En voyant entrer son mari, elle se souleva, et lui tendant -affectueusement la main: - ---Je vous demande pardon, je vous ai dérangé, inquiété peut-être?... -Mais c’est fini maintenant. - ---Vous avez fait plus que de m’inquiéter, répondit-il vivement, voilà -deux heures que j’ai dans l’esprit les choses les plus noires. Mais -qu’avez-vous eu? et pourquoi n’avoir pas permis qu’on m’avertît? - ---C’était inutile, je vous assure, répondit-elle évasivement, se gardant -d’avouer qu’elle aurait eu peur d’ennuyer son mari en le rappelant. - -Puis, sans insister, elle raconta sa sortie, tête nue sous le soleil de -midi, et l’étourdissement qui s’en était suivi, assurant du reste que le -sommeil l’avait tout à fait remise. - ---Vous avez dîné, j’espère? demanda-t-elle en finissant. - -Et comme Jean lui répondait négativement avec un peu d’indignation, elle -fit mine de mettre pied à terre pour aller présider le repas de son -mari. - ---Mais vraiment vous n’y pensez pas? dit-il presque fâché; vos mains -sont encore brûlantes. Au reste, ajouta-t-il avec soulagement, voici le -docteur. - -Et il semblait au jeune homme qu’on lui enlevait de l’esprit un poids -énorme de responsabilité. - -Le docteur se trouva entièrement de l’avis de madame de Kerdren; le -malaise dont elle souffrait était dû sans aucun doute aux perfidies du -soleil de printemps, dont souvent on ne se défie pas assez. - -Il félicitait d’ailleurs la jeune femme d’en être quitte à si bon -marché, parlant d’accidents très sérieux provoqués par la même cause; -mais la fièvre et la rougeur persistante du front imposaient le lit et -un repos absolu. - -Avec Jean, qui le reconduisait à sa voiture, il fut plus formel encore: -C’était à surveiller, un érésipèle survenait parfois, sans plus de -raison; et comme le jeune homme s’exclamait: - ---Ne la faites pas parler, surtout, ajouta-t-il en fermant la portière; -quand je dis repos, je n’entends pas seulement le lit, mais la paix -absolue! - -Rien n’est plus maussade qu’un dîner retardé, réchauffé, et enfin, pour -comble, mangé solitairement avec un souci dans l’esprit. Jean en fit -cruellement l’épreuve ce soir-là, et encore qu’il expédiât son repas en -un quart d’heure, il eut tout le temps de le trouver détestable. Outre -le trouble et l’inquiétude qu’il gardait, l’absence de la jeune femme se -faisait sentir, et il se demandait comment sa présence animait à ce -point l’immense salle à manger. Il s’était accoutumé lui-même aux -attentions dont il l’entourait, et le sourire reconnaissant qui -accueillait ses moindres efforts lui manquait à cette heure. - -Ce fut bien pis le soir. On avait allumé comme de coutume dans la -bibliothèque, et Jean s’y rendit distraitement, ne sachant où aller. -Tout y était dans l’ordre habituel, le coin de la musique aussi -engageant que jamais, et il ne manquait qu’Alice dans ce cadre, mais -c’était assez pour en changer entièrement l’aspect, et quand Jean eut -tapoté pendant cinq minutes une petite marche monotone sur le dessus du -piano que ses ongles faisaient résonner désagréablement, il sortit et -s’en fut promener ses ennuis au dehors. - -Il faisait la plus belle nuit du monde, et quand le jeune homme, qui -marchait vite, se trouva arrêté par le mur du parc, au lieu de revenir -sur ses pas, il posa sur le sommet ses poignets nerveux et, franchissant -d’un bond la maçonnerie qui lui arrivait à mi-hauteur du bras, il se -trouva dehors. - -La mer battait son plein; il entendait le bruit de l’eau jusqu’où il -était, et attiré par l’odeur des varechs humides que les vagues -laissaient sur le sable, en marquant leur trace par de longues lignes -ondulées, il arriva jusqu’au bord. C’était vive eau, et c’est à peine si -entre les falaises et la mer, il restait deux mètres de sable sec où on -pût s’asseoir, mais il n’en fallait pas davantage à Jean; et une seconde -après, à moitié allongé, la tête tantôt tournée vers la mer, tantôt -levée pour admirer les étoiles, avec la figure humide des embruns qu’il -recevait, il pouvait se croire comme autrefois perdu entre le ciel et -l’eau. - -Le milieu agit promptement, et ses souvenirs lui revenant en foule, il -se mit à penser à ses camarades, à son navire, cherchant sur quel point -de la Méditerranée il devait être à présent, quel temps il traversait, -et ce qui se passait à bord, se figurant qu’il y était encore faisant -son quart par cette nuit claire. Mais avant qu’aucun fait matériel eût -troublé sa fantaisie, son idée dominante l’avait rappelé à Kerdren et à -la réalité; et oubliant camarades et navire, il murmurait à mi-voix en -fixant les flots d’un air soucieux: «Pourvu qu’elle dorme, -seulement!...» En même temps il se levait, incapable de tenir en place, -et sans se laisser tenter par un croissant de lune qui se montrait à -l’horizon, il reprit le chemin du retour. - -En revenant, comme la promptitude du changement de sa pensée le frappait -après coup: «N’est-il pas naturel, se dit-il, que je m’inquiète de cette -enfant dont je suis responsable après tout!» - -Il rentra par la même voie, toujours un peu nerveux et trouvant un vif -plaisir à froisser sous son pied les menus branchages que le vent du -soir avait semés dans les allées. Comme il arrivait dans la cour, -l’horloge de la salle à manger commençait de sonner, il l’entendit par -une fenêtre ouverte et s’arrêta pour compter les coups. A neuf elle se -tut, et le jeune homme, convaincu qu’il avait fait erreur, tira sa -montre et appuya son doigt sur le bouton, d’un geste vif. - -La petite voix claire et un peu grêle de la sonnerie détailla -méthodiquement le même nombre de coups et s’arrêta juste au même point. - -Jean la rentra impatiemment avec un mouvement d’épaules: il s’en fallait -juste de deux heures qu’on fût encore au moment où il se figurait être -arrivé! - -Depuis le départ du médecin, Alice, qui s’était rendormie presque -aussitôt, reposait paisiblement, d’après ce que la femme de chambre dit -au jeune officier, et il ne lui resta qu’à rentrer chez lui, où, après -avoir trompé son ennui en écrivant quelques lettres, il se coucha las et -mécontent. - -Le lendemain le docteur répéta son ordonnance, et Jean partit pour -Lorient, où une réception officielle et impossible à éviter l’appelait, -avec l’agréable perspective d’un dîner et d’une soirée semblables à ceux -qu’il avait subis la veille. - -Mais au retour, au moment où il prenait Samory en main avant de franchir -la grille pour le reconduire sans bruit à l’écurie, il aperçut Alice, -assise dans un fauteuil et abritée des derniers rayons du soleil -couchant par une large ombrelle qu’elle avait prise par surcroît de -précaution. - -Il s’approcha avec une exclamation de plaisir qui amena un nuage rose -sur les joues de la jeune femme, puis tout aussitôt, reprenant un ton -plus grave: - ---Mais on vous avait défendu de vous lever, il me semble?... dit-il. - ---Le docteur, qui avait affaire au village, a eu la bonne idée de -revenir ici en passant, et il m’a donné mon congé sous promesse d’être -sage..., répondit-elle avec enjouement. Trouvez-vous que j’aie eu tort? - -Et elle levait les yeux sur lui avec cette timidité un peu inquiète qui -caractérisait ses rapports avec son mari. - ---Si vous êtes encore fatiguée, certainement, reprit-il toujours -sérieux, sinon, vous devinez combien je suis heureux de vous voir -remise! - - - - -XIV - - ---J’ai enfin trouvé ce que je souhaitais pour vous, commença Jean un peu -plus tard. Depuis quinze jours, Duhamel me parlait sans cesse d’un -cheval merveilleux, habitué à la selle de femme, et qui a été monté deux -étés de suite par sa sœur, une excellente amazone, qui le dit parfait en -tout point. Je l’ai vu, essayé moi-même, et sauf votre agrément, il -pourrait être ici dans deux jours. Désirez-vous aller le voir à Lorient? -ou voulez-vous que nous le prenions à l’essai quelque temps pour vous -permettre de juger vous-même de ses qualités? - ---Ni l’un ni l’autre, répondit la jeune femme; je me fie entièrement à -vous là-dessus, et pour peu qu’il n’ait pas la robe jaune du cheval de -d’Artagnan, je suis sûre de le trouver parfait. - ---Il est tout à fait noir, répliqua Jean. N’est-ce pas la couleur que -vous préférez? Il me semblait vous l’avoir entendu dire! Voici le moment -où il me deviendra facile de ne plus aller à Lorient qu’une fois par -jour, et j’ai hâte de rompre un peu la monotonie de votre vie. Une -recluse est mondaine auprès de vous! - ---Mais je ne m’ennuie jamais, je vous assure! - ---Dans ce cas, vous êtes plus heureuse que moi, car... A propos, dit-il -en s’interrompant, vous ne m’avez pas demandé de quelle façon s’est -passée ma soirée d’hier? - -Et comme la jeune femme l’interrogeait des yeux, il décrivit avec verve -l’emploi mélancolique qu’il avait fait de sa solitude, racontant son -dîner trop court, le maigre petit concert qu’il s’était offert à -lui-même, et comment, après une promenade d’écolier en quête de -distractions, il avait trouvé la mer ennuyeuse, et en était venu pour -finir à se quereller avec une horloge qui marquait neuf heures, quand -lui pensait et disait onze. - -Le côté original du caractère de son mari était celui qu’Alice -connaissait le moins. Elle l’avait toujours vu auprès d’elle -parfaitement bon et attentif; mais cette gaieté dont madame de Sémiane -lui avait parlé, et qui faisait du jeune homme à certaines heures un -véritable boute-en-train, devait être perdue ou comprimée, pensait-elle, -car elle n’en remarquait jamais trace. Cela ne contribuait pas peu à -l’impression qu’elle éprouvait, de ne voir dans tous les actes de Jean -qu’un devoir accompli, se disant qu’il n’y avait plus rien de spontané -en lui, puisque son humeur elle-même était changée! Aussi -accueillit-elle avec bonheur cette animation imprévue, mettant toute sa -grâce à soutenir le même ton. - -A quelque temps de là, le cheval destiné à la jeune femme, bien et -dûment accepté par elle, fut installé à Kerdren. - -C’était une superbe bête, un peu fougueuse peut-être, mais admirablement -dressé, et tourmentée seulement par l’ardeur de son sang très pur. Pas -un défaut, pas une mauvaise habitude, et le trot le plus égal et le plus -parfait. - -Sa robe, entièrement noire comme l’avait dit Jean, était coupée -seulement au front par une étoile blanche, et avec ses jambes fines et -son cou de cygne, il offrait le type idéal d’un cheval de femme. - -L’amazone de deuil que madame de Kerdren s’était commandée venait -d’arriver, le sellier avait livré en temps convenu le harnachement, il -ne restait qu’à partir. - -La première promenade eut lieu un bel après-midi, avec un soleil doux, -un peu voilé, qui ne gênait pas le regard. - ---Montez-vous bien? avait demandé le jeune homme en mettant Alice en -selle. - ---Mais... En tout cas, je suis fort solide, lui avait-elle répondu, -riant de la forme de sa question. - -Il avait arrangé avec soin les plis de sa grande jupe traînante, -vérifiant encore une fois les sangles et la longueur de l’étrier qu’il -venait cependant déjà de passer en revue, et on était parti au pas -d’abord, au petit trot ensuite, avec l’allure mesurée de gens qui -s’étudient. - -Il n’avait pas fallu longtemps à Jean pour s’apercevoir que sa femme -était non pas seulement «très solide», comme elle venait de le lui dire, -mais encore d’une grâce et d’une aisance parfaites. Au bout d’un quart -d’heure, elle gouvernait sa monture avec l’autorité d’un long usage, -jouissant de la voir obéir à ses moindres impulsions, et de son côté, -avec l’instinct des animaux, le cheval qui se sentait bien dirigé -s’était mis à relever encore la fierté de son allure. - -Comme la plupart des femmes de taille élancée, Alice était fort à son -avantage en amazone. Sa grâce naturelle et l’élégance de son buste se -trouvaient en pleine lumière, et elle avait une façon qui était d’un -charme extrême de porter la tête droite sans raideur, et de suivre -imperceptiblement avec ses épaules le balancement du cheval. - -Le drap noir tout uni de son corsage la moulait sans exagération, mais -avec la perfection que mettrait un artiste à assouplir une draperie sur -les épaules de sa statue; et le col droit tranchait vigoureusement sur -son cou satiné. - -Son bon goût l’avait défendue de cette mode outrée, qui, dans son désir -d’être nouvelle et un peu leste, oublie même d’être jolie, et enserre -les amazones actuelles dans des jupes étroites, disgracieuses, bien -éloignées de l’élégance des longs plis d’autrefois. - -Entre le passé et le présent, elle avait choisi un moyen terme, et -l’étoffe avait assez d’ampleur pour se draper très heureusement. - -Pour le chapeau, la forme haute lui avait paru bien cérémonieuse; elle -s’était dit qu’elle effaroucherait les pinsons et les bergeronnettes, en -courant ainsi par les chemins creux, et s’était contentée de nouer la -classique gaze blanche sur un feutre noir. - -Quoi qu’il en fût, l’ensemble était charmant. - -Tout allait bien à la jeune femme: le grand air, l’animation, et jusqu’à -cette petite pointe d’audace, donnée par l’accomplissement d’un exercice -un peu violent, et qui nuançait maintenant sa physionomie de ce cachet -décidé qui lui manquait en général. - -Jean la regardait et la regardait encore. Il se demandait ce qu’il y -avait de changé dans sa femme, ne s’avisant pas que c’était lui tout -simplement qui s’apercevait pour la première fois de sa grâce et de sa -beauté; et il trouvait une douceur qu’il ne connaissait pas dans cet -échange de paroles et de sourires coupés à chaque instant par la -rapidité de la course. - -Au retour, il lui avait fait compliment de sa science avec sincérité, -gardant toutefois pour lui la majeure partie de ce qu’il avait pensé et -senti; choses qui étaient d’ailleurs si confuses dans son esprit qu’il -s’en rendait à peine compte lui-même. Ses éloges avaient appelé, comme -son approbation le faisait toujours, une vive rougeur sur les joues de -la jeune femme, en même temps que ses yeux se mouillaient au souvenir de -son père, le professeur et le conducteur de ses années de jeune fille. - -Depuis ce moment les promenades s’étaient suivies sans interruption, et -chacun d’eux y avait trouvé tous les jours un plaisir plus vif et plus -intime. Insensiblement, Alice se laissait aller à être un peu plus -elle-même. Elle était fière des éloges de son mari, et son approbation, -qu’elle sentait grandir, l’excitait et la soutenait. Toujours modeste, -elle ne voyait dans le changement d’allures de Jean que la suite -naturelle d’un plaisir pris en commun; mais puisqu’il se montrait -pendant ces heures-là plus expansif et plus animé que de coutume, elle -bénissait cette diversion sans voir plus loin. - -Quant à lui, il eût été fort en peine d’expliquer ce qu’il éprouvait, et -il était loin, non seulement d’analyser ses sentiments, mais encore de -savoir qu’il ressentait quelque chose de particulier, troublé seulement -comme ces gens chez qui se prépare une grave maladie, et qui sont saisis -à l’avance d’un malaise général, dont ils ne peuvent formellement placer -le siège nulle part. - -Il mettait simplement la cause de son émotion sur le charme du -printemps, sur ces longues chevauchées, sur la gaieté de sa jeune femme; -enfin sur les souvenirs d’enfance qui l’assaillaient en foule dans son -pays. - -Les courses avaient lieu le matin maintenant. On partait de bonne heure -pour jouir des aubes de mai dans toute leur poésie, et il n’était pas -rare que les sabots des chevaux résonnant sur la pierraille des routes -fussent le premier bruit humain entendu dans la campagne. - -Des champs s’élevait cette buée épaisse, blanche et nuageuse comme du -coton, qui ressemble à l’haleine de la terre, respirant par mille -bouches invisibles, haleine fraîche et parfumée comme tout ce qui a la -vigueur saine de la campagne. Des fils de la Vierge volaient doucement, -reflétant toutes les couleurs du soleil levant dans leurs imperceptibles -dimensions, et sur chaque touffe d’herbe, aux mille pointes des chardons -qui hérissaient leur tête de loin en loin, il y avait des gouttes d’eau. -La rosée est très abondante à cette heure-là, et la jeune femme -s’arrêtait quelquefois avec des cris d’admiration montrant à son mari -une toile d’araignée suspendue comme un hamac féerique d’une feuille à -l’autre, et emperlé à chaque maille. Puis quand on entrait sous bois, -l’air devenait plus frais, et de tous les côtés montait cette bonne -odeur de mousse humide, de bois mouillé, de menthe sauvage, et de ces -mille petites fleurs qui s’ouvrent toutes à la fois, embaumant à qui -mieux mieux pour ne pas perdre un instant du jour qui commence. - -C’était là surtout que Jean se sentait envahi par cette émotion -nouvelle. Les allées devenaient étroites parfois, et il fallait marcher -en file. Alice passait la première, tout entière au soin de soutenir son -cheval qui buttait de temps en temps aux racines glissantes sortant du -sol, et lui suivait, laissant Samory choisir lui-même son chemin, et -gardant toute son attention pour la jolie taille qu’il voyait devant -lui, et le voile blanc qui voltigeait au-dessus comme un feu follet. De -temps en temps, Alice se tournait sur sa selle, et lui montrait un -lièvre traversant la route d’un bond, ou un merle qui sautillait en -sifflant d’un air insouciant, et ce sourire confiant et jeune, ces -exclamations de plaisir rendaient Jean si heureux qu’il eût cheminé -ainsi volontiers plus loin que la lisière de la forêt. - -Le plus souvent la jeune femme, qui ne prenait rien avant de partir, -s’arrêtait dans une ferme et buvait une tasse de lait encore chaud qu’on -venait de traire; du lait de ces mêmes petites vaches bretonnes qu’elle -demandait autrefois au Jardin d’Acclimatation, et qui avait ici une -saveur si différente. C’était un vrai tableau de genre que ce jeune -couple arrêté dans ces cours rustiques, le cavalier apportant à -l’amazone une tasse à fleurs rouges, pleine d’un lait crémeux, et la -regardant boire ensuite, la main sur la bride du cheval, pendant que des -enfants, les bras derrière le dos et l’œil curieux sous leurs cheveux -ébouriffés, se poussaient derrière un pan de mur pour voir sans être -vus. - -Mais ni Jean ni Alice ne pensaient à cela; elle, se perdait tout bas -dans les joies de sa tendresse, et lui s’étonnait que ce pût être une -chose si charmante que des promenades matinales dans un pays sauvage, et -qu’un marin comme lui, sans raisons appréciables, pût arriver à oublier -en quelques semaines camarades et navire. - -Un matin, tout à fait perdus, ils erraient à l’aventure, s’amusant comme -deux enfants de cette course sans but, quand ils se trouvèrent arrêtés -par un ruisseau profondément encaissé entre deux rives croulantes. - -Sa largeur aurait permis de le sauter à la rigueur, et au delà -s’étendait une plaine qui mettrait fin au jeu de cache-cache joué sous -bois depuis une heure; mais les bords creusés par les affouillements de -l’eau, devaient céder au moindre choc, si l’élan n’était pas assez fort -pour arriver du premier coup sur la terre ferme, et c’est ce que Jean ne -voulait pas permettre à la jeune femme d’essayer. - -Passer à gué, il n’y fallait pas songer; la profondeur du lit, sinon la -hauteur de l’eau, ne permettait pas de descendre, et les jeunes gens -demeurèrent immobiles, se regardant d’un air déconcerté. C’était tomber -de Charybde en Scylla! A droite et à gauche s’étendaient des fourrés qui -paraissaient impénétrables, et retourner sur ses pas c’était rentrer -dans le dédale. - ---Je sais où nous sommes! s’écria Jean tout à coup. A quarante mètres -sur la gauche, nous devons trouver une passerelle, il ne s’agit que de -la gagner! Comment n’ai-je pas reconnu l’endroit plus tôt? - -Mais gagner la passerelle était plus vite dit que fait, et après avoir -essayé d’ouvrir une trouée en passant le premier avec son cheval au -milieu des branchages, Jean dut y renoncer. Les petites pointes des -feuilles chatouillaient les naseaux de Samory, les branches flexibles se -relevaient en lui cinglant le cou et le poitrail, et aveuglé, affolé, il -se mit à se cabrer si violemment qu’il fallut sortir, heureux d’en être -quitte sans accident. - -Toujours prompt dans ses décisions, le jeune officier mit pied à terre, -et attachant les deux chevaux à un tronc d’arbre, il se décida à faire -traverser seulement sa femme jusqu’à la passerelle. Une fois Alice sur -l’autre bord, il reviendrait, ferait sauter les chevaux, et en reprenant -la grande route, ils arriveraient à Kerdren au bout d’une heure. - -La jeune femme essaya bien de quelques objections. Ne pourrait-elle pas -sauter aussi, ou bien, s’il y avait vraiment du danger, pourquoi ne pas -retourner tous les deux sur leurs pas? On ne connaît plus de forêt sans -issue! - -Mais Jean était décidé, et comme elle ne savait pas lui résister, un -instant après, sa jupe sur le bras, elle se disposait à le suivre: - ---Donnez-moi vos deux mains, lui avait-il dit, et penchez-vous contre -moi. - -Puis, marchant à reculons, il entra dans le fourré où il faisait un -chemin avec ses larges épaules, refoulant à droite et à gauche tout ce -qui s’opposait à son passage. - -Dans la trouée ainsi formée, la jeune femme s’avançait ensuite sans -peine, garantie de tout encombre par ce rempart et soutenue fortement -par les mains qui tenaient les siennes, quand son pied se prenait dans -quelque ronce. Docilement, comme il le lui avait dit, elle fermait les -yeux, tout à fait conduite par lui, et se laissant faire avec la -confiance d’un enfant. - -Par instinct, quand les branches se resserraient, elle baissait un peu -plus la tête, et passait sans peine. Malgré ces précautions, cependant, -il arriva que son chapeau se trouva accroché; elle continua, croyant que -la marche le dégagerait; mais ce fut le contraire qui se produisit, et -la fourche, en se relevant, emporta comme un trophée le feutre et le -voile. Elle voulut se redresser, riant de l’accident, reprendre son -chapeau et le remettre, mais la voix de son mari l’en empêcha: - ---Ne bougez pas! lui cria-t-il; ce sont vos cheveux qui seront pris si -vous vous levez! Je viendrai le chercher. Baissez-vous plus, au -contraire! - -Elle obéit et rapprocha encore sa tête qui, n’étant plus écartée par les -bords du chapeau, se trouva tout à fait appuyée contre son mari, et la -traversée continua. Mais cette fois une impression étrange s’emparait de -la jeune femme. Il lui semblait entendre directement battre le cœur de -Jean. Les coups devenaient plus forts à chaque minute, et ne voyant plus -rien, isolée de tout le reste par ses yeux fermés, cela arrivait à son -oreille comme un langage réel et explicite qui lui parlait clairement de -tendresse... Et pendant ce temps-là, cette émotion que le jeune officier -ne pouvait pas définir lui revenait plus vive que jamais. Il éprouvait -une douceur hors de proportion avec le service rendu, à se sentir utile -à Alice, et à se voir conduisant cette délicieuse créature à sa volonté, -à travers ces buissons épineux. - -Ses cheveux un peu défaits, qui étaient là sous ses yeux comme un -brouillard d’or, lui semblaient charmants et précieux comme il ne -l’avait jamais éprouvé jusqu’alors, et il eût été désespéré s’il fût -arrivé malheur à l’un d’eux. - -Une lueur de ce qui se passait en lui traversa tout à coup son esprit; -mais comme il s’interrogeait, brusquement ému par cette idée, le fourré -prit fin, et la jeune femme se redressa en le remerciant. - -Il la regarda un instant, toute rouge de la chaleur de cette étrange -promenade, rajustant machinalement sa coiffure, et il fit un pas en -avant; ses lèvres remuèrent, mais il ne dit rien; et la guidant -seulement sur la passerelle, il refit ensuite en sens inverse, et deux -fois plus vite, le chemin qu’il venait de parcourir à pas comptés. - -Un monde d’idées nouvelles se choquait en lui; mais par leur nouveauté, -elles l’éblouissaient et l’étonnaient au point qu’il n’y croyait pas. - -L’un après l’autre, il fit sauter les chevaux, refaisant le même voyage -pour aller reprendre celui qui restait sur le bord; puis il rendit son -chapeau à la jeune femme, la remit en selle sans mot dire, et durant le -retour jusqu’à Kerdren, ils n’échangèrent pas dix paroles. - - - - -XV - - -A partir de ce moment, les rapports entre les jeunes époux changèrent -encore une fois de nature. - -L’intimité facile et joyeuse qui s’était établie depuis quelques jours -cessa brusquement; Jean reprit son air absorbé des premiers temps, et sa -courtoisie cérémonieuse de grand seigneur, et Alice, ressaisie par ses -timidités et ses défiances passées, redevint la pensionnaire effarouchée -du couvent de Toulon. - -Malgré les impromptus et les rêveries de Chopin, le jeune homme avait -recommencé ses promenades du soir tout le long de la bibliothèque, et sa -femme suivait avec tristesse son va-et-vient continuel, le croyant en -proie à la nostalgie de l’Océan et au souvenir de sa carrière -interrompue. - -Comme c’était différent de ce matin auquel sa pensée revenait si -souvent! - -En rentrant, ce jour-là, avant de quitter son amazone, elle s’était -agenouillée pour formuler une action de grâce ardente et heureuse comme -son émotion... Serait-il possible, mon Dieu, que cette affection vînt à -elle!... - -Puis, dès le soir, son illusion était tombée; la préoccupation qui -assombrissait son mari était évidemment ce regret qu’elle craignait -par-dessus tout de lui voir éprouver, et en secret, chaque matin, elle -s’exhortait à lui parler, voulant le supplier de reprendre le genre de -vie qui lui manquait si cruellement. - -Rien n’était plus éloigné pourtant, des souvenirs du jeune homme, que la -mer et ses servitudes, et l’idée qui le tourmentait était bien -différente de celle que lui prêtait Alice. - -De la singulière émotion éprouvée par lui un matin, un trouble indéfini -lui était demeuré, et maintenant il s’interrogeait, tâchant de lire dans -son cœur, et si étonné de ce qu’il ressentait, qu’il cherchait tous les -noms et toutes les explications possibles de ses pensées avant de les -résumer simplement par un seul mot. - -Jamais il ne lui était venu à l’idée qu’il pourrait aimer d’amour cette -jeune fille à qui il avait tendu la main un soir, pris d’une pitié -immense pour son abandon et son malheur. Il la trouvait intéressante, -pleine de dignité et d’une beauté indiscutable; mais n’ayant jamais fait -entrer les émotions multiples de la tendresse dans les plans de son -existence, il s’en croyait aussi bien garanti que des difficultés d’une -profession étrangère à la sienne; aussi son étonnement était-il sans -bornes. - -Puis à mesure que la lumière se faisait, au moment où il se rendait -compte de la place que tenait déjà cette jeune femme dans sa vie, voyant -sa carrière oubliée, ses goûts et ses préférences annulés, tout ce qu’il -éprouvait jadis enfin changé par sa seule puissance; un sentiment qu’il -n’avait jamais connu s’était glissé dans son cœur, et timide pour la -première fois de sa vie, craintif comme l’est toujours le véritable -amour, il s’était trouvé sans voix et sans audace pour dire ce qui -battait en lui... En même temps l’idée instinctive qui se développe avec -toute affection, le besoin de réciprocité, s’était éveillé dans son -cœur... Et elle? s’était-il dit dès qu’il avait bien démêlé ce qu’il -éprouvait. Comment me faire aimer d’elle? - -N’ayant pas l’ombre de fatuité, il se tourmentait et s’inquiétait comme -le plus modeste écolier songeant à quelque étoile hors de sa portée. Il -oubliait tout ce qui en lui pouvait séduire et charmer une femme; il -oubliait le prestige de poésie, de noblesse et de désintéressement avec -lequel il s’était présenté à mademoiselle de Valvieux; et comprenant -mieux chaque jour tout ce qu’il y avait d’exquis en sa jeune femme, il -s’en voulait comme d’une insulte de ne pas l’avoir aimée dès la première -heure comme Roméo avait aimé Juliette. Il s’ingéniait à chercher de -quelle façon il attirerait ce cœur à lui, et perdu entre l’avenir qu’il -rêvait, et le présent qu’il aurait voulu reporter de trois mois en -arrière, il gardait ce silence interprété si faussement par Alice. - -Les choses en étaient là, quand un des fermiers de Kerdren vint au -château annoncer le mariage de son fils, chercher en quelque sorte -l’agrément du jeune comte pour le choix de sa bru, et solliciter -l’honneur de la présence des maîtres à cette noce, qui devait réunir -dans ses proportions toutes spéciales deux villages et plus. - -L’invitation fut acceptée, au grand orgueil des paysans, point encore -blasés sur le charme radieux de madame de Kerdren, et très fiers de la -compter dans leurs rangs. A cela les châtelains avaient joint un cadeau -adressé aux fiancés, et qui se trouvait de nature à aider efficacement -les débuts d’un jeune ménage; aussi la reconnaissance de la famille -était-elle montée à un haut degré, et les honneurs qu’on réservait à -Jean et à sa femme étaient-ils innombrables. - -La noce s’était massée sur la place pour les recevoir, et le sonneur, -tout en commençant son carillon, passait d’instant en instant sa tête -entre les volets pour être en mesure de redoubler les coups quand il les -apercevrait. Un cortège de gamins, accompagnateurs obligés de toutes les -cérémonies, s’agitaient aux alentours, grimpant officieusement aux -arbres pour voir plus loin sur la route, dévalant dix fois par minute en -criant une nouvelle toujours fausse, et se communiquant entre temps -leurs remarques, blâme ou louange, sans mystère ni fard sur les gens qui -les entouraient. - -Quand Alice fut là, on lui présenta la fiancée, une grande fille émue et -rougissante sous ses beaux atours, et dont la figure s’épanouit aux -compliments de la jeune femme. - -Placés tout près des jeunes époux, M. et madame de Kerdren ne perdaient -pas un détail de la cérémonie, et dans l’état d’esprit où ils se -trouvaient actuellement, rien n’était plus propre à les remuer que ce -spectacle. Malgré toute la différence des cadres, ils se substituaient -par la pensée aux jeunes gens debout près de l’autel, et se revoyaient -dans la petite église de Toulon inondée de lumière, et s’engageant l’un -à l’autre pour la vie. Jean se rappelait les pensées qui l’occupaient -alors; il avait plus d’un souci dans l’esprit à cette heure-là, et il se -ressouvenait qu’en entendant derrière lui le murmure des voix joyeuses -de ses camarades, et le froissement des ceintures d’or sur le métal des -épées, une sensation de regret lui avait traversé le cœur. - -Il la cherchait maintenant, et non seulement elle n’était plus, mais -encore en tout ce qui concernait le passé, il ne se retrouvait pas. Il -lui semblait qu’on lui avait mis récemment une tête et un cœur tout -neufs, et il apprenait à s’en servir avec un peu de gaucherie et -d’étonnement, quoiqu’il fût charmé des découvertes qu’il y faisait à -chaque pas. - -Que pouvait bien penser sa femme? il se le demandait en la regardant de -loin, debout, les mains fermées sur son livre d’heures, et les yeux -perdus dans ce qui semblait être une rêverie plutôt qu’une prière. Dans -le jour adouci qui éclairait le chœur, il la trouvait enveloppée d’un -charme mystérieux et exquis, et il lui prenait des envies de l’amener -par la main devant le prêtre et de lui dire: - -«Mariez-nous de nouveau, je vous en prie. La première fois, j’ai répondu -de tête et de volonté quand on m’a demandé si c’était là la femme de mon -choix, aujourd’hui je veux répéter la même chose avec le cœur le plus -ardent.» - -Les pensées qui occupaient Alice, et que son mari aurait souhaité de -lire à travers son front, étaient à peu près analogues à celles-là. -Après le discours du curé, prononcé en breton, et qui avait fait à la -jeune femme l’effet de quelque incantation bizarre dans une langue -fantastique, on avait échangé les anneaux. Le plus ému était assurément -le fiancé; sa bonne grosse main rude, en sortant du gant blanc où il -avait cru devoir l’emprisonner, tremblait d’une façon visible, et -c’était d’une voix troublée qu’il avait répondu à la question de son -curé. En revanche, Alice s’était retrouvée dans le regard confiant et -heureux avec lequel la jeune fille avait promis sa vie tout entière, et -elle avait souri à ce retour du passé. Mais la vision du grave officier -de marine qui lors de son propre mariage se tenait auprès d’elle, si -calme et si posé, contrastait absolument avec le bonheur épanoui du -jeune paysan qu’elle voyait maintenant, et sans même qu’elle s’en -aperçût, elle soupirait quand celui-ci se retournait du côté de la -mariée, la contemplant de son regard radieux sans pouvoir se contraindre -à attendre la sortie pour montrer sa joie. - -Une fois dehors et le «droit du seigneur» pris par Jean sur les joues -fraîches de la mariée toute la noce y passa, et il ne fallut pas moins -que le souvenir du repas qui attendait pour arrêter tant d’effusions. - -Selon la coutume du pays, chaque invité avait envoyé la veille quelque -provision: animaux de basse-cour, viande ou légume; et le grand -Pantagruel se fût assis sans mépris à la table servie dans une grange -ornée de feuillage. - -Placée au haut bout, près du père de la mariée, madame de Kerdren -s’efforçait de s’associer, si peu que ce fût, aux exploits fabuleux -qu’elle voyait accomplir par son voisin de droite et son voisin de -gauche. Il lui semblait qu’elle assistait à quel qu’un de ces repas des -temps anciens, dont Homère décrit les proportions, et qu’elle voyait ses -héros se partager le bœuf qu’ils venaient de sacrifier aux dieux avant -de remettre leurs casques pour courir à de nouveaux horions. - -Cependant, si nouveau que fût pour elle l’aspect de cette fête -campagnarde, Jean, qui l’observait de loin, commençait à lire la -lassitude dans son regard, quand les violoneux qui étaient du banquet -tirèrent de dessous leur chaise leur instrument, en déroulant le -mouchoir de couleur qui l’enveloppait. - -Une demi-heure plus tard, le bal était dans tout son éclat, et Alice, -qui n’était pas fâchée de se dérober à cette atmosphère épaisse, suivait -la mère de la mariée, toute glorieuse de lui faire visiter la -maisonnette des jeunes époux, le mobilier entièrement neuf, et le -trousseau rangé dans les grandes armoires bretonnes en chêne noirci. - -Alice la suivait partout, s’intéressant à tout, et admirant de la -meilleure foi du monde la basse-cour et les écuries; mais en même temps -envahie, sans qu’elle sût pourquoi, d’une tristesse lourde qui lui -montait au cœur. Elle pensait à Jean, et se prenait à souhaiter qu’il -fût un simple paysan comme le marié d’aujourd’hui, et elle-même, une -modeste fermière, pourvu seulement qu’elle pût lire dans ses yeux la -tendresse qu’elle avait vue dans ceux du jeune gars à l’église. Elle se -disait que ce nid avec son sol de terre battue suffirait à abriter son -bonheur, si elle pouvait l’édifier tel qu’elle l’entendait, et si -invraisemblable que cela parût être, elle sentait qu’au fond du cœur -c’était l’envie qui dominait chez elle, en visitant ce petit royaume. - -Quand elles sortirent de la maison, la nuit était venue, et à quelques -pas, Jean se promenait en fumant son cigare. Il le jeta loin de lui, et -s’avança avec vivacité au-devant de sa jeune femme, qu’il était venu -chercher sans pourtant vouloir la déranger, comme il le lui dit. - -Elle prit le bras qu’il lui offrait et se mit à lui décrire avec -enjouement tout ce qu’elle venait de voir, ravissant la fermière qui -marchait à côté d’elle et que les éloges du jeune comte achevèrent de -mettre au bonheur. - -Près de la grange où ils arrivèrent bientôt, l’animation était à son -comble et on se trémoussait avec plus d’ardeur que jamais. - -Peu à peu, les couples s’étaient éparpillés, désertant la salle trop -chaude pour la grande cour bien balayée et même pour le commencement -d’un pré voisin. La lune dans son plein éclairait à merveille les rondes -et les quadrilles, et la joie était haut montée. - -De temps en temps, les inégalités d’une touffe d’herbe dans le champ -faisaient trébucher et tomber quelque danseur, ou bien une poulette -éveillée par ce tapage se jetait au milieu des groupes, les ailes -étendues, la tête levée avec un effarement sans nom. Alors c’étaient des -rires qui n’en finissaient plus, et une chasse qui ramenait la -malheureuse bête, folle de peur et à demi morte, dans son poulailler. - -Toujours appuyée sur le bras de son mari, Alice regardait, s’amusant de -la variété de ce spectacle, quand les violons attaquèrent une valse. - ---Savez-vous une chose? murmura Jean en se penchant tout à coup vers -elle, nous n’avons encore jamais dansé ensemble, vous et moi!... - ---C’est vrai, répondit-elle avec un demi-sourire, pas même chez madame -de Sémiane! - ---Voulez-vous me dédommager maintenant? reprit-il avec animation, lui -laissant à peine achever sa phrase. - -En même temps elle sentit qu’il lui glissait son bras autour de la -taille, et aussitôt elle se trouva enlevée dans le mouvement avec une -allure d’une extrême égalité. Le jeune officier valsait à ravir, et dans -le coin un peu désert où il avait emmené sa femme, craignant pour elle -des chocs trop brusques, il pouvait évoluer en toute liberté. - -Elle suivait docilement sa direction, se laissant emporter à gauche, à -droite, en avant, d’un mouvement capricieux et imprévu comme un vol -d’oiseau, avec les yeux demi-clos, et la tête un peu vague. - -Ses petits pieds touchaient à peine le sol, et cela ne ressemblait à -rien de ce qu’elle avait éprouvé jusque-là en dansant. Ce vent frais du -soir qui lui passait sur le front au lieu de l’air épais des salons, -cette lumière douce du clair de lune dans laquelle les couples qui -tournoyaient au loin avaient l’air d’ombres fantastiques, tout -contribuait à donner à ce qui l’entourait cet aspect de poésie étrange -qui la frappait. - -Il lui semblait qu’elle allait ainsi à quelque but invisible, mais qui -marquerait dans son existence, et la figure de son mari, tour à tour -éclairée et noyée brusquement dans l’ombre, lui apparaissait grosse de -mystères. - ---Comme vous valsez! lui dit-il soudainement en se penchant un peu. Il -me semble que je tiens quelques sylphe entre mes bras. Êtes-vous bien -sûre de ne pas venir ici tous les soirs au coup de minuit danser sur la -pointe des brins d’herbe, et n’allez-vous pas disparaître subitement -dans ce rayon blanc? - -Elle sourit sans répondre, et ils continuèrent. - ---Je voudrais..., reprit le jeune homme au bout d’un instant. - -Mais les violons s’arrêtèrent et il se tut subitement. - -Un peu haletante, un peu étourdie, Alice restait immobile, appuyée sur -son bras. Il tremblait légèrement, lui semblait-il, et le silence absolu -qu’il gardait la gênait en se prolongeant. - -A ce moment, la voiture qui arrivait de Kerdren pour les chercher -apparut sur la route, et le bruit des chevaux joint à la lumière des -lanternes semblèrent tirer Jean d’une profonde rêverie. Il tressaillit -et s’excusant: - ---Je suis un fou! s’écria-t-il. Vous aurez froid. - -Et courant à la voiture, il l’enveloppa d’un grand manteau fourré. - ---Vous m’emballez vraiment, dit-elle en riant comme elle avait coutume -de le faire quand elle avait peur que sa reconnaissance ne se traduisît -par trop d’émotion. La nuit est douce! - ---Délicieuse, répondit Jean, et si je ne craignais pas pour vous -l’humidité des routes, je vous proposerais... - ---De revenir à pied? reprit-elle vivement en l’interrompant, oh! de tout -mon cœur! - -Il s’arrêta indécis, regardant tour à tour le sol et les chaussures de -la jeune femme. - ---J’ai de grosses bottines, continua-t-elle, devinant sa pensée,--je -vous assure. - -Et elle avançait ses pieds menus avec un air de conviction. - -Il hésita un instant encore, se tournant cette fois vers le chemin du -retour très abrité par des chênes tortus et où la lumière ne jouait que -d’une façon intermittente; puis avec le brusque mouvement de quelqu’un -qui prend un grand parti: - ---Allons, dit-il seulement en lui présentant son bras. - -D’un mot il renvoya la voiture en passant quelques pas, et très vite, -comme s’il avait peur qu’elle revînt sur sa décision, il entraîna la -jeune femme. - - - - -XVI - - -Pour éviter les adieux bruyants et expansifs que l’animation des -villageois leur promettait, ils étaient partis sans rien dire; aussi, de -peur d’éveiller l’attention des derniers couples espacés dans les -champs, marchaient-ils à petit bruit. Cela donnait à leur départ une -allure de fuite et d’escapade qui les amusait, et jusqu’au moment où ils -atteignirent le chemin creux, ils ne furent préoccupés que d’éviter les -cailloux qui auraient pu sonner sous leurs pas ou les endroits trop -éclairés. - -Mais une fois sous le couvert d’arbres, bien à l’abri de tous les -fâcheux, leur animation tomba tout à coup, et d’un commun accord ils -ralentirent le pas. - -Il faisait plus sombre encore qu’il ne semblait de loin, et l’arche de -verdure formée par les branches ne se laissait pas aisément traverser. -De temps en temps par quelque trouée la lune arrivait en fusée comme un -jet de lumière électrique; mais dix mètres plus loin, c’était à peine -une lueur mourante, et il ne restait pas de ses étincelles de quoi -pailleter un éventail. - -Ce jeu perpétuel d’ombre et de lumière agitait la jeune femme sans -qu’elle en eût conscience. On eût dit d’une énorme lanterne sourde qu’on -promenait devant elle, la retournant tout à coup pour scruter son visage -au moment où elle s’y attendait le moins. Trop d’éclat la troublait; la -nuit où elle retombait ensuite l’impressionnait plus encore, et elle -demeurait muette en s’en voulant de ne rien trouver à dire. - -Par un hasard, le jeune officier gardait un silence aussi complet. Soit -que les mêmes causes produisissent sur lui le même effet que sur les -nerfs très sensibles de madame de Kerdren, soit que la beauté calme de -cette nuit absorbât toute son attention, il allait sans mot dire. - -L’odeur des violettes sauvages et des primevères jaunes montait jusqu’à -eux discrète et douce comme une odeur de confidente, et des vers -luisants brillaient dans les talus du chemin. C’était paisible et -poétique comme le cadre d’une idylle, et le couple charmant qui -cheminait dans cet enchantement en semblait les héros naturels. - -Cependant ils se taisaient toujours, et l’angoisse de cette situation -commençait à peser si fort sur la jeune femme qu’elle cherchait avec -fièvre un mot, le plus insignifiant et le plus indifférent qui fût, pour -peu qu’il rompît la gêne qui l’enveloppait; mais elle s’effrayait en -même temps à l’idée que sa voix allait résonner dans ce silence. - ---Je veux vous dire un conte..., murmura Jean tout à coup, en s’arrêtant -et en prenant ses deux mains comme pour donner plus de force à ses -paroles. Ou plutôt non, continua-t-il au moment où elle tournait vers -lui ses yeux candides toujours un peu étonnés, et où la surprise se -lisait alors à un degré intense; ne parlons, ni de fictions ni -d’allégories, il n’y a que vous de fée ici, que vous dans mes pensées et -dans mes rêves, ne parlons que de vous seule. - -Et tout d’un élan, avec cette ardeur et cette fougue presque violentes -qui étaient en lui, il se mit à lui faire l’histoire de ces dernières -semaines, décrivant tout ce qu’il avait ressenti, et montrant à nu le -mystérieux travail qui s’était fait dans son cœur pour l’amener -insensiblement de la sympathie un peu indifférente des premiers temps à -ce cri d’amour qui lui échappait maintenant tout vibrant d’enthousiasme. -Après l’avoir fait passer rapidement par les débuts, il s’appesantissait -avec bonheur sur le moment présent, détaillant d’une façon exquise ses -tendresses et tout ce qu’il trouvait de charmant en elle. - -La jeune femme écoutait palpitante, émue, subjuguée par l’accent de -sincérité de ce qu’elle entendait, et cependant surprise d’un tel -étonnement que le sens réel de ces paroles ne la pénétrait pas encore -bien. - -Elle avait besoin d’entendre son nom mêlé à ce que disait son mari pour -être sûre qu’il ne s’agissait pas de l’une des héroïnes dont il lui -lisait parfois l’histoire, ou d’un de ces rêves qu’elle édifiait souvent -dans le mystère de son cœur. - -Mais cette fois c’était bien vraiment d’elle qu’il lui parlait, et le -bruit d’un feuillet tourné ne devait pas ce jour-là la réveiller de son -illusion!... La poésie innée dans le caractère de Jean, doublée du -sentiment qui le remuait alors, donnait à son langage une éloquence -véritable et entraînante; et jamais Alice ne s’était connue si belle -dans le plus flatteur des miroirs qu’elle ne s’entendait maintenant -dépeindre par ces paroles enthousiastes toutes remplies de jeunesse et -de passion. - -«Il me voit dans un mirage», pensait-elle confusément en l’écoutant. - -Mais c’était le mirage enchanteur de la tendresse, elle le sentait et -n’avait garde de s’en plaindre... - -Pourtant elle ne trouvait pas la force de dire un seul mot, pas même de -sourire ou de manifester son attention par le geste le plus banal, et le -jeune homme, frappé de cette immobilité qui donnait à sa physionomie -quelque chose de glacial, commençait à perdre contenance. Il ne -retrouvait plus son aisance et son sang-froid habituels, intimidé -peut-être pour la première fois de sa vie, et il se sentait tout près de -perdre son courage devant cette jeune femme, comme il avait déjà oublié -auprès d’elle sa carrière, ses goûts et ses idées. - -Sa voix peu à peu se mettait à trembler, et il se hâtait pour finir -avant de cesser d’être maître de lui. - ---Tout ce que je viens de vous dire, continua-t-il, pressant ses paroles -et attirant Alice plus près de lui, c’est non seulement pour vous le -dire; mais parce qu’il faut que vous sachiez qu’en même temps que je -vous adore, mon regret mortel est de n’avoir pas su voir plus tôt que -vous étiez adorable; et que dans une vie dont je ne sais pas la durée, -ces deux mois de bonheur perdu me pèsent comme un remords. Ce sont deux -mois non vécus, dont je voudrais ressaisir chaque heure, reprendre -chaque minute, et l’employer à tâcher de conquérir peu à peu votre -affection! Je voudrais revenir au premier jour où je vous ai connue, et -vous faire heureuse de toute la puissance de bonheur que je sens en moi -aujourd’hui. La clef du paradis dans mes mains, j’ai négligé de -l’ouvrir: voilà mon regret le plus vif. J’ai voulu vous le dire comme je -le sentais. - ---Alors, murmura la jeune femme l’interrompant, et parlant si bas que -son mari avait peine à l’entendre, ne regrettez rien! car un de nous -deux du moins a vécu dans votre paradis, depuis ces deux mois!... - ---Alice! s’écria le jeune officier. - ---C’est vrai..., répondit-elle doucement en baissant la tête. - -Un peu plus tard ils reprirent leur route. La même odeur de violettes -les enveloppait, conforme en tout, cette fois, aux pensées qui les -occupaient, et les accompagnant comme un encens de fête. Dans les -échappées de lune ils se souriaient, et dans les assombrissements -soudains, causés par les branches épaisses, ils se parlaient bas, de -crainte sans doute d’éveiller les sylvains qui dormaient tout près. - -Comme ils arrivaient à la petite porte du parc de Kerdren, un rossignol -commençait sa merveilleuse chanson. Il devait être tout près d’eux, car -pas un de ses trilles si délicat qu’il fût ne se perdait, et la -tendresse exquise de sa mélodie pénétrait l’âme. - -Il semblait chanter pour lui seul comme un artiste qui se repose dans -son logis en se berçant de tous les airs qu’il préfère; car sa manière -était douce plutôt que brillante, et on avait peine à se persuader que -ce chant ne partît pas d’une âme humaine pensante et troublée, tant les -modulations qu’on entendait avaient de profondeur et de sentiment. - -Dans ce calme absolu, sa voix résonnait avec une pureté et un éclat -saisissants, et les jeunes gens s’étaient arrêtés, frappés d’admiration, -et osant à peine reposer leurs pieds sur le sol, de peur de heurter -quelque branche qui trahirait par son craquement la présence d’écouteurs -indiscrets. - ---Écoutez, dit Jean à demi-voix, au bout d’un instant, c’est notre salut -de bienvenue ici! - -Puis serrant plus étroitement sa jeune femme il ajouta: - ---Et, au contraire de Roméo, qui pleurait à la voix de l’alouette lui -annonçant le matin, nous qui avons à nous l’amour, la jeunesse, et toute -une vie, nous pouvons saluer avec ravissement notre oiseau, car ce n’est -pas l’aurore du matin qu’il nous chante, mais celle d’un bonheur sans -fin! - - - - -XVII - - -On était arrivé aux premiers jours de juillet, et les six semaines qui -s’étaient écoulées depuis les aveux réciproques, échangés par les deux -époux, avaient passé comme un éclair. - -Jean l’avait dit très justement, c’est un paradis sur terre que d’être -jeune, de s’aimer, et de penser chaque soir, quand vient la nuit, que la -journée du lendemain vous apportera avec la même intensité le bonheur -dont on vient de jouir, y ajoutant seulement le souvenir d’un jour -heureux de plus. Aussi les jeunes gens profitaient-ils largement de leur -Éden, explorant tous ses recoins qu’ils trouvaient enchantés, et ne se -lassant jamais de revoir au fond de toute chose, toujours les deux mêmes -mots: «lui» «elle». - -Dans l’épanouissement de leur bonheur et de leur confiance, leurs -caractères à tous deux s’étaient ouverts, et ils apprenaient à se -connaître. Jean s’émerveillait de toutes les délicatesses que peut -contenir un cœur de femme, de cette fraîcheur d’impressions et de -plaisir dont rien ne lui avait donné l’idée jusque-là, et de la gaieté -un peu malicieuse qu’on ne soupçonnait pas au premier abord chez -mademoiselle de Valvieux. - -Il jouissait pour la première fois de ce sentiment de protection et -d’appui qu’il est aussi doux d’inspirer que de ressentir, et il adorait -la façon dont sa jeune femme levait les yeux vers lui quand elle lui -disait: «Voulez-vous, Jean?» - -Devant ces trois mots-là, il aurait voulu n’importe quoi sur terre; et -lui qui avait cru son amour arrivé au point extrême, sentait chaque jour -qu’il grandissait encore. - -Jaloux de mettre Alice de moitié dans sa vie, non seulement dans le -présent et dans l’avenir, mais aussi dans le passé, il revenait -maintenant sur ces souvenirs d’enfance et de jeunesse que sa femme avait -si souvent souhaité de s’entendre raconter, et il l’initiait à tout ce -qui avait marqué dans sa mémoire, joies ou tristesses. - -Il lui décrivait les années du Kerdren d’autrefois, alors que le château -n’était animé que par ses turbulences de gamin, et que le tuteur chargé -de lui se retraitait soigneusement dans la bibliothèque, laissant -l’enfant croître à sa guise... Son amour pour ce coin de terre, dont il -faisait le tour en courant chaque soir, quand il rentrait du lycée, pour -s’assurer qu’on n’y avait rien changé pendant le jour; puis ses -transports quand il se faisait emmener dans quelque bateau de pêche, -moitié de gré, moitié de force, car les matelots n’aimaient point à -avoir la responsabilité du jeune comte par les gros temps, et il en -était réduit quelquefois à se cacher sous un amas de filets ou de -cordages, d’où il ne sortait qu’une fois en marche. Le patron le -menaçait bien alors, en prenant une grosse voix, de retourner le jeter à -la côte; mais il n’avait garde, et tout en parlant, il déblayait déjà -une place sur un des bancs, mettant quelque débris de voile à l’endroit -où s’assiérait l’enfant. - -Debout, le béret en main, tous les hommes récitaient la touchante prière -du pêcheur breton: - -«Mon Dieu protégez-nous, car notre barque est petite, et la mer est -grande!» - -Puis chacun courait à la manœuvre, et jusqu’au soir on ne songeait plus -qu’à la sardine. - -Ensuite venaient les vagues rêveries du jeune homme et ses longs -colloques avec la mer, à qui il contait à mi-voix tous les projets de -son avenir. - -A son tour, Alice parlait d’elle; mais ses récits étaient plus courts et -trop mêlés au souvenir de son deuil récent pour n’être pas un peu -tristes, aussi son mari ne lui permettait-il guère de s’y appesantir. - -En vrais amoureux, Jean et Alice se suffisaient si bien à eux deux que, -selon la charmante expression du poète, «leur horizon se fermait où -s’arrêtait leur ombre», et qu’ils étaient devenus, si c’est possible, -plus sauvages encore qu’au début de leur mariage. - -L’invitation qu’ils s’étaient proposé d’adresser à madame de Sémiane se -voyait indéfiniment retardée, et quand Alice la rappelait à son mari: - -«Il fait trop chaud, lui répondait-il; attendons l’automne!» - -Et comme au printemps il avait renvoyé déjà en proposant d’attendre -l’été, ils se mettaient à rire tous les deux, et on n’en parlait plus. - -On s’était accoutumé dans le village à les voir toujours ensemble, -qu’ils courussent à pied ou à cheval, et la sympathie générale entourait -le jeune couple. Les matrones les suivaient d’un sourire entendu, les -fillettes d’un regard d’envie, et, plus d’une qui les rencontrait en -menant ses bêtes aux champs, demeurait rêveuse tout le jour, en songeant -à ce bonheur qui était si jeune, si épanoui et si beau. - -Jean comptait sur un mois de congé au moins, et il faisait des plans de -voyages qui eussent demandé un an et plus à s’accomplir et dont -l’itinéraire variait fréquemment. - ---Pourquoi nous en aller? disait parfois la jeune femme, nous sommes si -bien ici! Êtes-vous déjà las de Kerdren? - ---Mais c’est votre vie à vous qui est trop monotone, répondait-il. Pour -moi, vous aimer en Bretagne ou vous aimer en Écosse, ne pensez-vous pas -que c’est tout aussi doux? - -Un jour, vers le milieu de l’après-midi, le ciel qui était brouillé -depuis le matin acheva de se charger de nuages sombres, le soleil -disparut entièrement, et la température déjà fort lourde devint si -fatigante qu’il n’était plus possible de rester dehors. Depuis une -semaine, les orages se succédaient presque sans interruption, et celui -qui s’annonçait promettait d’être d’une force extrême. - -Incapable de s’occuper à quoi que ce fût, la jeune femme se promenait -dans sa chambre; il lui semblait que quelque chose la menaçait, et que -l’orage allait s’en prendre directement à elle. Elle eût voulu qu’il -éclatât à l’instant, l’attente l’énervait, et ce fut avec un soupir de -soulagement qu’elle salua le premier éclair. En même temps une vraie -rafale de vent et de pluie commençait, enveloppant le parc dans un -tourbillon si épais, qu’on ne voyait plus rien à dix mètres de la -fenêtre. Les feuilles arrachées aux arbres et la pluie qui n’avait pas -le temps d’arriver jusqu’au sol tournoyaient dans un mouvement fou, et -on entendait le bruit de grosses branches d’arbres, brisées violemment, -et qui tombaient en froissant tous les arbrisseaux voisins. - -Les coups de tonnerre se succédaient sans interruption roulant jusqu’à -des profondeurs qui paraissaient sans fin, et madame de Kerdren, qui -s’était approchée saisie par l’impressionnante beauté du spectacle, -mettait parfois ses deux mains sur ses oreilles, assourdie qu’elle était -par ce fracas inouï. - -Les hurlements de la mer s’entendaient jusqu’au château, et dans la nuit -qui s’était faite alors presque entièrement, ces deux voix terribles, -qui se répondaient, avaient l’air de s’entendre pour préparer la -destruction de tout ce qui les entourait. - -Peu à peu cependant, le jour revint, les roulements s’éloignèrent et la -pluie se mit à tomber plus doucement. Le vent, malgré cela, restait -toujours aussi fort, et Alice avait peine à maintenir la fenêtre qu’elle -venait d’ouvrir pour respirer un peu. - -Les arbres pliaient encore rudement, mais leurs feuilles, bien lavées et -d’un beau vert, s’épanouissaient avec bonheur sous cette humidité -bienfaisante; et l’air avait cette odeur particulière qui suit les -pluies d’été, et qui fait sortir des plantes, des crevasses du sol, des -pierres surchauffées précédemment par des chaleurs exagérées, un parfum -de repos et de bien-être qui calme et qui apaise. - -Une à une les fenêtres et les portes s’ouvraient. Poussés par le même -besoin, bêtes et gens sortaient, et la cour se remplissait d’animation. -Quelques gouttes légères mouillaient le front de la jeune femme, qui -appuyait sa tête contre le croisillon de pierre sculpté en se laissant -aller au charme de cette exquise détente. - -La mer devait être superbe à ce moment-là, et cherchant du regard un -vêtement à jeter sur ses épaules, se doutant bien qu’il lui serait -impossible de tenir un parapluie, elle s’apprêtait à aller sur la grève -quand un bruit inaccoutumé l’arrêta. Cela ressemblait aux mugissements -de l’eau, et cependant la voix des flots s’entendait bien distincte à -côté de celle-là. Surpris comme elle, les domestiques qui étaient dehors -levaient la tête, et elle les voyait se consulter entre eux en se -montrant du doigt la direction du village. Quelques-uns même marchaient -déjà vers l’avenue, quand, brusquement, une grosse lueur rouge parut sur -la gauche, et comme si elle montait avec les flammes, la rumeur vague -qui avait frappé la jeune femme se changeait en cris. - -Dans l’avenue, un gamin, lancé à toute vitesse, apparut porteur des -nouvelles du sinistre, et au moment où Alice, qui était descendue sans -perdre une minute, mettait le pied sur la première marche du perron, il -débouchait dans la cour. - -D’un geste, elle lui fit signe de reprendre haleine avant de parler, et -se tournant vers les domestiques: - ---Sortez la pompe, leur dit-elle. Yves va seller un cheval et avertir -Monsieur; tout le reste viendra au secours. - -Pendant que ses ordres s’exécutaient, elle interrogeait l’enfant. Le -tonnerre tombé sur une grange l’avait enflammée d’un seul coup; et par -le vent terrible qu’il faisait, tout le village était menacé. - -Incapable de demeurer en place à l’idée de ce qui se passait si près -d’elle, Alice voulut prendre les devants avec le petit, et elle partit -de son pas rapide sur la terre détrempée où elle glissait à chaque -instant. - -Dans les allées, de véritables fondrières s’étaient formées et des -ruisseaux chargés de terre et de cailloux roulaient de chaque côté. - -La pluie avait cessé presque complètement, mais le vent était toujours -le même, et l’incendie, sous son effort, prenait des proportions -terribles. Les flammes se tordaient, s’élevaient, se couchaient et -léchaient les toits voisins, faits entièrement de chaume, et c’était -merveille de ne pas les voir prendre feu tous à l’instant. Nuls secours -pourtant ne s’étaient organisés dans le groupe bruyant et désolé qui -entourait la grange quand la jeune femme parut, précédée par son -conducteur, avec les cheveux mouillés, et l’écharpe de dentelle dont -elle avait couvert sa tête glissant sur ses épaules. Il se fit un -mouvement dans la foule en la voyant; on s’écarta pour lui faire place, -et les plus avancés murmurèrent en repoussant les autres: «C’est -madame!» En même temps ils mettaient la main à leurs bonnets; mais elle -les arrêta d’un geste. - ---Non, non, dit-elle vivement, les croyant occupés au sauvetage. - -Puis arrivée au centre du groupe et s’apercevant qu’il n’en était rien: - ---Voulez-vous donc laisser brûler ainsi tout le village? s’écria-t-elle, -prise d’indignation en face de cette incurie. - -Et comme le propriétaire de la grange tournait vers elle un œil désolé -en la saluant machinalement: - ---Mon pauvre ami, reprit-elle plus doucement, en lui tendant sa petite -main, c’est terrible; mais ce qu’il faut maintenant c’est préserver tout -ce qui reste. Je viens pour vous aider. - -Il s’approcha d’elle, mais son découragement était si grand que tout en -s’adressant à lui pour tâcher de l’intéresser, elle se tournait vers les -autres hommes. - -Ce qui leur manquait à tous, c’était une direction, et leur bonne -volonté ne demandait qu’à s’employer pourvu qu’on lui montrât le chemin. -La jeune femme parlait nettement avec un ton d’autorité qui rappelait -son mari, et poussait chacun à son devoir avec une fermeté qui ne -souffrait pas de réplique. - -En moins d’un quart d’heure, une double chaîne était organisée, allant -du foyer de l’incendie à un étang voisin. - -Un groupe de pêcheurs, revenant de monter les bateaux plus haut sur le -port pour les garer de la marée, qui promettait d’être terrible, s’était -joint aux travailleurs. - -Plus habitués à lutter avec le danger en gardant leur sang-froid, et -plus accoutumés aussi à obéir, ils aidaient puissamment madame de -Kerdren. Sur un mot ou un geste, ils marchaient tous ensemble, et grâce -à tant d’efforts, on pouvait espérer de préserver sinon les maisons -mitoyennes, au moins les suivantes qu’on inondait sans relâche. - -Avec un courage et une décision admirables, qu’il était difficile de -soupçonner sous son extérieur habituellement réservé, la jeune femme -veillait à tout et se montrait partout. Tantôt elle reprenait dans la -chaîne les bras qui se lassaient, tantôt elle désignait à l’homme qui -tenait la lance un point d’où les flammes s’approchaient trop. Tout à -fait insoucieuse du danger, elle s’avançait parfois si près que la fumée -en se rabattant l’enveloppait, et les marins disaient entre eux en -entendant sa voix toujours égale, encourageant et dirigeant les -travailleurs au milieu du tapage: - -«On croirait un commandant sur son banc de quart par la tempête!» - -Au bout de trois heures, la tâche semblait accomplie. Le feu avait -dévoré jusqu’à la dernière parcelle de ce qu’on lui avait abandonné, et -les alentours protégés et inondés semblaient être à l’abri. A ce moment -le galop d’un cheval retentit, et Samory, lancé à bride abattue, apparut -au détour du chemin. A plus de deux cents mètres en arrière, on voyait -le domestique qui était allé avertir son maître et qui suivait de loin, -incapable de soutenir l’allure à laquelle Jean avait mis son cheval, et -les deux bêtes, blanches d’écume, tremblaient de fatigue et -d’effarement. - - - - -XVIII - - -Du premier coup d’œil, en sautant à terre, le jeune homme chercha sa -femme. Il l’aperçut de loin, et un soupir de soulagement souleva sa -poitrine en même temps qu’il lui souriait. Puis tout en s’approchant, il -s’informa d’un ton bref des causes de l’accident, de la sûreté des -habitants et des mesures prises. A tout ce qu’il demandait, on lui -répondait en mêlant le nom de madame de Kerdren avec des effusions de -reconnaissance et d’éloges qui accentuaient le sourire de Jean et le -remplissaient d’orgueil. - -«Elle avait fait amener la pompe, elle avait organisé la chaîne, elle -avait tout dirigé, tout commandé, payant de sa personne comme le moindre -d’entre eux, et c’était à elle assurément que tous devaient leur maison -sauve!» En racontant son œuvre de la journée, ils s’en rendaient bien -compte eux-mêmes pour la première fois et s’exaltaient jusqu’à -l’enthousiasme. L’apparence un peu frêle de la jeune femme doublait -l’effet produit par son héroïsme, et subitement pris d’une immense -admiration, ils l’entouraient et l’acclamaient. - -Rien ne se communique plus vite qu’un mouvement de passion dans une -foule surexcitée et déjà ébranlée par une émotion récente, et -l’étincelle courait de proche en proche. - -Ils abandonnaient leur poste et leur manœuvre, ils voulaient lui prendre -les mains, baiser sa robe, la rapporter en triomphe jusqu’au château. - -Émue et troublée, la jeune femme se laissait faire; des larmes voilaient -ses yeux, et elle ne voyait plus que dans une brume toutes ces rudes -figures qui s’inclinaient vers elle en remerciant «notre dame» avec une -effusion presque pieuse. Les femmes l’embrassaient et poussaient leurs -enfants vers elle; on eût dit une réunion de naufragés se retrouvant sur -la terre ferme après des heures d’angoisse. - -Et comme Jean, le cœur battant, fendait la foule pour la rejoindre et -lui prendre les mains: - ---Je vous en prie, dit-elle plaisamment en se reculant; ne me touchez -pas; je suis un fleuve! - -Il remarqua alors pour la première fois l’état dans lequel elle se -trouvait, et son émotion se changea en effroi. - -Des pieds à la tête, elle portait les marques de l’heure qu’elle venait -de traverser. Ses cheveux presque défaits se collaient sur son front; le -corsage très léger de sa robe d’été était plaqué sur ses épaules par de -larges traces mouillées, et ses pieds inondés s’enfonçaient dans la boue -jaunâtre qui remplissait la rue. Maintenant qu’elle se tenait -tranquille, la réaction de son prodigieux effort se faisait sentir; elle -commençait à grelotter et ses joues se marbraient de taches bleuâtres. - -Une désolation s’emparait du jeune homme, et son impuissance à la -soulager immédiatement le mettait hors de lui. - -Toutes les maisons du village étaient à l’abandon; par les portes -ouvertes, la pluie et les ruisseaux de l’orage étaient entrés dans les -chambres, et le sol en terre battue était détrempé comme les routes. - -Dans une grange, un peu à l’écart, le toit long et bas avait laissé le -sol sec. Il l’y entraîna rapidement, soutenant sa marche lassée. - -La pluie s’était remise à tomber, et cela devenait si fatigant d’avancer -sur cette terre fangeuse et tenace, que malgré le confortable très -relatif de l’endroit où elle arrivait, le bienfait d’un terrain sec et -l’arrêt de cette eau qui l’aveuglait lui causèrent une impression de -soulagement. Elle retrouva sa voix et voulut parler, mais Jean ne -l’écoutait plus. Tout à son inquiétude, il la regardait, et en -déboutonnant vivement sa capote pour la lui mettre sur les épaules, il -répétait: - ---Comme vous voilà, mon Dieu! Dans quel état vous êtes! Comment -avez-vous pu commettre pareille imprudence, et comment pas un de ces -malheureux n’a-t-il songé à vous en empêcher! - -La colère lui venait en même temps, et il tournait des regards -flamboyants de mécontentement vers les serviteurs qu’on voyait au loin, -les rendant tous responsables dans sa pensée, malgré les explications de -la jeune femme. - -«Pouvait-elle laisser tous ces pauvres gens sans aide, et Jean -pensait-il que dans leur affolement ils auraient obéi à d’autres comme -ils l’avaient fait pour elle?» - -Mais il n’écoutait rien, s’irritant seulement de sentir un sang brûlant -courir dans ses veines, et de voir Alice grelotter sous ses yeux, sans -pouvoir lui en donner toute la chaleur à ses dépens. - -Le domestique qu’il avait appelé en lui criant d’aller chercher la -voiture lui avait montré au loin un cavalier qui fuyait et lui avait -répondu: - -«On y est, monsieur...!» - -Et il s’était excusé du geste de ne pouvoir offrir aussi ses vêtements -pour couvrir sa maîtresse, ils étaient trempés d’eau! - -On n’eût trouvé alors de feu nulle part dans cette partie du village, et -les maisons qui n’étaient pas noyées par la pompe étaient trop éloignées -pour qu’il valût la peine d’y aller à travers cette humidité et ce vent; -il ne restait donc qu’à attendre sur place. Mais l’attente est toujours -plus pénible que l’action, même la plus difficile, et le jeune homme, -incapable de se contenir, tremblait d’impatience et d’inquiétude. - -Il avait fait asseoir Alice sur des bottes de paille qu’il avait -trouvées au fond, et agenouillé auprès d’elle, pour être à sa hauteur, -il suivait d’un œil ardent l’épuisement dont témoignait sa figure -délicate. - -Enfin un roulement se fit entendre, et la voiture apparut, lancée au -galop, et éclaboussée déjà jusqu’à la caisse par la boue que les chevaux -soulevaient en gerbes devant eux. Il sembla à Jean qu’on lui déchargeait -le cœur d’une montagne et que la demi-heure qu’il venait de traverser -avait duré dix ans. Sans perdre une minute, il prit Alice entre ses bras -et la porta jusque sur les coussins. - -Là se trouvait un véritable monceau de fourrures et de couvertures, -apportées par une femme qui se tenait prête à aider sa maîtresse, et -quand elle arriva au château, elle était si bien enveloppée que sa -figure se voyait à peine. - -Dans sa chambre un grand feu flambait, allumé par les domestiques qui -étaient revenus en courant par la traverse, et on préparait tout avec -une activité remplie d’affection. - -Malgré tous ces soins, les frissons continuaient, et elle grelottait si -violemment qu’en buvant la tasse de thé brûlant qu’on lui apporta dès -qu’elle fut dans son lit, ses dents résonnaient sur la porcelaine. - -Au bout d’une demi-heure, cependant, le sang lui revint aux joues, et -passant tout à coup d’un froid extrême à une chaleur insoutenable, la -sueur commença à lui perler aux tempes. Elle voulait se lever, alors, se -déclarant complètement remise; mais Jean s’y opposa péremptoirement. - -Il n’était pas difficile de reconnaître chez elle les symptômes d’une -fièvre violente; ses mains étaient sèches et dures malgré la moiteur des -tempes, et son pouls battait toujours plus vite. D’ailleurs, en tout -état de cause, la fatigue extraordinaire supportée par elle depuis -quelques heures méritait bien qu’elle se reposât au moins pendant la fin -de la journée, et la nuit qui venait. - -Aux premiers mots parlant de médecin, elle s’était récriée en riant: - ---Il les prendrait pour des enfants! - -Et Jean avait cédé, quoique son angoisse et sa perplexité fussent -évidentes; et que son agitation rendît tout repos impossible! - -De minute en minute, il s’informait de ce qu’elle éprouvait. - ---Ce qu’on sent après un bon bain froid, répondait-elle gaiement. - -Et incapable de secouer son inquiétude: - ---Fasse le ciel que vous en eussiez pris dix plutôt que d’avoir passé -ces trois heures sous ce vent aigre dans votre robe mouillée; vous en -seriez moins éprouvée!... reprenait-il soucieusement. - -Vers huit heures, Alice se trouva plus calme, l’idée du médecin fut -définitivement ajournée, et elle obtint que son mari songeât à changer -de vêtements et à s’occuper un peu de lui-même. - -Le bruit s’était répandu parmi les villageois que madame de Kerdren -était revenue malade au château, et c’était en bas un défilé non -interrompu de figures anxieuses qui venaient aux nouvelles. - -Un instant le jeune comte était descendu pour leur parler des mesures de -prudence qu’il convenait de prendre, à propos des restes du feu, ainsi -que pour les remercier d’être venus; et il avait trouvé si doux cette -réunion d’hommes et de femmes mus uniquement par l’affection et -partageant avec tant de sincérité l’inquiétude qui le tourmentait, qu’il -s’en était trouvé soulagé. - -En même temps son sourire communicatif produisait plus d’effet à lui -seul que toutes les réponses faites jusque-là par les domestiques, et il -s’en fallut de peu que tous les bonnets ne fussent en l’air à l’instant. - -Le lendemain, Alice se trouva dans son état ordinaire, sauf un très -léger enrouement qui s’expliquait fort bien, et qui ne l’empêchait pas, -d’ailleurs, d’être toute prête à reprendre sa vie habituelle. - -Son mari, plus impressionné qu’elle, se remettait moins vite; il -semblait qu’il eût gardé de cette journée quelque chose de -particulièrement pénible, et le souvenir en était long à s’effacer chez -lui. - -Au village, on n’oubliait pas non plus, mais pour des raisons -différentes, et l’affection que la jeune femme inspirait à tous s’était -changée en une véritable adoration. La reconnaissance naïve des enfants -se manifestait de cent façons, et ils apportaient au château tout ce -qu’ils imaginaient pouvoir plaire à madame de Kerdren, bottes de fleurs -des haies, fraises des bois ou noisettes toutes fraîches dans leurs -coques vertes, avec une pulpe ferme d’un blanc rosé. - - - - -XIX - - -Trois semaines s’étaient passées. - -Les itinéraires lointains, écartés décidément, s’étaient changés en un -court voyage dans les parties de la Bretagne qu’Alice n’avait pas vues -encore, et si courte qu’eût été l’absence, le charme du chez soi avait -saisi les jeunes gens au retour, d’une joie qu’ils n’avaient pas prévue. - -Il y a dans le fait de rentrer chez soi un plaisir qui ne ressemble à -nul autre, et qui est d’autant plus puissant que les émotions ou le -bonheur éprouvés là ont été plus grands. Les souvenirs qui se sont -glissés un peu partout s’éveillent comme des amis qui vous souhaitent la -bienvenue, et on éprouve une joie réelle dans cette familiarité des plus -petites choses, qui vous permet d’étendre la main avec sûreté pour -trouver dans chaque direction l’objet que vous voulez prendre. - -Combien l’impression doit-elle être plus vive encore quand ce retour est -le premier qu’on fait ensemble après la première absence, et que le -logis où l’on revient est encore un nid d’amoureux. - -C’est ce que les jeunes gens auraient pu dire en passant leur seuil, -appuyés l’un sur l’autre, et tous les deux également heureux! - ---Nous resterons toujours ici maintenant, n’est-ce pas? disait la jeune -femme un peu plus tard dans la soirée pendant qu’ils se promenaient dans -le parc. - ---Toujours, répondait Jean en souriant, toujours sous le même chêne, et -nos arrière-petits-enfants nous y retrouveront encore assis tous les -deux, comme Philémon et Baucis!... - -En attendant ce couronnement mythologique de leur amour, Philémon et -Baucis s’étaient remis à courir le pays. - -C’étaient les dernières heures de liberté du jeune officier, et ils en -avaient profité ce jour-là pour visiter un ancien monastère situé à -quelques lieues de Kerdren, et également curieux par son architecture et -son site. Entièrement abandonné, et à demi ruiné, il ressemblait à -quelque vieux nid d’aigle assis au sommet d’un roc, avec ses pierres -disjointes chaque jour davantage sous l’effort de la sève puissante des -jeunes arbustes et des plantes qui poussaient dans ses murs. Tous les -vents du ciel y avaient accès, et la façade exposée au nord et à la bise -de mer, était rongée et couverte d’une sorte de dépôt blanchâtre, -semblable à une lèpre. - -A côté de cela, dans les cours intérieures, des galeries entières -subsistaient, et on y trouvait des merveilles de sculpture qu’on serait -venu de loin pour admirer dans un musée, et que l’insouciance publique -laissait là à l’abandon; comme on trouvait dans les salles du -rez-de-chaussée des fragments de peintures murales: des têtes d’anges, -des auréoles où manquait la figure du saint, et des lis symboliques -tenus par une main dont le poignet disparaissait dans une brume. - -Depuis plus d’une heure, les jeunes gens erraient là sans se lasser. Le -soleil était tout près de se coucher. Ils s’étaient laissés attarder, et -n’arriveraient plus à Kerdren que bien avant dans la soirée, ils se le -disaient, et cependant ils ne pouvaient s’arracher, s’oubliant dans ce -dernier jour de vacances, comme des écoliers, et comme si l’attache qui -liait le jeune homme était impitoyable. Il leur semblait que jamais ils -ne trouveraient un lendemain aussi charmant, et, laissant les chevaux -attachés à l’écart hennir d’impatience, ils reprenaient leur course -indécise. - -Rien n’est captivant comme ces choses qui parlent du passé, sur -lesquelles on peut se dire que tant d’autres yeux se sont reposés avant -les vôtres et où tant d’années et d’événements se sont accomplis. Il y a -là un attrait spécial qui séduit vivement certaines organisations, et -qui se double en outre dans un cadre un peu poétique. - -Sous les arches du promenoir, l’ombre devenait mystérieuse, il n’y avait -plus d’éclairées que les dalles verdies par la mousse; et dans les -hautes herbes qui remplissaient la cour, les statues des quelques tombes -qui étaient restées debout, sortaient comme des fantômes. - ---En montant là-haut très vite, dit tout à coup Jean à sa jeune femme, -nous arriverions à temps pour voir le soleil se coucher dans la mer! -Voulez-vous? - -Et il lui désignait du doigt un clocheton demeuré tout à fait intact, et -où courait un escalier en spirale, encore blanc, et gardant un air -presque neuf. - -Elle le suivit, ramenant à la hâte sur son bras tous les plis de sa -grande jupe, et l’excitant de la voix quand il s’attardait trop à sonder -devant elle la solidité d’une marche ou d’un palier. - -En quelques minutes, ils étaient au sommet, et au moment même où ils -mettaient le pied sur la plate-forme, les premiers rayons du soleil -touchaient l’eau. - -La mer unie comme un lac jusqu’à perte de vue était d’un vert admirable, -et avec la rapidité d’un objet qui tombe, le soleil semblait s’y -enfoncer. - -Les rayons du bas disparaissaient, éteints brusquement, comme une lampe -qu’on plonge dans l’eau, et le globe baignait maintenant jusqu’à moitié. - -A travers les nuages légers qui garnissaient le fond de l’horizon, de -grandes gloires montaient jusqu’au milieu du ciel, et à mesure que le -soleil se cachait, une large bande d’un rouge orangé s’étendait, -éclatante comme les flammes d’un immense incendie, dont les lueurs -allaient en dégradant par une gamme de tons insensibles, pour revenir se -fondre dans le bleu le plus exquis. - -Le spectacle était grandiose; il était impossible d’imaginer un point de -vue mieux choisi pour en jouir dans son étendue, et pourtant, le jeune -officier semblait s’en désintéresser complètement. - -Le dos tourné au couchant, les sourcils froncés et les yeux inquiets, il -scrutait le visage de sa femme et ses moindres mouvements avec une -attention minutieuse et troublée, pendant que celle-ci, appuyée contre -les arceaux légers qui couraient autour de la plate-forme, demeurait -toute à l’extase de ce qu’elle voyait. - -Elle avait laissé aller sa robe dont les plis lourds balayaient la -poussière blanchâtre des pierres, ses mains tombaient droites à ses -côtés, et l’abandon et le calme de son attitude rendaient plus saillant -le mouvement très précipité et presque pénible de sa respiration. -C’était court et nerveux, plutôt comme une angoisse que comme un -essoufflement, et de temps en temps, quand un vent plus frais passait -sur la tour, elle avait une imperceptible toux. - -Elle ne paraissait pas d’ailleurs s’apercevoir de ce léger malaise, et -ses yeux brillaient d’admiration. - ---Que c’est beau! dit-elle au bout d’un instant en se retournant vers -son mari avec cette chaleur d’enthousiasme qu’il aimait tant chez elle. -Cela vous emporte! ne trouvez-vous pas? - ---Tout à fait, répondit-il distraitement. Mais vous êtes montée trop -vite..., continua-t-il presque aussitôt en poursuivant sa pensée. - ---Où donc?... fit-elle avec étonnement, dans les nuages? - ---Non pas, répliqua Jean, qui ne put s’empêcher de sourire; ici, tout à -l’heure. Vous en étiez tout essoufflée, et voyez, cela dure encore. - ---Ne croyez pas cela, dit-elle du ton de quelqu’un qui pense rassurer -une inquiétude; l’escalier n’a rien à voir là-dedans, c’est une petite -oppression qui m’est restée depuis l’incendie et qui joue au rhume avec -ce semblant de toux que vous entendez. - ---Depuis l’incendie? reprit Jean avec une extrême vivacité; comment ne -l’aurais-je pas remarqué, et pourquoi n’avez-vous rien dit? - -Mais sans s’apercevoir de son inquiétude, elle répondit avec -insouciance: - ---Parce que ça n’en vaut pas la peine: je sens cela le matin, le soir, -ou bien dans un air un peu vif comme celui-ci, voilà tout. - -Et comme son mari l’entraînait rapidement, voulant qu’elle redescendît à -l’instant: - ---Regardons encore, je vous en prie, dit-elle au moment où ils -touchaient le seuil de la porte. - -Il s’arrêta, les yeux fixés, non pas sur l’horizon, mais sur le visage -de la jeune femme dont le sourire radieux lui dilatait le cœur, et que -la lueur rouge qui embrasait le ciel entourait d’un nimbe éclatant, -avant de s’engouffrer dans l’ouverture béante de l’escalier. Puis ils -descendirent. - -Cela produisait une impression étrange de passer brusquement de tout cet -éclat à la nuit de l’escalier, et les yeux s’habituaient mal à cette -obscurité qui semblait triste. - -Ce froid particulier aux vieux bâtiments, qui sent la mélancolie, et -semble avoir des siècles comme les pierres d’où il sort, tombait sur les -épaules comme une chose presque tangible et saisissable tant il était -intense, et la jeune femme était reprise de sa petite toux sèche. - -Tout à coup, une pensée dont l’angoisse ne peut s’exprimer s’empara du -jeune homme avec la rapidité de la foudre, résumant par un seul mot -toutes ses vagues inquiétudes des jours passés et de l’heure actuelle. - -L’horreur en était telle, qu’il ressentit au cœur l’impression d’une -douleur physique, et qu’une sueur de glace lui mouilla le front. - -Il lui sembla qu’un fantôme venait de se lever de ces vieilles pierres -pour lui crier cette parole épouvantable et qu’il allait maintenant le -suivre partout où il irait. - -Pris d’une frayeur totalement étrangère à sa nature, il pressait -involontairement le pas, entraînant sa femme, ne trouvant que des mots -sans suite pour répondre à ce qu’elle disait, et désirant la clarté du -jour avec une ardeur presque douloureuse. - -En mettant le pied dans la cour, il soupira longuement, et comme il -l’avait fait là-haut, il se remit à scruter d’un œil d’aigle la figure -d’Alice dès qu’il sortit à son tour. Les joues de madame de Kerdren -n’avaient jamais été plus roses, ses yeux brillaient, et la main -dégantée qu’il tenait dans la sienne était fraîche et souple. - -Il soupira encore une fois, plus profondément, et comme un homme soulagé -d’un trouble immense; mais quand il fut au dernier lacet de la route, il -se tourna sur sa selle, et sans pouvoir s’en empêcher, il s’arrêta, -regardant comme s’il espérait lui arracher une réponse ce petit beffroi -à jour où une voix si terrible avait parlé à son oreille. - -Le lendemain, une surprise tout à fait inattendue lui était réservée. Un -de ses camarades de _la Naïade_, qui était aussi de ses camarades de -promotion, s’était trouvé appelé à Lorient pour quarante-huit heures, et -aussitôt son affaire terminée, il s’était fait indiquer la direction de -Kerdren et y était arrivé vers quatre heures. - -«Tu nous restes», lui avait dit Jean en échangeant les premiers mots de -bienvenue. Et comme le jeune lieutenant expliquait la courte échéance de -son congé qui prenait fin le lendemain dans la soirée: «Un jour et demi, -ce sera toujours ça, avait insisté le jeune comte, et je suis ravi de te -voir.» - -Le camarade ne s’était point fait prier, et l’accueil de madame de -Kerdren avait été si gracieux, et son hospitalité si discrète en même -temps que de la plus aimable prévoyance, qu’au bout de deux heures le -visiteur se déclarait acclimaté aux beaux ombrages de Kerdren pour le -reste de ses jours. - -Alice provoquait ses récits, le questionnant elle-même sur les aventures -de _la Naïade_ depuis six mois, et se montrant si bien au courant non -seulement de tout ce qui concernait la vie du bord, mais encore de tous -les camarades de son mari et de ce qui touchait chacun d’eux -personnellement, que le lieutenant en demeurait tout surpris. - -Il n’avait pas compté pour lui et pour tous les amis de Jean sur cet -intérêt affectueux, et la cordialité franche et simple que lui -témoignait cette jolie femme lui allait droit au cœur. - -A la place du camarade absorbé et un peu oublieux qu’il comptait -retrouver, perdu dans les joies de son amour, il se voyait accueilli par -deux amitiés au lieu d’une seule, dont l’une était si gracieuse et si -sympathique qu’elle lui avait rappelé aussitôt les vers du poète et -qu’il se les répétait mentalement le soir en prenant possession de sa -chambre. - - Douce ou grave, tendre ou sévère, - L’amitié fut mon premier bien; - Quelle que soit la main qui serre, - C’est un cœur qui répond au mien. - - Non jamais, ma main ne repousse - Ce symbole d’un sentiment; - Mais lorsque la main est plus douce - Je la serre plus tendrement! - -Et lui aussi trouvait un charme dans cette main plus douce, dans cette -amabilité plus délicate qui restait cependant si parfaitement franche et -naturelle d’allure, et qui complétait si bien la cordialité plus mâle de -son mari. - -Il avait dit tout de suite à son ami, avec expansion, le vif plaisir et -l’agréable surprise que lui faisait éprouver cette réception, et rempli -d’un orgueil heureux et tendre, Jean suivait sa femme des yeux, tout -fier quand le sourire de félicitation du jeune marin venait s’associer à -son admiration et lui envoyer un compliment muet. - -Cependant, à deux ou trois reprises, il lui sembla que le regard de son -camarade prenait une expression étrange en s’arrêtant sur Alice et se -reposait longuement sur son visage avec plus de préoccupation que de -gaieté. Un sentiment de trouble se glissa dans son cœur, et jusqu’à -l’heure du départ il demeura impatient, pressé qu’il était de se trouver -seul avec le jeune lieutenant, afin de pouvoir lui parler en liberté. - -Mais dès que celui-ci eut pris congé de madame de Kerdren et que la -voiture les emporta tous les deux vers Lorient, Jean se sentit muet. -Dire et demander quoi?... il ne savait pas vraiment; et comme cela se -voit fréquemment quand l’esprit est préoccupé de choses graves, la -conversation entre les deux amis ne roula d’abord que sur des banalités. -Puis au moment où on arrivait, pendant qu’on montait la longue avenue -plantée d’arbres qui conduit à la gare, et où le cocher avait mis ses -chevaux au pas, Jean se tourna brusquement vers son ami avec les lèvres -entr’ouvertes, et comme si celui-ci n’eût attendu que ce geste pour -parler: - ---Dis bien encore à madame de Kerdren tous mes remerciements et ma -respectueuse sympathie..., s’écria-t-il avec vivacité. Je l’ai retrouvée -aussi charmante que jamais... Un peu maigrie, pourtant, continua-t-il en -accentuant ces derniers mots et en espaçant ses phrases comme s’il -espérait que Jean allait l’interrompre. - -Mais voyant que le jeune mari continuait à se taire, il reprit avec un -peu d’effort et en parlant plus vite: - ---Tu n’aurais pas l’idée de demander... - ---Une consultation? interrompit brusquement Jean avec une incroyable -sécheresse. Non! assurément! - -Et il ouvrit en même temps la portière d’un mouvement si brusque qu’elle -retomba sur elle-même, se refermant avant qu’il eût mis le pied dehors. - -Il reprit la poignée plus violemment encore, heureux, semblait-il, de -pouvoir se fâcher contre quelque chose, et descendit d’un bond comme un -homme qui se sauve; mais pas assez vite cependant pour que son camarade -n’eût le temps de lui dire: - ---Qui te parle de consultation? Vois simplement le docteur d’ici! Il y a -de ces fatigues de jeune femme auxquelles nous ne savons rien -comprendre, et qui causent sans doute le léger changement de madame de -Kerdren. Que diable! continua-t-il en essayant de plaisanter, quand on -épouse une beauté, on ne lui permet pas de perdre la plus légère -parcelle de sa fraîcheur! - -Jean marchait devant sans répondre, et quand ils arrivèrent sur le quai, -le train était en gare, et les voyageurs montaient en wagon. - -Il jeta lui-même dans un coupé la valise de son camarade, qu’il venait -de prendre des mains du valet de pied, et pendant que les employés -fermaient bruyamment les portières et que les petits camions qui -revenaient vides roulaient à grand fracas sur l’asphalte, il se retourna -avec vivacité, et mettant ses deux mains sur les épaules de son ami: - ---Merci, dit-il simplement. - -Il y avait tant de choses dans son accent ainsi que dans le regard qui -accompagnait ce seul mot, et qui entrait tout droit dans les yeux du -lieutenant, que celui-ci sentit sa gorge se serrer sous l’impression -d’une angoisse subite, et qu’il éprouva le besoin impérieux de crier -quelque chose, quoi que ce fût, pour ramener le sourire sur le visage de -Jean. Mais, aux premiers mots qu’il voulut tenter: - ---Non, plus rien maintenant, dit le jeune comte en l’arrêtant du geste, -et merci d’avoir parlé. On ne sait plus voir juste ce qu’on voit -toujours. Il faut des yeux d’ami de temps en temps pour vous rendre -lucide. - -Il lui serra fortement les mains sans rien ajouter et s’en alla sans -tourner la tête. - -«Pauvre garçon», se dit tristement le jeune voyageur, en suivant des -yeux la marche décidée et élégante de son camarade, dont la haute -stature faisait une trouée dans le groupe des hommes d’équipe... «Pauvre -garçon», répéta-t-il encore au moment où le train s’ébranlait et où Jean -se retournait sur le seuil de la porte pour le saluer d’un dernier -geste. - -Puis il s’enfonça avec mélancolie dans son coin pendant que la -locomotive sifflait à grand bruit, et lançait d’énormes colonnes de -fumée noire, dans la nuit entièrement venue. - - - - -XX - - -En remontant en voiture, Jean avait si fort pressé le cocher, qu’en -moins d’une heure et demie il était à Kerdren. Sa femme ne l’attendait -pas aussitôt, et quoiqu’elle eût entendu le bruit des chevaux dans la -cour, le jeune homme franchit avec une telle rapidité les marches de -l’escalier, qu’elle n’avait pas encore quitté sa place quand il entra -dans le salon. Elle était assise dans un grand fauteuil, la tête un peu -renversée sur le dossier, les mains jointes sur ses genoux, et le front -et les yeux très éclairés par une lampe posée derrière elle. Son -attitude exprimait aussi bien le repos que la lassitude, mais Jean n’y -vit que cette dernière chose, et pendant qu’elle se soulevait en lui -tendant la main avec un sourire de bienvenue: - ---Vous êtes fatiguée? dit-il anxieusement. - ---Mais, paresseuse tout au plus, répondit-elle avec gaieté. Vous -connaissez mon goût pour les fauteuils. Vous êtes arrivés pour le train? - -Pendant qu’elle parlait, il la regardait avec une attention profonde, -détaillant chacun des traits de son visage. - -Assurément, elle était maigrie, et sous ses yeux il remarquait pour la -première fois un très léger cerne d’un bleu doux, qui donnait à son -regard quelque chose de noyé et de charmant, mais d’un peu triste aussi. -Un mouvement de colère folle le prit contre lui-même. - ---Fallait-il que ce fût un étranger?... - -Mais comme Alice, étonnée de son silence, renouvelait sa question: - ---Certainement, répondit-il. - -Puis avec un imperceptible changement dans la voix il ajouta: - ---Je suis d’autant plus heureux que vous ne vous sentiez pas lasse, que -je voulais vous demander si vous seriez de force à faire le long voyage -de Paris pour passer quelques jours avec moi là-bas, et si vous pourriez -partir dès demain? - ---Demain, dit-elle un peu étourdie de cette brusque nouvelle, demain à -Paris? Vous avez à y faire? - ---Mon Dieu, d’Elbruc vient de me chapitrer. Il paraît qu’une mutation se -prépare dans le personnel de Lorient, et il n’est pas sûr que je n’y -sois pas compris. J’écrirais bien au ministère, mais vingt pages de -correspondance ne valent pas cinq minutes de conversation. Cependant je -n’aimerais pas à vous laisser seule ici... - ---Je serai prête, répondit-elle vivement, rien n’est meilleur que -l’impromptu! - -Un singulier sourire passa sur les lèvres de Jean, mais la jeune femme -avait tourné la tête et ne s’en aperçut pas. Quand elle releva les yeux -sur son mari, il avait son expression habituelle, et jusqu’à la fin de -la soirée ils ne s’occupèrent plus que des ordres à donner et de ce -qu’il y avait à préparer pour le départ. - - * * * * * - -Depuis deux jours les jeunes gens étaient au Grand-Hôtel. Les affaires -de Jean lui avaient pris si peu de temps qu’il avait pu consacrer -presque toutes ses heures à sa femme, l’accompagnant partout où elle -souhaitait d’aller. D’après ce qu’il avait dit à Alice, il pouvait se -regarder comme tranquille et à l’abri de tout déplacement, et cependant, -quoique la tâche qui l’avait appelé parût être terminée, il ne parlait -pas de départ, et semblait avoir perdu de vue la hâte extrême qu’il -avait manifestée en quittant Kerdren. Aux questions de sa femme touchant -la durée de sa permission, il avait répondu qu’elle pouvait aller -jusqu’à huit jours pleins, et il paraissait disposé à en profiter -jusqu’au bout. - -Son humeur, sans être altérée d’une façon sensible, n’était plus la même -depuis son arrivée, et on eût dit qu’un poids inconnu pesait constamment -sur son esprit. Il semblait préoccupé de quelque chose qu’il désirait et -qu’il n’osait point dire ou qui ne s’arrangeait pas à son gré. - -Un soir, assise dans sa chambre près de la fenêtre entr’ouverte, madame -de Kerdren s’amusait du prodigieux mouvement de va-et-vient qui anime -cette partie du boulevard. Elle le comparait à la paix de leur nid -breton, et faisant allusion aux nouvelles installations téléphoniques -qu’elle avait vues dans la journée et qui étaient faites depuis son -départ de Paris: - ---Vous figurez-vous, disait-elle en riant à son mari, le jour où tous -ces bruits nous arriveront par un petit fil jusqu’au fond du parc, et où -nous pourrons entendre chanter un acte des Huguenots, en voyant la lune -se lever derrière nos arbres, ou écouter crier les journaux du soir et -sonner la corne des tramways? - ---Ce sera la mort des chemins de fer, répliqua celui-ci non moins -gaiement, et nous vieillirons alors sans passer notre seuil! Même en vue -de cette retraite prochaine ferions-nous bien d’user par précaution de -toutes les ressources civilisées. Vous, par exemple, vous verriez -quelque médecin et emporteriez une bonne ordonnance contre ce rhume qui -dure trop. Voulez-vous? Vous ne connaissez pas l’humidité de nos hivers -bretons, et je n’aimerais pas vous voir commencer l’automne sans être -débarrassée de cette misère. - ---Un docteur dit-elle surprise sérieusement, mais lequel? Je n’en -connais point, et cette toux n’est rien, je vous assure. - ---Évidemment, reprit Jean avec empressement, mais pourquoi ne pas vous -soigner quand même, ne fût-ce que pour me faire plaisir. Puis, si nous -ne quittons plus Kerdren?... - -Elle inclina la tête en souriant, mais sans répondre, et s’avança de -nouveau près du balcon pour regarder au dehors. Seulement ses yeux ne se -fixaient plus que vaguement sur les voitures et les piétons, et son -esprit semblait loin de ce qu’elle voyait, occupé à suivre quelque idée -pénible dont le reflet passait sur sa figure. Debout à côté d’elle, Jean -l’observait avec anxiété, regardant les pensées mélancoliques monter une -à une sur ce visage mobile dont il avait appris à connaître les moindres -impressions. - -Il cherchait que dire et que faire, craignant d’accentuer sa -préoccupation en lui en parlant, et triste pourtant de se taire, quand -elle se retourna vivement. - ---Et où me conduirez-vous? fit-elle avec un petit tremblement dans la -voix qu’elle essayait vainement de dominer. - ---Où vous voudrez, bien entendu, répondit-il, parlant naturellement -quoiqu’il sentît grandir son trouble. N’y a-t-il pas quelqu’un que vous -ayez connu autrefois pour vous, ou par vos amis, et qu’il vous serait -agréable de retrouver?... - ---Non, personne!... Je n’ai jamais été malade qu’une fois, et c’était -dans un village espagnol où j’ai été soignée par un barbier. - -Et le souvenir de son aventure lui revenant, elle se mit à rire de son -rire jeune et frais en la contant à son mari, et en lui décrivant ce -Figaro moderne armé de sa lancette, la menaçant d’abondantes saignées et -luttant contre son père, pendant que les mulets et les chèvres, serrés -dans leur étable, et séparés de son lit seulement par une très mince -cloison, menaient un train à rendre folle la personne la mieux portante. - -Elle en avait guéri cependant, il ne fallait donc pas tant de science -pour cela! - -Avec les derniers mots sa gaieté était retombée, elle écoutait en -silence tous les noms que lui citait le jeune homme, et jusqu’à la fin -de la soirée elle demeura pensive. - ---Cela ne vous déplaît pas, au moins, dit Jean plus tard au moment où -ils quittaient tous les deux le balcon, si je le pensais!... - ---Non, non, répondit-elle avec douceur. J’ai été un peu étonnée, c’est -tout; mais cela vaut peut-être mieux. - -Elle s’arrêta un moment comme si elle allait ajouter quelque chose, mais -elle ne dit rien, et jusqu’au lendemain il ne fut plus question de cette -affaire. - -En rentrant à l’hôtel après être sorti une partie de la matinée, son -mari lui annonça qu’il avait pris un rendez-vous pour le milieu de -l’après-midi afin de lui éviter les ennuis d’une longue attente, et il -lui dit un nom qu’elle ne connaissait pas et qui était, sans qu’elle -s’en doutât, celui d’une sommité parisienne. - -La jeune femme ne fit ni remarques ni objections, elle semblait disposée -à se laisser faire et très désireuse de ne pas revenir sur ce sujet, -même par la plus insignifiante question. Elle arrangea ses courses de -l’après-midi, divisant son temps depuis l’heure à laquelle elle -supposait être libre, et s’informant seulement du quartier où ils se -trouveraient par le fait de sa visite. - -Pourtant, pendant leur déjeuner, qu’ils prenaient habituellement à une -petite table servie dans un coin de la grande salle à manger de l’hôtel, -dont la physionomie bariolée amusait la jeune femme, elle s’interrompit -tout à coup au milieu de remarques insignifiantes qu’elle faisait sur -son entourage, et sans aucune transition: - ---Est-ce un spécialiste ce docteur? demanda-t-elle à Jean. - ---Mais..., dit le jeune homme qui perdit un peu contenance, je ne pense -pas, et dans tous les cas, s’il est spécialiste sur un point, je le -crois assez sérieux sur tous les autres pour que nous nous en -contentions! - -Elle répondit seulement par un signe de tête, et parut avoir mis de côté -toute préoccupation jusqu’au moment où ils montèrent en voiture pour se -faire conduire rue de Grenelle. - -Pendant le trajet, elle fut ce qu’elle était toujours, gaie, naturelle, -et s’intéressant à tout ce qui passait devant ses yeux avec la -spontanéité d’une nature très jeune et très simple. - -En montant l’escalier, il sembla à Jean, qui l’observait attentivement, -qu’elle se troublait un peu et qu’elle ralentissait le pas à dessein; -aussi ne fut-il point étonné quand elle s’arrêta complètement en se -tournant vers lui. - -Elle resta d’abord silencieuse, uniquement occupée, semblait-il, à -reprendre haleine, puis elle se rapprocha, et posant les deux mains sur -le bras de son mari: - ---Jean, murmura-t-elle à demi-voix, dites-moi la vérité, je vous en -prie!... Pourquoi me conduisez-vous ici?... - -Elle avait parlé avec une extrême énergie, quoique sur le ton de la -prière, et elle fixait en même temps sur lui ses yeux grands ouverts, -qui paraissaient presque noirs dans son visage devenu pâle. Sous -l’ardeur de cette double interrogation, le jeune officier se sentit -muet, il lui sembla que son silence et sa parole allaient être également -révélateurs, et le cœur serré par une horrible angoisse, rempli de pitié -pour cette inquiétude qui s’élevait chez sa femme, comme un douloureux -écho de la sienne, il ne trouva pas d’abord un mot à répondre. Pourtant -cela n’eut que la durée d’un éclair, son énergie et sa décision -habituelles reprirent le dessus, et sans que sa voix tremblât le moins -du monde, parlant du ton le plus naturel: - ---Mais je vous l’ai dit, reprit-il affectueusement, en prenant avec -douceur les mains qui se crispaient sur son bras. Je ne désire que vous -voir tout à fait bien, et si j’avais su vous inquiéter à ce point... - ---Vous me trouvez folle, n’est-ce pas? dit-elle en souriant à demi, et -déraisonnable comme les enfants qui ont peur au nom du médecin ou du -dentiste, mais si vous saviez! - -Le sourire s’effaça, et elle s’arrêta encore, comme si elle avait peur -de ce qu’elle allait dire. En même temps, le pas et la voix de deux -hommes qui descendaient l’escalier la firent tressaillir, elle se rangea -instinctivement de côté, et dès qu’ils l’eurent croisée en la saluant, -elle se remit à monter d’un mouvement machinal, comme si elle avait été -arrêtée uniquement par cette rencontre. - -Avant d’entrer, Jean l’interrogea du geste. - ---Voulait-elle vraiment s’en aller? - -Mais elle secoua la tête, et sonna elle-même avec fermeté. Il était -trois heures précises, et presque aussitôt, sans qu’ils eussent même le -temps de s’asseoir ou d’échanger un mot, la porte se rouvrit, et on les -introduisit dans le cabinet du docteur. - -Quand ils en sortirent une demi-heure plus tard, la physionomie de la -jeune femme était entièrement changée, toute contrainte en avait -disparu, et elle se tournait vers son mari avec un sourire joyeux qui -avait l’air de rire des terreurs du moment précédent. Quoi qu’elle eût -pensé et craint depuis la veille, il était évident que son esprit était -alors entièrement soulagé, et dès que la porte fut fermée, elle commença -à faire part de ses impressions à Jean. - ---Il est parfait, dit-elle; je suis enchantée d’être venue! Il y a -beaucoup de petites choses à faire en somme et vous aviez raison! - -Lui l’écoutait sans rien dire, avec un sourire un peu triste, en la -regardant rouler la longue ordonnance entre ses doigts. Plus habitué aux -choses de la vie, il connaissait mieux qu’elle l’impassibilité -professionnelle imposée à une figure de médecin en face de son malade, -et il ne se rassurait pas pour quelques sourires ou pour la facilité -aimable d’une conversation d’homme du monde s’adressant à une femme -jeune, jolie et sympathique. Il avait cru, tout au contraire, lire dans -l’œil du savant qui observait Alice une attention profonde, soutenue, et -d’une gravité qui ne ressemblait en rien à la forme aimable et un peu -insouciante des questions qu’il lui posait. En outre, il se rappelait -comment lui-même dans la matinée avait prié le docteur d’éloigner de la -jeune femme tout ce qui pourrait devenir un élément d’inquiétude pour -elle, en veillant soigneusement sur ses paroles et son attitude, et il -se disait avec mélancolie qu’il venait peut-être tout simplement de -jouer le rôle qu’il lui avait imposé. - -L’ordonnance portait uniquement sur des questions de précaution et de -détail, et sur des règles d’hygiène qui eussent pu aussi bien convenir à -tout autre. C’était la boîte de pastilles du magicien de foire, servant -indifféremment à tous les passants! - -Aux ordonnances banales et presque puériles, il y a une cause, et elles -ne s’adressent en général qu’à deux classes de malades, deux classes -extrêmes: ceux qui n’ont rien, et ceux qui ont trop; ceux que le temps, -ce grand guérisseur, remettrait sur pied à lui tout seul, et ceux pour -qui l’art humain est impuissant. - -Alice appartenait-elle donc à l’une de ces deux catégories, et dans ce -cas quel était son mal: insignifiant ou terrible? S’était-il inquiété à -tort, et cet avis voilé de son ami, si grave dans son trouble -involontaire, n’était-il que le produit d’une erreur grossière? Ou -bien?... Il sentait qu’il ne serait fixé véritablement là-dessus -qu’après avoir revu seul le médecin auquel il avait conduit sa femme; -mais il ne trouvait pas le courage de le faire ce même jour, se -retranchant pour s’excuser vis-à-vis de lui-même derrière la difficulté -de quitter Alice aussi vite. - -Il se rattachait à ces dernières heures d’ignorance comme au salut, et -comme ces aveugles volontaires qui ferment les yeux pour ne pas voir, il -fermait sa pensée et son cœur pour ne plus se souvenir et ne pas songer. - -Il demandait au destin un jour encore d’insouciance et d’espoir, un seul -jour en n’ayant rien de plus dans l’esprit que cette inquiétude sourde -et mal définie qu’il pouvait toujours traiter de folle tant qu’une voix -plus autorisée ne lui en avait pas affirmé la justesse. Il voulait une -fois encore sentir sans arrière-pensée qu’il était jeune, heureux et -aimé; et jusqu’à la fin de la soirée que les jeunes gens passaient à -l’Opéra, il se montra tendre, gai, et tout occupé de projets d’avenir -qu’il édifiait avec une animation un peu fiévreuse, mais qui leur -promettait tant de joies à tous deux que ni l’un ni l’autre ne s’en -aperçut. - - - - -XXI - - -Le lendemain matin, c’était un tout autre homme qui montait l’escalier -du docteur. La nuit avait passé sur son excitation, lui enlevant tout ce -qu’elle avait de factice, et ne lui laissant que cette émotion poignante -du doute, si amère parfois qu’il y a des certitudes qu’on lui préfère, -et il ne restait plus trace en lui de cet étourdissement qu’il cherchait -la veille, et qui était si opposé à son caractère. - -Il allait maintenant en pleine possession de son calme et de sa volonté -avec l’instinct presque absolu qu’il marchait à une catastrophe, mais en -même temps si résolu que pour aller en avant il aurait brisé tous les -obstacles. - -L’attente fut plus longue que la veille; mais le visage du jeune homme -était si bien immobilisé dans sa froideur décidée que pas un muscle de -sa figure ne bougeait pendant qu’il marchait de long en large avec une -rapidité qui était le seul indice de son émotion. Au bout d’un quart -d’heure, on l’introduisit; la lourde porte capitonnée retomba derrière -lui, et il prit machinalement le siège que le docteur lui désignait en -l’examinant avec attention. - -«Monsieur, je viens»..., commença-t-il, et il rappela brièvement les -deux visites de la veille, comment il avait été convenu entre eux que -dans la seconde, devant madame de Kerdren, il ne serait pas dit un mot -de nature à alimenter l’inquiétude vague qui la tourmentait déjà, et -comment Jean, qui souhaitait d’être mieux instruit, revenait maintenant -chercher le résumé de ses véritables observations, et son opinion sur la -malade. - -Le docteur le laissait dire, montrant par des mouvements de tête qu’il -n’avait rien oublié, mais observant le jeune officier avec un regard -d’aigle, ce regard accoutumé à scruter tout en semble les forces -physiques et les forces morales d’un individu, et à qui une habitude de -trente-cinq ans de lecture dans l’âme humaine avait donné une puissance -et une sûreté si remarquables. - -Cette fois il avait affaire à un homme dans le sens énergique et élevé -qu’on attache à ce mot, ce n’était pas douteux, et se décidant tout à -coup à parler: - ---Je désirais savoir avant tout, monsieur, fit-il d’un ton posé, si vous -n’avez pas connaissance dans la parenté plus ou moins proche de madame -de Kerdren d’affections de poitrine ayant causé la mort, ou simplement -occasionné des maladies? - -Il sembla à Jean qu’on venait de lui porter un coup terrible sur la tête -qui lui produisait cette douleur atroce, et montant machinalement ses -mains à son front, il serra ses tempes dont les veines subitement -gonflées lui paraissaient lourdes. Son imagination l’emporta en arrière, -et il revit comme dans un mirage la serre de M. Champlion, le soir de la -remise des bijoux, lui assis dans son fauteuil derrière le léger rideau -d’arbustes, et à côté, séparée seulement par quelques branchages, -mademoiselle de Valvieux ployée sous sa douleur silencieuse. - -Puis tout à coup, tranchant sur le murmure uniforme de la foule, cette -conversation qui avait décidé de son avenir, dont chaque mot lui était -resté présent, mais d’où une seule phrase se détachait maintenant avec -la netteté éblouissante d’un éclair qui s’écrit dans la nuit. Il en -tendait à jurer qu’elle parlait près de lui, la voix railleuse et légère -et le mauvais rire de l’homme qui avait dit à M. d’Asti: «Ne savez-vous -pas que les maladies de langueur sont le nom poli des poitrinaires qui -laissent des filles à marier?» - -C’était mot pour mot ce qu’il avait cru entendre sortir des vieilles -pierres du petit beffroi dans le monastère, et machinalement, avec une -raideur automatique, parlant comme si ses lèvres articulaient sans que -sa volonté y eût de part, il se tourna vers le docteur qui restait muet -en attendant sa réponse, et lui répéta les mêmes mots d’une façon -étrange et sans y changer une syllabe. - ---Monsieur! exclama le docteur à qui l’altération de la figure de Jean -n’avait pas échappé, et qui se demandait en écoutant ces paroles -singulières si son interlocuteur ne devenait pas fou. - -Il n’en fallut pas davantage pour rappeler le jeune officier à lui, et -se maîtrisant presque aussi tôt: - ---Excusez-moi, docteur, dit-il d’un ton tranquille qui ne ressemblait en -rien à la voix creusée qui venait de parler, je me suis mal exprimé. -Madame de Valvieux, mère de madame de Kerdren, est morte de la poitrine -à vingt-quatre ans, une année après la naissance de sa fille. - -Puis il se tut brusquement, fixant un regard dur sur le médecin, et -l’interrogeant des yeux comme un coupable qui vient de se livrer à la -justice, et qui se demande si le tribunal osera le condamner en -s’appuyant sur les preuves et les déclarations qu’il vient de lui -fournir lui-même. - -Mais le front du docteur n’était point de ceux derrière lesquels on -déchiffre aisément la pensée, et il était trop profond observateur pour -ne s’être pas fait en même temps impénétrable; il ne s’arrêta donc pas -plus devant la froideur du jeune homme qu’il n’aurait fait devant son -emportement. Seulement, comme il reprenait son interrogatoire sur -l’enfance et la jeunesse de madame de Kerdren: - ---Monsieur, répliqua Jean très fermement, je crois que nous ne nous -comprenons pas, vous et moi. Vous préparez et vous mesurez vos paroles, -et mon seul désir est que vous les laissiez couler comme devant un -indifférent; vous vous demandez jusqu’à quel point vous allez me dire la -vérité, et je ne suis venu, moi, que pour l’entendre tout entière. - -«Il est évident que votre opinion est faite sur l’état de madame de -Kerdren. Vous avez vu son mal et vous en connaissez la gravité, -qu’importe donc qu’il soit constitutionnel ou provoqué par quelque -accident! Je ne songe point aux années perdues; je ne pense qu’à -l’avenir, et je viens vous demander de me répondre en toute sincérité -comme médecin et comme homme d’honneur. Y a-t-il sur terre un remède -qu’il soit humainement possible d’employer, un remède qui s’achète à -prix de dévouement ou à prix d’or? Ma fortune est considérable; je serai -libre demain, s’il le faut, de toutes les obligations de ma carrière; le -sang de mes veines est à ma femme, s’il peut rendre la vigueur au sien: -dites-moi si à force de tendresse et de volonté je puis encore la sauver -ou si elle est perdue dès à présent? - ---Monsieur, répondit le docteur qui s’était levé ému de la chaleur et de -la noblesse du jeune officier, outre que la science est impuissante à -donner formellement le mot de certaines énigmes, elle ne condamne point -irrévocablement, à l’âge de madame de Kerdren, et avec la force et la -santé dont elle jouit encore... Puisque vous exigez ma franchise, je ne -vous cacherai pas que je trouve son état fort grave. Elle a, à un degré -déjà avancé, tous les symptômes de la phtisie, et sa figure ne reste -bonne que par suite de sa carnation remarquablement belle, et de la -finesse exquise de la peau que peu de sang suffit à colorer. Les yeux -sont creux, l’appétit doit décroître et la fièvre se montrer -fréquemment. Quant à l’accident ou le refroidissement dont elle me -parlait elle-même hier, tout au plus a-t-il pu hâter le réveil de germes -beaucoup plus anciens selon moi, et qui existaient déjà. Vous voyez que -j’agis avec vous comme vous l’avez souhaité. - -De là passant tout de suite au traitement possible, le docteur avait -résumé son opinion et celles de deux confrères, à qui, selon le désir du -jeune officier, il avait communiqué ses observations sur madame de -Kerdren. Leur avis à tous trois avait été identique. - -Laissée dans son milieu actuel, même dans quelque port plus abrité de la -Méditerranée, la jeune femme déclinerait rapidement. - -D’autre part, son tempérament très frêle rendait dangereux l’essai de la -haute Engadine, dont l’air glacé, encore qu’il eût toute la pureté -désirable, paraissait au docteur une application outrée de la méthode -nouvelle. - -Cette raison, la carrière du comte de Kerdren, tout ce qu’il venait de -dire de sa fortune et de sa décision de tenter tous les remèdes, -fussent-ils désespérés, engageait le docteur à lui parler d’une cure un -peu étrange, tentée précisément sous les auspices d’un des confrères -avec lesquels il s’était consulté la veille. - -Son malade, un jeune homme de vingt-cinq ans, s’était trouvé remis -complètement par une navigation, à peu près constante, d’une année -entière, dans des régions exclusivement chaudes, et pendant laquelle il -vivait presque journellement sur le pont. - -Aujourd’hui tout à fait rétabli, il avait repris son existence -habituelle, chez lui, en Norvège, et ne semblait pas se douter qu’il eût -jamais eu des tubercules dans les poumons. - -Dire que ce qui avait réussi à un malade, arrivé à un certain degré, -réussirait à un autre qui sans doute n’était pas exactement dans la même -situation, était impossible à affirmer; mais c’était une chose à tenter, -d’autant que la jeune femme l’accomplirait dans des conditions bien plus -favorables encore. - -Seul maître à son bord, si Jean achetait ou louait un bâtiment -quelconque, et n’ayant pour but que le soin de sa malade, il pourrait -changer de direction à volonté pour fuir devant un orage ou un -abaissement de température; atterrir et s’arrêter quelques jours si un -peu de fatigue morale ou physique lui en indiquait la nécessité, et -donner en même temps à ce traitement le charme et l’imprévu d’une -promenade d’agrément. - -Le repos d’esprit, la satisfaction, un peu de gaieté même seraient -nécessaires: tous les incidents du voyage les fourniraient; et sans se -presser, suivant le désir de la jeune femme, les voyageurs pourraient -explorer toute la Méditerranée sans presque perdre la terre de vue, et -cependant baignés journellement dans un air fortifiant qu’ils seraient -certains de respirer pur, avant que la civilisation y eût mêlé une seule -parcelle de sa corruption. - -Après quoi, ajoutait le docteur, il ne resterait au jeune officier qu’à -se rappeler la phrase opposée par la mélancolique résignation des Russes -à tous les événements de leur vie: «L’avenir est entre les mains de -Dieu», car il aurait fait alors tout ce qu’il est humainement possible -de faire. - ---Docteur, répliqua Jean qui se leva la main tendue, je ne crois pas -pouvoir régler toutes ces affaires avant quinze jours; mais à cette -époque, je serai au poste que vous m’assignez; confiant, non pas -seulement dans la protection du Ciel, mais encore dans votre science -dont je suivrai les inspirations à la lettre. - ---Ah! je vous en prie, ne parlez pas de science où elle se reconnaît -impuissante, répondit vivement le docteur, et souvenez-vous, puisque -vous avez exigé la vérité, que, actuellement, je vois peu d’espoir! - -Il donna ensuite au jeune homme tous les détails du traitement -journalier, qui consistait en peu de chose, et qui était à peu près la -répétition de ce qu’il avait dit la veille à Alice. - -Jean l’écoutait, comme il avait écouté sa longue explication, avec un -calme extrême, quoique son effrayante pâleur trahît les sentiments qui -l’agitaient, et montrant dans tous les arrangements à prendre une -possession de lui-même et une lucidité admirables. Il fut convenu que le -mois d’octobre, très doux en Bretagne, pouvait être achevé là sans -inconvénients, pendant que les préparatifs du voyage s’accomplissaient, -ce qui donnait aux jeunes gens trois semaines de répit. - -Si coutumier qu’il fût de frôler des douleurs profondes, le médecin ne -pouvait s’empêcher d’être ému en face de l’énergie décidée de ce beau -jeune homme, à qui il venait de faire entendre si nettement que son -bonheur était brisé, et dans le cœur duquel on devinait une si horrible -angoisse; et il ressentait une pitié intense en songeant à la -sympathique jeune femme qu’il avait vue la veille, et dont l’existence -heureuse et aimée tenait à un fil si fragile! - -Ils convinrent de rester en correspondance, et le docteur expliqua à -Jean la nature des observations qu’il devait lui envoyer, lui -recommandant d’éviter à la malade le plus de secousses morales qu’il -serait possible, sans se dissimuler qu’on ne produit pas une -perturbation semblable dans l’existence d’une femme intelligente sans -qu’elle s’en inquiète quelque peu. - ---Au revoir, docteur, dit enfin Jean en se levant pour prendre congé, -croyez que je garderai le souvenir de votre sympathie et que j’apprécie -votre franchise à toute sa valeur... - -Il hésita un peu, puis il reprit: - ---Devrai-je vous ramener madame de Kerdren d’ici à quelques mois? - -Un imperceptible mouvement passa sur la figure du médecin, et si rapide -que ce fût, Jean qui le regardait le saisit au passage. - ---Mais, répondit-il, pour l’hiver, votre programme est tout tracé: ne -point quitter le soleil et l’eau. Quand nous arriverons en juin, nous -verrons ce qu’il y aura à faire, car je ne vous donne pas votre -franchise pour Paris avant cette époque. - ---Et si je vous priais de venir nous trouver à Toulon ou à Marseille? - ---Alors, bien entendu, je serais tout à votre disposition. - -Dans la rue, Jean retrouva sa voiture, qui l’attendait depuis plus d’une -heure, et il donna au cocher une adresse qui n’était point celle de -l’hôtel, pendant que le docteur rentrait dans son cabinet avec un -haussement d’épaules qui signifiait aussi bien la pitié que le -découragement. - - - - -XXII - - -Le plus difficile était d’annoncer à la jeune femme le changement inouï -qui allait se produire dans son existence: «Point de secousses morales», -avait dit le docteur, et en même temps il fallait apprendre à Alice que -sa maladie, devenue presque incurable, exigeait qu’elle quittât non -seulement Kerdren, mais la France, toutes ses habitudes, et jusqu’à son -genre de vie pour entreprendre la recherche longue et étrange d’un -soulagement hypothétique. - -Tout ce que Jean pensa et sentit pendant l’heure qui suivit ne se -raconte pas aisément, et si maître qu’il fût de sa volonté et de son -courage, il éprouva plus d’une de ces défaillances où il semble que tout -va sombrer. Cependant quand il arriva l’hôtel, l’expression de sa figure -était redevenue naturelle, et les traces de la secousse qu’il venait de -subir étaient trop soigneusement dissimulées pour qu’un esprit qui -n’était point prévenu les remarquât. Ce fut à peine si la jeune femme -qui le plaisantait sur son retard s’étonna qu’il ne lui parlât pas de -l’emploi de sa matinée, et jusqu’au moment où ils sortirent de table, il -ne fut question que de détails insignifiants. - ---A propos, demanda tout à coup Alice, pendant qu’ils remontaient chez -eux, n’est-ce pas demain que votre permission expire? - ---Demain soir à dix heures, oui. - ---Mais vos affaires sont-elles finies? - ---J’ai terminé les dernières ce matin, répondit-il gravement, et nous -pourrons, si cela vous convient, prendre le train demain matin. Je ne -vous parle pas de celui du soir, je n’aimerais pas vous faire voyager la -nuit à cette époque. - ---Oh! vous savez que je ne crains rien, dit-elle en riant; je ne -m’enrhume jamais, et j’aime le froid! Vous avez vu comme le docteur a -écouté mon histoire d’incendie; il fallait votre tendresse pour -s’inquiéter de cela! Cependant je n’ai pas de préférence, et vous -choisirez l’heure qui vous plaira. - -Jean inclina la tête sans répondre; il n’avait pas la force d’articuler -un mot, et se défiait de sa voix. Cette gaieté et cette insouciance -formaient un contraste si poignant avec la réalité qu’il semblait au -jeune homme qu’on lui enfonçait dans le cœur une pointe aiguë qui -pénétrait d’un élan jusqu’aux sources mêmes de la vie, et qui était -douloureuse, comme une brûlure sur de la chair vive. - -Malgré tout son empire sur lui-même, pendant le reste de la journée plus -d’une ombre passa sur son front, et il lui fallut plus d’un effort pour -écouter Alice et lui répondre comme d’habitude. - -Depuis la cruelle révélation du matin, allant au point extrême du -découragement, il était arrivé à se frapper du malheur qui le menaçait -comme d’une catastrophe immédiate, et quand il voyait la jeune femme -s’asseoir un peu brusquement, ou appuyer sa main sur un meuble, fût-ce -d’un geste machinal, il était prêt à s’élancer vers elle pour la prendre -dans ses bras et l’appuyer contre lui, croyant qu’elle allait mourir. Il -ne connaissait point encore ces lentes agonies des maladies de poitrine, -qui rappellent, par leurs douleurs sans cesse répétées, les supplices -les plus raffinés inventés par l’imagination fertile des anciens au nom -de leurs dieux, et il lui semblait que puisqu’on lui avait dit de ne -plus espérer, c’était fini dès maintenant! - -Le soir on lui apporta trois télégrammes arrivés presque ensemble et qui -étaient tous les trois frappants par la longueur inusitée de leur texte. - -Il les lut sans prononcer un mot et les plaça dans son portefeuille sans -les montrer à sa femme assise à côté de lui, et à qui il dit seulement: - ---C’est pour affaires! - -Le fait était si nouveau et si rare qu’elle releva la tête avec un peu -d’étonnement, non qu’elle songeât à demander ce qu’on ne voulait pas lui -dire, mais légèrement préoccupée de ce petit mystère. - -Il y avait dans les yeux de son mari une lueur si particulière que les -signes d’agitation qui ne l’avaient point frappée dans la journée, lui -revinrent à l’esprit tous à la fois, et qu’elle pressentit quelque chose -de grave. - -Seulement, tout à fait éloignée de la vérité, elle chercha dans un autre -ordre d’idées, et se figura qu’il était question pour Jean, non -seulement d’un changement de résidence, mais peut-être d’un embarquement -qu’il ne pouvait pas refuser, et dont il ne voulait pas lui parler, -avant d’avoir fait tout ce qui lui était possible pour conjurer une -séparation devant leur être si pénible. - -Elle se demanda s’il ne valait pas mieux lui parler la première de ce -qui l’inquiétait afin de lui montrer qu’elle avait deviné, et qu’elle -était toujours prête, comme elle le lui avait dit étant fiancée, «à -avoir toutes les bravoures d’une vraie femme de marin»; mais la réserve -de Jean était si sérieuse qu’elle n’osa pas, et ne voulant pas lui -montrer qu’elle ne jouissait plus de la quiétude qu’il espérait lui -conserver, elle se tut. - -Le voyage du retour fut triste; cette double contrainte qui pesait sur -tous deux les paralysait, et les attristait malgré leurs efforts, et ils -saluèrent Kerdren comme si tous les soucis et tous les embarras étaient -déposés sur son seuil. Ils l’avaient quitté si heureux encore, se disait -Jean, et maintenant!... - -Cependant sa correspondance avec Le Havre se poursuivait toujours aussi -active, et il était assuré maintenant, par l’entremise de quelques amis, -de l’achat d’un fort beau yacht, commandé par un riche Anglais, l’année -précédente, et qui était resté à son constructeur par suite de la mort -subite du fastueux milord. - -Construit précisément dans le même but que celui auquel le destinait le -comte de Kerdren, il était de force et de taille à supporter les -fatigues d’une navigation non seulement longue mais difficile. - -En effet, ce que l’étranger avait voulu obtenir en s’adressant aux -meilleurs constructeurs français n’était point seulement un bateau de -plaisance, quoique le yacht eût toutes les élégances d’un objet de luxe; -c’était un fin marcheur et un bâtiment assez solide pour traverser des -tempêtes au besoin. - -La coque, entièrement faite en chêne, était doublée intérieurement -d’acajou, et toutes les divisions, les cloisons et les portes étaient en -noyer ciré, clair et gai à l’œil comme une habitation de campagne. - -La machine, qui sortait des ateliers anglais les plus renommés, était -même d’une force supérieure à ce que souhaitait Jean, et, soit qu’on fût -certain de ce qu’on disait, soit qu’on ne se basât que sur l’originalité -bien connue des compatriotes de celui qui l’avait choisie, on expliquait -sa puissance en affirmant qu’elle était destinée primitivement à -conduire le yacht jusque dans les mers polaires, à la recherche de ces -nouveautés géographiques, terres vierges ou passages inexplorés, dont -les Anglais sont si friands. - -Quoi qu’il en fût, tel qu’il était, le léger bâtiment convenait -admirablement aux projets du jeune officier, et il ne fallait plus que -peu de chose pour l’aménager dans le sens de sa nouvelle destination. - -Jean comptait qu’une ou deux semaines seraient nécessaires pour le -ouater et l’orner comme il entendait qu’il le fût, voulant édifier pour -sa jeune femme un nid princier. - -Il avait décidé d’abord qu’il surveillerait en personne les travaux des -derniers jours; mais, au moment de partir, le courage lui manqua. - -Quitter, fût-ce pour quelques heures, cette femme charmante et chérie et -ce beau domaine où il avait connu un bonheur si vif, lui sembla -impossible, et à la dernière heure il écrivit à Paris pour prier un -tapissier célèbre, presque un artiste, d’aller le remplacer, et de faire -à prix de goût, de diligence et d’argent, bien entendu, un véritable -palais de cette habitation flottante où allaient peut-être se passer des -mois de leur vie à tous deux. - -Malgré les exhortations qu’il s’adressait, il n’avait pu encore prendre -sur lui d’annoncer à Alice le changement qui allait se produire dans -leur existence, et il avait reçu les papiers établissant qu’il entrait à -partir du 25 octobre en congé illimité sans solde, avant qu’il eût fait -pressentir à sa femme que le mois prochain ils ne seraient plus à -Kerdren. - -Il ne savait littéralement par où attaquer ce bonheur si calme et si -profond dans son uniformité, bonheur fait d’anneaux serrés et solides -qui semblaient devoir s’enchaîner ainsi les uns aux autres sans -interruption. - -Il n’y avait pas un défaut à cette armure de confiance et de joie qui -entourait le cœur de l’heureuse jeune femme, et elle ne ressentait pas -une inquiétude, si légère qu’elle fût, par laquelle il aurait pu la -préparer. - -Le trouble causé chez elle par cette visite au médecin s’était apaisé -entièrement, et Jean avait réussi presque au delà de ce qu’il souhaitait -à endormir les craintes de sa femme, puisqu’il lui fallait maintenant -reprendre la tâche depuis le début, et lui enlever la quiétude que -lui-même lui avait inspirée. - -Aussi, comme on l’a vu, reculait-il de jour en jour. - -Ils avaient repris leur vie d’autrefois avec sa régularité un peu -monotone toujours nouvelle à leur tendresse, et le cadre seul changeait -autour d’eux. - -Le parc et les bois se dépouillaient peu à peu; les chênes devenaient -roux et les érables prenaient des tons couleur de sang. Le temps était -d’une beauté inaltérable, et l’air si doux que les feuilles déjà séchées -restaient aux branches, faute d’un souffle pour les détacher; les -bruyères jaunissaient un peu aussi et craquaient davantage sous le pied -des chevaux; mais leurs imperceptibles clochettes restaient toutes -roses, et elles donnaient encore à la plaine ce reflet chaud qui -ressemble à un rayon de soleil resté là après le coucher. - -La nuit venait plus tôt, et les promenades s’écourtaient, mais jamais -peut-être la jeune femme n’avait paru en jouir avec une telle vivacité. -On eût dit qu’une divination mystérieuse lui faisait pressentir le coup -qui l’attendait, et décuplait ses facultés pour qu’elle pût mieux -apprécier le bonheur présent et l’exalter. - -«Quelle adorable saison que l’automne! disait-elle parfois, et que cette -Bretagne est toujours charmante! Le printemps y est délicieux, l’été si -puissant et si vigoureux, et ce mois-ci d’une poésie si touchante et si -voilée. Regardez toutes ces feuilles d’or, et cette mousse brunie, on -dirait partout une lumière qui s’en va et qui éclaire encore tout en -s’atténuant peu à peu comme pour préparer à la nuit; c’est le crépuscule -des arbres! Je suis sûre que l’hiver me réserve d’autres surprises -encore, et que je l’aimerai comme j’ai aimé tout ce que j’ai vu dans ce -cher pays. Oh! voyez-vous, je suis heureuse! heureuse!» - -C’était devant ces effusions de jeunesse et de joie que le pauvre mari -perdait tout courage; il lui semblait affreux de porter un tel coup dans -cette sérénité profonde, et, chaque jour, il ne pouvait s’empêcher de se -dire: «Demain?» - -Parfois aussi, il oubliait le tourment causé par la cruelle révélation -qu’on lui avait faite, ainsi que la menace suspendue sur cette tête -aimée; et se laissant aller à l’heure présente, il se reprenait à être -heureux et à sourire. - -Un soir cependant l’avis du tapissier lui arriva; il lui mandait que -sous trois jours son travail serait achevé, et qu’il se tiendrait prêt à -subir l’examen du propriétaire. D’autre part, les amis qu’il avait -chargés des négociations relatives au recrutement de son équipage lui -avaient trouvé les hommes que Jean savait ne point pouvoir rencontrer -dans le village, c’est-à-dire des mécaniciens et un pilote. Ce dernier -était un homme un peu âgé déjà, mais connaissant d’une façon -merveilleuse chaque port, chaque anse et chaque rocher de la -Méditerranée, où il avait navigué depuis l’âge d’enfant. Une suite -d’événements malheureux l’avaient fait s’échouer au Havre, où il -besognait dans une vie misérable, et c’était avec enthousiasme qu’il -avait accepté l’engagement inespéré qui s’offrait à lui. Pour les -matelots et un quartier maître, presque capable de lui servir de second -au besoin, Jean savait que parmi les marins de Kerdren il y en aurait -plus qu’il ne lui était possible d’en emmener qui demanderaient à -partir, et outre la science très suffisante acquise par eux pendant leur -temps de service, il estimait que le dévouement à toute épreuve que -chacun de ces hommes lui apporterait, lui composerait un équipage -d’élite. - -Il devenait donc urgent d’instruire enfin la jeune femme, et il s’y -décida un soir où le temps un peu rafraîchi avait nécessité une première -flambée qui les réunissait près de la cheminée. - ---Que le feu est gai! disait Alice en se rapprochant frileusement. Et -elle étendait ses petites mains devant la flamme, les tournant et les -retournant avec un geste d’enfant pour les réchauffer des deux côtés; -c’est ce que j’aime le mieux dans l’hiver, et je me vois déjà, le mois -prochain, vous attendant en empilant des bûches, et en préparant du thé -bouillant pour vous réchauffer quand vous rentrerez! - ---Le mois prochain! répondit Jean en essayant de rire, mais d’une voix -qui tremblait un peu. Je vous réserve une bien autre surprise pour le -mois prochain! Je crois que les bûches et le thé brûlant seront -superflus à ce moment-là pour nous. - -Puis, sans laisser à la jeune femme le temps de le questionner, il se -mit à parler avec vivacité, développant son projet de navigation, -s’efforçant de le présenter sous le jour le plus riant et le plus -naturel, montrant seulement ce qu’il avait de séduisant et atténuant -avec soin toutes les ombres du tableau. Il disait tout cela avec un ton -si simple qu’il semblait vraiment que ce fût une chose usuelle et des -plus normales que d’acheter un yacht, de le meubler comme une maison -ordinaire et de s’en aller sur mer, courir au gré des flots et des -vents, pendant des mois entiers. - -La jeune femme l’écoutait complètement interdite. - -Son mari plaisantait-il, ou bien était-ce elle qui n’était plus dans son -bon sens et qui ne comprenait plus la valeur des mots qu’il -employait?... - -Pourtant, à mesure que Jean la sentait mieux préparée, il revenait en -arrière, reprenant plus sérieusement son explication, et rendant plus -plausible ce qu’il avait dit précédemment; mais tout cela, sans oser -tourner la tête vers elle, et sans la regarder une seule fois, de peur -de provoquer une interruption quelconque. - - - - -XXIII - - -Le résumé de ce qu’il avait imaginé était à peu près ceci: - ---Le docteur, avait-il dit très franchement, m’a conseillé de ne pas -vous laisser passer l’hiver en Bretagne, non seulement à cause de votre -toux actuelle, mais encore parce que vous êtes accoutumée à un -changement de climat annuel et qu’il aurait peur que cela ne vous fût -nuisible de rompre brusquement cette habitude. - -«Ce qu’il souhaite surtout pour vous, après la chaleur, c’est l’air de -la mer qu’il croit utile pour vous fortifier, et cependant il n’aime -aucun des ports de la Méditerranée où les frileux ont coutume de passer -leur hiver. Je lui ai proposé Alger, il préférait déjà cela, et nous -étions à peu près d’accord, sauf votre agrément, quand il m’est venu une -idée que vous allez trouver bizarre, peut-être, mais qui concilierait à -la fois le soin de votre bien-être, notre amour de la solitude à tous -deux, et enfin le goût passionné que vous me connaissez pour la -navigation. - -Il rappela alors à la jeune femme les craintes qu’elle avait souvent -exprimées depuis quelques mois, de le voir s’ennuyer en restant à terre, -et combien de fois elle l’avait sollicité de redemander à s’embarquer. - ---Vous saviez bien, continua-t-il, que je ne m’en souciais pas, puisque -tout mon bonheur est de rester près de vous; mais quand on m’a conseillé -pour votre santé de chercher à la fois l’air de la mer et la chaleur, -j’ai pensé que rien ne serait plus charmant que de nous en aller sur -notre propre bord, à la recherche du soleil qui nous fuit, et de suivre -l’ordonnance prononcée sans quitter l’intimité de notre chez nous. Vous -faire moi-même les honneurs de mon élément favori, et vous conduire dans -cette Méditerranée où j’ai tant songé et tant rêvé vaudrait pour moi, -vous le pensez bien, tous les voyages de la terre, j’aimerais à voir ma -grande amie d’autrefois, ramener elle-même les roses sur les joues de ma -petite amie d’aujourd’hui sans le secours de personne autre. - -«On dira que nous sommes fous, je le sais bien, mais vaut-il la peine de -s’en occuper sérieusement? Ma réputation d’originalité n’est plus à -faire, elle date de mon entrée au lycée, et on ne vous accusera jamais, -ma pauvre douce petite femme, que de suivre avec trop de bonté les -extravagances de votre mari! - -A mesure que Jean parlait, il s’excitait davantage, arrivant presque à -se convaincre de ce qu’il disait, et plaidant avec son entrain le plus -chaleureux cette singulière proposition. Peu à peu, sa voix était -redevenue naturelle et il commençait à sourire devant l’inexprimable -étonnement dont témoignait la figure d’Alice, quand celle-ci, revenue -enfin de sa première surprise, entama la série de ses questions et de -ses objections. Toutes portaient juste, et il y avait trop de réticences -forcées dans les paroles du jeune homme pour que l’inquiétude de Madame -de Kerdren ne fût pas violemment éveillée; aussi, ramené tout à coup à -la réalité, le jeune homme se trouvait-il en face de toutes les -difficultés de sa tâche. - ---Vous avez donc revu le docteur? lui demanda-t-elle d’abord. - ---Pensez-vous, répondit-il en tâchant de plaisanter, que les visites se -payent comme nous avions soldé la nôtre avec un sourire et une -révérence?... - ---Et que vous a-t-il dit? fit-elle avec anxiété. - ---Ce que je viens de vous répéter, qu’il fallait fuir nos brouillards et -notre pluie presque constante pour gagner un meilleur abri. - ---Et quoi encore? Jean, dites-moi la vérité, s’écria-t-elle en le voyant -secouer la tête comme pour exprimer qu’il avait tout dit. Dites-le-moi, -je vous en supplie! Je suis de force à l’entendre, je vous jure! - -Elle parlait avec une extrême vivacité et sa figure témoignait d’une -anxiété si réelle et si poignante qu’il sembla au jeune officier que -devant cette angoisse, le cœur allait lui faillir et que dans le -bouleversement de ses traits, la pauvre enfant lirait toute la vérité, -d’un mot. - -Mais il était trop bien préparé à ce trouble qu’il avait prévu pour ne -pas dompter cette rapide faiblesse, et avec toutes les ressources que -donnent la volonté, le cœur et l’esprit unis ensemble, il s’efforça de -rassurer la jeune femme et de détourner sa pensée du point douloureux -qui l’occupait. Mais à tout ce qu’il disait, Alice opposait la même -réponse: - ---Alors pourquoi ne m’en avoir pas parlé tout de suite si ce n’était pas -grave?... - -Et devant cette logique obstinée et clairvoyante, il ne savait plus que -dire. Il avait beau objecter le choix du yacht, qui pouvait être long, -difficile, le plaisir de la surprise qu’il espérait lui faire, elle -restait triste et défiante. - ---Pauvre ami, lui dit-elle enfin, après un instant de silence, en posant -mélancoliquement sa tête sur son épaule, pourquoi m’avez-vous -épousée?... - ---Pourquoi, répliqua Jean en tressaillant, mais pour être le plus -heureux des hommes vous le savez bien! - ---A présent, peut-être, fit-elle toujours avec tristesse; mais plus -tard? - -Son mari l’interrogea des yeux, ne voulant pas paraître deviner sa -pensée; mais il n’osa pas formuler sa question, et le cœur serré il -attendit qu’elle parlât. - -Elle réfléchit un instant encore, puis avec une douceur affectueuse; - ---C’est un si grand fardeau qu’une femme malade? dit-elle seulement. - ---Comment, répondit-il en riant, quand elle me donne le prétexte et -l’excuse d’une fugue nautique? - -Il fit si bien qu’à la fin de la soirée Alice était presque remise et -convertie à l’idée de ce changement de vie comme à un événement plutôt -agréable. - -C’était bien sur quoi le jeune homme avait compté, et dès le lendemain -matin, réconfortée par un admirable soleil qui égayait l’esprit quoi -qu’on en eût, Alice parut avoir retrouvé, sinon toute sa sécurité, au -moins une confiance suffisante dans l’avenir, que l’extrême élasticité -de son caractère lui permettait de voir encore assez beau. - -A partir de ce moment, le château changea de physionomie et le prochain -départ devint le thème unique de toutes les conversations. Une fois le -premier moment de trouble passé, la jeune femme s’était mise à -questionner sans se lasser. - -L’installation, la taille du bateau, ce qu’il fallait emporter, tous les -pays qu’elle allait voir lui fournissaient une suite d’interrogations -toujours nouvelles, et de jour en jour, le jeune officier réussissait -mieux à endormir ses défiances, elle se laissait davantage séduire par -l’originalité du projet et en montrait plus de joie. Quant à Jean, -heureux au delà de ce qui peut s’exprimer d’avoir réussi dans sa -délicate explication sans troubler Alice, il éprouvait lui-même une -grande détente morale comme si le poids de souci qu’il avait épargné à -sa femme lui fût enlevé du même coup. - -La nouvelle de cette étrange décision s’était répandue comme une traînée -de poudre, non seulement dans Lorient, mais encore parmi les officiers -en résidence à Paris ou ailleurs; et comme Jean l’avait prévu, on le -traitait sans vergogne de fou. Ce congé illimité qui équivalait au -brisement de tout son avenir, sollicité sans raisons plausibles, cette -campagne qu’il s’apprêtait à faire avec une jeune femme mariée depuis -quelques mois à peine, et par-dessus tout la brusquerie de cette -fantaisie, paraissaient invraisemblables. Comme toujours d’ailleurs, le -bruit public avait exagéré les choses et on attribuait au jeune officier -des projets encore plus lointains que ceux qui étaient les siens en -réalité. Son originalité, disait-on, avait dégénéré en toquade -véritable, et la sympathie générale s’apitoyait sur la pauvre créature -forcée de subir les sursauts d’une aussi étrange humeur. - -Dans le village, la nouvelle avait paru infiniment plus simple. Le -commandement avait envie de naviguer sans quitter sa femme, pour cela il -achetait un bateau et demandait des hommes à Kerdren en qualité de -matelots, quoi de plus naturel en vérité! - -La logique des paysans n’était pas plus serrée que ça: «Il en a envie; -ça plaît à madame, et il le peut, pourquoi se gêner alors?» - -Dix hommes pour un avaient répondu à l’appel du comte, et quoique Jean -augmentât son équipage autant que cela lui était possible, il avait dû -refuser bien des demandes. - -La femme de chambre de madame de Kerdren avait accepté avec enthousiasme -de suivre sa maîtresse, et comme la cuisinière avait sollicité -humblement la même faveur. - -Les jours passaient comme des heures; il ne restait presque plus qu’à -partir. Un matin, en entrant dans la bibliothèque, la jeune femme -s’était aperçue que le piano avait été enlevé, et comme elle -questionnait son mari: - ---Vous le retrouverez à bord, lui avait-il dit. J’avais songé -primitivement à en en faire envoyer un autre; mais il y a un souvenir -dans chacune des notes de celui-là, et c’était irremplaçable! - -La lettre d’explication et d’adieu adressée par les jeunes gens à madame -de Sémiane avait été la chercher jusque dans la Hongrie et la réponse -était arrivé sous forme d’un télégramme où les points d’exclamation -abondaient et où la fantaisie du texte était telle que l’employé du -télégraphe, encore qu’il fût habitué à lire de bien étranges -communications, en était demeuré tout surpris. «Que vous alliez -converser avec le grand Ramsès en Égypte, disait-elle en finissant, rien -d’étonnant, vous avez toujours parlé sa langue; mais avoir si tôt changé -votre femme en sphinx et en adoratrice des pyramides, c’est fou! Au -reste, je descendrai peut-être jusqu’à Trieste pour vous sermonner et -vous embrasser.» - -Jean avait pourvu au bien-être de tous les protégés d’Alice, et une -rapide tournée de visites, la plupart faites en cartes, les avait mis -lui et sa femme en règle avec le voisinage; les bagages étaient partis, -et au bras l’un de l’autre les jeunes gens faisaient leurs adieux à -Kerdren. - -L’heure du départ avait ravivé leur émotion et l’avenir paraissait moins -sûr au jeune officier et moins riant à la jeune femme à travers la -mélancolie de la dernière heure. Les doutes renaissaient dans l’esprit -d’Alice. C’était si grave et si radical cette résolution! il avait -vraiment dû falloir un motif bien puissant pour y pousser son mari! Et -malgré elle, elle se reprenait à trouver les raisons et les explications -qu’il lui avait données insuffisantes devant l’importance de ce -changement si tôt décidé. Lui se disait que ce docteur l’avait leurré -peut-être, même en lui laissant cet espoir si faible et si douteux et -qu’il était possible qu’il emmenât sa femme au loin pour ne jamais la -ramener et n’avoir pas même ainsi la douceur de la voir finir sa vie -sous le toit où ils avaient joui pendant quelques mois d’un bonheur si -parfait! - -C’étaient là les amertumes inséparable de cet instant qui les lançait -dans l’inconnue, creusant entre leur passé et leur avenir un sillon de -doute si pénible. - ---Quand nous retrouverons-nous ici tous les deux? disait tristement -Alice en revenant de son dernier tour de parc. - ---Eh bien, mais au mois de juin, répondit Jean d’un ton ferme, puisque -c’est la date que le docteur m’a fixée pour vous reconduire chez lui!... - - - - -XXIV - - -Depuis la veille, M. et madame de Kerdren étaient à Marseille où leur -yacht paré, gréé, avec sa machine sous pression, les attendait dans le -port. - -Il avait été question d’abord de s’embarquer au Havre, mais la mer est -mauvaise sur les côtes, et Jean n’avait pas voulu, pour les premiers -jours, imposer à sa femme les fatigues de ce parcours très dur. Le yacht -était venu seul, et pendant ce temps-là les jeunes gens avaient fait le -voyage par chemin de fer à petites journées. - -A Marseille ils avaient retrouvé plus de visages de connaissance qu’ils -ne l’auraient cru d’abord, et comme bon gré mal gré leur voyage était la -nouveauté et l’intérêt public, ils devaient s’attendre à une assez -nombreuse assistance au moment de leur départ. - -Vingt-quatre heures à peine les séparaient encore de ce moment. Aussitôt -qu’il était arrivé, Jean s’était rendu à bord où il avait tout visité en -donnant ses derniers ordres. Alice, un peu fatiguée, était restée à -l’hôtel. - -Comme elle l’avait dit à son mari quand il lui proposait de la conduire -au Havre pour donner son avis sur les arrangements intérieurs, elle se -fiait entièrement à lui, sûre qu’il la gâterait bien plus qu’elle ne -songerait jamais à le faire elle-même. - -L’équipage était à son poste, les bagages étaient déballés et rangés, et -la journée du départ s’annonçait comme devant être superbe. Un vent un -peu frais blanchissait les vagues, mais le soleil était chaud comme en -été, et la mer, de ce bleu à la fois épais et transparent qui -n’appartient qu’à la Méditerranée. - -A trois heures, la voiture qui amenait M. et madame de Kerdren s’arrêta, -et Alice prit le bras de son mari pour descendre sur le quai. Elle -tremblait un peu, et en dépit de son courage elle était pâle. - -L’émotion du jeune officier, s’il en éprouvait une, ne se trahissait que -par un redoublement de froideur, et la foule s’écartait instinctivement -devant un coup d’œil hautain. C’était une foule de bonne compagnie -d’ailleurs, qui donnait à sa curiosité les allures d’une flânerie de -hasard, et se dispersait par instant dans un mouvement de va-et-vient -qu’elle espérait faire ressembler à une promenade. - -Un canot, avec les bancs drapés, attendait la jeune femme. Étourdie, un -peu gênée de tant de regards, et pressée de brusquer ce dernier pas qui -lui coûtait, elle y mettait déjà le pied quand son mari lui prenant la -main la força à se retourner. Un petit groupe formé par cinq ou six -officiers en uniforme se tenait debout auprès d’elle. C’étaient des -camarades de Jean, avertis par la rumeur publique et qui venaient lui -serrer la main et saluer madame de Kerdren à la dernière heure. Leur -cordialité souriante et le naturel avec lequel ils parlaient à Alice de -son voyage lui produisirent une impression de soulagement, et au milieu -de la banalité de cette foule curieuse, ces souhaits et ces sourires -sympathiques lui semblèrent d’autant plus aimables. - -De son côté, Jean, si tendu que fût son esprit vers une pensée unique, -subit le même charme, et en attendant ces voix et ces exclamations -familières qui l’interpellaient gaiement, enlevant à ce départ ce que -son isolement avait d’un peu choquant, sa figure s’éclaira. - -Aussi quand l’un des jeunes officiers, désignant du doigt un canot qui -stationnait à quelques mètres lui demanda en lui montrant le yacht dont -la cheminée commençait à fumer: - ---Permets-tu qu’on aille jusqu’au bout, commandant? - -Il répondit oui, en s’exclamant avec chaleur. - -Ce fut alors dans le canot des jeunes gens que M. et madame de Kerdren -prirent place, le leur suivit, et en quelques minutes on accosta. - -Dans son ardeur d’hospitalité, Jean aurait voulu retenir longtemps ses -amis dans le grand salon où il les avait fait descendre, et leur faire -servir tout ce que contenaient les caves du bord; mais les officiers -savaient qu’avant la nuit leur camarade voulait être loin dans le golfe, -et après quelques instants de causerie courtoise et facile, ils prirent -congé. Sur le pont tout l’équipage rangé en demi-cercle attendait les -ordres. - -Quand madame de Kerdren avait mis le pied sur la dernière marche de -l’escalier volant, on avait hissé le drapeau tricolore et toutes les -têtes s’étaient découvertes en même temps. Maintenant encore, debout, et -avec la même gravité, les hommes se tenaient le béret à la main, -assistant aux adieux qu’on échangeait. - -Sur le plancher, une véritable jonchée de fleurs s’entassait. C’étaient -des bouquets apportés par les officiers à la jeune femme et que les -matelots avaient posés là pendant que la société descendait au salon. - -Profondément touchée, Alice les remercia, puis, l’un après l’autre, ils -descendirent; leur canot se remit en marche, filant si vite qu’en peu -d’instants les mains qui s’agitaient disparurent au milieu de la masse -des bateaux qui encombraient le port, et au même instant les premiers -coups de l’hélice ébranlèrent le yacht. - -Une émotion inexprimable serra le cœur de la jeune femme; elle tourna -vers son mari un regard mouillé et l’attirant du geste jusqu’au bord du -bastingage où elle s’appuyait: - ---Mon Dieu, dit-elle en lui prenant les mains et en répétant les paroles -des pêcheurs bretons: protégez-nous, car notre barque est petite et la -mer est grande!... - -Une demi-heure plus tard elle descendit, et guidée par Jean, elle visita -le nouveau Kerdren où elle allait vivre. D’un commun accord les jeunes -époux avaient décidé qu’aucune appellation ne conviendrait mieux au -yacht que celle de la propriété qu’ils aimaient également tous les deux, -et c’était le nom qu’on lisait sur l’avant en lettres d’or. - -Très habituée aux soins et aux gâteries luxueuses dont son mari -l’entourait, Alice s’était bien préparée en lui laissant carte blanche à -trouver un nid charmant, mais elle ne s’attendait pas à tant de -magnificences. On avait fait tomber nombre de cloisons dans le bas, et -les pièces qui composaient l’appartement du commandant, situés à -l’avant, avaient des dimensions inconnues habituellement à bord. Le -cabinet de Jean était tendu de grandes tapisseries sombres, comme la -bibliothèque où ils avaient passé de si douces heures à Kerdren; mais au -lieu des sièges hauts et raides dont l’équilibre eût été trop facilement -compromis, il n’y avait que des divans bas et larges, garnis de coussins -qui promettaient un repos charmant, et quelques chaises à base solide, -entourant une table fixe. La chambre de la jeune femme, éclairée par de -grands sabords était tapissée entièrement de vieilles soies japonaises -couvertes de broderies admirables qui couraient sur le fond rose tendre, -montrant çà et là des volées de cigognes argentées ou de fantastiques -fleurs d’or et d’azur, d’où sortait toute une procession de figures -bizarres. Les tableaux qu’Alice aimait le mieux à Kerdren étaient là, et -il était impossible d’imaginer un coup d’œil plus gai et plus riant que -l’ensemble de cette pièce. - -Le salon tout à fait carré et assez grand offrait un aspect original. Le -fond des tentures et des sièges était en brocart vert d’eau d’une nuance -douce et lumineuse, sur lequel se détachaient des plantes aquatiques -appliquées ou brodées, et si merveilleusement nuancées qu’elles -semblaient naturelles. - -Avec la salle à manger, située sur le pont, c’était tout l’appartement -du jeune ménage, et Alice s’y habitua si rapidement, qu’il lui sembla -bientôt n’avoir jamais vécu ailleurs. Toutes ces terreurs -s’évanouissaient une à une, et elle se demandait comment elle avait pu -s’effrayer si fort d’un projet aussi simple. Le mouvement des vagues lui -paraissait un bercement; le ciel était constamment pur et beau, et -jamais sa vie d’intimité et de bonheur ne lui avait paru aussi charmante -que dans ce nid perdu et étrange où nul œil ne pouvait les suivre. - -Quant à Jean, avec l’angoisse d’un joueur qui a mis tout son avenir sur -une seule carte, il épiait le visage de sa femme heure par heure, et il -croyait y voir remonter la fraîcheur comme une poussée de sève -rigoureuse. Le teint reprenait un coloris plus vif sous les rudes -caresses de la brise; Alice se disait chaque jour affamée et plus -impossible à rassasier, et elle prétendait qu’endormie par le mouvement -du bateau, son sommeil ressemblait à ce qu’il devait être jadis dans son -berceau, tant il était profond et doux. - -Sur le pont où elle passait ses journées, suivant l’avis du docteur, -elle avait pris ce mouvement de va-et-vient particulier aux marins, et -les matelots se sentaient plus gais à l’ouvrage quand ils voyaient -passer et repasser ainsi la gracieuse silhouette de la jeune femme -pendant que le _Kerdren_, dont on n’avait point exagéré les qualités, -filait au large comme un oiseau. - - - - -XXV - - -Deux mois avaient passé et à moins d’un aveuglement qui n’était pas le -fait de Jean, il était impossible de ne pas s’apercevoir du changement -effrayant survenu chez madame de Kerdren. Durant la première quinzaine -du voyage, le succès avait semblé devoir couronner l’effort si bravement -tenté, et le jeune officier avait touché deux fois à terre pour -télégraphier au docteur des bulletins où un cri de triomphe éclatait -allègrement. - -La jeune femme toussait à peine, dormait bien, mangeait beaucoup, et -sans qu’elle reprît encore positivement de l’embonpoint, les vives -couleurs qui couvraient ses joues la rendait semblable à ce qu’elle -était dans son meilleur temps de santé. Puis brusquement, du jour au -lendemain, un changement s’était fait, et maintenant au lieu de gagner, -il était visible qu’elle perdait chaque jour un peu de forces. - -Ce dépaysement violent, et ce milieu spécial dans lequel elle se -trouvait transportée avait agi sur elle fortement. Cet air vif avait -fouetté énergiquement son sang devenu faible et il lui avait redonné la -verdeur et la circulation active d’autrefois. - -Puis une fois l’acclimatation faite, l’effet avait disparu avec la -nouveauté de la cause, et Alice était retombée comme précédemment, plus -lassée peut-être par la secousse que lui avait causée cette animation -factice. - -Les premiers jours, la différence était peu sensible, et Jean ne s’en -inquiétait pas, ne voyant là qu’une fatigue passagère; mais au bout -d’une semaine, il comprit que le dépérissement des forces était -constant, que, régulièrement chaque jour, quelque chose disparaissait -qui ne revenait plus, et que la maladie avait repris son cours. Alors, -heure par heure, avec l’épouvantable angoisse d’un être impuissant en -face d’un malheur qu’il voit venir et qu’il sait fatal, il s’était mis à -suivre les progrès du mal, remarquant chaque geste et chaque respiration -qui différait un peu de celles de la veille, et pensant à ce qu’elle -serait le lendemain. - -C’était une torture à nulle autre pareille, et dans les heures où il se -savait bien seul et bien à l’abri, il se laissait aller à des accès de -désespoir d’une intensité atroce. Qu’on se figure en effet ce que peut -ressentir un homme regardant l’être qu’il aime le mieux, placé en face -d’un danger mortel, sachant qu’il ne peut rien pour le secourir, et -condamné à suivre en spectateur quelque chose comme la crue d’une -inondation qui monte peu à peu jusqu’aux genoux, jusqu’à la taille, -jusqu’aux yeux enfin, finissant par couvrir entièrement la tête d’une -dernière vague. - -Devant cette idée, il avait des révoltes affreuses et tout le sang des -Kerdren, avec leur devise de Bretons têtus: «Jamays ne lasche,» -bouillonnait dans ses veines à la pensée de son impuissance. - -Depuis ces deux mois il avait essayé de tout, suivant à la lettre les -divers traitements que lui avait indiqués le docteur: la créosote, -l’iode, une alimentation spéciale, des pointes de feu qu’il posait -lui-même à la jeune femme. Elle s’était laissé faire avec une adorable -docilité, mais rien ne s’était manifesté ni en mieux ni en mal, et -l’affaiblissement s’était continué tout doucement avec son implacable -régularité. - -Un jour c’était l’escalier qu’elle n’avait pu monter seule: ses pieds -lui semblaient de plomb et ses jambes si molles! D’un geste elle avait -appelé son mari, et il avait passé son bras vigoureux autour de sa -taille pour l’aider, ne voulant pas la porter afin de ne pas l’effrayer -et de se faire illusion à lui-même, mais la soutenant en réalité comme -si elle eût été dans ses bras. - -Son souffle était devenu trop court aussi et sa voix trop faible pour -qu’elle pût continuer à chanter; elle s’était arrêté un soir et n’avait -plus repris. - -Son chant du cygne avait été l’_Adieu_ de Schubert, ces couplets -mélancoliques qui parlent de la mort. Elle n’y avait point fait -attention, mais Jean l’avait remarqué, et à côté de bien d’autres -souffrances, ces paroles s’étaient gravées dans son cœur. - -Par un de ces aveuglements inouïs qui sont une dispensation de la -Providence et qui mettent sur les yeux des malades un bandeau si épais, -Alice était la seule à bord qui ne s’aperçût pas de son état. La chute -était si insensible qu’elle n’eût pu en mesurer la profondeur qu’en se -cherchant des points de repère dans le passé et elle n’y songeait pas. - -La langueur qui l’envahissait semblait atteindre aussi son esprit, lui -enlevait le souvenir des jours précédents, et ne lui permettant point de -voir à quel point elle différait de la femme qui était montée, il y a -deux mois, sur le pont du yacht. - -Le mot d’ordre était donné par Jean à l’équipage, et tous ces hommes, -qui adoraient madame de Kerdren et qui guettaient chaque matin -anxieusement son visage, ne paraissaient point se douter qu’elle fût -malade, et ne lui demandaient jamais de ses nouvelles quand elle leur -adressait affectueusement la parole en passant près d’eux. - -Aussi l’aveuglement de la jeune femme était-il complet. Elle se sentait -fatiguée évidemment, mais elle mettait tout sur le compte d’une petite -crise d’anémie, et attendait patiemment que le fer et le vieux vin -eussent fait leur œuvre. - -Une fois seulement elle fit allusion à ce qu’elle éprouvait. Son mari, -assis à côté d’elle, lui détaillait la côte de Tunisie dont ils -approchaient et la croyait toute occupée à suivre ses paroles. - ---Savez-vous, lui dit-elle tout à coup, quel âge avait ma mère quand -elle est morte?... - -Jean frissonna et sans avoir la force de répondre, il fit un signe -machinal avec ses épaules. - ---Vingt-quatre ans à peine, reprit-elle gravement, n’est-ce pas -singulier que j’aie presque au même âge qu’elle une crise de maladie? - -Elle parlait si tranquillement, que le jeune homme comprit à quelle -distance elle était de la vérité; et au bout d’un instant, voyant qu’il -se taisait toujours, elle reprit paisiblement un autre sujet. - -Depuis leur départ les voyageurs s’étaient arrêtés à Syracuse, à -Athènes, à Constantinople, sur les côtes d’Asie Mineure et en Égypte. Au -début, Alice descendait et se promenait un peu, mais elle se contentait -maintenant d’une vue d’ensemble depuis le bateau, et à Tunis, Jean fut -seul à aller passer quelques heures à terre. - -Deux nouvelles semaines s’étaient écoulées. La jeune femme ne quittait -plus maintenant sa chaise longue, et elle avait abandonné ses dernières -occupations. - -Malgré tout son désir de ne rien changer à ses habitudes, il fallait -maintenant que son mari la portât dans ses bras comme une enfant, et -pendant qu’on la coiffait le matin, elle commençait à regarder -douloureusement dans la glace le terrible amaigrissement de sa figure. - -Il semblait que ses yeux s’agrandissaient aux dépens de tout ce qui les -entourait, mettant sous les sourcils une intensité d’éclat et d’ardeur -presque effrayante. - -Dès qu’elle s’étendait un peu, des étouffements la prenaient, et il -fallait l’asseoir comme dans un fauteuil à l’aide de plusieurs -oreillers. Quand cela se produisait, une expression étrange et nouvelle -passait sur son visage et elle regardait au loin la mer comme pour -demander à ces flots clairs la solution de l’énigme qui l’occupait. Un -jour elle avait aperçu deux larmes dans les yeux d’un matelot qui la -regardait de loin, et cette douleur naïve que rien n’expliquait avait -remué dans sa tête mille pensées confuses. - -L’altération de la figure de son mari la frappait aussi. Le désespoir -qui minait le jeune homme agissait violemment sur sa santé, et cette -horrible douleur, toujours supportée solitairement, qui remplissait -toutes les heures de sa nuit, et tous les instants où il se voyait sans -témoins, agissait sur son tempérament comme un dissolvant rapide. - -Après s’être efforcé de se rattacher avec une foi touchante à tous les -brins d’herbe qui lui semblaient de force à soutenir son espérance, il -avait regardé la vérité en face, et compris que la durée de cette vie si -chère n’était plus qu’une question de jours, et qu’une solitude désolée -lui apparaissait à brève échéance. - -Les projets les plus inouïs s’étaient alors succédé dans sa tête à la -pensée du moment où il se séparerait pour toujours de sa femme, et dans -la douleur sombre qui l’envahissait, touchant presque à la folie, l’idée -du suicide était maintenant à l’état fixe. Il se voyait prenant dans ses -bras Alice endormie de son dernier sommeil, la portant à la faveur de la -nuit dans le petit canot dont il se servait toujours, et une fois qu’il -serait descendu près d’elle et parti au large, hors de la portée du -bateau, entr’ouvrant le fond de la petite embarcation par quelque moyen -violent, et se laissant couler tout doucement avec sa pauvre morte -jusqu’à ce que la grande tombe des marins leur fût commune à tous deux. - -Cette perspective seule l’empêchait de se désespérer, et il y pensait -souvent avec une ardeur sauvage et presque joyeuse. - -Pourtant la faiblesse d’Alice et son état de souffrance devenaient si -grands qu’ils nécessitaient la présence constante d’un médecin, pouvant -tenter chaque jour, non plus de la guérir, mais au moins de la soulager; -et à cet effet Jean faisait gouverner sur Alexandrie. - -Au lieu de continuer sa route vers le Maroc, le yacht avait été ramené -sur la côte égyptienne, où la température était plus favorable à la -jeune femme; et cela facilitait à Jean la recherche qu’il souhaitait. -Depuis longtemps, il s’était fait envoyer par son docteur de Paris les -adresses de plusieurs médecins, résidant dans les ports qu’il pouvait -rencontrer, et il s’agissait maintenant pour lui de décider un de -ceux-là à s’embarquer à son bord pour un temps illimité. - -La négociation réussit plus vite et mieux qu’il n’eut osé l’espérer. Un -jeune interne des hôpitaux de Paris, poussé par le désir de se faire une -clientèle, était venu se fixer à Alexandrie où il végétait tristement -depuis un an, rongé qu’il était par les fièvres du pays, et incapable -maintenant de poursuivre son but. L’idée d’être rapatrié après un voyage -qui lui promettait du repos et des appointements forts beaux lui agréa -comme on pense, et le lendemain il s’installait sur le _Kerdren_. - -Alice avait appris son arrivée sans témoigner aucune émotion. Soit que -la lumière se fût faite dans son esprit et que son courage la défendît -de toute plainte; soit qu’elle ne vît rien d’alarmant dans cette -nouvelle, elle n’en témoigna qu’une reconnaissance affectueuse. - -En même temps que le docteur, un nouvel hôte était arrivé à bord; -c’était un jeune enseigne, Yves Kernevel, cousin de Jean à un degré fort -éloigné et qui se trouvait amené là par un concours de circonstance que -voici: - -La première personne que le comte de Kerdren avait aperçue en débarquant -à Alexandrie était son jeune parent. - -Celui-ci l’avait accueilli les mains tendues avec une cordialité -sympathique et grave, et il s’était aussitôt chargé de le guider dans la -ville. Puis dès que Jean et le docteur avaient eu conclu leur engagement -réciproque, l’enseigne avait emmené son cousin chez lui, et lui avait -dit avec une extrême simplicité à peu près ceci: - -«Depuis tes lettres qui étaient venues m’apporter aux Canaries, d’abord -la nouvelle de ton mariage, ensuite l’histoire de ton bonheur parfait, -il hésita un peu avant de prononcer ces derniers mots, j’étais sans -nouvelles de toi, et ma première action en rentrant en France a été de -m’informer.» - -Il s’arrêta un instant, comme s’il cherchait ses paroles; puis avec une -brusquerie affectueuse sous laquelle on devinait l’attendrissement, il -reprit en serrant la main de Jean: - ---J’ai obtenu un congé d’un semestre, je suis reparti aussitôt pour -gagner l’un des ports d’où je savais pouvoir te rejoindre, et me voici -tout à toi pour tout le temps que tu voudras! - -Et comme le comte de Kerdren faisait un mouvement d’interrogation -hautaine: - -Je sais tout, lui dit tristement le jeune enseigne! laisse-moi ne plus -te quitter, je t’en prie. Je me ferai petit, et ne gênerai point votre -intimité; mais peut-être aimeras-tu pouvoir dire parfois à quelqu’un ce -qui t’étouffe. - ---Quoi tout? demanda Jean impérieusement sans lui répondre. Qu’elle se -meurt...? - -Yves baissa la tête sans prononcer un mot, et un silence d’une minute -passa sur les deux hommes. - ---Merci, dit enfin Jean, je te ferai chercher ce soir, il faut que je la -prépare. - -L’enseigne le laissa partir seul. Il avait trop bien vu deux larmes -monter dans les yeux fiers de son cousin pour l’accompagner, fût-ce d’un -pas. - -L’aspect du bord changea un peu avec la présence de ses deux nouveaux -habitants, et une détente morale se produisit. - -Mus par le même sentiment de délicatesse, le docteur et Yves avaient -insisté pour prendre leurs repas seuls, et ils s’écartaient, sur le -pont, du coin occupé par la jeune femme, sans exagération mais avec une -réserve extrême. Seulement de temps en temps ils venaient s’asseoir et -causer, appelés par Jean ou par Alice, et ils apportaient un peu de vie -auprès de la malade. - -La douleur concentrée du jeune comte et la faiblesse croissante de -madame de Kerdren les rendait muets parfois, et une intervention -étrangère moins directement intéressée à la souffrance de ces deux êtres -leur faisait du bien. - -Le docteur parlait de son année de malheur à Alexandrie, et des -originalités de ce pays; et le jeune enseigne décrivait avec son parler -humoristique les deux années qu’il venait de passer sur mer. - -La jeune femme s’était sentie attachée tout de suite par cet aimable -garçon sous la jeunesse duquel on devinait des qualités si solides de -cœur et d’esprit: et lui, ressentait de son côté une affection de frère -aîné, attendrie et protectrice pour cette délicieuse créature, dont le -charme profond, toute changée qu’elle fût, séduisait encore à première -vue. - -Comme l’avait prévu l’enseigne, Jean trouvait une consolation plus -grande qu’il ne l’aurait cru lui-même à pouvoir épancher un peu -l’horrible douleur qui lui étreignait le cœur et à parler de son bonheur -passé, si court mais si vif, à d’autres qu’à ses souvenirs. - -Dès les premiers jours, il s’était remis entièrement du soin du -commandement sur son parent, et cela le soulageait d’avoir maintenant -toutes ses minutes à donner en pâture à son désespoir pendant la nuit, -et pendant le jour, au soin de la malade si aimée, près de laquelle il -s’ingéniait avec des raffinements de tendresse et d’adoration qui -augmentaient toujours. - -Les prescriptions du docteur avaient apporté à Alice une grande facilité -de respiration, ce qui lui permettait de causer davantage; et il y avait -des heures où Jean assis à côté d’elle croyait en fermant les yeux -qu’ils étaient encore tous les deux sous les ombrages de Kerdren, -édifiant de doux projets d’avenir; illusion qui durait jusqu’à ce qu’un -accès de cette toux qui laissait Alice si épuisée vînt le réveiller -brusquement de son rêve. - - - - -XXVI - - -Dans ces conversations avec son cousin, l’enseigne avait vite démêlé au -travers de son désespoir la résolution à laquelle il s’était arrêté, et -sans que Jean lui en eût dit un mot, il était certain qu’il ne se -laisserait point survivre à sa jeune femme. - -Faire appel aux sentiments religieux de son cousin pour empêcher cette -folie, Yves comprenait bien que c’était chose inutile au milieu de la -crise morale qu’il subissait, et dont il ne lui avait pas fait mystère. -Il était certain que son accès de doute serait court, mais s’il allait -jusqu’à lui permettre d’accomplir un acte de désespoir, peu importait -qu’il n’eût duré que quelques jours. Le surveiller incessamment depuis -l’heure où il serait seul, il y comptait bien; mais il n’y a point de -surveillance qui n’ait ses moments de relâche forcée, et d’ailleurs il -connaissait trop l’inflexibilité et l’étrangeté du caractère de Jean -pour ne pas s’effrayer d’une lutte à soutenir avec lui. Ouvrir les yeux -à la jeune femme et profiter de son influence pendant qu’elle durait -encore était cruel et impossible, et le pauvre garçon s’attristait en -songeant à l’avenir qui se montrait si menaçant pour ceux qu’il aimait. - -Un jour, épuisé par ses veilles incessantes, Jean avait fini par céder -aux prières d’Alice, et il était descendu se jeter sur un divan, -laissant auprès de sa femme Yves, qui lui avait proposé une lecture à -haute voix. - -Celle-ci l’écouta d’abord avec attention, puis au bout d’un instant elle -lui fit signe de laisser son livre, et parlant très bas comme elle en -avait pris l’habitude depuis qu’elle était si faible: - ---Yves, lui dit-elle, en l’invitant à se rapprocher, et en indiquant du -doigt la direction que son mari venait de prendre: Écoutez-moi bien, je -vous le confie. Ne le laissez pas trop seul quand je n’y serai plus, et -puisque vous êtes arrivé à temps pour me connaître un peu, parlez -quelquefois de moi avec lui; ce sera moins triste. - -Elle s’arrêta haletante et si émue que ses mains tremblaient. - -Interdit et bouleversé, le jeune enseigne se penchait vers elle prêt à -recueillir le plus léger signe; mais tellement saisi de ce que cette -prière avait d’inattendu et de la façon lucide dont Alice jugeait son -état, qu’il ne trouvait pas un mot à répondre. - ---Vous le ferez? dit-elle d’un ton inquiet en rouvrant les yeux. - -Et comme le jeune homme promettait chaleureusement son dévouement et son -affection et essayait en même temps de dire un mot d’espoir... - ---Non, je sais bien que c’est la fin, reprit-elle tristement; mais je -n’ose pas lui en parler à lui, j’ai peur de le désoler; vous lui -répéterez tout ce que je ne peux pas dire. Ma tendresse... ma -reconnaissance... - -Elle s’arrêta encore, et pendant qu’elle reprenait des forces, Yves, la -tête entre ses mains se mit à réfléchir. Il pensait à l’horrible -contrainte que subissait Jean, en cherchant à rester calme et à paraître -confiant, à la réserve que s’imposait la jeune femme dans la crainte de -provoquer le désespoir de son mari, et il se demandait si une communauté -de douleur ne serait pas préférable à ces chagrins subis en secret des -deux côtés. Cette confiance et cette résignation mélancoliques d’Alice -le remuaient profondément, et il lui semblait que du moment où la -clairvoyance était maintenant aussi grande chez l’un que chez l’autre, -pouvoir se parler jusqu’au bout à cœur ouvert serait une douceur plutôt -qu’une tristesse de plus, sans compter l’apaisement que l’influence de -la malade pourrait apporter dans le cœur révolté de son mari. - -Il formula sa pensée avec une discrétion et une réserve extrêmes, et au -moment où il finissait, la tête pâle de Jean paraissait au-dessus de -l’escalier. - -Yves s’éloigna au bout d’un instant sous un prétexte banal, et eux -restèrent seuls. - -Alice était nerveuse et ses mains tourmentaient les franges de son châle -avec un geste inquiet. Ses yeux erraient par un mouvement incessant -autour d’elle, et sur ses lèvres entr’ouvertes, il semblait qu’on voyait -flotter une question qu’elle n’osait pas formuler. Son attitude frappa -bientôt son mari et il l’interrogea avec tendresse. - ---Qu’avez-vous, lui demanda-t-il, désirez-vous quelque chose? - -Elle hésita un peu; puis elle dit seulement: - ---Sommes-nous bien loin des côtes en ce moment, Jean? - ---Non, répondit-il très étonné, mais pourquoi? Est-ce que vous désirez -vous arrêter? - ---Ce n’est pas cela; seulement, je pensais... je voudrais que vous -puissiez m’amener bientôt un prêtre, fit-elle avec douceur. - -Et comme le jeune officier tressaillait violemment à cette parole. - ---Voulez-vous, mon ami, continua-t-elle avec un calme soudain, que nous -parlions un peu tous deux à cœur ouvert? - -Et tout simplement, avec une élévation et un courage touchant elle se -mit à lui dire les pensées qui l’occupaient, parlant de sa mort -prochaine si doucement qu’il l’écoutait avec stupeur se demandant s’il -la comprenait bien, et si la séparation à laquelle elle faisait allusion -était bien le brisement définitif. - -Cependant, à mesure qu’elle avançait, l’agitation reparaissait, et il -lui fallait faire effort pour continuer. - ---J’ai tant à dire, tant à dire! murmurait-elle de temps en temps. - -Et elle passait la main sur son front avec angoisse, comme pour -rassembler ses idées éparses. - ---Il y a longtemps que je voulais vous remercier, reprit-elle ensuite. -Vous m’avez faite profondément heureuse, tandis que moi, je n’ai su -apporter dans votre vie qu’un trouble affreux, et c’est si triste de -vous laisser maintenant... J’ai tant de peine à m’en aller! - -Des larmes perlèrent au bord de ses cils et elle s’arrêta vaincue par -l’émotion, pendant que son mari, oubliant tout à coup la réserve qu’il -s’imposait depuis quelques mois, et emporté malgré lui par la -souffrance, se laissait aller à lui dire tout ce que la passion et le -désespoir peuvent inspirer à un homme. - -Au début il l’avait écoutée saisi par l’imprévue de ses paroles, et -n’osant point interrompre cette pauvre voix si faible: mais éprouvant au -dedans de lui un déchirement comme il n’en avait pas encore ressenti. - -Certes, il savait bien que la jeune femme était perdue, et il n’y avait -pas d’instant où cette idée ne se présentât cruellement à sa pensée; -mais l’entendre ainsi se condamner elle-même, il lui semblait que -c’était le dernier coup. Aussi, oubliant toutes ses résolutions de -prudence, il se laissa aller à son désespoir avec une impétuosité sans -mesure, montrant l’intensité de sa souffrance tout entière et protestant -qu’il ne la subirait pas, avec des éclats de passion désespérée. - -Il accusait le ciel, il défiait la mort, il jurait que si on enlevait de -sa vie ce qui en était l’essence même, il ne continuerait point de -vivre. - ---Mon pauvre ami, disait la jeune femme avec désolation, vous -blasphémez! - -Et il lui répondait d’une voix sombre: - ---Je ne sais pas si je blasphème, mais je sais que je souffre une -douleur si insupportable que je ne veux pas l’endurer toujours! - ---Vous retournerez à Kerdren, reprenait-elle. - ---Kerdren sans vous! Kerdren, où vous avez ressenti les premières -atteintes de votre mal! mais je le hais Kerdren!!... - ---Vous reprendrez la mer, alors, vous naviguerez toujours!... - ---La mer! la mer maintenant! - -Et il recommençait à exhaler sa douleur, épanchant son désespoir qui -passait devant les yeux d’Alice épouvantée, comme un fleuve puissant et -terrible. - -Elle ne connaissait point encore la trempe de ce caractère passionné et -ardent, forgé tout d’un bloc, sur un type qui n’était plus de ce siècle; -et elle n’avait point prévu qu’il prendrait la souffrance avec cette -révolte. - -Il s’aperçut enfin du mal qu’il faisait à sa femme, s’arrêta brusquement -en voyant sa pâleur et lui offrit de redescendre dans sa chambre. - -Au moment où il la posait sur son lit, elle lui fit incliner la tête -avec ses deux bras qu’elle avait laissés autour de son cou, et tout bas, -avec une émotion dans laquelle on entendait passer les battements de son -cœur, elle lui dit: - ---Au moins, Jean, jurez-moi que jamais vous ne vous... - -Le docteur entra au même instant, croyant à une syncope de sa malade, et -le jeune officier en profita pour s’écarter imperceptiblement. Il avait -compris ce qu’Alice allait lui demander, et ne voulait point faire une -promesse semblable même à elle. - -Toute la nuit, la jeune femme resta plongée dans une somnolence agitée -et inquiète d’où elle sortait par brusques sursauts, et Jean qui demeura -à son chevet jusqu’au matin eut le temps de se désespérer cent fois, en -pensant à l’imprudent oubli de lui-même qui avait causé tout ce trouble. - -Dès la veille, on avait gouverné vers la terre selon le désir de madame -Kerdren, et au soleil levant Yves fit mouiller en face d’un petit -village de la côte africaine où il pensait devoir trouver un -missionnaire, ou tout au moins des indications qui lui en signaleraient -un à quelques lieues de là. - -De bonne heure, Alice s’était fait monter sur le pont; la vue de la -terre et les toits pointus des paillottes qu’on apercevait sur la rive -l’amusaient, et le mouvement des petits bateaux attiré par leur arrivée -et qui naviguaient auteur d’eux lui semblait gai. - -Ni elle ni Jean n’avaient fait la moindre allusion à ce qui avait été -dit la veille entre eux, mais elle le suivait du regard dans chacun de -ses mouvements et mettait dans ses yeux une expression de prière si -triste et si tendre que par instant le jeune homme se sentait vaincu. -Pourtant il descendit à terre dans le milieu de la matinée, sans avoir -prononcé un mot qui eût trait aux choses du soir précédent et plus -farouche que jamais dans sa souffrance, en pensant à la mission qu’il -allait accomplir. - -Il ne rentra à bord que bien après l’heure du déjeuner, et il annonça en -termes assez brefs que sa recherche avait été couronné de succès, et -qu’un missionnaire français établi dans ce village, qu’il catéchisait à -lui seul, viendrait voir madame de Kerdren dans l’après-midi. - -Soit que la marche lui eût détendu les nerfs, soit que la satisfaction -d’avoir pu rencontrer tout de suite ce que sa femme désirait l’eût rendu -heureux, il paraissait plus calme que le matin. - -Le silence n’était interrompu que par le bruit des vagues déferlant -contre le yacht, et cette attente troublait si fort la jeune femme, que -les battements de son cœur commençaient à lui couper la respiration. - -Elle sentit que son mari se penchait sur elle, et tout d’un coup, avec -cette confiance et cette simplicité d’enfant qui la rendaient si -attachante: - ---Jean, aidez-moi! dit-elle en lui tendant ses deux mains avec le geste -de quelqu’un qui cherche un appui. - ---Ma pauvre aimée, répondit le jeune homme en se laissant glisser à -genoux à côté du canapé; pardonnez-moi le mal que je vous ai fait, et ne -craignez plus rien. Vous m’avez deviné hier. Pendant quelques jours, -j’ai oublié tout ce que j’avais su depuis l’enfance: l’honneur, le -courage, la religion, la dignité de mon nom enfin, et j’ai peut-être été -le premier Kerdren qui ait reculé devant la souffrance! Mais ce vertige -est passé, je vous le jure! et tout ce que votre douce voix elle-même -aurait été impuissante à me faire entendre, il y a quelques heures, je -viens de le rapprendre d’un pauvre missionnaire modeste, timide sans -grande éloquence et d’un esprit naïf. - -Il s’arrêta un instant, puis d’une voix si grave qu’une étrange émotion -remua le cœur de la jeune femme: - ---Si ma vie devient jamais solitaire, chère bien-aimée, reprit-il, -n’ayez plus peur et ne cherchez plus comment la remplir. Je ne m’en irai -ni à Kerdren ni sur mer; j’entrerai au séminaire, et quand je serai -prêtre, je m’approcherai des souffrants et des cœurs broyés, et si je -peux rendre une fois à l’un d’eux le bien qu’on m’a fait aujourd’hui, le -fardeau de l’existence me semblera moins lourd!... - ---Prêtre! répéta machinalement Alice. Vous prêtre! Et elle se tut, -regardant avec un indicible étonnement la belle tête penchée vers elle -et les yeux pleins de tendresse qui l’observaient. Sa surprise était -presque de la frayeur et elle éprouvait l’impression que son mari ne lui -parlait plus dans son bon sens. - -Cette résolution subite, si complètement étrangère au caractère de Jean, -cette vie dont il parlait et qui était l’opposé de tout ce que pouvait -lui inspirer ses instincts, ses habitudes et ses goûts, lui paraissait -sonner faux comme une invraisemblance. - ---Mais que vous a-t-il dit enfin, ce missionnaire! demanda-t-elle au -bout d’un instant, cherchant à se donner des preuves matérielles de ce -qu’elle entendait, comme on le fait quand on croit rêver. - -Il le lui répéta aussitôt, décrivant avec la puissance d’éloquence qu’il -trouvait toujours dans ses émotions, l’impression que lui avait produite -ce modeste vieillard. - -Le prêtre qui s’était trouvé si heureusement placé sur le chemin de Jean -était comme l’avait dit celui-ci un homme simple, sans grande facilité -de parole, et rendu timide par son grand isolement; mais il y avait une -conviction et une foi si profonde dans son cœur, et sans dureté, sans -menaces emphatiques, il possédait à un tel degré, l’art de ramener à la -juste notions des devoirs et des obligations de la vie, qu’il était -impossible de ne pas en être frappé. - -Comme le curé d’Ars, qui émotionnait tous ces auditeurs, rien qu’en leur -disant: «Mes enfants, aimez-vous!... Aimez-vous!... je vous en prie!...» -tant il mettait d’onction et de tendresse paternelle dans ces simples -paroles le missionnaire rappelait en quelques mots avec tant de -profondeur la loi de la souffrance humaine, son inévitable rencontre et -sa grandeur quand on en considère la fin, qu’il entraînait à -l’acceptation de la douleur quoi qu’on eût. - - - - -XXVII - - -Depuis le moment où Jean avait laissé le missionnaire auprès de sa -femme, la révélation si inattendue qu’Alice venait de recevoir avait -fait son chemin dans son esprit. L’impression particulière que lui avait -fait éprouver à elle aussi ce digne prêtre dont la simplicité touchait -parfois à la grandeur, lui expliquait mieux le revirement subit de la -pensée de son mari, et en outre de la tranquillité que cette résolution -lui causait, si peu égoïste qu’elle fût, la pensée de cette vie qui -devait être murée à tout jamais après elle lui semblait un adoucissement -à la peine horrible avec laquelle elle se séparait de cet être si -ardemment aimé. - -La première elle se mit à lui en parler quand il redescendit, et comme -malgré elle, deux larmes coulaient sur ses joues en s’occupant de cet -avenir où elle n’avait plus de place: - ---Ma chérie, lui dit Jean avec douceur, est-ce que ce projet vous -peine?... - ---Moi? s’écria-t-elle, oh mon Dieu, vous ne savez pas lire tout -l’égoïsme de ma pensée! - -Elle baissa la voix et ajouta: - ---Rien ne me serait plus doux, puisqu’il faut vraiment que je vous -quitte. Qu’y a-t-il en effet sur terre qui soit plus près des morts que -les prêtres?... Quand vous prierez, il me semblera qu’un peu de vos -paroles sont pour moi; et si je vous vois consolé... - ---Ne prononcez point ce mot-là, dit-il en l’interrompant et en se -raidissant tout à coup; nous parlons de vivre et d’accepter; c’est tout. - ---Savez-vous, lui dit-elle un peu plus tard, quel serait mon désir -suprême? Je voudrais vous broder moi-même la première étole que vous -porterez!... Oh! si j’en pouvais avoir le temps!... Le pensez-vous, -Jean? - -C’était plus que n’en pouvait supporter le pauvre garçon qui s’enfuit -dans son bureau où il demeura la tête entre ses mains, jusqu’à ce qu’il -eût repris la force de parler. - -Quand il rentra dans la chambre d’Alice, le sol était embarrassé -d’étoffes qui formaient un monceau près du canapé, et entre ses mains -elle tenait de la soie blanche qu’elle retournait en tous sens. - -Presque à chacune des stations faites par le _Kerdren_, Jean lui avait -acheté des bibelots, des bijoux ou des étoffes de soie qu’il trouvait -originales, et c’était ce qu’elle venait de faire sortir de ses -armoires. Dans cette soie blanche, unie, elle avait fait tailler par sa -femme de chambre une étole, et maintenant elle y appliquait elle-même de -grosses fleurs. - -Il semblait que l’énergie de sa volonté lui eût rendu soudain ses forces -d’autrefois et elle tirait l’aiguille d’un mouvement presque vif. - ---Voyez, dit-elle à son mari quand la Bretonne fut sortie... -L’aimerez-vous? - -Il regarda pour lui complaire et détourna la tête sentant que son -courage allait encore faiblir. - ---Cela me rendra si heureuse de penser que vous l’aurez! fit-elle à -demi-voix... - -Dans une autre étoffe, une espèce de drap d’argent à fleurs, elle avait -fait découper de grand lis et maintenant elle les appliquait, les -groupant et les mêlant avec le goût qui lui était naturel, et fixant les -bords par de la soie et un imperceptible cordonnet d’argent. - -A partir de ce jour-là, Alice ne se donna pas une minute de repos. Elle -se levait plus matin et se faisait aussitôt monter sur le pont, avec ce -qu’il lui fallait pour travailler. - -Elle parlait sans effort et sans trop d’amertume et il semblait que la -douleur de la séparation fût diminuée pour elle par ce souvenir qu’elle -laissait comme un lien entre elle et Jean. - -Elle faisait très rarement allusion à sa mort, et on aurait pu la croire -reprise de ses illusions d’autrefois quoiqu’il n’en fût rien en réalité. -Tout en travaillant elle levait les yeux sur son mari, lui souriant avec -son adorable façon, regardant la mer qu’elle aimait plus de jour en -jour, et reprenait son aiguille. - -C’était quelque chose de terrible que ce qui se passait sur ce bateau -perdu entre le ciel et l’eau. Cette jeune femme si chèrement aimé qui -agonisait là, jour par jour, sous les yeux de son mari, qui se sentait -mourir et qui, malgré tout son courage, disait des mots d’un si poignant -regret; et à côté d’elle cet homme uniquement occupé à la suivre dans -chacun de ses mouvements, et se demandant tous les soirs si le lendemain -il la verrait encore sourire; cela donnait froid au cœur. - -La fin de la jeune femme semblait devoir être paisible, les vives -douleurs et les étouffements des premiers temps avaient presque disparu, -et quand son mari lui avait offert de rentrer en Bretagne: - ---Oh! non, je vous prie, avait-elle dit, je suis si bien ici! - -Malgré lui, Jean se laissait presque reprendre à l’espoir que lui -causait ce mieux tristement significatif pour le docteur, qui voyait là -seulement la fin de la lutte, et il ne pouvait s’empêcher de dire à -Alice ce qu’il pensait. - ---Alors, dit-elle en soulevant l’ouvrage qui ne quittait pas ses mains, -ce sera pour la messe d’actions de grâce? - -Dans son désir de tout voir en mieux, il s’irritait de ce qui donnait à -sa femme l’air plus malade, et un soir où il lui parlait de sa mine: - ---C’est ce noir qui vous pâlit, dit-il en désignant avec mécontentement -l’étoffe de sa robe flottante. Quand donc quitterez-vous le deuil?... - ---Il n’y a pas un an, répliqua machinalement la jeune femme, sans -remarquer plus que lui ce que la demande et la réponse avaient de -singulièrement pénible. - -Et comme il murmurait à demi-voix: - ---J’aurais tant voulu vous voir quitter le deuil! - ---C’est bien facile, dit-elle avec douceur, et je ne crois pas que mon -pauvre père s’en attriste. - -Le lendemain, grâce à l’activité de sa femme de chambre elle put mettre -un vêtement clair dont la singularité allait bien à sa beauté toujours -délicieuse. C’était une laine souple d’un blanc de neige achetée à -Constantinople, et sur laquelle couraient quelques fleurs d’argent et -d’or d’une délicatesse exquise. - -Ce jour-là, Alice posa le dernier lis sur son étole et elle montra tant -de joie de sa réussite que sa voix résonnait sous la tente, presque avec -la gaieté des anciens jours, quoique le son en fût doux et voilé comme -le chant d’une harpe entendue d’un peu loin. - -En se voyant si près de finir, elle s’accorda quelques loisirs, -remettant au lendemain d’attacher la tresse du bord, et par une -fantaisie qu’elle avait rarement, elle demanda à dîner sur le pont. La -veille au soir la mer avait été phosphorescente, et elle avait trouvé si -admirable ses flots éblouissants, que le _Kerdren_ fendait comme un -oiseau, en faisant jaillir des milliers d’étincelles qu’elle espérait -les revoir encore, et craignait qu’on ne lui permît plus de revenir si -elle était rentrée avant la nuit. - -On était à la fin de février, et le crépuscule très court des pays -chauds faisait que presque sans transition on passait du jour à la nuit. - -La main dans la main de Jean, Alice regardait avec extase et lui -montrait du doigt ce qu’elle admirait. - -Un très léger souffle d’air passa sur le pont, le soleil disparut -entièrement et tout à coup la jeune femme se mit à frissonner. Jean, qui -la regardait, s’en aperçut et il la vit en même temps pâlir si -violemment qu’il se leva, pris de peur... - ---J’ai froid, dit-elle en lui serrant la main. - -Une expression de souffrance passa sur sa figure, et elle murmura plus -bas et très vite: - ---C’est si triste... si triste!... - -Puis ses yeux reprirent leur expression accoutumée, et appelant du geste -le médecin qui se tenait à quelques pas, parlant à Yves d’un ton -significatif: - ---Merci, docteur, dit-elle en lui tendant la main. - -Quand elle se tourna près du jeune enseigne, son agitation reprit. - ---Les eaux de France... Sommes-nous dans les eaux de France? lui -demanda-t-elle avec émotion. Je voudrais les revoir... - -Il lui répondit affirmativement en lui nommant Tunis, et baisa la petite -main qu’elle lui tendait; puis il s’écarta pour la laisser tout à son -mari, avertissant les matelots qui s’arrêtèrent dans leurs occupations -suivant de loin avec un respect pieux cette scène cruelle. - -La lune éclairait toute la mer maintenant, et le bruit des vagues -accompagnaient les mots de tendresse d’Alice et les phrases de regret -qu’elle laissait échapper par intervalles avec une douceur déchirante et -auxquelles Jean agenouillé près d’elle et ployé dans une douleur sans -nom, répondait seulement en répétant: - ---Ma bien-aimée! Ma bien-aimée! - -Avec un léger effort, elle se pencha et attirant l’étole qui était -restée sur ses genoux: - ---Souvenez-vous! dit-elle... - -Puis elle soupira plus vite, et ce fut tout. - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -C’était par Nice que Jean avait tenu à rentrer en France, se rappelant -sa première rencontre avec sa femme dans cette ville où il ramenait -maintenant son cercueil. - -La tente sous laquelle la jeune femme était restée si longtemps assise -était convertie en chapelle ardente et des matelots en grande tenue -veillaient sur le pont autour de madame de Kerdren. Le pavillon en berne -était voilé de crêpe, et les ornements d’argent du cercueil -disparaissaient sous les fleurs. - -Il était grand matin quand le yacht mouilla dans le port, et la voiture -des pompes funèbre était presque seule sur le quai. - -Cependant une animation inusitée se devinait partout, on voyait des -fleurs aux maisons, et les promeneurs les plus matineux sortaient avec -un air de fête. Dans les cours, des bandes de travailleurs affairés -finissaient de garnir des voitures, et les cris des marchandes de -bouquets commençaient à se faire entendre. - -Ni Jean ni son cousin n’avaient songé qu’on était arrivé au temps du -carnaval, et par une coïncidence navrante, la jeune morte rentrait à -Nice le jour de la bataille des fleurs juste un peu plus d’un an après -la soirée où elle avait rencontré Jean chez madame de Sémiane. - -Malgré toute la hâte apportée aux derniers préparatifs, neuf heures -sonnaient au moment où le cercueil de madame de Kerdren, porté par douze -matelots, montaient du canot jusqu’au quai. - -Sur le velours noir brodé d’étoiles, on n’avait pas encore remis les -couronnes, et au moment où les porteurs arrivaient devant le char, deux -jeunes femmes élégantes et joyeuses, qui passaient là, s’arrêtèrent avec -respect. - ---Que c’est triste d’enterrer ses morts un jour de carnaval! murmura -l’une d’elles. - -Et brusquement, d’un mouvement spontané, sans voir les deux officiers en -grande tenue qui suivaient, elle s’avança et posa sur le cercueil la -botte de lilas blanc qui remplissait ses bras, tout en faisant son signe -de croix. - -Sa compagne mit à côté les violettes qu’elle tenait; puis, saisies tout -à coup, prêtes à s’excuser, elles reculèrent en voyant les jeunes gens. - -Jamais elles n’oublièrent le salut grave et ému des deux marins, et -l’expression qu’il y avait dans les yeux de Jean, pendant qu’il -regardait la part qu’une pitié sympathique faisait à sa femme dans la -fête du jour! - - - - -XXVIII - - -A l’ordination du comte de Kerdren, la moitié de Saint-Sulpice se -trouvait remplie par ses amis et ses camarades, et Jean s’est vu entouré -à cette occasion d’une sympathie générale. Yves, fidèle à sa parole l’a -suivi jusqu’à cette heure autant que le lui permettait la nouvelle vie -de son cousin, et tous ceux qui sont comme lui au courant de l’histoire -de ce cœur brisé ont senti leurs yeux se mouiller en voyant l’étole -blanche du jeune prêtre, avec ses lis d’argent enlacés, et surtout en -regardant le dernier d’entre eux, celui qui est inachevé, et dont la -tête un peu brisée semble un symbole. - -Kerdren est fermé et muet comme un tombeau. Les matelots du yacht -racontent le soir à la veillée les tristes mois de leur navigation, et -les paysans qui les écoutent pleurent au souvenir de «notre dame». - -Jean n’a jamais pu prendre sur lui de rentrer au château, mais comme il -veut donner un bon maître à tous ces braves gens, il a décidé autrefois -avec sa femme qu’il mettrait le domaine dans la corbeille de mariage de -son cousin Yves. La collection de bijoux y est au complet, sauf la bague -de fiançailles. Jean n’a pas permis qu’on la retirât de la main d’Alice. - ---Il n’y aura plus de dame de Kerdren, a-t-il dit, je veux qu’elle -l’emporte! - -L’abbé de Kerdren a été envoyé dans la paroisse de -Notre-Dame-des-Champs. Il l’avait demandé, et on se l’explique quand on -sait à quelle distance du cimetière Montparnasse cette église est -située. - -La douleur du jeune prêtre n’est plus ce qu’elle était dans les premiers -temps alors que son cousin terrifié croyait, en le voyant, à la folie; -mais la plaie est toujours saignante au fond de son cœur; et un soir -d’été où il passait dans la rue de Vaugirard, on l’a vu pleurer en -s’arrêtant contre la grille du Luxembourg. - -En face de lui, il y avait une fenêtre ouverte, et dans l’intérieur de -la maison, une voix jeune et fraîche chantait l’_Adieu_ de Schubert avec -tant de pureté et de sentiment que toutes les notes de la mélodie -arrivaient jusqu’à lui, évoquant un à un les souvenirs du passé. - - -FIN - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JEAN DE KERDREN *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you -are not located in the United States, you will have to check the laws of the -country where you are located before using this eBook. -</div> - -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: Jean de Kerdren</p> - -<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Jeanne Schultz</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: November 10, 2021 [eBook #66704]</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div> - -<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laurent Vogel (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)</div> - -<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JEAN DE KERDREN ***</div> -<h1 class="i">Jean<br /> -de Kerdren</h1> - -<p class="c large i">Par -Jeanne Schultz</p> - -<div class="c gap"> -<div class="w10 i"><span class="large">Nelson</span><br /> -Éditeurs<br /> -<span class="small">189, rue Saint-Jacques</span><br /> -Paris</div> -<div class="w10 i"><span class="large">Calmann-Lévy</span><br /> -Éditeurs<br /> -<span class="small">3, rue Auber</span><br /> -Paris</div> -</div> -<div class="break"></div> - -<p class="c i top4em">JEANNE SCHULTZ<br /> -née en 1870</p> - -<p class="c small i">Première édition de « Jean -de Kerdren » : 1890</p> - -<div class="chapter"></div> - -<p class="c xlarge">JEAN DE KERDREN</p> - - - - -<h2 class="nobreak">I</h2> - - -<p>L’un après l’autre, les canots venaient se -ranger au pied des escaliers volants, comme -des équipages bien stylés devant la marquise -d’un hôtel. Lestement, avec la vivacité de gens -qui vont à leurs plaisirs, les officiers descendaient -et s’asseyaient sur les bancs garnis de -tapis. Puis, sur le signal de l’un d’eux, tous les -avirons, qui étaient restés levés en attendant -le commandement, retombaient à la fois, et le -canot filait sous cette vigoureuse impulsion.</p> - -<p>De chaque bâtiment de l’escadre, il en partait -ainsi, et cela ressemblait à une petite ville -dans laquelle un grand événement met tout le -monde en branle.</p> - -<p>La mer, d’un bleu transparent, était si calme -qu’elle n’aurait pas suffi à balancer le berceau -d’un bébé un peu exigeant, et c’était un joli spectacle -que celui de toutes ces embarcations soigneusement -parées, et éclairées en plein par le -soleil du matin.</p> - -<p>Les matelots, en grande tenue, se courbaient -tous à la fois d’un mouvement parfaitement -régulier, qui montrait tour à tour leurs tricots -rayés et leurs cols d’une blancheur irréprochable ; -et les officiers, le cigare aux lèvres, s’interpellaient -gaiement d’un canot à l’autre.</p> - -<p>— Un jouet mécanique, fit tout à coup l’un -d’eux en se retournant pour embrasser la flottille -d’un coup d’œil. Petits rameurs remontés, -petits officiers piqués sur les bancs : c’est le jeu -de régates que je viens de donner à mes frères.</p> - -<p>Des rires lui répondirent et les plaisanteries -continuèrent sur le même ton.</p> - -<p>— A propos, interrompit un autre, qui donc -manque du bord ?… Mais c’est Kerdren ?… Comment, -le fou des fous ; il ne serait pas du carnaval ?</p> - -<p>— Fou, de Kerdren ?</p> - -<p>— Laissez donc, reprit celui qui avait parlé -le premier, vous ne le connaissez pas encore !…</p> - -<p>— Voyons, d’Elbruc, qu’as-tu fait de Kerdren ? -continua-t-il en se tournant vers son voisin -de droite.</p> - -<p>— Rien de mal, je t’assure, répondit paisiblement -celui qu’on interrogeait.</p> - -<p>— Alors ?</p> - -<p>— Alors, il ne vient pas, voilà tout.</p> - -<p>— Il est malade ?</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>— Mauvaises nouvelles ? Triste ?</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>— En pénitence, peut-être ?</p> - -<p>— Pas même !</p> - -<p>— Enfin, on ne manque pas des journées -comme celle-ci sans une bonne raison !</p> - -<p>— Aussi bien il en a une.</p> - -<p>— Et, on peut savoir ?…</p> - -<p>— Parfaitement ; je l’ai laissé dans le carré -avec la guitare qu’il a achetée à Alger, et une -méthode qu’il venait de recevoir de Paris : une -méthode pratique pour commençants, avec <i>Exercices -et airs gradués pour guitare, par Emanuelo -Pincetto</i>. Il sait déjà la position des mains et -la gamme d’<i>ut</i>, et il essayait, quand je suis parti, -une valse lente en quatre notes. Le navire sauterait -qu’il ne bougerait pas !</p> - -<p>Un rire général accueillit l’explication. En -même temps on arrivait, et la manœuvre du -débarquement s’opéra avec la précision mathématique -qu’on avait remarquée au départ.</p> - -<p>Les matelots accostaient, les officiers sautaient -à terre, et les canots allégés repartaient -de leur allure de mouettes rasant l’eau.</p> - -<p>L’escadre de la Méditerranée, par un hasard -bienheureux, s’était trouvée dans les parages -de Nice, précisément à l’époque des jours gras. -On sait que dans cette ville, le carnaval a conservé -son importance et son cachet d’autrefois, -et qu’on vient de fort loin pour passer là les -trois jours qui précèdent le carême.</p> - -<p>Le contre-amiral de Verviers, commandant -en chef de l’escadre, était assez jeune de caractère -pour comprendre le désir muet de tout son -personnel, et il avait en conséquence annoncé -une halte qui n’était pas nécessitée uniquement -par les besoins du service. On comprend d’après -cela qu’il ne restât à bord comme officiers et -comme matelots que ceux qui étaient absolument -indispensables à la garde des bâtiments, -ou quelques autres, très rares d’ailleurs, qu’une -raison ou une fantaisie personnelle retenaient.</p> - -<p>Parmi ceux-là était l’officier à la guitare, celui -qui jouait une valse lente. Assis dans le carré, -comme l’avait dit son camarade, il s’absorbait -dans son étude avec une application imperturbable -dont les adieux des allants et venants ne -l’avaient pas distrait un instant.</p> - -<p>Jean de Kerdren, comte de Penhoët, était -le dernier descendant d’une race célèbre en Bretagne. -Certains chroniqueurs font remonter le -premier de ses aïeux aux compagnons du roi -Arthur, et soutiennent qu’il eut l’honneur de -s’asseoir à la Table ronde. D’autres, moins enthousiastes -ou plus sincères, affirment qu’il n’est -question de la famille que vers la dernière partie -du règne de Charlemagne, alors que Jehan de -Kerdren, Jehan le Fort, comme l’appellent les -écrits du temps, se comparait naïvement, au -milieu de ses domaines, au grand empereur dans -son fabuleux empire.</p> - -<p>Il ne faudrait même pas affirmer si la balance -penchait dans son esprit, que ce ne fût pas en -faveur des Kerdren ! Et par le fait, il avait cet -avantage sur son illustre voisin que tout son petit -peuple tenait dans sa main comme un seul homme, -et que son pays avec son aspect sauvage, ses -légendes mystérieuses et la langue bizarre et -incompréhensible qu’on y parlait, était une conquête -à laquelle nul n’était assez hardi pour -songer.</p> - -<p>Les événements lui donnèrent raison sur un -autre point, et les domaines de Kerdren assistèrent -au démembrement de l’empire sans perdre -ni une pierre ni une motte de terre. Cela n’augmenta -d’ailleurs en rien l’orgueil de Jehan, par -cette bonne raison qu’il était déjà au plus haut -point qu’orgueil puisse atteindre, et que nulle -merveille ne l’étonnait du moment où elle se produisait -chez lui.</p> - -<p>A ce trait de caractère du premier des Kerdren, -il faut en ajouter un autre dont témoignent -quelques mots si familiers dans sa bouche, -que les parchemins de l’époque les ont transcrits -comme une sorte de devise. Le texte breton -en était plus vigoureux peut-être ; traduits -en français, ils signifient :</p> - -<p>« Quand je tiens, jamais je ne lâche. »</p> - -<p>Ce mélange d’orgueil et de ténacité s’était -transmis de père en fils comme faisant partie -intégrante de l’héritage, de sorte qu’au moment -de la grande Révolution les Kerdren « tenaient » -encore à pleines mains tout ce qu’ils avaient -reçu de leurs pères, et avaient en outre conservé -l’habitude de se croire les premiers partout.</p> - -<p>Il y avait eu, à la vérité, quelques moments -difficiles pour eux, et s’ils avaient traité d’égal -à égal avec le roi Louis XI, ils n’avaient pas -pu faire de même à l’époque du cardinal qui -aimait si peu les têtes hautes, et surtout pendant -le règne suivant.</p> - -<p>Mais en somme, en 1789, ils avaient encore -la part belle, et s’ils n’exerçaient plus officiellement -leurs droits d’épave, de justice et -autres, il est à croire qu’ils n’y perdaient rien en -réalité.</p> - -<p>Malheureusement, quand vint l’heure terrible -pour la noblesse, il n’y avait plus d’opiniâtreté -qui tînt. Peut-être la jeune armée de la République -avait-elle plus de puissance que celles des -temps passés ; peut-être est-ce tout simplement -qu’elle tirait plus fort à elle, toujours est-il que -cette fois de nombreux morceaux furent arrachés -aux domaines de la famille, et que si Jehan avait -pu parler dans sa tombe, il aurait été forcé de -convenir qu’il n’y a pas que les grands empires -qui croulent.</p> - -<p>Du reste, l’orgueil fut sauf, on ne parla pas -de ruines ; les seuls représentants de la famille -à cette époque étaient une jeune veuve et un -enfant en bas âge, et il restait encore aux Kerdren -de quoi remplir de si petites mains.</p> - -<p>Peu à peu, par des héritages, de riches alliances, -la splendeur reparut, et à l’époque actuelle, -si les Kerdren n’étaient plus tout à fait rois, on -les regardait encore en Bretagne comme si riches -de gloire et de noblesse que leur immense fortune -en était presque oubliée ; et Dieu sait si c’est -une aventure commune en plein <small>XIX</small><sup>e</sup> siècle que -de voir oublier de l’or, pour quelque chose que -ce soit !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">II</h2> - - -<p>De temps immémorial tous les comtes de Kerdren -avaient été marins.</p> - -<p>Pirates tant qu’ils l’avaient pu, bien entendu, -servant dans la marine régulière depuis qu’ils -n’avaient plus le choix de faire la guerre pour -leur propre compte. Ils l’avaient faite d’ailleurs -avec cette énergie emportée qui les distinguait, -et le nombre d’Anglais dont ils avaient -débarrassé le royaume ne se calcule pas. Seulement -en cela ils entendaient qu’il fût bien -compris qu’ils agissaient non pas pour obéir -au roi, mais pour leur bon plaisir.</p> - -<p>Plus tard, introduits à la cour, ils avaient -conservé dans presque toute son intégrité leur -cachet personnel, et avaient toujours apporté -leur dévouement comme un don volontaire, -jamais comme un dû. Seulement comme il était -convenu que partout où on se battait pour une -cause qu’ils approuvaient il y avait un Kerdren, -aucun d’eux n’avait jamais laissé chômer son -historien de traits héroïques ou chevaleresques, -et s’il n’est pas fait mention de leur nom aux -plus tristes jours de 93, c’est que le père du petit -comte, qui à cette époque grandissait sans soucis -dans ses landes, venait d’être tué dans la guerre -d’Amérique.</p> - -<p>Tous les traits distinctifs de sa race, mêlés -à quelques autres qui lui donnaient sa physionomie -personnelle, se retrouvaient chez le -comte actuel, le jeune officier de marine qu’on -a vu à bord d’un des bâtiments de l’escadre.</p> - -<p>C’était au physique, un homme qu’on pouvait -ne pas aimer, mais qu’on était en tout cas -contraint de respecter. Grand, large d’épaules, -avec le buste élégant et la démarche vive, il -donnait au premier abord l’impression de la -force et de la décision. C’était ce qui frappait -avant tout, et on ne remarquait qu’un peu après -sa parfaite distinction et ses façons de gentilhomme.</p> - -<p>Sa figure, sans être régulièrement belle, était -cependant remarquable. Son front, un vrai front -de Breton, bien carré, et où on lisait la ténacité -en gros caractères, accusait en même temps une -intelligence que ses compatriotes n’ont pas coutume -d’avoir à un tel degré ; et les sourcils qui -le traversaient, un peu rudes et un peu touffus, -étaient très purs de forme.</p> - -<p>Le nez assez long, avec des ailes très relevées -et toujours frémissantes, donnait l’idée d’une -perpétuelle activité d’esprit ; de quelque chose -de chercheur, de toujours en éveil.</p> - -<p>La coupe de figure, grâce aux favoris d’ordonnance, -rappelait celle de la moyenne des -officiers de marine. La bouche, d’une extrême -fermeté, était garnie des plus belles dents qu’on -puisse voir, et souriait, quand elle voulait bien -sourire, avec un charme qui tranchait bizarrement -sur ce fond hautain.</p> - -<p>Les yeux, enfin, qui à eux seuls auraient rendu -beau un visage disgracié, étaient une flamme -perpétuelle.</p> - -<p>Largement fendus, en yeux qui ne craignent -pas de se montrer, ils reflétaient en quelques -instants une telle variété d’impressions que -leur nuance en paraissait changée, et qu’ils -semblaient posséder une gamme de tons partant -du noir absolu pour arriver à des reflets -bleuâtres, à mesure que l’énergie un peu sauvage -du premier regard s’adoucissait successivement. -Aussi faisaient-ils songer à l’aigle, au -lion, au soleil, à tout ce qui ne se fixe pas aisément -enfin, et quand on voyait le teint brun un -peu doré du jeune homme, on était tenté de se -demander s’il ne s’était pas brûlé lui-même à -ses propres rayons.</p> - -<p>Au moral, c’était un mélange curieux des -signes caractéristiques de sa race, et d’autres -sentiments plus modernes.</p> - -<p>L’orgueil et la ténacité légendaires se retrouvaient -chez lui à un point extrême, et la devise -de Kerdren :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i1">Kerdren devant</div> -<div class="verse i1">Jamays ne lasche,</div> -</div> - -<p class="noindent">lui convenait aussi bien qu’à qui que ce fût de -sa maison ; seulement sa fierté différait un peu -de celle de ses pères, en ce qu’il n’avait nulle -morgue vis-à-vis de son entourage, et était encore -plus fier d’être Français que Kerdren. Or, c’était -un pas qu’on n’avait point fait jusqu’à lui.</p> - -<p>Resté orphelin après la guerre de 1870 d’où -son père n’était pas revenu, Jean avait passé les -premières années de sa vie dans un travail soutenu -et toujours solitaire ; de sorte qu’à dix-huit -ans, en entrant à l’École polytechnique, il -avait ce caractère qu’il s’était fait à lui tout -seul, fier, entier, brave, et un peu taciturne. -Ces deux années de vie commune avec cette -jeunesse remuante et joyeuse lui avaient donné -la note de gaieté qui manquait à son esprit ; -mais il avait pris cet entrain qui lui arrivait -tardivement, d’une façon particulière, et comme -une sorte de provision qu’on met à part.</p> - -<p>De temps en temps, il entr’ouvrait la porte -de sa cachette, et nul n’avait alors plus de gaieté -et n’était plus amateur de folies quelles qu’elles -fussent ; puis tout à coup, c’était fini, et on osait -à peine se souvenir en face de ce visage sérieux -du moment précédent.</p> - -<p>Avec cela le camarade le plus obligeant, l’ami -le plus sûr, il offrait assez de contradictions et de -mélanges singuliers pour qu’on pût comprendre -la réputation d’extrême originalité qu’il avait -dans le monde.</p> - -<p>Sorti de l’École à vingt ans, il était passé de -là directement sur le pont d’un navire, et avait -sollicité depuis lors embarquement sur embarquement. -Après son amour pour son pays et -sa très haute idée des Kerdren, sa troisième -passion, c’était la mer. Depuis tout petit, elle -était sa fascination, son amie, sa poésie.</p> - -<p>Seuls, ceux qui ont vécu sur les côtes peuvent -se rendre compte de la place immense que -tient la mer dans l’esprit de ceux qui habitent -ses bords. Elle est tout pour ces hommes, non -seulement parce qu’elle les nourrit, mais parce -qu’ils l’aiment.</p> - -<p>Aussi faut-il voir avec quel dédain ils parlent -des paysans de l’intérieur, des « terriens » comme -ils disent.</p> - -<p>Ils s’estiment cent pieds au-dessus, et ne se -gênent pas pour le dire.</p> - -<p>Cette mort toujours possible ne les détache -même pas. Apitoyés sincèrement par les victimes -de la veille, ils n’en repartent pas moins -confiants le lendemain. Leur bateau à eux est -si bon, et la Vierge est si puissante !</p> - -<p>L’impression ressentie avec tant de vivacité -par des gens sans éducation devait être naturellement -plus forte encore dans un esprit de la -trempe de celui de Jean ; aussi avait-il voué à -la mer, depuis tout enfant, une adoration qui -n’avait fait que s’accroître avec les années.</p> - -<p>Cette grande chose lui semblait digne d’aller -de pair avec lui ; il la comprenait dans ses fureurs, -et il admirait la façon dont elle se lançait sur les -roches et sur les falaises.</p> - -<p>En revanche, il l’aimait un peu moins quand -elle se calmait ; il lui en voulait, disposant de -tant de force, de se faire tout à coup aussi paisible -qu’un petit lac, et de venir baigner d’une -façon caressante les mêmes choses qu’elle heurtait -si rudement la veille.</p> - -<p>Dans l’ardeur de ses quinze ans, il en était -pour la tempête perpétuelle !… Cependant il ne -lui tenait pas longtemps rigueur, et blotti dans -un creux de rocher, il se laissait bercer par ses -chants comme par ses hurlements.</p> - -<p>Parfois, il lui faisait ses confidences, et pas -un être au monde ne pouvait se vanter d’avoir -entendu de la bouche de Jean autant de choses -intimes que cet Océan qui était le bizarre et -presque l’unique compagnon de sa jeunesse.</p> - -<p>Son goût pour les jours de gros temps lui -était toujours demeuré, et à l’heure présente, -quand il voyait les vagues bondir autour de son -navire comme jadis sur les roches de Kerdren, -quand surtout, à force de sang-froid et d’habileté, -il restait le maître dans sa lutte contre les éléments, -il sentait en lui un tressaillement de joie. -Mais en même temps au fond du cœur il plaignait -son amie de s’être laissé battre, il lui semblait -qu’elle devait en être humiliée, et il lui prenait des -envies de lui parler comme jadis pour la consoler.</p> - -<p>Jamais il n’était plus heureux que pendant -ses quarts de nuit ; alors qu’il se voyait là bien -seul avec les étoiles et l’eau, debout sur la passerelle, -et ses yeux perçant l’obscurité. Il se -comparait comme dans ses rêves d’enfant au -génie de la mer, et répétait volontiers avec les -pirates d’autrefois :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">La tempête nous mène où nous voulons aller,</div> -<div class="verse">Et l’ouragan est la voile de nos bateaux.</div> -</div> - -<p>Faut-il s’étonner qu’avec un semblable caractère -il préférât le pont de son navire à tout autre -lieu, et n’eût vécu dans le monde qu’accidentellement -et en passant ?</p> - -<p>Ce n’était pas qu’il y fût gauche ou mal à -l’aise ; son nom lui donnait droit de cité partout, -et son aisance de gentilhomme lui assurait partout -aussi un accueil flatteur, mais il s’y plaisait peu -en général.</p> - -<p>Il lui arrivait cependant, au milieu d’un cercle -intime, de se laisser aller à sa plus joyeuse humeur ; -il aurait alors déridé le remords lui-même, -réputé pourtant le plus triste des personnages. -Il se chargeait de tout, organisait avec son impétueuse -activité les parties, les comédies, les déguisements -les plus burlesques ; mais comme ses -congés étaient toujours fort limités, l’ordre d’embarquer -arrivait ; or, là devant rien ne tenait, -en un clin d’œil le marin reparaissait ; il bouclait -sa valise, partait à la hâte, il semblait qu’il n’arriverait -jamais assez tôt, et on en avait pour trois -ans avant de jouer la comédie si on voulait attendre -M. de Kerdren.</p> - -<p>Si, dans ces rapides occasions, Jean avait fait -quelques passions, il ne paraissait pas qu’il en eût -éprouvé de son côté, et l’entrain avec lequel il -repartait chaque fois témoignait de sa parfaite -liberté de cœur et d’esprit.</p> - -<p>Sa résolution hautement avouée était de ne -se marier jamais. Aimant sa profession comme -il l’aimait, il la regardait assez justement comme -incompatible avec la vie de famille. « La première -condition pour être bon officier, disait-il, c’est -la liberté absolue de toute attache ; il faut -pouvoir, sur un ordre, partir sans arrière-pensée -d’un bout du monde pour l’autre bout, et -c’est ce qui est impossible à un mari et à un -père. La femme est souffrante, le bébé a besoin -de changer d’air, on les soigne, on les aime, -et on envoie au diable le service qui vous -appelle en Cochinchine quand on laisse tout son -cœur en France. Il faut choisir, et j’ai choisi ; -je reste bon marin, et pareil au doge de Venise, -c’est à la mer que j’ai donné mon anneau de -fiançailles. »</p> - -<p>Comme on le sait d’ailleurs, par suite de son -genre de vie, Jean, enfant et jeune homme, -avait vu fort peu de femmes de la société dans -son entourage ; il en résultait qu’il les connaissait -assez mal et les regardait volontiers comme plus -délicates et plus frêles qu’elles ne le sont en -réalité. Elles lui faisaient l’effet de jolis objets -de luxe qu’il faut des soins infinis, beaucoup de -coton et des ménagements de tous genres pour -garder ou transporter ; et ce métier d’emballeur -lui semblait peu enviable.</p> - -<p>Il y avait bien cependant dans l’histoire de -sa famille des souvenirs qui lui montraient -des héroïnes n’ayant rien des faiblesses de ce -genre ; mais leur sang était le sang des Kerdren, -et tout s’expliquait par là.</p> - -<p>Du reste, poli comme Louis XIV avec toutes -les femmes, leur sexe leur était un droit auprès -de lui à la courtoisie la plus chevaleresque -et même à une protection qui pouvait aller jusqu’au -dévouement. L’habitude datait de loin dans -sa famille, et Jean n’avait pas jugé qu’il fût à -propos de se moderniser sur ce point.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">III</h2> - - -<p>L’animation était à son comble dans les rues -de Nice, et la journée des <i>confetti</i> s’annonçait -comme devant être des plus brillantes.</p> - -<p>On sait en quoi consiste le divertissement -de ce premier jour de carnaval et quel aspect -unique donnent à la ville les déguisements qui y -fourmillent.</p> - -<p>Du plus pauvre au plus riche, le branle est -donné, et non seulement parmi les étrangers -venus pour s’amuser, mais chez les habitants -mêmes.</p> - -<p>Papier ou soie, chacun a fait selon sa bourse ; -mais chacun se dépense individuellement, criant, -riant, se trémoussant, et de là résulte cette prodigieuse -animation, cet entrain endiablé qui -gagnent tous ceux qui en sont témoins sans qu’ils -puissent savoir comment.</p> - -<p>Ce n’est pas un spectacle ordonné à l’avance, -ce sont des gens qui s’amusent follement pour -leur compte, et qui au bout de dix minutes vous -donnent l’envie irrésistible d’en faire autant.</p> - -<p>Lancer le plus de <i>confetti</i> qu’on peut, en recevoir -le moins possible : voilà la grande affaire ; -et pour qui connaît ces dragées de plâtre, assez -friables pour s’émietter sur les victimes qu’elles -enfarinent, mais assez dures pour que la grêle -en soit sensiblement désagréable, cette double -ambition se conçoit à merveille.</p> - -<p>Jetés à la pelle des voitures sur les piétons, -des balcons sur toute la foule, c’est une nuée -comparable seulement aux sauterelles d’Égypte.</p> - -<p>Au bout de deux heures, le sol en est jonché, -les chevaux y enfoncent leurs sabots, et les voitures -semblent avoir quatre roues de moulin, broyant -sans relâche une farine grisâtre.</p> - -<p>Sur tout cela un soleil éclatant qui change -en poudre d’or cette poussière aveuglante, une -bonne humeur et une convenance à déconcerter -la police, et au travers de cette brume artificielle -des quiproquos, des rencontres, des visions fantastiques, -avec le mystère du masque et l’attrait -de l’inconnu pour excitants.</p> - -<p>La fête battait son plein.</p> - -<p>Arrêtés au coin d’une rue, trois jeunes gens, -ou ce qu’on avait le droit de supposer tels, sous -l’enveloppe luisante qui affirmait des marsouins -gigantesques, tenaient conseil.</p> - -<p>Debout, en face d’eux, sur des tréteaux établis -à la diable, et qui faisaient trembler pour la sûreté -de leur possesseur, un grand domino captivait la -foule.</p> - -<p>Appuyé contre une caisse de confetti qui lui -allait à mi-corps, une pelle dans chaque main, -il s’escrimait sans relâche, et la vivacité de ses -mouvements, ses ripostes aux lazzi qui montaient, -faisaient de ce siège qu’il soutenait à lui -seul une scène fort plaisante.</p> - -<p>Seulement, conjectures et indiscrétions restaient -vaines. Le capuchon du domino rabattu -comme celui d’un chartreux enveloppait toute -la tête d’une ombre mystérieuse, et les curieux, -criblés littéralement, passaient leur chemin le -dos rond, pendant que les marsouins, désormais -convaincus, s’avançaient à leur tour.</p> - -<p>Mais avec une attention égale à la leur, le -domino avait suivi leur marche, et s’armant -d’un grand seau déposé à ses pieds, il l’emplit -jusqu’aux bords, et tant sur le trio que sur la -foule ahurie, lança à la volée, une fois, deux -fois, dix fois, tout ce que contenait son formidable -récipient.</p> - -<p>Un mélange de cris et de rires s’éleva comme -une tempête, et un des jeunes gens si vertement -accueillis sauta d’un bond sur les tréteaux et -plongea ses deux mains dans la caisse en criant -au domino :</p> - -<p>— Part à deux, Kerdren, hein ?</p> - -<p>— Part à tout seul si tu veux, répondit-il -en renversant son capuchon et en faisant le geste -de s’éventer, je n’en peux plus. Voilà une heure -que je joue le rôle de robinet près de ce réservoir -sans arriver à l’épuiser : je veux marcher dans -le tas.</p> - -<p>Et comme à peine le pied à terre, il voyait -les convoitises allumées autour de son établissement :</p> - -<p>— Monte ici, gamin, cria-t-il, en prenant par -la ceinture un enfant qui le regardait : pelle, seau, -confetti, tout est à toi !</p> - -<p>Puis sans attendre un remerciement qui ne -paraissait pas formulable au petit avec des mots -ordinaires, il passa son bras sous une des nageoires -arrondies que lui tendait son ami, et tous quatre -s’éloignèrent d’un pas rapide.</p> - -<p>— Alors cette guitare ? fit l’un d’eux au bout -de quelques pas, une feinte cette guitare pour -mieux nous tromper tous ?</p> - -<p>A quoi Kerdren avait répondu avec son flegme -ordinaire par la description de sa matinée.</p> - -<p>La guitare n’avait que trois cordes ; la dernière -exterminée, le jeune officier avait fumé -tous ses cigares ; puis, saisi du caprice contraire, -s’était fait mettre à terre.</p> - -<p>Un domino choisi, d’un lilas tendre en l’honneur -du printemps, il s’était construit cet échafaudage -au coin d’un carrefour, attendant quelque -camarade passant ; et les camarades venus, il ne -demandait qu’à les suivre où ils allaient.</p> - -<p>Jusqu’au soir, la bande des jeunes officiers, -qui s’était augmentée comme une boule de neige, -s’amusa partout et de tout, et Jean s’était assez -mis dans le mouvement pour être le premier à -sauter dans les canots le lendemain matin.</p> - -<p>Le premier jour du carnaval, tout est burlesque -et point d’excentricité ne peut craindre -d’aller trop loin.</p> - -<p>Le lendemain c’est le tour de la poésie, et c’est -de grâce et d’élégance qu’on lutte. On se bat -encore ; mais à armes courtoises cette fois, et les -projectiles sont des bouquets.</p> - -<p>Des fleurs, des fleurs, et encore des fleurs, -tel est le mot d’ordre de la journée. On en voit -partout, il y en a dans toutes les mains, et la -ville ressemble à un gigantesque parterre.</p> - -<p>Le mimosa, les violettes de Parme, les roses, -le muguet : tout ce qui, à cette époque, garde -encore un air de serre à Paris, et se cache derrière -les vitrines des magasins, s’étale ici en liberté, -orne les balcons, et embaume le plein air, comme -des fleurs qui sont chez elles.</p> - -<p>La profusion en est telle qu’on est tenté de -croire le sol encore plus fécond qu’il n’est en -réalité, et de s’imaginer que tous ces festons -et ces guirlandes viennent d’éclore spontanément -sous le premier rayon matinal.</p> - -<p>Le luxe avec lequel sont ornées les voitures -ne se voit que là, et le défilé des chars de fleurs -sur la promenade des Anglais ne peut se comparer -à rien d’autre.</p> - -<p>Le plus modeste fiacre remplace ses lanternes -par de gros bouquets, enguirlande les harnais de -ses chevaux ou change en rayons parfumés les -jantes de ses roues ; et quant aux voitures particulières, -chacune d’elles est un poème.</p> - -<p>Tout ce qui est partie solide, là-dedans se -dissimule, de sorte qu’on voit avec stupéfaction -passer devant ses yeux un buisson de lilas, -une botte de roses ou une corbeille de jacinthes, -avec des femmes en toilettes claires qui émergent -de là, assises, debout, ou peut-être fleuries depuis -une heure avec les derniers boutons, on n’en sait -rien au juste.</p> - -<p>On dirait que le bon temps des fées et des -enchanteurs est revenu, et il ne manque à tous -ces gracieux équipages qu’un attelage de tourterelles -ou de licornes blanches pour les traîner -sur ce sol fleuri de bouquets qu’elles foulent.</p> - -<p>Le char qui avait obtenu le prix, cette année-là, -représentait un grand bateau fait de roses thé -et de violettes claires, et qui semblait voguer sur -une mer de petites fougères et de capillaires entremêlés -de grands roseaux.</p> - -<p>Le mât, les cordages qui couraient légèrement -d’un bout à l’autre, le gouvernail, l’ancre qui -traînait sur le fond vert avec sa longue attache -de violettes, tout était parfait, et le pavillon tricolore -qui se balançait à la corne avait presque -dans ses plis la souplesse de la soie.</p> - -<p>Bouches béantes dans l’excès de leur admiration, -les matelots de l’escadre contemplaient -pour la dixième fois le passage du char sans -que le plaisir leur en parût moins neuf.</p> - -<p>Bien que critiquant en gens du métier les -détails qui leur semblaient pécher, ils ne se sentaient -pas moins tous glorifiés dans la personne -de ce bateau qui venait d’être primé, et la foule -en jugeait de même, car à chaque rencontre des -matelots et du voilier fleuri, c’étaient des vivats -et des bombardements galants qu’ils recevaient -et qu’ils rendaient, en gens habitués à des succès -semblables.</p> - -<p>Des hommes aux officiers l’enthousiasme était -le même, et jamais l’inspiration n’avait été plus -à propos pour eux que de décider ce matin-là -qu’ils se « déguiseraient » simplement en marins -de l’escadre. Aussi étaient-ils assez désignés à -l’attention pour qu’un domestique en culottes -courtes, qui circulait depuis un instant dans la -foule avec l’aisance que donnent les cohues de -salon, arrivât droit à eux, et après une brève -information s’inclinât devant Jean en lui tendant -une lettre.</p> - -<p>L’enveloppe était mignonne, cachetée d’une -goutte de cire, et les rires et les plaisanteries -éclatèrent pendant que le domestique s’éloignait -de quelques pas et demeurait immobile, -tête découverte, en homme qui sait n’en avoir -pas fini.</p> - -<p>Escalade, offre d’un second, couleur des cheveux -et des yeux ; ses camarades avaient tout -dit pendant que Jean courait à la signature et -lisait avec un sourire qui redoublait les plaisanteries. -Puis, faisant le silence d’un geste :</p> - -<blockquote> -<p>« Résignez-vous, mon cher ami, commença-t-il -à haute voix, ceci n’est même pas l’ombre d’une -intrigue, quoique la lettre vienne d’une femme, et -je pense que vous allez cordialement m’envoyer -à tous les diables, en voyant qu’il ne s’agit que -de moi !…</p> - -<p>« Ne protestez pas. Il est certain que la bonne -fortune est petite pour un jour de carnaval, et -je souhaite… Non ! je ne souhaite rien du tout, -si vous voulez vous rappeler ce soir que j’ai -loué cette année une villa encore plus grande -que d’habitude, et que ma salle à manger notamment -est de taille à contenir tous les lions du jour.</p> - -<p>« Ceci désigne assez, s’il faut en croire les bruits -qui sont montés jusqu’à ma fenêtre, vous et autant -de vos camarades qu’il vous plaira de m’en amener.</p> - -<p>« Mon maître d’hôtel est préparé à l’aventure -et je vous promets que nous ne mourrons pas -tout à fait de faim. Ajoutez à cela que j’attends -ce soir quantité de jolies Niçoises, et que mon -piano, si vieux qu’il soit, tiendra bien encore -debout jusqu’à minuit… Je dis minuit, car cette -fois ce sera bien plus grave encore que l’heure -de Cendrillon, ce sera l’heure du carême !…</p> - -<p>« Excusez-moi auprès de vos amis, de ne pouvoir -leur faire des invitations plus personnelles, et -expliquez-leur bien que j’aime tous les marins, à -commencer par vous.</p> - -<p class="sign">« <span class="small">FRANÇOISE DE SÉMIANE</span>. »</p> -</blockquote> - -<p>Il faut croire que tous les marins qui se trouvaient -là se sentaient également disposés à aimer -la comtesse de Sémiane, car il se trouva que le -groupe qui entourait Jean accepta l’invitation à -l’unanimité, comme l’expliqua le jeune officier qui -les comptait en répondant un court billet d’acceptation.</p> - -<p>La comtesse de Sémiane, veuve depuis quelques -années d’un des derniers gentilhommes -de Charles X, avait été l’amie intime de la grand-mère de Jean.</p> - -<p>Elle avait vu sa mère enfant, jeune fille et -jeune femme, et s’intéressait par cela même -beaucoup à lui.</p> - -<p>Seulement sa terre d’Auvergne était si loin -de la Bretagne qu’elle connaissait à peine le -jeune homme quand il était entré à l’École.</p> - -<p>Elle l’avait beaucoup reçu alors, pendant les -hivers qu’elle passait à Paris, et l’aimait à sa -façon sans être jamais arrivée à le comprendre.</p> - -<p>Ce caractère tout d’une pièce lui faisait un -singulier effet, et elle prétendait que Jean lui -produisait l’impression d’une boîte bien fermée -dont le couvercle palpite sans cesse, et qu’on -suit de l’œil avec un battement de cœur en se -demandant s’il va en sortir une bête féroce ou -une colombe.</p> - -<p>Elle lui avait néanmoins proposé de le marier -à quelque jolie héritière, pensant qu’il était de -son devoir de douairière de l’aider sur ce chapitre ; -mais comme il avait repoussé toutes les propositions -matrimoniales, expliquant qu’il transmettrait -son nom et son titre à un cousin pour -qu’ils ne tombassent pas en désuétude, elle n’y -avait plus songé, et bornait désormais ses bons -offices à lui ouvrir sa maison partout où elle en -avait l’occasion.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">IV</h2> - - -<p>On venait de quitter la salle à manger, et le café -circulait dans le grand salon de la comtesse.</p> - -<p>La villa qu’elle habitait, admirablement située, -était entourée d’une profusion de palmiers d’où -elle avait pris son nom, et le salon qui s’ouvrait -sur un jardin d’hiver, puis sur une vérandah -découverte, arrivait ainsi par degrés, et de massifs -en massifs, jusqu’au véritable jardin.</p> - -<p>L’influence du jour se faisait sentir là comme -partout, et de quelque côté qu’on se tournât, -il y avait des fleurs et encore des fleurs. Les -hommes massés près des fenêtres causaient -par groupes, et la comtesse circulait autour des -corbeilles, allant gracieusement des uns aux -autres.</p> - -<p>— C’est vraiment un fait digne de remarque, -dit-elle tout à coup en s’approchant des officiers. -Partout où il y a des lumières et des uniformes, -cela prend un air de bal.</p> - -<p>— On en devrait louer, comme on loue des -appliques, n’est-ce pas, madame ? répondit gaiement -Jean ; ce serait un moyen de relever les -soirées ternes… Notez que ce n’est pas pour ici -que je dis pareille chose !</p> - -<p>— Ce serait difficile à croire avec ce qui nous -arrive ! Regardez bien. Voilà qui est plus égayant -encore pour les yeux que les lumières, et même -les épaulettes, ne vous déplaise !</p> - -<p>Et la comtesse, qui s’éloignait tout en finissant -sa phrase, marcha vivement du côté de la -porte, sur le seuil de laquelle un domestique -annonçait à haute voix :</p> - -<p>— Monsieur le comte et mademoiselle de -Valvieux.</p> - -<p>Madame de Sémiane n’avait rien exagéré, -et la nouvelle venue était en effet aussi bonne -à voir qu’on pouvait le souhaiter.</p> - -<p>D’une taille au-dessus de la moyenne, extrêmement -mince et élancée, elle faisait songer -à un jeune peuplier dont on vient d’enlever le -tuteur pour la première fois, et qui ne sait pas -encore au juste s’il va pouvoir se tenir droit -tout seul. Ses épaules mêmes étaient étroites, -mais cela lui donnait une sorte de grâce enfantine ; -c’était d’ailleurs le seul reproche qu’on pût -lui faire.</p> - -<p>Tout le reste était parfait, et, charme plus rare -encore que sa beauté, elle paraissait complètement -ignorante de ce qu’elle était.</p> - -<p>Sa figure, d’un ovale délicieux un peu allongé, -avait un teint d’une fraîcheur éblouissante, mais -en même temps d’une coloration et d’une transparence -si particulières qu’on ne peut le rendre -qu’en le comparant à ces pétales intérieures des -roses du Bengale qui vont en dégradant insensiblement -de ton depuis les bords jusqu’au fond, et -arrivent ainsi du rose exquis au blanc le plus pur.</p> - -<p>Ses cheveux ondés naturellement comme ceux -des statues grecques, encadraient cette finesse -d’un blond cendré, dont la douceur était extrême. -On eût dit que, sur la nuance primitive tout à -fait dorée, on avait semé à profusion une fine -poussière d’argent. La bouche, aux lèvres un peu -épaisses, avait l’air d’une fraise bien mûre, et les -dents étaient si jolies et si égales qu’on avait -dû prendre la peine de les choisir une à une. -Mais l’originalité de sa figure était ses yeux bruns -et veloutés comme une capucine bien sombre, -et qui se retroussaient tout à coup au coin par -un caprice inattendu, infiniment gracieux. Les -sourcils suivaient le même mouvement, et il en -résultait que le regard avait toujours quelque -chose d’un peu étonné et de naïf dont on lui -savait gré, car tant de beauté appelle en général -plus d’assurance.</p> - -<p>La toilette qu’elle portait encadrait à merveille -sa grâce et sa jeunesse, et on ne comprenait -pas qu’elle pût être autrement vêtue qu’on -la voyait là. Sur une étoffe légère, on avait cousu -ou collé une quantité de boutons de roses mousseuses -qui formaient un semis serré et qui donnaient -de loin l’idée de ces belles soies brochées -d’autrefois dont le relief était palpable. Tout le -devant de la jupe et du corsage était pareillement -couvert de muguet, et les mêmes fleurs se retrouvaient -dans les cheveux.</p> - -<p>C’était le printemps fait femme, et tournant si -heureusement les difficultés de la toilette actuelle -qu’il restait gracieux en dépit de la mode.</p> - -<p>Un murmure discret mais expressif accueillit -l’entrée de la jeune fille, qui déjà intimidée en -sentant tous les yeux fixés sur elle, et éblouie -par les lumières, perdit tout à fait contenance -et tendit à la comtesse un gros bouquet fait -des mêmes fleurs que celles qui ornaient sa -robe, en balbutiant comme une écolière qui -oublie tout à coup le compliment qu’elle devait -réciter.</p> - -<p>— Elles sont charmantes, dit affectueusement -madame de Sémiane en prenant le bouquet, et -en gardant la main qui le tendait. Est-ce que -vous les avez cueillies sur vous ? ajouta-t-elle en -souriant.</p> - -<p>Puis laissant à la jeune fille le temps de se remettre, -elle se tourna vers le comte de Valvieux -en lui parlant avec vivacité des incidents de la -journée.</p> - -<p>Il n’était pas possible d’imaginer un plus grand -contraste que celui qui existait entre le père et -la fille : elle si mince et si grande ; lui, d’une taille -moins que moyenne, d’une carrure athlétique et -d’une constitution sanguine.</p> - -<p>C’était un de ces hommes dont les passants -disaient habituellement en le rencontrant :</p> - -<p>« Eh bien ! celui-là, il est sûr de son affaire, -il mourra d’apoplexie. »</p> - -<p>Très homme du monde, très aimable, il avait -une façon de regarder sa fille qui exprimait une -admiration si complète et une tendresse si pleine -d’orgueil que cela faisait plaisir de voir ses yeux -la suivre.</p> - -<p>Au bout d’un instant, le petit groupe était -dans la serre où madame de Sémiane avait conduit -mademoiselle de Valvieux sous prétexte, disait-elle, -de lui faire rejoindre ses pareilles, et où elle -la laissa bientôt après pour recevoir de nouveaux -arrivants.</p> - -<p>Le salon se remplissait rapidement, et comme -la comtesse remarquant l’absence de sa jeune amie -retournait la chercher :</p> - -<p>— Je vous y prends, dit-elle à Jean qui se -tenait debout les yeux fixés sur la porte de la -serre, vous la guettez. Allons, convenez-en ?</p> - -<p>— Je vous avouerai que oui, madame. Je -meurs d’envie de savoir comment cette jeune -fille, vêtue comme elle l’est, va s’y prendre pour -s’asseoir tout à l’heure.</p> - -<p>— Vous êtes un sauvage, répondit la comtesse -avec indignation, et je désespère de vous -convertir.</p> - -<p>Elle ramena promptement mademoiselle de -Valvieux, et lui offrant un fauteuil placé à deux -pas du jeune officier :</p> - -<p>— Là, lui dit-elle, asseyez-vous ici, on est -tout à fait chez soi dans ce petit coin.</p> - -<p>Puis s’avançant imperceptiblement vers Jean :</p> - -<p>— Eh bien ! est-elle si gauche que cela ? reprit-elle -tout bas.</p> - -<p>— Eh bien ! répliqua-t-il le plus gravement -du monde, elle les écrase, voilà tout. C’est absolument -ce que je pensais.</p> - -<p>— Eh ! maugrebleu, comme disait mon pauvre -comte, que vouliez-vous qu’elle en fît ?</p> - -<p>— Qu’elle les laissât sur le rosier…</p> - -<p>— Pour compenser celles que vous avez massacrées -aujourd’hui peut-être ?</p> - -<p>— Précisément, madame. Je n’aime pas à -voir des sœurs s’entre-dévorer.</p> - -<p>— Ah ! ceci est gentil ! La fin rachète le commencement.</p> - -<p>— C’est que la fin est dite pour vous faire -plaisir !</p> - -<p>— Il n’avouera même pas qu’elle est jolie ! fit-elle -en haussant imperceptiblement les épaules. Et -dansez-vous, au moins, malgré tous vos méfaits ?</p> - -<p>— Pendant un tour de cadran, quand je suis -aussi en train que ce soir.</p> - -<p>— Allons, c’est toujours ça !</p> - -<p>Elle le quitta avec un soupir de soulagement -pour donner ses ordres au pianiste, et une minute -après elle était entourée de la moitié des jeunes -gens qui étaient dans le salon.</p> - -<p>« Pouvait-on les présenter à mademoiselle de -Valvieux ? à cette jeune fille en rose ? à cette -jolie personne ? » Chacun la désignait de son -mieux, mais ils avaient tous le même objectif : -ils voulaient tous danser avec elle.</p> - -<p>La comtesse se tourna du côté où elle avait -laissé Jean ; il avait disparu, et elle le vit de -loin s’incliner devant une jeune femme. Il ne -lui restait plus qu’à conduire cette grappe de -danseurs à Alice de Valvieux, et à lui en faire la -nomenclature le plus rapidement possible.</p> - -<p>Une coutume de Jean, chaque fois qu’il se -trouvait en soirée, était de s’occuper de préférence -des jeunes filles généralement négligées. -Il y mettait tant de bonne grâce et de naturel -qu’il était impossible de voir là-dedans un acte -de charité, et on ne peut savoir combien ce beau -cavalier, qui très facilement se trouvait être -l’homme le plus remarquable d’un salon, avait -provoqué ainsi de reconnaissances silencieuses.</p> - -<p>Ses camarades le plaisantaient parfois là-dessus -et s’amusaient de cette manifestation -chevaleresque.</p> - -<p>— Je trouve révoltant, répondait-il alors, cette -sorte d’exposition pendant laquelle des femmes -sont là à attendre le bon plaisir d’un tas de freluquets -qui circulent devant elles le lorgnon à -l’œil, et les examinant comme des marchands -d’esclaves feraient à Constantinople. Je n’entends -pas qu’on me prenne pour un Turc, et j’agis en -conséquence.</p> - -<p>Son exemple entraînait parfois quelques amis, -et le groupe des jeunes officiers s’était fait une -réputation de haute courtoisie partout où il allait -en masse.</p> - -<p>Fidèle à ses habitudes, ce soir-là, il ne chercha -pas une fois à fendre le cercle toujours nombreux -qui entourait Alice, et il se reposait dans un -coin de la serre, de l’air d’un homme qui se sent -fort de sa conscience, quand la comtesse se retrouva -à ses côtés.</p> - -<p>— Jean, lui dit-elle, que vous a fait mademoiselle -de Valvieux ?</p> - -<p>— Mais rien au monde, madame, et j’ai eu ce -soir pour la première fois l’honneur de l’apercevoir.</p> - -<p>— Alors pourquoi cette affectation de ne -jamais danser avec elle ?</p> - -<p>— J’avais peur de froisser ses fleurs, répondit -le jeune homme en riant.</p> - -<p>— Et puis ?</p> - -<p>— Et puis je vous jure que je n’ai songé à -rien affecter. Mais permettez-moi une comparaison : -je ne connais rien de plus sot que -cette habitude qu’a prise l’eau d’aller toujours -à la rivière. Elle ferait bien mieux de se répandre -une bonne fois dans un terrain sec, au moins -elle se rendrait utile à quelque chose. Il y a longtemps -que je lui garde rancune de sa maladresse, -et je ne veux pas faire comme elle.</p> - -<p>— Ah oui ! toujours Don Quichotte, n’est-ce -pas ? C’est ce que je racontais tout à l’heure à -mademoiselle de Valvieux.</p> - -<p>— Mais, madame, je vous serais fort obligé -de ne pas me faire dans le monde une réputation -de petit Manteau bleu !…</p> - -<p>— Puisque vous l’êtes ! Allons, faut-il vous -présenter ? Quand l’invitez-vous ?</p> - -<p>— Quand sa pléiade l’abandonnera… Pourquoi, -d’ailleurs, voulez-vous que j’aille déranger -tous ces braves garçons, et rompre par ma -présence ce nombre impair que les dieux chérissaient -si fort ?…</p> - -<p>— Et si je vous en prie ?</p> - -<p>— Alors, madame, c’est à l’instant…</p> - -<p>Mais au moment où le jeune homme se rapprochait -du salon, une pendule sonna minuit.</p> - -<p>— L’heure du carême…, fit-il en se retournant -avec un demi-sourire.</p> - -<p>— Allons, c’était écrit, répondit la comtesse. -Notez, ajouta-t-elle, que je n’avais pas la plus -petite arrière-pensée ; je voulais vaincre cette -tête de Breton, voilà tout.</p> - -<p>Elle prit le bras de Jean pour rentrer au salon -et recevoir les adieux de tout son monde, que -le coup de minuit chassait comme une détonation -disperse une compagnie de perdreaux.</p> - -<p>Dans le vestibule, le jeune officier se trouva à -côté d’Alice, et comme il la voyait frissonner :</p> - -<p>— Voulez-vous me permettre, mademoiselle, -dit-il avec sa courtoisie habituelle, cette pièce -est glaciale !</p> - -<p>En même temps il lui mit sur les épaules un -burnous blanc, dont la comtesse s’enveloppait -pour descendre au jardin et qui se trouvait sur -une chaise.</p> - -<p>Elle inclina la tête, et le remercia en quelques -mots où perçait une petite émotion que -le jeune homme ne s’expliquait pas bien.</p> - -<p>En même temps son père arrivait, la cherchant -d’un œil inquiet ; mais sa figure s’éclaira -en la voyant couverte et, se tournant vers Jean :</p> - -<p>— Merci d’en prendre soin, fit-il, elle est sensible -au froid.</p> - -<p>Il y avait dans chacun de ses gestes une affection -si profonde et si anxieuse en même temps que -Jean se sentit touché et, courant chercher la -pelisse doublée de cygne qui appartenait à Alice, -il l’en enveloppa avec le même respect attentif. -Puis comme la pléiade ayant fini de présenter ses -hommages à madame de Sémiane revenait en -hâte reprendre son poste, au moins jusqu’à la -portière de la voiture, il rejoignit ses camarades, -prit congé à son tour, et un instant après ils -traversaient les rues désertes, encore jonchées -des débris de la fête.</p> - -<p>La conversation roula sur la soirée, bien entendu, -et il y fut taillé une large part à mademoiselle -Alice.</p> - -<p>Jean ne savait sur son compte que le peu que -lui en avait dit madame de Sémiane.</p> - -<p>Le comte de Valvieux était veuf depuis des -années, immensément riche et inoccupé, ou -plutôt occupé de sa fille avec tant d’amour et -de sollicitude que depuis sa naissance il n’avait -plus trouvé le temps de faire autre chose que de -l’adorer.</p> - -<p>Soit pour son plaisir, soit pour sa santé un -peu délicate, il la conduisait régulièrement tous -les hivers dans le Midi, tantôt sur un point de la -côte, tantôt sur un autre. Le hasard en avait -fait cette année les voisins de madame de Sémiane, -et il en était résulté des relations également -agréables pour les deux femmes.</p> - -<p>C’était tout ce qu’il savait ; mais un autre des -jeunes gens avait fréquemment entendu parler des -de Valvieux dans sa famille, et les renseignements -ainsi complétés arrivèrent à reconstituer approximativement -l’histoire de la jeune fille.</p> - -<p>Sa mère, en effet, était morte toute jeune, -de langueur, disait-on, et, depuis cette époque, -la petite Alice n’avait pas cessé de vivre dans -une perpétuelle atmosphère de gâteries et d’adulation. -Par un miracle aussi admirable et non -moins rare que celui des trois jeunes Hébreux -sortant intacts de la fournaise, elle avait conservé -au milieu de cet encens tout son bon sens et -toute sa simplicité, et il en était seulement résulté -qu’elle voyait le monde à travers un prisme enchanté, -et qu’elle aimait tous les humains en bloc -du meilleur de son cœur.</p> - -<p>— Ce qui explique qu’elle n’en distingue aucun. -Dans son ardeur philanthropique, elle voudrait -les épouser tous à la fois !… dit en riant un des -jeunes gens.</p> - -<p>— Peut-être, continua celui qui parlait, car -ce ne sont pas les occasions qui lui ont manqué -jusqu’ici, et je me rappelle avoir entendu dire -à ma sœur que si elle avait pensé à coller dans -un album les cartes de visite de ses prétendants, -ce serait un livre qui ferait concurrence à d’Hozier, -à cette différence près, qu’en plus de l’armorial -de France on y rencontrerait toute la finance, -et bien d’autres encore.</p> - -<p>— Et elle attend, alors… que l’étranger y -passe ?</p> - -<p>— Ou seulement que quelqu’un l’aime, sinon -plus que les millions de sa dot ; je pense que -c’est une fille raisonnable, du moins autant qu’eux.</p> - -<p>— Pauvre créature, répliqua Jean, ce serait -un cas de conscience de l’avertir qu’on n’a jamais -connu qu’un seul merle blanc depuis la création -du monde, c’est celui dont Musset parle quelque -part… Et encore n’était-il pas bon teint !…</p> - -<p>— Ce qui semble certain, c’est que Kerdren -ne lui fournira pas l’occasion d’un nouveau refus !</p> - -<p>A quoi Kerdren avait répondu avec plus de -gravité que le sujet n’en semblait comporter :</p> - -<p>— Avec aucune jamais ; mais avec celle-là -moins qu’une autre.</p> - -<p>En même temps les canots accostaient et il -n’était plus question que de regagner sa couchette.</p> - -<p>Le carnaval et la relâche finissaient en même -temps, et l’escadre se remettait en marche au -point du jour.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">V</h2> - - -<p>Depuis une semaine, il n’était question dans -tous les cercles et dans toutes les conversations -que de l’épouvantable krach qui venait de se -produire avec la brusquerie de la foudre.</p> - -<p>Chaque matin les journaux enregistraient une -nouvelle faillite, fréquemment aussi un nouveau -suicide.</p> - -<p>Il ne s’agissait pas ici d’une de ces catastrophes -ordinaires de Bourse qui n’atteignent qu’un -monde préparé jusqu’à un certain point à subir -des accidents de ce genre ; l’affaire était bien -autrement compliquée.</p> - -<p>Dans toute la société et particulièrement -dans un milieu étranger en général à toute spéculation -il y avait des ruines totales.</p> - -<p>Tenter d’expliquer ici ce qui n’a, pour ainsi -dire, jamais été complètement éclairci en aucun -autre endroit, serait chose impossible.</p> - -<p>Ce qu’il y avait de certain, c’est qu’une affaire, -donnant toute confiance en raison des noms qui -la patronnaient, avait entraîné, grâce aux motifs -qu’elle invoquait, nombre de fortunes honorables -à se confier à elle, et qu’il en était résulté, non -seulement des pertes effroyables, mais, chose plus -grave, de fortes atteintes en matière d’honneur.</p> - -<p>C’est ainsi que des individualités dont le nom -apparaissait pour la première fois peut-être dans -des feuilles publiques se voyaient chaque matin discutées, -blâmées, et finalement honnies pour avoir -trempé dans une action qu’on pouvait qualifier -sans exagération de fort peu propre, mais où leur -seule faute avait été une trop grande confiance.</p> - -<p>Si loin de terre que fussent les officiers de -l’escadre, les nouvelles du monde civilisé ne -leur en arrivaient pas moins de temps à autre, -et particulièrement quand ils restaient comme -maintenant dans les eaux de France. Ils recevaient -des paquets de journaux dont les premiers -dataient souvent de quelques jours, mais -où ils avaient en revanche l’avantage de voir -à la fois le commencement et la fin d’un drame.</p> - -<p>On juge de l’indignation que provoqua parmi -eux la nouvelle de la catastrophe en question. -Jean surtout était exaspéré, et ses sorties contre -la clique, auteur du mal, faisaient frémir.</p> - -<p>La question d’argent le laissait volontiers -dans une royale indifférence ; mais la partie -qui touchait à l’honneur de tant de membres -de la noblesse le mettait hors de lui, et il souhaitait -de tenir entre ses mains, ne fût-ce qu’une -heure, certains individus pour lesquels le traitement -qu’il méditait eût été juste assurément, -mais en même temps d’une sévérité qui rappelait -les Kerdren du moyen âge.</p> - -<p>Parmi les noms connus qui figuraient comme -victimes, tous les jeunes officiers qui avaient -dansé chez madame de Sémiane avaient retrouvé -avec une triste surprise, et à un double -titre, celui du comte de Valvieux.</p> - -<p>Sa fortune tout entière avait été engloutie -dans le désastre, et une attaque d’apoplexie, -déterminée, disait le journal, par ce coup aussi -rude qu’impossible à prévoir, l’avait emporté en -six heures. Suivaient un éloge du mort et quelques -attaques virulentes contre les coupables -de tant de maux, conclusions auxquelles tous les -jeunes gens s’associèrent cordialement.</p> - -<p>C’était si frappant ce contraste entre la jeune -fille riche, adulée, aimée, qui était quelque temps -avant chez madame de Sémiane, et ce que devait -être maintenant la pauvre Alice, que son nom revint -plus d’une fois encore dans la journée, accompagné -d’exclamations sympathiques. Mais il y -eut à la suite de cela une série de gros temps, et -les exigences du service chassèrent toutes les -autres préoccupations.</p> - -<p>Jean retrouva avec un plaisir toujours nouveau -ses factions solitaires au milieu de la nuit, -du vent, et du bruit mélancolique des vagues ; et -en songeant aux ennuis et aux misères qui peuplent -le monde, il se réjouit une fois de plus -d’avoir mis les intérêts et les plaisirs de sa vie -en dehors de tout cela, et de pouvoir se considérer -sur son navire comme à mille lieues des humains -et de leurs laides intrigues.</p> - -<hr /> - - -<p>Un mois s’était écoulé depuis ces divers événements ; -l’escadre stationnait devant Toulon, -et grâce à cette circonstance, Jean allait pouvoir -régler, d’une façon tout à fait inattendue, -une affaire qui l’appelait dans cette ville. Un -vieux cousin qu’il connaissait à peine de nom, -et dont les relations avec tous les membres de -sa famille avaient cessé depuis au moins trente -ans, s’était avisé au moment de faire son testament -que, si vieux qu’il fût, il n’était probablement -pas le dernier survivant de la famille. Il -s’était informé, et il était résulté de ces réflexions -tardives mais fructueuses, qu’il avait légué à -Jean une assez belle fortune, et une superbe -collection de bijoux anciens pour laquelle il -avait dépensé des sommes considérables et la -meilleure partie de sa vie.</p> - -<p>Le testament était déposé chez un notaire -de Toulon, la fortune et la collection chez un -banquier de la même ville qui avait pour mission -de ne remettre cette dernière qu’en mains -propres, et en observant un cérémonial assez -bizarre.</p> - -<p>Le défunt, était-ce par une dernière coquetterie -d’amateur ou pour toute autre raison ? -avait ordonné que ladite collection, exposée -tout entière dans le salon du banquier, fût livrée -à Jean par celui-ci, en présence du plus grand -nombre de témoins possible, et après qu’il eût -été lu à haute voix une courte notice concernant -chaque pièce. Cette dernière mesure devait -servir tout ensemble à collationner les bijoux et -à donner une idée générale de leur valeur, en -mettant en regard du prix d’achat de chacun -d’eux l’évaluation la plus récente qui en avait -été faite.</p> - -<p>Cette dernière clause avait horripilé Jean, -qui ne voyait là, disait-il, que matière au plus -stupide des étalages, et ridicule besoin de paraître. -Si ce n’était pas une vanité d’outre-tombe qui -avait poussé le vieux baron, que signifiait donc -ce concours de témoins, et pourquoi ne lui laissait -il pas le droit de collationner tête à tête, avec -son banquier ? Avec son horreur de tout ce qui -le mettait en avant, l’idée de cette manière de -séance publique l’exaspérait, et son mécontentement -avait été si vif que son premier mouvement -l’avait porté à refuser tout à la fois fortune et -bijoux.</p> - -<p>Malheureusement l’hypothèse était prévue, et -le testateur donnait, dans ce cas-là, à la totalité -de ses biens, une destination parfaitement antipathique -au jeune officier. Il stipulait en effet -qu’au cas de mort ou de refus du légataire, sa -collection et sa fortune reviendraient toutes -deux au Musée Royal de Londres, « en souvenir, -disait-il, des quinze bonnes années qu’il -avait passées en Angleterre, et de l’accueil parfait -qu’il y avait reçu ».</p> - -<p>Enrichir un hôpital, des pauvres, ou même -un musée français, Jean l’aurait fait de la meilleure -grâce du monde, ne fût-ce que pour se -débarrasser de l’accomplissement de la clause -qui lui déplaisait si fort ; mais du moment où -il s’agissait d’en faire bénéficier des étrangers, -la question devenait tout autre.</p> - -<p>D’un patriotisme qui allait presque jusqu’au -chauvinisme, le jeune homme, après l’antipathie -qu’il professait pour nos voisins d’outre-Rhin, -n’avait pas de sentiment plus vif que -celui qu’il nourrissait contre les Anglais.</p> - -<p>Sa rancune, pour dater de la guerre de Cent ans, -n’en était pas moins toute fraîche, et il faut convenir -d’ailleurs qu’il y avait eu depuis cette époque-là -bien des circonstances de nature à l’entretenir.</p> - -<p>Aussi juge-t-on si l’idée d’orner de ses dépouilles -les musées de la brumeuse Albion était -faite pour lui sourire, et s’il eut l’occasion pendant -les quelques jours qui suivirent sa lecture -du testament de pester en conscience contre les -bizarreries d’esprit de son parent !</p> - -<p>Cependant il fallait prendre un parti, la station -de l’escadre ne devait pas durer éternellement, -et si peu agréable que fût pour Jean l’affaire -pendante, elle méritait pourtant d’être réglée -d’une façon ou d’une autre avant son départ…</p> - -<p>Il résolut donc, un matin, d’aller s’entendre -avec le banquier chargé de la remise de la fortune, -et de tâcher avec lui de réduire autant -que possible l’apparat de la cérémonie qui causait -son tourment. Il se flattait que, pas plus que -lui, M. Champlion ne devait souhaiter d’ameuter -la société toulonnaise dans son salon, et qu’entre -deux hommes de bon sens, ils reviseraient autant -qu’il serait possible de le faire, sans manquer à -la stricte bonne foi, l’œuvre d’un maniaque, -amoureux de ses trésors comme Pygmalion de sa -Galatée.</p> - -<p>L’hôtel du banquier était situé dans le quartier -le plus à la mode de Toulon, et Jean, très -sensible aux impressions extérieures, commença -à froncer le sourcil dès la troisième marche de -l’escalier.</p> - -<p>Les tentures, le tapis, la rampe chargée de -dorures, la livrée du domestique qui le précédait, -tout indiquait si clairement le mauvais -goût du propriétaire, que le jeune officier se demanda -avec inquiétude à quelle sorte d’homme -il allait avoir affaire.</p> - -<p>« Rien que ce suisse de cathédrale qui marche -devant moi, sent son parvenu d’une lieue, se -disait-il en mordant sa moustache… Si je m’en -allais !… » Mais le suisse, aussi majestueux que -si ses fonctions l’avaient réellement appelé à -présider un mariage de première classe dans le -<i lang="en" xml:lang="en">high life</i>, continuait à monter le bel escalier doré -dont il paraissait le pontife naturel ; et force était -à Jean de suivre le mouvement.</p> - -<p>A la fin, il l’introduisit dans un petit salon -qui semblait livré par le tapissier depuis une -heure à peine tant il était battant neuf, et s’en -fut porter à son maître la carte qu’on venait -de lui remettre, laissant au visiteur tout loisir -de prendre connaissance des lieux.</p> - -<p>Jamais examen ne fut fait d’un œil moins -bienveillant, et il semblait à Jean qu’il était en -face d’une gigantesque batterie de cuisine dont -chaque pièce était en cuivre, et brillait comme -un petit soleil.</p> - -<p>Il se tournait de tous les côtés, cherchant d’où -venait ce ton général de « reluisant », quand son -maître des cérémonies reparut et l’emmena dans -le cabinet du banquier.</p> - -<p>Là, même style, même goût, même profusion. -M. Champlion était un petit homme tout rond, -haut en couleur et d’une bonne expression de -physionomie.</p> - -<p>Avec un tablier de toile bleue et la casquette -traditionnelle, il aurait réalisé le type idéal de -l’épicier qu’on se choisirait comme fournisseur ; -mais avec sa redingote serrée et son col durement -empesé qui entrait tout droit dans la rotondité -de son double menton, c’était un banquier qui -manquait totalement de prestige.</p> - -<p>« Galvanoplastie…, pensait Jean pendant le -temps que mettait son partenaire à regagner son -fauteuil. Il s’est plongé dans un bain d’or, et il se -figure qu’il a changé de nature en s’enduisant -d’une autre couche que celle de sa propre argile… -pauvre bonhomme ! Enfin, pourvu qu’il soit -coulant ! »</p> - -<p>Malheureusement, rien n’était plus loin de -la pensée du banquier que d’être coulant dans -cette circonstance, et cela pour des raisons -multiples.</p> - -<p>D’une importation toute récente dans la société -toulonnaise, il n’avait trouvé jusqu’alors aucun -moyen, non pas même de s’y faire une place un -peu marquante, mais seulement de s’y glisser.</p> - -<p>Son origine plus que médiocre était pour beaucoup -dans l’ostracisme qu’il subissait, mais cela -tenait aussi en partie au peu d’occasions que le -sort lui avait offert jusqu’alors.</p> - -<p>Nul doute qu’à la longue le bain d’or dans -lequel il était plongé, pour employer l’image pittoresque -du jeune officier, n’arrivât à recouvrir -les rugosités et les petites tares de sa nature -primitive avec tant de perfection que personne -ne refusât plus d’ouvrir sa porte à ce monsieur -tout neuf, qui sortait de son Pactole changé des -pieds à la tête ; mais ce travail serait long, et -c’était tout de suite que M. Champlion voulait -atteindre son but.</p> - -<p>Comme tous les hommes partis de rien et -enrichis subitement, il n’avait plus qu’un rêve -au monde, qu’une ambition, c’était se faire admettre -dans cette société qui avait fini par lui -faire l’effet de quelque chose de grandiose et -d’inaccessible, à force de la regarder d’en bas.</p> - -<p>Il savait bien qu’une fois le pied à l’étrier, -le reste s’enlèverait tout seul, aussi ne demandait-il -qu’une borne, une pauvre petite borne -d’où il pût prendre son élan.</p> - -<p>C’était sa marotte, sa folie, la terre promise -vers laquelle il eût marché à travers dix déserts, -et il aurait donné sans regret son bras droit à -qui lui eût apporté cette clef magique.</p> - -<p>Et voilà que tout à coup, sans qu’il lui en -coûtât la plus petite de ses phalanges, grâce -à l’originalité du baron de Trélan, il allait tenir -en main l’occasion tant souhaitée !</p> - -<p>La collection qui lui était confiée, avait dans -la ville un succès de curiosité d’autant plus vif -que personne ne la connaissait. De son vivant, -le baron la tenait sous triple verrou, comme une -sultane dans son harem, et pas un œil humain ne -pouvait se vanter de l’avoir contemplée.</p> - -<p>Aussi, du jour où le testament fut connu, il n’y -eut plus dans ce noyau désœuvré, et toujours -en quête de distractions, qui formait la société -élégante, qu’une idée : ce fut d’avoir sa place -marquée, et d’être là le jour de la remise de la -collection. C’était la nouveauté et l’événement de -la quinzaine.</p> - -<p>Les lettres se mirent à pleuvoir chez M. Champlion -demandant des droits d’admission avec -le sans façon de gens toujours sûrs d’être bien -accueillis, et le glorieux banquier se trouva d’emblée -en correspondance avec toute la ville. Les -femmes surtout sollicitaient, et jamais il n’avait -vu passer sous ses yeux tant de mignonnes pattes -de mouche.</p> - -<p>On disait les bijoux aussi originaux que riches, -on savait le comte de Kerdren jeune, beau, et -un brin sauvage ; et on n’était pas fâché de voir -les deux choses par la même occasion.</p> - -<p>On juge, d’après cela, comment le banquier -pouvait accueillir la proposition de Jean, et -s’il était supposable qu’il se mît de ses propres -mains à démolir l’arc de triomphe sous lequel, -toutes les nuits, il se voyait passer en songe !</p> - -<p>Il s’emporta, prit feu, et parla bien haut de -sa parole donnée et de son honneur de banquier ; -puis quand il vit que le jeune officier -cessait d’insister, perçant ses motifs à jour bien -plus qu’il ne pouvait l’imaginer, et qu’il se bornait -à lui demander assez sèchement le jour et l’heure -du rendez-vous, il se radoucit à l’instant.</p> - -<p>« Il ne voulait point de froideur entre eux, -son jour et son heure seraient les siens ; et il -était au regret de le désobliger ! »</p> - -<p>En disant tout cela, il laissait si naïvement -éclater sa joie que, malgré tout son mécontentement, -Jean ne pouvait s’empêcher d’en être -amusé.</p> - -<p>Comme dernière faveur, il demanda l’autorisation -d’aller consulter madame Champlion -et de lui présenter le comte de Kerdren. Il n’y -avait rien à objecter à cela, et Jean suivit son -interlocuteur dans un second salon où une femme -d’un âge moyen, et qui semblait le dédoublement -féminin de son mari, était assise devant -un métier à tapisserie, piquant son aiguille dans -de gigantesques dahlias.</p> - -<p>Elle se leva avec un empressement qui fit -rouler toutes ses laines sur le tapis, de sorte -que Jean répondit à sa phrase de bienvenue -un genou en terre et la tête inclinée sur les écheveaux -qu’il ramassait ; puis, sans transition, élevant -la voix :</p> - -<p>— Mademoiselle, dit-elle en s’adressant à quelqu’un -qui était au fond de la pièce, allez donc -chercher Angèle, elle sera si contente de voir -l’héritier de la collection de M. de Trélan !</p> - -<p>Le jeune homme se retourna pour saluer la -personne que la position particulière qu’il avait -prise en entrant l’avait empêché de remarquer, -tout en maugréant intérieurement de se voir -traité comme un simple objet de curiosité, et, à -son inexprimable surprise, il se trouva en face -de mademoiselle de Valvieux.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">VI</h2> - - -<p>C’était bien elle, toujours jolie, toujours svelte, -seulement plus maigre, et si pâle que, près de -son col de crêpe, sa figure ressemblait à un beau -camélia blanc, posé sur un ornement de deuil. -Sous les yeux, elle avait deux cercles bleuâtres -qu’on voyait même à travers ses cils baissés, et -qui rappelaient ces lointains brumeux qu’on aperçoit -au fond de l’horizon, derrière un rideau de -feuilles.</p> - -<p>Jean embrassa tout cela d’un regard, et il -lui sembla qu’il n’avait jamais vu une robe noire -qui eût l’air si triste et si sombre.</p> - -<p>D’abord indécis, en reconnaissant la jeune -fille, il reprit très vite son aisance accoutumée, -fit quelques pas en avant, et s’inclina devant elle -en murmurant les premiers mots de ce qu’on appelle -si bizarrement un compliment de condoléance.</p> - -<p>Mademoiselle de Valvieux, qui ne l’avait pas -entendu venir, s’arrêta brusquement, releva la -tête, et avant qu’il eût fini sa phrase, avec la -soudaineté d’émotion d’une enfant, de grosses -larmes jaillirent de ses yeux et se mirent à rouler -sur ses joues, si pressées, si abondantes, donnant -à ce jeune visage une expression de désolation -si profonde, que Jean s’arrêta court ne sachant -plus comment faire pour exprimer à la fois ses -regrets et sa sympathie.</p> - -<p>Du revers de ses deux mains, avec une précipitation -nerveuse, elle cherchait à étancher -ses pleurs, à les repousser, semblait-il ; mais -c’était une barrière trop faible, et les larmes, -brillantes et lourdes comme les gouttes des grosses -pluies d’été, couraient le long de ses doigts sans -même qu’elle s’en aperçût.</p> - -<p>Interdit et désolé, le jeune officier se rapprocha -encore d’un pas, et avec des intonations -toutes pleines de pitié, et un regard d’une -vraie bonté dans ses yeux expressifs :</p> - -<p>— Mon Dieu, dit-il, pardonnez-moi, je vous -fais de la peine. J’aurais dû savoir toucher plus -doucement à un chagrin si récent.</p> - -<p>— C’est à moi qu’il faut pardonner, répondit-elle -très bas, en faisant un mouvement, comme -pour lui tendre la main ; car vous, au contraire, -vous m’avez fait tant de bien.</p> - -<p>Puis, baissant encore la voix :</p> - -<p>— C’est la première fois qu’on me parle de -mon père depuis que je suis ici, ajouta-t-elle.</p> - -<p>Au même instant, la porte s’ouvrit en façon -de coup de vent, et une fillette que Jean supposa -avec raison être « l’Angèle » qu’on réclamait, -entra en bondissant. Il était temps, car -l’étonnement de M. et de madame Champlion -en suivant la petite scène qui précède était arrivé -à un point tellement aigu qu’il n’était pas douteux -qu’ils ne s’apprêtassent à s’y mêler, et pas douteux -non plus que leur intervention ne fût maladroite.</p> - -<p>Comme sa sortie n’avait plus de raison d’être, -Alice se retira à l’écart pour achever de maîtriser -son émotion, tandis que la petite fille, avec son -audace d’enfant mal élevée, s’approchait de Jean, -et le tirait par la manche de son uniforme en lui -disant :</p> - -<p>— Bien vrai, monsieur, c’est vous qui êtes -l’héritier de tous ces beaux bijoux ?</p> - -<p>— Positivement, mademoiselle, répliqua le jeune -homme avec une nuance d’ironie ; à moins, toutefois, -que vous ne me connaissiez un compétiteur ?</p> - -<p>Compétiteur, c’était un mot qu’Angèle ne -comprenait pas, et comme l’accueil qu’elle recevait -ne lui plaisait qu’à moitié, elle abandonna -l’officier, et fondant sur son père avec une fougue -qui fit gémir le bois doré du fauteuil :</p> - -<p>— Alors, c’est bientôt la grande soirée dont -tu parles toujours ; les glaces, les fleurs et les -bijoux sur des coussins, dis, père ?…</p> - -<p>Et comme M. Champlion se défendait tout -mécontent et regardait Jean d’un œil craintif, -le jeune homme s’inclina légèrement, disant -qu’il voulait laisser à M. et à madame Champlion -toute liberté de se consulter. Il s’éloigna du groupe -de famille, où commença à l’instant une discussion -animée.</p> - -<p>Sa promenade sans but entre les chaises et -les fauteuils, l’amena bientôt près de la fenêtre -où se tenait Alice, qui était assise maintenant -avec les mains jointes sur ses genoux, et suivait -pensivement des yeux la marche capricieuse -du jeune homme. Elle était calme, et -il ne lui restait comme trace de sa violente émotion -que ce quelque chose de tremblant et de -mouillé que conserve le regard quand on vient de -pleurer.</p> - -<p>Dans l’ombre de ces grands rideaux de peluche, -toute seule en face de ces trois personnes qui -se serraient en parlant bas, c’était une véritable -image de l’isolement, et il sembla à Jean qu’il -y avait une prière muette dans le regard qui -s’attachait à lui.</p> - -<p>Il se rapprocha peu à peu, cherchant avec -une certaine frayeur l’indice d’une nouvelle -crise de larmes dans les yeux de la jeune fille. -C’était la première fois de sa vie qu’il avait provoqué -un désespoir de ce genre, et il craignait -fort de recommencer, éprouvant un peu ce que -ressent un individu placé en face d’une machine -inconnue qu’il s’agit de mettre en mouvement, -et dont il touche les rouages avec crainte, de -peur que son doigt pose à faux sur quelque point.</p> - -<p>Peut-être Alice devina-t-elle sa frayeur, car -elle se souleva à demi en le voyant approcher -et le saluant d’un faible sourire :</p> - -<p>— C’est fini, dit-elle, je suis raisonnable…</p> - -<p>Puis, après une petite pause, elle continua avec -simplicité :</p> - -<p>— Vous m’avez doublement émue tout à -l’heure, monsieur ; la soirée de madame de Sémiane -est la dernière à laquelle j’aie assisté avec -mon pauvre père, et je m’attendais si peu alors -à vous revoir ainsi !</p> - -<p>Elle s’arrêta, sentant que sa voix tremblait -de nouveau.</p> - -<p>— Est-ce donc M. Champlion qui est votre -tuteur ? demanda Jean.</p> - -<p>— Mon tuteur ? reprit-elle en le regardant avec -étonnement. Mais vous n’avez donc pas su notre -ruine ? Je suis ici comme institutrice d’Angèle.</p> - -<p>— J’avais bien appris la perte de votre fortune, -répondit-il, mais je ne croyais certes pas -que c’était…</p> - -<p>Il s’arrêtait, il ne savait vraiment plus que -dire, en face de ce double malheur.</p> - -<p>— Si, répondit-elle tristement, c’était tout. -On m’a offert cette position dans la troisième -lettre de condoléance que j’ai reçue, le surlendemain -de mon deuil. C’était bien tôt, n’est-ce pas ? -et cela m’a fait de la peine… J’aurais voulu qu’on -attendît que je parlasse… Puis j’ai su ensuite -ma situation tout entière, et j’ai accepté. J’ai -seulement demandé un peu de temps, et on m’a -dit qu’on me donnait trois semaines. C’était assez, -puisqu’il fallait toujours commencer, et depuis -huit jours je suis ici.</p> - -<p>— Mais vos parents, vos amis ?</p> - -<p>— Nous n’avons plus que des cousins si éloignés ! -Ils m’ont dit que je faisais bien, et mes amis -aussi. Que vouliez-vous qu’ils fissent ? Puis quand -on s’est tant aimé à deux, on oublie un peu d’aimer -les autres, et nous étions trop nomades pour avoir -près de nous plus que des connaissances ; ou, -bien alors les parasites, ceux qui venaient pour -notre fortune.</p> - -<p>Il sembla à Jean que le ton de la jeune fille -devenait un peu amer et, involontairement, il -repensa à la pléiade…</p> - -<p>— Eh bien ! cria à ce moment la voix la plus -triomphante du banquier, c’est arrangé. Que -diriez-vous d’après-demain ? Trop court peut -être ?</p> - -<p>Jean était également indifférent à tout, il le -répéta d’un ton froid, et comme il s’inclinait -pour prendre congé de la jeune fille, le banquier -ajouta lourdement :</p> - -<p>— De vieux amis, hé ! hé ! Comme on se retrouve.</p> - -<p>Jean répliqua par quelques mots brefs sur -« l’honneur qu’il avait eu en effet d’être présenté -à mademoiselle de Valvieux ». Puis saluant la -maîtresse de la maison avec sa courtoisie froide, -il prit congé, laissant le banquier si ahuri de ses -allures qu’il répétait encore dans la soirée :</p> - -<p>— Mâtin, quel bâton de houx que ce monsieur ! -piquant à tous les nœuds !… Mais bah ! -j’ai mon affaire, et je me moque du reste !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">VII</h2> - - -<p>Malgré tout ce que le banquier avait laissé -deviner à Jean, et tout ce que le jeune homme -avait prévu en plus, il n’avait pas compté sur -un tel déploiement de luxe. Un cordon de gaz -courait tout le long de la façade de l’hôtel, accusant -les saillies de pierre, et les domestiques en livrée -rouge, perdus dans les massifs de feuillage qui -ornaient la porte cochère, avaient l’air de grosses -pivoines piquées dans la verdure raide et brillante -des arbustes. On devinait que le banquier aurait -voulu orner ainsi toute la rue et qu’il avait arrêté -son tapis à l’extrême bord du trottoir avec un -véritable regret.</p> - -<p>Un grand concours de curieux attendaient -l’entrée des invités, et le jeune officier, qui venait -à pied et lentement, eut tout le loisir de s’emporter, -et de dépenser contre M. Champlion -toutes les invectives dont dispose la langue française -à l’endroit de la vanité. Un instant même, -il lui prit une velléité de retourner tout tranquillement -à bord, et de laisser les gens qui s’apprêtaient -à se réunir là, se tirer d’affaire comme ils -pourraient.</p> - -<p>Mais ce n’eût été que partie remise, il le savait -bien. Le banquier avait la loi pour lui d’après -les termes du testament qui disait en toutes -lettres : « En présence du plus grand nombre de -témoins possible », et il n’était pas homme à faire -grâce d’une syllabe.</p> - -<p>Il ne restait à Jean qu’à subir sa destinée -présente, et à se remettre aux mains des beaux -laquais rouges, ce qu’il fit avec une mélancolie -résignée.</p> - -<p>Un d’entre eux lui prit sa capote, un autre -lui fit traverser une enfilade de salons encore -vides, mais qui ruisselaient littéralement de -lumières et de dorures, et le laissa enfin dans -une dernière pièce, où M. Champlion, sanglé -dans son habit noir, cravaté de blanc, et palpitant -de satisfaction, jouait au naturel le rôle -du dragon des Hespérides.</p> - -<p>La petite Angèle avait bien dit et la collection -tout entière était là reposant, sinon sur des coussins, -du moins sur des draperies d’un rouge vif, -qui la faisaient ressortir avec une richesse extrême.</p> - -<p>L’attitude de parfaite indifférence du jeune -officier et la façon paisible dont il écoutait ses -explications déconcertèrent visiblement le banquier, -qui le regardait de l’air mystifié d’un enfant -entre les mains duquel crève une bulle de savon.</p> - -<p>Mais après tout, comme il l’avait dit à sa -femme, « il avait son affaire, et se moquait du -reste ! » Voyant donc qu’il ne tirerait pas le plus -petit éloge de ce côté, il laissa à Jean le poste -d’honneur qu’il occupait un instant avant, et se -donna l’innocent plaisir de faire à petits pas le -trajet qu’allaient parcourir tout à l’heure ses -invités, pour savourer à lui seul les impressions -qu’ils ressentiraient plus tard.</p> - -<p>Le jeune homme était là depuis un instant, -regardant avec un peu de stupeur les tables -garnies qui l’entouraient, et se demandant ce -qu’il allait bien pouvoir faire de cet amas d’orfèvrerie -et de joaillerie, quand il s’aperçut qu’on -parlait tout près de lui.</p> - -<p>Il tourna la tête, et comprit au léger mouvement -qui agitait la portière du fond, qu’il -n’était séparé de la pièce voisine que par l’étoffe -de soie. Il fit alors quelques pas de ce côté en -toussant d’une façon significative ; mais madame -Champlion, car c’était sa voix qu’on entendait, -était douée d’un aussi bel organe que son aspect -permettait de le supposer, et Jean, dominé par -ce contralto imposant, fut contraint d’entendre -tout ce qui suit :</p> - -<p>— Je vous le répète, mademoiselle, disait-elle, -je tiens essentiellement à ce que vous restiez ici -ce soir. Croyez que je connais tout aussi bien que -vous les exigences d’un grand deuil, et que je -n’ai l’intention de vous rien demander qui ne me -paraisse convenable. Il ne s’agit aujourd’hui ni -d’un bal, ni même d’un concert, et vous ne serez -pas plus déplacée ici, que dans n’importe quelle -visite à un musée.</p> - -<p>« Angèle tient beaucoup à voir les gens qui -vont venir, et vous comprenez que je n’aurai -pas une minute de liberté pour la surveiller. Il -faut donc que vous fassiez à ma place ce qui -est après tout votre métier. On nous a dit, quand -on vous a recommandée à nous, que vous étiez -fort habituée aux soirées et au monde ; c’est -tout à fait le cas de le montrer. Et croyez-moi, -si vous les avez tant aimés, au bout d’une demi-heure, -vous y retrouverez votre plaisir tout comme -nous autres !…</p> - -<p>Puis, sans attendre une réponse qu’elle ne -se souciait probablement pas d’écouter, elle -entra dans le salon avec un grand bruit d’étoffes -froissées, quelque chose comme le mouvement -de ces toiles métalliques qu’on agite au théâtre -pour simuler l’approche de l’orage.</p> - -<p>Toutes les promesses de l’oreille étaient réalisées -pour les yeux en la voyant. Par le chef-d’œuvre -d’une imagination peu commune, sa toilette était -composée de telle façon, qu’on y retrouvait à -peu près tout ce qu’on a l’habitude de voir réparti -entre une douzaine de femmes. Les trois règnes -de la nature y avaient leur part, et s’il manquait -une des couleurs de l’arc-en-ciel, c’était ignorance -ou erreur, certainement pas mauvaise volonté.</p> - -<p>L’ensemble produisit à Jean l’impression d’une -chose déjà vue, et fit passer devant ses yeux le -souvenir d’une réception à une cour nègre dans -une des îles du Pacifique.</p> - -<p>Seulement, par suite de la latitude, il devait -formuler ici son salut en bon français, et c’est -ce qu’il fit, sans se permettre bien entendu l’esquisse -d’un sourire.</p> - -<p>Avant que l’empressement de madame Champlion -pût se donner carrière, son mari reparut… -Il avait entendu un bruit de voiture ; on arrivait, -et il fallait qu’ils fussent là, tous les deux, dans -le premier salon, sur la porte, le plus près possible, -enfin, pour faire leurs honneurs. Il l’emmena et -de nouveau le jeune officier se trouva seul.</p> - -<p>La portière se balançait toujours. De minute -en minute, il s’attendait à voir sortir mademoiselle -de Valvieux, avec sa robe noire, sa figure -pâle et cette tristesse qui rendait si pénible pour -elle l’ordre qu’elle venait de recevoir.</p> - -<p>« A sa place, pensait-il, je ne céderais pas ! -Cette femme est révoltante d’égoïsme. »</p> - -<p>Il se rappelait la violente émotion que la jeune -fille avait ressentie deux jours avant, rien qu’en -le revoyant, lui qui avait été lié si faiblement à -son passé, pourtant ; et il se la représentait avec -une pitié sincère, toute seule dans ces grands -salons remplis d’inconnus, avec ses amers souvenirs -l’assaillant en foule.</p> - -<p>« Pauvre créature, se disait-il, ma présence ici -ne lui aura causé que de la peine ! »</p> - -<p>Et il se demandait, en se sentant si jeune, -si fort, si libre de toute entrave, pourquoi le -sort avait mis une telle différence entre la vie -des hommes et celle des femmes, que le malheur -fût doublé chez elles d’une impuissance à -peu près complète en toute chose, tandis qu’il -laissait chez eux le champ libre à toutes les -énergies.</p> - -<p>D’un côté, ne pouvoir presque pas gagner le -pain quotidien autrement que dans une condition -servile ; de l’autre, sans une plus grande -somme d’intelligence ni de résolution, avoir le -droit de prétendre à tout, même à la gloire !</p> - -<p>« Sotte chose, par ma foi, que la société ! se -disait-il. Je ne mets jamais le pied sur terre que -pour m’en dégoûter un peu plus, et il faudra -quelque jour que je me décide à faire une révolution, -ou à n’y plus revenir jamais ! »</p> - -<p>Pendant ce temps, les salons s’étaient remplis. -Les ambitions de M. Champlion étaient -plus que satisfaites, c’était mieux que de la -foule, c’était de la cohue.</p> - -<p>Les femmes en grande toilette, les jeunes -gens le gardénia à la boutonnière, passaient -et repassaient. On parlait haut, on riait fort, -et surtout, comme on était venu pour voir, on -regardait avec la plus impertinente curiosité. -On aurait juré que tous ces gens-là avaient payé -leur place en entrant et qu’ils en voulaient pour -leur argent.</p> - -<p>Dominant le bruit des conversations, le mouvement -d’ailes des robes légères, le petit coup sec -des éventails qu’on ouvrait, la voix de M. Champlion -se faisait entendre comme une basse continue.</p> - -<p>Quand il arrivait, dans sa lecture, à quelque -bijou d’importance, involontairement il enflait -le ton. Il semblait qu’en sortant, les gros chiffres -lui ouvraient la bouche. Puis, ses lèvres se refermaient -sur une petite bague sans prétention et -les murmures de la foule le couvraient jusqu’à -nouvel ordre.</p> - -<p>C’était amusant de suivre ces modulations, -et Jean, debout dans une embrasure de fenêtre, -s’était égayé longtemps ainsi.</p> - -<p>Mais, comme on le sait, le jeune héritier était -compté ce soir-là au nombre des curiosités et on -avait trouvé tout naturel de le traiter comme tel. -De sorte qu’il s’était vu bientôt le point de mire -d’une centaine d’yeux le regardant aller et venir, -parler ou se taire, comme on regardait jadis le -petit lever du roi. La grandeur a de ces inconvénients ! -Seulement n’étant patient ni par tempérament -ni par état, Jean s’était lassé très vite de -cette situation, et plus heureux que les majestés -d’autrefois, avait pu y couper court en se dérobant.</p> - -<p>A peine s’il avait vu dans la foule cinq ou -six visages de connaissance, et comme il avait -refusé péremptoirement d’amener même un de -ses camarades à cette solennité, il put bénéficier -à lui seul d’une retraite choisie qu’il découvrit -derrière un massif de camélias.</p> - -<p>On avait fait de la pièce voisine du salon des -bijoux une espèce de jardin d’hiver, et tout au -fond, comme un îlot secourable, se trouvait le -fauteuil moelleux qui avait tenté la sauvagerie du -jeune homme. De là il entendait de toutes les -conversations juste ce qu’il lui fallait, c’est-à-dire -rien, ou mieux encore le bruit général qui arrivait, -grâce à la distance, à se fondre en un murmure -unique ressemblant au chant de la houle.</p> - -<p>Un instant, à son grand effroi, la petite Angèle, -qui voletait partout, circula entre les fleurs comme -un feu follet, « comme un insecte malfaisant », -pensait même Jean. Mais le caprice qui l’avait -apportée la remporta presque aussitôt, et, avec -un soupir de soulagement, le jeune officier se -retrouva maître de sa solitude.</p> - -<p>Les yeux fermés, il s’isolait autant qu’il le -pouvait de cet entourage peu sympathique, quand -il lui sembla entendre tout près de lui quelque -chose comme un frémissement. « Est-ce que ce -gros homme aurait poussé le réalisme jusqu’à -faire nicher des oiseaux dans son bocage ? se -dit-il, ou bien dans cette atmosphère surchauffée -les plantes poussent-elles comme chez le docteur -Ox ?… »</p> - -<p>En même temps il tournait la tête. A deux -pas derrière une série d’arbustes, une jeune femme -qu’il reconnut aussitôt pour mademoiselle de -Valvieux était assise sur une chaise basse.</p> - -<p>Tout près de ces lumières et de ces toilettes -éclatantes, l’austérité de son deuil était plus -frappante encore, et elle ressemblait à un de -ces anges prophétiques qu’on représente dans -les légendes, apparaissant tout à coup au milieu -d’une fête pour parler de misères et de tristesses -à des fous trop insouciants.</p> - -<p>Visiblement la pauvre fille cherchait à se faire -toute petite, serrant sa robe sombre autour d’elle, -ne respirant qu’à demi et n’ayant qu’une ambition, -passer inaperçue.</p> - -<p>Il sembla à Jean que c’était ainsi que les petits -enfants des contes de Perrault devaient se cacher -dans la maison de l’ogre, et la même profonde -pitié qu’il avait déjà ressentie pour la jeune fille -lui revint.</p> - -<p>On voyait qu’un instant de solitude était -pour l’heure ce qu’elle souhaitait le plus vivement, -et il comprit qu’il valait mieux ne lui -parler que plus tard, quand elle serait assez -tranquille pour qu’une voix sympathique lui fît -du bien.</p> - -<p>Alors, de son côté, avec le même soin, il se -mit à veiller sur ses mouvements, inspectant d’un -coup d’œil son épée, posée entre ses genoux, et -les glands d’or de sa ceinture qui auraient pu -tinter sur le fourreau. A son tour, il fit sa respiration -aussi douce que possible, et jamais jeune mère, -veillant près d’un berceau, ne mit plus de soin -à protéger le repos d’un être aimé, que ce grand -et fort marin à respecter la courte halte que -faisait cette étrangère entre deux buissons fleuris.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">VIII</h2> - - -<p>Cela durait depuis cinq minutes à peu près, -et Jean commençait à retomber dans son courant -d’idées personnelles, quand l’entrée bruyante de -cinq ou six hommes, qui parlaient tous à la fois, -le fit tressaillir. Il ne quitta pas son siège cependant, -et le groupe ne dépassa pas d’ailleurs la première -partie de la pièce.</p> - -<p>C’était une réunion de ces jeunes gens superficiels, -inutiles sur terre, et qui semblent perpétués -uniquement pour sauvegarder la correction -des nœuds de cravate et le salut à la mode.</p> - -<p>Comme position sociale : « Gommeux », en -attendant de devenir « Luisants » ou « Bémols ». -Comme conversation : tout ce qu’il est permis -d’espérer dans le genre.</p> - -<p>— Je vous dis que je l’ai vue ! criait l’un d’eux.</p> - -<p>— Elle a le deuil léger, la belle fille ! répondit -un autre. Y a-t-il seulement un mois que son -père est mort ?</p> - -<p>— Bah ! elle aura pris le mois pour l’an ! Est-elle -toujours jolie ? Le noir doit lui aller à ravir !</p> - -<p>— Peuh ! elle est maigre et jaune, et la maigreur -ne va à aucune femme !</p> - -<p>— Quand je pense pourtant que moi… Non, -jamais je n’ai vu catastrophe plus heureuse, -chronologiquement parlant s’entend !</p> - -<p>— Au fait, c’est vrai ; il me semble que vous -étiez des plus brûlants, d’Asti ; la déclaration -ne devait pas être loin ?</p> - -<p>— A un tour d’horloge, mon cher ! En effeuillant -notre marguerite, nous en étions arrivés à -« passionnément » ! Et il ne me restait plus qu’à -m’en ouvrir au père quand la débâcle est arrivée.</p> - -<p>— La veine de quelqu’un qui a vendu à temps -ses fonds turcs !</p> - -<p>— Juste ; mais vous comprenez qu’il me serait -faiblement agréable de la rencontrer face à face : -aussi je louvoie, je me dérobe, je cherche la paix -des bosquets…</p> - -<p>— C’était cependant, ma foi, une superbe -créature ! Vous n’avez pas eu un regret ?</p> - -<p>— Pensez-vous qu’il y ait au monde une beauté -qui puisse rendre agréables ces deux mots : « Mariage -pour dettes ! » Ça sonne mieux que prison -ou suicide ; mais c’est tout.</p> - -<p>— Diable ! c’était à ce point !</p> - -<p>— Exactement !</p> - -<p>— Et alors depuis ?</p> - -<p>— Alors il m’est arrivé qu’un vieux bonhomme -d’oncle a fait comme dans les comédies, -et a défunté juste au bon moment pour -combler le trou où j’allais piquer une tête en guise -d’acompte !…</p> - -<p>Dès les premiers mots de cette conversation, -Jean avait voulu se lever pour arrêter ce qui -était si peu destiné aux oreilles de mademoiselle -de Valvieux, et ce qui devait la blesser si cruellement -à plus d’un titre…</p> - -<p>Mais son mouvement, trop faible pour être -entendu de ceux qui causaient, avait fait tressaillir -Alice. Elle s’était retournée de son côté -vivement, avec l’air effrayé d’une biche aux -abois, qui croit entendre sortir un nouvel ennemi -du buisson même où elle s’est réfugiée pour -mourir.</p> - -<p>Elle avait reconnu du premier coup, à travers -le rideau de feuilles, l’uniforme du jeune officier, -et, à demi soulevée elle-même, elle lui -avait fait, en posant le doigt sur ses lèvres et -en secouant la tête, un geste qui ordonnait si -impérieusement le silence, que le jeune homme -s’était rassis, bien à contre-cœur, mais n’osant -passer outre.</p> - -<p>Une fois encore, absolument révolté de la -façon dont ces vérités brutales arrivaient à la -pauvre fille, il s’apprêtait à s’interposer ; mais -sans même tourner la tête, comme quelqu’un -qui a prévu le geste, elle avait étendu la main -de nouveau, et d’une façon plus décidée encore.</p> - -<p>C’était quelque chose de navrant que cette -scène qui se déroulait dans le jour un peu voilé -de ce salon si poétiquement orné ! Dans ce nid -de feuillage qu’on aurait dit ménagé pour un -rendez-vous d’amoureux, cette jeune fille debout, -toute seule, écoutant ce langage grossier dans -lequel ces hommes parlaient d’elle, perdant d’un -seul coup toutes ces illusions que la vie a la compassion -de n’effeuiller habituellement que peu à -peu, cela mettait vraiment la pitié au cœur ! -Et comme pour ajouter encore à son humiliation, -à côté d’elle, ce témoin involontaire, muet par -respect et par obéissance, mais qui voyait ce -pendant la rougeur qu’elle sentait monter comme -une vague jusqu’à son front !</p> - -<p>Un instant, il sembla que le groupe s’éloignait ; -puis un de ces jeunes gens appela tous -ses amis sur un divan qu’il venait de remarquer, -et sans interruption la conversation continua :</p> - -<p>— Par le fait, vous ne savez pas, d’Asti, que -vous avez couru plus gros risque encore que -vous ne pensiez ! Ne disait-on pas que madame -de Valvieux était morte de langueur ?</p> - -<p>— Eh bien !</p> - -<p>— Eh bien ! ne savez-vous pas que les maladies -de langueur sont le nom poli des poitrinaires -qui laissent des filles à marier ?</p> - -<p>— Un million poitrinaire ! Vous voulez me -donner des regrets, bourreau !… Laissez-moi croire -qu’elle jouissait d’une santé de bûcheronne, ou -je ne réponds plus de mon désespoir !</p> - -<p>— Et si vous essayiez de quelques consolations ! -Quel est son rôle ici ? Parente pauvre ou demoiselle -de compagnie ? Je vous assure qu’il ne serait -pas déplaisant de fréquenter une maison où -l’institutrice serait taillée sur ce patron ! et…</p> - -<p>— Là, messieurs ! dit tout à coup une voix -nette et hautaine qui fit retourner les six têtes -avec l’ensemble d’une manœuvre militaire. Je -pense que vous trouverez comme moi qu’en -voilà assez sur ce sujet, quand vous saurez que -mademoiselle de Valvieux n’a pas encore perdu -un mot de votre conversation.</p> - -<p>— Ni vous non plus, à ce qu’il semble, monsieur ? -riposta un des jeunes gens.</p> - -<p>— Ni moi non plus, monsieur, vous dites bien.</p> - -<p>— Et c’est là-bas, dans le fond, que vous vous -occupiez à ce… jeu de cache-cache !</p> - -<p>— Mon Dieu, monsieur, c’est chacun dans notre -coin, où le hasard de votre gracieuse entrée -nous a surpris. Quand j’ai voulu me lever, pour -vous rappeler qu’avant de faire son examen de -conscience devant un buisson, il est d’usage d’en -faire le tour, mademoiselle de Valvieux, que je -n’avais pas encore eu l’honneur de saluer ce soir — exactement -comme vous, monsieur d’Asti, -quoique pour d’autres raisons, cependant — mademoiselle -de Valvieux, dis-je, s’est aperçue -pour la première fois de ma présence, et devinant -mon intention, m’a arrêté de loin d’un geste fort -significatif…</p> - -<p>— Auquel vous avez obéi, sinon tout à fait, -comme nous le voyons, du moins jusqu’à ce -que…</p> - -<p>— Jusqu’à ce que… Remarquez, monsieur, que -je me permets de vous interrompre, seulement -pour reprendre au vol la phrase que vous venez -de me couper en deux ; jusqu’à ce que l’expérience -que mademoiselle de Valvieux voulait essayer fût -à son terme. Elle cherchait, je m’en rendais bien -compte, à forcer son courage d’écouter jusqu’au -bout les vilenies qui se disaient ici ; pensant -avec raison que pour n’être pas belle, l’occasion -qu’elle avait de lire dans le cœur humain n’en -était pas moins unique !</p> - -<p>— Monsieur !…</p> - -<p>— Et qu’elle n’apprendrait jamais mieux sur -le vif ce que c’étaient que la bassesse et la soif -de l’or !</p> - -<p>— Avez-vous qualité, monsieur, pour venir -m’insulter au nom de cette jeune fille ?…</p> - -<p>— Si peu, je vous l’ai déjà dit, que mademoiselle -de Valvieux ne m’a pas fait ce soir l’honneur -de m’adresser la parole… Quand j’ai compris -à la tournure de votre conversation que mon -respect la servirait plus mal en lui obéissant qu’en -coupant court à ce que vous disiez, je suis venu -et j’ai trouvé à moi seul, si incroyable que cela -semble vous paraître, tout ce que je viens de -vous dire !</p> - -<p>— Chevalier désintéressé du malheur ! C’est -un rôle bien noble !</p> - -<p>— Et qui date de si loin chez moi, que je suis -arrivé à n’en plus voir le ridicule ! C’est une -vieille habitude ! Quand je rencontre un chat qui -veut tordre le cou d’un oiseau, ou un grand diable -qui assomme un enfant, je mets mon pied sur -la bête et mon poing sur l’homme. D’après cela, -ranger ma respectueuse sympathie du côté d’une -femme seule, contre laquelle j’entendais six -hommes s’acharner à la fois, vous m’accorderez -qu’il n’y avait qu’un pas.</p> - -<p>— Alors, vous répondez, monsieur, de tout ce -que vous avez dit ce soir ?</p> - -<p>— Même de tout ce que j’ai pensé, monsieur, -et c’est encore autrement long pourtant !… Là-dessus, -je rends M. d’Asti à cette paix des champs -qu’il aime, en vous rappelant toutefois, messieurs, -que si l’un de vous est curieux de visiter un navire -de guerre, je suis domicilié actuellement sur -<i>la Naïade</i>, en rade de Toulon, et que vous y -trouverez toujours, à mon défaut, plusieurs de mes -camarades pour vous recevoir.</p> - -<p>Puis saluant tout le groupe d’un geste qui -était d’une hauteur extrême, Jean s’éloigna de -quelques pas, s’en fut s’accouder près d’une -large console dorée, et se mit à suivre le va-et-vient -de la foule avec la curiosité tranquille -d’un homme qui n’a absolument rien de mieux -à faire.</p> - -<p>Un instant, les jeunes gens qu’il venait de -quitter restèrent indécis ; M. d’Asti fit même -un pas vers le fond de la pièce, comme s’il eût -songé à mettre sur le mal qu’il venait de faire -la banalité d’une excuse. Mais il revint promptement -en arrière et sortit en haussant les épaules -avec ce geste qui signifie dans toutes les langues -du monde : « Ma foi, je m’en moque ! »</p> - -<p>Puis, têtes levées, avec une démarche nonchalante, -comme des gens pas pressés du tout, -ils traversèrent tout le salon, saluant à droite, -causant une minute d’un autre côté, avec les -allures d’invités qui s’en vont à l’anglaise.</p> - -<p>Jean, qui était placé de manière à voir toute -l’enfilade des portes, les suivit de l’œil jusqu’au -bout. Puis quand il eut regardé le dernier d’entre -eux disparaître, il rentra tranquillement dans -la pièce qu’il venait de quitter, et marcha vers -la place où il avait laissé mademoiselle de Valvieux.</p> - -<p>Elle était toujours assise sur sa même petite -chaise basse, encadrée de la même arche de verdure, -et serrant si fort ses deux mains sur son -visage que ses doigts marquaient des traces rouges -sur la peau fine du front.</p> - -<p>Il arriva jusqu’auprès d’elle, sans qu’elle entendît -même le bruit de ses pas, puis gravement, -avec le geste de quelqu’un qui s’incline sur un -malade pour lui parler plus doucement, il mit un -genou en terre devant la jeune fille.</p> - -<p>Cette fois, elle tressaillit vivement et jeta même -un léger cri en apercevant cet homme agenouillé -tout près d’elle.</p> - -<p>Pendant une seconde encore, il resta là sans -rien dire, fixant son regard franc dans les yeux -étonnés qui se tournaient vers lui ; puis au moment -où Alice, reprenant possession d’elle-même, s’apprêtait -à parler :</p> - -<p>— Mademoiselle, dit-il avec la même gravité -simple, vous connaissez ma carrière. J’ai vingt-huit -ans, je m’appelle Jean de Kerdren, comte -de Penhoët, et je viens vous demander si vous -voulez me faire l’honneur de m’accorder votre -main.</p> - -<p>La surprise fut si vive qu’elle ne trouva pas -d’abord un mot à répondre, et sur cet étrange -petit groupe, le silence s’établit, coupé seulement -par la voix de M. Champlion, si nette, -par instants, qu’on n’en perdait pas une syllabe :</p> - -<p>« … avec gravures et ciselures, par Benvenuto -Cellini.</p> - -<p>« Acheté en 1875 au marquis de Gensac pour -la somme de dix mille francs.</p> - -<p>« Estimé en 1880 par M. Mannheim de Paris -au prix de vingt et un mille francs.</p> - -<p>« Plaque de corsage… »</p> - -<p>Malgré toute la gravité de l’instant qu’ils traversaient, -machinalement ils s’étaient mis tous -les deux à suivre mot à mot cette nomenclature, -et il semblait qu’avant de savoir ce qu’était -au juste cette plaque de corsage, ni l’un ni l’autre -ne pourrait parler.</p> - -<p>Tout cela pourtant n’eut que la durée d’un -éclair, et à temps pour que la situation dans -laquelle se trouvait Jean n’arrivât pas au ridicule, -mademoiselle de Valvieux réussit à rompre l’espèce -d’engourdissement moral que lui avaient causé -toutes ces émotions successives.</p> - -<p>— Monsieur, dit-elle avec entraînement d’abord, -en hésitant un peu ensuite, je voudrais savoir vous -dire comme je l’éprouve le sentiment d’infinie -reconnaissance que je vous garderai toute ma -vie ! Vous aviez déjà fait beaucoup ce soir… et -maintenant c’est trop !… Car vous comprenez -bien qu’à présent… je ne peux pas…</p> - -<p>Elle s’arrêta, vaincue décidément par les battements -de son cœur, et les premières larmes qu’elle -eût versées de toute la soirée arrivèrent lentement -jusqu’au bord de ses cils.</p> - -<p>Jean s’était levé. Le rayon de ses yeux bruns, -à travers le prisme de ces gouttes d’eau, lui arrivait -si étrange et si ému, que ce fut encore avec plus -de douceur qu’il reprit :</p> - -<p>— Je vous comprends, et je ne voudrais pas -vous causer, ce soir, même la fatigue d’un mot -d’insistance, mademoiselle. Demain, dans autant -de jours que vous le voudrez, je reviendrai -chercher ma réponse. Et c’est bien en effet -toujours que je compte, non pas que vous me -serez reconnaissante, mais que vous serez heureuse, -si vous me permettez d’assurer votre -bonheur !</p> - -<p>Il s’inclina profondément devant la jeune fille, -et sans songer à imiter toutes les petites précautions -de M. d’Asti et de sa bande, il quitta l’hôtel du -banquier.</p> - -<p>M. Champlion se reposait sur un gigantesque -point final amplifié de tout l’orgueil qui lui -gonflait le cœur, et la tâche de l’héritier était -accomplie.</p> - -<p>Son départ n’en causa pas moins un extrême -dépit à plusieurs des personnes présentes, et -l’opinion communément exprimée à la suite de -cette soirée fut que la réputation du comte de -Kerdren était horriblement surfaite, et que le -trait de caractère qu’on avait qualifié chez lui -de sauvagerie méritait un tout autre nom.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">IX</h2> - - -<p>Le lendemain, vers une heure, on remit à Jean, -à bord de la Naïade, une lettre enfermée dans une -enveloppe de deuil, dont il devina à l’instant la -provenance.</p> - -<p>C’était de mademoiselle de Valvieux, en effet, -et voici ce qu’elle disait :</p> - -<blockquote> -<p class="ind">« Monsieur,</p> - -<p>« Tout ce que j’ai su bien mal vous dire hier, -au milieu du trouble cruel dans lequel je me -trouvais, je veux vous le répéter aujourd’hui -longuement et sérieusement, afin que plus tard, -quand vous retrouverez dans votre mémoire ce -mouvement de générosité chevaleresque que vous -avez eu envers moi, vous retrouviez à côté le -souvenir de la reconnaissance émue qu’il m’a -inspirée.</p> - -<p>« Vous rappelez-vous, monsieur, la réponse -que vous avez faite à madame de Sémiane, il y -a un mois maintenant ?</p> - -<p>« Elle vous pressait de venir danser avec moi, -et comme vous refusiez : « Quand donc l’inviterez-vous ? » -a-t-elle demandé en insistant. Et vous, -vous avez répondu à moitié en riant : « Quand sa -pléiade l’abandonnera !… »</p> - -<p>« Vous aviez oublié cela, sans doute, comme -je l’avais oublié moi-même dans le trouble de -ces derniers jours, et voilà pourtant que le badinage -de votre réponse est devenu mon histoire.</p> - -<p>« Ma tristesse et mon isolement sont si profonds -depuis mon deuil, que je n’imaginais rien -d’autre pouvant s’y ajouter, et que je me regardais -hier, pendant que le souvenir des soirées d’autrefois -me revenait à flots, comme atteinte autant -qu’on peut l’être. Et c’est à ce moment pourtant -que l’amertume de l’humiliante conversation que -le hasard me livrait, m’est arrivée !</p> - -<p>« Ce n’est pas, Dieu merci, qu’il y eût dans -mon cœur l’ombre d’un regret pour les hommes -qui se révélaient à moi si vils ! Mais j’éprouvais -ce que j’aurais ressenti en voyant mes yeux me -tromper tout à coup, et me montrer, à la place -de la terre ferme sur laquelle je croyais marcher, -rien que le vide. Il me semblait que le cœur -me manquait et que ma foi en toute chose en -serait morte à jamais !</p> - -<p>« C’est alors que vous avez pris ma défense, -si bravement, si fièrement, que ma pénible impression -a été emportée à l’instant. En suivant -votre accent loyal, j’oubliais d’écouter les paroles -auxquelles vous répondiez, et de ce quart d’heure, -je ne me rappelais déjà plus que votre généreuse -intervention.</p> - -<p>« C’était plus qu’il n’en fallait pour vous assurer -un souvenir attendri dans ma pensée, et cependant, -vous avez voulu faire davantage encore.</p> - -<p>« L’abandon ne pouvait pas être plus complet, -et c’était bien l’heure pour votre délicate -bonté de s’approcher.</p> - -<p>« Vous m’avez alors offert tout ce qu’un homme -peut donner au monde, c’est-à-dire cette protection -et cette heureuse vie que j’estimerais bien -haut, si le dévouement de toute une existence -était de ceux qui s’acceptent !</p> - -<p>« Nous nous sommes vus trop peu pour qu’il -me soit possible de donner à votre démarche -un autre mobile que celui-là, et d’ailleurs, si -jamais je m’étais fait quelques illusions sur l’impression -que je pouvais produire, jugez si les -vérités qu’on m’a forcée d’entendre me le permettent -aujourd’hui ! Enfin ce que j’ai appris -de la santé de ma pauvre mère me commande une -réserve de plus…</p> - -<p>« De tout ceci, il ne me restera donc, monsieur, -qu’une reconnaissance profonde envers -vous, et la crainte terrible qui m’assiège depuis -hier, que votre intervention ne vous ait attiré -quelque complication si grave, que j’ose à peine -me la formuler, et que je vous supplie de ne pas -me causer un remords dont je ne saurais me -consoler, maintenant moins que jamais. »</p> -</blockquote> - -<p>Jean lut cette lettre tout au long, la relut -encore, et la replia enfin gravement dans son -enveloppe.</p> - -<p>— « C’est une loyale créature, se dit-il. Le hasard -a de ces bonheurs ! »</p> - -<p>Puis, sans faire une réflexion de plus, comme -si cette lettre lui eût apporté le plus décidé des -consentements, il se fit mettre à terre, sauta de -son youyou dans une voiture, et après avoir -donné l’ordre de le conduire chez M. Champlion, -il demeura pendant tout le trajet dans une immobilité -si complète qu’on aurait pu croire qu’il -dormait. Il n’en était rien cependant, et le regard -qui brillait entre les parois de drap sombre avait -même une résolution peu commune.</p> - -<p>Toute la nuit du jeune homme s’était passée -à réfléchir sur les événements où il se trouvait -engagé d’une façon si imprévue, et ce n’était -pas à la légère qu’il marchait maintenant.</p> - -<p>Aussi entendait-il arriver à son but tout droit, -et ne voulait-il point admettre le plus faible -obstacle.</p> - -<p>Mademoiselle de Valvieux avait bien deviné -et bien dit : Le mouvement qui avait poussé -la veille le jeune officier à ses pieds, était un -mouvement de générosité chevaleresque, mais rien -de plus.</p> - -<p>La première fois qu’il l’avait vue, il l’avait, -on se le rappelle, peu regardée, et même assez -peu goûtée.</p> - -<p>Cette beauté et cette grâce hors ligne rentraient -pour lui dans la catégorie des objets de -luxe, « de ceux qu’il fallait tant de coton pour -emballer ».</p> - -<p>Quand il l’avait retrouvée quelque temps après, -sa douleur et son abandon avaient éveillé sa -pitié. Elle lui avait produit un peu l’impression -de ces petites Italiennes qui pleurent sous les -portes cochères les jours de neige, en montrant -leurs mains rouges ; et quoique le chagrin fût -ici moral et non physique, c’est comme cela qu’il -se la représentait en y pensant.</p> - -<p>La veille enfin, elle lui était apparue sous un -troisième aspect.</p> - -<p>Tout se réunissant à la fois sur une même -tête, c’était trop ! Et pendant qu’il la voyait -rester si brave sous les paroles brutales qui blessaient -également tous ses sentiments intimes, ses -instincts de marin s’étaient mis à s’agiter, et il -lui était venue l’irrésistible envie de tendre une -main amie à la pauvre fille, comme il l’eût fait -pour un nageur en détresse, perdant pied, et cherchant -en vain un appui.</p> - -<p>C’était affreux de penser que cette jeune fille -allait avoir maintenant le droit de croire toutes -les paroles menteuses, tous les cœurs gangrenés, -de se dire que dès le commencement de sa vie, -elle aurait vu sous son plus triste jour la hideuse -puissance de l’or, et que personne ne viendrait -la détromper et lui prouver qu’il y avait encore -pourtant des honnêtes gens !</p> - -<p>Il songeait à tout cela, sans que rien de précis -se formulât dans sa pensée ; puis tout d’un coup, -avec cette spontanéité qui faisait le fonds de son -caractère original, l’idée d’offrir son nom et sa -fortune à mademoiselle de Valvieux lui avait -traversé l’esprit.</p> - -<p>Il enrageait de voir tous les hommes si plats. -Pas un n’osait marcher ! C’était à Kerdren de -« passer devant » alors, selon la vieille coutume. Et -sans prendre une seconde de réflexion, du même -pas dont il aurait couru au feu, s’il lui avait -semblé qu’on y manquait de bras, il était venu -faire à la jeune fille sa singulière demande en -mariage.</p> - -<p>Elle était malheureuse, en deuil, et toute seule. -Jean s’était mis à genoux pour lui parler, comme -jadis ses pères devant une reine, et il lui avait -fait l’hommage de sa vie aussi simplement qu’au -temps passé quand on devenait vassal et suzerain -rien qu’en mettant ses mains dans celles du -seigneur.</p> - -<p>Puis, une fois rentré à bord, il s’était mis à -regarder en face sa situation avec autant de -calme et de bon sens pratique que s’il eût été -voué dès longtemps à cette existence nouvelle.</p> - -<p>D’un seul coup, il venait de renverser tout -ce qu’il avait dit et pensé jusqu’alors.</p> - -<p>C’en fait de sa vie à deux avec l’Océan ! -La carrière qu’il avait juré de faire si libre et si -indépendante avait son entrave maintenant, et -il lui faudrait désormais comme tant d’autres -mettre dans la balance les plaisirs et les intérêts -de sa femme. C’était étrange après tout d’en -arriver là, et sans même que ce fût par amour.</p> - -<p>Mais quand il était une fois décidé à quelque -chose, Jean avait l’habitude de ne jamais regarder -en arrière, et il accomplissait ce qu’il avait -commencé coûte que coûte.</p> - -<p>Il n’entendait prendre aucun de ses nouveaux -devoirs à demi ; il avait dit à mademoiselle de -Valvieux qu’il la ferait heureuse et il faudrait bien -qu’elle le fût !</p> - -<p>Aussi la lettre de refus de la jeune fille ne -lui causa-t-elle aucune émotion. C’était une -excursion qu’il faisait dans son caractère, et il -était heureux d’y rencontrer cette délicatesse, -mais cela ne modifiait nullement ses idées.</p> - -<p>Ce n’était pas qu’il eût la fatuité de penser -lui avoir inspiré une passion soudaine ; mais -du moment où elle n’arguait pour le refuser -que de la crainte d’accepter un trop grand dévouement, -il se sentait de force à la convaincre. Et -il est certain que dès que Jean voulait fermement -une chose, il se dégageait de sa façon d’insister -pressée, autoritaire, une puissance irrésistible qui -entraînait quoi qu’on en eût.</p> - -<p>Quand il demanda mademoiselle de Valvieux -à la porte, on lui fit répéter deux fois son dire, -en l’assurant que M. Champlion était là.</p> - -<p>A force de se remuer et de parler haut, le banquier -était arrivé à produire sur ses gens autant -d’impression qu’il le souhaitait, et l’idée que le -comte de Kerdren n’allait pas commencer d’abord -par lui dans la maison leur paraissait énorme.</p> - -<p>Mais comme Jean n’entendait mêler personne -à ses affaires, et qu’il réservait tout juste aux -Champlion le droit d’exclamation quand chaque -chose serait réglée, il laissa les réflexions aller leur -train sur la singularité de sa démarche et, au -bout d’une minute, Alice était auprès de lui dans -le salon où on l’avait fait entrer.</p> - -<p>De quelque façon qu’il s’y prît pour la convaincre, -il avait certainement choisi le bon moyen, -car au bout d’un quart d’heure, tous les scrupules -de mademoiselle de Valvieux étaient tombés.</p> - -<p>Il était trop loyal cependant pour avoir feint -une passion qu’il n’éprouvait pas. Mais un cœur -de jeune fille est plus tôt charmé qu’il n’avait -pensé, et l’avenir, tel qu’il s’ouvrait devant Alice, -avec cet homme qui avait à ses yeux le prestige -d’un héros, comme compagnon, c’était plus qu’il -n’en fallait pour réaliser le bonheur parfait.</p> - -<p>Avec cette naïveté qu’il avait gardée de la -vie particulière de ses années de jeunesse, Jean -n’avait rien deviné, et il avait regardé l’émotion -de la jeune fille comme l’effusion de cette vive -reconnaissance dont elle lui parlait dans sa lettre. -Il en avait trouvé la manifestation douce, et il -s’était promis de faire naître souvent le sourire -qui illuminait si bien ce jeune visage ; mais c’était -tout.</p> - -<p>Sur un point seulement, mademoiselle de Valvieux -avait insisté : « Cette question de santé ! »</p> - -<p>Jean l’avait alors conduite devant une glace -en lui demandant si son aspect parlait de maladie, -et elle avait été forcée de convenir que non.</p> - -<p>Et vraiment c’était un coup de magie que -le changement soudain de sa figure, entre hier -et aujourd’hui ! Jamais son teint n’avait eu un -éclat plus parfait ; et sa fraîcheur, la vie de ses -yeux et de son sourire, semblaient défier même -les altérations inévitables de l’avenir.</p> - -<p>Avec la même franchise qu’il avait eue en -parlant de ses sentiments, Jean avait répondu -aux questions d’Alice sur M. d’Asti, questions -qu’elle formulait en tremblant un peu, de crainte -d’éveiller un mécontentement assoupi.</p> - -<p>Le matin même, à neuf heures, il s’était rencontré -avec le jeune élégant, et il l’avait blessé -au bras droit, à la première passe, d’un coup -d’épée sans gravité.</p> - -<p>C’était assez pour lui rappeler qu’il ne fallait -traiter légèrement, au gré de Jean, ni les -femmes, ni les officiers de marine, et cependant -pas au point, disait le jeune homme, d’interrompre -pour longtemps le cours de sa philosophie -souriante.</p> - -<p>Pour le moment, la partie la plus pressante -de la situation était de régler le sort de mademoiselle -de Valvieux.</p> - -<p>L’idée de la laisser davantage chez le banquier -ne pouvait être admise par Jean, et comme -il savait bien que, même pour les individus les -plus actifs, les formalités de la loi réservent de -merveilleuses lenteurs, il s’était dit que pendant -quelques semaines il demanderait à madame de -Sémiane l’hospitalité pour sa fiancée.</p> - -<p>Malheureusement, la lettre que la comtesse -avait écrite à Alice au moment de son deuil -était datée d’Espagne, comme la jeune fille le -lui apprit, et annonçait que madame de Sémiane -ferait un séjour illimité à Grenade et peut-être -même dans le Maroc, où elle comptait poser au -moins un pied.</p> - -<p>Il fallait donc chercher d’un autre côté, et le -parti le plus convenable était évidemment de -passer ces quelques jours dans un des couvents -de Toulon où on recevait des pensionnaires.</p> - -<p>Dans ces conditions, Jean abrégerait autant -que possible ce qu’il avait à faire, et aussitôt -après le mariage, il emmènerait sa femme à -Kerdren.</p> - -<p>Son intention était, après l’expiration du -congé qu’il allait demander, de solliciter son -envoi dans son port d’attache, ce qui lui permettrait -d’habiter chez lui, sa propriété n’étant -pas à plus de huit kilomètres de Lorient. Il -n’était pas douteux qu’on lui accordât une situation -dont il avait si peu abusé jusqu’alors ; et il -pourrait ainsi acclimater sa jeune femme sur ce sol -inconnu.</p> - -<p>— Vous savez, lui dit-elle, que je ne voudrais -vous arrêter en rien dans votre carrière ; -je saurai être une vraie femme de marin, je vous -le promets.</p> - -<p>Il lui avait demandé, en riant, si elle comptait -aller toute seule se faire reconnaître comme -dame et maîtresse par les vassaux de Kerdren, -et il était convenu que l’avenir restait arrêté -de cette façon, si toutes choses demeuraient dans -l’ordre actuel.</p> - -<p>A tout ce que le jeune officier proposait, Alice -accédait aussitôt. Sa bouche et ses yeux disaient -oui en même temps, et dès la première heure, -elle se mettait sous sa domination aussi complètement -que le fit jamais créature humaine.</p> - -<p>Elle s’était sentie tellement seule depuis un -mois, qu’elle agissait maintenant comme ces -oiseaux familiers qui, après un court essai de -liberté, non seulement s’abandonnent à la main -qui les ramène au nid, mais encore s’y blottissent -avec bonheur.</p> - -<p>Il ne restait plus désormais qu’à annoncer à -M. et à madame Champlion le changement qui -s’opérait dans la vie de la jeune institutrice.</p> - -<p>Leur étonnement dépassa d’abord tout ce -qu’on peut croire, et la froideur tranquille de -Jean n’empêcha pas un flux de réflexions et -de compliments où il fut tant dit à mademoiselle -de Valvieux qu’elle faisait un rêve d’or, -qu’au bout de dix minutes on avait réussi à -calmer complètement sa joie.</p> - -<p>Toute la politesse du jeune homme ne put -l’empêcher alors de tirer ostensiblement sa montre, -et de déclarer qu’il ne lui restait que très peu -d’instants pour expliquer les projets de mademoiselle -de Valvieux à madame Champlion.</p> - -<p>La bonne dame lui offrit aussitôt son aide -pour courir les magasins, ce qui paraissait résumer -pour elle les préliminaires et les délices du mariage ; -et quand elle comprit qu’on ne lui demandait -qu’un prompt dégagement des obligations qui -liaient Alice dans la maison, et son escorte jusqu’au -couvent qui serait choisi, le rôle lui parut si -médiocre qu’un peu plus elle le refusait. Cependant, -elle finit par dire que les vacances commençaient -dès l’heure même, et promit de conduire mademoiselle -de Valvieux où on le souhaiterait.</p> - -<p>Quant au banquier, il appela Jean dans un -coin pour lui assurer ; en clignant de l’œil, qu’il -avait tout deviné dès le premier jour et que, s’il -le voulait, il conduirait jusqu’à l’autel la future -comtesse de Kerdren.</p> - -<p>On juge si la perspective était séduisante, et -si le jeune officier désirait recevoir sa femme -de cette main courte et rouge qui gesticulait -devant lui.</p> - -<p>Il remercia cependant comme il convient, -et au bout d’un instant, il s’en alla, laissant -l’hôtel Champlion à peu près aussi étonné que -si une comète errante était venue y demander -le complément de quelques rayons pour embellir -sa queue.</p> - -<p>— Comme c’est triste que vous soyez si riche, -dit Alice, reprenant le sourire mélancolique qu’elle -avait perdu depuis une heure, pendant qu’elle -reconduisait son fiancé.</p> - -<p>— Pourquoi ? lui demanda-t-il en riant. Vous -voudriez avoir besoin de filer la laine de mes -habits, comme la reine Berthe « au long pié » -faisait pour le roi Pépin ?</p> - -<p>— Non, mais parce que je suis si pauvre, moi !… -reprit-elle encore plus tristement.</p> - -<p>— Eh bien, voudriez-vous que ce fût le contraire, -et qu’on dise que je vous épouse pour -votre fortune ?</p> - -<p>— Non, mais de moi, que dira-t-on alors !</p> - -<p>— De vous ! que vous m’apportez avec votre -jeunesse et votre beauté un joyau si riche, qu’il -est bien heureux que je puisse l’enchâsser comme -il le mérite !… croyez-moi, insista-t-il affectueusement.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">X</h2> - - -<p>Le jour suivant, ce ne fut qu’un cri d’un bout -à l’autre de l’escadre : Kerdren se mariait !… -Kerdren… et de quelle façon encore !</p> - -<p>Un soir, il allait à terre pour affaires d’héritage, -avait-il dit, et il faut convenir que l’heure -était bizarrement choisie ; le lendemain matin, -il se battait en duel à la suite d’un différend sur -un point de philosophie que son adversaire et lui -avaient discuté un peu vivement ; puis au milieu -de l’après-midi, tout d’un coup, sans préparation, -il rentrait fiancé !…</p> - -<p>Ce n’était pas que la routine eût jamais été -le fait du jeune officier, et on ne comptait plus -celles de ses fantaisies qui s’étaient présentées -avec l’imprévu d’une bombe. Mais, cette fois, -il s’agissait de matière grave, et littéralement, -comme le disait un enseigne dans son style familier, -« la flotte tout entière eut ce jour-là les bras au -ciel !… »</p> - -<p>Il n’était guère possible d’agir en plus complet -désaccord avec ce que Jean avait toujours -dit et pensé, et ses camarades s’amusaient sans -vergogne de la façon dont il sabrait maintenant -ses théories.</p> - -<p>Aussi les allusions aux « départs gâtés par les -femmes en pleurs », aux « carrières entravées », -au « seul vrai marin, le marin indépendant, au -cœur de bronze » allaient-elles leur train, et -c’était une montagne de réminiscences à ensevelir -Jean tout debout.</p> - -<p>Lui écoutait tout cela, aussi paisible que le -roi François I<sup>er</sup>, quand il avait mis au bas d’un -édit, qu’il savait devoir faire murmurer, le célèbre : -« Tel est mon bon plaisir ! »</p> - -<p>Quand on apprit que sa fiancée, qu’il avait -vue trois fois en tout, l’attendait dans un couvent, -exactement comme les demoiselles nobles qu’on -enlève dans les romans de cape et d’épée, et qu’on -abrite un instant sous la respectabilité d’une -religieuse, jusqu’à ce que le courroux des parents -s’apaise ; quand on s’aperçut en outre qu’il ne -savait ni son âge ni rien de ce qui concernait -sa famille, on commença à se demander entre -intimes si l’originalité du jeune lieutenant ne -dépassait pas les limites de celles qui ont cours -habituellement en liberté…</p> - -<p>Pour toute une fraction des officiers, le nom -de mademoiselle de Valvieux avait soulevé un -étonnement de plus.</p> - -<p>Comment et où avait-il retrouvé la jeune fille -aux fleurs, et quelle lubie soudaine le prenait d’en -faire sa femme, lui qui était le seul, le mois -passé, à en parler sans bienveillance ?…</p> - -<p>C’étaient autant de points interrogatifs qui -restaient sans solution, car soit que Jean répondît -sérieusement, soit qu’il dît des folies, -cela se ressemblait si fort dans son cas, qu’on -ne savait plus comment distinguer le vrai du -faux.</p> - -<p>Au bout de peu de jours, ses affaires étaient -réglées comme il l’espérait, et il partit pour Paris -afin de faire agréer, au ministère de la marine, -le permutant qu’il s’était trouvé et qu’il devait -remplacer à Lorient. De là, il voulait aller faire -une courte halte à Kerdren, pour assurer à sa -jeune femme au moins un confort relatif.</p> - -<p>Sa première idée avait été d’emmener avec -lui des tapissiers et de leur livrer quelques pièces -à remanier ; mais Alice s’était vivement opposée -à ce projet, et l’avait supplié de laisser toute chose -dans l’ancien état.</p> - -<p>Il lui avait dit d’abord qu’elle ne savait ce -qu’elle demandait, et que la maison, fermée -depuis dix ans, avait dû prendre un air de nécropole ; -mais elle avait insisté aussi bravement -que le lui permettait sa timidité toujours croissante -vis-à-vis du jeune homme, et il avait promis de -ne toucher à rien.</p> - -<p>A l’entendre, on aurait cru d’abord qu’il s’agissait -d’une ruine, et il parlait de fantômes, de chauves-souris -et d’orfraies comme si les quatre vents du -ciel avaient eu accès chez lui. La vérité était que -le château de Kerdren, mi-dentelle mi-granit, -comme certaines églises de Bretagne, était une -des plus belles habitations qu’on pût voir, et -qu’on ne lui connaissait en fait de fantômes que -ceux de ses légendes, ou ceux plus glorieux encore -des souvenirs historiques qu’il possédait.</p> - -<p>La reine Anne, du temps qu’elle n’était encore -que la duchesse Anne, adorée de tous ses fidèles, -y avait passé plus d’un jour, et on aurait eu -mauvaise grâce à se plaindre de la rencontre, si -on l’avait trouvée quelque soir, errant dans les -grandes salles avec sa robe à traîne et la coiffe -élevée que lui prêtent les gravures du temps.</p> - -<p>L’idée de modifier, si peu que ce fût, un de -ces anneaux qui reliaient le passé au présent, -déplaisait tout à fait à la jeune fille, et il fut -convenu qu’on se bornerait à ouvrir toutes grandes -portes et fenêtres au soleil de printemps, et à -faire déménager, s’il y avait lieu, les araignées -que le vieux gardien aurait pu tolérer dans les -recoins.</p> - -<p>Rien n’était plus singulier que les rapports -des jeunes fiancés, et il ne manquait à l’étrangeté -de ce mariage que ces entrevues quotidiennes, -dans ce parloir de couvent.</p> - -<p>A des heures indéterminées, Jean se présentait, -et mettait en branle la grosse cloche, si résolument, -que la sœur tourière savait à l’instant à qui elle -avait affaire, et ouvrait presque sans regarder. -Puis, guidé par elle, il traversait toute la grande -cour sablée, coupée à l’ancienne mode de massifs -carrés, encadrés de buis, d’où émergeaient des -statues de la sainte Vierge et de saint Joseph, -avec leurs robes perdues jusqu’à moitié dans le -feuillage. Parfois un regard curieux d’élève glissait -jusqu’à lui à travers les stores fermés de l’infirmerie, -ou entre les lames d’une persienne, et -c’étaient des récits sans fin pendant la récréation -suivante sur le bel officier.</p> - -<p>On baissait la voix pour en parler, et parfois -même, ô perfidie ! c’était l’ample vêtement -drapé d’une des statues qui abritait ce colloque -illicite.</p> - -<p>Dans le parloir lambrissé de chêne jusqu’à -hauteur d’appui, Jean s’asseyait sur une des -chaises de paille qui garnissaient tout le tour -de la pièce, et qui étaient rangées dans un ordre -si parfait qu’il ne lui venait jamais à l’idée de la -sortir de l’alignement, puis les pieds sur un des -petits ronds de sparterie posés devant chaque -siège, il attendait l’arrivée de sa fiancée, les yeux -fixés sur une reproduction de la Pietà de Michel -Ange.</p> - -<p>Avec elle, entrait une religieuse son chapelet -à la main ou un gros livre noir sous le bras, et -tandis que les jeunes gens causaient, elle égrenait -tranquillement ses dizaines ou tournait un à un -ses feuillets.</p> - -<p>Malgré toute la bienveillance du regard qui -les suivait, l’ombre de cette longue coiffe blanche -enveloppait tout le petit groupe d’un cachet -d’austérité, et en face de cette existence dont -chaque lendemain devait ressembler si parfaitement -au jour écoulé qu’il ne s’en distinguait que -par la date, tant de projets d’avenir sonnaient -étrangement.</p> - -<p>Chaque jour, d’ailleurs, la timidité de la jeune -fille s’accentuait un peu plus. A mesure que le -sentiment enthousiaste et tendre que lui inspirait -Jean se développait davantage, sa réserve s’augmentait -aussi.</p> - -<p>Elle sentait parfaitement que sous la bonté -grave et la courtoisie de son fiancé, il n’y avait -rien de semblable à ce qu’elle éprouvait, et sa -dignité féminine l’avertissait de garder pour -elle seule cet amour qu’on ne lui demandait -pas. Elle était d’ailleurs bien loin de se blesser -de cette différence, et avec une humilité charmante, -elle regardait Jean comme les bergères -d’antan, celles que les rois épousaient jadis, -devaient regarder le prince charmant qui leur -ôtait des mains la houlette pastorale pour y -mettre un mignon sceptre d’or.</p> - -<p>Seulement comme elle se défiait de ses yeux -où elle sentait monter dès qu’elle entrait dans le -grand parloir comme une nuée de petites étoiles, -et de sa voix qui s’adoucissait comme son regard -brillait, sans qu’elle y pensât, elle avait pris -l’habitude de baisser presque constamment ses -paupières, et de parler à mi-voix comme si l’atmosphère -du couvent lui eût donné dans ces quelques -jours la douceur tranquille d’une petite religieuse.</p> - -<p>Il en était résulté que Jean, à mesure qu’il la -voyait plus effarouchée, s’était fait plus paternel, -et qu’à son insu, en cherchant ainsi à l’apprivoiser, -il l’avait intimidée de plus en plus.</p> - -<p>Il s’étonnait à part lui que mademoiselle de -Valvieux ressemblât si peu à la lettre qu’elle lui -avait écrite, et à ce qu’il l’avait vue le premier -jour de leurs fiançailles ; mais être le protecteur -attentif et un peu sérieux d’une jeune tête plus -ou moins raisonnable ou plus ou moins mobile -dans ses impressions, était toujours ce qu’il avait -regardé comme le rôle d’un mari, et il appréciait -en outre largement tout ce que la position de cette -orpheline avait de difficile.</p> - -<p>Aussi s’en remettait-il au temps pour rendre -à la jeune fille son enjouement paisible et à lui -l’abandon de leur premier jour de fiançailles.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XI</h2> - - -<p>Depuis quinze jours Jean et sa jeune femme -étaient à Kerdren.</p> - -<p>Le mariage s’était fait à minuit, selon un usage -assez en faveur dans le Midi, et l’église la plus -proche du couvent était si petite que, malgré le -nombre relativement restreint des assistants, la -cérémonie n’avait pas été triste.</p> - -<p>L’amiral commandant l’escadre avait tenu à -servir de père à la jeune fille, et madame de -Sémiane, grâce à des prodiges de célérité, était -arrivée à temps pour l’accompagner à la mairie -et à l’église. C’était un peu ce qu’avait espéré -Jean en lui faisant part de son mariage télégraphiquement, -et il lui était profondément reconnaissant -d’être venue abriter le pénible isolement -de sa fiancée.</p> - -<p>Quant à l’étonnement de la comtesse, on le -devine, et ce ne fut que faute de temps qu’elle -ne le manifesta pas davantage.</p> - -<p>L’interrogatoire qu’elle avait fait subir à Jean -ne l’avait éclairée ni peu ni prou, et elle en revenait -à sa vieille hypothèse d’hiéroglyphes en -regardant le jeune homme.</p> - -<p>L’église étincelait de lumières et tous les camarades -du marié ainsi que nombre de matelots -étaient là.</p> - -<p>La plupart avaient envoyé des fleurs à mademoiselle -de Valvieux, et tous ces bouquets donnaient -au grand salon que madame de Sémiane -avait pris à l’hôtel presque un air de chez soi.</p> - -<p>La comtesse avait offert à toute cette petite -armée, au milieu de laquelle elle se trouvait à -peu près la seule femme avec la mariée, un ambigu -des plus confortables, et c’était seulement vers -deux heures que les jeunes époux étaient partis.</p> - -<p>Alice avait repris sa robe noire et, tout émue, -s’était lancée dans l’inconnu, le cœur battant à -la fois de la peur de trop aimer son mari, et de -la crainte de ne pas savoir pourtant le payer de -tout ce qu’il quittait pour elle.</p> - -<p>C’était en chaise de poste que Jean l’avait -emmenée. Au nombre de ses antipathies avait -toujours été le transport des jeunes couples par -les chemins de fer.</p> - -<p>Il trouvait la vapeur bruyante, le sourire des -employés gouailleur quand il plonge dans les -coupés ou les sleeping, et qu’ils y aperçoivent -deux jeunes gens seuls, la foule qui embarrasse -les quais pitoyablement bigarrée, et la fumée -insupportable.</p> - -<p>Aussi avait-il juré qu’il n’en ferait point usage -pour son propre compte, et pour ne pas même -donner à sa jeune femme l’ennui d’entendre -détailler les ordres, il avait mis à l’avance dans -les mains de son postillon son itinéraire avec -les relais indiqués pour les dînées et les couchées.</p> - -<p>De cette façon la traversée de la France de -Toulon en Bretagne n’avait été qu’une longue -promenade pendant laquelle on descendait de -voiture pour cueillir des fleurs, pour monter -les côtes à pied ou se reposer près d’un bouquet -d’arbres, et qui, pour avoir le romanesque d’une -fantaisie de poète, n’avait eu besoin que de vieillir -de cinquante ans. Témoins nos pères, et la façon -dont ils voyageaient…</p> - -<p>Il était midi quand le jeune couple était arrivé -à Kerdren. La réception qu’on avait ménagée -à la nouvelle comtesse avait eu comme auréole -une journée faite à souhait ; et la jeune femme -s’était arrêtée saisie d’une émotion qu’elle n’avait -jamais ressentie, quand, au moment où elle -mettait pied à terre, tous les hommes s’étaient -découverts à la fois, et avaient agité leurs chapeaux -ou leurs bérets, en poussant des vivats étourdissants.</p> - -<p>On s’était habillé comme pour aller à un pardon -et, du premier coup, madame de Kerdren voyait -la Bretagne sous cet aspect pittoresque que les -touristes cherchent avec tant de passion de tous -les côtés, et qui devient plus rare de jour en jour.</p> - -<p>Les hommes avec la veste courte garnie de -velours noir et le grand chapeau qui fait tout -de suite rêver de chouans, les femmes pour la -plupart en noir aussi, vêtues de ce costume -sévère qui relève si bien la distinction du type -des Bretonnes morbihannaises qui sont brunes, -presque toutes jolies, et généralement d’une -dignité grave bien différente des allures des -paysannes des autres provinces.</p> - -<p>Quelques vieux, « des anciens » comme on -dit là-bas, avaient encore le costume blanc tout -en drap, avec un saint-sacrement brodé dans -le dos et des galons de laine de couleur sur le -gilet.</p> - -<p>Avec leurs yeux affaiblis d’où le regard sortait -vague, leurs longs cheveux blancs et leur -parler breton où l’on distinguait avec peine le -mot de bienvenue qu’on venait de leur apprendre -à dire en français, ils avaient vraiment l’air -de revenir de loin en arrière.</p> - -<p>Les marins, avec leur veste bleu sombre et -leur béret crânement posé, circulaient avec plus -d’audace dans les groupes.</p> - -<p>Le capitaine était de leur espèce, comprenait -leur langage, connaissait leur vie, et ça les mettait -« diablement plus à l’aise », comme ils l’expliquaient -aux amis avant l’arrivée de la voiture.</p> - -<p>Seulement ce qui était vrai pour Jean n’existait -plus à propos de cette jeune femme également -inconnue de tous, et il se trouva qu’en -mettant pied à terre, elle intimidait par sa présence -les jeunes, les vieux et les marins eux-mêmes, -malgré toute leur faconde.</p> - -<p>— Je crois vraiment que vous vous faites -peur mutuellement eux et vous, avait dit Jean -en souriant au premier saisissement de sa femme.</p> - -<p>Et il lui avait offert son bras pour la conduire -dans cette foule.</p> - -<p>Un peu tremblante d’abord, elle avait vite -repris sa grâce et s’en était servie pour faire la -conquête de tout le monde, hommes et femmes.</p> - -<p>La beauté est un charme auquel presque toutes -les natures sont sensibles, celles qui sont rudes -et primitives tout comme d’autres, et cette ravissante -créature, qui souriait à chacun, tendant -sa petite main avec tant de cordialité, ensorcelait -un peu toutes les têtes.</p> - -<p>Elle avait pris dans la masse des bouquets -qu’elle venait de recevoir quelques fleurs de -genêt, la fleur symbolique de la Bretagne avec la -bruyère et l’ajonc, comme pour montrer combien -elle souhaitait d’adopter tout ce qui tenait au -pays où elle arrivait, et ces petites étoiles d’or -montant en faisceaux dans la fourrure noire de -son manteau semblaient la personnification poétique -de sa jeune et charmante royauté.</p> - -<p>L’ovation s’était terminée comme il convient -par des danses et une fête villageoise où le jus -des barriques de cidre avait fait concurrence aux -libations classiques des noces de Gamache.</p> - -<p>Pendant que les rondes allaient leur train, -les jeunes époux avaient pris leur premier repas -dans la grande salle à manger où soixante convives -tenaient autrefois à l’aise, et où leur table -aujourd’hui avait l’air d’un petit îlot, point sauvage -du tout, perdu au milieu de l’Océan.</p> - -<p>A côté de sa place, sur un plateau d’argent, -Alice avait trouvé un gigantesque trousseau -de clefs formant une gamme de toutes les tailles -et de tous les métaux, depuis ce qui semblait -être la clef des oubliettes jusqu’à des petites -merveilles de ciselure ; et comme elle regardait -son mari avec étonnement :</p> - -<p>— Les insignes de vos pouvoirs, lui avait-il -dit en souriant. Et nous n’en usons pas à la -façon de Barbe-Bleue ici : il n’y a nulle réserve, -toute chose vous appartient. Seulement, avait-il -ajouté en riant, pour arrêter l’émotion qu’il voyait -poindre dans les yeux de la jeune femme, je -n’exigerai pas de les voir toutes à votre ceinture.</p> - -<p>Les premiers jours s’étaient passés à courir le -château d’abord, les environs ensuite.</p> - -<p>En toute occasion la même courtoisie, les mêmes -prévenances et les mêmes délicatesses se retrouvaient -dans la manière d’être de Jean vis-à-vis -d’Alice, mais l’intimité n’augmentait nullement.</p> - -<p>Il lui avait fait voir tout ce qu’il croyait de -nature à l’intéresser avec le soin d’un cicérone -accompli ; seulement il ne lui était pas venu à -l’idée de la conduire dans les creux de rocher où -la mer berçait ses rêves d’enfant et de jeune homme, -et c’était seul qu’il avait fait les pèlerinages de -tous ses souvenirs intimes. La crainte de la jeune -femme de s’imposer à lui était si grande que jamais -elle ne l’accompagnait sans une invitation spéciale, -et quand son mari errait sur la grève, elle -s’interdisait d’y mettre le pied comme dans un -jardin privé.</p> - -<p>Pendant ce temps elle parcourait les pièces -de l’immense habitation qu’elle connaissait mal -encore, cherchant à ressaisir les souvenirs du -passé dans ce vague parfum que les choses laissent -après elles, et qui s’imprègne plus sûrement encore -dans les endroits où les caprices de la mode ne -pénètrent pas.</p> - -<p>Ce n’était pas du reste une recherche d’antiquaire -que faisait madame de Kerdren, et pourvu -que ses découvertes fussent comprises dans le -rayon d’une vingtaine d’années en arrière, elle -se trouvait satisfaite.</p> - -<p>Au retour, elle racontait à son mari ses longues -explorations, et en deux coups de crayon, il lui -faisait le plan de l’étage où elle s’était perdue.</p> - -<p>D’ailleurs ses instants de solitude étaient rares. -Jean s’occupait d’elle comme d’un hôte de distinction, -et quoiqu’elle eût préféré moins de prévenances -cérémonieuses et plus de laisser-aller, -elle n’en nourrissait pas moins à l’égard de son -mari une reconnaissance passionnée.</p> - -<p>Souvent elle pensait à ce qu’elle lui dirait -si elle l’osait ; elle s’excitait à parler, et ce qu’elle -trouvait alors était doux comme ce que contient -un cœur de jeune fille tendre et ardent, quand il -s’agit de son premier amour.</p> - -<p>Seulement elle ressemblait à ces oiseaux dorés -des contes de fée qui ne chantent que dans la -solitude, et dès qu’elle se retrouvait près de Jean, -toute sa timidité lui revenait.</p> - -<p>Elle s’était mise à ses fonctions de maîtresse -de maison, tout de suite, avec cette gravité gentille -des jeunes femmes qui gouvernent pour la première -fois, et les grands salons du rez-de-chaussée reprenaient -peu à peu sous sa main l’air habité.</p> - -<p>Cependant le congé du jeune officier touchait -à sa fin, et ce n’était pas sans plaisir qu’il songeait -à reprendre une occupation réglée. Le changement -qui s’était fait dans son existence avait été tellement -soudain, et il y avait un si grand contraste -entre la vie active qu’il menait depuis son enfance -et ces dernières semaines de désœuvrement que -son inaction commençait à lui peser sans même -qu’il en eût conscience.</p> - -<p>Le dévouement, si parfait et si poétique qu’il -soit, est toujours en somme un renoncement continuel -à tout ce qu’on préfère, et les meilleures natures -s’en aperçoivent à la longue.</p> - -<p>Aussi le premier matin où on amena à Jean -son cheval sellé devant la porte, il sauta dessus -et partit avec une joie d’enfant. Cela ne valait -pas son navire, mais avec un bon temps de galop -il arrivait à se faire fouetter le visage presque -aussi bien que par la brise de mer, et cette course -rapide plaisait à son ardeur.</p> - -<p>Invariablement, en rentrant, il trouvait sa jeune -femme debout sur le perron qui l’accueillait avec -un sourire heureux.</p> - -<p>De sa fenêtre elle le voyait arriver depuis le -bout de l’avenue, et Jean soupçonnait peu avec -quelle impatience elle sondait les lointains du -chemin. Il se tourmentait fort cependant de la -façon dont se passaient ses journées, il était rare -qu’il ne lui rapportât pas un livre ou un objet -quelconque qu’il pensait devoir la distraire. Il -aurait voulu aussi l’entourer de quelques relations -agréables, et il s’était mis, quoique sans enthousiasme, -à faire dans le voisinage une certaine -quantité de visites. Mais il n’en était résulté encore -nulle intimité, et comme le grand deuil d’Alice -l’empêchait d’accepter aucune des invitations qui -arrivaient à Kerdren, il s’ensuivait qu’elle était -presque constamment solitaire.</p> - -<p>Elle n’en ressentait pas d’ailleurs la plus légère -fatigue. Son esprit un peu contemplatif s’absorbait -volontiers dans la vue de la campagne, charmante -à cette époque de l’année, et comme fond à tout -ce qu’elle voyait, à tout ce qu’elle pensait, la -poésie de son amour ajoutait son charme puissant.</p> - -<p>Mais c’était chose difficile à expliquer à son -mari, et elle avait beau lui montrer, chaque -fois qu’il la questionnait sur l’emploi de sa journée, -une corbeille remplie d’ouvrages, il s’inquiétait de -lui savoir comme seule distraction son aiguille et -son dé.</p> - -<p>La chambre qu’avait choisie la jeune femme -était celle de la reine Anne et, dans la grande -embrasure de la fenêtre, elle s’était aménagé -une installation intime où elle passait le meilleur -de son temps. Elle se tenait toujours là, -écrivant, travaillant, rêvant aussi, jusqu’à l’heure -où elle abandonnait livres et ouvrages, concentrant -toute son attention au dehors.</p> - -<p>Son instinct la servait si bien qu’elle n’attendait -guère habituellement. On eût dit qu’elle -voyait l’arrivant de loin, par une seconde vue -mystérieuse qui ne connaissait plus l’obstacle des -distances. Elle le regardait venir, admirant la -bonne grâce du jeune homme et l’audace insouciante -avec laquelle il gouvernait le galop vertigineux -qui était l’allure habituelle de son cheval.</p> - -<p>Puis quand il atteignait un certain gros chêne, -toujours le même, elle descendait, calmant son -air et son sourire comme autrefois quand elle -entrait dans le parloir du couvent.</p> - -<p>Un jour cependant, soit que Jean fût un peu -en avance, soit que les horloges de la maison ne -fussent pas à l’heure, il arriva qu’il ne trouva -personne sur la porte pour le recevoir.</p> - -<p>Peut-être qu’Alice, en se promenant dans le -parc, s’était laissée prendre à la surprise des -jours grandissants ; peut-être aussi avait-elle entrepris -quelque course dans le village pour distribuer -la pile de vêtements qui montait chaque jour -sous ses doigts et où son mari voyait tant de -petites robes grises qu’il lui avait demandé si elle -organisait un orphelinat.</p> - -<p>Tout cela était également probable et naturel, -mais n’en produisit pas moins au jeune homme, -sans qu’il s’en rendît bien compte, une impression -peu agréable.</p> - -<p>Il s’était tout doucement accoutumé à ce salut -de bienvenue qu’il recevait de deux beaux yeux -et, involontairement, il faisait comme son cheval -qui tournait la tête de tous les côtés avec mélancolie, -cherchant le morceau de sucre qu’il trouvait -chaque jour dans la main blanche de la jeune -femme.</p> - -<p>En vrai sybarite, il le préférait au même régal -offert par n’importe quelle autre main et s’ébrouait -maintenant, fouillant nerveusement le sol de son -sabot pour montrer son impatience.</p> - -<p>Cependant il n’y avait pas à s’illusionner, -on avait oublié ce soir-là cheval et cavalier, -et tandis que le bel animal se faisait tirer vers -l’écurie avec un mécontentement visible, Jean -entrait dans la maison, tourmenté d’une vague -inquiétude.</p> - -<p>Au milieu de l’escalier, il lui sembla entendre -le son d’un piano, et son étonnement redoubla. -Jamais sa femme n’avait fait la plus légère allusion -à un talent de musicienne quelconque, et il -en avait conclu tout naturellement qu’elle ne le -possédait pas.</p> - -<p>A mesure qu’il montait, il entendait plus nettement.</p> - -<p>Le piano avait le son vieilli d’un instrument -abandonné depuis longtemps ; mais la voix qui -s’y mariait, car la jeune femme chantait, était -fraîche, veloutée et d’un timbre délicieux. A -travers les tentures et les portes, la mélodie arrivait -douce et captivante comme un chant de sirène, -et sur le seuil Jean s’arrêta, restant immobile -comme s’il eût écouté un oiseau perché sur une -branche et prêt à s’envoler au premier bruit.</p> - -<p>Juste avec le dernier accord, il mit la main -sur la serrure, et frappant un léger coup en guise -d’avertissement, il entra.</p> - -<p>D’un bond la jeune femme se trouva debout, -rose jusque sous les boucles follettes qui couvraient -son front, et, avec un accent de regret, -elle s’écria aussitôt :</p> - -<p>— C’est vous ! oh ! je suis si fâchée de n’être -pas descendue !…</p> - -<p>— J’espère que vous ne vous excusez pas, -répliqua Jean avec un peu trop de cérémonie, -et que vous ne vous faites pas une obligation -de venir gâter Samory !</p> - -<p>Il y avait dans son accent une raideur involontaire, -et le soin qu’il prenait de se mettre -hors de la question acheva de déconcerter la -jeune femme.</p> - -<p>— Mais j’en suis heureuse, au contraire, répondit-elle -d’un ton contraint, j’aime tant les -chevaux !</p> - -<p>Et sa fâcheuse timidité la reprenant, elle se -mit à plaquer quelques accords du bout des -doigts sans trouver une syllabe à ajouter, se -sentant gauche, maladroite, et fâchée de ne pas -savoir dire tout simplement à son mari que l’attente -de son retour était la distraction de son long -après-midi. Lui, frappait ses bottes à coups réguliers -avec le manche de sa cravache, accompagnant -les basses intermittentes de la jeune -femme, et le silence en se prolongeant devenait si -gênant qu’il fit un effort pour le rompre.</p> - -<p>— Je ne vous savais pas musicienne, reprit-il ; -si vous m’aviez parlé de votre talent, je vous -aurais fait envoyer un piano : celui-ci n’est pas -digne de vous.</p> - -<p>— Il est parfait, je vous assure, dit-elle avec -empressement, et si vous avez la bonté de me -trouver un accordeur à Lorient, il sera bien plus -qu’à la hauteur de ce que j’en peux tirer. Avec -vous les plus insignifiants désirs sont si vite -réalisés que j’ai eu peur de vous parler de musique -avant de savoir si je me retrouverais des doigts, -c’est ce qui vous explique mon silence.</p> - -<p>Il n’en fut pas dit plus long à ce sujet, et un -instant après, le jeune homme sortit pour quitter -ses vêtements de cheval. Dans sa chambre rien -de ce qu’on lui avait préparé ne lui convint, et -tout en bousculant ses tiroirs avec une impatience -qu’il était étonné de se sentir : « Ce que c’est, -se disait-il en haussant les épaules, que de s’accoutumer -à une vie monotone et régulière ; les plus -petits incidents vous troublent et vous énervent. »</p> - -<p>Pendant le dîner, Jean ne parla que des nouvelles -de la journée, décrivant à la jeune femme -les préparatifs d’un lancement de bateau qui -devait avoir lieu prochainement, ou lui racontant -l’accident arrivé à un ouvrier du port. De piano -ou de chant pas un mot, et Alice, toujours inquiète -et timorée dès qu’il s’agissait de son mari, s’agitait -déjà, se demandant si elle ne lui avait pas déplu -en rouvrant un instrument respecté peut-être -depuis la mort de sa mère.</p> - -<p>Les soirées du jeune ménage se passaient généralement -dans un petit salon attenant à la salle -à manger où on risquait un peu moins de se perdre -que dans les grands appartements de réception. -Alice s’asseyait près de la table et reprenait son -ouvrage, l’éternelle ressource des femmes ! pendant -que son mari errait distraitement, touchant tous -les bibelots posés sur les tables, retournant une -statuette ou un vase dans tous les sens, et le -reposant après l’avoir vu pour le reprendre au -tour suivant, comme s’il ne le connaissait pas.</p> - -<p>De temps en temps, il revenait près de la jeune -femme, poussait un X à côté de la table, et un -genou sur le siège, il recommençait son jeu d’homme -inoccupé avec les ciseaux ou le dé d’or qu’il -trouvait à portée de sa main.</p> - -<p>— Vous ne vous servez pas de ceci ? demandait-il -en montrant un morceau de toile ou de -laine.</p> - -<p>— Nullement, répondait Alice.</p> - -<p>Alors il se mettait à le couper menu, arrangeant -les débris en un seul tas d’un air satisfait, -jusqu’à ce qu’il s’aperçût que la jeune femme -restait inactive, attendant ses ciseaux, et suivant -ses mouvements avec un demi-sourire.</p> - -<p>— Je vous demande pardon ! s’écriait-il aussitôt.</p> - -<p>Puis, il lui rendait ses ciseaux, repoussait vivement -toutes ses découpures en riant de sa distraction -et reprenait sa marche incessante.</p> - -<p>C’était la mimique d’un homme ennuyé. Alice -ne s’y méprenait pas, et s’en désolait à l’excès ; -mais elle se sentait impuissante là devant. Elle -avait trop peu pénétré, moralement parlant, dans -l’intimité de son mari pour pouvoir ce qui s’appelle -vraiment causer avec lui, et ce qu’ils disaient tous -les deux conservait le cachet banal d’une conversation -mondaine.</p> - -<p>De son service Jean parlait à peine, et comme -les camarades qu’il retrouvait à Lorient étaient -tous étrangers à la jeune femme, il ne disait pas -davantage ce qui les concernait eux-mêmes. Il -en résultait que le cercle était restreint, et -qu’on revenait presque fatalement aux lieux -communs.</p> - -<p>Dans les récits de la jeunesse de son mari -qu’Alice cherchait à provoquer, le jeune homme -s’était toujours montré si bref qu’elle n’osait -pas insister et qu’il ne lui venait pas à l’idée -après cela de parler de sa propre enfance, dont -elle concentrait tous les souvenirs en elle, comme -elle gardait aussi toutes ses émotions présentes.</p> - -<p>Jean ne menuisait pas, ne tournait pas, ne -s’occupait ni de photographies ni de collections -quelconques, et il s’interdisait en outre strictement -de fumer devant sa femme.</p> - -<p>— Ne pensez-vous pas que j’ai assez de mes -journées ? lui disait-il quand elle insistait sur ce -point.</p> - -<p>C’était vrai, peut-être, mais n’empêchait pas -Alice de regretter la courtoisie de son mari, quand -elle le voyait rouler distraitement entre ses doigts -un nombre incalculable de cigarettes pendant ses -promenades, et les jeter une à une dans la cheminée -à mesure qu’il les avait faites, quand la pensée de -sa femme lui revenait.</p> - -<p>Souvent il lui faisait une lecture à haute voix, -et c’étaient les bonnes soirées de la jeune femme, -qui jouissait alors à la fois du double plaisir de -le voir occupé et d’entendre cette voix chaude -et bien timbrée qui exprimait si profondément -tout ce qu’elle voulait.</p> - -<p>Parfois, quand arrivait le détail de sentiments -passionnés, Alice se troublait.</p> - -<p>Cet accent qui déjà dans les choses les plus -ordinaires de la vie lui allait tout droit au cœur, -parlant à côté d’elle d’amour et de tendresse, -la remuait étrangement.</p> - -<p>Il lui semblait que le lecteur n’existait plus, -elle oubliait les pages qu’il tournait, et le front -baisse, tâchant de cacher sa rougeur, son aiguille -immobile entre ses doigts, elle se laissait emporter -par le charme de son rêve, se figurant qu’il prenait -dans son cœur tout ce qu’elle entendait.</p> - -<p>Ce n’est pas impunément qu’une femme de -vingt ans écoute un homme jeune et charmant -lui lire des choses qui si aisément pourraient -devenir des réalités, surtout quand son cœur -tout entier a le droit d’appartenir à cet homme, -et comme Francesca de Rimini, Alice aurait dit -volontiers plus d’une fois : « Ce soir-là, nous ne -lûmes pas plus avant ! »</p> - -<p>Mais sans doute la voix de Paolo avait tremblé -en arrivant à la page d’amour qui peignait si -bien ses sentiments à la belle Italienne, tandis -que celle de Jean, gardant toutes les qualités d’un -excellent lecteur, demeurait animée, souple et -parfaitement égale.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XII</h2> - - -<p>Ce soir-là, pourtant, au moment où Alice en -quittant la table se dirigeait vers le petit salon, -Jean l’arrêta à moitié route.</p> - -<p>— Si nous montions là-haut, dit-il, vous retrouveriez -votre piano ?</p> - -<p>— Mais ma passion n’est pas à ce point, répondit-elle -en riant, je m’en passerai fort bien -le soir, à moins que… Aimez-vous la musique ? -reprit-elle plus vite.</p> - -<p>— Infiniment, répondit Jean.</p> - -<p>— Oh ! dans ce cas !…</p> - -<p>Et ils montèrent tous deux précédés par des -domestiques qui transportaient les lampes préparées -dans la pièce accoutumée, et des bûches -pour réchauffer la grande cheminée en bois sculpté.</p> - -<p>L’endroit où se trouvait le piano était une -sorte de bibliothèque ou de cabinet de travail -avec les murs tendus de verdures flamandes, -le bois des sièges en chêne noirci et les solives -du plafond à peine relevées d’un mince filet d’or -se détachant sur fond rouge.</p> - -<p>L’ensemble était austère, et les tentures foncées -s’éclairaient si mal que le rayonnement -des deux lampes, absorbé tout entier par la -tapisserie, semblait mourir et disparaître sur -place, comme de l’eau bue par le sable.</p> - -<p>Debout à côté de la cheminée, la jeune femme -suivait les progrès du feu, s’amusant de voir la -flamme claire des fagots lécher les grosses bûches -de tous les côtés, comme si elle ne savait par -quel bout les entamer, grillant d’abord vivement -la mousse de l’écorce, et reprenant ensuite son -travail patient pour arriver jusqu’au cœur. Puis, -dès que les domestiques furent sortis, pressée -comme quelqu’un qui est à la tâche, elle marcha -vers le piano.</p> - -<p>Il se trouvait placé au loin, à côté d’une fenêtre, -et en quittant la chaleur du foyer et la clarté des -lampes, elle se mit à frissonner. Au bruit de ses -pas, Jean s’était levé pour la suivre, mais en voyant -l’endroit incommode où était l’instrument :</p> - -<p>— Permettez, dit-il vivement, vous serez fort -mal là-bas.</p> - -<p>Et sans attendre de réponse, il prit le meuble -à deux mains et le roula jusque devant le feu -avec l’aisance d’un enfant qui manie un jouet. -Il remit le tabouret devant, et avisant un petit -paravent en bois des îles bizarrement incrusté -de dorures, il l’étendit en outre derrière le siège, -puis, se laissant retomber dans son fauteuil :</p> - -<p>— Maintenant, dit-il, je vous écoute.</p> - -<p>Il n’en fallait pas plus pour combler l’émotion -de la jeune femme, qui déjà grandement -intimidée à la pensée de jouer devant son mari, -se sentit si touchée en voyant cette preuve de -sollicitude que son cœur commença à battre de -façon à lui enlever toute présence d’esprit.</p> - -<p>Elle s’assit cependant en murmurant un remerciement, -et après un instant de silence :</p> - -<p>— Ce n’est pas tout de dire qu’on aime la -musique, reprit-elle, laquelle préférez-vous ? Voulez-vous -du classique ou des auteurs modernes ? -Aimez-vous les choses tristes ou gaies ?</p> - -<p>— Mais tout ce qu’il vous plaira, répliqua Jean.</p> - -<p>— J’aime bien mieux ce qui vous plaît à vous, -répondit-elle doucement. Dites-moi vos auteurs -favoris, il n’est pas possible que je n’aie pas dans -la mémoire quelque chose de l’un d’eux !</p> - -<p>— J’ai peur que non, reprit le jeune homme -en souriant. Ce que vous appelez « mes auteurs », -ce qui a bercé toutes mes rêveries, ce que j’aime, -enfin, c’est le chant de la mer et du vent ; les -vagues en colère et les vagues qui s’apaisent tout -d’un coup, et qui meurent le long de la plage -avec un bruit qui se prolonge indéfiniment, comme -si vous teniez une note de harpe pendant des -heures, et qu’elle demeure toujours aussi pure et -aussi pleine. Y a-t-il une main humaine qui ait -pu noter cela ? je l’ignore, et vous devez le savoir -mieux que moi. Dans ce cas, jouez-moi ses -œuvres, et vous aurez trouvé mon auteur sans -même que je sache son nom.</p> - -<p>La jeune femme réfléchit encore un instant, -passant en revue ce qu’elle connaissait, puis, -sans préparation, très simplement, elle attaqua -un nocturne de Chopin. Après celui-là, elle en -enchaîna un autre, puis un autre encore, et passa -brusquement ensuite à cet impromptu célèbre, -dont la marche tourmentée et les éclats imprévus -se fondent tout d’un coup en une douceur exquise. -Cette musique émouvante plus qu’aucune autre, -en raison de la sincérité du trouble qu’on y rencontre, -semblait à la jeune femme devoir être -ce qui se rapprochait le plus de la description de -son mari.</p> - -<p>Elle ne voyait au même degré chez aucun -autre musicien de ces emportements subits, -impétueux comme le cri d’une voix humaine, -coupés par des plaintes que les vagues n’ont -jamais faites plus désolées, qui serrent le cœur -quoi qu’on en ait, et qu’on oublie cependant presque -aussitôt dans la tendresse délicieuse du chant -qui reprend ensuite.</p> - -<p>Dès les premières mesures, Jean s’était levé, -pris par le charme de ces intonations caressantes -dont le son un peu étrange plaisait à son oreille, -et il était venu s’accouder sur le piano.</p> - -<p>De sa place, il enveloppait la jeune femme -depuis le blond argentin de ses cheveux, très -doux sous la clarté des lampes, jusqu’à sa taille -toujours un peu frêle mais parfaitement élégante. -Le buste restait droit et gracieux, malgré les -mouvements imposés par la rapidité du jeu, et -les mains, d’un blanc très mat, ressemblaient aux -ailes de velours de deux papillons agités d’un -mouvement incessant.</p> - -<p>Sans s’imaginer que son attention pût la gêner, -Jean la regardait fixement, comme on suit de -l’œil quelqu’un qui agit près de soi, quand on est -soi-même immobile, et la pureté de ce délicieux -visage le pénétrait en même temps que le charme -de la musique. Il lui semblait que ces deux choses -étaient inséparables l’une de l’autre, que ce -qu’Alice jouait là lui était personnel comme sa -beauté, et il tombait dans une rêverie où les -joues roses de la jeune femme, ses cils sombres -battant à coups réguliers et l’harmonie qui lui -arrivait à flots se confondaient entièrement.</p> - -<p>Très sensible à toute impression poétique, -l’émotion l’avait si bien dominé, qu’au moment -où la jeune femme s’arrêta, ses yeux étaient -presque humides, et comme elle lui demandait -timidement en relevant la tête :</p> - -<p>— Aimez-vous ceci ? Est-ce votre auteur ?</p> - -<p>— Ne me dites pas son nom ! répondit-il vivement. -Ce que vous jouez là, c’est ce qu’on a au -fond même du cœur, et je ne sais par quel sortilège -quelques notes peuvent vous remuer à ce point, -et venir toucher directement vos sentiments les -plus intimes. Si j’étais musicien, c’est ce que -j’écrirais certainement, et je me demande si vos -doigts n’ont pas trouvé à mesure tout ce qu’ils -viennent de jouer ?…</p> - -<p>— Ne le croyez pas, ce serait leur faire trop -d’honneur, répliqua la jeune femme en riant de -cette façon d’apprécier Chopin.</p> - -<p>Mais elle était si heureuse du plaisir de son -mari que ses lèvres tremblaient et qu’elle s’arrêta, -baissant de nouveau ses yeux sur le piano.</p> - -<p>— Et la mer ? reprit-elle au bout d’un instant.</p> - -<p>— Il avait dû s’en bercer comme moi autrefois, -j’en suis sûr, répondit Jean avec un sérieux absolu ; -il y a de ses notes là-dedans !</p> - -<p>Le silence dura encore un peu, puis comme -Alice faisait un mouvement pour quitter le piano :</p> - -<p>— Et du chant ? demanda le jeune officier.</p> - -<p>— Ma voix ne vaut pas cela ! répondit-elle en -secouant la tête.</p> - -<p>— Je l’ai entendue…</p> - -<p>— Oui, mais de loin…</p> - -<p>— La porte est mince, reprit-il en insistant.</p> - -<p>Sans se faire prier davantage, elle reprit sa -place et, quand onze heures sonnèrent, elle était -encore au piano.</p> - -<p>Sa voix n’avait pas paru plaire moins à Jean -que les impromptus et les nocturnes, car il était -demeuré à la même place, écoutant, sans se -lasser, mélodies, rêveries et barcarolles. La jeune -femme choisissait de préférence tout ce qui devait -lui rappeler le rythme de berceuse de sa grande -amie, et il n’y avait comme repos que les quelques -mots d’éloges toujours brefs et le plus souvent -originaux par lesquels Jean la remerciait.</p> - -<p>La pendule le fit tressaillir, cependant, et -quittant son air abandonné :</p> - -<p>— Comme j’ai abusé de vous, s’écria-t-il, vous -devez être épuisée !</p> - -<p>— Pas du tout, répondit-elle en se levant.</p> - -<p>Puis, baissant la voix, elle ajouta :</p> - -<p>— C’était toujours ainsi que nous passions -nos soirées, mon pauvre père et moi.</p> - -<p>— Alors, je vous ai peinée peut-être ? reprit -le jeune homme avec vivacité en se rapprochant.</p> - -<p>— Ne le croyez pas, je vous en prie, dit-elle -non moins vivement.</p> - -<p>Et s’enhardissant, elle vint à bout de formuler :</p> - -<p>— Je suis si heureuse de vous faire plaisir !</p> - -<p>Jean murmura quelques mots de reconnaissance, -puis le silence reprit : et tandis que la -jeune femme toujours extrême se reprochait -déjà ce qu’elle regardait comme une déclaration -positive adressée à son mari, et fermait -nerveusement le couvercle du piano, il s’inclina -tout à coup sur sa main, et baisant la peau fine :</p> - -<p>— Merci aux doigts qui m’ont charmé ! dit-il -à mi-voix.</p> - -<p>C’était si inattendu qu’Alice tressaillit tout -entière, et sans rien trouver à répondre qu’un -signe de tête et un faible sourire, elle s’en fut -dans sa chambre.</p> - -<p>Le lendemain et les jours suivants les soirées -se passèrent de la même façon, et insensiblement -l’attrait qui appelait le jeune homme chez lui -devint plus vif. Ses promenades de désœuvré à -travers le salon avaient cessé ; la musique le possédait -tout entier, et il ne se lassait pas plus d’écouter -que la jeune femme de jouer.</p> - -<p>La bibliothèque avait repris un aspect habité, -et l’accordeur ayant remis le piano en excellent -état, tout semblait promettre à Alice des stations -indéfinies dans la petite logette formée par le -paravent. L’installation était restée telle que Jean -l’avait faite la première fois ; lui-même pour -écouter s’appuyait invariablement à la même -place, et en voyant l’attention qui avait succédé -chez son mari à l’humeur errante des soirs passés, -madame de Kerdren s’étonnait. « Comme il aime -la musique ! » se disait-elle parfois. Et le sentiment -qu’elle éprouvait au fond du cœur était presque -de la jalousie.</p> - -<p>Elle en voulait à cette distraction de savoir -le fixer et l’intéresser si complètement, quand -elle n’avait pu réussir à le faire, et comme elle -ne se comptait pour rien là-dedans, oublieuse -qu’elle était du charme de son talent et regardant -sa voix et ses doigts comme faisant partie -de l’instrument, elle s’attristait de voir Jean -captivé des heures durant par toute autre chose -que par elle !</p> - -<p>« Pourquoi m’aimerait-il ? se disait-elle ensuite -avec sa modestie accoutumée, quand elle y repensait -pendant ses longs après-midi. Notre mariage -a été un acte de chevaleresque dévouement de sa -part, rien d’autre ; il ne m’a pas choisie, et jamais -il n’a dit un mot qui me fît croire à son amour. »</p> - -<p>C’était de la plus stricte logique, mais n’empêchait -pas la jeune femme de soupirer parfois.</p> - -<p>Quant à Jean, depuis le jour où il avait trouvé -le perron vide, inconsciemment en arrivant au -bas de l’avenue, il pressait l’allure de son cheval, -se levait sur les étriers, et tout en tapotant le cou -de sa bête, il murmurait entre haut et bas :</p> - -<p>« Voyons, mon vieux, si on aura pensé à nous -ce soir ? »</p> - -<p>Le doute était faible ; mais si petit qu’il fût, -il suffisait à aiguillonner le jeune homme, piquant -sa curiosité et sa tranquille assurance des jours -passés, et le faisant sourire avec une involontaire : -satisfaction quand il voyait la silhouette sombre -d’Alice à sa place accoutumée.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XIII</h2> - - -<p>Un soir, à son grand étonnement, environ à une -centaine de mètres de la cour, il aperçut un valet -de chambre assis sur un talus, qui semblait le -guetter et qui se leva à son approche, en l’arrêtant -d’un geste respectueux :</p> - -<p>— Si monsieur voulait descendre ici, dit-il, -prévenant la question que Jean allait lui faire, -madame vient seulement de s’endormir et la -femme de chambre craint que le bruit du cheval -ne la réveille brusquement.</p> - -<p>— S’endormir ? répéta Jean, se tournant tout -d’une pièce du côté du domestique. Est-il arrivé -quelque chose à madame ? Madame est-elle -malade ?</p> - -<p>— Souffrante, je crois, monsieur, depuis midi.</p> - -<p>— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que cela -signifie ? Pourquoi ne m’a-t-on pas fait chercher ? -répliqua le jeune homme, pressant ses questions -de façon à ce qu’il fût impossible de lui répondre, -et rassemblant en même temps les rênes comme -pour enlever son cheval.</p> - -<p>Un mouvement passant sur la figure du valet -de chambre l’arrêta, et se souvenant de ce qu’il -venait de lui dire, il sauta à terre, lui jeta la bride -sans ajouter un mot, et était déjà loin, avant que -le domestique eût songé à amener Samory qui -piaffait d’impatience, et qu’il reconduisit à l’écurie -en faisant un long circuit derrière le château.</p> - -<p>Jean monta sans s’arrêter jusqu’au premier -étage, s’impatientant d’entendre ses éperons sonner, -et dans la pièce qui précédait la chambre de -sa femme, il trouva, comme il s’y attendait, la -Bretonne qui la servait assise son ouvrage à la -main, et prête à répondre au premier appel. D’un -geste il la fit sortir sur le palier, et aussitôt qu’elle -eut fermé la porte :</p> - -<p>— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il d’une voix brève.</p> - -<p>— Un gros mal de tête et de la fièvre, répliqua -promptement la femme de chambre, sentant que -l’heure n’était pas aux longs discours. Madame -est sortie vers onze heures dans le parc, et est -rentrée une demi-heure plus tard avec des éblouissements -si forts qu’elle a pris la rampe pour -monter et m’a sonné aussitôt après pour avoir -de l’eau fraîche. Elle était partie sans chapeau, et -pendant que je lui posais des compresses sur le -front, elle m’a parlé d’un coup de soleil qu’elle -aurait reçu dehors, à ce qu’elle croit.</p> - -<p>— Il fallait me faire chercher immédiatement, -interrompit Jean.</p> - -<p>— Nous y avions bien pensé, répliqua la Bretonne, -sur le ton de l’excuse, mais madame l’a -défendu, disant que ce n’était rien. Elle a continué -à souffrir du front et n’a pas déjeuné ; puis -la fièvre est venue ensuite, et voilà seulement un -instant qu’elle repose, c’est pourquoi j’ai pris la -liberté de faire arrêter monsieur en chemin.</p> - -<p>— Et le médecin, reprit le jeune homme, l’a-t-on -demandé ?</p> - -<p>— Madame ne l’a pas permis davantage, monsieur, -elle disait que le repos suffirait.</p> - -<p>Jean, qui ne l’écoutait plus, fit quelques pas -en hésitant du côté de la porte, puis se ravisant :</p> - -<p>— Vous m’avertirez aussitôt que madame se -réveillera, dit-il seulement.</p> - -<p>Et il rentra dans sa chambre.</p> - -<p>Pendant deux heures il se promena de long -en large. Sur son ordre, le dîner avait été retardé, -et une voiture était partie pour Lorient afin de -ramener un médecin.</p> - -<p>Alice dormait toujours, et dans le silence que -chacun gardait respectueusement au château, -l’attente semblait doublement irritante au jeune -officier. Ce grand calme avait un air de nonchalance -qui l’impatientait. Il en voulait au médecin -de ne pas arriver, aux domestiques de rester -tranquilles : il s’en voulait à lui-même de n’avoir -rien à faire, et en même temps il se demandait tout -bas comment il allait remplir son rôle près de cette -jeune malade ? Il n’avait jamais vu de femme -souffrante auprès de lui, et s’interrogeait avec -anxiété pour savoir de quel secours il pourrait -lui être, étant données sa grande inexpérience -à lui et son extrême timidité à elle. Il ne lui était -jamais venu à la pensée que sa femme pourrait -être malade, et il se trouvait pris aussi au dépourvu -que si on lui eût apporté un oiseau-mouche -avec une aile brisée en le priant de la lui remettre.</p> - -<p>Il en était là de ses réflexions quand on frappa -à la porte. Alice était réveillée et la femme de -chambre venait avertir Jean.</p> - -<p>Il la suivit sans rien dire, tout étonné de se -sentir un battement de cœur, et anxieux de ce -qui l’attendait comme s’il eût dû voir un spectacle -effrayant.</p> - -<p>Rien n’était plus simple cependant : une grosse -lampe voilée de rose éclairait une partie de la -chambre, laissant le reste dans une pénombre très -douce, et la jeune femme était étendue sur sa chaise -longue avec une couverture jetée sur les pieds.</p> - -<p>En voyant entrer son mari, elle se souleva, -et lui tendant affectueusement la main :</p> - -<p>— Je vous demande pardon, je vous ai dérangé, -inquiété peut-être ?… Mais c’est fini maintenant.</p> - -<p>— Vous avez fait plus que de m’inquiéter, -répondit-il vivement, voilà deux heures que j’ai -dans l’esprit les choses les plus noires. Mais qu’avez-vous -eu ? et pourquoi n’avoir pas permis qu’on -m’avertît ?</p> - -<p>— C’était inutile, je vous assure, répondit-elle -évasivement, se gardant d’avouer qu’elle aurait -eu peur d’ennuyer son mari en le rappelant.</p> - -<p>Puis, sans insister, elle raconta sa sortie, tête -nue sous le soleil de midi, et l’étourdissement qui -s’en était suivi, assurant du reste que le sommeil -l’avait tout à fait remise.</p> - -<p>— Vous avez dîné, j’espère ? demanda-t-elle en -finissant.</p> - -<p>Et comme Jean lui répondait négativement avec -un peu d’indignation, elle fit mine de mettre pied -à terre pour aller présider le repas de son mari.</p> - -<p>— Mais vraiment vous n’y pensez pas ? dit-il -presque fâché ; vos mains sont encore brûlantes. -Au reste, ajouta-t-il avec soulagement, voici le -docteur.</p> - -<p>Et il semblait au jeune homme qu’on lui enlevait -de l’esprit un poids énorme de responsabilité.</p> - -<p>Le docteur se trouva entièrement de l’avis de -madame de Kerdren ; le malaise dont elle souffrait -était dû sans aucun doute aux perfidies du soleil -de printemps, dont souvent on ne se défie pas -assez.</p> - -<p>Il félicitait d’ailleurs la jeune femme d’en être -quitte à si bon marché, parlant d’accidents très -sérieux provoqués par la même cause ; mais la -fièvre et la rougeur persistante du front imposaient -le lit et un repos absolu.</p> - -<p>Avec Jean, qui le reconduisait à sa voiture, -il fut plus formel encore : C’était à surveiller, -un érésipèle survenait parfois, sans plus de raison ; -et comme le jeune homme s’exclamait :</p> - -<p>— Ne la faites pas parler, surtout, ajouta-t-il -en fermant la portière ; quand je dis repos, je -n’entends pas seulement le lit, mais la paix absolue !</p> - -<p>Rien n’est plus maussade qu’un dîner retardé, -réchauffé, et enfin, pour comble, mangé solitairement -avec un souci dans l’esprit. Jean en fit -cruellement l’épreuve ce soir-là, et encore qu’il -expédiât son repas en un quart d’heure, il eut -tout le temps de le trouver détestable. Outre le -trouble et l’inquiétude qu’il gardait, l’absence -de la jeune femme se faisait sentir, et il se demandait -comment sa présence animait à ce point -l’immense salle à manger. Il s’était accoutumé -lui-même aux attentions dont il l’entourait, et le -sourire reconnaissant qui accueillait ses moindres -efforts lui manquait à cette heure.</p> - -<p>Ce fut bien pis le soir. On avait allumé comme -de coutume dans la bibliothèque, et Jean s’y -rendit distraitement, ne sachant où aller. Tout -y était dans l’ordre habituel, le coin de la musique -aussi engageant que jamais, et il ne manquait -qu’Alice dans ce cadre, mais c’était assez pour en -changer entièrement l’aspect, et quand Jean eut -tapoté pendant cinq minutes une petite marche -monotone sur le dessus du piano que ses ongles -faisaient résonner désagréablement, il sortit et -s’en fut promener ses ennuis au dehors.</p> - -<p>Il faisait la plus belle nuit du monde, et quand -le jeune homme, qui marchait vite, se trouva -arrêté par le mur du parc, au lieu de revenir sur -ses pas, il posa sur le sommet ses poignets nerveux -et, franchissant d’un bond la maçonnerie qui lui -arrivait à mi-hauteur du bras, il se trouva dehors.</p> - -<p>La mer battait son plein ; il entendait le bruit -de l’eau jusqu’où il était, et attiré par l’odeur des -varechs humides que les vagues laissaient sur -le sable, en marquant leur trace par de longues -lignes ondulées, il arriva jusqu’au bord. C’était -vive eau, et c’est à peine si entre les falaises et la -mer, il restait deux mètres de sable sec où on -pût s’asseoir, mais il n’en fallait pas davantage à -Jean ; et une seconde après, à moitié allongé, -la tête tantôt tournée vers la mer, tantôt levée -pour admirer les étoiles, avec la figure humide des -embruns qu’il recevait, il pouvait se croire comme -autrefois perdu entre le ciel et l’eau.</p> - -<p>Le milieu agit promptement, et ses souvenirs -lui revenant en foule, il se mit à penser à ses -camarades, à son navire, cherchant sur quel point -de la Méditerranée il devait être à présent, quel -temps il traversait, et ce qui se passait à bord, -se figurant qu’il y était encore faisant son quart -par cette nuit claire. Mais avant qu’aucun fait -matériel eût troublé sa fantaisie, son idée dominante -l’avait rappelé à Kerdren et à la réalité ; -et oubliant camarades et navire, il murmurait à -mi-voix en fixant les flots d’un air soucieux : -« Pourvu qu’elle dorme, seulement !… » En même -temps il se levait, incapable de tenir en place, et -sans se laisser tenter par un croissant de lune -qui se montrait à l’horizon, il reprit le chemin -du retour.</p> - -<p>En revenant, comme la promptitude du changement -de sa pensée le frappait après coup : « N’est-il -pas naturel, se dit-il, que je m’inquiète de cette -enfant dont je suis responsable après tout ! »</p> - -<p>Il rentra par la même voie, toujours un peu -nerveux et trouvant un vif plaisir à froisser sous -son pied les menus branchages que le vent du -soir avait semés dans les allées. Comme il arrivait -dans la cour, l’horloge de la salle à manger commençait -de sonner, il l’entendit par une fenêtre -ouverte et s’arrêta pour compter les coups. A -neuf elle se tut, et le jeune homme, convaincu -qu’il avait fait erreur, tira sa montre et appuya -son doigt sur le bouton, d’un geste vif.</p> - -<p>La petite voix claire et un peu grêle de la -sonnerie détailla méthodiquement le même nombre -de coups et s’arrêta juste au même point.</p> - -<p>Jean la rentra impatiemment avec un mouvement -d’épaules : il s’en fallait juste de deux -heures qu’on fût encore au moment où il se -figurait être arrivé !</p> - -<p>Depuis le départ du médecin, Alice, qui s’était -rendormie presque aussitôt, reposait paisiblement, -d’après ce que la femme de chambre dit au jeune -officier, et il ne lui resta qu’à rentrer chez lui, où, -après avoir trompé son ennui en écrivant quelques -lettres, il se coucha las et mécontent.</p> - -<p>Le lendemain le docteur répéta son ordonnance, -et Jean partit pour Lorient, où une réception -officielle et impossible à éviter l’appelait, avec -l’agréable perspective d’un dîner et d’une soirée -semblables à ceux qu’il avait subis la veille.</p> - -<p>Mais au retour, au moment où il prenait Samory -en main avant de franchir la grille pour le reconduire -sans bruit à l’écurie, il aperçut Alice, assise -dans un fauteuil et abritée des derniers rayons -du soleil couchant par une large ombrelle qu’elle -avait prise par surcroît de précaution.</p> - -<p>Il s’approcha avec une exclamation de plaisir -qui amena un nuage rose sur les joues de la jeune -femme, puis tout aussitôt, reprenant un ton plus -grave :</p> - -<p>— Mais on vous avait défendu de vous lever, -il me semble ?… dit-il.</p> - -<p>— Le docteur, qui avait affaire au village, a -eu la bonne idée de revenir ici en passant, et il -m’a donné mon congé sous promesse d’être sage…, -répondit-elle avec enjouement. Trouvez-vous que -j’aie eu tort ?</p> - -<p>Et elle levait les yeux sur lui avec cette timidité -un peu inquiète qui caractérisait ses rapports avec -son mari.</p> - -<p>— Si vous êtes encore fatiguée, certainement, -reprit-il toujours sérieux, sinon, vous devinez -combien je suis heureux de vous voir remise !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XIV</h2> - - -<p>— J’ai enfin trouvé ce que je souhaitais pour -vous, commença Jean un peu plus tard. Depuis -quinze jours, Duhamel me parlait sans cesse -d’un cheval merveilleux, habitué à la selle de -femme, et qui a été monté deux étés de suite -par sa sœur, une excellente amazone, qui le -dit parfait en tout point. Je l’ai vu, essayé moi-même, -et sauf votre agrément, il pourrait être -ici dans deux jours. Désirez-vous aller le voir à -Lorient ? ou voulez-vous que nous le prenions à -l’essai quelque temps pour vous permettre de -juger vous-même de ses qualités ?</p> - -<p>— Ni l’un ni l’autre, répondit la jeune femme ; -je me fie entièrement à vous là-dessus, et pour -peu qu’il n’ait pas la robe jaune du cheval de -d’Artagnan, je suis sûre de le trouver parfait.</p> - -<p>— Il est tout à fait noir, répliqua Jean. N’est-ce -pas la couleur que vous préférez ? Il me semblait -vous l’avoir entendu dire ! Voici le moment -où il me deviendra facile de ne plus aller à Lorient -qu’une fois par jour, et j’ai hâte de rompre un -peu la monotonie de votre vie. Une recluse est -mondaine auprès de vous !</p> - -<p>— Mais je ne m’ennuie jamais, je vous assure !</p> - -<p>— Dans ce cas, vous êtes plus heureuse que -moi, car… A propos, dit-il en s’interrompant, -vous ne m’avez pas demandé de quelle façon -s’est passée ma soirée d’hier ?</p> - -<p>Et comme la jeune femme l’interrogeait des -yeux, il décrivit avec verve l’emploi mélancolique -qu’il avait fait de sa solitude, racontant -son dîner trop court, le maigre petit concert -qu’il s’était offert à lui-même, et comment, après -une promenade d’écolier en quête de distractions, -il avait trouvé la mer ennuyeuse, et en était venu -pour finir à se quereller avec une horloge qui -marquait neuf heures, quand lui pensait et disait -onze.</p> - -<p>Le côté original du caractère de son mari était -celui qu’Alice connaissait le moins. Elle l’avait -toujours vu auprès d’elle parfaitement bon et -attentif ; mais cette gaieté dont madame de Sémiane -lui avait parlé, et qui faisait du jeune homme -à certaines heures un véritable boute-en-train, -devait être perdue ou comprimée, pensait-elle, -car elle n’en remarquait jamais trace. Cela ne -contribuait pas peu à l’impression qu’elle éprouvait, -de ne voir dans tous les actes de Jean qu’un -devoir accompli, se disant qu’il n’y avait plus -rien de spontané en lui, puisque son humeur elle-même -était changée ! Aussi accueillit-elle avec -bonheur cette animation imprévue, mettant toute -sa grâce à soutenir le même ton.</p> - -<p>A quelque temps de là, le cheval destiné à -la jeune femme, bien et dûment accepté par -elle, fut installé à Kerdren.</p> - -<p>C’était une superbe bête, un peu fougueuse -peut-être, mais admirablement dressé, et tourmentée -seulement par l’ardeur de son sang très -pur. Pas un défaut, pas une mauvaise habitude, et -le trot le plus égal et le plus parfait.</p> - -<p>Sa robe, entièrement noire comme l’avait dit -Jean, était coupée seulement au front par une -étoile blanche, et avec ses jambes fines et son cou -de cygne, il offrait le type idéal d’un cheval de -femme.</p> - -<p>L’amazone de deuil que madame de Kerdren -s’était commandée venait d’arriver, le sellier -avait livré en temps convenu le harnachement, il -ne restait qu’à partir.</p> - -<p>La première promenade eut lieu un bel après-midi, -avec un soleil doux, un peu voilé, qui ne -gênait pas le regard.</p> - -<p>— Montez-vous bien ? avait demandé le jeune -homme en mettant Alice en selle.</p> - -<p>— Mais… En tout cas, je suis fort solide, lui -avait-elle répondu, riant de la forme de sa question.</p> - -<p>Il avait arrangé avec soin les plis de sa grande -jupe traînante, vérifiant encore une fois les sangles -et la longueur de l’étrier qu’il venait cependant -déjà de passer en revue, et on était parti au -pas d’abord, au petit trot ensuite, avec l’allure -mesurée de gens qui s’étudient.</p> - -<p>Il n’avait pas fallu longtemps à Jean pour -s’apercevoir que sa femme était non pas seulement -« très solide », comme elle venait de le -lui dire, mais encore d’une grâce et d’une aisance -parfaites. Au bout d’un quart d’heure, elle gouvernait -sa monture avec l’autorité d’un long usage, -jouissant de la voir obéir à ses moindres impulsions, -et de son côté, avec l’instinct des animaux, le -cheval qui se sentait bien dirigé s’était mis à -relever encore la fierté de son allure.</p> - -<p>Comme la plupart des femmes de taille élancée, -Alice était fort à son avantage en amazone. Sa -grâce naturelle et l’élégance de son buste se -trouvaient en pleine lumière, et elle avait une -façon qui était d’un charme extrême de porter -la tête droite sans raideur, et de suivre imperceptiblement -avec ses épaules le balancement du -cheval.</p> - -<p>Le drap noir tout uni de son corsage la moulait -sans exagération, mais avec la perfection que -mettrait un artiste à assouplir une draperie sur -les épaules de sa statue ; et le col droit tranchait -vigoureusement sur son cou satiné.</p> - -<p>Son bon goût l’avait défendue de cette mode -outrée, qui, dans son désir d’être nouvelle et -un peu leste, oublie même d’être jolie, et enserre -les amazones actuelles dans des jupes étroites, -disgracieuses, bien éloignées de l’élégance des -longs plis d’autrefois.</p> - -<p>Entre le passé et le présent, elle avait choisi -un moyen terme, et l’étoffe avait assez d’ampleur -pour se draper très heureusement.</p> - -<p>Pour le chapeau, la forme haute lui avait paru -bien cérémonieuse ; elle s’était dit qu’elle effaroucherait -les pinsons et les bergeronnettes, en courant -ainsi par les chemins creux, et s’était contentée de -nouer la classique gaze blanche sur un feutre noir.</p> - -<p>Quoi qu’il en fût, l’ensemble était charmant.</p> - -<p>Tout allait bien à la jeune femme : le grand air, -l’animation, et jusqu’à cette petite pointe d’audace, -donnée par l’accomplissement d’un exercice un -peu violent, et qui nuançait maintenant sa -physionomie de ce cachet décidé qui lui manquait -en général.</p> - -<p>Jean la regardait et la regardait encore. Il -se demandait ce qu’il y avait de changé dans sa -femme, ne s’avisant pas que c’était lui tout -simplement qui s’apercevait pour la première -fois de sa grâce et de sa beauté ; et il trouvait -une douceur qu’il ne connaissait pas dans cet -échange de paroles et de sourires coupés à chaque -instant par la rapidité de la course.</p> - -<p>Au retour, il lui avait fait compliment de sa -science avec sincérité, gardant toutefois pour -lui la majeure partie de ce qu’il avait pensé et -senti ; choses qui étaient d’ailleurs si confuses -dans son esprit qu’il s’en rendait à peine compte -lui-même. Ses éloges avaient appelé, comme -son approbation le faisait toujours, une vive -rougeur sur les joues de la jeune femme, en même -temps que ses yeux se mouillaient au souvenir de -son père, le professeur et le conducteur de ses -années de jeune fille.</p> - -<p>Depuis ce moment les promenades s’étaient -suivies sans interruption, et chacun d’eux y -avait trouvé tous les jours un plaisir plus vif -et plus intime. Insensiblement, Alice se laissait -aller à être un peu plus elle-même. Elle était -fière des éloges de son mari, et son approbation, -qu’elle sentait grandir, l’excitait et la soutenait. -Toujours modeste, elle ne voyait dans le -changement d’allures de Jean que la suite naturelle -d’un plaisir pris en commun ; mais puisqu’il -se montrait pendant ces heures-là plus expansif -et plus animé que de coutume, elle bénissait -cette diversion sans voir plus loin.</p> - -<p>Quant à lui, il eût été fort en peine d’expliquer -ce qu’il éprouvait, et il était loin, non seulement -d’analyser ses sentiments, mais encore -de savoir qu’il ressentait quelque chose de particulier, -troublé seulement comme ces gens chez qui -se prépare une grave maladie, et qui sont saisis à -l’avance d’un malaise général, dont ils ne peuvent -formellement placer le siège nulle part.</p> - -<p>Il mettait simplement la cause de son émotion -sur le charme du printemps, sur ces longues -chevauchées, sur la gaieté de sa jeune femme ; -enfin sur les souvenirs d’enfance qui l’assaillaient -en foule dans son pays.</p> - -<p>Les courses avaient lieu le matin maintenant. -On partait de bonne heure pour jouir des aubes de -mai dans toute leur poésie, et il n’était pas rare -que les sabots des chevaux résonnant sur la -pierraille des routes fussent le premier bruit humain -entendu dans la campagne.</p> - -<p>Des champs s’élevait cette buée épaisse, blanche -et nuageuse comme du coton, qui ressemble à -l’haleine de la terre, respirant par mille bouches -invisibles, haleine fraîche et parfumée comme tout -ce qui a la vigueur saine de la campagne. Des -fils de la Vierge volaient doucement, reflétant -toutes les couleurs du soleil levant dans leurs -imperceptibles dimensions, et sur chaque touffe -d’herbe, aux mille pointes des chardons qui -hérissaient leur tête de loin en loin, il y avait -des gouttes d’eau. La rosée est très abondante à -cette heure-là, et la jeune femme s’arrêtait quelquefois -avec des cris d’admiration montrant à -son mari une toile d’araignée suspendue comme un -hamac féerique d’une feuille à l’autre, et emperlé à -chaque maille. Puis quand on entrait sous bois, -l’air devenait plus frais, et de tous les côtés montait -cette bonne odeur de mousse humide, de -bois mouillé, de menthe sauvage, et de ces mille -petites fleurs qui s’ouvrent toutes à la fois, embaumant -à qui mieux mieux pour ne pas perdre -un instant du jour qui commence.</p> - -<p>C’était là surtout que Jean se sentait envahi -par cette émotion nouvelle. Les allées devenaient -étroites parfois, et il fallait marcher en -file. Alice passait la première, tout entière au -soin de soutenir son cheval qui buttait de temps -en temps aux racines glissantes sortant du sol, -et lui suivait, laissant Samory choisir lui-même -son chemin, et gardant toute son attention pour -la jolie taille qu’il voyait devant lui, et le voile -blanc qui voltigeait au-dessus comme un feu -follet. De temps en temps, Alice se tournait sur -sa selle, et lui montrait un lièvre traversant la -route d’un bond, ou un merle qui sautillait en -sifflant d’un air insouciant, et ce sourire confiant -et jeune, ces exclamations de plaisir rendaient Jean -si heureux qu’il eût cheminé ainsi volontiers plus -loin que la lisière de la forêt.</p> - -<p>Le plus souvent la jeune femme, qui ne prenait -rien avant de partir, s’arrêtait dans une -ferme et buvait une tasse de lait encore chaud -qu’on venait de traire ; du lait de ces mêmes -petites vaches bretonnes qu’elle demandait autrefois -au Jardin d’Acclimatation, et qui avait ici -une saveur si différente. C’était un vrai tableau -de genre que ce jeune couple arrêté dans ces -cours rustiques, le cavalier apportant à l’amazone -une tasse à fleurs rouges, pleine d’un lait crémeux, -et la regardant boire ensuite, la main -sur la bride du cheval, pendant que des enfants, -les bras derrière le dos et l’œil curieux sous leurs -cheveux ébouriffés, se poussaient derrière un pan -de mur pour voir sans être vus.</p> - -<p>Mais ni Jean ni Alice ne pensaient à cela ; -elle, se perdait tout bas dans les joies de sa tendresse, -et lui s’étonnait que ce pût être une chose -si charmante que des promenades matinales dans -un pays sauvage, et qu’un marin comme lui, sans -raisons appréciables, pût arriver à oublier en -quelques semaines camarades et navire.</p> - -<p>Un matin, tout à fait perdus, ils erraient à -l’aventure, s’amusant comme deux enfants de -cette course sans but, quand ils se trouvèrent -arrêtés par un ruisseau profondément encaissé -entre deux rives croulantes.</p> - -<p>Sa largeur aurait permis de le sauter à la rigueur, -et au delà s’étendait une plaine qui mettrait fin -au jeu de cache-cache joué sous bois depuis une -heure ; mais les bords creusés par les affouillements -de l’eau, devaient céder au moindre choc, si -l’élan n’était pas assez fort pour arriver du premier -coup sur la terre ferme, et c’est ce que Jean -ne voulait pas permettre à la jeune femme d’essayer.</p> - -<p>Passer à gué, il n’y fallait pas songer ; la profondeur -du lit, sinon la hauteur de l’eau, ne -permettait pas de descendre, et les jeunes gens -demeurèrent immobiles, se regardant d’un air -déconcerté. C’était tomber de Charybde en Scylla ! -A droite et à gauche s’étendaient des fourrés -qui paraissaient impénétrables, et retourner sur -ses pas c’était rentrer dans le dédale.</p> - -<p>— Je sais où nous sommes ! s’écria Jean tout -à coup. A quarante mètres sur la gauche, nous -devons trouver une passerelle, il ne s’agit que de la -gagner ! Comment n’ai-je pas reconnu l’endroit -plus tôt ?</p> - -<p>Mais gagner la passerelle était plus vite dit -que fait, et après avoir essayé d’ouvrir une trouée -en passant le premier avec son cheval au milieu -des branchages, Jean dut y renoncer. Les petites -pointes des feuilles chatouillaient les naseaux de -Samory, les branches flexibles se relevaient en lui -cinglant le cou et le poitrail, et aveuglé, affolé, il -se mit à se cabrer si violemment qu’il fallut sortir, -heureux d’en être quitte sans accident.</p> - -<p>Toujours prompt dans ses décisions, le jeune -officier mit pied à terre, et attachant les deux -chevaux à un tronc d’arbre, il se décida à faire -traverser seulement sa femme jusqu’à la passerelle. -Une fois Alice sur l’autre bord, il reviendrait, -ferait sauter les chevaux, et en reprenant -la grande route, ils arriveraient à Kerdren au -bout d’une heure.</p> - -<p>La jeune femme essaya bien de quelques objections. -Ne pourrait-elle pas sauter aussi, ou bien, -s’il y avait vraiment du danger, pourquoi ne pas -retourner tous les deux sur leurs pas ? On ne connaît -plus de forêt sans issue !</p> - -<p>Mais Jean était décidé, et comme elle ne savait -pas lui résister, un instant après, sa jupe sur le -bras, elle se disposait à le suivre :</p> - -<p>— Donnez-moi vos deux mains, lui avait-il dit, -et penchez-vous contre moi.</p> - -<p>Puis, marchant à reculons, il entra dans le -fourré où il faisait un chemin avec ses larges -épaules, refoulant à droite et à gauche tout ce -qui s’opposait à son passage.</p> - -<p>Dans la trouée ainsi formée, la jeune femme -s’avançait ensuite sans peine, garantie de tout -encombre par ce rempart et soutenue fortement -par les mains qui tenaient les siennes, quand -son pied se prenait dans quelque ronce. Docilement, -comme il le lui avait dit, elle fermait -les yeux, tout à fait conduite par lui, et se laissant -faire avec la confiance d’un enfant.</p> - -<p>Par instinct, quand les branches se resserraient, -elle baissait un peu plus la tête, et passait -sans peine. Malgré ces précautions, cependant, -il arriva que son chapeau se trouva accroché ; -elle continua, croyant que la marche le dégagerait ; -mais ce fut le contraire qui se produisit, et la -fourche, en se relevant, emporta comme un trophée -le feutre et le voile. Elle voulut se redresser, riant -de l’accident, reprendre son chapeau et le remettre, -mais la voix de son mari l’en empêcha :</p> - -<p>— Ne bougez pas ! lui cria-t-il ; ce sont vos cheveux -qui seront pris si vous vous levez ! Je viendrai -le chercher. Baissez-vous plus, au contraire !</p> - -<p>Elle obéit et rapprocha encore sa tête qui, -n’étant plus écartée par les bords du chapeau, -se trouva tout à fait appuyée contre son mari, -et la traversée continua. Mais cette fois une -impression étrange s’emparait de la jeune femme. -Il lui semblait entendre directement battre le -cœur de Jean. Les coups devenaient plus forts -à chaque minute, et ne voyant plus rien, isolée -de tout le reste par ses yeux fermés, cela arrivait -à son oreille comme un langage réel et explicite -qui lui parlait clairement de tendresse… Et -pendant ce temps-là, cette émotion que le jeune -officier ne pouvait pas définir lui revenait plus -vive que jamais. Il éprouvait une douceur hors de -proportion avec le service rendu, à se sentir utile -à Alice, et à se voir conduisant cette délicieuse -créature à sa volonté, à travers ces buissons -épineux.</p> - -<p>Ses cheveux un peu défaits, qui étaient là -sous ses yeux comme un brouillard d’or, lui -semblaient charmants et précieux comme il ne -l’avait jamais éprouvé jusqu’alors, et il eût été -désespéré s’il fût arrivé malheur à l’un d’eux.</p> - -<p>Une lueur de ce qui se passait en lui traversa -tout à coup son esprit ; mais comme il s’interrogeait, -brusquement ému par cette idée, le -fourré prit fin, et la jeune femme se redressa en -le remerciant.</p> - -<p>Il la regarda un instant, toute rouge de la -chaleur de cette étrange promenade, rajustant -machinalement sa coiffure, et il fit un pas en -avant ; ses lèvres remuèrent, mais il ne dit rien ; -et la guidant seulement sur la passerelle, il refit -ensuite en sens inverse, et deux fois plus vite, le -chemin qu’il venait de parcourir à pas comptés.</p> - -<p>Un monde d’idées nouvelles se choquait en -lui ; mais par leur nouveauté, elles l’éblouissaient -et l’étonnaient au point qu’il n’y croyait pas.</p> - -<p>L’un après l’autre, il fit sauter les chevaux, -refaisant le même voyage pour aller reprendre -celui qui restait sur le bord ; puis il rendit son -chapeau à la jeune femme, la remit en selle sans -mot dire, et durant le retour jusqu’à Kerdren, ils -n’échangèrent pas dix paroles.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XV</h2> - - -<p>A partir de ce moment, les rapports entre les -jeunes époux changèrent encore une fois de nature.</p> - -<p>L’intimité facile et joyeuse qui s’était établie -depuis quelques jours cessa brusquement ; Jean -reprit son air absorbé des premiers temps, et sa -courtoisie cérémonieuse de grand seigneur, et Alice, -ressaisie par ses timidités et ses défiances passées, -redevint la pensionnaire effarouchée du couvent de -Toulon.</p> - -<p>Malgré les impromptus et les rêveries de Chopin, -le jeune homme avait recommencé ses promenades -du soir tout le long de la bibliothèque, et sa femme -suivait avec tristesse son va-et-vient continuel, -le croyant en proie à la nostalgie de l’Océan et au -souvenir de sa carrière interrompue.</p> - -<p>Comme c’était différent de ce matin auquel sa -pensée revenait si souvent !</p> - -<p>En rentrant, ce jour-là, avant de quitter son -amazone, elle s’était agenouillée pour formuler -une action de grâce ardente et heureuse comme -son émotion… Serait-il possible, mon Dieu, que -cette affection vînt à elle !…</p> - -<p>Puis, dès le soir, son illusion était tombée ; -la préoccupation qui assombrissait son mari -était évidemment ce regret qu’elle craignait -par-dessus tout de lui voir éprouver, et en secret, -chaque matin, elle s’exhortait à lui parler, voulant -le supplier de reprendre le genre de vie qui lui -manquait si cruellement.</p> - -<p>Rien n’était plus éloigné pourtant, des souvenirs -du jeune homme, que la mer et ses servitudes, -et l’idée qui le tourmentait était bien -différente de celle que lui prêtait Alice.</p> - -<p>De la singulière émotion éprouvée par lui -un matin, un trouble indéfini lui était demeuré, -et maintenant il s’interrogeait, tâchant de lire -dans son cœur, et si étonné de ce qu’il ressentait, -qu’il cherchait tous les noms et toutes les explications -possibles de ses pensées avant de les -résumer simplement par un seul mot.</p> - -<p>Jamais il ne lui était venu à l’idée qu’il pourrait -aimer d’amour cette jeune fille à qui il avait -tendu la main un soir, pris d’une pitié immense -pour son abandon et son malheur. Il la trouvait -intéressante, pleine de dignité et d’une beauté -indiscutable ; mais n’ayant jamais fait entrer les -émotions multiples de la tendresse dans les plans -de son existence, il s’en croyait aussi bien garanti -que des difficultés d’une profession étrangère à la -sienne ; aussi son étonnement était-il sans bornes.</p> - -<p>Puis à mesure que la lumière se faisait, au -moment où il se rendait compte de la place que -tenait déjà cette jeune femme dans sa vie, voyant -sa carrière oubliée, ses goûts et ses préférences -annulés, tout ce qu’il éprouvait jadis enfin changé -par sa seule puissance ; un sentiment qu’il n’avait -jamais connu s’était glissé dans son cœur, et -timide pour la première fois de sa vie, craintif -comme l’est toujours le véritable amour, il s’était -trouvé sans voix et sans audace pour dire ce qui -battait en lui… En même temps l’idée instinctive -qui se développe avec toute affection, le besoin -de réciprocité, s’était éveillé dans son cœur… -Et elle ? s’était-il dit dès qu’il avait bien démêlé -ce qu’il éprouvait. Comment me faire aimer -d’elle ?</p> - -<p>N’ayant pas l’ombre de fatuité, il se tourmentait -et s’inquiétait comme le plus modeste -écolier songeant à quelque étoile hors de sa -portée. Il oubliait tout ce qui en lui pouvait séduire -et charmer une femme ; il oubliait le prestige de -poésie, de noblesse et de désintéressement avec -lequel il s’était présenté à mademoiselle de Valvieux ; -et comprenant mieux chaque jour tout -ce qu’il y avait d’exquis en sa jeune femme, il -s’en voulait comme d’une insulte de ne pas l’avoir -aimée dès la première heure comme Roméo avait -aimé Juliette. Il s’ingéniait à chercher de quelle -façon il attirerait ce cœur à lui, et perdu entre -l’avenir qu’il rêvait, et le présent qu’il aurait -voulu reporter de trois mois en arrière, il gardait -ce silence interprété si faussement par Alice.</p> - -<p>Les choses en étaient là, quand un des fermiers -de Kerdren vint au château annoncer le -mariage de son fils, chercher en quelque sorte -l’agrément du jeune comte pour le choix de sa -bru, et solliciter l’honneur de la présence des -maîtres à cette noce, qui devait réunir dans ses -proportions toutes spéciales deux villages et plus.</p> - -<p>L’invitation fut acceptée, au grand orgueil -des paysans, point encore blasés sur le charme -radieux de madame de Kerdren, et très fiers de -la compter dans leurs rangs. A cela les châtelains -avaient joint un cadeau adressé aux fiancés, -et qui se trouvait de nature à aider efficacement -les débuts d’un jeune ménage ; aussi la reconnaissance -de la famille était-elle montée à un haut -degré, et les honneurs qu’on réservait à Jean et -à sa femme étaient-ils innombrables.</p> - -<p>La noce s’était massée sur la place pour les -recevoir, et le sonneur, tout en commençant son -carillon, passait d’instant en instant sa tête entre -les volets pour être en mesure de redoubler les -coups quand il les apercevrait. Un cortège de -gamins, accompagnateurs obligés de toutes les -cérémonies, s’agitaient aux alentours, grimpant -officieusement aux arbres pour voir plus loin -sur la route, dévalant dix fois par minute en -criant une nouvelle toujours fausse, et se communiquant -entre temps leurs remarques, blâme ou -louange, sans mystère ni fard sur les gens qui les -entouraient.</p> - -<p>Quand Alice fut là, on lui présenta la fiancée, -une grande fille émue et rougissante sous ses -beaux atours, et dont la figure s’épanouit aux -compliments de la jeune femme.</p> - -<p>Placés tout près des jeunes époux, M. et madame -de Kerdren ne perdaient pas un détail de la -cérémonie, et dans l’état d’esprit où ils se trouvaient -actuellement, rien n’était plus propre à -les remuer que ce spectacle. Malgré toute la -différence des cadres, ils se substituaient par -la pensée aux jeunes gens debout près de l’autel, -et se revoyaient dans la petite église de Toulon -inondée de lumière, et s’engageant l’un à l’autre -pour la vie. Jean se rappelait les pensées qui -l’occupaient alors ; il avait plus d’un souci dans -l’esprit à cette heure-là, et il se ressouvenait -qu’en entendant derrière lui le murmure des voix -joyeuses de ses camarades, et le froissement des -ceintures d’or sur le métal des épées, une sensation -de regret lui avait traversé le cœur.</p> - -<p>Il la cherchait maintenant, et non seulement -elle n’était plus, mais encore en tout ce qui concernait -le passé, il ne se retrouvait pas. Il lui -semblait qu’on lui avait mis récemment une tête -et un cœur tout neufs, et il apprenait à s’en servir -avec un peu de gaucherie et d’étonnement, quoiqu’il -fût charmé des découvertes qu’il y faisait -à chaque pas.</p> - -<p>Que pouvait bien penser sa femme ? il se le -demandait en la regardant de loin, debout, les -mains fermées sur son livre d’heures, et les yeux -perdus dans ce qui semblait être une rêverie -plutôt qu’une prière. Dans le jour adouci qui -éclairait le chœur, il la trouvait enveloppée d’un -charme mystérieux et exquis, et il lui prenait des -envies de l’amener par la main devant le prêtre -et de lui dire :</p> - -<p>« Mariez-nous de nouveau, je vous en prie. La -première fois, j’ai répondu de tête et de volonté -quand on m’a demandé si c’était là la femme de -mon choix, aujourd’hui je veux répéter la même -chose avec le cœur le plus ardent. »</p> - -<p>Les pensées qui occupaient Alice, et que son -mari aurait souhaité de lire à travers son front, -étaient à peu près analogues à celles-là. Après -le discours du curé, prononcé en breton, et qui -avait fait à la jeune femme l’effet de quelque -incantation bizarre dans une langue fantastique, -on avait échangé les anneaux. Le plus -ému était assurément le fiancé ; sa bonne grosse -main rude, en sortant du gant blanc où il avait -cru devoir l’emprisonner, tremblait d’une façon -visible, et c’était d’une voix troublée qu’il avait -répondu à la question de son curé. En revanche, -Alice s’était retrouvée dans le regard confiant -et heureux avec lequel la jeune fille avait -promis sa vie tout entière, et elle avait souri à -ce retour du passé. Mais la vision du grave officier -de marine qui lors de son propre mariage se tenait -auprès d’elle, si calme et si posé, contrastait absolument -avec le bonheur épanoui du jeune paysan -qu’elle voyait maintenant, et sans même qu’elle -s’en aperçût, elle soupirait quand celui-ci se retournait -du côté de la mariée, la contemplant de -son regard radieux sans pouvoir se contraindre à -attendre la sortie pour montrer sa joie.</p> - -<p>Une fois dehors et le « droit du seigneur » -pris par Jean sur les joues fraîches de la mariée -toute la noce y passa, et il ne fallut pas moins -que le souvenir du repas qui attendait pour arrêter -tant d’effusions.</p> - -<p>Selon la coutume du pays, chaque invité avait -envoyé la veille quelque provision : animaux de -basse-cour, viande ou légume ; et le grand Pantagruel -se fût assis sans mépris à la table servie -dans une grange ornée de feuillage.</p> - -<p>Placée au haut bout, près du père de la mariée, -madame de Kerdren s’efforçait de s’associer, si -peu que ce fût, aux exploits fabuleux qu’elle voyait -accomplir par son voisin de droite et son voisin -de gauche. Il lui semblait qu’elle assistait à quel -qu’un de ces repas des temps anciens, dont Homère -décrit les proportions, et qu’elle voyait ses -héros se partager le bœuf qu’ils venaient de -sacrifier aux dieux avant de remettre leurs casques -pour courir à de nouveaux horions.</p> - -<p>Cependant, si nouveau que fût pour elle l’aspect -de cette fête campagnarde, Jean, qui l’observait -de loin, commençait à lire la lassitude dans son -regard, quand les violoneux qui étaient du banquet -tirèrent de dessous leur chaise leur instrument, en -déroulant le mouchoir de couleur qui l’enveloppait.</p> - -<p>Une demi-heure plus tard, le bal était dans -tout son éclat, et Alice, qui n’était pas fâchée -de se dérober à cette atmosphère épaisse, suivait -la mère de la mariée, toute glorieuse de -lui faire visiter la maisonnette des jeunes époux, -le mobilier entièrement neuf, et le trousseau rangé -dans les grandes armoires bretonnes en chêne -noirci.</p> - -<p>Alice la suivait partout, s’intéressant à tout, -et admirant de la meilleure foi du monde la -basse-cour et les écuries ; mais en même temps -envahie, sans qu’elle sût pourquoi, d’une tristesse -lourde qui lui montait au cœur. Elle pensait à -Jean, et se prenait à souhaiter qu’il fût un simple -paysan comme le marié d’aujourd’hui, et elle-même, -une modeste fermière, pourvu seulement -qu’elle pût lire dans ses yeux la tendresse qu’elle -avait vue dans ceux du jeune gars à l’église. Elle -se disait que ce nid avec son sol de terre battue -suffirait à abriter son bonheur, si elle pouvait -l’édifier tel qu’elle l’entendait, et si invraisemblable -que cela parût être, elle sentait qu’au -fond du cœur c’était l’envie qui dominait chez -elle, en visitant ce petit royaume.</p> - -<p>Quand elles sortirent de la maison, la nuit -était venue, et à quelques pas, Jean se promenait -en fumant son cigare. Il le jeta loin de lui, -et s’avança avec vivacité au-devant de sa jeune -femme, qu’il était venu chercher sans pourtant -vouloir la déranger, comme il le lui dit.</p> - -<p>Elle prit le bras qu’il lui offrait et se mit à -lui décrire avec enjouement tout ce qu’elle venait -de voir, ravissant la fermière qui marchait à -côté d’elle et que les éloges du jeune comte achevèrent -de mettre au bonheur.</p> - -<p>Près de la grange où ils arrivèrent bientôt, -l’animation était à son comble et on se trémoussait -avec plus d’ardeur que jamais.</p> - -<p>Peu à peu, les couples s’étaient éparpillés, désertant -la salle trop chaude pour la grande cour -bien balayée et même pour le commencement d’un -pré voisin. La lune dans son plein éclairait à merveille -les rondes et les quadrilles, et la joie était -haut montée.</p> - -<p>De temps en temps, les inégalités d’une touffe -d’herbe dans le champ faisaient trébucher et -tomber quelque danseur, ou bien une poulette -éveillée par ce tapage se jetait au milieu des -groupes, les ailes étendues, la tête levée avec -un effarement sans nom. Alors c’étaient des -rires qui n’en finissaient plus, et une chasse qui -ramenait la malheureuse bête, folle de peur et à -demi morte, dans son poulailler.</p> - -<p>Toujours appuyée sur le bras de son mari, -Alice regardait, s’amusant de la variété de ce -spectacle, quand les violons attaquèrent une -valse.</p> - -<p>— Savez-vous une chose ? murmura Jean en -se penchant tout à coup vers elle, nous n’avons -encore jamais dansé ensemble, vous et moi !…</p> - -<p>— C’est vrai, répondit-elle avec un demi-sourire, -pas même chez madame de Sémiane !</p> - -<p>— Voulez-vous me dédommager maintenant ? -reprit-il avec animation, lui laissant à peine -achever sa phrase.</p> - -<p>En même temps elle sentit qu’il lui glissait -son bras autour de la taille, et aussitôt elle se -trouva enlevée dans le mouvement avec une allure -d’une extrême égalité. Le jeune officier valsait à -ravir, et dans le coin un peu désert où il avait -emmené sa femme, craignant pour elle des chocs -trop brusques, il pouvait évoluer en toute liberté.</p> - -<p>Elle suivait docilement sa direction, se laissant -emporter à gauche, à droite, en avant, d’un mouvement -capricieux et imprévu comme un vol d’oiseau, -avec les yeux demi-clos, et la tête un peu vague.</p> - -<p>Ses petits pieds touchaient à peine le sol, et -cela ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait -éprouvé jusque-là en dansant. Ce vent frais du -soir qui lui passait sur le front au lieu de l’air -épais des salons, cette lumière douce du clair -de lune dans laquelle les couples qui tournoyaient -au loin avaient l’air d’ombres fantastiques, tout -contribuait à donner à ce qui l’entourait cet -aspect de poésie étrange qui la frappait.</p> - -<p>Il lui semblait qu’elle allait ainsi à quelque -but invisible, mais qui marquerait dans son -existence, et la figure de son mari, tour à tour -éclairée et noyée brusquement dans l’ombre, lui -apparaissait grosse de mystères.</p> - -<p>— Comme vous valsez ! lui dit-il soudainement -en se penchant un peu. Il me semble que je tiens -quelques sylphe entre mes bras. Êtes-vous bien -sûre de ne pas venir ici tous les soirs au coup de -minuit danser sur la pointe des brins d’herbe, et -n’allez-vous pas disparaître subitement dans ce -rayon blanc ?</p> - -<p>Elle sourit sans répondre, et ils continuèrent.</p> - -<p>— Je voudrais…, reprit le jeune homme au bout -d’un instant.</p> - -<p>Mais les violons s’arrêtèrent et il se tut subitement.</p> - -<p>Un peu haletante, un peu étourdie, Alice restait -immobile, appuyée sur son bras. Il tremblait -légèrement, lui semblait-il, et le silence absolu -qu’il gardait la gênait en se prolongeant.</p> - -<p>A ce moment, la voiture qui arrivait de Kerdren -pour les chercher apparut sur la route, et le -bruit des chevaux joint à la lumière des lanternes -semblèrent tirer Jean d’une profonde rêverie. Il -tressaillit et s’excusant :</p> - -<p>— Je suis un fou ! s’écria-t-il. Vous aurez froid.</p> - -<p>Et courant à la voiture, il l’enveloppa d’un grand -manteau fourré.</p> - -<p>— Vous m’emballez vraiment, dit-elle en riant -comme elle avait coutume de le faire quand -elle avait peur que sa reconnaissance ne se traduisît -par trop d’émotion. La nuit est douce !</p> - -<p>— Délicieuse, répondit Jean, et si je ne craignais -pas pour vous l’humidité des routes, je -vous proposerais…</p> - -<p>— De revenir à pied ? reprit-elle vivement en -l’interrompant, oh ! de tout mon cœur !</p> - -<p>Il s’arrêta indécis, regardant tour à tour le -sol et les chaussures de la jeune femme.</p> - -<p>— J’ai de grosses bottines, continua-t-elle, devinant -sa pensée, — je vous assure.</p> - -<p>Et elle avançait ses pieds menus avec un air de -conviction.</p> - -<p>Il hésita un instant encore, se tournant cette -fois vers le chemin du retour très abrité par -des chênes tortus et où la lumière ne jouait que -d’une façon intermittente ; puis avec le brusque -mouvement de quelqu’un qui prend un grand -parti :</p> - -<p>— Allons, dit-il seulement en lui présentant son -bras.</p> - -<p>D’un mot il renvoya la voiture en passant -quelques pas, et très vite, comme s’il avait peur -qu’elle revînt sur sa décision, il entraîna la jeune -femme.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XVI</h2> - - -<p>Pour éviter les adieux bruyants et expansifs -que l’animation des villageois leur promettait, -ils étaient partis sans rien dire ; aussi, de peur -d’éveiller l’attention des derniers couples espacés -dans les champs, marchaient-ils à petit bruit. -Cela donnait à leur départ une allure de fuite et -d’escapade qui les amusait, et jusqu’au moment -où ils atteignirent le chemin creux, ils ne furent -préoccupés que d’éviter les cailloux qui auraient -pu sonner sous leurs pas ou les endroits trop -éclairés.</p> - -<p>Mais une fois sous le couvert d’arbres, bien à -l’abri de tous les fâcheux, leur animation tomba -tout à coup, et d’un commun accord ils ralentirent -le pas.</p> - -<p>Il faisait plus sombre encore qu’il ne semblait -de loin, et l’arche de verdure formée par -les branches ne se laissait pas aisément traverser. -De temps en temps par quelque trouée -la lune arrivait en fusée comme un jet de lumière -électrique ; mais dix mètres plus loin, c’était à -peine une lueur mourante, et il ne restait pas de -ses étincelles de quoi pailleter un éventail.</p> - -<p>Ce jeu perpétuel d’ombre et de lumière agitait -la jeune femme sans qu’elle en eût conscience. -On eût dit d’une énorme lanterne sourde -qu’on promenait devant elle, la retournant tout -à coup pour scruter son visage au moment où elle -s’y attendait le moins. Trop d’éclat la troublait ; -la nuit où elle retombait ensuite l’impressionnait -plus encore, et elle demeurait muette en s’en -voulant de ne rien trouver à dire.</p> - -<p>Par un hasard, le jeune officier gardait un -silence aussi complet. Soit que les mêmes causes -produisissent sur lui le même effet que sur les -nerfs très sensibles de madame de Kerdren, soit -que la beauté calme de cette nuit absorbât toute -son attention, il allait sans mot dire.</p> - -<p>L’odeur des violettes sauvages et des primevères -jaunes montait jusqu’à eux discrète et -douce comme une odeur de confidente, et des -vers luisants brillaient dans les talus du chemin. -C’était paisible et poétique comme le cadre d’une -idylle, et le couple charmant qui cheminait dans -cet enchantement en semblait les héros naturels.</p> - -<p>Cependant ils se taisaient toujours, et l’angoisse -de cette situation commençait à peser -si fort sur la jeune femme qu’elle cherchait avec -fièvre un mot, le plus insignifiant et le plus indifférent -qui fût, pour peu qu’il rompît la gêne qui -l’enveloppait ; mais elle s’effrayait en même temps -à l’idée que sa voix allait résonner dans ce silence.</p> - -<p>— Je veux vous dire un conte…, murmura Jean -tout à coup, en s’arrêtant et en prenant ses deux -mains comme pour donner plus de force à ses -paroles. Ou plutôt non, continua-t-il au moment -où elle tournait vers lui ses yeux candides toujours -un peu étonnés, et où la surprise se lisait alors -à un degré intense ; ne parlons, ni de fictions ni -d’allégories, il n’y a que vous de fée ici, que vous -dans mes pensées et dans mes rêves, ne parlons -que de vous seule.</p> - -<p>Et tout d’un élan, avec cette ardeur et cette -fougue presque violentes qui étaient en lui, il -se mit à lui faire l’histoire de ces dernières semaines, -décrivant tout ce qu’il avait ressenti, -et montrant à nu le mystérieux travail qui s’était -fait dans son cœur pour l’amener insensiblement -de la sympathie un peu indifférente des premiers -temps à ce cri d’amour qui lui échappait maintenant -tout vibrant d’enthousiasme. Après l’avoir -fait passer rapidement par les débuts, il s’appesantissait -avec bonheur sur le moment présent, -détaillant d’une façon exquise ses tendresses et -tout ce qu’il trouvait de charmant en elle.</p> - -<p>La jeune femme écoutait palpitante, émue, -subjuguée par l’accent de sincérité de ce qu’elle -entendait, et cependant surprise d’un tel étonnement -que le sens réel de ces paroles ne la pénétrait -pas encore bien.</p> - -<p>Elle avait besoin d’entendre son nom mêlé à -ce que disait son mari pour être sûre qu’il ne -s’agissait pas de l’une des héroïnes dont il lui -lisait parfois l’histoire, ou d’un de ces rêves qu’elle -édifiait souvent dans le mystère de son cœur.</p> - -<p>Mais cette fois c’était bien vraiment d’elle qu’il -lui parlait, et le bruit d’un feuillet tourné ne -devait pas ce jour-là la réveiller de son illusion !… -La poésie innée dans le caractère de Jean, doublée -du sentiment qui le remuait alors, donnait à son -langage une éloquence véritable et entraînante ; et -jamais Alice ne s’était connue si belle dans le -plus flatteur des miroirs qu’elle ne s’entendait -maintenant dépeindre par ces paroles enthousiastes -toutes remplies de jeunesse et de passion.</p> - -<p>« Il me voit dans un mirage », pensait-elle confusément -en l’écoutant.</p> - -<p>Mais c’était le mirage enchanteur de la tendresse, -elle le sentait et n’avait garde de s’en -plaindre…</p> - -<p>Pourtant elle ne trouvait pas la force de dire -un seul mot, pas même de sourire ou de manifester -son attention par le geste le plus banal, et -le jeune homme, frappé de cette immobilité qui -donnait à sa physionomie quelque chose de -glacial, commençait à perdre contenance. Il ne -retrouvait plus son aisance et son sang-froid -habituels, intimidé peut-être pour la première -fois de sa vie, et il se sentait tout près de perdre -son courage devant cette jeune femme, comme il -avait déjà oublié auprès d’elle sa carrière, ses -goûts et ses idées.</p> - -<p>Sa voix peu à peu se mettait à trembler, et il -se hâtait pour finir avant de cesser d’être maître -de lui.</p> - -<p>— Tout ce que je viens de vous dire, continua-t-il, -pressant ses paroles et attirant Alice -plus près de lui, c’est non seulement pour vous -le dire ; mais parce qu’il faut que vous sachiez -qu’en même temps que je vous adore, mon regret -mortel est de n’avoir pas su voir plus tôt que -vous étiez adorable ; et que dans une vie dont je -ne sais pas la durée, ces deux mois de bonheur -perdu me pèsent comme un remords. Ce sont deux -mois non vécus, dont je voudrais ressaisir chaque -heure, reprendre chaque minute, et l’employer -à tâcher de conquérir peu à peu votre affection ! -Je voudrais revenir au premier jour où je vous -ai connue, et vous faire heureuse de toute la -puissance de bonheur que je sens en moi aujourd’hui. -La clef du paradis dans mes mains, -j’ai négligé de l’ouvrir : voilà mon regret le -plus vif. J’ai voulu vous le dire comme je le -sentais.</p> - -<p>— Alors, murmura la jeune femme l’interrompant, -et parlant si bas que son mari avait peine -à l’entendre, ne regrettez rien ! car un de nous -deux du moins a vécu dans votre paradis, depuis -ces deux mois !…</p> - -<p>— Alice ! s’écria le jeune officier.</p> - -<p>— C’est vrai…, répondit-elle doucement en baissant -la tête.</p> - -<p>Un peu plus tard ils reprirent leur route. La -même odeur de violettes les enveloppait, conforme -en tout, cette fois, aux pensées qui les -occupaient, et les accompagnant comme un -encens de fête. Dans les échappées de lune ils se -souriaient, et dans les assombrissements soudains, -causés par les branches épaisses, ils se parlaient -bas, de crainte sans doute d’éveiller les sylvains -qui dormaient tout près.</p> - -<p>Comme ils arrivaient à la petite porte du parc -de Kerdren, un rossignol commençait sa merveilleuse -chanson. Il devait être tout près d’eux, -car pas un de ses trilles si délicat qu’il fût ne se -perdait, et la tendresse exquise de sa mélodie -pénétrait l’âme.</p> - -<p>Il semblait chanter pour lui seul comme un -artiste qui se repose dans son logis en se berçant -de tous les airs qu’il préfère ; car sa manière était -douce plutôt que brillante, et on avait peine à se -persuader que ce chant ne partît pas d’une âme -humaine pensante et troublée, tant les modulations -qu’on entendait avaient de profondeur et de -sentiment.</p> - -<p>Dans ce calme absolu, sa voix résonnait avec -une pureté et un éclat saisissants, et les jeunes -gens s’étaient arrêtés, frappés d’admiration, et -osant à peine reposer leurs pieds sur le sol, de -peur de heurter quelque branche qui trahirait -par son craquement la présence d’écouteurs -indiscrets.</p> - -<p>— Écoutez, dit Jean à demi-voix, au bout d’un -instant, c’est notre salut de bienvenue ici !</p> - -<p>Puis serrant plus étroitement sa jeune femme il -ajouta :</p> - -<p>— Et, au contraire de Roméo, qui pleurait -à la voix de l’alouette lui annonçant le matin, -nous qui avons à nous l’amour, la jeunesse, et -toute une vie, nous pouvons saluer avec ravissement -notre oiseau, car ce n’est pas l’aurore du -matin qu’il nous chante, mais celle d’un bonheur -sans fin !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XVII</h2> - - -<p>On était arrivé aux premiers jours de juillet, -et les six semaines qui s’étaient écoulées depuis -les aveux réciproques, échangés par les deux -époux, avaient passé comme un éclair.</p> - -<p>Jean l’avait dit très justement, c’est un paradis -sur terre que d’être jeune, de s’aimer, et de penser -chaque soir, quand vient la nuit, que la journée -du lendemain vous apportera avec la même intensité -le bonheur dont on vient de jouir, y ajoutant -seulement le souvenir d’un jour heureux de plus. -Aussi les jeunes gens profitaient-ils largement de -leur Éden, explorant tous ses recoins qu’ils trouvaient -enchantés, et ne se lassant jamais de -revoir au fond de toute chose, toujours les deux -mêmes mots : « lui » « elle ».</p> - -<p>Dans l’épanouissement de leur bonheur et -de leur confiance, leurs caractères à tous deux -s’étaient ouverts, et ils apprenaient à se connaître. -Jean s’émerveillait de toutes les délicatesses -que peut contenir un cœur de femme, -de cette fraîcheur d’impressions et de plaisir -dont rien ne lui avait donné l’idée jusque-là, et -de la gaieté un peu malicieuse qu’on ne soupçonnait -pas au premier abord chez mademoiselle de -Valvieux.</p> - -<p>Il jouissait pour la première fois de ce sentiment -de protection et d’appui qu’il est aussi -doux d’inspirer que de ressentir, et il adorait la -façon dont sa jeune femme levait les yeux vers lui -quand elle lui disait : « Voulez-vous, Jean ? »</p> - -<p>Devant ces trois mots-là, il aurait voulu n’importe -quoi sur terre ; et lui qui avait cru son amour -arrivé au point extrême, sentait chaque jour qu’il -grandissait encore.</p> - -<p>Jaloux de mettre Alice de moitié dans sa vie, -non seulement dans le présent et dans l’avenir, -mais aussi dans le passé, il revenait maintenant -sur ces souvenirs d’enfance et de jeunesse que sa -femme avait si souvent souhaité de s’entendre -raconter, et il l’initiait à tout ce qui avait marqué -dans sa mémoire, joies ou tristesses.</p> - -<p>Il lui décrivait les années du Kerdren d’autrefois, -alors que le château n’était animé que -par ses turbulences de gamin, et que le tuteur -chargé de lui se retraitait soigneusement dans -la bibliothèque, laissant l’enfant croître à sa -guise… Son amour pour ce coin de terre, dont -il faisait le tour en courant chaque soir, quand -il rentrait du lycée, pour s’assurer qu’on n’y -avait rien changé pendant le jour ; puis ses transports -quand il se faisait emmener dans quelque -bateau de pêche, moitié de gré, moitié de force, -car les matelots n’aimaient point à avoir la responsabilité -du jeune comte par les gros temps, -et il en était réduit quelquefois à se cacher sous -un amas de filets ou de cordages, d’où il ne sortait -qu’une fois en marche. Le patron le menaçait -bien alors, en prenant une grosse voix, de retourner -le jeter à la côte ; mais il n’avait garde, -et tout en parlant, il déblayait déjà une place -sur un des bancs, mettant quelque débris de -voile à l’endroit où s’assiérait l’enfant.</p> - -<p>Debout, le béret en main, tous les hommes -récitaient la touchante prière du pêcheur breton :</p> - -<p>« Mon Dieu protégez-nous, car notre barque -est petite, et la mer est grande ! »</p> - -<p>Puis chacun courait à la manœuvre, et jusqu’au -soir on ne songeait plus qu’à la sardine.</p> - -<p>Ensuite venaient les vagues rêveries du jeune -homme et ses longs colloques avec la mer, à qui -il contait à mi-voix tous les projets de son avenir.</p> - -<p>A son tour, Alice parlait d’elle ; mais ses récits -étaient plus courts et trop mêlés au souvenir de -son deuil récent pour n’être pas un peu tristes, -aussi son mari ne lui permettait-il guère de s’y -appesantir.</p> - -<p>En vrais amoureux, Jean et Alice se suffisaient -si bien à eux deux que, selon la charmante -expression du poète, « leur horizon se -fermait où s’arrêtait leur ombre », et qu’ils étaient -devenus, si c’est possible, plus sauvages encore -qu’au début de leur mariage.</p> - -<p>L’invitation qu’ils s’étaient proposé d’adresser -à madame de Sémiane se voyait indéfiniment -retardée, et quand Alice la rappelait à son mari :</p> - -<p>« Il fait trop chaud, lui répondait-il ; attendons -l’automne ! »</p> - -<p>Et comme au printemps il avait renvoyé déjà -en proposant d’attendre l’été, ils se mettaient à -rire tous les deux, et on n’en parlait plus.</p> - -<p>On s’était accoutumé dans le village à les -voir toujours ensemble, qu’ils courussent à pied -ou à cheval, et la sympathie générale entourait -le jeune couple. Les matrones les suivaient d’un -sourire entendu, les fillettes d’un regard d’envie, -et, plus d’une qui les rencontrait en menant ses -bêtes aux champs, demeurait rêveuse tout le -jour, en songeant à ce bonheur qui était si jeune, -si épanoui et si beau.</p> - -<p>Jean comptait sur un mois de congé au moins, -et il faisait des plans de voyages qui eussent -demandé un an et plus à s’accomplir et dont -l’itinéraire variait fréquemment.</p> - -<p>— Pourquoi nous en aller ? disait parfois la -jeune femme, nous sommes si bien ici ! Êtes-vous -déjà las de Kerdren ?</p> - -<p>— Mais c’est votre vie à vous qui est trop -monotone, répondait-il. Pour moi, vous aimer -en Bretagne ou vous aimer en Écosse, ne pensez-vous -pas que c’est tout aussi doux ?</p> - -<p>Un jour, vers le milieu de l’après-midi, le -ciel qui était brouillé depuis le matin acheva -de se charger de nuages sombres, le soleil disparut -entièrement, et la température déjà fort -lourde devint si fatigante qu’il n’était plus possible -de rester dehors. Depuis une semaine, les -orages se succédaient presque sans interruption, -et celui qui s’annonçait promettait d’être d’une -force extrême.</p> - -<p>Incapable de s’occuper à quoi que ce fût, la -jeune femme se promenait dans sa chambre ; -il lui semblait que quelque chose la menaçait, -et que l’orage allait s’en prendre directement -à elle. Elle eût voulu qu’il éclatât à l’instant, -l’attente l’énervait, et ce fut avec un soupir -de soulagement qu’elle salua le premier éclair. -En même temps une vraie rafale de vent et de -pluie commençait, enveloppant le parc dans un -tourbillon si épais, qu’on ne voyait plus rien à -dix mètres de la fenêtre. Les feuilles arrachées -aux arbres et la pluie qui n’avait pas le temps -d’arriver jusqu’au sol tournoyaient dans un -mouvement fou, et on entendait le bruit de -grosses branches d’arbres, brisées violemment, et -qui tombaient en froissant tous les arbrisseaux -voisins.</p> - -<p>Les coups de tonnerre se succédaient sans -interruption roulant jusqu’à des profondeurs qui -paraissaient sans fin, et madame de Kerdren, -qui s’était approchée saisie par l’impressionnante -beauté du spectacle, mettait parfois ses deux -mains sur ses oreilles, assourdie qu’elle était par -ce fracas inouï.</p> - -<p>Les hurlements de la mer s’entendaient jusqu’au -château, et dans la nuit qui s’était faite -alors presque entièrement, ces deux voix terribles, -qui se répondaient, avaient l’air de s’entendre -pour préparer la destruction de tout ce -qui les entourait.</p> - -<p>Peu à peu cependant, le jour revint, les roulements -s’éloignèrent et la pluie se mit à tomber -plus doucement. Le vent, malgré cela, restait -toujours aussi fort, et Alice avait peine à maintenir -la fenêtre qu’elle venait d’ouvrir pour respirer -un peu.</p> - -<p>Les arbres pliaient encore rudement, mais -leurs feuilles, bien lavées et d’un beau vert, -s’épanouissaient avec bonheur sous cette humidité -bienfaisante ; et l’air avait cette odeur particulière -qui suit les pluies d’été, et qui fait sortir -des plantes, des crevasses du sol, des pierres surchauffées -précédemment par des chaleurs exagérées, -un parfum de repos et de bien-être qui -calme et qui apaise.</p> - -<p>Une à une les fenêtres et les portes s’ouvraient. -Poussés par le même besoin, bêtes et gens sortaient, -et la cour se remplissait d’animation. -Quelques gouttes légères mouillaient le front de -la jeune femme, qui appuyait sa tête contre le -croisillon de pierre sculpté en se laissant aller au -charme de cette exquise détente.</p> - -<p>La mer devait être superbe à ce moment-là, -et cherchant du regard un vêtement à jeter sur -ses épaules, se doutant bien qu’il lui serait impossible -de tenir un parapluie, elle s’apprêtait à -aller sur la grève quand un bruit inaccoutumé -l’arrêta. Cela ressemblait aux mugissements de -l’eau, et cependant la voix des flots s’entendait -bien distincte à côté de celle-là. Surpris comme -elle, les domestiques qui étaient dehors levaient -la tête, et elle les voyait se consulter entre eux -en se montrant du doigt la direction du village. -Quelques-uns même marchaient déjà vers -l’avenue, quand, brusquement, une grosse lueur -rouge parut sur la gauche, et comme si elle montait -avec les flammes, la rumeur vague qui avait frappé -la jeune femme se changeait en cris.</p> - -<p>Dans l’avenue, un gamin, lancé à toute vitesse, -apparut porteur des nouvelles du sinistre, et au -moment où Alice, qui était descendue sans perdre -une minute, mettait le pied sur la première marche -du perron, il débouchait dans la cour.</p> - -<p>D’un geste, elle lui fit signe de reprendre haleine -avant de parler, et se tournant vers les domestiques :</p> - -<p>— Sortez la pompe, leur dit-elle. Yves va seller -un cheval et avertir Monsieur ; tout le reste viendra -au secours.</p> - -<p>Pendant que ses ordres s’exécutaient, elle -interrogeait l’enfant. Le tonnerre tombé sur -une grange l’avait enflammée d’un seul coup ; -et par le vent terrible qu’il faisait, tout le village -était menacé.</p> - -<p>Incapable de demeurer en place à l’idée de ce -qui se passait si près d’elle, Alice voulut prendre -les devants avec le petit, et elle partit de son -pas rapide sur la terre détrempée où elle glissait -à chaque instant.</p> - -<p>Dans les allées, de véritables fondrières s’étaient -formées et des ruisseaux chargés de terre et de -cailloux roulaient de chaque côté.</p> - -<p>La pluie avait cessé presque complètement, -mais le vent était toujours le même, et l’incendie, -sous son effort, prenait des proportions -terribles. Les flammes se tordaient, s’élevaient, -se couchaient et léchaient les toits voisins, faits -entièrement de chaume, et c’était merveille de ne -pas les voir prendre feu tous à l’instant. Nuls -secours pourtant ne s’étaient organisés dans le -groupe bruyant et désolé qui entourait la grange -quand la jeune femme parut, précédée par son -conducteur, avec les cheveux mouillés, et l’écharpe -de dentelle dont elle avait couvert sa tête glissant -sur ses épaules. Il se fit un mouvement dans la -foule en la voyant ; on s’écarta pour lui faire -place, et les plus avancés murmurèrent en repoussant -les autres : « C’est madame ! » En même -temps ils mettaient la main à leurs bonnets ; mais -elle les arrêta d’un geste.</p> - -<p>— Non, non, dit-elle vivement, les croyant -occupés au sauvetage.</p> - -<p>Puis arrivée au centre du groupe et s’apercevant -qu’il n’en était rien :</p> - -<p>— Voulez-vous donc laisser brûler ainsi tout -le village ? s’écria-t-elle, prise d’indignation en -face de cette incurie.</p> - -<p>Et comme le propriétaire de la grange tournait -vers elle un œil désolé en la saluant machinalement :</p> - -<p>— Mon pauvre ami, reprit-elle plus doucement, -en lui tendant sa petite main, c’est terrible ; -mais ce qu’il faut maintenant c’est préserver -tout ce qui reste. Je viens pour vous aider.</p> - -<p>Il s’approcha d’elle, mais son découragement -était si grand que tout en s’adressant à lui pour -tâcher de l’intéresser, elle se tournait vers les -autres hommes.</p> - -<p>Ce qui leur manquait à tous, c’était une direction, -et leur bonne volonté ne demandait qu’à -s’employer pourvu qu’on lui montrât le chemin. -La jeune femme parlait nettement avec un ton -d’autorité qui rappelait son mari, et poussait -chacun à son devoir avec une fermeté qui ne -souffrait pas de réplique.</p> - -<p>En moins d’un quart d’heure, une double -chaîne était organisée, allant du foyer de l’incendie -à un étang voisin.</p> - -<p>Un groupe de pêcheurs, revenant de monter -les bateaux plus haut sur le port pour les garer -de la marée, qui promettait d’être terrible, s’était -joint aux travailleurs.</p> - -<p>Plus habitués à lutter avec le danger en gardant -leur sang-froid, et plus accoutumés aussi à obéir, -ils aidaient puissamment madame de Kerdren. -Sur un mot ou un geste, ils marchaient tous ensemble, -et grâce à tant d’efforts, on pouvait -espérer de préserver sinon les maisons mitoyennes, -au moins les suivantes qu’on inondait sans -relâche.</p> - -<p>Avec un courage et une décision admirables, -qu’il était difficile de soupçonner sous son extérieur -habituellement réservé, la jeune femme -veillait à tout et se montrait partout. Tantôt -elle reprenait dans la chaîne les bras qui se lassaient, -tantôt elle désignait à l’homme qui tenait la lance -un point d’où les flammes s’approchaient trop. -Tout à fait insoucieuse du danger, elle s’avançait -parfois si près que la fumée en se rabattant l’enveloppait, -et les marins disaient entre eux en -entendant sa voix toujours égale, encourageant -et dirigeant les travailleurs au milieu du tapage :</p> - -<p>« On croirait un commandant sur son banc de -quart par la tempête ! »</p> - -<p>Au bout de trois heures, la tâche semblait -accomplie. Le feu avait dévoré jusqu’à la dernière -parcelle de ce qu’on lui avait abandonné, et les -alentours protégés et inondés semblaient être à -l’abri. A ce moment le galop d’un cheval retentit, -et Samory, lancé à bride abattue, apparut au -détour du chemin. A plus de deux cents mètres -en arrière, on voyait le domestique qui était -allé avertir son maître et qui suivait de loin, -incapable de soutenir l’allure à laquelle Jean -avait mis son cheval, et les deux bêtes, blanches -d’écume, tremblaient de fatigue et d’effarement.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XVIII</h2> - - -<p>Du premier coup d’œil, en sautant à terre, le -jeune homme chercha sa femme. Il l’aperçut -de loin, et un soupir de soulagement souleva -sa poitrine en même temps qu’il lui souriait. -Puis tout en s’approchant, il s’informa d’un -ton bref des causes de l’accident, de la sûreté -des habitants et des mesures prises. A tout ce -qu’il demandait, on lui répondait en mêlant le -nom de madame de Kerdren avec des effusions -de reconnaissance et d’éloges qui accentuaient -le sourire de Jean et le remplissaient d’orgueil.</p> - -<p>« Elle avait fait amener la pompe, elle avait -organisé la chaîne, elle avait tout dirigé, tout -commandé, payant de sa personne comme le -moindre d’entre eux, et c’était à elle assurément -que tous devaient leur maison sauve ! » En racontant -son œuvre de la journée, ils s’en rendaient -bien compte eux-mêmes pour la première fois -et s’exaltaient jusqu’à l’enthousiasme. L’apparence -un peu frêle de la jeune femme doublait -l’effet produit par son héroïsme, et subitement -pris d’une immense admiration, ils l’entouraient -et l’acclamaient.</p> - -<p>Rien ne se communique plus vite qu’un mouvement -de passion dans une foule surexcitée et -déjà ébranlée par une émotion récente, et l’étincelle -courait de proche en proche.</p> - -<p>Ils abandonnaient leur poste et leur manœuvre, -ils voulaient lui prendre les mains, baiser sa robe, -la rapporter en triomphe jusqu’au château.</p> - -<p>Émue et troublée, la jeune femme se laissait -faire ; des larmes voilaient ses yeux, et elle ne -voyait plus que dans une brume toutes ces rudes -figures qui s’inclinaient vers elle en remerciant -« notre dame » avec une effusion presque pieuse. -Les femmes l’embrassaient et poussaient leurs -enfants vers elle ; on eût dit une réunion de -naufragés se retrouvant sur la terre ferme après -des heures d’angoisse.</p> - -<p>Et comme Jean, le cœur battant, fendait la -foule pour la rejoindre et lui prendre les mains :</p> - -<p>— Je vous en prie, dit-elle plaisamment en -se reculant ; ne me touchez pas ; je suis un fleuve !</p> - -<p>Il remarqua alors pour la première fois l’état -dans lequel elle se trouvait, et son émotion se -changea en effroi.</p> - -<p>Des pieds à la tête, elle portait les marques -de l’heure qu’elle venait de traverser. Ses cheveux -presque défaits se collaient sur son front ; le -corsage très léger de sa robe d’été était plaqué -sur ses épaules par de larges traces mouillées, -et ses pieds inondés s’enfonçaient dans la boue -jaunâtre qui remplissait la rue. Maintenant -qu’elle se tenait tranquille, la réaction de -son prodigieux effort se faisait sentir ; elle commençait -à grelotter et ses joues se marbraient de -taches bleuâtres.</p> - -<p>Une désolation s’emparait du jeune homme, -et son impuissance à la soulager immédiatement -le mettait hors de lui.</p> - -<p>Toutes les maisons du village étaient à l’abandon ; -par les portes ouvertes, la pluie et les ruisseaux -de l’orage étaient entrés dans les chambres, -et le sol en terre battue était détrempé comme les -routes.</p> - -<p>Dans une grange, un peu à l’écart, le toit long -et bas avait laissé le sol sec. Il l’y entraîna rapidement, -soutenant sa marche lassée.</p> - -<p>La pluie s’était remise à tomber, et cela devenait -si fatigant d’avancer sur cette terre fangeuse -et tenace, que malgré le confortable très relatif de -l’endroit où elle arrivait, le bienfait d’un terrain -sec et l’arrêt de cette eau qui l’aveuglait lui causèrent -une impression de soulagement. Elle retrouva -sa voix et voulut parler, mais Jean ne -l’écoutait plus. Tout à son inquiétude, il la regardait, -et en déboutonnant vivement sa capote -pour la lui mettre sur les épaules, il répétait :</p> - -<p>— Comme vous voilà, mon Dieu ! Dans quel -état vous êtes ! Comment avez-vous pu commettre -pareille imprudence, et comment pas un -de ces malheureux n’a-t-il songé à vous en empêcher !</p> - -<p>La colère lui venait en même temps, et il -tournait des regards flamboyants de mécontentement -vers les serviteurs qu’on voyait au -loin, les rendant tous responsables dans sa -pensée, malgré les explications de la jeune femme.</p> - -<p>« Pouvait-elle laisser tous ces pauvres gens -sans aide, et Jean pensait-il que dans leur affolement -ils auraient obéi à d’autres comme ils -l’avaient fait pour elle ? »</p> - -<p>Mais il n’écoutait rien, s’irritant seulement -de sentir un sang brûlant courir dans ses veines, -et de voir Alice grelotter sous ses yeux, sans -pouvoir lui en donner toute la chaleur à ses -dépens.</p> - -<p>Le domestique qu’il avait appelé en lui criant -d’aller chercher la voiture lui avait montré au -loin un cavalier qui fuyait et lui avait répondu :</p> - -<p>« On y est, monsieur…! »</p> - -<p>Et il s’était excusé du geste de ne pouvoir -offrir aussi ses vêtements pour couvrir sa maîtresse, -ils étaient trempés d’eau !</p> - -<p>On n’eût trouvé alors de feu nulle part dans -cette partie du village, et les maisons qui n’étaient -pas noyées par la pompe étaient trop éloignées -pour qu’il valût la peine d’y aller à travers cette -humidité et ce vent ; il ne restait donc qu’à attendre -sur place. Mais l’attente est toujours plus -pénible que l’action, même la plus difficile, et le -jeune homme, incapable de se contenir, tremblait -d’impatience et d’inquiétude.</p> - -<p>Il avait fait asseoir Alice sur des bottes de -paille qu’il avait trouvées au fond, et agenouillé -auprès d’elle, pour être à sa hauteur, il suivait -d’un œil ardent l’épuisement dont témoignait sa -figure délicate.</p> - -<p>Enfin un roulement se fit entendre, et la voiture -apparut, lancée au galop, et éclaboussée déjà -jusqu’à la caisse par la boue que les chevaux -soulevaient en gerbes devant eux. Il sembla à -Jean qu’on lui déchargeait le cœur d’une montagne -et que la demi-heure qu’il venait de traverser -avait duré dix ans. Sans perdre une minute, il -prit Alice entre ses bras et la porta jusque sur -les coussins.</p> - -<p>Là se trouvait un véritable monceau de fourrures -et de couvertures, apportées par une femme -qui se tenait prête à aider sa maîtresse, et quand -elle arriva au château, elle était si bien enveloppée -que sa figure se voyait à peine.</p> - -<p>Dans sa chambre un grand feu flambait, allumé -par les domestiques qui étaient revenus en courant -par la traverse, et on préparait tout avec une -activité remplie d’affection.</p> - -<p>Malgré tous ces soins, les frissons continuaient, -et elle grelottait si violemment qu’en buvant la -tasse de thé brûlant qu’on lui apporta dès qu’elle -fut dans son lit, ses dents résonnaient sur la porcelaine.</p> - -<p>Au bout d’une demi-heure, cependant, le sang -lui revint aux joues, et passant tout à coup d’un -froid extrême à une chaleur insoutenable, la -sueur commença à lui perler aux tempes. Elle -voulait se lever, alors, se déclarant complètement -remise ; mais Jean s’y opposa péremptoirement.</p> - -<p>Il n’était pas difficile de reconnaître chez elle -les symptômes d’une fièvre violente ; ses mains -étaient sèches et dures malgré la moiteur des -tempes, et son pouls battait toujours plus vite. -D’ailleurs, en tout état de cause, la fatigue extraordinaire -supportée par elle depuis quelques heures -méritait bien qu’elle se reposât au moins pendant -la fin de la journée, et la nuit qui venait.</p> - -<p>Aux premiers mots parlant de médecin, elle -s’était récriée en riant :</p> - -<p>— Il les prendrait pour des enfants !</p> - -<p>Et Jean avait cédé, quoique son angoisse et -sa perplexité fussent évidentes ; et que son agitation -rendît tout repos impossible !</p> - -<p>De minute en minute, il s’informait de ce qu’elle -éprouvait.</p> - -<p>— Ce qu’on sent après un bon bain froid, -répondait-elle gaiement.</p> - -<p>Et incapable de secouer son inquiétude :</p> - -<p>— Fasse le ciel que vous en eussiez pris dix -plutôt que d’avoir passé ces trois heures sous -ce vent aigre dans votre robe mouillée ; vous -en seriez moins éprouvée !… reprenait-il soucieusement.</p> - -<p>Vers huit heures, Alice se trouva plus calme, -l’idée du médecin fut définitivement ajournée, et -elle obtint que son mari songeât à changer de -vêtements et à s’occuper un peu de lui-même.</p> - -<p>Le bruit s’était répandu parmi les villageois -que madame de Kerdren était revenue malade -au château, et c’était en bas un défilé non interrompu -de figures anxieuses qui venaient aux -nouvelles.</p> - -<p>Un instant le jeune comte était descendu -pour leur parler des mesures de prudence qu’il -convenait de prendre, à propos des restes du -feu, ainsi que pour les remercier d’être venus ; -et il avait trouvé si doux cette réunion d’hommes -et de femmes mus uniquement par l’affection -et partageant avec tant de sincérité l’inquiétude -qui le tourmentait, qu’il s’en était trouvé soulagé.</p> - -<p>En même temps son sourire communicatif -produisait plus d’effet à lui seul que toutes les -réponses faites jusque-là par les domestiques, -et il s’en fallut de peu que tous les bonnets ne -fussent en l’air à l’instant.</p> - -<p>Le lendemain, Alice se trouva dans son état -ordinaire, sauf un très léger enrouement qui -s’expliquait fort bien, et qui ne l’empêchait pas, -d’ailleurs, d’être toute prête à reprendre sa vie -habituelle.</p> - -<p>Son mari, plus impressionné qu’elle, se remettait -moins vite ; il semblait qu’il eût gardé de -cette journée quelque chose de particulièrement -pénible, et le souvenir en était long à s’effacer -chez lui.</p> - -<p>Au village, on n’oubliait pas non plus, mais -pour des raisons différentes, et l’affection que -la jeune femme inspirait à tous s’était changée -en une véritable adoration. La reconnaissance -naïve des enfants se manifestait de cent façons, -et ils apportaient au château tout ce qu’ils imaginaient -pouvoir plaire à madame de Kerdren, -bottes de fleurs des haies, fraises des bois ou -noisettes toutes fraîches dans leurs coques vertes, -avec une pulpe ferme d’un blanc rosé.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XIX</h2> - - -<p>Trois semaines s’étaient passées.</p> - -<p>Les itinéraires lointains, écartés décidément, -s’étaient changés en un court voyage dans les -parties de la Bretagne qu’Alice n’avait pas vues -encore, et si courte qu’eût été l’absence, le charme -du chez soi avait saisi les jeunes gens au retour, -d’une joie qu’ils n’avaient pas prévue.</p> - -<p>Il y a dans le fait de rentrer chez soi un plaisir -qui ne ressemble à nul autre, et qui est d’autant -plus puissant que les émotions ou le bonheur -éprouvés là ont été plus grands. Les souvenirs -qui se sont glissés un peu partout s’éveillent comme -des amis qui vous souhaitent la bienvenue, et on -éprouve une joie réelle dans cette familiarité des -plus petites choses, qui vous permet d’étendre la -main avec sûreté pour trouver dans chaque -direction l’objet que vous voulez prendre.</p> - -<p>Combien l’impression doit-elle être plus vive -encore quand ce retour est le premier qu’on -fait ensemble après la première absence, et que -le logis où l’on revient est encore un nid d’amoureux.</p> - -<p>C’est ce que les jeunes gens auraient pu dire -en passant leur seuil, appuyés l’un sur l’autre, -et tous les deux également heureux !</p> - -<p>— Nous resterons toujours ici maintenant, -n’est-ce pas ? disait la jeune femme un peu plus -tard dans la soirée pendant qu’ils se promenaient -dans le parc.</p> - -<p>— Toujours, répondait Jean en souriant, toujours -sous le même chêne, et nos arrière-petits-enfants -nous y retrouveront encore assis tous les -deux, comme Philémon et Baucis !…</p> - -<p>En attendant ce couronnement mythologique -de leur amour, Philémon et Baucis s’étaient remis -à courir le pays.</p> - -<p>C’étaient les dernières heures de liberté du -jeune officier, et ils en avaient profité ce jour-là -pour visiter un ancien monastère situé à quelques -lieues de Kerdren, et également curieux par -son architecture et son site. Entièrement abandonné, -et à demi ruiné, il ressemblait à quelque -vieux nid d’aigle assis au sommet d’un roc, avec -ses pierres disjointes chaque jour davantage sous -l’effort de la sève puissante des jeunes arbustes -et des plantes qui poussaient dans ses murs. -Tous les vents du ciel y avaient accès, et la façade -exposée au nord et à la bise de mer, était rongée -et couverte d’une sorte de dépôt blanchâtre, -semblable à une lèpre.</p> - -<p>A côté de cela, dans les cours intérieures, -des galeries entières subsistaient, et on y trouvait -des merveilles de sculpture qu’on serait -venu de loin pour admirer dans un musée, et que -l’insouciance publique laissait là à l’abandon ; -comme on trouvait dans les salles du rez-de-chaussée -des fragments de peintures murales : -des têtes d’anges, des auréoles où manquait -la figure du saint, et des lis symboliques tenus -par une main dont le poignet disparaissait dans -une brume.</p> - -<p>Depuis plus d’une heure, les jeunes gens erraient -là sans se lasser. Le soleil était tout près de se -coucher. Ils s’étaient laissés attarder, et n’arriveraient -plus à Kerdren que bien avant dans la soirée, -ils se le disaient, et cependant ils ne pouvaient -s’arracher, s’oubliant dans ce dernier jour de -vacances, comme des écoliers, et comme si l’attache -qui liait le jeune homme était impitoyable. Il -leur semblait que jamais ils ne trouveraient un -lendemain aussi charmant, et, laissant les chevaux -attachés à l’écart hennir d’impatience, ils reprenaient -leur course indécise.</p> - -<p>Rien n’est captivant comme ces choses qui -parlent du passé, sur lesquelles on peut se dire -que tant d’autres yeux se sont reposés avant -les vôtres et où tant d’années et d’événements -se sont accomplis. Il y a là un attrait spécial -qui séduit vivement certaines organisations, et -qui se double en outre dans un cadre un peu -poétique.</p> - -<p>Sous les arches du promenoir, l’ombre devenait -mystérieuse, il n’y avait plus d’éclairées -que les dalles verdies par la mousse ; et dans -les hautes herbes qui remplissaient la cour, les -statues des quelques tombes qui étaient restées -debout, sortaient comme des fantômes.</p> - -<p>— En montant là-haut très vite, dit tout à -coup Jean à sa jeune femme, nous arriverions -à temps pour voir le soleil se coucher dans la -mer ! Voulez-vous ?</p> - -<p>Et il lui désignait du doigt un clocheton demeuré -tout à fait intact, et où courait un escalier -en spirale, encore blanc, et gardant un air presque -neuf.</p> - -<p>Elle le suivit, ramenant à la hâte sur son bras -tous les plis de sa grande jupe, et l’excitant -de la voix quand il s’attardait trop à sonder -devant elle la solidité d’une marche ou d’un -palier.</p> - -<p>En quelques minutes, ils étaient au sommet, -et au moment même où ils mettaient le pied -sur la plate-forme, les premiers rayons du soleil -touchaient l’eau.</p> - -<p>La mer unie comme un lac jusqu’à perte de -vue était d’un vert admirable, et avec la rapidité -d’un objet qui tombe, le soleil semblait s’y -enfoncer.</p> - -<p>Les rayons du bas disparaissaient, éteints -brusquement, comme une lampe qu’on plonge -dans l’eau, et le globe baignait maintenant jusqu’à -moitié.</p> - -<p>A travers les nuages légers qui garnissaient -le fond de l’horizon, de grandes gloires montaient -jusqu’au milieu du ciel, et à mesure que -le soleil se cachait, une large bande d’un rouge -orangé s’étendait, éclatante comme les flammes -d’un immense incendie, dont les lueurs allaient -en dégradant par une gamme de tons insensibles, -pour revenir se fondre dans le bleu le plus -exquis.</p> - -<p>Le spectacle était grandiose ; il était impossible -d’imaginer un point de vue mieux choisi -pour en jouir dans son étendue, et pourtant, -le jeune officier semblait s’en désintéresser complètement.</p> - -<p>Le dos tourné au couchant, les sourcils froncés -et les yeux inquiets, il scrutait le visage de sa -femme et ses moindres mouvements avec une -attention minutieuse et troublée, pendant que -celle-ci, appuyée contre les arceaux légers qui -couraient autour de la plate-forme, demeurait toute -à l’extase de ce qu’elle voyait.</p> - -<p>Elle avait laissé aller sa robe dont les plis -lourds balayaient la poussière blanchâtre des -pierres, ses mains tombaient droites à ses côtés, -et l’abandon et le calme de son attitude rendaient -plus saillant le mouvement très précipité et presque -pénible de sa respiration. C’était court et nerveux, -plutôt comme une angoisse que comme un essoufflement, -et de temps en temps, quand un vent plus -frais passait sur la tour, elle avait une imperceptible -toux.</p> - -<p>Elle ne paraissait pas d’ailleurs s’apercevoir -de ce léger malaise, et ses yeux brillaient d’admiration.</p> - -<p>— Que c’est beau ! dit-elle au bout d’un instant -en se retournant vers son mari avec cette -chaleur d’enthousiasme qu’il aimait tant chez -elle. Cela vous emporte ! ne trouvez-vous pas ?</p> - -<p>— Tout à fait, répondit-il distraitement. Mais -vous êtes montée trop vite…, continua-t-il presque -aussitôt en poursuivant sa pensée.</p> - -<p>— Où donc ?… fit-elle avec étonnement, dans -les nuages ?</p> - -<p>— Non pas, répliqua Jean, qui ne put s’empêcher -de sourire ; ici, tout à l’heure. Vous en -étiez tout essoufflée, et voyez, cela dure encore.</p> - -<p>— Ne croyez pas cela, dit-elle du ton de quelqu’un -qui pense rassurer une inquiétude ; l’escalier -n’a rien à voir là-dedans, c’est une petite oppression -qui m’est restée depuis l’incendie et qui -joue au rhume avec ce semblant de toux que vous -entendez.</p> - -<p>— Depuis l’incendie ? reprit Jean avec une -extrême vivacité ; comment ne l’aurais-je pas -remarqué, et pourquoi n’avez-vous rien dit ?</p> - -<p>Mais sans s’apercevoir de son inquiétude, elle -répondit avec insouciance :</p> - -<p>— Parce que ça n’en vaut pas la peine : je -sens cela le matin, le soir, ou bien dans un air -un peu vif comme celui-ci, voilà tout.</p> - -<p>Et comme son mari l’entraînait rapidement, -voulant qu’elle redescendît à l’instant :</p> - -<p>— Regardons encore, je vous en prie, dit-elle -au moment où ils touchaient le seuil de la porte.</p> - -<p>Il s’arrêta, les yeux fixés, non pas sur l’horizon, -mais sur le visage de la jeune femme dont -le sourire radieux lui dilatait le cœur, et que -la lueur rouge qui embrasait le ciel entourait -d’un nimbe éclatant, avant de s’engouffrer dans -l’ouverture béante de l’escalier. Puis ils descendirent.</p> - -<p>Cela produisait une impression étrange de -passer brusquement de tout cet éclat à la nuit -de l’escalier, et les yeux s’habituaient mal à -cette obscurité qui semblait triste.</p> - -<p>Ce froid particulier aux vieux bâtiments, qui -sent la mélancolie, et semble avoir des siècles -comme les pierres d’où il sort, tombait sur les -épaules comme une chose presque tangible et -saisissable tant il était intense, et la jeune femme -était reprise de sa petite toux sèche.</p> - -<p>Tout à coup, une pensée dont l’angoisse ne -peut s’exprimer s’empara du jeune homme avec -la rapidité de la foudre, résumant par un seul -mot toutes ses vagues inquiétudes des jours -passés et de l’heure actuelle.</p> - -<p>L’horreur en était telle, qu’il ressentit au cœur -l’impression d’une douleur physique, et qu’une -sueur de glace lui mouilla le front.</p> - -<p>Il lui sembla qu’un fantôme venait de se lever -de ces vieilles pierres pour lui crier cette parole -épouvantable et qu’il allait maintenant le suivre -partout où il irait.</p> - -<p>Pris d’une frayeur totalement étrangère à -sa nature, il pressait involontairement le pas, -entraînant sa femme, ne trouvant que des mots -sans suite pour répondre à ce qu’elle disait, et -désirant la clarté du jour avec une ardeur presque -douloureuse.</p> - -<p>En mettant le pied dans la cour, il soupira -longuement, et comme il l’avait fait là-haut, -il se remit à scruter d’un œil d’aigle la figure -d’Alice dès qu’il sortit à son tour. Les joues -de madame de Kerdren n’avaient jamais été -plus roses, ses yeux brillaient, et la main dégantée -qu’il tenait dans la sienne était fraîche -et souple.</p> - -<p>Il soupira encore une fois, plus profondément, -et comme un homme soulagé d’un trouble -immense ; mais quand il fut au dernier lacet de -la route, il se tourna sur sa selle, et sans pouvoir -s’en empêcher, il s’arrêta, regardant comme s’il -espérait lui arracher une réponse ce petit beffroi -à jour où une voix si terrible avait parlé à son -oreille.</p> - -<p>Le lendemain, une surprise tout à fait inattendue -lui était réservée. Un de ses camarades -de <i>la Naïade</i>, qui était aussi de ses camarades -de promotion, s’était trouvé appelé à Lorient -pour quarante-huit heures, et aussitôt son affaire -terminée, il s’était fait indiquer la direction de -Kerdren et y était arrivé vers quatre heures.</p> - -<p>« Tu nous restes », lui avait dit Jean en échangeant -les premiers mots de bienvenue. Et comme -le jeune lieutenant expliquait la courte échéance -de son congé qui prenait fin le lendemain dans la -soirée : « Un jour et demi, ce sera toujours ça, avait -insisté le jeune comte, et je suis ravi de te voir. »</p> - -<p>Le camarade ne s’était point fait prier, et -l’accueil de madame de Kerdren avait été si -gracieux, et son hospitalité si discrète en même -temps que de la plus aimable prévoyance, qu’au -bout de deux heures le visiteur se déclarait acclimaté -aux beaux ombrages de Kerdren pour le -reste de ses jours.</p> - -<p>Alice provoquait ses récits, le questionnant -elle-même sur les aventures de <i>la Naïade</i> depuis -six mois, et se montrant si bien au courant non -seulement de tout ce qui concernait la vie du -bord, mais encore de tous les camarades de son -mari et de ce qui touchait chacun d’eux personnellement, -que le lieutenant en demeurait tout -surpris.</p> - -<p>Il n’avait pas compté pour lui et pour tous -les amis de Jean sur cet intérêt affectueux, et -la cordialité franche et simple que lui témoignait -cette jolie femme lui allait droit au cœur.</p> - -<p>A la place du camarade absorbé et un peu -oublieux qu’il comptait retrouver, perdu dans -les joies de son amour, il se voyait accueilli par -deux amitiés au lieu d’une seule, dont l’une était -si gracieuse et si sympathique qu’elle lui avait -rappelé aussitôt les vers du poète et qu’il se les -répétait mentalement le soir en prenant possession -de sa chambre.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Douce ou grave, tendre ou sévère,</div> -<div class="verse">L’amitié fut mon premier bien ;</div> -<div class="verse">Quelle que soit la main qui serre,</div> -<div class="verse">C’est un cœur qui répond au mien.</div> - -<div class="verse stanza">Non jamais, ma main ne repousse</div> -<div class="verse">Ce symbole d’un sentiment ;</div> -<div class="verse">Mais lorsque la main est plus douce</div> -<div class="verse">Je la serre plus tendrement !</div> -</div> - -<p>Et lui aussi trouvait un charme dans cette -main plus douce, dans cette amabilité plus délicate -qui restait cependant si parfaitement franche -et naturelle d’allure, et qui complétait si bien la -cordialité plus mâle de son mari.</p> - -<p>Il avait dit tout de suite à son ami, avec expansion, -le vif plaisir et l’agréable surprise que -lui faisait éprouver cette réception, et rempli -d’un orgueil heureux et tendre, Jean suivait sa -femme des yeux, tout fier quand le sourire de -félicitation du jeune marin venait s’associer à son -admiration et lui envoyer un compliment muet.</p> - -<p>Cependant, à deux ou trois reprises, il lui -sembla que le regard de son camarade prenait -une expression étrange en s’arrêtant sur Alice -et se reposait longuement sur son visage avec plus -de préoccupation que de gaieté. Un sentiment de -trouble se glissa dans son cœur, et jusqu’à l’heure -du départ il demeura impatient, pressé qu’il était -de se trouver seul avec le jeune lieutenant, afin -de pouvoir lui parler en liberté.</p> - -<p>Mais dès que celui-ci eut pris congé de madame -de Kerdren et que la voiture les emporta tous -les deux vers Lorient, Jean se sentit muet. Dire et -demander quoi ?… il ne savait pas vraiment ; et -comme cela se voit fréquemment quand l’esprit -est préoccupé de choses graves, la conversation -entre les deux amis ne roula d’abord que sur des -banalités. Puis au moment où on arrivait, pendant -qu’on montait la longue avenue plantée d’arbres -qui conduit à la gare, et où le cocher avait mis -ses chevaux au pas, Jean se tourna brusquement -vers son ami avec les lèvres entr’ouvertes, et -comme si celui-ci n’eût attendu que ce geste pour -parler :</p> - -<p>— Dis bien encore à madame de Kerdren tous -mes remerciements et ma respectueuse sympathie…, -s’écria-t-il avec vivacité. Je l’ai retrouvée -aussi charmante que jamais… Un peu maigrie, -pourtant, continua-t-il en accentuant ces derniers -mots et en espaçant ses phrases comme -s’il espérait que Jean allait l’interrompre.</p> - -<p>Mais voyant que le jeune mari continuait à -se taire, il reprit avec un peu d’effort et en parlant -plus vite :</p> - -<p>— Tu n’aurais pas l’idée de demander…</p> - -<p>— Une consultation ? interrompit brusquement -Jean avec une incroyable sécheresse. Non ! assurément !</p> - -<p>Et il ouvrit en même temps la portière d’un -mouvement si brusque qu’elle retomba sur elle-même, -se refermant avant qu’il eût mis le pied -dehors.</p> - -<p>Il reprit la poignée plus violemment encore, -heureux, semblait-il, de pouvoir se fâcher contre -quelque chose, et descendit d’un bond comme un -homme qui se sauve ; mais pas assez vite cependant -pour que son camarade n’eût le temps de lui dire :</p> - -<p>— Qui te parle de consultation ? Vois simplement -le docteur d’ici ! Il y a de ces fatigues de -jeune femme auxquelles nous ne savons rien -comprendre, et qui causent sans doute le léger -changement de madame de Kerdren. Que diable ! -continua-t-il en essayant de plaisanter, quand on -épouse une beauté, on ne lui permet pas de perdre -la plus légère parcelle de sa fraîcheur !</p> - -<p>Jean marchait devant sans répondre, et quand -ils arrivèrent sur le quai, le train était en gare, -et les voyageurs montaient en wagon.</p> - -<p>Il jeta lui-même dans un coupé la valise de son -camarade, qu’il venait de prendre des mains du -valet de pied, et pendant que les employés fermaient -bruyamment les portières et que les -petits camions qui revenaient vides roulaient à -grand fracas sur l’asphalte, il se retourna avec -vivacité, et mettant ses deux mains sur les épaules -de son ami :</p> - -<p>— Merci, dit-il simplement.</p> - -<p>Il y avait tant de choses dans son accent ainsi -que dans le regard qui accompagnait ce seul mot, -et qui entrait tout droit dans les yeux du lieutenant, -que celui-ci sentit sa gorge se serrer sous -l’impression d’une angoisse subite, et qu’il éprouva -le besoin impérieux de crier quelque chose, quoi -que ce fût, pour ramener le sourire sur le visage -de Jean. Mais, aux premiers mots qu’il voulut -tenter :</p> - -<p>— Non, plus rien maintenant, dit le jeune -comte en l’arrêtant du geste, et merci d’avoir -parlé. On ne sait plus voir juste ce qu’on voit -toujours. Il faut des yeux d’ami de temps en -temps pour vous rendre lucide.</p> - -<p>Il lui serra fortement les mains sans rien ajouter -et s’en alla sans tourner la tête.</p> - -<p>« Pauvre garçon », se dit tristement le jeune -voyageur, en suivant des yeux la marche décidée -et élégante de son camarade, dont la haute stature -faisait une trouée dans le groupe des hommes -d’équipe… « Pauvre garçon », répéta-t-il encore -au moment où le train s’ébranlait et où Jean se -retournait sur le seuil de la porte pour le saluer -d’un dernier geste.</p> - -<p>Puis il s’enfonça avec mélancolie dans son -coin pendant que la locomotive sifflait à grand -bruit, et lançait d’énormes colonnes de fumée -noire, dans la nuit entièrement venue.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XX</h2> - - -<p>En remontant en voiture, Jean avait si fort -pressé le cocher, qu’en moins d’une heure et -demie il était à Kerdren. Sa femme ne l’attendait -pas aussitôt, et quoiqu’elle eût entendu le -bruit des chevaux dans la cour, le jeune homme -franchit avec une telle rapidité les marches de -l’escalier, qu’elle n’avait pas encore quitté sa -place quand il entra dans le salon. Elle était -assise dans un grand fauteuil, la tête un peu -renversée sur le dossier, les mains jointes sur -ses genoux, et le front et les yeux très éclairés -par une lampe posée derrière elle. Son attitude -exprimait aussi bien le repos que la lassitude, -mais Jean n’y vit que cette dernière chose, et -pendant qu’elle se soulevait en lui tendant la -main avec un sourire de bienvenue :</p> - -<p>— Vous êtes fatiguée ? dit-il anxieusement.</p> - -<p>— Mais, paresseuse tout au plus, répondit-elle -avec gaieté. Vous connaissez mon goût pour -les fauteuils. Vous êtes arrivés pour le train ?</p> - -<p>Pendant qu’elle parlait, il la regardait avec -une attention profonde, détaillant chacun des -traits de son visage.</p> - -<p>Assurément, elle était maigrie, et sous ses -yeux il remarquait pour la première fois un -très léger cerne d’un bleu doux, qui donnait -à son regard quelque chose de noyé et de charmant, -mais d’un peu triste aussi. Un mouvement -de colère folle le prit contre lui-même.</p> - -<p>— Fallait-il que ce fût un étranger ?…</p> - -<p>Mais comme Alice, étonnée de son silence, -renouvelait sa question :</p> - -<p>— Certainement, répondit-il.</p> - -<p>Puis avec un imperceptible changement dans -la voix il ajouta :</p> - -<p>— Je suis d’autant plus heureux que vous -ne vous sentiez pas lasse, que je voulais vous -demander si vous seriez de force à faire le long -voyage de Paris pour passer quelques jours -avec moi là-bas, et si vous pourriez partir dès -demain ?</p> - -<p>— Demain, dit-elle un peu étourdie de cette -brusque nouvelle, demain à Paris ? Vous avez -à y faire ?</p> - -<p>— Mon Dieu, d’Elbruc vient de me chapitrer. -Il paraît qu’une mutation se prépare dans -le personnel de Lorient, et il n’est pas sûr -que je n’y sois pas compris. J’écrirais bien au -ministère, mais vingt pages de correspondance -ne valent pas cinq minutes de conversation. -Cependant je n’aimerais pas à vous laisser seule -ici…</p> - -<p>— Je serai prête, répondit-elle vivement, rien -n’est meilleur que l’impromptu !</p> - -<p>Un singulier sourire passa sur les lèvres de -Jean, mais la jeune femme avait tourné la tête -et ne s’en aperçut pas. Quand elle releva les yeux -sur son mari, il avait son expression habituelle, et -jusqu’à la fin de la soirée ils ne s’occupèrent plus -que des ordres à donner et de ce qu’il y avait -à préparer pour le départ.</p> - -<hr /> - - -<p>Depuis deux jours les jeunes gens étaient -au Grand-Hôtel. Les affaires de Jean lui avaient -pris si peu de temps qu’il avait pu consacrer -presque toutes ses heures à sa femme, l’accompagnant -partout où elle souhaitait d’aller. D’après -ce qu’il avait dit à Alice, il pouvait se regarder -comme tranquille et à l’abri de tout déplacement, -et cependant, quoique la tâche qui l’avait appelé -parût être terminée, il ne parlait pas de départ, -et semblait avoir perdu de vue la hâte extrême -qu’il avait manifestée en quittant Kerdren. Aux -questions de sa femme touchant la durée de sa -permission, il avait répondu qu’elle pouvait aller -jusqu’à huit jours pleins, et il paraissait disposé -à en profiter jusqu’au bout.</p> - -<p>Son humeur, sans être altérée d’une façon -sensible, n’était plus la même depuis son arrivée, -et on eût dit qu’un poids inconnu pesait -constamment sur son esprit. Il semblait préoccupé -de quelque chose qu’il désirait et qu’il -n’osait point dire ou qui ne s’arrangeait pas à -son gré.</p> - -<p>Un soir, assise dans sa chambre près de la -fenêtre entr’ouverte, madame de Kerdren s’amusait -du prodigieux mouvement de va-et-vient qui -anime cette partie du boulevard. Elle le comparait -à la paix de leur nid breton, et faisant allusion -aux nouvelles installations téléphoniques qu’elle -avait vues dans la journée et qui étaient faites -depuis son départ de Paris :</p> - -<p>— Vous figurez-vous, disait-elle en riant à -son mari, le jour où tous ces bruits nous arriveront -par un petit fil jusqu’au fond du parc, -et où nous pourrons entendre chanter un acte -des Huguenots, en voyant la lune se lever derrière -nos arbres, ou écouter crier les journaux du soir -et sonner la corne des tramways ?</p> - -<p>— Ce sera la mort des chemins de fer, répliqua -celui-ci non moins gaiement, et nous vieillirons -alors sans passer notre seuil ! Même en vue de -cette retraite prochaine ferions-nous bien d’user -par précaution de toutes les ressources civilisées. -Vous, par exemple, vous verriez quelque médecin -et emporteriez une bonne ordonnance contre ce -rhume qui dure trop. Voulez-vous ? Vous ne connaissez -pas l’humidité de nos hivers bretons, -et je n’aimerais pas vous voir commencer l’automne -sans être débarrassée de cette misère.</p> - -<p>— Un docteur dit-elle surprise sérieusement, -mais lequel ? Je n’en connais point, et cette toux -n’est rien, je vous assure.</p> - -<p>— Évidemment, reprit Jean avec empressement, -mais pourquoi ne pas vous soigner quand -même, ne fût-ce que pour me faire plaisir. Puis, -si nous ne quittons plus Kerdren ?…</p> - -<p>Elle inclina la tête en souriant, mais sans -répondre, et s’avança de nouveau près du balcon -pour regarder au dehors. Seulement ses yeux ne -se fixaient plus que vaguement sur les voitures -et les piétons, et son esprit semblait loin de ce -qu’elle voyait, occupé à suivre quelque idée -pénible dont le reflet passait sur sa figure. Debout -à côté d’elle, Jean l’observait avec anxiété, regardant -les pensées mélancoliques monter une à -une sur ce visage mobile dont il avait appris à -connaître les moindres impressions.</p> - -<p>Il cherchait que dire et que faire, craignant -d’accentuer sa préoccupation en lui en parlant, et -triste pourtant de se taire, quand elle se retourna -vivement.</p> - -<p>— Et où me conduirez-vous ? fit-elle avec un -petit tremblement dans la voix qu’elle essayait -vainement de dominer.</p> - -<p>— Où vous voudrez, bien entendu, répondit-il, -parlant naturellement quoiqu’il sentît grandir -son trouble. N’y a-t-il pas quelqu’un que vous -ayez connu autrefois pour vous, ou par vos amis, -et qu’il vous serait agréable de retrouver ?…</p> - -<p>— Non, personne !… Je n’ai jamais été malade -qu’une fois, et c’était dans un village espagnol où -j’ai été soignée par un barbier.</p> - -<p>Et le souvenir de son aventure lui revenant, -elle se mit à rire de son rire jeune et frais en -la contant à son mari, et en lui décrivant ce -Figaro moderne armé de sa lancette, la menaçant -d’abondantes saignées et luttant contre -son père, pendant que les mulets et les chèvres, -serrés dans leur étable, et séparés de son lit seulement -par une très mince cloison, menaient un -train à rendre folle la personne la mieux portante.</p> - -<p>Elle en avait guéri cependant, il ne fallait donc -pas tant de science pour cela !</p> - -<p>Avec les derniers mots sa gaieté était retombée, -elle écoutait en silence tous les noms que -lui citait le jeune homme, et jusqu’à la fin de -la soirée elle demeura pensive.</p> - -<p>— Cela ne vous déplaît pas, au moins, dit -Jean plus tard au moment où ils quittaient tous -les deux le balcon, si je le pensais !…</p> - -<p>— Non, non, répondit-elle avec douceur. J’ai -été un peu étonnée, c’est tout ; mais cela vaut -peut-être mieux.</p> - -<p>Elle s’arrêta un moment comme si elle allait -ajouter quelque chose, mais elle ne dit rien, et -jusqu’au lendemain il ne fut plus question de -cette affaire.</p> - -<p>En rentrant à l’hôtel après être sorti une partie -de la matinée, son mari lui annonça qu’il avait -pris un rendez-vous pour le milieu de l’après-midi -afin de lui éviter les ennuis d’une longue attente, -et il lui dit un nom qu’elle ne connaissait pas et -qui était, sans qu’elle s’en doutât, celui d’une -sommité parisienne.</p> - -<p>La jeune femme ne fit ni remarques ni objections, -elle semblait disposée à se laisser faire -et très désireuse de ne pas revenir sur ce sujet, -même par la plus insignifiante question. Elle -arrangea ses courses de l’après-midi, divisant -son temps depuis l’heure à laquelle elle supposait -être libre, et s’informant seulement du -quartier où ils se trouveraient par le fait de -sa visite.</p> - -<p>Pourtant, pendant leur déjeuner, qu’ils prenaient -habituellement à une petite table servie -dans un coin de la grande salle à manger de -l’hôtel, dont la physionomie bariolée amusait la -jeune femme, elle s’interrompit tout à coup au -milieu de remarques insignifiantes qu’elle faisait -sur son entourage, et sans aucune transition :</p> - -<p>— Est-ce un spécialiste ce docteur ? demanda-t-elle -à Jean.</p> - -<p>— Mais…, dit le jeune homme qui perdit -un peu contenance, je ne pense pas, et dans -tous les cas, s’il est spécialiste sur un point, -je le crois assez sérieux sur tous les autres pour -que nous nous en contentions !</p> - -<p>Elle répondit seulement par un signe de tête, -et parut avoir mis de côté toute préoccupation -jusqu’au moment où ils montèrent en voiture pour -se faire conduire rue de Grenelle.</p> - -<p>Pendant le trajet, elle fut ce qu’elle était toujours, -gaie, naturelle, et s’intéressant à tout ce -qui passait devant ses yeux avec la spontanéité -d’une nature très jeune et très simple.</p> - -<p>En montant l’escalier, il sembla à Jean, qui -l’observait attentivement, qu’elle se troublait -un peu et qu’elle ralentissait le pas à dessein ; -aussi ne fut-il point étonné quand elle s’arrêta -complètement en se tournant vers lui.</p> - -<p>Elle resta d’abord silencieuse, uniquement -occupée, semblait-il, à reprendre haleine, puis -elle se rapprocha, et posant les deux mains sur -le bras de son mari :</p> - -<p>— Jean, murmura-t-elle à demi-voix, dites-moi -la vérité, je vous en prie !… Pourquoi me -conduisez-vous ici ?…</p> - -<p>Elle avait parlé avec une extrême énergie, -quoique sur le ton de la prière, et elle fixait en -même temps sur lui ses yeux grands ouverts, -qui paraissaient presque noirs dans son visage -devenu pâle. Sous l’ardeur de cette double interrogation, -le jeune officier se sentit muet, il -lui sembla que son silence et sa parole allaient -être également révélateurs, et le cœur serré par -une horrible angoisse, rempli de pitié pour cette -inquiétude qui s’élevait chez sa femme, comme -un douloureux écho de la sienne, il ne trouva pas -d’abord un mot à répondre. Pourtant cela n’eut -que la durée d’un éclair, son énergie et sa décision -habituelles reprirent le dessus, et sans que sa voix -tremblât le moins du monde, parlant du ton le -plus naturel :</p> - -<p>— Mais je vous l’ai dit, reprit-il affectueusement, -en prenant avec douceur les mains qui -se crispaient sur son bras. Je ne désire que vous -voir tout à fait bien, et si j’avais su vous inquiéter -à ce point…</p> - -<p>— Vous me trouvez folle, n’est-ce pas ? dit-elle -en souriant à demi, et déraisonnable comme -les enfants qui ont peur au nom du médecin ou -du dentiste, mais si vous saviez !</p> - -<p>Le sourire s’effaça, et elle s’arrêta encore, -comme si elle avait peur de ce qu’elle allait dire. -En même temps, le pas et la voix de deux hommes -qui descendaient l’escalier la firent tressaillir, -elle se rangea instinctivement de côté, et dès -qu’ils l’eurent croisée en la saluant, elle se remit -à monter d’un mouvement machinal, comme si -elle avait été arrêtée uniquement par cette rencontre.</p> - -<p>Avant d’entrer, Jean l’interrogea du geste.</p> - -<p>— Voulait-elle vraiment s’en aller ?</p> - -<p>Mais elle secoua la tête, et sonna elle-même -avec fermeté. Il était trois heures précises, et -presque aussitôt, sans qu’ils eussent même le -temps de s’asseoir ou d’échanger un mot, la -porte se rouvrit, et on les introduisit dans le -cabinet du docteur.</p> - -<p>Quand ils en sortirent une demi-heure plus -tard, la physionomie de la jeune femme était -entièrement changée, toute contrainte en avait -disparu, et elle se tournait vers son mari avec -un sourire joyeux qui avait l’air de rire des terreurs -du moment précédent. Quoi qu’elle eût -pensé et craint depuis la veille, il était évident -que son esprit était alors entièrement soulagé, et -dès que la porte fut fermée, elle commença à faire -part de ses impressions à Jean.</p> - -<p>— Il est parfait, dit-elle ; je suis enchantée -d’être venue ! Il y a beaucoup de petites choses -à faire en somme et vous aviez raison !</p> - -<p>Lui l’écoutait sans rien dire, avec un sourire -un peu triste, en la regardant rouler la longue -ordonnance entre ses doigts. Plus habitué aux -choses de la vie, il connaissait mieux qu’elle -l’impassibilité professionnelle imposée à une figure -de médecin en face de son malade, et il ne se -rassurait pas pour quelques sourires ou pour la -facilité aimable d’une conversation d’homme du -monde s’adressant à une femme jeune, jolie et -sympathique. Il avait cru, tout au contraire, lire -dans l’œil du savant qui observait Alice une -attention profonde, soutenue, et d’une gravité -qui ne ressemblait en rien à la forme aimable -et un peu insouciante des questions qu’il lui -posait. En outre, il se rappelait comment lui-même -dans la matinée avait prié le docteur -d’éloigner de la jeune femme tout ce qui pourrait -devenir un élément d’inquiétude pour elle, en -veillant soigneusement sur ses paroles et son -attitude, et il se disait avec mélancolie qu’il venait -peut-être tout simplement de jouer le rôle qu’il -lui avait imposé.</p> - -<p>L’ordonnance portait uniquement sur des questions -de précaution et de détail, et sur des règles -d’hygiène qui eussent pu aussi bien convenir -à tout autre. C’était la boîte de pastilles du -magicien de foire, servant indifféremment à tous -les passants !</p> - -<p>Aux ordonnances banales et presque puériles, -il y a une cause, et elles ne s’adressent -en général qu’à deux classes de malades, deux -classes extrêmes : ceux qui n’ont rien, et ceux -qui ont trop ; ceux que le temps, ce grand guérisseur, -remettrait sur pied à lui tout seul, et -ceux pour qui l’art humain est impuissant.</p> - -<p>Alice appartenait-elle donc à l’une de ces -deux catégories, et dans ce cas quel était son -mal : insignifiant ou terrible ? S’était-il inquiété -à tort, et cet avis voilé de son ami, si grave dans -son trouble involontaire, n’était-il que le produit -d’une erreur grossière ? Ou bien ?… Il sentait qu’il -ne serait fixé véritablement là-dessus qu’après -avoir revu seul le médecin auquel il avait conduit -sa femme ; mais il ne trouvait pas le courage de -le faire ce même jour, se retranchant pour s’excuser -vis-à-vis de lui-même derrière la difficulté de quitter -Alice aussi vite.</p> - -<p>Il se rattachait à ces dernières heures d’ignorance -comme au salut, et comme ces aveugles -volontaires qui ferment les yeux pour ne pas -voir, il fermait sa pensée et son cœur pour ne -plus se souvenir et ne pas songer.</p> - -<p>Il demandait au destin un jour encore d’insouciance -et d’espoir, un seul jour en n’ayant -rien de plus dans l’esprit que cette inquiétude -sourde et mal définie qu’il pouvait toujours -traiter de folle tant qu’une voix plus autorisée -ne lui en avait pas affirmé la justesse. Il voulait -une fois encore sentir sans arrière-pensée qu’il -était jeune, heureux et aimé ; et jusqu’à la fin de -la soirée que les jeunes gens passaient à l’Opéra, -il se montra tendre, gai, et tout occupé de projets -d’avenir qu’il édifiait avec une animation un -peu fiévreuse, mais qui leur promettait tant de -joies à tous deux que ni l’un ni l’autre ne s’en -aperçut.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXI</h2> - - -<p>Le lendemain matin, c’était un tout autre homme -qui montait l’escalier du docteur. La nuit avait -passé sur son excitation, lui enlevant tout ce -qu’elle avait de factice, et ne lui laissant que -cette émotion poignante du doute, si amère parfois -qu’il y a des certitudes qu’on lui préfère, et il ne -restait plus trace en lui de cet étourdissement -qu’il cherchait la veille, et qui était si opposé à -son caractère.</p> - -<p>Il allait maintenant en pleine possession de -son calme et de sa volonté avec l’instinct presque -absolu qu’il marchait à une catastrophe, mais -en même temps si résolu que pour aller en avant -il aurait brisé tous les obstacles.</p> - -<p>L’attente fut plus longue que la veille ; mais -le visage du jeune homme était si bien immobilisé -dans sa froideur décidée que pas un muscle -de sa figure ne bougeait pendant qu’il marchait -de long en large avec une rapidité qui était le -seul indice de son émotion. Au bout d’un quart -d’heure, on l’introduisit ; la lourde porte capitonnée -retomba derrière lui, et il prit machinalement -le siège que le docteur lui désignait en -l’examinant avec attention.</p> - -<p>« Monsieur, je viens »…, commença-t-il, et il -rappela brièvement les deux visites de la veille, -comment il avait été convenu entre eux que dans -la seconde, devant madame de Kerdren, il ne -serait pas dit un mot de nature à alimenter l’inquiétude -vague qui la tourmentait déjà, et comment -Jean, qui souhaitait d’être mieux instruit, -revenait maintenant chercher le résumé de ses -véritables observations, et son opinion sur la -malade.</p> - -<p>Le docteur le laissait dire, montrant par des -mouvements de tête qu’il n’avait rien oublié, -mais observant le jeune officier avec un regard -d’aigle, ce regard accoutumé à scruter tout en -semble les forces physiques et les forces morales -d’un individu, et à qui une habitude de trente-cinq -ans de lecture dans l’âme humaine avait -donné une puissance et une sûreté si remarquables.</p> - -<p>Cette fois il avait affaire à un homme dans le -sens énergique et élevé qu’on attache à ce mot, -ce n’était pas douteux, et se décidant tout à -coup à parler :</p> - -<p>— Je désirais savoir avant tout, monsieur, -fit-il d’un ton posé, si vous n’avez pas connaissance -dans la parenté plus ou moins proche de -madame de Kerdren d’affections de poitrine -ayant causé la mort, ou simplement occasionné -des maladies ?</p> - -<p>Il sembla à Jean qu’on venait de lui porter -un coup terrible sur la tête qui lui produisait -cette douleur atroce, et montant machinalement -ses mains à son front, il serra ses tempes dont -les veines subitement gonflées lui paraissaient -lourdes. Son imagination l’emporta en arrière, -et il revit comme dans un mirage la serre de -M. Champlion, le soir de la remise des bijoux, lui -assis dans son fauteuil derrière le léger rideau -d’arbustes, et à côté, séparée seulement par -quelques branchages, mademoiselle de Valvieux -ployée sous sa douleur silencieuse.</p> - -<p>Puis tout à coup, tranchant sur le murmure -uniforme de la foule, cette conversation qui -avait décidé de son avenir, dont chaque mot lui -était resté présent, mais d’où une seule phrase -se détachait maintenant avec la netteté éblouissante -d’un éclair qui s’écrit dans la nuit. Il en -tendait à jurer qu’elle parlait près de lui, la voix -railleuse et légère et le mauvais rire de l’homme qui -avait dit à M. d’Asti : « Ne savez-vous pas que les -maladies de langueur sont le nom poli des poitrinaires -qui laissent des filles à marier ? »</p> - -<p>C’était mot pour mot ce qu’il avait cru entendre -sortir des vieilles pierres du petit beffroi dans le -monastère, et machinalement, avec une raideur -automatique, parlant comme si ses lèvres articulaient -sans que sa volonté y eût de part, il se tourna -vers le docteur qui restait muet en attendant sa -réponse, et lui répéta les mêmes mots d’une façon -étrange et sans y changer une syllabe.</p> - -<p>— Monsieur ! exclama le docteur à qui l’altération -de la figure de Jean n’avait pas échappé, -et qui se demandait en écoutant ces paroles -singulières si son interlocuteur ne devenait pas -fou.</p> - -<p>Il n’en fallut pas davantage pour rappeler le -jeune officier à lui, et se maîtrisant presque aussi -tôt :</p> - -<p>— Excusez-moi, docteur, dit-il d’un ton tranquille -qui ne ressemblait en rien à la voix creusée -qui venait de parler, je me suis mal exprimé. -Madame de Valvieux, mère de madame de Kerdren, -est morte de la poitrine à vingt-quatre ans, -une année après la naissance de sa fille.</p> - -<p>Puis il se tut brusquement, fixant un regard -dur sur le médecin, et l’interrogeant des yeux -comme un coupable qui vient de se livrer à la -justice, et qui se demande si le tribunal osera le -condamner en s’appuyant sur les preuves et les -déclarations qu’il vient de lui fournir lui-même.</p> - -<p>Mais le front du docteur n’était point de ceux -derrière lesquels on déchiffre aisément la pensée, -et il était trop profond observateur pour ne s’être -pas fait en même temps impénétrable ; il ne -s’arrêta donc pas plus devant la froideur du -jeune homme qu’il n’aurait fait devant son emportement. -Seulement, comme il reprenait son -interrogatoire sur l’enfance et la jeunesse de -madame de Kerdren :</p> - -<p>— Monsieur, répliqua Jean très fermement, je -crois que nous ne nous comprenons pas, vous -et moi. Vous préparez et vous mesurez vos paroles, -et mon seul désir est que vous les laissiez couler -comme devant un indifférent ; vous vous demandez -jusqu’à quel point vous allez me dire -la vérité, et je ne suis venu, moi, que pour l’entendre -tout entière.</p> - -<p>« Il est évident que votre opinion est faite sur -l’état de madame de Kerdren. Vous avez vu -son mal et vous en connaissez la gravité, qu’importe -donc qu’il soit constitutionnel ou provoqué -par quelque accident ! Je ne songe point -aux années perdues ; je ne pense qu’à l’avenir, -et je viens vous demander de me répondre en -toute sincérité comme médecin et comme homme -d’honneur. Y a-t-il sur terre un remède qu’il soit -humainement possible d’employer, un remède qui -s’achète à prix de dévouement ou à prix d’or ? -Ma fortune est considérable ; je serai libre demain, -s’il le faut, de toutes les obligations de ma carrière ; -le sang de mes veines est à ma femme, s’il peut -rendre la vigueur au sien : dites-moi si à force -de tendresse et de volonté je puis encore la sauver -ou si elle est perdue dès à présent ?</p> - -<p>— Monsieur, répondit le docteur qui s’était -levé ému de la chaleur et de la noblesse du jeune -officier, outre que la science est impuissante à -donner formellement le mot de certaines énigmes, -elle ne condamne point irrévocablement, à l’âge -de madame de Kerdren, et avec la force et la santé -dont elle jouit encore… Puisque vous exigez ma -franchise, je ne vous cacherai pas que je trouve -son état fort grave. Elle a, à un degré déjà avancé, -tous les symptômes de la phtisie, et sa figure ne -reste bonne que par suite de sa carnation remarquablement -belle, et de la finesse exquise de -la peau que peu de sang suffit à colorer. Les yeux -sont creux, l’appétit doit décroître et la fièvre -se montrer fréquemment. Quant à l’accident ou -le refroidissement dont elle me parlait elle-même -hier, tout au plus a-t-il pu hâter le réveil de germes -beaucoup plus anciens selon moi, et qui existaient -déjà. Vous voyez que j’agis avec vous comme vous -l’avez souhaité.</p> - -<p>De là passant tout de suite au traitement -possible, le docteur avait résumé son opinion -et celles de deux confrères, à qui, selon le désir -du jeune officier, il avait communiqué ses observations -sur madame de Kerdren. Leur avis à tous -trois avait été identique.</p> - -<p>Laissée dans son milieu actuel, même dans -quelque port plus abrité de la Méditerranée, la -jeune femme déclinerait rapidement.</p> - -<p>D’autre part, son tempérament très frêle -rendait dangereux l’essai de la haute Engadine, -dont l’air glacé, encore qu’il eût toute la pureté -désirable, paraissait au docteur une application -outrée de la méthode nouvelle.</p> - -<p>Cette raison, la carrière du comte de Kerdren, -tout ce qu’il venait de dire de sa fortune -et de sa décision de tenter tous les remèdes, -fussent-ils désespérés, engageait le docteur à -lui parler d’une cure un peu étrange, tentée -précisément sous les auspices d’un des confrères -avec lesquels il s’était consulté la veille.</p> - -<p>Son malade, un jeune homme de vingt-cinq -ans, s’était trouvé remis complètement par une -navigation, à peu près constante, d’une année -entière, dans des régions exclusivement chaudes, -et pendant laquelle il vivait presque journellement -sur le pont.</p> - -<p>Aujourd’hui tout à fait rétabli, il avait repris -son existence habituelle, chez lui, en Norvège, -et ne semblait pas se douter qu’il eût jamais -eu des tubercules dans les poumons.</p> - -<p>Dire que ce qui avait réussi à un malade, arrivé -à un certain degré, réussirait à un autre qui sans -doute n’était pas exactement dans la même situation, -était impossible à affirmer ; mais c’était une -chose à tenter, d’autant que la jeune femme -l’accomplirait dans des conditions bien plus favorables -encore.</p> - -<p>Seul maître à son bord, si Jean achetait ou -louait un bâtiment quelconque, et n’ayant pour -but que le soin de sa malade, il pourrait changer -de direction à volonté pour fuir devant un orage -ou un abaissement de température ; atterrir -et s’arrêter quelques jours si un peu de fatigue -morale ou physique lui en indiquait la nécessité, -et donner en même temps à ce traitement le -charme et l’imprévu d’une promenade d’agrément.</p> - -<p>Le repos d’esprit, la satisfaction, un peu de -gaieté même seraient nécessaires : tous les incidents -du voyage les fourniraient ; et sans se -presser, suivant le désir de la jeune femme, les -voyageurs pourraient explorer toute la Méditerranée -sans presque perdre la terre de vue, et -cependant baignés journellement dans un air -fortifiant qu’ils seraient certains de respirer pur, -avant que la civilisation y eût mêlé une seule -parcelle de sa corruption.</p> - -<p>Après quoi, ajoutait le docteur, il ne resterait -au jeune officier qu’à se rappeler la phrase opposée -par la mélancolique résignation des Russes à -tous les événements de leur vie : « L’avenir est -entre les mains de Dieu », car il aurait fait alors -tout ce qu’il est humainement possible de faire.</p> - -<p>— Docteur, répliqua Jean qui se leva la main -tendue, je ne crois pas pouvoir régler toutes ces -affaires avant quinze jours ; mais à cette époque, -je serai au poste que vous m’assignez ; confiant, -non pas seulement dans la protection du Ciel, -mais encore dans votre science dont je suivrai -les inspirations à la lettre.</p> - -<p>— Ah ! je vous en prie, ne parlez pas de science -où elle se reconnaît impuissante, répondit vivement -le docteur, et souvenez-vous, puisque vous -avez exigé la vérité, que, actuellement, je vois peu -d’espoir !</p> - -<p>Il donna ensuite au jeune homme tous les -détails du traitement journalier, qui consistait -en peu de chose, et qui était à peu près la répétition -de ce qu’il avait dit la veille à Alice.</p> - -<p>Jean l’écoutait, comme il avait écouté sa longue -explication, avec un calme extrême, quoique son -effrayante pâleur trahît les sentiments qui l’agitaient, -et montrant dans tous les arrangements -à prendre une possession de lui-même et une -lucidité admirables. Il fut convenu que le mois -d’octobre, très doux en Bretagne, pouvait être -achevé là sans inconvénients, pendant que les -préparatifs du voyage s’accomplissaient, ce qui -donnait aux jeunes gens trois semaines de répit.</p> - -<p>Si coutumier qu’il fût de frôler des douleurs -profondes, le médecin ne pouvait s’empêcher -d’être ému en face de l’énergie décidée de ce beau -jeune homme, à qui il venait de faire entendre si -nettement que son bonheur était brisé, et dans le -cœur duquel on devinait une si horrible angoisse ; -et il ressentait une pitié intense en songeant à la -sympathique jeune femme qu’il avait vue la veille, -et dont l’existence heureuse et aimée tenait à un -fil si fragile !</p> - -<p>Ils convinrent de rester en correspondance, -et le docteur expliqua à Jean la nature des observations -qu’il devait lui envoyer, lui recommandant -d’éviter à la malade le plus de secousses -morales qu’il serait possible, sans se dissimuler -qu’on ne produit pas une perturbation semblable -dans l’existence d’une femme intelligente sans -qu’elle s’en inquiète quelque peu.</p> - -<p>— Au revoir, docteur, dit enfin Jean en se -levant pour prendre congé, croyez que je garderai -le souvenir de votre sympathie et que j’apprécie -votre franchise à toute sa valeur…</p> - -<p>Il hésita un peu, puis il reprit :</p> - -<p>— Devrai-je vous ramener madame de Kerdren -d’ici à quelques mois ?</p> - -<p>Un imperceptible mouvement passa sur la -figure du médecin, et si rapide que ce fût, Jean -qui le regardait le saisit au passage.</p> - -<p>— Mais, répondit-il, pour l’hiver, votre programme -est tout tracé : ne point quitter le soleil -et l’eau. Quand nous arriverons en juin, nous -verrons ce qu’il y aura à faire, car je ne vous -donne pas votre franchise pour Paris avant cette -époque.</p> - -<p>— Et si je vous priais de venir nous trouver -à Toulon ou à Marseille ?</p> - -<p>— Alors, bien entendu, je serais tout à votre -disposition.</p> - -<p>Dans la rue, Jean retrouva sa voiture, qui -l’attendait depuis plus d’une heure, et il donna -au cocher une adresse qui n’était point celle -de l’hôtel, pendant que le docteur rentrait dans -son cabinet avec un haussement d’épaules qui -signifiait aussi bien la pitié que le découragement.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXII</h2> - - -<p>Le plus difficile était d’annoncer à la jeune femme -le changement inouï qui allait se produire dans son -existence : « Point de secousses morales », avait dit -le docteur, et en même temps il fallait apprendre -à Alice que sa maladie, devenue presque incurable, -exigeait qu’elle quittât non seulement Kerdren, -mais la France, toutes ses habitudes, et jusqu’à -son genre de vie pour entreprendre la recherche -longue et étrange d’un soulagement hypothétique.</p> - -<p>Tout ce que Jean pensa et sentit pendant -l’heure qui suivit ne se raconte pas aisément, -et si maître qu’il fût de sa volonté et de son -courage, il éprouva plus d’une de ces défaillances -où il semble que tout va sombrer. Cependant -quand il arriva l’hôtel, l’expression de -sa figure était redevenue naturelle, et les traces -de la secousse qu’il venait de subir étaient trop -soigneusement dissimulées pour qu’un esprit qui -n’était point prévenu les remarquât. Ce fut à -peine si la jeune femme qui le plaisantait sur son -retard s’étonna qu’il ne lui parlât pas de l’emploi -de sa matinée, et jusqu’au moment où ils sortirent -de table, il ne fut question que de détails insignifiants.</p> - -<p>— A propos, demanda tout à coup Alice, pendant -qu’ils remontaient chez eux, n’est-ce pas demain -que votre permission expire ?</p> - -<p>— Demain soir à dix heures, oui.</p> - -<p>— Mais vos affaires sont-elles finies ?</p> - -<p>— J’ai terminé les dernières ce matin, répondit-il -gravement, et nous pourrons, si cela -vous convient, prendre le train demain matin. -Je ne vous parle pas de celui du soir, je n’aimerais -pas vous faire voyager la nuit à cette époque.</p> - -<p>— Oh ! vous savez que je ne crains rien, dit-elle -en riant ; je ne m’enrhume jamais, et j’aime le -froid ! Vous avez vu comme le docteur a écouté -mon histoire d’incendie ; il fallait votre tendresse -pour s’inquiéter de cela ! Cependant je n’ai pas -de préférence, et vous choisirez l’heure qui vous -plaira.</p> - -<p>Jean inclina la tête sans répondre ; il n’avait -pas la force d’articuler un mot, et se défiait de -sa voix. Cette gaieté et cette insouciance formaient -un contraste si poignant avec la réalité -qu’il semblait au jeune homme qu’on lui enfonçait -dans le cœur une pointe aiguë qui pénétrait -d’un élan jusqu’aux sources mêmes de la -vie, et qui était douloureuse, comme une brûlure -sur de la chair vive.</p> - -<p>Malgré tout son empire sur lui-même, pendant -le reste de la journée plus d’une ombre -passa sur son front, et il lui fallut plus d’un effort -pour écouter Alice et lui répondre comme d’habitude.</p> - -<p>Depuis la cruelle révélation du matin, allant -au point extrême du découragement, il était -arrivé à se frapper du malheur qui le menaçait -comme d’une catastrophe immédiate, et quand il -voyait la jeune femme s’asseoir un peu brusquement, -ou appuyer sa main sur un meuble, fût-ce -d’un geste machinal, il était prêt à s’élancer -vers elle pour la prendre dans ses bras et l’appuyer -contre lui, croyant qu’elle allait mourir. Il -ne connaissait point encore ces lentes agonies des -maladies de poitrine, qui rappellent, par leurs -douleurs sans cesse répétées, les supplices les plus -raffinés inventés par l’imagination fertile des -anciens au nom de leurs dieux, et il lui semblait -que puisqu’on lui avait dit de ne plus espérer, -c’était fini dès maintenant !</p> - -<p>Le soir on lui apporta trois télégrammes arrivés -presque ensemble et qui étaient tous les trois -frappants par la longueur inusitée de leur texte.</p> - -<p>Il les lut sans prononcer un mot et les plaça -dans son portefeuille sans les montrer à sa femme -assise à côté de lui, et à qui il dit seulement :</p> - -<p>— C’est pour affaires !</p> - -<p>Le fait était si nouveau et si rare qu’elle releva -la tête avec un peu d’étonnement, non qu’elle -songeât à demander ce qu’on ne voulait pas lui -dire, mais légèrement préoccupée de ce petit -mystère.</p> - -<p>Il y avait dans les yeux de son mari une lueur -si particulière que les signes d’agitation qui ne -l’avaient point frappée dans la journée, lui revinrent -à l’esprit tous à la fois, et qu’elle pressentit -quelque chose de grave.</p> - -<p>Seulement, tout à fait éloignée de la vérité, -elle chercha dans un autre ordre d’idées, et se -figura qu’il était question pour Jean, non seulement -d’un changement de résidence, mais peut-être d’un -embarquement qu’il ne pouvait pas refuser, et -dont il ne voulait pas lui parler, avant d’avoir -fait tout ce qui lui était possible pour conjurer -une séparation devant leur être si pénible.</p> - -<p>Elle se demanda s’il ne valait pas mieux lui -parler la première de ce qui l’inquiétait afin de lui -montrer qu’elle avait deviné, et qu’elle était toujours -prête, comme elle le lui avait dit étant fiancée, -« à avoir toutes les bravoures d’une vraie femme -de marin » ; mais la réserve de Jean était si sérieuse -qu’elle n’osa pas, et ne voulant pas lui montrer -qu’elle ne jouissait plus de la quiétude qu’il espérait -lui conserver, elle se tut.</p> - -<p>Le voyage du retour fut triste ; cette double -contrainte qui pesait sur tous deux les paralysait, -et les attristait malgré leurs efforts, et -ils saluèrent Kerdren comme si tous les soucis et -tous les embarras étaient déposés sur son seuil. -Ils l’avaient quitté si heureux encore, se disait -Jean, et maintenant !…</p> - -<p>Cependant sa correspondance avec Le Havre se -poursuivait toujours aussi active, et il était assuré -maintenant, par l’entremise de quelques amis, de -l’achat d’un fort beau yacht, commandé par un -riche Anglais, l’année précédente, et qui était resté -à son constructeur par suite de la mort subite du -fastueux milord.</p> - -<p>Construit précisément dans le même but que -celui auquel le destinait le comte de Kerdren, il -était de force et de taille à supporter les fatigues -d’une navigation non seulement longue mais -difficile.</p> - -<p>En effet, ce que l’étranger avait voulu obtenir -en s’adressant aux meilleurs constructeurs français -n’était point seulement un bateau de plaisance, -quoique le yacht eût toutes les élégances d’un -objet de luxe ; c’était un fin marcheur et un bâtiment -assez solide pour traverser des tempêtes au -besoin.</p> - -<p>La coque, entièrement faite en chêne, était -doublée intérieurement d’acajou, et toutes les -divisions, les cloisons et les portes étaient en noyer -ciré, clair et gai à l’œil comme une habitation de -campagne.</p> - -<p>La machine, qui sortait des ateliers anglais -les plus renommés, était même d’une force supérieure -à ce que souhaitait Jean, et, soit qu’on -fût certain de ce qu’on disait, soit qu’on ne se -basât que sur l’originalité bien connue des compatriotes -de celui qui l’avait choisie, on expliquait -sa puissance en affirmant qu’elle était destinée -primitivement à conduire le yacht jusque dans les -mers polaires, à la recherche de ces nouveautés -géographiques, terres vierges ou passages inexplorés, -dont les Anglais sont si friands.</p> - -<p>Quoi qu’il en fût, tel qu’il était, le léger bâtiment -convenait admirablement aux projets du -jeune officier, et il ne fallait plus que peu de -chose pour l’aménager dans le sens de sa nouvelle -destination.</p> - -<p>Jean comptait qu’une ou deux semaines seraient -nécessaires pour le ouater et l’orner comme il -entendait qu’il le fût, voulant édifier pour sa jeune -femme un nid princier.</p> - -<p>Il avait décidé d’abord qu’il surveillerait en -personne les travaux des derniers jours ; mais, au -moment de partir, le courage lui manqua.</p> - -<p>Quitter, fût-ce pour quelques heures, cette -femme charmante et chérie et ce beau domaine -où il avait connu un bonheur si vif, lui sembla -impossible, et à la dernière heure il écrivit à -Paris pour prier un tapissier célèbre, presque -un artiste, d’aller le remplacer, et de faire à -prix de goût, de diligence et d’argent, bien entendu, -un véritable palais de cette habitation -flottante où allaient peut-être se passer des mois -de leur vie à tous deux.</p> - -<p>Malgré les exhortations qu’il s’adressait, il -n’avait pu encore prendre sur lui d’annoncer à -Alice le changement qui allait se produire dans -leur existence, et il avait reçu les papiers établissant -qu’il entrait à partir du 25 octobre en -congé illimité sans solde, avant qu’il eût fait -pressentir à sa femme que le mois prochain ils -ne seraient plus à Kerdren.</p> - -<p>Il ne savait littéralement par où attaquer -ce bonheur si calme et si profond dans son uniformité, -bonheur fait d’anneaux serrés et solides -qui semblaient devoir s’enchaîner ainsi les uns aux -autres sans interruption.</p> - -<p>Il n’y avait pas un défaut à cette armure de -confiance et de joie qui entourait le cœur de -l’heureuse jeune femme, et elle ne ressentait -pas une inquiétude, si légère qu’elle fût, par -laquelle il aurait pu la préparer.</p> - -<p>Le trouble causé chez elle par cette visite -au médecin s’était apaisé entièrement, et Jean -avait réussi presque au delà de ce qu’il souhaitait -à endormir les craintes de sa femme, -puisqu’il lui fallait maintenant reprendre la -tâche depuis le début, et lui enlever la quiétude -que lui-même lui avait inspirée.</p> - -<p>Aussi, comme on l’a vu, reculait-il de jour en -jour.</p> - -<p>Ils avaient repris leur vie d’autrefois avec sa -régularité un peu monotone toujours nouvelle à leur -tendresse, et le cadre seul changeait autour d’eux.</p> - -<p>Le parc et les bois se dépouillaient peu à peu ; -les chênes devenaient roux et les érables prenaient -des tons couleur de sang. Le temps était d’une -beauté inaltérable, et l’air si doux que les feuilles -déjà séchées restaient aux branches, faute d’un -souffle pour les détacher ; les bruyères jaunissaient -un peu aussi et craquaient davantage sous -le pied des chevaux ; mais leurs imperceptibles -clochettes restaient toutes roses, et elles donnaient -encore à la plaine ce reflet chaud qui ressemble -à un rayon de soleil resté là après le coucher.</p> - -<p>La nuit venait plus tôt, et les promenades -s’écourtaient, mais jamais peut-être la jeune -femme n’avait paru en jouir avec une telle vivacité. -On eût dit qu’une divination mystérieuse lui -faisait pressentir le coup qui l’attendait, et décuplait -ses facultés pour qu’elle pût mieux apprécier -le bonheur présent et l’exalter.</p> - -<p>« Quelle adorable saison que l’automne ! disait-elle -parfois, et que cette Bretagne est toujours -charmante ! Le printemps y est délicieux, l’été -si puissant et si vigoureux, et ce mois-ci d’une -poésie si touchante et si voilée. Regardez toutes -ces feuilles d’or, et cette mousse brunie, on dirait -partout une lumière qui s’en va et qui éclaire encore -tout en s’atténuant peu à peu comme pour préparer -à la nuit ; c’est le crépuscule des arbres ! -Je suis sûre que l’hiver me réserve d’autres surprises -encore, et que je l’aimerai comme j’ai -aimé tout ce que j’ai vu dans ce cher pays. Oh ! -voyez-vous, je suis heureuse ! heureuse ! »</p> - -<p>C’était devant ces effusions de jeunesse et de -joie que le pauvre mari perdait tout courage ; il -lui semblait affreux de porter un tel coup dans -cette sérénité profonde, et, chaque jour, il ne -pouvait s’empêcher de se dire : « Demain ? »</p> - -<p>Parfois aussi, il oubliait le tourment causé -par la cruelle révélation qu’on lui avait faite, -ainsi que la menace suspendue sur cette tête -aimée ; et se laissant aller à l’heure présente, il -se reprenait à être heureux et à sourire.</p> - -<p>Un soir cependant l’avis du tapissier lui arriva ; -il lui mandait que sous trois jours son travail serait -achevé, et qu’il se tiendrait prêt à subir l’examen -du propriétaire. D’autre part, les amis qu’il avait -chargés des négociations relatives au recrutement -de son équipage lui avaient trouvé les hommes -que Jean savait ne point pouvoir rencontrer -dans le village, c’est-à-dire des mécaniciens et -un pilote. Ce dernier était un homme un peu âgé -déjà, mais connaissant d’une façon merveilleuse -chaque port, chaque anse et chaque rocher de la -Méditerranée, où il avait navigué depuis l’âge -d’enfant. Une suite d’événements malheureux -l’avaient fait s’échouer au Havre, où il besognait -dans une vie misérable, et c’était avec enthousiasme -qu’il avait accepté l’engagement inespéré qui -s’offrait à lui. Pour les matelots et un quartier -maître, presque capable de lui servir de second -au besoin, Jean savait que parmi les marins -de Kerdren il y en aurait plus qu’il ne lui était -possible d’en emmener qui demanderaient à -partir, et outre la science très suffisante acquise -par eux pendant leur temps de service, il estimait -que le dévouement à toute épreuve que -chacun de ces hommes lui apporterait, lui composerait -un équipage d’élite.</p> - -<p>Il devenait donc urgent d’instruire enfin la -jeune femme, et il s’y décida un soir où le temps -un peu rafraîchi avait nécessité une première -flambée qui les réunissait près de la cheminée.</p> - -<p>— Que le feu est gai ! disait Alice en se rapprochant -frileusement. Et elle étendait ses petites -mains devant la flamme, les tournant et les retournant -avec un geste d’enfant pour les réchauffer -des deux côtés ; c’est ce que j’aime -le mieux dans l’hiver, et je me vois déjà, le mois -prochain, vous attendant en empilant des bûches, -et en préparant du thé bouillant pour vous réchauffer -quand vous rentrerez !</p> - -<p>— Le mois prochain ! répondit Jean en essayant -de rire, mais d’une voix qui tremblait un peu. -Je vous réserve une bien autre surprise pour le -mois prochain ! Je crois que les bûches et le thé -brûlant seront superflus à ce moment-là pour -nous.</p> - -<p>Puis, sans laisser à la jeune femme le temps -de le questionner, il se mit à parler avec vivacité, -développant son projet de navigation, -s’efforçant de le présenter sous le jour le plus -riant et le plus naturel, montrant seulement ce -qu’il avait de séduisant et atténuant avec soin -toutes les ombres du tableau. Il disait tout cela -avec un ton si simple qu’il semblait vraiment -que ce fût une chose usuelle et des plus normales -que d’acheter un yacht, de le meubler comme une -maison ordinaire et de s’en aller sur mer, courir -au gré des flots et des vents, pendant des mois -entiers.</p> - -<p>La jeune femme l’écoutait complètement interdite.</p> - -<p>Son mari plaisantait-il, ou bien était-ce elle -qui n’était plus dans son bon sens et qui ne comprenait -plus la valeur des mots qu’il employait ?…</p> - -<p>Pourtant, à mesure que Jean la sentait mieux -préparée, il revenait en arrière, reprenant plus -sérieusement son explication, et rendant plus -plausible ce qu’il avait dit précédemment ; mais -tout cela, sans oser tourner la tête vers elle, et -sans la regarder une seule fois, de peur de provoquer -une interruption quelconque.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXIII</h2> - - -<p>Le résumé de ce qu’il avait imaginé était à peu près ceci :</p> - -<p>— Le docteur, avait-il dit très franchement, m’a conseillé de ne pas -vous laisser passer l’hiver en Bretagne, non seulement à cause de votre -toux actuelle, mais encore parce que vous êtes accoutumée à un changement -de climat annuel et qu’il aurait peur que cela ne vous fût nuisible -de rompre brusquement cette habitude.</p> - -<p>« Ce qu’il souhaite surtout pour vous, après la chaleur, c’est l’air de la -mer qu’il croit utile pour vous fortifier, et cependant il n’aime aucun des ports -de la Méditerranée où les frileux ont coutume de passer leur hiver. Je lui -ai proposé Alger, il préférait déjà cela, et nous étions à peu près d’accord, -sauf votre agrément, quand il m’est venu une idée que vous allez trouver -bizarre, peut-être, mais qui concilierait à la fois le soin de votre bien-être, -notre amour de la solitude à tous deux, et enfin le goût passionné que vous -me connaissez pour la navigation.</p> - -<p>Il rappela alors à la jeune femme les craintes qu’elle avait souvent -exprimées depuis quelques mois, de le voir s’ennuyer en restant à terre, et -combien de fois elle l’avait sollicité de redemander à s’embarquer.</p> - -<p>— Vous saviez bien, continua-t-il, que je ne m’en souciais pas, puisque -tout mon bonheur est de rester près de vous ; mais quand on m’a conseillé -pour votre santé de chercher à la fois l’air de la mer et la chaleur, -j’ai pensé que rien ne serait plus charmant que de nous en aller sur notre -propre bord, à la recherche du soleil qui nous fuit, et de suivre l’ordonnance -prononcée sans quitter l’intimité de notre chez nous. Vous faire moi-même -les honneurs de mon élément favori, et vous conduire dans cette -Méditerranée où j’ai tant songé et tant rêvé vaudrait pour moi, vous le -pensez bien, tous les voyages de la terre, j’aimerais à voir ma grande amie -d’autrefois, ramener elle-même les roses sur les joues de ma petite amie -d’aujourd’hui sans le secours de personne autre.</p> - -<p>« On dira que nous sommes fous, je le sais bien, mais vaut-il la peine -de s’en occuper sérieusement ? Ma réputation d’originalité n’est plus à faire, -elle date de mon entrée au lycée, et on ne vous accusera jamais, ma -pauvre douce petite femme, que de suivre avec trop de bonté les extravagances -de votre mari !</p> - -<p>A mesure que Jean parlait, il s’excitait davantage, arrivant presque à se -convaincre de ce qu’il disait, et plaidant avec son entrain le plus chaleureux -cette singulière proposition. Peu à peu, sa voix était redevenue naturelle -et il commençait à sourire devant l’inexprimable étonnement dont témoignait -la figure d’Alice, quand celle-ci, revenue enfin de sa première surprise, -entama la série de ses questions et de ses objections. Toutes portaient -juste, et il y avait trop de réticences forcées dans les paroles du -jeune homme pour que l’inquiétude de Madame de Kerdren ne fût pas -violemment éveillée ; aussi, ramené tout à coup à la réalité, le jeune homme -se trouvait-il en face de toutes les difficultés de sa tâche.</p> - -<p>— Vous avez donc revu le docteur ? lui demanda-t-elle d’abord.</p> - -<p>— Pensez-vous, répondit-il en tâchant de plaisanter, que les visites -se payent comme nous avions soldé la nôtre avec un sourire et une révérence ?…</p> - -<p>— Et que vous a-t-il dit ? fit-elle avec anxiété.</p> - -<p>— Ce que je viens de vous répéter, qu’il fallait fuir nos brouillards et -notre pluie presque constante pour gagner un meilleur abri.</p> - -<p>— Et quoi encore ? Jean, dites-moi la vérité, s’écria-t-elle en le voyant -secouer la tête comme pour exprimer qu’il avait tout dit. Dites-le-moi, je -vous en supplie ! Je suis de force à l’entendre, je vous jure !</p> - -<p>Elle parlait avec une extrême vivacité et sa figure témoignait d’une -anxiété si réelle et si poignante qu’il sembla au jeune officier que devant -cette angoisse, le cœur allait lui faillir et que dans le bouleversement de -ses traits, la pauvre enfant lirait toute la vérité, d’un mot.</p> - -<p>Mais il était trop bien préparé à ce trouble qu’il avait prévu pour ne -pas dompter cette rapide faiblesse, et avec toutes les ressources que donnent -la volonté, le cœur et l’esprit unis ensemble, il s’efforça de rassurer la -jeune femme et de détourner sa pensée du point douloureux qui l’occupait. -Mais à tout ce qu’il disait, Alice opposait la même réponse :</p> - -<p>— Alors pourquoi ne m’en avoir pas parlé tout de suite si ce n’était -pas grave ?…</p> - -<p>Et devant cette logique obstinée et clairvoyante, il ne savait plus que -dire. Il avait beau objecter le choix du yacht, qui pouvait être long, difficile, -le plaisir de la surprise qu’il espérait lui faire, elle restait triste et -défiante.</p> - -<p>— Pauvre ami, lui dit-elle enfin, après un instant de silence, en posant -mélancoliquement sa tête sur son épaule, pourquoi m’avez-vous épousée ?…</p> - -<p>— Pourquoi, répliqua Jean en tressaillant, mais pour être le plus heureux -des hommes vous le savez bien !</p> - -<p>— A présent, peut-être, fit-elle toujours avec tristesse ; mais plus -tard ?</p> - -<p>Son mari l’interrogea des yeux, ne voulant pas paraître deviner sa -pensée ; mais il n’osa pas formuler sa question, et le cœur serré il attendit -qu’elle parlât.</p> - -<p>Elle réfléchit un instant encore, puis avec une douceur affectueuse ;</p> - -<p>— C’est un si grand fardeau qu’une femme malade ? dit-elle seulement.</p> - -<p>— Comment, répondit-il en riant, quand elle me donne le prétexte et -l’excuse d’une fugue nautique ?</p> - -<p>Il fit si bien qu’à la fin de la soirée Alice était presque remise et convertie -à l’idée de ce changement de vie comme à un événement plutôt -agréable.</p> - -<p>C’était bien sur quoi le jeune homme avait compté, et dès le lendemain -matin, réconfortée par un admirable soleil qui égayait l’esprit quoi -qu’on en eût, Alice parut avoir retrouvé, sinon toute sa sécurité, au moins -une confiance suffisante dans l’avenir, que l’extrême élasticité de son caractère -lui permettait de voir encore assez beau.</p> - -<p>A partir de ce moment, le château changea de physionomie et le prochain -départ devint le thème unique de toutes les conversations. Une fois -le premier moment de trouble passé, la jeune femme s’était mise à questionner -sans se lasser.</p> - -<p>L’installation, la taille du bateau, ce qu’il fallait emporter, tous les -pays qu’elle allait voir lui fournissaient une suite d’interrogations toujours -nouvelles, et de jour en jour, le jeune officier réussissait mieux à endormir -ses défiances, elle se laissait davantage séduire par l’originalité du projet -et en montrait plus de joie. Quant à Jean, heureux au delà de ce qui -peut s’exprimer d’avoir réussi dans sa délicate explication sans troubler -Alice, il éprouvait lui-même une grande détente morale comme si le poids -de souci qu’il avait épargné à sa femme lui fût enlevé du même coup.</p> - -<p>La nouvelle de cette étrange décision s’était répandue comme une -traînée de poudre, non seulement dans Lorient, mais encore parmi les -officiers en résidence à Paris ou ailleurs ; et comme Jean l’avait prévu, on -le traitait sans vergogne de fou. Ce congé illimité qui équivalait au brisement -de tout son avenir, sollicité sans raisons plausibles, cette campagne -qu’il s’apprêtait à faire avec une jeune femme mariée depuis quelques mois -à peine, et par-dessus tout la brusquerie de cette fantaisie, paraissaient -invraisemblables. Comme toujours d’ailleurs, le bruit public avait exagéré -les choses et on attribuait au jeune officier des projets encore plus lointains -que ceux qui étaient les siens en réalité. Son originalité, disait-on, avait -dégénéré en toquade véritable, et la sympathie générale s’apitoyait sur la -pauvre créature forcée de subir les sursauts d’une aussi étrange humeur.</p> - -<p>Dans le village, la nouvelle avait paru infiniment plus simple. Le -commandement avait envie de naviguer sans quitter sa femme, pour cela il -achetait un bateau et demandait des hommes à Kerdren en qualité de -matelots, quoi de plus naturel en vérité !</p> - -<p>La logique des paysans n’était pas plus serrée que ça : « Il en a -envie ; ça plaît à madame, et il le peut, pourquoi se gêner alors ? »</p> - -<p>Dix hommes pour un avaient répondu à l’appel du comte, et quoique -Jean augmentât son équipage autant que cela lui était possible, il avait -dû refuser bien des demandes.</p> - -<p>La femme de chambre de madame de Kerdren avait accepté avec -enthousiasme de suivre sa maîtresse, et comme la cuisinière avait sollicité -humblement la même faveur.</p> - -<p>Les jours passaient comme des heures ; il ne restait presque plus qu’à -partir. Un matin, en entrant dans la bibliothèque, la jeune femme s’était -aperçue que le piano avait été enlevé, et comme elle questionnait son -mari :</p> - -<p>— Vous le retrouverez à bord, lui avait-il dit. J’avais songé primitivement -à en en faire envoyer un autre ; mais il y a un souvenir dans -chacune des notes de celui-là, et c’était irremplaçable !</p> - -<p>La lettre d’explication et d’adieu adressée par les jeunes gens à -madame de Sémiane avait été la chercher jusque dans la Hongrie et la -réponse était arrivé sous forme d’un télégramme où les points d’exclamation -abondaient et où la fantaisie du texte était telle que l’employé du -télégraphe, encore qu’il fût habitué à lire de bien étranges communications, -en était demeuré tout surpris. « Que vous alliez converser avec le grand -Ramsès en Égypte, disait-elle en finissant, rien d’étonnant, vous avez toujours -parlé sa langue ; mais avoir si tôt changé votre femme en sphinx et en -adoratrice des pyramides, c’est fou ! Au reste, je descendrai peut-être -jusqu’à Trieste pour vous sermonner et vous embrasser. »</p> - -<p>Jean avait pourvu au bien-être de tous les protégés d’Alice, et une -rapide tournée de visites, la plupart faites en cartes, les avait mis lui et sa -femme en règle avec le voisinage ; les bagages étaient partis, et au bras -l’un de l’autre les jeunes gens faisaient leurs adieux à Kerdren.</p> - -<p>L’heure du départ avait ravivé leur émotion et l’avenir paraissait -moins sûr au jeune officier et moins riant à la jeune femme à travers la -mélancolie de la dernière heure. Les doutes renaissaient dans l’esprit -d’Alice. C’était si grave et si radical cette résolution ! il avait vraiment -dû falloir un motif bien puissant pour y pousser son mari ! Et malgré elle, -elle se reprenait à trouver les raisons et les explications qu’il lui avait -données insuffisantes devant l’importance de ce changement si tôt décidé. -Lui se disait que ce docteur l’avait leurré peut-être, même en lui laissant -cet espoir si faible et si douteux et qu’il était possible qu’il emmenât sa -femme au loin pour ne jamais la ramener et n’avoir pas même ainsi la -douceur de la voir finir sa vie sous le toit où ils avaient joui pendant -quelques mois d’un bonheur si parfait !</p> - -<p>C’étaient là les amertumes inséparable de cet instant qui les lançait -dans l’inconnue, creusant entre leur passé et leur avenir un sillon de doute -si pénible.</p> - -<p>— Quand nous retrouverons-nous ici tous les deux ? disait tristement -Alice en revenant de son dernier tour de parc.</p> - -<p>— Eh bien, mais au mois de juin, répondit Jean d’un ton ferme, puisque -c’est la date que le docteur m’a fixée pour vous reconduire chez lui !…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXIV</h2> - - -<p>Depuis la veille, M. et madame de Kerdren étaient à Marseille où -leur yacht paré, gréé, avec sa machine sous pression, les attendait dans le -port.</p> - -<p>Il avait été question d’abord de s’embarquer au Havre, mais la mer -est mauvaise sur les côtes, et Jean n’avait pas voulu, pour les premiers -jours, imposer à sa femme les fatigues de ce parcours très dur. Le yacht -était venu seul, et pendant ce temps-là les jeunes gens avaient fait le voyage -par chemin de fer à petites journées.</p> - -<p>A Marseille ils avaient retrouvé plus de visages de connaissance -qu’ils ne l’auraient cru d’abord, et comme bon gré mal gré leur voyage -était la nouveauté et l’intérêt public, ils devaient s’attendre à une assez -nombreuse assistance au moment de leur départ.</p> - -<p>Vingt-quatre heures à peine les séparaient encore de ce moment. -Aussitôt qu’il était arrivé, Jean s’était rendu à bord où il avait tout visité -en donnant ses derniers ordres. Alice, un peu fatiguée, était restée à -l’hôtel.</p> - -<p>Comme elle l’avait dit à son mari quand il lui proposait de la conduire -au Havre pour donner son avis sur les arrangements intérieurs, elle -se fiait entièrement à lui, sûre qu’il la gâterait bien plus qu’elle ne songerait -jamais à le faire elle-même.</p> - -<p>L’équipage était à son poste, les bagages étaient déballés et rangés, et -la journée du départ s’annonçait comme devant être superbe. Un vent -un peu frais blanchissait les vagues, mais le soleil était chaud comme en -été, et la mer, de ce bleu à la fois épais et transparent qui n’appartient -qu’à la Méditerranée.</p> - -<p>A trois heures, la voiture qui amenait M. et madame de Kerdren -s’arrêta, et Alice prit le bras de son mari pour descendre sur le quai. Elle -tremblait un peu, et en dépit de son courage elle était pâle.</p> - -<p>L’émotion du jeune officier, s’il en éprouvait une, ne se trahissait que -par un redoublement de froideur, et la foule s’écartait instinctivement -devant un coup d’œil hautain. C’était une foule de bonne compagnie -d’ailleurs, qui donnait à sa curiosité les allures d’une flânerie de hasard, et -se dispersait par instant dans un mouvement de va-et-vient qu’elle espérait -faire ressembler à une promenade.</p> - -<p>Un canot, avec les bancs drapés, attendait la jeune femme. Étourdie, -un peu gênée de tant de regards, et pressée de brusquer ce dernier pas qui -lui coûtait, elle y mettait déjà le pied quand son mari lui prenant la main -la força à se retourner. Un petit groupe formé par cinq ou six officiers en -uniforme se tenait debout auprès d’elle. C’étaient des camarades de Jean, -avertis par la rumeur publique et qui venaient lui serrer la main et saluer -madame de Kerdren à la dernière heure. Leur cordialité souriante et le -naturel avec lequel ils parlaient à Alice de son voyage lui produisirent -une impression de soulagement, et au milieu de la banalité de cette foule -curieuse, ces souhaits et ces sourires sympathiques lui semblèrent d’autant -plus aimables.</p> - -<p>De son côté, Jean, si tendu que fût son esprit vers une pensée -unique, subit le même charme, et en attendant ces voix et ces exclamations -familières qui l’interpellaient gaiement, enlevant à ce départ ce que -son isolement avait d’un peu choquant, sa figure s’éclaira.</p> - -<p>Aussi quand l’un des jeunes officiers, désignant du doigt un canot -qui stationnait à quelques mètres lui demanda en lui montrant le yacht -dont la cheminée commençait à fumer :</p> - -<p>— Permets-tu qu’on aille jusqu’au bout, commandant ?</p> - -<p>Il répondit oui, en s’exclamant avec chaleur.</p> - -<p>Ce fut alors dans le canot des jeunes gens que M. et madame de -Kerdren prirent place, le leur suivit, et en quelques minutes on accosta.</p> - -<p>Dans son ardeur d’hospitalité, Jean aurait voulu retenir longtemps -ses amis dans le grand salon où il les avait fait descendre, et leur faire -servir tout ce que contenaient les caves du bord ; mais les officiers savaient -qu’avant la nuit leur camarade voulait être loin dans le golfe, et après -quelques instants de causerie courtoise et facile, ils prirent congé. Sur le -pont tout l’équipage rangé en demi-cercle attendait les ordres.</p> - -<p>Quand madame de Kerdren avait mis le pied sur la dernière marche -de l’escalier volant, on avait hissé le drapeau tricolore et toutes les têtes -s’étaient découvertes en même temps. Maintenant encore, debout, et avec -la même gravité, les hommes se tenaient le béret à la main, assistant aux -adieux qu’on échangeait.</p> - -<p>Sur le plancher, une véritable jonchée de fleurs s’entassait. C’étaient -des bouquets apportés par les officiers à la jeune femme et que les matelots -avaient posés là pendant que la société descendait au salon.</p> - -<p>Profondément touchée, Alice les remercia, puis, l’un après l’autre, ils -descendirent ; leur canot se remit en marche, filant si vite qu’en peu d’instants -les mains qui s’agitaient disparurent au milieu de la masse des bateaux -qui encombraient le port, et au même instant les premiers coups de -l’hélice ébranlèrent le yacht.</p> - -<p>Une émotion inexprimable serra le cœur de la jeune femme ; elle -tourna vers son mari un regard mouillé et l’attirant du geste jusqu’au -bord du bastingage où elle s’appuyait :</p> - -<p>— Mon Dieu, dit-elle en lui prenant les mains et en répétant les paroles -des pêcheurs bretons : protégez-nous, car notre barque est petite et -la mer est grande !…</p> - -<p>Une demi-heure plus tard elle descendit, et guidée par Jean, elle visita -le nouveau Kerdren où elle allait vivre. D’un commun accord les jeunes -époux avaient décidé qu’aucune appellation ne conviendrait mieux au -yacht que celle de la propriété qu’ils aimaient également tous les deux, et -c’était le nom qu’on lisait sur l’avant en lettres d’or.</p> - -<p>Très habituée aux soins et aux gâteries luxueuses dont son mari l’entourait, -Alice s’était bien préparée en lui laissant carte blanche à trouver -un nid charmant, mais elle ne s’attendait pas à tant de magnificences. On -avait fait tomber nombre de cloisons dans le bas, et les pièces qui composaient -l’appartement du commandant, situés à l’avant, avaient des dimensions -inconnues habituellement à bord. Le cabinet de Jean était tendu de -grandes tapisseries sombres, comme la bibliothèque où ils avaient passé de -si douces heures à Kerdren ; mais au lieu des sièges hauts et raides dont -l’équilibre eût été trop facilement compromis, il n’y avait que des divans -bas et larges, garnis de coussins qui promettaient un repos charmant, et -quelques chaises à base solide, entourant une table fixe. La chambre de la -jeune femme, éclairée par de grands sabords était tapissée entièrement de -vieilles soies japonaises couvertes de broderies admirables qui couraient -sur le fond rose tendre, montrant çà et là des volées de cigognes argentées -ou de fantastiques fleurs d’or et d’azur, d’où sortait toute une procession -de figures bizarres. Les tableaux qu’Alice aimait le mieux à Kerdren -étaient là, et il était impossible d’imaginer un coup d’œil plus gai et plus -riant que l’ensemble de cette pièce.</p> - -<p>Le salon tout à fait carré et assez grand offrait un aspect original. Le -fond des tentures et des sièges était en brocart vert d’eau d’une nuance -douce et lumineuse, sur lequel se détachaient des plantes aquatiques appliquées -ou brodées, et si merveilleusement nuancées qu’elles semblaient naturelles.</p> - -<p>Avec la salle à manger, située sur le pont, c’était tout l’appartement -du jeune ménage, et Alice s’y habitua si rapidement, qu’il lui sembla -bientôt n’avoir jamais vécu ailleurs. Toutes ces terreurs s’évanouissaient -une à une, et elle se demandait comment elle avait pu s’effrayer si fort -d’un projet aussi simple. Le mouvement des vagues lui paraissait un -bercement ; le ciel était constamment pur et beau, et jamais sa vie d’intimité -et de bonheur ne lui avait paru aussi charmante que dans ce nid -perdu et étrange où nul œil ne pouvait les suivre.</p> - -<p>Quant à Jean, avec l’angoisse d’un joueur qui a mis tout son avenir -sur une seule carte, il épiait le visage de sa femme heure par heure, et il -croyait y voir remonter la fraîcheur comme une poussée de sève rigoureuse. -Le teint reprenait un coloris plus vif sous les rudes caresses de la brise ; -Alice se disait chaque jour affamée et plus impossible à rassasier, et elle -prétendait qu’endormie par le mouvement du bateau, son sommeil ressemblait -à ce qu’il devait être jadis dans son berceau, tant il était profond et -doux.</p> - -<p>Sur le pont où elle passait ses journées, suivant l’avis du docteur, elle -avait pris ce mouvement de va-et-vient particulier aux marins, et les matelots -se sentaient plus gais à l’ouvrage quand ils voyaient passer et repasser -ainsi la gracieuse silhouette de la jeune femme pendant que le <i>Kerdren</i>, -dont on n’avait point exagéré les qualités, filait au large comme un oiseau.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXV</h2> - - -<p>Deux mois avaient passé et à moins d’un aveuglement qui n’était pas -le fait de Jean, il était impossible de ne pas s’apercevoir du changement -effrayant survenu chez madame de Kerdren. Durant la première quinzaine -du voyage, le succès avait semblé devoir couronner l’effort si bravement -tenté, et le jeune officier avait touché deux fois à terre pour télégraphier -au docteur des bulletins où un cri de triomphe éclatait allègrement.</p> - -<p>La jeune femme toussait à peine, dormait bien, mangeait beaucoup, et -sans qu’elle reprît encore positivement de l’embonpoint, les vives couleurs -qui couvraient ses joues la rendait semblable à ce qu’elle était dans son -meilleur temps de santé. Puis brusquement, du jour au lendemain, un -changement s’était fait, et maintenant au lieu de gagner, il était visible -qu’elle perdait chaque jour un peu de forces.</p> - -<p>Ce dépaysement violent, et ce milieu spécial dans lequel elle se trouvait -transportée avait agi sur elle fortement. Cet air vif avait fouetté énergiquement -son sang devenu faible et il lui avait redonné la verdeur et la circulation -active d’autrefois.</p> - -<p>Puis une fois l’acclimatation faite, l’effet avait disparu avec la -nouveauté de la cause, et Alice était retombée comme précédemment, plus -lassée peut-être par la secousse que lui avait causée cette animation factice.</p> - -<p>Les premiers jours, la différence était peu sensible, et Jean ne s’en -inquiétait pas, ne voyant là qu’une fatigue passagère ; mais au bout d’une -semaine, il comprit que le dépérissement des forces était constant, que, -régulièrement chaque jour, quelque chose disparaissait qui ne revenait plus, -et que la maladie avait repris son cours. Alors, heure par heure, avec -l’épouvantable angoisse d’un être impuissant en face d’un malheur qu’il -voit venir et qu’il sait fatal, il s’était mis à suivre les progrès du mal, -remarquant chaque geste et chaque respiration qui différait un peu de celles -de la veille, et pensant à ce qu’elle serait le lendemain.</p> - -<p>C’était une torture à nulle autre pareille, et dans les heures où il se -savait bien seul et bien à l’abri, il se laissait aller à des accès de désespoir -d’une intensité atroce. Qu’on se figure en effet ce que peut ressentir un -homme regardant l’être qu’il aime le mieux, placé en face d’un danger -mortel, sachant qu’il ne peut rien pour le secourir, et condamné à suivre -en spectateur quelque chose comme la crue d’une inondation qui monte -peu à peu jusqu’aux genoux, jusqu’à la taille, jusqu’aux yeux enfin, finissant -par couvrir entièrement la tête d’une dernière vague.</p> - -<p>Devant cette idée, il avait des révoltes affreuses et tout le sang des -Kerdren, avec leur devise de Bretons têtus : « Jamays ne lasche, » bouillonnait -dans ses veines à la pensée de son impuissance.</p> - -<p>Depuis ces deux mois il avait essayé de tout, suivant à la lettre les -divers traitements que lui avait indiqués le docteur : la créosote, l’iode, une -alimentation spéciale, des pointes de feu qu’il posait lui-même à la jeune -femme. Elle s’était laissé faire avec une adorable docilité, mais rien ne -s’était manifesté ni en mieux ni en mal, et l’affaiblissement s’était continué -tout doucement avec son implacable régularité.</p> - -<p>Un jour c’était l’escalier qu’elle n’avait pu monter seule : ses pieds lui -semblaient de plomb et ses jambes si molles ! D’un geste elle avait appelé -son mari, et il avait passé son bras vigoureux autour de sa taille pour l’aider, -ne voulant pas la porter afin de ne pas l’effrayer et de se faire illusion -à lui-même, mais la soutenant en réalité comme si elle eût été dans ses -bras.</p> - -<p>Son souffle était devenu trop court aussi et sa voix trop faible pour -qu’elle pût continuer à chanter ; elle s’était arrêté un soir et n’avait plus -repris.</p> - -<p>Son chant du cygne avait été l’<i>Adieu</i> de Schubert, ces couplets mélancoliques -qui parlent de la mort. Elle n’y avait point fait attention, -mais Jean l’avait remarqué, et à côté de bien d’autres souffrances, ces -paroles s’étaient gravées dans son cœur.</p> - -<p>Par un de ces aveuglements inouïs qui sont une dispensation de la -Providence et qui mettent sur les yeux des malades un bandeau si épais, -Alice était la seule à bord qui ne s’aperçût pas de son état. La chute était -si insensible qu’elle n’eût pu en mesurer la profondeur qu’en se cherchant -des points de repère dans le passé et elle n’y songeait pas.</p> - -<p>La langueur qui l’envahissait semblait atteindre aussi son esprit, lui -enlevait le souvenir des jours précédents, et ne lui permettant point de -voir à quel point elle différait de la femme qui était montée, il y a deux mois, -sur le pont du yacht.</p> - -<p>Le mot d’ordre était donné par Jean à l’équipage, et tous ces hommes, -qui adoraient madame de Kerdren et qui guettaient chaque matin anxieusement -son visage, ne paraissaient point se douter qu’elle fût malade, et ne lui -demandaient jamais de ses nouvelles quand elle leur adressait affectueusement -la parole en passant près d’eux.</p> - -<p>Aussi l’aveuglement de la jeune femme était-il complet. Elle se -sentait fatiguée évidemment, mais elle mettait tout sur le compte d’une -petite crise d’anémie, et attendait patiemment que le fer et le vieux vin -eussent fait leur œuvre.</p> - -<p>Une fois seulement elle fit allusion à ce qu’elle éprouvait. Son mari, -assis à côté d’elle, lui détaillait la côte de Tunisie dont ils approchaient et -la croyait toute occupée à suivre ses paroles.</p> - -<p>— Savez-vous, lui dit-elle tout à coup, quel âge avait ma mère quand -elle est morte ?…</p> - -<p>Jean frissonna et sans avoir la force de répondre, il fit un signe machinal -avec ses épaules.</p> - -<p>— Vingt-quatre ans à peine, reprit-elle gravement, n’est-ce pas singulier -que j’aie presque au même âge qu’elle une crise de maladie ?</p> - -<p>Elle parlait si tranquillement, que le jeune homme comprit à quelle -distance elle était de la vérité ; et au bout d’un instant, voyant qu’il se -taisait toujours, elle reprit paisiblement un autre sujet.</p> - -<p>Depuis leur départ les voyageurs s’étaient arrêtés à Syracuse, à Athènes, -à Constantinople, sur les côtes d’Asie Mineure et en Égypte. Au -début, Alice descendait et se promenait un peu, mais elle se contentait -maintenant d’une vue d’ensemble depuis le bateau, et à Tunis, Jean fut -seul à aller passer quelques heures à terre.</p> - -<p>Deux nouvelles semaines s’étaient écoulées. La jeune femme ne -quittait plus maintenant sa chaise longue, et elle avait abandonné ses -dernières occupations.</p> - -<p>Malgré tout son désir de ne rien changer à ses habitudes, il fallait -maintenant que son mari la portât dans ses bras comme une enfant, et -pendant qu’on la coiffait le matin, elle commençait à regarder douloureusement -dans la glace le terrible amaigrissement de sa figure.</p> - -<p>Il semblait que ses yeux s’agrandissaient aux dépens de tout ce qui -les entourait, mettant sous les sourcils une intensité d’éclat et d’ardeur -presque effrayante.</p> - -<p>Dès qu’elle s’étendait un peu, des étouffements la prenaient, et il -fallait l’asseoir comme dans un fauteuil à l’aide de plusieurs oreillers. -Quand cela se produisait, une expression étrange et nouvelle passait sur -son visage et elle regardait au loin la mer comme pour demander à ces flots -clairs la solution de l’énigme qui l’occupait. Un jour elle avait aperçu -deux larmes dans les yeux d’un matelot qui la regardait de loin, et cette -douleur naïve que rien n’expliquait avait remué dans sa tête mille pensées -confuses.</p> - -<p>L’altération de la figure de son mari la frappait aussi. Le désespoir -qui minait le jeune homme agissait violemment sur sa santé, et cette -horrible douleur, toujours supportée solitairement, qui remplissait toutes -les heures de sa nuit, et tous les instants où il se voyait sans témoins, -agissait sur son tempérament comme un dissolvant rapide.</p> - -<p>Après s’être efforcé de se rattacher avec une foi touchante à tous les -brins d’herbe qui lui semblaient de force à soutenir son espérance, il avait -regardé la vérité en face, et compris que la durée de cette vie si chère -n’était plus qu’une question de jours, et qu’une solitude désolée lui apparaissait -à brève échéance.</p> - -<p>Les projets les plus inouïs s’étaient alors succédé dans sa tête à la -pensée du moment où il se séparerait pour toujours de sa femme, et dans -la douleur sombre qui l’envahissait, touchant presque à la folie, l’idée du -suicide était maintenant à l’état fixe. Il se voyait prenant dans ses bras -Alice endormie de son dernier sommeil, la portant à la faveur de la nuit -dans le petit canot dont il se servait toujours, et une fois qu’il serait descendu -près d’elle et parti au large, hors de la portée du bateau, -entr’ouvrant le fond de la petite embarcation par quelque moyen violent, -et se laissant couler tout doucement avec sa pauvre morte jusqu’à ce que -la grande tombe des marins leur fût commune à tous deux.</p> - -<p>Cette perspective seule l’empêchait de se désespérer, et il y pensait -souvent avec une ardeur sauvage et presque joyeuse.</p> - -<p>Pourtant la faiblesse d’Alice et son état de souffrance devenaient si -grands qu’ils nécessitaient la présence constante d’un médecin, pouvant -tenter chaque jour, non plus de la guérir, mais au moins de la soulager ; -et à cet effet Jean faisait gouverner sur Alexandrie.</p> - -<p>Au lieu de continuer sa route vers le Maroc, le yacht avait été ramené -sur la côte égyptienne, où la température était plus favorable à la jeune -femme ; et cela facilitait à Jean la recherche qu’il souhaitait. Depuis longtemps, -il s’était fait envoyer par son docteur de Paris les adresses de plusieurs -médecins, résidant dans les ports qu’il pouvait rencontrer, et il -s’agissait maintenant pour lui de décider un de ceux-là à s’embarquer -à son bord pour un temps illimité.</p> - -<p>La négociation réussit plus vite et mieux qu’il n’eut osé l’espérer. Un -jeune interne des hôpitaux de Paris, poussé par le désir de se faire une -clientèle, était venu se fixer à Alexandrie où il végétait tristement depuis -un an, rongé qu’il était par les fièvres du pays, et incapable maintenant de -poursuivre son but. L’idée d’être rapatrié après un voyage qui lui promettait -du repos et des appointements forts beaux lui agréa comme on pense, -et le lendemain il s’installait sur le <i>Kerdren</i>.</p> - -<p>Alice avait appris son arrivée sans témoigner aucune émotion. Soit -que la lumière se fût faite dans son esprit et que son courage la défendît -de toute plainte ; soit qu’elle ne vît rien d’alarmant dans cette nouvelle, -elle n’en témoigna qu’une reconnaissance affectueuse.</p> - -<p>En même temps que le docteur, un nouvel hôte était arrivé à bord ; -c’était un jeune enseigne, Yves Kernevel, cousin de Jean à un degré fort -éloigné et qui se trouvait amené là par un concours de circonstance que -voici :</p> - -<p>La première personne que le comte de Kerdren avait aperçue en débarquant -à Alexandrie était son jeune parent.</p> - -<p>Celui-ci l’avait accueilli les mains tendues avec une cordialité sympathique -et grave, et il s’était aussitôt chargé de le guider dans la ville. Puis -dès que Jean et le docteur avaient eu conclu leur engagement réciproque, -l’enseigne avait emmené son cousin chez lui, et lui avait dit avec une extrême -simplicité à peu près ceci :</p> - -<p>« Depuis tes lettres qui étaient venues m’apporter aux Canaries, d’abord -la nouvelle de ton mariage, ensuite l’histoire de ton bonheur parfait, il hésita -un peu avant de prononcer ces derniers mots, j’étais sans nouvelles de -toi, et ma première action en rentrant en France a été de m’informer. »</p> - -<p>Il s’arrêta un instant, comme s’il cherchait ses paroles ; puis avec une -brusquerie affectueuse sous laquelle on devinait l’attendrissement, il reprit -en serrant la main de Jean :</p> - -<p>— J’ai obtenu un congé d’un semestre, je suis reparti aussitôt pour -gagner l’un des ports d’où je savais pouvoir te rejoindre, et me voici tout -à toi pour tout le temps que tu voudras !</p> - -<p>Et comme le comte de Kerdren faisait un mouvement d’interrogation -hautaine :</p> - -<p>Je sais tout, lui dit tristement le jeune enseigne ! laisse-moi ne plus -te quitter, je t’en prie. Je me ferai petit, et ne gênerai point votre intimité ; -mais peut-être aimeras-tu pouvoir dire parfois à quelqu’un ce qui -t’étouffe.</p> - -<p>— Quoi tout ? demanda Jean impérieusement sans lui répondre. -Qu’elle se meurt…?</p> - -<p>Yves baissa la tête sans prononcer un mot, et un silence d’une minute -passa sur les deux hommes.</p> - -<p>— Merci, dit enfin Jean, je te ferai chercher ce soir, il faut que je la -prépare.</p> - -<p>L’enseigne le laissa partir seul. Il avait trop bien vu deux larmes -monter dans les yeux fiers de son cousin pour l’accompagner, fût-ce d’un -pas.</p> - -<p>L’aspect du bord changea un peu avec la présence de ses deux nouveaux -habitants, et une détente morale se produisit.</p> - -<p>Mus par le même sentiment de délicatesse, le docteur et Yves avaient -insisté pour prendre leurs repas seuls, et ils s’écartaient, sur le pont, du -coin occupé par la jeune femme, sans exagération mais avec une réserve -extrême. Seulement de temps en temps ils venaient s’asseoir et causer, -appelés par Jean ou par Alice, et ils apportaient un peu de vie auprès de -la malade.</p> - -<p>La douleur concentrée du jeune comte et la faiblesse croissante de -madame de Kerdren les rendait muets parfois, et une intervention étrangère -moins directement intéressée à la souffrance de ces deux êtres leur faisait -du bien.</p> - -<p>Le docteur parlait de son année de malheur à Alexandrie, et des originalités -de ce pays ; et le jeune enseigne décrivait avec son parler humoristique -les deux années qu’il venait de passer sur mer.</p> - -<p>La jeune femme s’était sentie attachée tout de suite par cet aimable -garçon sous la jeunesse duquel on devinait des qualités si solides de cœur -et d’esprit : et lui, ressentait de son côté une affection de frère aîné, attendrie -et protectrice pour cette délicieuse créature, dont le charme profond, -toute changée qu’elle fût, séduisait encore à première vue.</p> - -<p>Comme l’avait prévu l’enseigne, Jean trouvait une consolation plus -grande qu’il ne l’aurait cru lui-même à pouvoir épancher un peu l’horrible -douleur qui lui étreignait le cœur et à parler de son bonheur passé, si court -mais si vif, à d’autres qu’à ses souvenirs.</p> - -<p>Dès les premiers jours, il s’était remis entièrement du soin du commandement -sur son parent, et cela le soulageait d’avoir maintenant toutes -ses minutes à donner en pâture à son désespoir pendant la nuit, et pendant -le jour, au soin de la malade si aimée, près de laquelle il s’ingéniait avec -des raffinements de tendresse et d’adoration qui augmentaient toujours.</p> - -<p>Les prescriptions du docteur avaient apporté à Alice une grande facilité -de respiration, ce qui lui permettait de causer davantage ; et il y avait -des heures où Jean assis à côté d’elle croyait en fermant les yeux qu’ils -étaient encore tous les deux sous les ombrages de Kerdren, édifiant de doux -projets d’avenir ; illusion qui durait jusqu’à ce qu’un accès de cette toux -qui laissait Alice si épuisée vînt le réveiller brusquement de son rêve.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXVI</h2> - - -<p>Dans ces conversations avec son cousin, l’enseigne avait vite démêlé -au travers de son désespoir la résolution à laquelle il s’était arrêté, et sans -que Jean lui en eût dit un mot, il était certain qu’il ne se laisserait point -survivre à sa jeune femme.</p> - -<p>Faire appel aux sentiments religieux de son cousin pour empêcher -cette folie, Yves comprenait bien que c’était chose inutile au milieu de la -crise morale qu’il subissait, et dont il ne lui avait pas fait mystère. Il -était certain que son accès de doute serait court, mais s’il allait jusqu’à lui -permettre d’accomplir un acte de désespoir, peu importait qu’il n’eût duré -que quelques jours. Le surveiller incessamment depuis l’heure où il serait -seul, il y comptait bien ; mais il n’y a point de surveillance qui n’ait ses -moments de relâche forcée, et d’ailleurs il connaissait trop l’inflexibilité et -l’étrangeté du caractère de Jean pour ne pas s’effrayer d’une lutte à soutenir -avec lui. Ouvrir les yeux à la jeune femme et profiter de son influence -pendant qu’elle durait encore était cruel et impossible, et le pauvre garçon -s’attristait en songeant à l’avenir qui se montrait si menaçant pour ceux -qu’il aimait.</p> - -<p>Un jour, épuisé par ses veilles incessantes, Jean avait fini par céder -aux prières d’Alice, et il était descendu se jeter sur un divan, laissant -auprès de sa femme Yves, qui lui avait proposé une lecture à haute voix.</p> - -<p>Celle-ci l’écouta d’abord avec attention, puis au bout d’un instant elle -lui fit signe de laisser son livre, et parlant très bas comme elle en avait -pris l’habitude depuis qu’elle était si faible :</p> - -<p>— Yves, lui dit-elle, en l’invitant à se rapprocher, et en indiquant du -doigt la direction que son mari venait de prendre : Écoutez-moi bien, je -vous le confie. Ne le laissez pas trop seul quand je n’y serai plus, et puisque -vous êtes arrivé à temps pour me connaître un peu, parlez quelquefois -de moi avec lui ; ce sera moins triste.</p> - -<p>Elle s’arrêta haletante et si émue que ses mains tremblaient.</p> - -<p>Interdit et bouleversé, le jeune enseigne se penchait vers elle prêt à -recueillir le plus léger signe ; mais tellement saisi de ce que cette prière -avait d’inattendu et de la façon lucide dont Alice jugeait son état, qu’il ne -trouvait pas un mot à répondre.</p> - -<p>— Vous le ferez ? dit-elle d’un ton inquiet en rouvrant les yeux.</p> - -<p>Et comme le jeune homme promettait chaleureusement son dévouement -et son affection et essayait en même temps de dire un mot d’espoir…</p> - -<p>— Non, je sais bien que c’est la fin, reprit-elle tristement ; mais je -n’ose pas lui en parler à lui, j’ai peur de le désoler ; vous lui répéterez tout -ce que je ne peux pas dire. Ma tendresse… ma reconnaissance…</p> - -<p>Elle s’arrêta encore, et pendant qu’elle reprenait des forces, Yves, la -tête entre ses mains se mit à réfléchir. Il pensait à l’horrible contrainte -que subissait Jean, en cherchant à rester calme et à paraître confiant, à la -réserve que s’imposait la jeune femme dans la crainte de provoquer le désespoir -de son mari, et il se demandait si une communauté de douleur ne -serait pas préférable à ces chagrins subis en secret des deux côtés. Cette -confiance et cette résignation mélancoliques d’Alice le remuaient profondément, -et il lui semblait que du moment où la clairvoyance était maintenant -aussi grande chez l’un que chez l’autre, pouvoir se parler jusqu’au -bout à cœur ouvert serait une douceur plutôt qu’une tristesse de plus, -sans compter l’apaisement que l’influence de la malade pourrait apporter -dans le cœur révolté de son mari.</p> - -<p>Il formula sa pensée avec une discrétion et une réserve extrêmes, et -au moment où il finissait, la tête pâle de Jean paraissait au-dessus de l’escalier.</p> - -<p>Yves s’éloigna au bout d’un instant sous un prétexte banal, et eux -restèrent seuls.</p> - -<p>Alice était nerveuse et ses mains tourmentaient les franges de son -châle avec un geste inquiet. Ses yeux erraient par un mouvement incessant -autour d’elle, et sur ses lèvres entr’ouvertes, il semblait qu’on voyait -flotter une question qu’elle n’osait pas formuler. Son attitude frappa bientôt -son mari et il l’interrogea avec tendresse.</p> - -<p>— Qu’avez-vous, lui demanda-t-il, désirez-vous quelque chose ?</p> - -<p>Elle hésita un peu ; puis elle dit seulement :</p> - -<p>— Sommes-nous bien loin des côtes en ce moment, Jean ?</p> - -<p>— Non, répondit-il très étonné, mais pourquoi ? Est-ce que vous désirez -vous arrêter ?</p> - -<p>— Ce n’est pas cela ; seulement, je pensais… je voudrais que vous -puissiez m’amener bientôt un prêtre, fit-elle avec douceur.</p> - -<p>Et comme le jeune officier tressaillait violemment à cette parole.</p> - -<p>— Voulez-vous, mon ami, continua-t-elle avec un calme soudain, que -nous parlions un peu tous deux à cœur ouvert ?</p> - -<p>Et tout simplement, avec une élévation et un courage touchant elle -se mit à lui dire les pensées qui l’occupaient, parlant de sa mort prochaine -si doucement qu’il l’écoutait avec stupeur se demandant s’il la comprenait -bien, et si la séparation à laquelle elle faisait allusion était bien le brisement -définitif.</p> - -<p>Cependant, à mesure qu’elle avançait, l’agitation reparaissait, et il lui -fallait faire effort pour continuer.</p> - -<p>— J’ai tant à dire, tant à dire ! murmurait-elle de temps en temps.</p> - -<p>Et elle passait la main sur son front avec angoisse, comme pour rassembler -ses idées éparses.</p> - -<p>— Il y a longtemps que je voulais vous remercier, reprit-elle ensuite. -Vous m’avez faite profondément heureuse, tandis que moi, je n’ai su apporter -dans votre vie qu’un trouble affreux, et c’est si triste de vous laisser -maintenant… J’ai tant de peine à m’en aller !</p> - -<p>Des larmes perlèrent au bord de ses cils et elle s’arrêta vaincue par -l’émotion, pendant que son mari, oubliant tout à coup la réserve qu’il s’imposait -depuis quelques mois, et emporté malgré lui par la souffrance, se -laissait aller à lui dire tout ce que la passion et le désespoir peuvent inspirer -à un homme.</p> - -<p>Au début il l’avait écoutée saisi par l’imprévue de ses paroles, et n’osant -point interrompre cette pauvre voix si faible : mais éprouvant au -dedans de lui un déchirement comme il n’en avait pas encore ressenti.</p> - -<p>Certes, il savait bien que la jeune femme était perdue, et il n’y avait -pas d’instant où cette idée ne se présentât cruellement à sa pensée ; mais -l’entendre ainsi se condamner elle-même, il lui semblait que c’était le dernier -coup. Aussi, oubliant toutes ses résolutions de prudence, il se laissa -aller à son désespoir avec une impétuosité sans mesure, montrant l’intensité -de sa souffrance tout entière et protestant qu’il ne la subirait pas, avec des -éclats de passion désespérée.</p> - -<p>Il accusait le ciel, il défiait la mort, il jurait que si on enlevait de sa -vie ce qui en était l’essence même, il ne continuerait point de vivre.</p> - -<p>— Mon pauvre ami, disait la jeune femme avec désolation, vous blasphémez !</p> - -<p>Et il lui répondait d’une voix sombre :</p> - -<p>— Je ne sais pas si je blasphème, mais je sais que je souffre une douleur -si insupportable que je ne veux pas l’endurer toujours !</p> - -<p>— Vous retournerez à Kerdren, reprenait-elle.</p> - -<p>— Kerdren sans vous ! Kerdren, où vous avez ressenti les premières -atteintes de votre mal ! mais je le hais Kerdren !!…</p> - -<p>— Vous reprendrez la mer, alors, vous naviguerez toujours !…</p> - -<p>— La mer ! la mer maintenant !</p> - -<p>Et il recommençait à exhaler sa douleur, épanchant son désespoir qui -passait devant les yeux d’Alice épouvantée, comme un fleuve puissant et -terrible.</p> - -<p>Elle ne connaissait point encore la trempe de ce caractère passionné -et ardent, forgé tout d’un bloc, sur un type qui n’était plus de ce siècle ; -et elle n’avait point prévu qu’il prendrait la souffrance avec cette révolte.</p> - -<p>Il s’aperçut enfin du mal qu’il faisait à sa femme, s’arrêta brusquement -en voyant sa pâleur et lui offrit de redescendre dans sa chambre.</p> - -<p>Au moment où il la posait sur son lit, elle lui fit incliner la tête avec -ses deux bras qu’elle avait laissés autour de son cou, et tout bas, avec une -émotion dans laquelle on entendait passer les battements de son cœur, elle -lui dit :</p> - -<p>— Au moins, Jean, jurez-moi que jamais vous ne vous…</p> - -<p>Le docteur entra au même instant, croyant à une syncope de sa malade, -et le jeune officier en profita pour s’écarter imperceptiblement. Il -avait compris ce qu’Alice allait lui demander, et ne voulait point faire une -promesse semblable même à elle.</p> - -<p>Toute la nuit, la jeune femme resta plongée dans une somnolence -agitée et inquiète d’où elle sortait par brusques sursauts, et Jean qui -demeura à son chevet jusqu’au matin eut le temps de se désespérer cent -fois, en pensant à l’imprudent oubli de lui-même qui avait causé tout ce -trouble.</p> - -<p>Dès la veille, on avait gouverné vers la terre selon le désir de madame -Kerdren, et au soleil levant Yves fit mouiller en face d’un petit village de -la côte africaine où il pensait devoir trouver un missionnaire, ou tout au -moins des indications qui lui en signaleraient un à quelques lieues de là.</p> - -<p>De bonne heure, Alice s’était fait monter sur le pont ; la vue de la -terre et les toits pointus des paillottes qu’on apercevait sur la rive l’amusaient, -et le mouvement des petits bateaux attiré par leur arrivée et qui -naviguaient auteur d’eux lui semblait gai.</p> - -<p>Ni elle ni Jean n’avaient fait la moindre allusion à ce qui avait été -dit la veille entre eux, mais elle le suivait du regard dans chacun de ses -mouvements et mettait dans ses yeux une expression de prière si triste et si -tendre que par instant le jeune homme se sentait vaincu. Pourtant il descendit -à terre dans le milieu de la matinée, sans avoir prononcé un mot qui -eût trait aux choses du soir précédent et plus farouche que jamais dans sa -souffrance, en pensant à la mission qu’il allait accomplir.</p> - -<p>Il ne rentra à bord que bien après l’heure du déjeuner, et il annonça -en termes assez brefs que sa recherche avait été couronné de succès, et -qu’un missionnaire français établi dans ce village, qu’il catéchisait à lui -seul, viendrait voir madame de Kerdren dans l’après-midi.</p> - -<p>Soit que la marche lui eût détendu les nerfs, soit que la satisfaction -d’avoir pu rencontrer tout de suite ce que sa femme désirait l’eût rendu -heureux, il paraissait plus calme que le matin.</p> - -<p>Le silence n’était interrompu que par le bruit des vagues déferlant -contre le yacht, et cette attente troublait si fort la jeune femme, que les -battements de son cœur commençaient à lui couper la respiration.</p> - -<p>Elle sentit que son mari se penchait sur elle, et tout d’un coup, avec -cette confiance et cette simplicité d’enfant qui la rendaient si attachante :</p> - -<p>— Jean, aidez-moi ! dit-elle en lui tendant ses deux mains avec le -geste de quelqu’un qui cherche un appui.</p> - -<p>— Ma pauvre aimée, répondit le jeune homme en se laissant glisser à -genoux à côté du canapé ; pardonnez-moi le mal que je vous ai fait, et ne -craignez plus rien. Vous m’avez deviné hier. Pendant quelques jours, -j’ai oublié tout ce que j’avais su depuis l’enfance : l’honneur, le courage, la -religion, la dignité de mon nom enfin, et j’ai peut-être été le premier Kerdren -qui ait reculé devant la souffrance ! Mais ce vertige est passé, je vous -le jure ! et tout ce que votre douce voix elle-même aurait été impuissante à -me faire entendre, il y a quelques heures, je viens de le rapprendre d’un -pauvre missionnaire modeste, timide sans grande éloquence et d’un esprit -naïf.</p> - -<p>Il s’arrêta un instant, puis d’une voix si grave qu’une étrange émotion -remua le cœur de la jeune femme :</p> - -<p>— Si ma vie devient jamais solitaire, chère bien-aimée, reprit-il, n’ayez -plus peur et ne cherchez plus comment la remplir. Je ne m’en irai ni à -Kerdren ni sur mer ; j’entrerai au séminaire, et quand je serai prêtre, je -m’approcherai des souffrants et des cœurs broyés, et si je peux rendre une -fois à l’un d’eux le bien qu’on m’a fait aujourd’hui, le fardeau de l’existence -me semblera moins lourd !…</p> - -<p>— Prêtre ! répéta machinalement Alice. Vous prêtre ! Et elle se tut, -regardant avec un indicible étonnement la belle tête penchée vers elle et -les yeux pleins de tendresse qui l’observaient. Sa surprise était presque -de la frayeur et elle éprouvait l’impression que son mari ne lui parlait plus -dans son bon sens.</p> - -<p>Cette résolution subite, si complètement étrangère au caractère de -Jean, cette vie dont il parlait et qui était l’opposé de tout ce que pouvait -lui inspirer ses instincts, ses habitudes et ses goûts, lui paraissait sonner -faux comme une invraisemblance.</p> - -<p>— Mais que vous a-t-il dit enfin, ce missionnaire ! demanda-t-elle au -bout d’un instant, cherchant à se donner des preuves matérielles de ce -qu’elle entendait, comme on le fait quand on croit rêver.</p> - -<p>Il le lui répéta aussitôt, décrivant avec la puissance d’éloquence qu’il -trouvait toujours dans ses émotions, l’impression que lui avait produite ce -modeste vieillard.</p> - -<p>Le prêtre qui s’était trouvé si heureusement placé sur le chemin de -Jean était comme l’avait dit celui-ci un homme simple, sans grande facilité -de parole, et rendu timide par son grand isolement ; mais il y avait une -conviction et une foi si profonde dans son cœur, et sans dureté, sans menaces -emphatiques, il possédait à un tel degré, l’art de ramener à la juste -notions des devoirs et des obligations de la vie, qu’il était impossible de ne -pas en être frappé.</p> - -<p>Comme le curé d’Ars, qui émotionnait tous ces auditeurs, rien qu’en -leur disant : « Mes enfants, aimez-vous !… Aimez-vous !… je vous en prie !… » -tant il mettait d’onction et de tendresse paternelle dans ces simples paroles -le missionnaire rappelait en quelques mots avec tant de profondeur la loi -de la souffrance humaine, son inévitable rencontre et sa grandeur quand -on en considère la fin, qu’il entraînait à l’acceptation de la douleur quoi -qu’on eût.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXVII</h2> - - -<p>Depuis le moment où Jean avait laissé le missionnaire auprès de sa -femme, la révélation si inattendue qu’Alice venait de recevoir avait fait -son chemin dans son esprit. L’impression particulière que lui avait fait -éprouver à elle aussi ce digne prêtre dont la simplicité touchait parfois à -la grandeur, lui expliquait mieux le revirement subit de la pensée de son -mari, et en outre de la tranquillité que cette résolution lui causait, si peu -égoïste qu’elle fût, la pensée de cette vie qui devait être murée à tout jamais -après elle lui semblait un adoucissement à la peine horrible avec laquelle -elle se séparait de cet être si ardemment aimé.</p> - -<p>La première elle se mit à lui en parler quand il redescendit, et comme -malgré elle, deux larmes coulaient sur ses joues en s’occupant de cet avenir -où elle n’avait plus de place :</p> - -<p>— Ma chérie, lui dit Jean avec douceur, est-ce que ce projet vous peine ?…</p> - -<p>— Moi ? s’écria-t-elle, oh mon Dieu, vous ne savez pas lire tout l’égoïsme -de ma pensée !</p> - -<p>Elle baissa la voix et ajouta :</p> - -<p>— Rien ne me serait plus doux, puisqu’il faut vraiment que je vous -quitte. Qu’y a-t-il en effet sur terre qui soit plus près des morts que les -prêtres ?… Quand vous prierez, il me semblera qu’un peu de vos paroles -sont pour moi ; et si je vous vois consolé…</p> - -<p>— Ne prononcez point ce mot-là, dit-il en l’interrompant et en se raidissant -tout à coup ; nous parlons de vivre et d’accepter ; c’est tout.</p> - -<p>— Savez-vous, lui dit-elle un peu plus tard, quel serait mon désir suprême ? -Je voudrais vous broder moi-même la première étole que vous -porterez !… Oh ! si j’en pouvais avoir le temps !… Le pensez-vous, Jean ?</p> - -<p>C’était plus que n’en pouvait supporter le pauvre garçon qui s’enfuit -dans son bureau où il demeura la tête entre ses mains, jusqu’à ce qu’il eût -repris la force de parler.</p> - -<p>Quand il rentra dans la chambre d’Alice, le sol était embarrassé -d’étoffes qui formaient un monceau près du canapé, et entre ses mains elle -tenait de la soie blanche qu’elle retournait en tous sens.</p> - -<p>Presque à chacune des stations faites par le <i>Kerdren</i>, Jean lui avait -acheté des bibelots, des bijoux ou des étoffes de soie qu’il trouvait originales, -et c’était ce qu’elle venait de faire sortir de ses armoires. Dans -cette soie blanche, unie, elle avait fait tailler par sa femme de chambre -une étole, et maintenant elle y appliquait elle-même de grosses fleurs.</p> - -<p>Il semblait que l’énergie de sa volonté lui eût rendu soudain ses -forces d’autrefois et elle tirait l’aiguille d’un mouvement presque vif.</p> - -<p>— Voyez, dit-elle à son mari quand la Bretonne fut sortie… -L’aimerez-vous ?</p> - -<p>Il regarda pour lui complaire et détourna la tête sentant que son -courage allait encore faiblir.</p> - -<p>— Cela me rendra si heureuse de penser que vous l’aurez ! fit-elle à -demi-voix…</p> - -<p>Dans une autre étoffe, une espèce de drap d’argent à fleurs, elle avait -fait découper de grand lis et maintenant elle les appliquait, les groupant -et les mêlant avec le goût qui lui était naturel, et fixant les bords par de -la soie et un imperceptible cordonnet d’argent.</p> - -<p>A partir de ce jour-là, Alice ne se donna pas une minute de repos. -Elle se levait plus matin et se faisait aussitôt monter sur le pont, avec ce -qu’il lui fallait pour travailler.</p> - -<p>Elle parlait sans effort et sans trop d’amertume et il semblait que la -douleur de la séparation fût diminuée pour elle par ce souvenir qu’elle -laissait comme un lien entre elle et Jean.</p> - -<p>Elle faisait très rarement allusion à sa mort, et on aurait pu la croire -reprise de ses illusions d’autrefois quoiqu’il n’en fût rien en réalité. Tout -en travaillant elle levait les yeux sur son mari, lui souriant avec son adorable -façon, regardant la mer qu’elle aimait plus de jour en jour, et reprenait -son aiguille.</p> - -<p>C’était quelque chose de terrible que ce qui se passait sur ce bateau -perdu entre le ciel et l’eau. Cette jeune femme si chèrement aimé qui agonisait -là, jour par jour, sous les yeux de son mari, qui se sentait mourir et -qui, malgré tout son courage, disait des mots d’un si poignant regret ; et à -côté d’elle cet homme uniquement occupé à la suivre dans chacun de ses -mouvements, et se demandant tous les soirs si le lendemain il la verrait -encore sourire ; cela donnait froid au cœur.</p> - -<p>La fin de la jeune femme semblait devoir être paisible, les vives douleurs -et les étouffements des premiers temps avaient presque disparu, et -quand son mari lui avait offert de rentrer en Bretagne :</p> - -<p>— Oh ! non, je vous prie, avait-elle dit, je suis si bien ici !</p> - -<p>Malgré lui, Jean se laissait presque reprendre à l’espoir que lui causait -ce mieux tristement significatif pour le docteur, qui voyait là seulement la -fin de la lutte, et il ne pouvait s’empêcher de dire à Alice ce qu’il pensait.</p> - -<p>— Alors, dit-elle en soulevant l’ouvrage qui ne quittait pas ses mains, -ce sera pour la messe d’actions de grâce ?</p> - -<p>Dans son désir de tout voir en mieux, il s’irritait de ce qui donnait -à sa femme l’air plus malade, et un soir où il lui parlait de sa mine :</p> - -<p>— C’est ce noir qui vous pâlit, dit-il en désignant avec mécontentement -l’étoffe de sa robe flottante. Quand donc quitterez-vous le deuil ?…</p> - -<p>— Il n’y a pas un an, répliqua machinalement la jeune femme, sans -remarquer plus que lui ce que la demande et la réponse avaient de singulièrement -pénible.</p> - -<p>Et comme il murmurait à demi-voix :</p> - -<p>— J’aurais tant voulu vous voir quitter le deuil !</p> - -<p>— C’est bien facile, dit-elle avec douceur, et je ne crois pas que mon -pauvre père s’en attriste.</p> - -<p>Le lendemain, grâce à l’activité de sa femme de chambre elle put mettre -un vêtement clair dont la singularité allait bien à sa beauté toujours -délicieuse. C’était une laine souple d’un blanc de neige achetée à Constantinople, -et sur laquelle couraient quelques fleurs d’argent et d’or d’une délicatesse -exquise.</p> - -<p>Ce jour-là, Alice posa le dernier lis sur son étole et elle montra tant -de joie de sa réussite que sa voix résonnait sous la tente, presque avec la -gaieté des anciens jours, quoique le son en fût doux et voilé comme le -chant d’une harpe entendue d’un peu loin.</p> - -<p>En se voyant si près de finir, elle s’accorda quelques loisirs, remettant -au lendemain d’attacher la tresse du bord, et par une fantaisie qu’elle -avait rarement, elle demanda à dîner sur le pont. La veille au soir la -mer avait été phosphorescente, et elle avait trouvé si admirable ses flots -éblouissants, que le <i>Kerdren</i> fendait comme un oiseau, en faisant jaillir -des milliers d’étincelles qu’elle espérait les revoir encore, et craignait qu’on -ne lui permît plus de revenir si elle était rentrée avant la nuit.</p> - -<p>On était à la fin de février, et le crépuscule très court des pays chauds -faisait que presque sans transition on passait du jour à la nuit.</p> - -<p>La main dans la main de Jean, Alice regardait avec extase et lui -montrait du doigt ce qu’elle admirait.</p> - -<p>Un très léger souffle d’air passa sur le pont, le soleil disparut entièrement -et tout à coup la jeune femme se mit à frissonner. Jean, qui la regardait, -s’en aperçut et il la vit en même temps pâlir si violemment qu’il -se leva, pris de peur…</p> - -<p>— J’ai froid, dit-elle en lui serrant la main.</p> - -<p>Une expression de souffrance passa sur sa figure, et elle murmura -plus bas et très vite :</p> - -<p>— C’est si triste… si triste !…</p> - -<p>Puis ses yeux reprirent leur expression accoutumée, et appelant du -geste le médecin qui se tenait à quelques pas, parlant à Yves d’un ton -significatif :</p> - -<p>— Merci, docteur, dit-elle en lui tendant la main.</p> - -<p>Quand elle se tourna près du jeune enseigne, son agitation reprit.</p> - -<p>— Les eaux de France… Sommes-nous dans les eaux de France ? -lui demanda-t-elle avec émotion. Je voudrais les revoir…</p> - -<p>Il lui répondit affirmativement en lui nommant Tunis, et baisa la petite -main qu’elle lui tendait ; puis il s’écarta pour la laisser tout à son -mari, avertissant les matelots qui s’arrêtèrent dans leurs occupations -suivant de loin avec un respect pieux cette scène cruelle.</p> - -<p>La lune éclairait toute la mer maintenant, et le bruit des vagues accompagnaient -les mots de tendresse d’Alice et les phrases de regret qu’elle -laissait échapper par intervalles avec une douceur déchirante et auxquelles -Jean agenouillé près d’elle et ployé dans une douleur sans nom, répondait -seulement en répétant :</p> - -<p>— Ma bien-aimée ! Ma bien-aimée !</p> - -<p>Avec un léger effort, elle se pencha et attirant l’étole qui était restée -sur ses genoux :</p> - -<p>— Souvenez-vous ! dit-elle…</p> - -<p>Puis elle soupira plus vite, et ce fut tout.</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>C’était par Nice que Jean avait tenu à rentrer en France, se rappelant -sa première rencontre avec sa femme dans cette ville où il ramenait -maintenant son cercueil.</p> - -<p>La tente sous laquelle la jeune femme était restée si longtemps assise -était convertie en chapelle ardente et des matelots en grande tenue veillaient -sur le pont autour de madame de Kerdren. Le pavillon en berne -était voilé de crêpe, et les ornements d’argent du cercueil disparaissaient -sous les fleurs.</p> - -<p>Il était grand matin quand le yacht mouilla dans le port, et la voiture -des pompes funèbre était presque seule sur le quai.</p> - -<p>Cependant une animation inusitée se devinait partout, on voyait des -fleurs aux maisons, et les promeneurs les plus matineux sortaient avec un -air de fête. Dans les cours, des bandes de travailleurs affairés finissaient -de garnir des voitures, et les cris des marchandes de bouquets commençaient -à se faire entendre.</p> - -<p>Ni Jean ni son cousin n’avaient songé qu’on était arrivé au temps du -carnaval, et par une coïncidence navrante, la jeune morte rentrait à Nice -le jour de la bataille des fleurs juste un peu plus d’un an après la soirée où -elle avait rencontré Jean chez madame de Sémiane.</p> - -<p>Malgré toute la hâte apportée aux derniers préparatifs, neuf heures -sonnaient au moment où le cercueil de madame de Kerdren, porté par -douze matelots, montaient du canot jusqu’au quai.</p> - -<p>Sur le velours noir brodé d’étoiles, on n’avait pas encore remis les -couronnes, et au moment où les porteurs arrivaient devant le char, deux -jeunes femmes élégantes et joyeuses, qui passaient là, s’arrêtèrent avec -respect.</p> - -<p>— Que c’est triste d’enterrer ses morts un jour de carnaval ! murmura -l’une d’elles.</p> - -<p>Et brusquement, d’un mouvement spontané, sans voir les deux officiers -en grande tenue qui suivaient, elle s’avança et posa sur le cercueil la botte -de lilas blanc qui remplissait ses bras, tout en faisant son signe de croix.</p> - -<p>Sa compagne mit à côté les violettes qu’elle tenait ; puis, saisies tout -à coup, prêtes à s’excuser, elles reculèrent en voyant les jeunes gens.</p> - -<p>Jamais elles n’oublièrent le salut grave et ému des deux marins, et -l’expression qu’il y avait dans les yeux de Jean, pendant qu’il regardait -la part qu’une pitié sympathique faisait à sa femme dans la fête du jour !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXVIII</h2> - - -<p>A l’ordination du comte de Kerdren, la moitié de Saint-Sulpice se -trouvait remplie par ses amis et ses camarades, et Jean s’est vu entouré à -cette occasion d’une sympathie générale. Yves, fidèle à sa parole l’a suivi -jusqu’à cette heure autant que le lui permettait la nouvelle vie de son cousin, -et tous ceux qui sont comme lui au courant de l’histoire de ce cœur -brisé ont senti leurs yeux se mouiller en voyant l’étole blanche du jeune -prêtre, avec ses lis d’argent enlacés, et surtout en regardant le dernier -d’entre eux, celui qui est inachevé, et dont la tête un peu brisée semble un -symbole.</p> - -<p>Kerdren est fermé et muet comme un tombeau. Les matelots du yacht -racontent le soir à la veillée les tristes mois de leur navigation, et les paysans -qui les écoutent pleurent au souvenir de « notre dame ».</p> - -<p>Jean n’a jamais pu prendre sur lui de rentrer au château, mais comme -il veut donner un bon maître à tous ces braves gens, il a décidé autrefois -avec sa femme qu’il mettrait le domaine dans la corbeille de mariage de -son cousin Yves. La collection de bijoux y est au complet, sauf la bague -de fiançailles. Jean n’a pas permis qu’on la retirât de la main d’Alice.</p> - -<p>— Il n’y aura plus de dame de Kerdren, a-t-il dit, je veux qu’elle -l’emporte !</p> - -<p>L’abbé de Kerdren a été envoyé dans la paroisse de Notre-Dame-des-Champs. -Il l’avait demandé, et on se l’explique quand on sait à quelle distance -du cimetière Montparnasse cette église est située.</p> - -<p>La douleur du jeune prêtre n’est plus ce qu’elle était dans les premiers -temps alors que son cousin terrifié croyait, en le voyant, à la folie ; mais la -plaie est toujours saignante au fond de son cœur ; et un soir d’été où il passait -dans la rue de Vaugirard, on l’a vu pleurer en s’arrêtant contre la grille -du Luxembourg.</p> - -<p>En face de lui, il y avait une fenêtre ouverte, et dans l’intérieur de la -maison, une voix jeune et fraîche chantait l’<i>Adieu</i> de Schubert avec tant -de pureté et de sentiment que toutes les notes de la mélodie arrivaient jusqu’à -lui, évoquant un à un les souvenirs du passé.</p> - - -<p class="c gap small">FIN</p> - -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JEAN DE KERDREN ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin:0.83em 0; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE<br /> -<span style='font-size:smaller'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE<br /> -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</span> -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state -visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Please check the Project Gutenberg web pages for current donation -methods and addresses. 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Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> diff --git a/old/66704-h/images/cover.jpg b/old/66704-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 15b17eb..0000000 --- a/old/66704-h/images/cover.jpg +++ /dev/null |
