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-The Project Gutenberg eBook of Jean de Kerdren, by Jeanne Schultz
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Jean de Kerdren
-
-Author: Jeanne Schultz
-
-Release Date: November 10, 2021 [eBook #66704]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-Produced by: Laurent Vogel (This book was produced from scanned images of
- public domain material from the Google Books project.)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JEAN DE KERDREN ***
-
-
-
-
-
- Jean
- de Kerdren
-
- Par
- Jeanne Schultz
-
- Nelson Calmann-Lévy
- Éditeurs Éditeurs
- 189, rue Saint-Jacques 3, rue Auber
- Paris Paris
-
-
-
-
-JEANNE SCHULTZ
-
-née en 1870
-
-Première édition de «Jean de Kerdren»: 1890
-
-
-
-
-JEAN DE KERDREN
-
-
-
-
-I
-
-
-L’un après l’autre, les canots venaient se ranger au pied des escaliers
-volants, comme des équipages bien stylés devant la marquise d’un hôtel.
-Lestement, avec la vivacité de gens qui vont à leurs plaisirs, les
-officiers descendaient et s’asseyaient sur les bancs garnis de tapis.
-Puis, sur le signal de l’un d’eux, tous les avirons, qui étaient restés
-levés en attendant le commandement, retombaient à la fois, et le canot
-filait sous cette vigoureuse impulsion.
-
-De chaque bâtiment de l’escadre, il en partait ainsi, et cela
-ressemblait à une petite ville dans laquelle un grand événement met tout
-le monde en branle.
-
-La mer, d’un bleu transparent, était si calme qu’elle n’aurait pas suffi
-à balancer le berceau d’un bébé un peu exigeant, et c’était un joli
-spectacle que celui de toutes ces embarcations soigneusement parées, et
-éclairées en plein par le soleil du matin.
-
-Les matelots, en grande tenue, se courbaient tous à la fois d’un
-mouvement parfaitement régulier, qui montrait tour à tour leurs tricots
-rayés et leurs cols d’une blancheur irréprochable; et les officiers, le
-cigare aux lèvres, s’interpellaient gaiement d’un canot à l’autre.
-
---Un jouet mécanique, fit tout à coup l’un d’eux en se retournant pour
-embrasser la flottille d’un coup d’œil. Petits rameurs remontés, petits
-officiers piqués sur les bancs: c’est le jeu de régates que je viens de
-donner à mes frères.
-
-Des rires lui répondirent et les plaisanteries continuèrent sur le même
-ton.
-
---A propos, interrompit un autre, qui donc manque du bord?... Mais c’est
-Kerdren?... Comment, le fou des fous; il ne serait pas du carnaval?
-
---Fou, de Kerdren?
-
---Laissez donc, reprit celui qui avait parlé le premier, vous ne le
-connaissez pas encore!...
-
---Voyons, d’Elbruc, qu’as-tu fait de Kerdren? continua-t-il en se
-tournant vers son voisin de droite.
-
---Rien de mal, je t’assure, répondit paisiblement celui qu’on
-interrogeait.
-
---Alors?
-
---Alors, il ne vient pas, voilà tout.
-
---Il est malade?
-
---Non.
-
---Mauvaises nouvelles? Triste?
-
---Non.
-
---En pénitence, peut-être?
-
---Pas même!
-
---Enfin, on ne manque pas des journées comme celle-ci sans une bonne
-raison!
-
---Aussi bien il en a une.
-
---Et, on peut savoir?...
-
---Parfaitement; je l’ai laissé dans le carré avec la guitare qu’il a
-achetée à Alger, et une méthode qu’il venait de recevoir de Paris: une
-méthode pratique pour commençants, avec _Exercices et airs gradués pour
-guitare, par Emanuelo Pincetto_. Il sait déjà la position des mains et
-la gamme d’_ut_, et il essayait, quand je suis parti, une valse lente en
-quatre notes. Le navire sauterait qu’il ne bougerait pas!
-
-Un rire général accueillit l’explication. En même temps on arrivait, et
-la manœuvre du débarquement s’opéra avec la précision mathématique qu’on
-avait remarquée au départ.
-
-Les matelots accostaient, les officiers sautaient à terre, et les canots
-allégés repartaient de leur allure de mouettes rasant l’eau.
-
-L’escadre de la Méditerranée, par un hasard bienheureux, s’était trouvée
-dans les parages de Nice, précisément à l’époque des jours gras. On sait
-que dans cette ville, le carnaval a conservé son importance et son
-cachet d’autrefois, et qu’on vient de fort loin pour passer là les trois
-jours qui précèdent le carême.
-
-Le contre-amiral de Verviers, commandant en chef de l’escadre, était
-assez jeune de caractère pour comprendre le désir muet de tout son
-personnel, et il avait en conséquence annoncé une halte qui n’était pas
-nécessitée uniquement par les besoins du service. On comprend d’après
-cela qu’il ne restât à bord comme officiers et comme matelots que ceux
-qui étaient absolument indispensables à la garde des bâtiments, ou
-quelques autres, très rares d’ailleurs, qu’une raison ou une fantaisie
-personnelle retenaient.
-
-Parmi ceux-là était l’officier à la guitare, celui qui jouait une valse
-lente. Assis dans le carré, comme l’avait dit son camarade, il
-s’absorbait dans son étude avec une application imperturbable dont les
-adieux des allants et venants ne l’avaient pas distrait un instant.
-
-Jean de Kerdren, comte de Penhoët, était le dernier descendant d’une
-race célèbre en Bretagne. Certains chroniqueurs font remonter le premier
-de ses aïeux aux compagnons du roi Arthur, et soutiennent qu’il eut
-l’honneur de s’asseoir à la Table ronde. D’autres, moins enthousiastes
-ou plus sincères, affirment qu’il n’est question de la famille que vers
-la dernière partie du règne de Charlemagne, alors que Jehan de Kerdren,
-Jehan le Fort, comme l’appellent les écrits du temps, se comparait
-naïvement, au milieu de ses domaines, au grand empereur dans son
-fabuleux empire.
-
-Il ne faudrait même pas affirmer si la balance penchait dans son esprit,
-que ce ne fût pas en faveur des Kerdren! Et par le fait, il avait cet
-avantage sur son illustre voisin que tout son petit peuple tenait dans
-sa main comme un seul homme, et que son pays avec son aspect sauvage,
-ses légendes mystérieuses et la langue bizarre et incompréhensible qu’on
-y parlait, était une conquête à laquelle nul n’était assez hardi pour
-songer.
-
-Les événements lui donnèrent raison sur un autre point, et les domaines
-de Kerdren assistèrent au démembrement de l’empire sans perdre ni une
-pierre ni une motte de terre. Cela n’augmenta d’ailleurs en rien
-l’orgueil de Jehan, par cette bonne raison qu’il était déjà au plus haut
-point qu’orgueil puisse atteindre, et que nulle merveille ne l’étonnait
-du moment où elle se produisait chez lui.
-
-A ce trait de caractère du premier des Kerdren, il faut en ajouter un
-autre dont témoignent quelques mots si familiers dans sa bouche, que les
-parchemins de l’époque les ont transcrits comme une sorte de devise. Le
-texte breton en était plus vigoureux peut-être; traduits en français,
-ils signifient:
-
-«Quand je tiens, jamais je ne lâche.»
-
-Ce mélange d’orgueil et de ténacité s’était transmis de père en fils
-comme faisant partie intégrante de l’héritage, de sorte qu’au moment de
-la grande Révolution les Kerdren «tenaient» encore à pleines mains tout
-ce qu’ils avaient reçu de leurs pères, et avaient en outre conservé
-l’habitude de se croire les premiers partout.
-
-Il y avait eu, à la vérité, quelques moments difficiles pour eux, et
-s’ils avaient traité d’égal à égal avec le roi Louis XI, ils n’avaient
-pas pu faire de même à l’époque du cardinal qui aimait si peu les têtes
-hautes, et surtout pendant le règne suivant.
-
-Mais en somme, en 1789, ils avaient encore la part belle, et s’ils
-n’exerçaient plus officiellement leurs droits d’épave, de justice et
-autres, il est à croire qu’ils n’y perdaient rien en réalité.
-
-Malheureusement, quand vint l’heure terrible pour la noblesse, il n’y
-avait plus d’opiniâtreté qui tînt. Peut-être la jeune armée de la
-République avait-elle plus de puissance que celles des temps passés;
-peut-être est-ce tout simplement qu’elle tirait plus fort à elle,
-toujours est-il que cette fois de nombreux morceaux furent arrachés aux
-domaines de la famille, et que si Jehan avait pu parler dans sa tombe,
-il aurait été forcé de convenir qu’il n’y a pas que les grands empires
-qui croulent.
-
-Du reste, l’orgueil fut sauf, on ne parla pas de ruines; les seuls
-représentants de la famille à cette époque étaient une jeune veuve et un
-enfant en bas âge, et il restait encore aux Kerdren de quoi remplir de
-si petites mains.
-
-Peu à peu, par des héritages, de riches alliances, la splendeur reparut,
-et à l’époque actuelle, si les Kerdren n’étaient plus tout à fait rois,
-on les regardait encore en Bretagne comme si riches de gloire et de
-noblesse que leur immense fortune en était presque oubliée; et Dieu sait
-si c’est une aventure commune en plein XIXe siècle que de voir oublier
-de l’or, pour quelque chose que ce soit!
-
-
-
-
-II
-
-
-De temps immémorial tous les comtes de Kerdren avaient été marins.
-
-Pirates tant qu’ils l’avaient pu, bien entendu, servant dans la marine
-régulière depuis qu’ils n’avaient plus le choix de faire la guerre pour
-leur propre compte. Ils l’avaient faite d’ailleurs avec cette énergie
-emportée qui les distinguait, et le nombre d’Anglais dont ils avaient
-débarrassé le royaume ne se calcule pas. Seulement en cela ils
-entendaient qu’il fût bien compris qu’ils agissaient non pas pour obéir
-au roi, mais pour leur bon plaisir.
-
-Plus tard, introduits à la cour, ils avaient conservé dans presque toute
-son intégrité leur cachet personnel, et avaient toujours apporté leur
-dévouement comme un don volontaire, jamais comme un dû. Seulement comme
-il était convenu que partout où on se battait pour une cause qu’ils
-approuvaient il y avait un Kerdren, aucun d’eux n’avait jamais laissé
-chômer son historien de traits héroïques ou chevaleresques, et s’il
-n’est pas fait mention de leur nom aux plus tristes jours de 93, c’est
-que le père du petit comte, qui à cette époque grandissait sans soucis
-dans ses landes, venait d’être tué dans la guerre d’Amérique.
-
-Tous les traits distinctifs de sa race, mêlés à quelques autres qui lui
-donnaient sa physionomie personnelle, se retrouvaient chez le comte
-actuel, le jeune officier de marine qu’on a vu à bord d’un des bâtiments
-de l’escadre.
-
-C’était au physique, un homme qu’on pouvait ne pas aimer, mais qu’on
-était en tout cas contraint de respecter. Grand, large d’épaules, avec
-le buste élégant et la démarche vive, il donnait au premier abord
-l’impression de la force et de la décision. C’était ce qui frappait
-avant tout, et on ne remarquait qu’un peu après sa parfaite distinction
-et ses façons de gentilhomme.
-
-Sa figure, sans être régulièrement belle, était cependant remarquable.
-Son front, un vrai front de Breton, bien carré, et où on lisait la
-ténacité en gros caractères, accusait en même temps une intelligence que
-ses compatriotes n’ont pas coutume d’avoir à un tel degré; et les
-sourcils qui le traversaient, un peu rudes et un peu touffus, étaient
-très purs de forme.
-
-Le nez assez long, avec des ailes très relevées et toujours
-frémissantes, donnait l’idée d’une perpétuelle activité d’esprit; de
-quelque chose de chercheur, de toujours en éveil.
-
-La coupe de figure, grâce aux favoris d’ordonnance, rappelait celle de
-la moyenne des officiers de marine. La bouche, d’une extrême fermeté,
-était garnie des plus belles dents qu’on puisse voir, et souriait, quand
-elle voulait bien sourire, avec un charme qui tranchait bizarrement sur
-ce fond hautain.
-
-Les yeux, enfin, qui à eux seuls auraient rendu beau un visage
-disgracié, étaient une flamme perpétuelle.
-
-Largement fendus, en yeux qui ne craignent pas de se montrer, ils
-reflétaient en quelques instants une telle variété d’impressions que
-leur nuance en paraissait changée, et qu’ils semblaient posséder une
-gamme de tons partant du noir absolu pour arriver à des reflets
-bleuâtres, à mesure que l’énergie un peu sauvage du premier regard
-s’adoucissait successivement. Aussi faisaient-ils songer à l’aigle, au
-lion, au soleil, à tout ce qui ne se fixe pas aisément enfin, et quand
-on voyait le teint brun un peu doré du jeune homme, on était tenté de se
-demander s’il ne s’était pas brûlé lui-même à ses propres rayons.
-
-Au moral, c’était un mélange curieux des signes caractéristiques de sa
-race, et d’autres sentiments plus modernes.
-
-L’orgueil et la ténacité légendaires se retrouvaient chez lui à un point
-extrême, et la devise de Kerdren:
-
- Kerdren devant
- Jamays ne lasche,
-
-lui convenait aussi bien qu’à qui que ce fût de sa maison; seulement sa
-fierté différait un peu de celle de ses pères, en ce qu’il n’avait nulle
-morgue vis-à-vis de son entourage, et était encore plus fier d’être
-Français que Kerdren. Or, c’était un pas qu’on n’avait point fait
-jusqu’à lui.
-
-Resté orphelin après la guerre de 1870 d’où son père n’était pas revenu,
-Jean avait passé les premières années de sa vie dans un travail soutenu
-et toujours solitaire; de sorte qu’à dix-huit ans, en entrant à l’École
-polytechnique, il avait ce caractère qu’il s’était fait à lui tout seul,
-fier, entier, brave, et un peu taciturne. Ces deux années de vie commune
-avec cette jeunesse remuante et joyeuse lui avaient donné la note de
-gaieté qui manquait à son esprit; mais il avait pris cet entrain qui lui
-arrivait tardivement, d’une façon particulière, et comme une sorte de
-provision qu’on met à part.
-
-De temps en temps, il entr’ouvrait la porte de sa cachette, et nul
-n’avait alors plus de gaieté et n’était plus amateur de folies quelles
-qu’elles fussent; puis tout à coup, c’était fini, et on osait à peine se
-souvenir en face de ce visage sérieux du moment précédent.
-
-Avec cela le camarade le plus obligeant, l’ami le plus sûr, il offrait
-assez de contradictions et de mélanges singuliers pour qu’on pût
-comprendre la réputation d’extrême originalité qu’il avait dans le
-monde.
-
-Sorti de l’École à vingt ans, il était passé de là directement sur le
-pont d’un navire, et avait sollicité depuis lors embarquement sur
-embarquement. Après son amour pour son pays et sa très haute idée des
-Kerdren, sa troisième passion, c’était la mer. Depuis tout petit, elle
-était sa fascination, son amie, sa poésie.
-
-Seuls, ceux qui ont vécu sur les côtes peuvent se rendre compte de la
-place immense que tient la mer dans l’esprit de ceux qui habitent ses
-bords. Elle est tout pour ces hommes, non seulement parce qu’elle les
-nourrit, mais parce qu’ils l’aiment.
-
-Aussi faut-il voir avec quel dédain ils parlent des paysans de
-l’intérieur, des «terriens» comme ils disent.
-
-Ils s’estiment cent pieds au-dessus, et ne se gênent pas pour le dire.
-
-Cette mort toujours possible ne les détache même pas. Apitoyés
-sincèrement par les victimes de la veille, ils n’en repartent pas moins
-confiants le lendemain. Leur bateau à eux est si bon, et la Vierge est
-si puissante!
-
-L’impression ressentie avec tant de vivacité par des gens sans éducation
-devait être naturellement plus forte encore dans un esprit de la trempe
-de celui de Jean; aussi avait-il voué à la mer, depuis tout enfant, une
-adoration qui n’avait fait que s’accroître avec les années.
-
-Cette grande chose lui semblait digne d’aller de pair avec lui; il la
-comprenait dans ses fureurs, et il admirait la façon dont elle se
-lançait sur les roches et sur les falaises.
-
-En revanche, il l’aimait un peu moins quand elle se calmait; il lui en
-voulait, disposant de tant de force, de se faire tout à coup aussi
-paisible qu’un petit lac, et de venir baigner d’une façon caressante les
-mêmes choses qu’elle heurtait si rudement la veille.
-
-Dans l’ardeur de ses quinze ans, il en était pour la tempête
-perpétuelle!... Cependant il ne lui tenait pas longtemps rigueur, et
-blotti dans un creux de rocher, il se laissait bercer par ses chants
-comme par ses hurlements.
-
-Parfois, il lui faisait ses confidences, et pas un être au monde ne
-pouvait se vanter d’avoir entendu de la bouche de Jean autant de choses
-intimes que cet Océan qui était le bizarre et presque l’unique compagnon
-de sa jeunesse.
-
-Son goût pour les jours de gros temps lui était toujours demeuré, et à
-l’heure présente, quand il voyait les vagues bondir autour de son navire
-comme jadis sur les roches de Kerdren, quand surtout, à force de
-sang-froid et d’habileté, il restait le maître dans sa lutte contre les
-éléments, il sentait en lui un tressaillement de joie. Mais en même
-temps au fond du cœur il plaignait son amie de s’être laissé battre, il
-lui semblait qu’elle devait en être humiliée, et il lui prenait des
-envies de lui parler comme jadis pour la consoler.
-
-Jamais il n’était plus heureux que pendant ses quarts de nuit; alors
-qu’il se voyait là bien seul avec les étoiles et l’eau, debout sur la
-passerelle, et ses yeux perçant l’obscurité. Il se comparait comme dans
-ses rêves d’enfant au génie de la mer, et répétait volontiers avec les
-pirates d’autrefois:
-
- La tempête nous mène où nous voulons aller,
- Et l’ouragan est la voile de nos bateaux.
-
-Faut-il s’étonner qu’avec un semblable caractère il préférât le pont de
-son navire à tout autre lieu, et n’eût vécu dans le monde
-qu’accidentellement et en passant?
-
-Ce n’était pas qu’il y fût gauche ou mal à l’aise; son nom lui donnait
-droit de cité partout, et son aisance de gentilhomme lui assurait
-partout aussi un accueil flatteur, mais il s’y plaisait peu en général.
-
-Il lui arrivait cependant, au milieu d’un cercle intime, de se laisser
-aller à sa plus joyeuse humeur; il aurait alors déridé le remords
-lui-même, réputé pourtant le plus triste des personnages. Il se
-chargeait de tout, organisait avec son impétueuse activité les parties,
-les comédies, les déguisements les plus burlesques; mais comme ses
-congés étaient toujours fort limités, l’ordre d’embarquer arrivait; or,
-là devant rien ne tenait, en un clin d’œil le marin reparaissait; il
-bouclait sa valise, partait à la hâte, il semblait qu’il n’arriverait
-jamais assez tôt, et on en avait pour trois ans avant de jouer la
-comédie si on voulait attendre M. de Kerdren.
-
-Si, dans ces rapides occasions, Jean avait fait quelques passions, il ne
-paraissait pas qu’il en eût éprouvé de son côté, et l’entrain avec
-lequel il repartait chaque fois témoignait de sa parfaite liberté de
-cœur et d’esprit.
-
-Sa résolution hautement avouée était de ne se marier jamais. Aimant sa
-profession comme il l’aimait, il la regardait assez justement comme
-incompatible avec la vie de famille. «La première condition pour être
-bon officier, disait-il, c’est la liberté absolue de toute attache; il
-faut pouvoir, sur un ordre, partir sans arrière-pensée d’un bout du
-monde pour l’autre bout, et c’est ce qui est impossible à un mari et à
-un père. La femme est souffrante, le bébé a besoin de changer d’air, on
-les soigne, on les aime, et on envoie au diable le service qui vous
-appelle en Cochinchine quand on laisse tout son cœur en France. Il faut
-choisir, et j’ai choisi; je reste bon marin, et pareil au doge de
-Venise, c’est à la mer que j’ai donné mon anneau de fiançailles.»
-
-Comme on le sait d’ailleurs, par suite de son genre de vie, Jean, enfant
-et jeune homme, avait vu fort peu de femmes de la société dans son
-entourage; il en résultait qu’il les connaissait assez mal et les
-regardait volontiers comme plus délicates et plus frêles qu’elles ne le
-sont en réalité. Elles lui faisaient l’effet de jolis objets de luxe
-qu’il faut des soins infinis, beaucoup de coton et des ménagements de
-tous genres pour garder ou transporter; et ce métier d’emballeur lui
-semblait peu enviable.
-
-Il y avait bien cependant dans l’histoire de sa famille des souvenirs
-qui lui montraient des héroïnes n’ayant rien des faiblesses de ce genre;
-mais leur sang était le sang des Kerdren, et tout s’expliquait par là.
-
-Du reste, poli comme Louis XIV avec toutes les femmes, leur sexe leur
-était un droit auprès de lui à la courtoisie la plus chevaleresque et
-même à une protection qui pouvait aller jusqu’au dévouement. L’habitude
-datait de loin dans sa famille, et Jean n’avait pas jugé qu’il fût à
-propos de se moderniser sur ce point.
-
-
-
-
-III
-
-
-L’animation était à son comble dans les rues de Nice, et la journée des
-_confetti_ s’annonçait comme devant être des plus brillantes.
-
-On sait en quoi consiste le divertissement de ce premier jour de
-carnaval et quel aspect unique donnent à la ville les déguisements qui y
-fourmillent.
-
-Du plus pauvre au plus riche, le branle est donné, et non seulement
-parmi les étrangers venus pour s’amuser, mais chez les habitants mêmes.
-
-Papier ou soie, chacun a fait selon sa bourse; mais chacun se dépense
-individuellement, criant, riant, se trémoussant, et de là résulte cette
-prodigieuse animation, cet entrain endiablé qui gagnent tous ceux qui en
-sont témoins sans qu’ils puissent savoir comment.
-
-Ce n’est pas un spectacle ordonné à l’avance, ce sont des gens qui
-s’amusent follement pour leur compte, et qui au bout de dix minutes vous
-donnent l’envie irrésistible d’en faire autant.
-
-Lancer le plus de _confetti_ qu’on peut, en recevoir le moins possible:
-voilà la grande affaire; et pour qui connaît ces dragées de plâtre,
-assez friables pour s’émietter sur les victimes qu’elles enfarinent,
-mais assez dures pour que la grêle en soit sensiblement désagréable,
-cette double ambition se conçoit à merveille.
-
-Jetés à la pelle des voitures sur les piétons, des balcons sur toute la
-foule, c’est une nuée comparable seulement aux sauterelles d’Égypte.
-
-Au bout de deux heures, le sol en est jonché, les chevaux y enfoncent
-leurs sabots, et les voitures semblent avoir quatre roues de moulin,
-broyant sans relâche une farine grisâtre.
-
-Sur tout cela un soleil éclatant qui change en poudre d’or cette
-poussière aveuglante, une bonne humeur et une convenance à déconcerter
-la police, et au travers de cette brume artificielle des quiproquos, des
-rencontres, des visions fantastiques, avec le mystère du masque et
-l’attrait de l’inconnu pour excitants.
-
-La fête battait son plein.
-
-Arrêtés au coin d’une rue, trois jeunes gens, ou ce qu’on avait le droit
-de supposer tels, sous l’enveloppe luisante qui affirmait des marsouins
-gigantesques, tenaient conseil.
-
-Debout, en face d’eux, sur des tréteaux établis à la diable, et qui
-faisaient trembler pour la sûreté de leur possesseur, un grand domino
-captivait la foule.
-
-Appuyé contre une caisse de confetti qui lui allait à mi-corps, une
-pelle dans chaque main, il s’escrimait sans relâche, et la vivacité de
-ses mouvements, ses ripostes aux lazzi qui montaient, faisaient de ce
-siège qu’il soutenait à lui seul une scène fort plaisante.
-
-Seulement, conjectures et indiscrétions restaient vaines. Le capuchon du
-domino rabattu comme celui d’un chartreux enveloppait toute la tête
-d’une ombre mystérieuse, et les curieux, criblés littéralement,
-passaient leur chemin le dos rond, pendant que les marsouins, désormais
-convaincus, s’avançaient à leur tour.
-
-Mais avec une attention égale à la leur, le domino avait suivi leur
-marche, et s’armant d’un grand seau déposé à ses pieds, il l’emplit
-jusqu’aux bords, et tant sur le trio que sur la foule ahurie, lança à la
-volée, une fois, deux fois, dix fois, tout ce que contenait son
-formidable récipient.
-
-Un mélange de cris et de rires s’éleva comme une tempête, et un des
-jeunes gens si vertement accueillis sauta d’un bond sur les tréteaux et
-plongea ses deux mains dans la caisse en criant au domino:
-
---Part à deux, Kerdren, hein?
-
---Part à tout seul si tu veux, répondit-il en renversant son capuchon et
-en faisant le geste de s’éventer, je n’en peux plus. Voilà une heure que
-je joue le rôle de robinet près de ce réservoir sans arriver à
-l’épuiser: je veux marcher dans le tas.
-
-Et comme à peine le pied à terre, il voyait les convoitises allumées
-autour de son établissement:
-
---Monte ici, gamin, cria-t-il, en prenant par la ceinture un enfant qui
-le regardait: pelle, seau, confetti, tout est à toi!
-
-Puis sans attendre un remerciement qui ne paraissait pas formulable au
-petit avec des mots ordinaires, il passa son bras sous une des nageoires
-arrondies que lui tendait son ami, et tous quatre s’éloignèrent d’un pas
-rapide.
-
---Alors cette guitare? fit l’un d’eux au bout de quelques pas, une
-feinte cette guitare pour mieux nous tromper tous?
-
-A quoi Kerdren avait répondu avec son flegme ordinaire par la
-description de sa matinée.
-
-La guitare n’avait que trois cordes; la dernière exterminée, le jeune
-officier avait fumé tous ses cigares; puis, saisi du caprice contraire,
-s’était fait mettre à terre.
-
-Un domino choisi, d’un lilas tendre en l’honneur du printemps, il
-s’était construit cet échafaudage au coin d’un carrefour, attendant
-quelque camarade passant; et les camarades venus, il ne demandait qu’à
-les suivre où ils allaient.
-
-Jusqu’au soir, la bande des jeunes officiers, qui s’était augmentée
-comme une boule de neige, s’amusa partout et de tout, et Jean s’était
-assez mis dans le mouvement pour être le premier à sauter dans les
-canots le lendemain matin.
-
-Le premier jour du carnaval, tout est burlesque et point d’excentricité
-ne peut craindre d’aller trop loin.
-
-Le lendemain c’est le tour de la poésie, et c’est de grâce et d’élégance
-qu’on lutte. On se bat encore; mais à armes courtoises cette fois, et
-les projectiles sont des bouquets.
-
-Des fleurs, des fleurs, et encore des fleurs, tel est le mot d’ordre de
-la journée. On en voit partout, il y en a dans toutes les mains, et la
-ville ressemble à un gigantesque parterre.
-
-Le mimosa, les violettes de Parme, les roses, le muguet: tout ce qui, à
-cette époque, garde encore un air de serre à Paris, et se cache derrière
-les vitrines des magasins, s’étale ici en liberté, orne les balcons, et
-embaume le plein air, comme des fleurs qui sont chez elles.
-
-La profusion en est telle qu’on est tenté de croire le sol encore plus
-fécond qu’il n’est en réalité, et de s’imaginer que tous ces festons et
-ces guirlandes viennent d’éclore spontanément sous le premier rayon
-matinal.
-
-Le luxe avec lequel sont ornées les voitures ne se voit que là, et le
-défilé des chars de fleurs sur la promenade des Anglais ne peut se
-comparer à rien d’autre.
-
-Le plus modeste fiacre remplace ses lanternes par de gros bouquets,
-enguirlande les harnais de ses chevaux ou change en rayons parfumés les
-jantes de ses roues; et quant aux voitures particulières, chacune
-d’elles est un poème.
-
-Tout ce qui est partie solide, là-dedans se dissimule, de sorte qu’on
-voit avec stupéfaction passer devant ses yeux un buisson de lilas, une
-botte de roses ou une corbeille de jacinthes, avec des femmes en
-toilettes claires qui émergent de là, assises, debout, ou peut-être
-fleuries depuis une heure avec les derniers boutons, on n’en sait rien
-au juste.
-
-On dirait que le bon temps des fées et des enchanteurs est revenu, et il
-ne manque à tous ces gracieux équipages qu’un attelage de tourterelles
-ou de licornes blanches pour les traîner sur ce sol fleuri de bouquets
-qu’elles foulent.
-
-Le char qui avait obtenu le prix, cette année-là, représentait un grand
-bateau fait de roses thé et de violettes claires, et qui semblait voguer
-sur une mer de petites fougères et de capillaires entremêlés de grands
-roseaux.
-
-Le mât, les cordages qui couraient légèrement d’un bout à l’autre, le
-gouvernail, l’ancre qui traînait sur le fond vert avec sa longue attache
-de violettes, tout était parfait, et le pavillon tricolore qui se
-balançait à la corne avait presque dans ses plis la souplesse de la
-soie.
-
-Bouches béantes dans l’excès de leur admiration, les matelots de
-l’escadre contemplaient pour la dixième fois le passage du char sans que
-le plaisir leur en parût moins neuf.
-
-Bien que critiquant en gens du métier les détails qui leur semblaient
-pécher, ils ne se sentaient pas moins tous glorifiés dans la personne de
-ce bateau qui venait d’être primé, et la foule en jugeait de même, car à
-chaque rencontre des matelots et du voilier fleuri, c’étaient des vivats
-et des bombardements galants qu’ils recevaient et qu’ils rendaient, en
-gens habitués à des succès semblables.
-
-Des hommes aux officiers l’enthousiasme était le même, et jamais
-l’inspiration n’avait été plus à propos pour eux que de décider ce
-matin-là qu’ils se «déguiseraient» simplement en marins de l’escadre.
-Aussi étaient-ils assez désignés à l’attention pour qu’un domestique en
-culottes courtes, qui circulait depuis un instant dans la foule avec
-l’aisance que donnent les cohues de salon, arrivât droit à eux, et après
-une brève information s’inclinât devant Jean en lui tendant une lettre.
-
-L’enveloppe était mignonne, cachetée d’une goutte de cire, et les rires
-et les plaisanteries éclatèrent pendant que le domestique s’éloignait de
-quelques pas et demeurait immobile, tête découverte, en homme qui sait
-n’en avoir pas fini.
-
-Escalade, offre d’un second, couleur des cheveux et des yeux; ses
-camarades avaient tout dit pendant que Jean courait à la signature et
-lisait avec un sourire qui redoublait les plaisanteries. Puis, faisant
-le silence d’un geste:
-
- «Résignez-vous, mon cher ami, commença-t-il à haute voix, ceci n’est
- même pas l’ombre d’une intrigue, quoique la lettre vienne d’une femme,
- et je pense que vous allez cordialement m’envoyer à tous les diables,
- en voyant qu’il ne s’agit que de moi!...
-
- «Ne protestez pas. Il est certain que la bonne fortune est petite pour
- un jour de carnaval, et je souhaite... Non! je ne souhaite rien du
- tout, si vous voulez vous rappeler ce soir que j’ai loué cette année
- une villa encore plus grande que d’habitude, et que ma salle à manger
- notamment est de taille à contenir tous les lions du jour.
-
- «Ceci désigne assez, s’il faut en croire les bruits qui sont montés
- jusqu’à ma fenêtre, vous et autant de vos camarades qu’il vous plaira
- de m’en amener.
-
- «Mon maître d’hôtel est préparé à l’aventure et je vous promets que
- nous ne mourrons pas tout à fait de faim. Ajoutez à cela que j’attends
- ce soir quantité de jolies Niçoises, et que mon piano, si vieux qu’il
- soit, tiendra bien encore debout jusqu’à minuit... Je dis minuit, car
- cette fois ce sera bien plus grave encore que l’heure de Cendrillon,
- ce sera l’heure du carême!...
-
- «Excusez-moi auprès de vos amis, de ne pouvoir leur faire des
- invitations plus personnelles, et expliquez-leur bien que j’aime tous
- les marins, à commencer par vous.
-
- «FRANÇOISE DE SÉMIANE.»
-
-Il faut croire que tous les marins qui se trouvaient là se sentaient
-également disposés à aimer la comtesse de Sémiane, car il se trouva que
-le groupe qui entourait Jean accepta l’invitation à l’unanimité, comme
-l’expliqua le jeune officier qui les comptait en répondant un court
-billet d’acceptation.
-
-La comtesse de Sémiane, veuve depuis quelques années d’un des derniers
-gentilhommes de Charles X, avait été l’amie intime de la grand-mère de
-Jean.
-
-Elle avait vu sa mère enfant, jeune fille et jeune femme, et
-s’intéressait par cela même beaucoup à lui.
-
-Seulement sa terre d’Auvergne était si loin de la Bretagne qu’elle
-connaissait à peine le jeune homme quand il était entré à l’École.
-
-Elle l’avait beaucoup reçu alors, pendant les hivers qu’elle passait à
-Paris, et l’aimait à sa façon sans être jamais arrivée à le comprendre.
-
-Ce caractère tout d’une pièce lui faisait un singulier effet, et elle
-prétendait que Jean lui produisait l’impression d’une boîte bien fermée
-dont le couvercle palpite sans cesse, et qu’on suit de l’œil avec un
-battement de cœur en se demandant s’il va en sortir une bête féroce ou
-une colombe.
-
-Elle lui avait néanmoins proposé de le marier à quelque jolie héritière,
-pensant qu’il était de son devoir de douairière de l’aider sur ce
-chapitre; mais comme il avait repoussé toutes les propositions
-matrimoniales, expliquant qu’il transmettrait son nom et son titre à un
-cousin pour qu’ils ne tombassent pas en désuétude, elle n’y avait plus
-songé, et bornait désormais ses bons offices à lui ouvrir sa maison
-partout où elle en avait l’occasion.
-
-
-
-
-IV
-
-
-On venait de quitter la salle à manger, et le café circulait dans le
-grand salon de la comtesse.
-
-La villa qu’elle habitait, admirablement située, était entourée d’une
-profusion de palmiers d’où elle avait pris son nom, et le salon qui
-s’ouvrait sur un jardin d’hiver, puis sur une vérandah découverte,
-arrivait ainsi par degrés, et de massifs en massifs, jusqu’au véritable
-jardin.
-
-L’influence du jour se faisait sentir là comme partout, et de quelque
-côté qu’on se tournât, il y avait des fleurs et encore des fleurs. Les
-hommes massés près des fenêtres causaient par groupes, et la comtesse
-circulait autour des corbeilles, allant gracieusement des uns aux
-autres.
-
---C’est vraiment un fait digne de remarque, dit-elle tout à coup en
-s’approchant des officiers. Partout où il y a des lumières et des
-uniformes, cela prend un air de bal.
-
---On en devrait louer, comme on loue des appliques, n’est-ce pas,
-madame? répondit gaiement Jean; ce serait un moyen de relever les
-soirées ternes... Notez que ce n’est pas pour ici que je dis pareille
-chose!
-
---Ce serait difficile à croire avec ce qui nous arrive! Regardez bien.
-Voilà qui est plus égayant encore pour les yeux que les lumières, et
-même les épaulettes, ne vous déplaise!
-
-Et la comtesse, qui s’éloignait tout en finissant sa phrase, marcha
-vivement du côté de la porte, sur le seuil de laquelle un domestique
-annonçait à haute voix:
-
---Monsieur le comte et mademoiselle de Valvieux.
-
-Madame de Sémiane n’avait rien exagéré, et la nouvelle venue était en
-effet aussi bonne à voir qu’on pouvait le souhaiter.
-
-D’une taille au-dessus de la moyenne, extrêmement mince et élancée, elle
-faisait songer à un jeune peuplier dont on vient d’enlever le tuteur
-pour la première fois, et qui ne sait pas encore au juste s’il va
-pouvoir se tenir droit tout seul. Ses épaules mêmes étaient étroites,
-mais cela lui donnait une sorte de grâce enfantine; c’était d’ailleurs
-le seul reproche qu’on pût lui faire.
-
-Tout le reste était parfait, et, charme plus rare encore que sa beauté,
-elle paraissait complètement ignorante de ce qu’elle était.
-
-Sa figure, d’un ovale délicieux un peu allongé, avait un teint d’une
-fraîcheur éblouissante, mais en même temps d’une coloration et d’une
-transparence si particulières qu’on ne peut le rendre qu’en le comparant
-à ces pétales intérieures des roses du Bengale qui vont en dégradant
-insensiblement de ton depuis les bords jusqu’au fond, et arrivent ainsi
-du rose exquis au blanc le plus pur.
-
-Ses cheveux ondés naturellement comme ceux des statues grecques,
-encadraient cette finesse d’un blond cendré, dont la douceur était
-extrême. On eût dit que, sur la nuance primitive tout à fait dorée, on
-avait semé à profusion une fine poussière d’argent. La bouche, aux
-lèvres un peu épaisses, avait l’air d’une fraise bien mûre, et les dents
-étaient si jolies et si égales qu’on avait dû prendre la peine de les
-choisir une à une. Mais l’originalité de sa figure était ses yeux bruns
-et veloutés comme une capucine bien sombre, et qui se retroussaient tout
-à coup au coin par un caprice inattendu, infiniment gracieux. Les
-sourcils suivaient le même mouvement, et il en résultait que le regard
-avait toujours quelque chose d’un peu étonné et de naïf dont on lui
-savait gré, car tant de beauté appelle en général plus d’assurance.
-
-La toilette qu’elle portait encadrait à merveille sa grâce et sa
-jeunesse, et on ne comprenait pas qu’elle pût être autrement vêtue qu’on
-la voyait là. Sur une étoffe légère, on avait cousu ou collé une
-quantité de boutons de roses mousseuses qui formaient un semis serré et
-qui donnaient de loin l’idée de ces belles soies brochées d’autrefois
-dont le relief était palpable. Tout le devant de la jupe et du corsage
-était pareillement couvert de muguet, et les mêmes fleurs se
-retrouvaient dans les cheveux.
-
-C’était le printemps fait femme, et tournant si heureusement les
-difficultés de la toilette actuelle qu’il restait gracieux en dépit de
-la mode.
-
-Un murmure discret mais expressif accueillit l’entrée de la jeune fille,
-qui déjà intimidée en sentant tous les yeux fixés sur elle, et éblouie
-par les lumières, perdit tout à fait contenance et tendit à la comtesse
-un gros bouquet fait des mêmes fleurs que celles qui ornaient sa robe,
-en balbutiant comme une écolière qui oublie tout à coup le compliment
-qu’elle devait réciter.
-
---Elles sont charmantes, dit affectueusement madame de Sémiane en
-prenant le bouquet, et en gardant la main qui le tendait. Est-ce que
-vous les avez cueillies sur vous? ajouta-t-elle en souriant.
-
-Puis laissant à la jeune fille le temps de se remettre, elle se tourna
-vers le comte de Valvieux en lui parlant avec vivacité des incidents de
-la journée.
-
-Il n’était pas possible d’imaginer un plus grand contraste que celui qui
-existait entre le père et la fille: elle si mince et si grande; lui,
-d’une taille moins que moyenne, d’une carrure athlétique et d’une
-constitution sanguine.
-
-C’était un de ces hommes dont les passants disaient habituellement en le
-rencontrant:
-
-«Eh bien! celui-là, il est sûr de son affaire, il mourra d’apoplexie.»
-
-Très homme du monde, très aimable, il avait une façon de regarder sa
-fille qui exprimait une admiration si complète et une tendresse si
-pleine d’orgueil que cela faisait plaisir de voir ses yeux la suivre.
-
-Au bout d’un instant, le petit groupe était dans la serre où madame de
-Sémiane avait conduit mademoiselle de Valvieux sous prétexte,
-disait-elle, de lui faire rejoindre ses pareilles, et où elle la laissa
-bientôt après pour recevoir de nouveaux arrivants.
-
-Le salon se remplissait rapidement, et comme la comtesse remarquant
-l’absence de sa jeune amie retournait la chercher:
-
---Je vous y prends, dit-elle à Jean qui se tenait debout les yeux fixés
-sur la porte de la serre, vous la guettez. Allons, convenez-en?
-
---Je vous avouerai que oui, madame. Je meurs d’envie de savoir comment
-cette jeune fille, vêtue comme elle l’est, va s’y prendre pour s’asseoir
-tout à l’heure.
-
---Vous êtes un sauvage, répondit la comtesse avec indignation, et je
-désespère de vous convertir.
-
-Elle ramena promptement mademoiselle de Valvieux, et lui offrant un
-fauteuil placé à deux pas du jeune officier:
-
---Là, lui dit-elle, asseyez-vous ici, on est tout à fait chez soi dans
-ce petit coin.
-
-Puis s’avançant imperceptiblement vers Jean:
-
---Eh bien! est-elle si gauche que cela? reprit-elle tout bas.
-
---Eh bien! répliqua-t-il le plus gravement du monde, elle les écrase,
-voilà tout. C’est absolument ce que je pensais.
-
---Eh! maugrebleu, comme disait mon pauvre comte, que vouliez-vous
-qu’elle en fît?
-
---Qu’elle les laissât sur le rosier...
-
---Pour compenser celles que vous avez massacrées aujourd’hui peut-être?
-
---Précisément, madame. Je n’aime pas à voir des sœurs s’entre-dévorer.
-
---Ah! ceci est gentil! La fin rachète le commencement.
-
---C’est que la fin est dite pour vous faire plaisir!
-
---Il n’avouera même pas qu’elle est jolie! fit-elle en haussant
-imperceptiblement les épaules. Et dansez-vous, au moins, malgré tous vos
-méfaits?
-
---Pendant un tour de cadran, quand je suis aussi en train que ce soir.
-
---Allons, c’est toujours ça!
-
-Elle le quitta avec un soupir de soulagement pour donner ses ordres au
-pianiste, et une minute après elle était entourée de la moitié des
-jeunes gens qui étaient dans le salon.
-
-«Pouvait-on les présenter à mademoiselle de Valvieux? à cette jeune
-fille en rose? à cette jolie personne?» Chacun la désignait de son
-mieux, mais ils avaient tous le même objectif: ils voulaient tous danser
-avec elle.
-
-La comtesse se tourna du côté où elle avait laissé Jean; il avait
-disparu, et elle le vit de loin s’incliner devant une jeune femme. Il ne
-lui restait plus qu’à conduire cette grappe de danseurs à Alice de
-Valvieux, et à lui en faire la nomenclature le plus rapidement possible.
-
-Une coutume de Jean, chaque fois qu’il se trouvait en soirée, était de
-s’occuper de préférence des jeunes filles généralement négligées. Il y
-mettait tant de bonne grâce et de naturel qu’il était impossible de voir
-là-dedans un acte de charité, et on ne peut savoir combien ce beau
-cavalier, qui très facilement se trouvait être l’homme le plus
-remarquable d’un salon, avait provoqué ainsi de reconnaissances
-silencieuses.
-
-Ses camarades le plaisantaient parfois là-dessus et s’amusaient de cette
-manifestation chevaleresque.
-
---Je trouve révoltant, répondait-il alors, cette sorte d’exposition
-pendant laquelle des femmes sont là à attendre le bon plaisir d’un tas
-de freluquets qui circulent devant elles le lorgnon à l’œil, et les
-examinant comme des marchands d’esclaves feraient à Constantinople. Je
-n’entends pas qu’on me prenne pour un Turc, et j’agis en conséquence.
-
-Son exemple entraînait parfois quelques amis, et le groupe des jeunes
-officiers s’était fait une réputation de haute courtoisie partout où il
-allait en masse.
-
-Fidèle à ses habitudes, ce soir-là, il ne chercha pas une fois à fendre
-le cercle toujours nombreux qui entourait Alice, et il se reposait dans
-un coin de la serre, de l’air d’un homme qui se sent fort de sa
-conscience, quand la comtesse se retrouva à ses côtés.
-
---Jean, lui dit-elle, que vous a fait mademoiselle de Valvieux?
-
---Mais rien au monde, madame, et j’ai eu ce soir pour la première fois
-l’honneur de l’apercevoir.
-
---Alors pourquoi cette affectation de ne jamais danser avec elle?
-
---J’avais peur de froisser ses fleurs, répondit le jeune homme en riant.
-
---Et puis?
-
---Et puis je vous jure que je n’ai songé à rien affecter. Mais
-permettez-moi une comparaison: je ne connais rien de plus sot que cette
-habitude qu’a prise l’eau d’aller toujours à la rivière. Elle ferait
-bien mieux de se répandre une bonne fois dans un terrain sec, au moins
-elle se rendrait utile à quelque chose. Il y a longtemps que je lui
-garde rancune de sa maladresse, et je ne veux pas faire comme elle.
-
---Ah oui! toujours Don Quichotte, n’est-ce pas? C’est ce que je
-racontais tout à l’heure à mademoiselle de Valvieux.
-
---Mais, madame, je vous serais fort obligé de ne pas me faire dans le
-monde une réputation de petit Manteau bleu!...
-
---Puisque vous l’êtes! Allons, faut-il vous présenter? Quand
-l’invitez-vous?
-
---Quand sa pléiade l’abandonnera... Pourquoi, d’ailleurs, voulez-vous
-que j’aille déranger tous ces braves garçons, et rompre par ma présence
-ce nombre impair que les dieux chérissaient si fort?...
-
---Et si je vous en prie?
-
---Alors, madame, c’est à l’instant...
-
-Mais au moment où le jeune homme se rapprochait du salon, une pendule
-sonna minuit.
-
---L’heure du carême..., fit-il en se retournant avec un demi-sourire.
-
---Allons, c’était écrit, répondit la comtesse. Notez, ajouta-t-elle, que
-je n’avais pas la plus petite arrière-pensée; je voulais vaincre cette
-tête de Breton, voilà tout.
-
-Elle prit le bras de Jean pour rentrer au salon et recevoir les adieux
-de tout son monde, que le coup de minuit chassait comme une détonation
-disperse une compagnie de perdreaux.
-
-Dans le vestibule, le jeune officier se trouva à côté d’Alice, et comme
-il la voyait frissonner:
-
---Voulez-vous me permettre, mademoiselle, dit-il avec sa courtoisie
-habituelle, cette pièce est glaciale!
-
-En même temps il lui mit sur les épaules un burnous blanc, dont la
-comtesse s’enveloppait pour descendre au jardin et qui se trouvait sur
-une chaise.
-
-Elle inclina la tête, et le remercia en quelques mots où perçait une
-petite émotion que le jeune homme ne s’expliquait pas bien.
-
-En même temps son père arrivait, la cherchant d’un œil inquiet; mais sa
-figure s’éclaira en la voyant couverte et, se tournant vers Jean:
-
---Merci d’en prendre soin, fit-il, elle est sensible au froid.
-
-Il y avait dans chacun de ses gestes une affection si profonde et si
-anxieuse en même temps que Jean se sentit touché et, courant chercher la
-pelisse doublée de cygne qui appartenait à Alice, il l’en enveloppa avec
-le même respect attentif. Puis comme la pléiade ayant fini de présenter
-ses hommages à madame de Sémiane revenait en hâte reprendre son poste,
-au moins jusqu’à la portière de la voiture, il rejoignit ses camarades,
-prit congé à son tour, et un instant après ils traversaient les rues
-désertes, encore jonchées des débris de la fête.
-
-La conversation roula sur la soirée, bien entendu, et il y fut taillé
-une large part à mademoiselle Alice.
-
-Jean ne savait sur son compte que le peu que lui en avait dit madame de
-Sémiane.
-
-Le comte de Valvieux était veuf depuis des années, immensément riche et
-inoccupé, ou plutôt occupé de sa fille avec tant d’amour et de
-sollicitude que depuis sa naissance il n’avait plus trouvé le temps de
-faire autre chose que de l’adorer.
-
-Soit pour son plaisir, soit pour sa santé un peu délicate, il la
-conduisait régulièrement tous les hivers dans le Midi, tantôt sur un
-point de la côte, tantôt sur un autre. Le hasard en avait fait cette
-année les voisins de madame de Sémiane, et il en était résulté des
-relations également agréables pour les deux femmes.
-
-C’était tout ce qu’il savait; mais un autre des jeunes gens avait
-fréquemment entendu parler des de Valvieux dans sa famille, et les
-renseignements ainsi complétés arrivèrent à reconstituer
-approximativement l’histoire de la jeune fille.
-
-Sa mère, en effet, était morte toute jeune, de langueur, disait-on, et,
-depuis cette époque, la petite Alice n’avait pas cessé de vivre dans une
-perpétuelle atmosphère de gâteries et d’adulation. Par un miracle aussi
-admirable et non moins rare que celui des trois jeunes Hébreux sortant
-intacts de la fournaise, elle avait conservé au milieu de cet encens
-tout son bon sens et toute sa simplicité, et il en était seulement
-résulté qu’elle voyait le monde à travers un prisme enchanté, et qu’elle
-aimait tous les humains en bloc du meilleur de son cœur.
-
---Ce qui explique qu’elle n’en distingue aucun. Dans son ardeur
-philanthropique, elle voudrait les épouser tous à la fois!... dit en
-riant un des jeunes gens.
-
---Peut-être, continua celui qui parlait, car ce ne sont pas les
-occasions qui lui ont manqué jusqu’ici, et je me rappelle avoir entendu
-dire à ma sœur que si elle avait pensé à coller dans un album les cartes
-de visite de ses prétendants, ce serait un livre qui ferait concurrence
-à d’Hozier, à cette différence près, qu’en plus de l’armorial de France
-on y rencontrerait toute la finance, et bien d’autres encore.
-
---Et elle attend, alors... que l’étranger y passe?
-
---Ou seulement que quelqu’un l’aime, sinon plus que les millions de sa
-dot; je pense que c’est une fille raisonnable, du moins autant qu’eux.
-
---Pauvre créature, répliqua Jean, ce serait un cas de conscience de
-l’avertir qu’on n’a jamais connu qu’un seul merle blanc depuis la
-création du monde, c’est celui dont Musset parle quelque part... Et
-encore n’était-il pas bon teint!...
-
---Ce qui semble certain, c’est que Kerdren ne lui fournira pas
-l’occasion d’un nouveau refus!
-
-A quoi Kerdren avait répondu avec plus de gravité que le sujet n’en
-semblait comporter:
-
---Avec aucune jamais; mais avec celle-là moins qu’une autre.
-
-En même temps les canots accostaient et il n’était plus question que de
-regagner sa couchette.
-
-Le carnaval et la relâche finissaient en même temps, et l’escadre se
-remettait en marche au point du jour.
-
-
-
-
-V
-
-
-Depuis une semaine, il n’était question dans tous les cercles et dans
-toutes les conversations que de l’épouvantable krach qui venait de se
-produire avec la brusquerie de la foudre.
-
-Chaque matin les journaux enregistraient une nouvelle faillite,
-fréquemment aussi un nouveau suicide.
-
-Il ne s’agissait pas ici d’une de ces catastrophes ordinaires de Bourse
-qui n’atteignent qu’un monde préparé jusqu’à un certain point à subir
-des accidents de ce genre; l’affaire était bien autrement compliquée.
-
-Dans toute la société et particulièrement dans un milieu étranger en
-général à toute spéculation il y avait des ruines totales.
-
-Tenter d’expliquer ici ce qui n’a, pour ainsi dire, jamais été
-complètement éclairci en aucun autre endroit, serait chose impossible.
-
-Ce qu’il y avait de certain, c’est qu’une affaire, donnant toute
-confiance en raison des noms qui la patronnaient, avait entraîné, grâce
-aux motifs qu’elle invoquait, nombre de fortunes honorables à se confier
-à elle, et qu’il en était résulté, non seulement des pertes effroyables,
-mais, chose plus grave, de fortes atteintes en matière d’honneur.
-
-C’est ainsi que des individualités dont le nom apparaissait pour la
-première fois peut-être dans des feuilles publiques se voyaient chaque
-matin discutées, blâmées, et finalement honnies pour avoir trempé dans
-une action qu’on pouvait qualifier sans exagération de fort peu propre,
-mais où leur seule faute avait été une trop grande confiance.
-
-Si loin de terre que fussent les officiers de l’escadre, les nouvelles
-du monde civilisé ne leur en arrivaient pas moins de temps à autre, et
-particulièrement quand ils restaient comme maintenant dans les eaux de
-France. Ils recevaient des paquets de journaux dont les premiers
-dataient souvent de quelques jours, mais où ils avaient en revanche
-l’avantage de voir à la fois le commencement et la fin d’un drame.
-
-On juge de l’indignation que provoqua parmi eux la nouvelle de la
-catastrophe en question. Jean surtout était exaspéré, et ses sorties
-contre la clique, auteur du mal, faisaient frémir.
-
-La question d’argent le laissait volontiers dans une royale
-indifférence; mais la partie qui touchait à l’honneur de tant de membres
-de la noblesse le mettait hors de lui, et il souhaitait de tenir entre
-ses mains, ne fût-ce qu’une heure, certains individus pour lesquels le
-traitement qu’il méditait eût été juste assurément, mais en même temps
-d’une sévérité qui rappelait les Kerdren du moyen âge.
-
-Parmi les noms connus qui figuraient comme victimes, tous les jeunes
-officiers qui avaient dansé chez madame de Sémiane avaient retrouvé avec
-une triste surprise, et à un double titre, celui du comte de Valvieux.
-
-Sa fortune tout entière avait été engloutie dans le désastre, et une
-attaque d’apoplexie, déterminée, disait le journal, par ce coup aussi
-rude qu’impossible à prévoir, l’avait emporté en six heures. Suivaient
-un éloge du mort et quelques attaques virulentes contre les coupables de
-tant de maux, conclusions auxquelles tous les jeunes gens s’associèrent
-cordialement.
-
-C’était si frappant ce contraste entre la jeune fille riche, adulée,
-aimée, qui était quelque temps avant chez madame de Sémiane, et ce que
-devait être maintenant la pauvre Alice, que son nom revint plus d’une
-fois encore dans la journée, accompagné d’exclamations sympathiques.
-Mais il y eut à la suite de cela une série de gros temps, et les
-exigences du service chassèrent toutes les autres préoccupations.
-
-Jean retrouva avec un plaisir toujours nouveau ses factions solitaires
-au milieu de la nuit, du vent, et du bruit mélancolique des vagues; et
-en songeant aux ennuis et aux misères qui peuplent le monde, il se
-réjouit une fois de plus d’avoir mis les intérêts et les plaisirs de sa
-vie en dehors de tout cela, et de pouvoir se considérer sur son navire
-comme à mille lieues des humains et de leurs laides intrigues.
-
- * * * * *
-
-Un mois s’était écoulé depuis ces divers événements; l’escadre
-stationnait devant Toulon, et grâce à cette circonstance, Jean allait
-pouvoir régler, d’une façon tout à fait inattendue, une affaire qui
-l’appelait dans cette ville. Un vieux cousin qu’il connaissait à peine
-de nom, et dont les relations avec tous les membres de sa famille
-avaient cessé depuis au moins trente ans, s’était avisé au moment de
-faire son testament que, si vieux qu’il fût, il n’était probablement pas
-le dernier survivant de la famille. Il s’était informé, et il était
-résulté de ces réflexions tardives mais fructueuses, qu’il avait légué à
-Jean une assez belle fortune, et une superbe collection de bijoux
-anciens pour laquelle il avait dépensé des sommes considérables et la
-meilleure partie de sa vie.
-
-Le testament était déposé chez un notaire de Toulon, la fortune et la
-collection chez un banquier de la même ville qui avait pour mission de
-ne remettre cette dernière qu’en mains propres, et en observant un
-cérémonial assez bizarre.
-
-Le défunt, était-ce par une dernière coquetterie d’amateur ou pour toute
-autre raison? avait ordonné que ladite collection, exposée tout entière
-dans le salon du banquier, fût livrée à Jean par celui-ci, en présence
-du plus grand nombre de témoins possible, et après qu’il eût été lu à
-haute voix une courte notice concernant chaque pièce. Cette dernière
-mesure devait servir tout ensemble à collationner les bijoux et à donner
-une idée générale de leur valeur, en mettant en regard du prix d’achat
-de chacun d’eux l’évaluation la plus récente qui en avait été faite.
-
-Cette dernière clause avait horripilé Jean, qui ne voyait là, disait-il,
-que matière au plus stupide des étalages, et ridicule besoin de
-paraître. Si ce n’était pas une vanité d’outre-tombe qui avait poussé le
-vieux baron, que signifiait donc ce concours de témoins, et pourquoi ne
-lui laissait il pas le droit de collationner tête à tête, avec son
-banquier? Avec son horreur de tout ce qui le mettait en avant, l’idée de
-cette manière de séance publique l’exaspérait, et son mécontentement
-avait été si vif que son premier mouvement l’avait porté à refuser tout
-à la fois fortune et bijoux.
-
-Malheureusement l’hypothèse était prévue, et le testateur donnait, dans
-ce cas-là, à la totalité de ses biens, une destination parfaitement
-antipathique au jeune officier. Il stipulait en effet qu’au cas de mort
-ou de refus du légataire, sa collection et sa fortune reviendraient
-toutes deux au Musée Royal de Londres, «en souvenir, disait-il, des
-quinze bonnes années qu’il avait passées en Angleterre, et de l’accueil
-parfait qu’il y avait reçu».
-
-Enrichir un hôpital, des pauvres, ou même un musée français, Jean
-l’aurait fait de la meilleure grâce du monde, ne fût-ce que pour se
-débarrasser de l’accomplissement de la clause qui lui déplaisait si
-fort; mais du moment où il s’agissait d’en faire bénéficier des
-étrangers, la question devenait tout autre.
-
-D’un patriotisme qui allait presque jusqu’au chauvinisme, le jeune
-homme, après l’antipathie qu’il professait pour nos voisins
-d’outre-Rhin, n’avait pas de sentiment plus vif que celui qu’il
-nourrissait contre les Anglais.
-
-Sa rancune, pour dater de la guerre de Cent ans, n’en était pas moins
-toute fraîche, et il faut convenir d’ailleurs qu’il y avait eu depuis
-cette époque-là bien des circonstances de nature à l’entretenir.
-
-Aussi juge-t-on si l’idée d’orner de ses dépouilles les musées de la
-brumeuse Albion était faite pour lui sourire, et s’il eut l’occasion
-pendant les quelques jours qui suivirent sa lecture du testament de
-pester en conscience contre les bizarreries d’esprit de son parent!
-
-Cependant il fallait prendre un parti, la station de l’escadre ne devait
-pas durer éternellement, et si peu agréable que fût pour Jean l’affaire
-pendante, elle méritait pourtant d’être réglée d’une façon ou d’une
-autre avant son départ...
-
-Il résolut donc, un matin, d’aller s’entendre avec le banquier chargé de
-la remise de la fortune, et de tâcher avec lui de réduire autant que
-possible l’apparat de la cérémonie qui causait son tourment. Il se
-flattait que, pas plus que lui, M. Champlion ne devait souhaiter
-d’ameuter la société toulonnaise dans son salon, et qu’entre deux hommes
-de bon sens, ils reviseraient autant qu’il serait possible de le faire,
-sans manquer à la stricte bonne foi, l’œuvre d’un maniaque, amoureux de
-ses trésors comme Pygmalion de sa Galatée.
-
-L’hôtel du banquier était situé dans le quartier le plus à la mode de
-Toulon, et Jean, très sensible aux impressions extérieures, commença à
-froncer le sourcil dès la troisième marche de l’escalier.
-
-Les tentures, le tapis, la rampe chargée de dorures, la livrée du
-domestique qui le précédait, tout indiquait si clairement le mauvais
-goût du propriétaire, que le jeune officier se demanda avec inquiétude à
-quelle sorte d’homme il allait avoir affaire.
-
-«Rien que ce suisse de cathédrale qui marche devant moi, sent son
-parvenu d’une lieue, se disait-il en mordant sa moustache... Si je m’en
-allais!...» Mais le suisse, aussi majestueux que si ses fonctions
-l’avaient réellement appelé à présider un mariage de première classe
-dans le _high life_, continuait à monter le bel escalier doré dont il
-paraissait le pontife naturel; et force était à Jean de suivre le
-mouvement.
-
-A la fin, il l’introduisit dans un petit salon qui semblait livré par le
-tapissier depuis une heure à peine tant il était battant neuf, et s’en
-fut porter à son maître la carte qu’on venait de lui remettre, laissant
-au visiteur tout loisir de prendre connaissance des lieux.
-
-Jamais examen ne fut fait d’un œil moins bienveillant, et il semblait à
-Jean qu’il était en face d’une gigantesque batterie de cuisine dont
-chaque pièce était en cuivre, et brillait comme un petit soleil.
-
-Il se tournait de tous les côtés, cherchant d’où venait ce ton général
-de «reluisant», quand son maître des cérémonies reparut et l’emmena dans
-le cabinet du banquier.
-
-Là, même style, même goût, même profusion. M. Champlion était un petit
-homme tout rond, haut en couleur et d’une bonne expression de
-physionomie.
-
-Avec un tablier de toile bleue et la casquette traditionnelle, il aurait
-réalisé le type idéal de l’épicier qu’on se choisirait comme
-fournisseur; mais avec sa redingote serrée et son col durement empesé
-qui entrait tout droit dans la rotondité de son double menton, c’était
-un banquier qui manquait totalement de prestige.
-
-«Galvanoplastie..., pensait Jean pendant le temps que mettait son
-partenaire à regagner son fauteuil. Il s’est plongé dans un bain d’or,
-et il se figure qu’il a changé de nature en s’enduisant d’une autre
-couche que celle de sa propre argile... pauvre bonhomme! Enfin, pourvu
-qu’il soit coulant!»
-
-Malheureusement, rien n’était plus loin de la pensée du banquier que
-d’être coulant dans cette circonstance, et cela pour des raisons
-multiples.
-
-D’une importation toute récente dans la société toulonnaise, il n’avait
-trouvé jusqu’alors aucun moyen, non pas même de s’y faire une place un
-peu marquante, mais seulement de s’y glisser.
-
-Son origine plus que médiocre était pour beaucoup dans l’ostracisme
-qu’il subissait, mais cela tenait aussi en partie au peu d’occasions que
-le sort lui avait offert jusqu’alors.
-
-Nul doute qu’à la longue le bain d’or dans lequel il était plongé, pour
-employer l’image pittoresque du jeune officier, n’arrivât à recouvrir
-les rugosités et les petites tares de sa nature primitive avec tant de
-perfection que personne ne refusât plus d’ouvrir sa porte à ce monsieur
-tout neuf, qui sortait de son Pactole changé des pieds à la tête; mais
-ce travail serait long, et c’était tout de suite que M. Champlion
-voulait atteindre son but.
-
-Comme tous les hommes partis de rien et enrichis subitement, il n’avait
-plus qu’un rêve au monde, qu’une ambition, c’était se faire admettre
-dans cette société qui avait fini par lui faire l’effet de quelque chose
-de grandiose et d’inaccessible, à force de la regarder d’en bas.
-
-Il savait bien qu’une fois le pied à l’étrier, le reste s’enlèverait
-tout seul, aussi ne demandait-il qu’une borne, une pauvre petite borne
-d’où il pût prendre son élan.
-
-C’était sa marotte, sa folie, la terre promise vers laquelle il eût
-marché à travers dix déserts, et il aurait donné sans regret son bras
-droit à qui lui eût apporté cette clef magique.
-
-Et voilà que tout à coup, sans qu’il lui en coûtât la plus petite de ses
-phalanges, grâce à l’originalité du baron de Trélan, il allait tenir en
-main l’occasion tant souhaitée!
-
-La collection qui lui était confiée, avait dans la ville un succès de
-curiosité d’autant plus vif que personne ne la connaissait. De son
-vivant, le baron la tenait sous triple verrou, comme une sultane dans
-son harem, et pas un œil humain ne pouvait se vanter de l’avoir
-contemplée.
-
-Aussi, du jour où le testament fut connu, il n’y eut plus dans ce noyau
-désœuvré, et toujours en quête de distractions, qui formait la société
-élégante, qu’une idée: ce fut d’avoir sa place marquée, et d’être là le
-jour de la remise de la collection. C’était la nouveauté et l’événement
-de la quinzaine.
-
-Les lettres se mirent à pleuvoir chez M. Champlion demandant des droits
-d’admission avec le sans façon de gens toujours sûrs d’être bien
-accueillis, et le glorieux banquier se trouva d’emblée en correspondance
-avec toute la ville. Les femmes surtout sollicitaient, et jamais il
-n’avait vu passer sous ses yeux tant de mignonnes pattes de mouche.
-
-On disait les bijoux aussi originaux que riches, on savait le comte de
-Kerdren jeune, beau, et un brin sauvage; et on n’était pas fâché de voir
-les deux choses par la même occasion.
-
-On juge, d’après cela, comment le banquier pouvait accueillir la
-proposition de Jean, et s’il était supposable qu’il se mît de ses
-propres mains à démolir l’arc de triomphe sous lequel, toutes les nuits,
-il se voyait passer en songe!
-
-Il s’emporta, prit feu, et parla bien haut de sa parole donnée et de son
-honneur de banquier; puis quand il vit que le jeune officier cessait
-d’insister, perçant ses motifs à jour bien plus qu’il ne pouvait
-l’imaginer, et qu’il se bornait à lui demander assez sèchement le jour
-et l’heure du rendez-vous, il se radoucit à l’instant.
-
-«Il ne voulait point de froideur entre eux, son jour et son heure
-seraient les siens; et il était au regret de le désobliger!»
-
-En disant tout cela, il laissait si naïvement éclater sa joie que,
-malgré tout son mécontentement, Jean ne pouvait s’empêcher d’en être
-amusé.
-
-Comme dernière faveur, il demanda l’autorisation d’aller consulter
-madame Champlion et de lui présenter le comte de Kerdren. Il n’y avait
-rien à objecter à cela, et Jean suivit son interlocuteur dans un second
-salon où une femme d’un âge moyen, et qui semblait le dédoublement
-féminin de son mari, était assise devant un métier à tapisserie, piquant
-son aiguille dans de gigantesques dahlias.
-
-Elle se leva avec un empressement qui fit rouler toutes ses laines sur
-le tapis, de sorte que Jean répondit à sa phrase de bienvenue un genou
-en terre et la tête inclinée sur les écheveaux qu’il ramassait; puis,
-sans transition, élevant la voix:
-
---Mademoiselle, dit-elle en s’adressant à quelqu’un qui était au fond de
-la pièce, allez donc chercher Angèle, elle sera si contente de voir
-l’héritier de la collection de M. de Trélan!
-
-Le jeune homme se retourna pour saluer la personne que la position
-particulière qu’il avait prise en entrant l’avait empêché de remarquer,
-tout en maugréant intérieurement de se voir traité comme un simple objet
-de curiosité, et, à son inexprimable surprise, il se trouva en face de
-mademoiselle de Valvieux.
-
-
-
-
-VI
-
-
-C’était bien elle, toujours jolie, toujours svelte, seulement plus
-maigre, et si pâle que, près de son col de crêpe, sa figure ressemblait
-à un beau camélia blanc, posé sur un ornement de deuil. Sous les yeux,
-elle avait deux cercles bleuâtres qu’on voyait même à travers ses cils
-baissés, et qui rappelaient ces lointains brumeux qu’on aperçoit au fond
-de l’horizon, derrière un rideau de feuilles.
-
-Jean embrassa tout cela d’un regard, et il lui sembla qu’il n’avait
-jamais vu une robe noire qui eût l’air si triste et si sombre.
-
-D’abord indécis, en reconnaissant la jeune fille, il reprit très vite
-son aisance accoutumée, fit quelques pas en avant, et s’inclina devant
-elle en murmurant les premiers mots de ce qu’on appelle si bizarrement
-un compliment de condoléance.
-
-Mademoiselle de Valvieux, qui ne l’avait pas entendu venir, s’arrêta
-brusquement, releva la tête, et avant qu’il eût fini sa phrase, avec la
-soudaineté d’émotion d’une enfant, de grosses larmes jaillirent de ses
-yeux et se mirent à rouler sur ses joues, si pressées, si abondantes,
-donnant à ce jeune visage une expression de désolation si profonde, que
-Jean s’arrêta court ne sachant plus comment faire pour exprimer à la
-fois ses regrets et sa sympathie.
-
-Du revers de ses deux mains, avec une précipitation nerveuse, elle
-cherchait à étancher ses pleurs, à les repousser, semblait-il; mais
-c’était une barrière trop faible, et les larmes, brillantes et lourdes
-comme les gouttes des grosses pluies d’été, couraient le long de ses
-doigts sans même qu’elle s’en aperçût.
-
-Interdit et désolé, le jeune officier se rapprocha encore d’un pas, et
-avec des intonations toutes pleines de pitié, et un regard d’une vraie
-bonté dans ses yeux expressifs:
-
---Mon Dieu, dit-il, pardonnez-moi, je vous fais de la peine. J’aurais dû
-savoir toucher plus doucement à un chagrin si récent.
-
---C’est à moi qu’il faut pardonner, répondit-elle très bas, en faisant
-un mouvement, comme pour lui tendre la main; car vous, au contraire,
-vous m’avez fait tant de bien.
-
-Puis, baissant encore la voix:
-
---C’est la première fois qu’on me parle de mon père depuis que je suis
-ici, ajouta-t-elle.
-
-Au même instant, la porte s’ouvrit en façon de coup de vent, et une
-fillette que Jean supposa avec raison être «l’Angèle» qu’on réclamait,
-entra en bondissant. Il était temps, car l’étonnement de M. et de madame
-Champlion en suivant la petite scène qui précède était arrivé à un point
-tellement aigu qu’il n’était pas douteux qu’ils ne s’apprêtassent à s’y
-mêler, et pas douteux non plus que leur intervention ne fût maladroite.
-
-Comme sa sortie n’avait plus de raison d’être, Alice se retira à l’écart
-pour achever de maîtriser son émotion, tandis que la petite fille, avec
-son audace d’enfant mal élevée, s’approchait de Jean, et le tirait par
-la manche de son uniforme en lui disant:
-
---Bien vrai, monsieur, c’est vous qui êtes l’héritier de tous ces beaux
-bijoux?
-
---Positivement, mademoiselle, répliqua le jeune homme avec une nuance
-d’ironie; à moins, toutefois, que vous ne me connaissiez un compétiteur?
-
-Compétiteur, c’était un mot qu’Angèle ne comprenait pas, et comme
-l’accueil qu’elle recevait ne lui plaisait qu’à moitié, elle abandonna
-l’officier, et fondant sur son père avec une fougue qui fit gémir le
-bois doré du fauteuil:
-
---Alors, c’est bientôt la grande soirée dont tu parles toujours; les
-glaces, les fleurs et les bijoux sur des coussins, dis, père?...
-
-Et comme M. Champlion se défendait tout mécontent et regardait Jean d’un
-œil craintif, le jeune homme s’inclina légèrement, disant qu’il voulait
-laisser à M. et à madame Champlion toute liberté de se consulter. Il
-s’éloigna du groupe de famille, où commença à l’instant une discussion
-animée.
-
-Sa promenade sans but entre les chaises et les fauteuils, l’amena
-bientôt près de la fenêtre où se tenait Alice, qui était assise
-maintenant avec les mains jointes sur ses genoux, et suivait pensivement
-des yeux la marche capricieuse du jeune homme. Elle était calme, et il
-ne lui restait comme trace de sa violente émotion que ce quelque chose
-de tremblant et de mouillé que conserve le regard quand on vient de
-pleurer.
-
-Dans l’ombre de ces grands rideaux de peluche, toute seule en face de
-ces trois personnes qui se serraient en parlant bas, c’était une
-véritable image de l’isolement, et il sembla à Jean qu’il y avait une
-prière muette dans le regard qui s’attachait à lui.
-
-Il se rapprocha peu à peu, cherchant avec une certaine frayeur l’indice
-d’une nouvelle crise de larmes dans les yeux de la jeune fille. C’était
-la première fois de sa vie qu’il avait provoqué un désespoir de ce
-genre, et il craignait fort de recommencer, éprouvant un peu ce que
-ressent un individu placé en face d’une machine inconnue qu’il s’agit de
-mettre en mouvement, et dont il touche les rouages avec crainte, de peur
-que son doigt pose à faux sur quelque point.
-
-Peut-être Alice devina-t-elle sa frayeur, car elle se souleva à demi en
-le voyant approcher et le saluant d’un faible sourire:
-
---C’est fini, dit-elle, je suis raisonnable...
-
-Puis, après une petite pause, elle continua avec simplicité:
-
---Vous m’avez doublement émue tout à l’heure, monsieur; la soirée de
-madame de Sémiane est la dernière à laquelle j’aie assisté avec mon
-pauvre père, et je m’attendais si peu alors à vous revoir ainsi!
-
-Elle s’arrêta, sentant que sa voix tremblait de nouveau.
-
---Est-ce donc M. Champlion qui est votre tuteur? demanda Jean.
-
---Mon tuteur? reprit-elle en le regardant avec étonnement. Mais vous
-n’avez donc pas su notre ruine? Je suis ici comme institutrice d’Angèle.
-
---J’avais bien appris la perte de votre fortune, répondit-il, mais je ne
-croyais certes pas que c’était...
-
-Il s’arrêtait, il ne savait vraiment plus que dire, en face de ce double
-malheur.
-
---Si, répondit-elle tristement, c’était tout. On m’a offert cette
-position dans la troisième lettre de condoléance que j’ai reçue, le
-surlendemain de mon deuil. C’était bien tôt, n’est-ce pas? et cela m’a
-fait de la peine... J’aurais voulu qu’on attendît que je parlasse...
-Puis j’ai su ensuite ma situation tout entière, et j’ai accepté. J’ai
-seulement demandé un peu de temps, et on m’a dit qu’on me donnait trois
-semaines. C’était assez, puisqu’il fallait toujours commencer, et depuis
-huit jours je suis ici.
-
---Mais vos parents, vos amis?
-
---Nous n’avons plus que des cousins si éloignés! Ils m’ont dit que je
-faisais bien, et mes amis aussi. Que vouliez-vous qu’ils fissent? Puis
-quand on s’est tant aimé à deux, on oublie un peu d’aimer les autres, et
-nous étions trop nomades pour avoir près de nous plus que des
-connaissances; ou, bien alors les parasites, ceux qui venaient pour
-notre fortune.
-
-Il sembla à Jean que le ton de la jeune fille devenait un peu amer et,
-involontairement, il repensa à la pléiade...
-
---Eh bien! cria à ce moment la voix la plus triomphante du banquier,
-c’est arrangé. Que diriez-vous d’après-demain? Trop court peut être?
-
-Jean était également indifférent à tout, il le répéta d’un ton froid, et
-comme il s’inclinait pour prendre congé de la jeune fille, le banquier
-ajouta lourdement:
-
---De vieux amis, hé! hé! Comme on se retrouve.
-
-Jean répliqua par quelques mots brefs sur «l’honneur qu’il avait eu en
-effet d’être présenté à mademoiselle de Valvieux». Puis saluant la
-maîtresse de la maison avec sa courtoisie froide, il prit congé,
-laissant le banquier si ahuri de ses allures qu’il répétait encore dans
-la soirée:
-
---Mâtin, quel bâton de houx que ce monsieur! piquant à tous les
-nœuds!... Mais bah! j’ai mon affaire, et je me moque du reste!
-
-
-
-
-VII
-
-
-Malgré tout ce que le banquier avait laissé deviner à Jean, et tout ce
-que le jeune homme avait prévu en plus, il n’avait pas compté sur un tel
-déploiement de luxe. Un cordon de gaz courait tout le long de la façade
-de l’hôtel, accusant les saillies de pierre, et les domestiques en
-livrée rouge, perdus dans les massifs de feuillage qui ornaient la porte
-cochère, avaient l’air de grosses pivoines piquées dans la verdure raide
-et brillante des arbustes. On devinait que le banquier aurait voulu
-orner ainsi toute la rue et qu’il avait arrêté son tapis à l’extrême
-bord du trottoir avec un véritable regret.
-
-Un grand concours de curieux attendaient l’entrée des invités, et le
-jeune officier, qui venait à pied et lentement, eut tout le loisir de
-s’emporter, et de dépenser contre M. Champlion toutes les invectives
-dont dispose la langue française à l’endroit de la vanité. Un instant
-même, il lui prit une velléité de retourner tout tranquillement à bord,
-et de laisser les gens qui s’apprêtaient à se réunir là, se tirer
-d’affaire comme ils pourraient.
-
-Mais ce n’eût été que partie remise, il le savait bien. Le banquier
-avait la loi pour lui d’après les termes du testament qui disait en
-toutes lettres: «En présence du plus grand nombre de témoins possible»,
-et il n’était pas homme à faire grâce d’une syllabe.
-
-Il ne restait à Jean qu’à subir sa destinée présente, et à se remettre
-aux mains des beaux laquais rouges, ce qu’il fit avec une mélancolie
-résignée.
-
-Un d’entre eux lui prit sa capote, un autre lui fit traverser une
-enfilade de salons encore vides, mais qui ruisselaient littéralement de
-lumières et de dorures, et le laissa enfin dans une dernière pièce, où
-M. Champlion, sanglé dans son habit noir, cravaté de blanc, et palpitant
-de satisfaction, jouait au naturel le rôle du dragon des Hespérides.
-
-La petite Angèle avait bien dit et la collection tout entière était là
-reposant, sinon sur des coussins, du moins sur des draperies d’un rouge
-vif, qui la faisaient ressortir avec une richesse extrême.
-
-L’attitude de parfaite indifférence du jeune officier et la façon
-paisible dont il écoutait ses explications déconcertèrent visiblement le
-banquier, qui le regardait de l’air mystifié d’un enfant entre les mains
-duquel crève une bulle de savon.
-
-Mais après tout, comme il l’avait dit à sa femme, «il avait son affaire,
-et se moquait du reste!» Voyant donc qu’il ne tirerait pas le plus petit
-éloge de ce côté, il laissa à Jean le poste d’honneur qu’il occupait un
-instant avant, et se donna l’innocent plaisir de faire à petits pas le
-trajet qu’allaient parcourir tout à l’heure ses invités, pour savourer à
-lui seul les impressions qu’ils ressentiraient plus tard.
-
-Le jeune homme était là depuis un instant, regardant avec un peu de
-stupeur les tables garnies qui l’entouraient, et se demandant ce qu’il
-allait bien pouvoir faire de cet amas d’orfèvrerie et de joaillerie,
-quand il s’aperçut qu’on parlait tout près de lui.
-
-Il tourna la tête, et comprit au léger mouvement qui agitait la portière
-du fond, qu’il n’était séparé de la pièce voisine que par l’étoffe de
-soie. Il fit alors quelques pas de ce côté en toussant d’une façon
-significative; mais madame Champlion, car c’était sa voix qu’on
-entendait, était douée d’un aussi bel organe que son aspect permettait
-de le supposer, et Jean, dominé par ce contralto imposant, fut contraint
-d’entendre tout ce qui suit:
-
---Je vous le répète, mademoiselle, disait-elle, je tiens essentiellement
-à ce que vous restiez ici ce soir. Croyez que je connais tout aussi bien
-que vous les exigences d’un grand deuil, et que je n’ai l’intention de
-vous rien demander qui ne me paraisse convenable. Il ne s’agit
-aujourd’hui ni d’un bal, ni même d’un concert, et vous ne serez pas plus
-déplacée ici, que dans n’importe quelle visite à un musée.
-
-«Angèle tient beaucoup à voir les gens qui vont venir, et vous comprenez
-que je n’aurai pas une minute de liberté pour la surveiller. Il faut
-donc que vous fassiez à ma place ce qui est après tout votre métier. On
-nous a dit, quand on vous a recommandée à nous, que vous étiez fort
-habituée aux soirées et au monde; c’est tout à fait le cas de le
-montrer. Et croyez-moi, si vous les avez tant aimés, au bout d’une
-demi-heure, vous y retrouverez votre plaisir tout comme nous autres!...
-
-Puis, sans attendre une réponse qu’elle ne se souciait probablement pas
-d’écouter, elle entra dans le salon avec un grand bruit d’étoffes
-froissées, quelque chose comme le mouvement de ces toiles métalliques
-qu’on agite au théâtre pour simuler l’approche de l’orage.
-
-Toutes les promesses de l’oreille étaient réalisées pour les yeux en la
-voyant. Par le chef-d’œuvre d’une imagination peu commune, sa toilette
-était composée de telle façon, qu’on y retrouvait à peu près tout ce
-qu’on a l’habitude de voir réparti entre une douzaine de femmes. Les
-trois règnes de la nature y avaient leur part, et s’il manquait une des
-couleurs de l’arc-en-ciel, c’était ignorance ou erreur, certainement pas
-mauvaise volonté.
-
-L’ensemble produisit à Jean l’impression d’une chose déjà vue, et fit
-passer devant ses yeux le souvenir d’une réception à une cour nègre dans
-une des îles du Pacifique.
-
-Seulement, par suite de la latitude, il devait formuler ici son salut en
-bon français, et c’est ce qu’il fit, sans se permettre bien entendu
-l’esquisse d’un sourire.
-
-Avant que l’empressement de madame Champlion pût se donner carrière, son
-mari reparut... Il avait entendu un bruit de voiture; on arrivait, et il
-fallait qu’ils fussent là, tous les deux, dans le premier salon, sur la
-porte, le plus près possible, enfin, pour faire leurs honneurs. Il
-l’emmena et de nouveau le jeune officier se trouva seul.
-
-La portière se balançait toujours. De minute en minute, il s’attendait à
-voir sortir mademoiselle de Valvieux, avec sa robe noire, sa figure pâle
-et cette tristesse qui rendait si pénible pour elle l’ordre qu’elle
-venait de recevoir.
-
-«A sa place, pensait-il, je ne céderais pas! Cette femme est révoltante
-d’égoïsme.»
-
-Il se rappelait la violente émotion que la jeune fille avait ressentie
-deux jours avant, rien qu’en le revoyant, lui qui avait été lié si
-faiblement à son passé, pourtant; et il se la représentait avec une
-pitié sincère, toute seule dans ces grands salons remplis d’inconnus,
-avec ses amers souvenirs l’assaillant en foule.
-
-«Pauvre créature, se disait-il, ma présence ici ne lui aura causé que de
-la peine!»
-
-Et il se demandait, en se sentant si jeune, si fort, si libre de toute
-entrave, pourquoi le sort avait mis une telle différence entre la vie
-des hommes et celle des femmes, que le malheur fût doublé chez elles
-d’une impuissance à peu près complète en toute chose, tandis qu’il
-laissait chez eux le champ libre à toutes les énergies.
-
-D’un côté, ne pouvoir presque pas gagner le pain quotidien autrement que
-dans une condition servile; de l’autre, sans une plus grande somme
-d’intelligence ni de résolution, avoir le droit de prétendre à tout,
-même à la gloire!
-
-«Sotte chose, par ma foi, que la société! se disait-il. Je ne mets
-jamais le pied sur terre que pour m’en dégoûter un peu plus, et il
-faudra quelque jour que je me décide à faire une révolution, ou à n’y
-plus revenir jamais!»
-
-Pendant ce temps, les salons s’étaient remplis. Les ambitions de M.
-Champlion étaient plus que satisfaites, c’était mieux que de la foule,
-c’était de la cohue.
-
-Les femmes en grande toilette, les jeunes gens le gardénia à la
-boutonnière, passaient et repassaient. On parlait haut, on riait fort,
-et surtout, comme on était venu pour voir, on regardait avec la plus
-impertinente curiosité. On aurait juré que tous ces gens-là avaient payé
-leur place en entrant et qu’ils en voulaient pour leur argent.
-
-Dominant le bruit des conversations, le mouvement d’ailes des robes
-légères, le petit coup sec des éventails qu’on ouvrait, la voix de M.
-Champlion se faisait entendre comme une basse continue.
-
-Quand il arrivait, dans sa lecture, à quelque bijou d’importance,
-involontairement il enflait le ton. Il semblait qu’en sortant, les gros
-chiffres lui ouvraient la bouche. Puis, ses lèvres se refermaient sur
-une petite bague sans prétention et les murmures de la foule le
-couvraient jusqu’à nouvel ordre.
-
-C’était amusant de suivre ces modulations, et Jean, debout dans une
-embrasure de fenêtre, s’était égayé longtemps ainsi.
-
-Mais, comme on le sait, le jeune héritier était compté ce soir-là au
-nombre des curiosités et on avait trouvé tout naturel de le traiter
-comme tel. De sorte qu’il s’était vu bientôt le point de mire d’une
-centaine d’yeux le regardant aller et venir, parler ou se taire, comme
-on regardait jadis le petit lever du roi. La grandeur a de ces
-inconvénients! Seulement n’étant patient ni par tempérament ni par état,
-Jean s’était lassé très vite de cette situation, et plus heureux que les
-majestés d’autrefois, avait pu y couper court en se dérobant.
-
-A peine s’il avait vu dans la foule cinq ou six visages de connaissance,
-et comme il avait refusé péremptoirement d’amener même un de ses
-camarades à cette solennité, il put bénéficier à lui seul d’une retraite
-choisie qu’il découvrit derrière un massif de camélias.
-
-On avait fait de la pièce voisine du salon des bijoux une espèce de
-jardin d’hiver, et tout au fond, comme un îlot secourable, se trouvait
-le fauteuil moelleux qui avait tenté la sauvagerie du jeune homme. De là
-il entendait de toutes les conversations juste ce qu’il lui fallait,
-c’est-à-dire rien, ou mieux encore le bruit général qui arrivait, grâce
-à la distance, à se fondre en un murmure unique ressemblant au chant de
-la houle.
-
-Un instant, à son grand effroi, la petite Angèle, qui voletait partout,
-circula entre les fleurs comme un feu follet, «comme un insecte
-malfaisant», pensait même Jean. Mais le caprice qui l’avait apportée la
-remporta presque aussitôt, et, avec un soupir de soulagement, le jeune
-officier se retrouva maître de sa solitude.
-
-Les yeux fermés, il s’isolait autant qu’il le pouvait de cet entourage
-peu sympathique, quand il lui sembla entendre tout près de lui quelque
-chose comme un frémissement. «Est-ce que ce gros homme aurait poussé le
-réalisme jusqu’à faire nicher des oiseaux dans son bocage? se dit-il, ou
-bien dans cette atmosphère surchauffée les plantes poussent-elles comme
-chez le docteur Ox?...»
-
-En même temps il tournait la tête. A deux pas derrière une série
-d’arbustes, une jeune femme qu’il reconnut aussitôt pour mademoiselle de
-Valvieux était assise sur une chaise basse.
-
-Tout près de ces lumières et de ces toilettes éclatantes, l’austérité de
-son deuil était plus frappante encore, et elle ressemblait à un de ces
-anges prophétiques qu’on représente dans les légendes, apparaissant tout
-à coup au milieu d’une fête pour parler de misères et de tristesses à
-des fous trop insouciants.
-
-Visiblement la pauvre fille cherchait à se faire toute petite, serrant
-sa robe sombre autour d’elle, ne respirant qu’à demi et n’ayant qu’une
-ambition, passer inaperçue.
-
-Il sembla à Jean que c’était ainsi que les petits enfants des contes de
-Perrault devaient se cacher dans la maison de l’ogre, et la même
-profonde pitié qu’il avait déjà ressentie pour la jeune fille lui
-revint.
-
-On voyait qu’un instant de solitude était pour l’heure ce qu’elle
-souhaitait le plus vivement, et il comprit qu’il valait mieux ne lui
-parler que plus tard, quand elle serait assez tranquille pour qu’une
-voix sympathique lui fît du bien.
-
-Alors, de son côté, avec le même soin, il se mit à veiller sur ses
-mouvements, inspectant d’un coup d’œil son épée, posée entre ses genoux,
-et les glands d’or de sa ceinture qui auraient pu tinter sur le
-fourreau. A son tour, il fit sa respiration aussi douce que possible, et
-jamais jeune mère, veillant près d’un berceau, ne mit plus de soin à
-protéger le repos d’un être aimé, que ce grand et fort marin à respecter
-la courte halte que faisait cette étrangère entre deux buissons fleuris.
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Cela durait depuis cinq minutes à peu près, et Jean commençait à
-retomber dans son courant d’idées personnelles, quand l’entrée bruyante
-de cinq ou six hommes, qui parlaient tous à la fois, le fit tressaillir.
-Il ne quitta pas son siège cependant, et le groupe ne dépassa pas
-d’ailleurs la première partie de la pièce.
-
-C’était une réunion de ces jeunes gens superficiels, inutiles sur terre,
-et qui semblent perpétués uniquement pour sauvegarder la correction des
-nœuds de cravate et le salut à la mode.
-
-Comme position sociale: «Gommeux», en attendant de devenir «Luisants» ou
-«Bémols». Comme conversation: tout ce qu’il est permis d’espérer dans le
-genre.
-
---Je vous dis que je l’ai vue! criait l’un d’eux.
-
---Elle a le deuil léger, la belle fille! répondit un autre. Y a-t-il
-seulement un mois que son père est mort?
-
---Bah! elle aura pris le mois pour l’an! Est-elle toujours jolie? Le
-noir doit lui aller à ravir!
-
---Peuh! elle est maigre et jaune, et la maigreur ne va à aucune femme!
-
---Quand je pense pourtant que moi... Non, jamais je n’ai vu catastrophe
-plus heureuse, chronologiquement parlant s’entend!
-
---Au fait, c’est vrai; il me semble que vous étiez des plus brûlants,
-d’Asti; la déclaration ne devait pas être loin?
-
---A un tour d’horloge, mon cher! En effeuillant notre marguerite, nous
-en étions arrivés à «passionnément»! Et il ne me restait plus qu’à m’en
-ouvrir au père quand la débâcle est arrivée.
-
---La veine de quelqu’un qui a vendu à temps ses fonds turcs!
-
---Juste; mais vous comprenez qu’il me serait faiblement agréable de la
-rencontrer face à face: aussi je louvoie, je me dérobe, je cherche la
-paix des bosquets...
-
---C’était cependant, ma foi, une superbe créature! Vous n’avez pas eu un
-regret?
-
---Pensez-vous qu’il y ait au monde une beauté qui puisse rendre
-agréables ces deux mots: «Mariage pour dettes!» Ça sonne mieux que
-prison ou suicide; mais c’est tout.
-
---Diable! c’était à ce point!
-
---Exactement!
-
---Et alors depuis?
-
---Alors il m’est arrivé qu’un vieux bonhomme d’oncle a fait comme dans
-les comédies, et a défunté juste au bon moment pour combler le trou où
-j’allais piquer une tête en guise d’acompte!...
-
-Dès les premiers mots de cette conversation, Jean avait voulu se lever
-pour arrêter ce qui était si peu destiné aux oreilles de mademoiselle de
-Valvieux, et ce qui devait la blesser si cruellement à plus d’un
-titre...
-
-Mais son mouvement, trop faible pour être entendu de ceux qui causaient,
-avait fait tressaillir Alice. Elle s’était retournée de son côté
-vivement, avec l’air effrayé d’une biche aux abois, qui croit entendre
-sortir un nouvel ennemi du buisson même où elle s’est réfugiée pour
-mourir.
-
-Elle avait reconnu du premier coup, à travers le rideau de feuilles,
-l’uniforme du jeune officier, et, à demi soulevée elle-même, elle lui
-avait fait, en posant le doigt sur ses lèvres et en secouant la tête, un
-geste qui ordonnait si impérieusement le silence, que le jeune homme
-s’était rassis, bien à contre-cœur, mais n’osant passer outre.
-
-Une fois encore, absolument révolté de la façon dont ces vérités
-brutales arrivaient à la pauvre fille, il s’apprêtait à s’interposer;
-mais sans même tourner la tête, comme quelqu’un qui a prévu le geste,
-elle avait étendu la main de nouveau, et d’une façon plus décidée
-encore.
-
-C’était quelque chose de navrant que cette scène qui se déroulait dans
-le jour un peu voilé de ce salon si poétiquement orné! Dans ce nid de
-feuillage qu’on aurait dit ménagé pour un rendez-vous d’amoureux, cette
-jeune fille debout, toute seule, écoutant ce langage grossier dans
-lequel ces hommes parlaient d’elle, perdant d’un seul coup toutes ces
-illusions que la vie a la compassion de n’effeuiller habituellement que
-peu à peu, cela mettait vraiment la pitié au cœur! Et comme pour ajouter
-encore à son humiliation, à côté d’elle, ce témoin involontaire, muet
-par respect et par obéissance, mais qui voyait ce pendant la rougeur
-qu’elle sentait monter comme une vague jusqu’à son front!
-
-Un instant, il sembla que le groupe s’éloignait; puis un de ces jeunes
-gens appela tous ses amis sur un divan qu’il venait de remarquer, et
-sans interruption la conversation continua:
-
---Par le fait, vous ne savez pas, d’Asti, que vous avez couru plus gros
-risque encore que vous ne pensiez! Ne disait-on pas que madame de
-Valvieux était morte de langueur?
-
---Eh bien!
-
---Eh bien! ne savez-vous pas que les maladies de langueur sont le nom
-poli des poitrinaires qui laissent des filles à marier?
-
---Un million poitrinaire! Vous voulez me donner des regrets,
-bourreau!... Laissez-moi croire qu’elle jouissait d’une santé de
-bûcheronne, ou je ne réponds plus de mon désespoir!
-
---Et si vous essayiez de quelques consolations! Quel est son rôle ici?
-Parente pauvre ou demoiselle de compagnie? Je vous assure qu’il ne
-serait pas déplaisant de fréquenter une maison où l’institutrice serait
-taillée sur ce patron! et...
-
---Là, messieurs! dit tout à coup une voix nette et hautaine qui fit
-retourner les six têtes avec l’ensemble d’une manœuvre militaire. Je
-pense que vous trouverez comme moi qu’en voilà assez sur ce sujet, quand
-vous saurez que mademoiselle de Valvieux n’a pas encore perdu un mot de
-votre conversation.
-
---Ni vous non plus, à ce qu’il semble, monsieur? riposta un des jeunes
-gens.
-
---Ni moi non plus, monsieur, vous dites bien.
-
---Et c’est là-bas, dans le fond, que vous vous occupiez à ce... jeu de
-cache-cache!
-
---Mon Dieu, monsieur, c’est chacun dans notre coin, où le hasard de
-votre gracieuse entrée nous a surpris. Quand j’ai voulu me lever, pour
-vous rappeler qu’avant de faire son examen de conscience devant un
-buisson, il est d’usage d’en faire le tour, mademoiselle de Valvieux,
-que je n’avais pas encore eu l’honneur de saluer ce soir--exactement
-comme vous, monsieur d’Asti, quoique pour d’autres raisons,
-cependant--mademoiselle de Valvieux, dis-je, s’est aperçue pour la
-première fois de ma présence, et devinant mon intention, m’a arrêté de
-loin d’un geste fort significatif...
-
---Auquel vous avez obéi, sinon tout à fait, comme nous le voyons, du
-moins jusqu’à ce que...
-
---Jusqu’à ce que... Remarquez, monsieur, que je me permets de vous
-interrompre, seulement pour reprendre au vol la phrase que vous venez de
-me couper en deux; jusqu’à ce que l’expérience que mademoiselle de
-Valvieux voulait essayer fût à son terme. Elle cherchait, je m’en
-rendais bien compte, à forcer son courage d’écouter jusqu’au bout les
-vilenies qui se disaient ici; pensant avec raison que pour n’être pas
-belle, l’occasion qu’elle avait de lire dans le cœur humain n’en était
-pas moins unique!
-
---Monsieur!...
-
---Et qu’elle n’apprendrait jamais mieux sur le vif ce que c’étaient que
-la bassesse et la soif de l’or!
-
---Avez-vous qualité, monsieur, pour venir m’insulter au nom de cette
-jeune fille?...
-
---Si peu, je vous l’ai déjà dit, que mademoiselle de Valvieux ne m’a pas
-fait ce soir l’honneur de m’adresser la parole... Quand j’ai compris à
-la tournure de votre conversation que mon respect la servirait plus mal
-en lui obéissant qu’en coupant court à ce que vous disiez, je suis venu
-et j’ai trouvé à moi seul, si incroyable que cela semble vous paraître,
-tout ce que je viens de vous dire!
-
---Chevalier désintéressé du malheur! C’est un rôle bien noble!
-
---Et qui date de si loin chez moi, que je suis arrivé à n’en plus voir
-le ridicule! C’est une vieille habitude! Quand je rencontre un chat qui
-veut tordre le cou d’un oiseau, ou un grand diable qui assomme un
-enfant, je mets mon pied sur la bête et mon poing sur l’homme. D’après
-cela, ranger ma respectueuse sympathie du côté d’une femme seule, contre
-laquelle j’entendais six hommes s’acharner à la fois, vous m’accorderez
-qu’il n’y avait qu’un pas.
-
---Alors, vous répondez, monsieur, de tout ce que vous avez dit ce soir?
-
---Même de tout ce que j’ai pensé, monsieur, et c’est encore autrement
-long pourtant!... Là-dessus, je rends M. d’Asti à cette paix des champs
-qu’il aime, en vous rappelant toutefois, messieurs, que si l’un de vous
-est curieux de visiter un navire de guerre, je suis domicilié
-actuellement sur _la Naïade_, en rade de Toulon, et que vous y trouverez
-toujours, à mon défaut, plusieurs de mes camarades pour vous recevoir.
-
-Puis saluant tout le groupe d’un geste qui était d’une hauteur extrême,
-Jean s’éloigna de quelques pas, s’en fut s’accouder près d’une large
-console dorée, et se mit à suivre le va-et-vient de la foule avec la
-curiosité tranquille d’un homme qui n’a absolument rien de mieux à
-faire.
-
-Un instant, les jeunes gens qu’il venait de quitter restèrent indécis;
-M. d’Asti fit même un pas vers le fond de la pièce, comme s’il eût songé
-à mettre sur le mal qu’il venait de faire la banalité d’une excuse. Mais
-il revint promptement en arrière et sortit en haussant les épaules avec
-ce geste qui signifie dans toutes les langues du monde: «Ma foi, je m’en
-moque!»
-
-Puis, têtes levées, avec une démarche nonchalante, comme des gens pas
-pressés du tout, ils traversèrent tout le salon, saluant à droite,
-causant une minute d’un autre côté, avec les allures d’invités qui s’en
-vont à l’anglaise.
-
-Jean, qui était placé de manière à voir toute l’enfilade des portes, les
-suivit de l’œil jusqu’au bout. Puis quand il eut regardé le dernier
-d’entre eux disparaître, il rentra tranquillement dans la pièce qu’il
-venait de quitter, et marcha vers la place où il avait laissé
-mademoiselle de Valvieux.
-
-Elle était toujours assise sur sa même petite chaise basse, encadrée de
-la même arche de verdure, et serrant si fort ses deux mains sur son
-visage que ses doigts marquaient des traces rouges sur la peau fine du
-front.
-
-Il arriva jusqu’auprès d’elle, sans qu’elle entendît même le bruit de
-ses pas, puis gravement, avec le geste de quelqu’un qui s’incline sur un
-malade pour lui parler plus doucement, il mit un genou en terre devant
-la jeune fille.
-
-Cette fois, elle tressaillit vivement et jeta même un léger cri en
-apercevant cet homme agenouillé tout près d’elle.
-
-Pendant une seconde encore, il resta là sans rien dire, fixant son
-regard franc dans les yeux étonnés qui se tournaient vers lui; puis au
-moment où Alice, reprenant possession d’elle-même, s’apprêtait à parler:
-
---Mademoiselle, dit-il avec la même gravité simple, vous connaissez ma
-carrière. J’ai vingt-huit ans, je m’appelle Jean de Kerdren, comte de
-Penhoët, et je viens vous demander si vous voulez me faire l’honneur de
-m’accorder votre main.
-
-La surprise fut si vive qu’elle ne trouva pas d’abord un mot à répondre,
-et sur cet étrange petit groupe, le silence s’établit, coupé seulement
-par la voix de M. Champlion, si nette, par instants, qu’on n’en perdait
-pas une syllabe:
-
-«... avec gravures et ciselures, par Benvenuto Cellini.
-
-«Acheté en 1875 au marquis de Gensac pour la somme de dix mille francs.
-
-«Estimé en 1880 par M. Mannheim de Paris au prix de vingt et un mille
-francs.
-
-«Plaque de corsage...»
-
-Malgré toute la gravité de l’instant qu’ils traversaient, machinalement
-ils s’étaient mis tous les deux à suivre mot à mot cette nomenclature,
-et il semblait qu’avant de savoir ce qu’était au juste cette plaque de
-corsage, ni l’un ni l’autre ne pourrait parler.
-
-Tout cela pourtant n’eut que la durée d’un éclair, et à temps pour que
-la situation dans laquelle se trouvait Jean n’arrivât pas au ridicule,
-mademoiselle de Valvieux réussit à rompre l’espèce d’engourdissement
-moral que lui avaient causé toutes ces émotions successives.
-
---Monsieur, dit-elle avec entraînement d’abord, en hésitant un peu
-ensuite, je voudrais savoir vous dire comme je l’éprouve le sentiment
-d’infinie reconnaissance que je vous garderai toute ma vie! Vous aviez
-déjà fait beaucoup ce soir... et maintenant c’est trop!... Car vous
-comprenez bien qu’à présent... je ne peux pas...
-
-Elle s’arrêta, vaincue décidément par les battements de son cœur, et les
-premières larmes qu’elle eût versées de toute la soirée arrivèrent
-lentement jusqu’au bord de ses cils.
-
-Jean s’était levé. Le rayon de ses yeux bruns, à travers le prisme de
-ces gouttes d’eau, lui arrivait si étrange et si ému, que ce fut encore
-avec plus de douceur qu’il reprit:
-
---Je vous comprends, et je ne voudrais pas vous causer, ce soir, même la
-fatigue d’un mot d’insistance, mademoiselle. Demain, dans autant de
-jours que vous le voudrez, je reviendrai chercher ma réponse. Et c’est
-bien en effet toujours que je compte, non pas que vous me serez
-reconnaissante, mais que vous serez heureuse, si vous me permettez
-d’assurer votre bonheur!
-
-Il s’inclina profondément devant la jeune fille, et sans songer à imiter
-toutes les petites précautions de M. d’Asti et de sa bande, il quitta
-l’hôtel du banquier.
-
-M. Champlion se reposait sur un gigantesque point final amplifié de tout
-l’orgueil qui lui gonflait le cœur, et la tâche de l’héritier était
-accomplie.
-
-Son départ n’en causa pas moins un extrême dépit à plusieurs des
-personnes présentes, et l’opinion communément exprimée à la suite de
-cette soirée fut que la réputation du comte de Kerdren était
-horriblement surfaite, et que le trait de caractère qu’on avait qualifié
-chez lui de sauvagerie méritait un tout autre nom.
-
-
-
-
-IX
-
-
-Le lendemain, vers une heure, on remit à Jean, à bord de la Naïade, une
-lettre enfermée dans une enveloppe de deuil, dont il devina à l’instant
-la provenance.
-
-C’était de mademoiselle de Valvieux, en effet, et voici ce qu’elle
-disait:
-
- «Monsieur,
-
- «Tout ce que j’ai su bien mal vous dire hier, au milieu du trouble
- cruel dans lequel je me trouvais, je veux vous le répéter aujourd’hui
- longuement et sérieusement, afin que plus tard, quand vous retrouverez
- dans votre mémoire ce mouvement de générosité chevaleresque que vous
- avez eu envers moi, vous retrouviez à côté le souvenir de la
- reconnaissance émue qu’il m’a inspirée.
-
- «Vous rappelez-vous, monsieur, la réponse que vous avez faite à madame
- de Sémiane, il y a un mois maintenant?
-
- «Elle vous pressait de venir danser avec moi, et comme vous refusiez:
- «Quand donc l’inviterez-vous?» a-t-elle demandé en insistant. Et vous,
- vous avez répondu à moitié en riant: «Quand sa pléiade
- l’abandonnera!...»
-
- «Vous aviez oublié cela, sans doute, comme je l’avais oublié moi-même
- dans le trouble de ces derniers jours, et voilà pourtant que le
- badinage de votre réponse est devenu mon histoire.
-
- «Ma tristesse et mon isolement sont si profonds depuis mon deuil, que
- je n’imaginais rien d’autre pouvant s’y ajouter, et que je me
- regardais hier, pendant que le souvenir des soirées d’autrefois me
- revenait à flots, comme atteinte autant qu’on peut l’être. Et c’est à
- ce moment pourtant que l’amertume de l’humiliante conversation que le
- hasard me livrait, m’est arrivée!
-
- «Ce n’est pas, Dieu merci, qu’il y eût dans mon cœur l’ombre d’un
- regret pour les hommes qui se révélaient à moi si vils! Mais
- j’éprouvais ce que j’aurais ressenti en voyant mes yeux me tromper
- tout à coup, et me montrer, à la place de la terre ferme sur laquelle
- je croyais marcher, rien que le vide. Il me semblait que le cœur me
- manquait et que ma foi en toute chose en serait morte à jamais!
-
- «C’est alors que vous avez pris ma défense, si bravement, si
- fièrement, que ma pénible impression a été emportée à l’instant. En
- suivant votre accent loyal, j’oubliais d’écouter les paroles
- auxquelles vous répondiez, et de ce quart d’heure, je ne me rappelais
- déjà plus que votre généreuse intervention.
-
- «C’était plus qu’il n’en fallait pour vous assurer un souvenir
- attendri dans ma pensée, et cependant, vous avez voulu faire davantage
- encore.
-
- «L’abandon ne pouvait pas être plus complet, et c’était bien l’heure
- pour votre délicate bonté de s’approcher.
-
- «Vous m’avez alors offert tout ce qu’un homme peut donner au monde,
- c’est-à-dire cette protection et cette heureuse vie que j’estimerais
- bien haut, si le dévouement de toute une existence était de ceux qui
- s’acceptent!
-
- «Nous nous sommes vus trop peu pour qu’il me soit possible de donner à
- votre démarche un autre mobile que celui-là, et d’ailleurs, si jamais
- je m’étais fait quelques illusions sur l’impression que je pouvais
- produire, jugez si les vérités qu’on m’a forcée d’entendre me le
- permettent aujourd’hui! Enfin ce que j’ai appris de la santé de ma
- pauvre mère me commande une réserve de plus...
-
- «De tout ceci, il ne me restera donc, monsieur, qu’une reconnaissance
- profonde envers vous, et la crainte terrible qui m’assiège depuis
- hier, que votre intervention ne vous ait attiré quelque complication
- si grave, que j’ose à peine me la formuler, et que je vous supplie de
- ne pas me causer un remords dont je ne saurais me consoler, maintenant
- moins que jamais.»
-
-Jean lut cette lettre tout au long, la relut encore, et la replia enfin
-gravement dans son enveloppe.
-
---«C’est une loyale créature, se dit-il. Le hasard a de ces bonheurs!»
-
-Puis, sans faire une réflexion de plus, comme si cette lettre lui eût
-apporté le plus décidé des consentements, il se fit mettre à terre,
-sauta de son youyou dans une voiture, et après avoir donné l’ordre de le
-conduire chez M. Champlion, il demeura pendant tout le trajet dans une
-immobilité si complète qu’on aurait pu croire qu’il dormait. Il n’en
-était rien cependant, et le regard qui brillait entre les parois de drap
-sombre avait même une résolution peu commune.
-
-Toute la nuit du jeune homme s’était passée à réfléchir sur les
-événements où il se trouvait engagé d’une façon si imprévue, et ce
-n’était pas à la légère qu’il marchait maintenant.
-
-Aussi entendait-il arriver à son but tout droit, et ne voulait-il point
-admettre le plus faible obstacle.
-
-Mademoiselle de Valvieux avait bien deviné et bien dit: Le mouvement qui
-avait poussé la veille le jeune officier à ses pieds, était un mouvement
-de générosité chevaleresque, mais rien de plus.
-
-La première fois qu’il l’avait vue, il l’avait, on se le rappelle, peu
-regardée, et même assez peu goûtée.
-
-Cette beauté et cette grâce hors ligne rentraient pour lui dans la
-catégorie des objets de luxe, «de ceux qu’il fallait tant de coton pour
-emballer».
-
-Quand il l’avait retrouvée quelque temps après, sa douleur et son
-abandon avaient éveillé sa pitié. Elle lui avait produit un peu
-l’impression de ces petites Italiennes qui pleurent sous les portes
-cochères les jours de neige, en montrant leurs mains rouges; et quoique
-le chagrin fût ici moral et non physique, c’est comme cela qu’il se la
-représentait en y pensant.
-
-La veille enfin, elle lui était apparue sous un troisième aspect.
-
-Tout se réunissant à la fois sur une même tête, c’était trop! Et pendant
-qu’il la voyait rester si brave sous les paroles brutales qui blessaient
-également tous ses sentiments intimes, ses instincts de marin s’étaient
-mis à s’agiter, et il lui était venue l’irrésistible envie de tendre une
-main amie à la pauvre fille, comme il l’eût fait pour un nageur en
-détresse, perdant pied, et cherchant en vain un appui.
-
-C’était affreux de penser que cette jeune fille allait avoir maintenant
-le droit de croire toutes les paroles menteuses, tous les cœurs
-gangrenés, de se dire que dès le commencement de sa vie, elle aurait vu
-sous son plus triste jour la hideuse puissance de l’or, et que personne
-ne viendrait la détromper et lui prouver qu’il y avait encore pourtant
-des honnêtes gens!
-
-Il songeait à tout cela, sans que rien de précis se formulât dans sa
-pensée; puis tout d’un coup, avec cette spontanéité qui faisait le fonds
-de son caractère original, l’idée d’offrir son nom et sa fortune à
-mademoiselle de Valvieux lui avait traversé l’esprit.
-
-Il enrageait de voir tous les hommes si plats. Pas un n’osait marcher!
-C’était à Kerdren de «passer devant» alors, selon la vieille coutume. Et
-sans prendre une seconde de réflexion, du même pas dont il aurait couru
-au feu, s’il lui avait semblé qu’on y manquait de bras, il était venu
-faire à la jeune fille sa singulière demande en mariage.
-
-Elle était malheureuse, en deuil, et toute seule. Jean s’était mis à
-genoux pour lui parler, comme jadis ses pères devant une reine, et il
-lui avait fait l’hommage de sa vie aussi simplement qu’au temps passé
-quand on devenait vassal et suzerain rien qu’en mettant ses mains dans
-celles du seigneur.
-
-Puis, une fois rentré à bord, il s’était mis à regarder en face sa
-situation avec autant de calme et de bon sens pratique que s’il eût été
-voué dès longtemps à cette existence nouvelle.
-
-D’un seul coup, il venait de renverser tout ce qu’il avait dit et pensé
-jusqu’alors.
-
-C’en fait de sa vie à deux avec l’Océan! La carrière qu’il avait juré de
-faire si libre et si indépendante avait son entrave maintenant, et il
-lui faudrait désormais comme tant d’autres mettre dans la balance les
-plaisirs et les intérêts de sa femme. C’était étrange après tout d’en
-arriver là, et sans même que ce fût par amour.
-
-Mais quand il était une fois décidé à quelque chose, Jean avait
-l’habitude de ne jamais regarder en arrière, et il accomplissait ce
-qu’il avait commencé coûte que coûte.
-
-Il n’entendait prendre aucun de ses nouveaux devoirs à demi; il avait
-dit à mademoiselle de Valvieux qu’il la ferait heureuse et il faudrait
-bien qu’elle le fût!
-
-Aussi la lettre de refus de la jeune fille ne lui causa-t-elle aucune
-émotion. C’était une excursion qu’il faisait dans son caractère, et il
-était heureux d’y rencontrer cette délicatesse, mais cela ne modifiait
-nullement ses idées.
-
-Ce n’était pas qu’il eût la fatuité de penser lui avoir inspiré une
-passion soudaine; mais du moment où elle n’arguait pour le refuser que
-de la crainte d’accepter un trop grand dévouement, il se sentait de
-force à la convaincre. Et il est certain que dès que Jean voulait
-fermement une chose, il se dégageait de sa façon d’insister pressée,
-autoritaire, une puissance irrésistible qui entraînait quoi qu’on en
-eût.
-
-Quand il demanda mademoiselle de Valvieux à la porte, on lui fit répéter
-deux fois son dire, en l’assurant que M. Champlion était là.
-
-A force de se remuer et de parler haut, le banquier était arrivé à
-produire sur ses gens autant d’impression qu’il le souhaitait, et l’idée
-que le comte de Kerdren n’allait pas commencer d’abord par lui dans la
-maison leur paraissait énorme.
-
-Mais comme Jean n’entendait mêler personne à ses affaires, et qu’il
-réservait tout juste aux Champlion le droit d’exclamation quand chaque
-chose serait réglée, il laissa les réflexions aller leur train sur la
-singularité de sa démarche et, au bout d’une minute, Alice était auprès
-de lui dans le salon où on l’avait fait entrer.
-
-De quelque façon qu’il s’y prît pour la convaincre, il avait
-certainement choisi le bon moyen, car au bout d’un quart d’heure, tous
-les scrupules de mademoiselle de Valvieux étaient tombés.
-
-Il était trop loyal cependant pour avoir feint une passion qu’il
-n’éprouvait pas. Mais un cœur de jeune fille est plus tôt charmé qu’il
-n’avait pensé, et l’avenir, tel qu’il s’ouvrait devant Alice, avec cet
-homme qui avait à ses yeux le prestige d’un héros, comme compagnon,
-c’était plus qu’il n’en fallait pour réaliser le bonheur parfait.
-
-Avec cette naïveté qu’il avait gardée de la vie particulière de ses
-années de jeunesse, Jean n’avait rien deviné, et il avait regardé
-l’émotion de la jeune fille comme l’effusion de cette vive
-reconnaissance dont elle lui parlait dans sa lettre. Il en avait trouvé
-la manifestation douce, et il s’était promis de faire naître souvent le
-sourire qui illuminait si bien ce jeune visage; mais c’était tout.
-
-Sur un point seulement, mademoiselle de Valvieux avait insisté: «Cette
-question de santé!»
-
-Jean l’avait alors conduite devant une glace en lui demandant si son
-aspect parlait de maladie, et elle avait été forcée de convenir que non.
-
-Et vraiment c’était un coup de magie que le changement soudain de sa
-figure, entre hier et aujourd’hui! Jamais son teint n’avait eu un éclat
-plus parfait; et sa fraîcheur, la vie de ses yeux et de son sourire,
-semblaient défier même les altérations inévitables de l’avenir.
-
-Avec la même franchise qu’il avait eue en parlant de ses sentiments,
-Jean avait répondu aux questions d’Alice sur M. d’Asti, questions
-qu’elle formulait en tremblant un peu, de crainte d’éveiller un
-mécontentement assoupi.
-
-Le matin même, à neuf heures, il s’était rencontré avec le jeune
-élégant, et il l’avait blessé au bras droit, à la première passe, d’un
-coup d’épée sans gravité.
-
-C’était assez pour lui rappeler qu’il ne fallait traiter légèrement, au
-gré de Jean, ni les femmes, ni les officiers de marine, et cependant pas
-au point, disait le jeune homme, d’interrompre pour longtemps le cours
-de sa philosophie souriante.
-
-Pour le moment, la partie la plus pressante de la situation était de
-régler le sort de mademoiselle de Valvieux.
-
-L’idée de la laisser davantage chez le banquier ne pouvait être admise
-par Jean, et comme il savait bien que, même pour les individus les plus
-actifs, les formalités de la loi réservent de merveilleuses lenteurs, il
-s’était dit que pendant quelques semaines il demanderait à madame de
-Sémiane l’hospitalité pour sa fiancée.
-
-Malheureusement, la lettre que la comtesse avait écrite à Alice au
-moment de son deuil était datée d’Espagne, comme la jeune fille le lui
-apprit, et annonçait que madame de Sémiane ferait un séjour illimité à
-Grenade et peut-être même dans le Maroc, où elle comptait poser au moins
-un pied.
-
-Il fallait donc chercher d’un autre côté, et le parti le plus convenable
-était évidemment de passer ces quelques jours dans un des couvents de
-Toulon où on recevait des pensionnaires.
-
-Dans ces conditions, Jean abrégerait autant que possible ce qu’il avait
-à faire, et aussitôt après le mariage, il emmènerait sa femme à Kerdren.
-
-Son intention était, après l’expiration du congé qu’il allait demander,
-de solliciter son envoi dans son port d’attache, ce qui lui permettrait
-d’habiter chez lui, sa propriété n’étant pas à plus de huit kilomètres
-de Lorient. Il n’était pas douteux qu’on lui accordât une situation dont
-il avait si peu abusé jusqu’alors; et il pourrait ainsi acclimater sa
-jeune femme sur ce sol inconnu.
-
---Vous savez, lui dit-elle, que je ne voudrais vous arrêter en rien dans
-votre carrière; je saurai être une vraie femme de marin, je vous le
-promets.
-
-Il lui avait demandé, en riant, si elle comptait aller toute seule se
-faire reconnaître comme dame et maîtresse par les vassaux de Kerdren, et
-il était convenu que l’avenir restait arrêté de cette façon, si toutes
-choses demeuraient dans l’ordre actuel.
-
-A tout ce que le jeune officier proposait, Alice accédait aussitôt. Sa
-bouche et ses yeux disaient oui en même temps, et dès la première heure,
-elle se mettait sous sa domination aussi complètement que le fit jamais
-créature humaine.
-
-Elle s’était sentie tellement seule depuis un mois, qu’elle agissait
-maintenant comme ces oiseaux familiers qui, après un court essai de
-liberté, non seulement s’abandonnent à la main qui les ramène au nid,
-mais encore s’y blottissent avec bonheur.
-
-Il ne restait plus désormais qu’à annoncer à M. et à madame Champlion le
-changement qui s’opérait dans la vie de la jeune institutrice.
-
-Leur étonnement dépassa d’abord tout ce qu’on peut croire, et la
-froideur tranquille de Jean n’empêcha pas un flux de réflexions et de
-compliments où il fut tant dit à mademoiselle de Valvieux qu’elle
-faisait un rêve d’or, qu’au bout de dix minutes on avait réussi à calmer
-complètement sa joie.
-
-Toute la politesse du jeune homme ne put l’empêcher alors de tirer
-ostensiblement sa montre, et de déclarer qu’il ne lui restait que très
-peu d’instants pour expliquer les projets de mademoiselle de Valvieux à
-madame Champlion.
-
-La bonne dame lui offrit aussitôt son aide pour courir les magasins, ce
-qui paraissait résumer pour elle les préliminaires et les délices du
-mariage; et quand elle comprit qu’on ne lui demandait qu’un prompt
-dégagement des obligations qui liaient Alice dans la maison, et son
-escorte jusqu’au couvent qui serait choisi, le rôle lui parut si
-médiocre qu’un peu plus elle le refusait. Cependant, elle finit par dire
-que les vacances commençaient dès l’heure même, et promit de conduire
-mademoiselle de Valvieux où on le souhaiterait.
-
-Quant au banquier, il appela Jean dans un coin pour lui assurer; en
-clignant de l’œil, qu’il avait tout deviné dès le premier jour et que,
-s’il le voulait, il conduirait jusqu’à l’autel la future comtesse de
-Kerdren.
-
-On juge si la perspective était séduisante, et si le jeune officier
-désirait recevoir sa femme de cette main courte et rouge qui gesticulait
-devant lui.
-
-Il remercia cependant comme il convient, et au bout d’un instant, il
-s’en alla, laissant l’hôtel Champlion à peu près aussi étonné que si une
-comète errante était venue y demander le complément de quelques rayons
-pour embellir sa queue.
-
---Comme c’est triste que vous soyez si riche, dit Alice, reprenant le
-sourire mélancolique qu’elle avait perdu depuis une heure, pendant
-qu’elle reconduisait son fiancé.
-
---Pourquoi? lui demanda-t-il en riant. Vous voudriez avoir besoin de
-filer la laine de mes habits, comme la reine Berthe «au long pié»
-faisait pour le roi Pépin?
-
---Non, mais parce que je suis si pauvre, moi!... reprit-elle encore plus
-tristement.
-
---Eh bien, voudriez-vous que ce fût le contraire, et qu’on dise que je
-vous épouse pour votre fortune?
-
---Non, mais de moi, que dira-t-on alors!
-
---De vous! que vous m’apportez avec votre jeunesse et votre beauté un
-joyau si riche, qu’il est bien heureux que je puisse l’enchâsser comme
-il le mérite!... croyez-moi, insista-t-il affectueusement.
-
-
-
-
-X
-
-
-Le jour suivant, ce ne fut qu’un cri d’un bout à l’autre de l’escadre:
-Kerdren se mariait!... Kerdren... et de quelle façon encore!
-
-Un soir, il allait à terre pour affaires d’héritage, avait-il dit, et il
-faut convenir que l’heure était bizarrement choisie; le lendemain matin,
-il se battait en duel à la suite d’un différend sur un point de
-philosophie que son adversaire et lui avaient discuté un peu vivement;
-puis au milieu de l’après-midi, tout d’un coup, sans préparation, il
-rentrait fiancé!...
-
-Ce n’était pas que la routine eût jamais été le fait du jeune officier,
-et on ne comptait plus celles de ses fantaisies qui s’étaient présentées
-avec l’imprévu d’une bombe. Mais, cette fois, il s’agissait de matière
-grave, et littéralement, comme le disait un enseigne dans son style
-familier, «la flotte tout entière eut ce jour-là les bras au ciel!...»
-
-Il n’était guère possible d’agir en plus complet désaccord avec ce que
-Jean avait toujours dit et pensé, et ses camarades s’amusaient sans
-vergogne de la façon dont il sabrait maintenant ses théories.
-
-Aussi les allusions aux «départs gâtés par les femmes en pleurs», aux
-«carrières entravées», au «seul vrai marin, le marin indépendant, au
-cœur de bronze» allaient-elles leur train, et c’était une montagne de
-réminiscences à ensevelir Jean tout debout.
-
-Lui écoutait tout cela, aussi paisible que le roi François Ier, quand il
-avait mis au bas d’un édit, qu’il savait devoir faire murmurer, le
-célèbre: «Tel est mon bon plaisir!»
-
-Quand on apprit que sa fiancée, qu’il avait vue trois fois en tout,
-l’attendait dans un couvent, exactement comme les demoiselles nobles
-qu’on enlève dans les romans de cape et d’épée, et qu’on abrite un
-instant sous la respectabilité d’une religieuse, jusqu’à ce que le
-courroux des parents s’apaise; quand on s’aperçut en outre qu’il ne
-savait ni son âge ni rien de ce qui concernait sa famille, on commença à
-se demander entre intimes si l’originalité du jeune lieutenant ne
-dépassait pas les limites de celles qui ont cours habituellement en
-liberté...
-
-Pour toute une fraction des officiers, le nom de mademoiselle de
-Valvieux avait soulevé un étonnement de plus.
-
-Comment et où avait-il retrouvé la jeune fille aux fleurs, et quelle
-lubie soudaine le prenait d’en faire sa femme, lui qui était le seul, le
-mois passé, à en parler sans bienveillance?...
-
-C’étaient autant de points interrogatifs qui restaient sans solution,
-car soit que Jean répondît sérieusement, soit qu’il dît des folies, cela
-se ressemblait si fort dans son cas, qu’on ne savait plus comment
-distinguer le vrai du faux.
-
-Au bout de peu de jours, ses affaires étaient réglées comme il
-l’espérait, et il partit pour Paris afin de faire agréer, au ministère
-de la marine, le permutant qu’il s’était trouvé et qu’il devait
-remplacer à Lorient. De là, il voulait aller faire une courte halte à
-Kerdren, pour assurer à sa jeune femme au moins un confort relatif.
-
-Sa première idée avait été d’emmener avec lui des tapissiers et de leur
-livrer quelques pièces à remanier; mais Alice s’était vivement opposée à
-ce projet, et l’avait supplié de laisser toute chose dans l’ancien état.
-
-Il lui avait dit d’abord qu’elle ne savait ce qu’elle demandait, et que
-la maison, fermée depuis dix ans, avait dû prendre un air de nécropole;
-mais elle avait insisté aussi bravement que le lui permettait sa
-timidité toujours croissante vis-à-vis du jeune homme, et il avait
-promis de ne toucher à rien.
-
-A l’entendre, on aurait cru d’abord qu’il s’agissait d’une ruine, et il
-parlait de fantômes, de chauves-souris et d’orfraies comme si les quatre
-vents du ciel avaient eu accès chez lui. La vérité était que le château
-de Kerdren, mi-dentelle mi-granit, comme certaines églises de Bretagne,
-était une des plus belles habitations qu’on pût voir, et qu’on ne lui
-connaissait en fait de fantômes que ceux de ses légendes, ou ceux plus
-glorieux encore des souvenirs historiques qu’il possédait.
-
-La reine Anne, du temps qu’elle n’était encore que la duchesse Anne,
-adorée de tous ses fidèles, y avait passé plus d’un jour, et on aurait
-eu mauvaise grâce à se plaindre de la rencontre, si on l’avait trouvée
-quelque soir, errant dans les grandes salles avec sa robe à traîne et la
-coiffe élevée que lui prêtent les gravures du temps.
-
-L’idée de modifier, si peu que ce fût, un de ces anneaux qui reliaient
-le passé au présent, déplaisait tout à fait à la jeune fille, et il fut
-convenu qu’on se bornerait à ouvrir toutes grandes portes et fenêtres au
-soleil de printemps, et à faire déménager, s’il y avait lieu, les
-araignées que le vieux gardien aurait pu tolérer dans les recoins.
-
-Rien n’était plus singulier que les rapports des jeunes fiancés, et il
-ne manquait à l’étrangeté de ce mariage que ces entrevues quotidiennes,
-dans ce parloir de couvent.
-
-A des heures indéterminées, Jean se présentait, et mettait en branle la
-grosse cloche, si résolument, que la sœur tourière savait à l’instant à
-qui elle avait affaire, et ouvrait presque sans regarder. Puis, guidé
-par elle, il traversait toute la grande cour sablée, coupée à l’ancienne
-mode de massifs carrés, encadrés de buis, d’où émergeaient des statues
-de la sainte Vierge et de saint Joseph, avec leurs robes perdues jusqu’à
-moitié dans le feuillage. Parfois un regard curieux d’élève glissait
-jusqu’à lui à travers les stores fermés de l’infirmerie, ou entre les
-lames d’une persienne, et c’étaient des récits sans fin pendant la
-récréation suivante sur le bel officier.
-
-On baissait la voix pour en parler, et parfois même, ô perfidie! c’était
-l’ample vêtement drapé d’une des statues qui abritait ce colloque
-illicite.
-
-Dans le parloir lambrissé de chêne jusqu’à hauteur d’appui, Jean
-s’asseyait sur une des chaises de paille qui garnissaient tout le tour
-de la pièce, et qui étaient rangées dans un ordre si parfait qu’il ne
-lui venait jamais à l’idée de la sortir de l’alignement, puis les pieds
-sur un des petits ronds de sparterie posés devant chaque siège, il
-attendait l’arrivée de sa fiancée, les yeux fixés sur une reproduction
-de la Pietà de Michel Ange.
-
-Avec elle, entrait une religieuse son chapelet à la main ou un gros
-livre noir sous le bras, et tandis que les jeunes gens causaient, elle
-égrenait tranquillement ses dizaines ou tournait un à un ses feuillets.
-
-Malgré toute la bienveillance du regard qui les suivait, l’ombre de
-cette longue coiffe blanche enveloppait tout le petit groupe d’un cachet
-d’austérité, et en face de cette existence dont chaque lendemain devait
-ressembler si parfaitement au jour écoulé qu’il ne s’en distinguait que
-par la date, tant de projets d’avenir sonnaient étrangement.
-
-Chaque jour, d’ailleurs, la timidité de la jeune fille s’accentuait un
-peu plus. A mesure que le sentiment enthousiaste et tendre que lui
-inspirait Jean se développait davantage, sa réserve s’augmentait aussi.
-
-Elle sentait parfaitement que sous la bonté grave et la courtoisie de
-son fiancé, il n’y avait rien de semblable à ce qu’elle éprouvait, et sa
-dignité féminine l’avertissait de garder pour elle seule cet amour qu’on
-ne lui demandait pas. Elle était d’ailleurs bien loin de se blesser de
-cette différence, et avec une humilité charmante, elle regardait Jean
-comme les bergères d’antan, celles que les rois épousaient jadis,
-devaient regarder le prince charmant qui leur ôtait des mains la
-houlette pastorale pour y mettre un mignon sceptre d’or.
-
-Seulement comme elle se défiait de ses yeux où elle sentait monter dès
-qu’elle entrait dans le grand parloir comme une nuée de petites étoiles,
-et de sa voix qui s’adoucissait comme son regard brillait, sans qu’elle
-y pensât, elle avait pris l’habitude de baisser presque constamment ses
-paupières, et de parler à mi-voix comme si l’atmosphère du couvent lui
-eût donné dans ces quelques jours la douceur tranquille d’une petite
-religieuse.
-
-Il en était résulté que Jean, à mesure qu’il la voyait plus effarouchée,
-s’était fait plus paternel, et qu’à son insu, en cherchant ainsi à
-l’apprivoiser, il l’avait intimidée de plus en plus.
-
-Il s’étonnait à part lui que mademoiselle de Valvieux ressemblât si peu
-à la lettre qu’elle lui avait écrite, et à ce qu’il l’avait vue le
-premier jour de leurs fiançailles; mais être le protecteur attentif et
-un peu sérieux d’une jeune tête plus ou moins raisonnable ou plus ou
-moins mobile dans ses impressions, était toujours ce qu’il avait regardé
-comme le rôle d’un mari, et il appréciait en outre largement tout ce que
-la position de cette orpheline avait de difficile.
-
-Aussi s’en remettait-il au temps pour rendre à la jeune fille son
-enjouement paisible et à lui l’abandon de leur premier jour de
-fiançailles.
-
-
-
-
-XI
-
-
-Depuis quinze jours Jean et sa jeune femme étaient à Kerdren.
-
-Le mariage s’était fait à minuit, selon un usage assez en faveur dans le
-Midi, et l’église la plus proche du couvent était si petite que, malgré
-le nombre relativement restreint des assistants, la cérémonie n’avait
-pas été triste.
-
-L’amiral commandant l’escadre avait tenu à servir de père à la jeune
-fille, et madame de Sémiane, grâce à des prodiges de célérité, était
-arrivée à temps pour l’accompagner à la mairie et à l’église. C’était un
-peu ce qu’avait espéré Jean en lui faisant part de son mariage
-télégraphiquement, et il lui était profondément reconnaissant d’être
-venue abriter le pénible isolement de sa fiancée.
-
-Quant à l’étonnement de la comtesse, on le devine, et ce ne fut que
-faute de temps qu’elle ne le manifesta pas davantage.
-
-L’interrogatoire qu’elle avait fait subir à Jean ne l’avait éclairée ni
-peu ni prou, et elle en revenait à sa vieille hypothèse d’hiéroglyphes
-en regardant le jeune homme.
-
-L’église étincelait de lumières et tous les camarades du marié ainsi que
-nombre de matelots étaient là.
-
-La plupart avaient envoyé des fleurs à mademoiselle de Valvieux, et tous
-ces bouquets donnaient au grand salon que madame de Sémiane avait pris à
-l’hôtel presque un air de chez soi.
-
-La comtesse avait offert à toute cette petite armée, au milieu de
-laquelle elle se trouvait à peu près la seule femme avec la mariée, un
-ambigu des plus confortables, et c’était seulement vers deux heures que
-les jeunes époux étaient partis.
-
-Alice avait repris sa robe noire et, tout émue, s’était lancée dans
-l’inconnu, le cœur battant à la fois de la peur de trop aimer son mari,
-et de la crainte de ne pas savoir pourtant le payer de tout ce qu’il
-quittait pour elle.
-
-C’était en chaise de poste que Jean l’avait emmenée. Au nombre de ses
-antipathies avait toujours été le transport des jeunes couples par les
-chemins de fer.
-
-Il trouvait la vapeur bruyante, le sourire des employés gouailleur quand
-il plonge dans les coupés ou les sleeping, et qu’ils y aperçoivent deux
-jeunes gens seuls, la foule qui embarrasse les quais pitoyablement
-bigarrée, et la fumée insupportable.
-
-Aussi avait-il juré qu’il n’en ferait point usage pour son propre
-compte, et pour ne pas même donner à sa jeune femme l’ennui d’entendre
-détailler les ordres, il avait mis à l’avance dans les mains de son
-postillon son itinéraire avec les relais indiqués pour les dînées et les
-couchées.
-
-De cette façon la traversée de la France de Toulon en Bretagne n’avait
-été qu’une longue promenade pendant laquelle on descendait de voiture
-pour cueillir des fleurs, pour monter les côtes à pied ou se reposer
-près d’un bouquet d’arbres, et qui, pour avoir le romanesque d’une
-fantaisie de poète, n’avait eu besoin que de vieillir de cinquante ans.
-Témoins nos pères, et la façon dont ils voyageaient...
-
-Il était midi quand le jeune couple était arrivé à Kerdren. La réception
-qu’on avait ménagée à la nouvelle comtesse avait eu comme auréole une
-journée faite à souhait; et la jeune femme s’était arrêtée saisie d’une
-émotion qu’elle n’avait jamais ressentie, quand, au moment où elle
-mettait pied à terre, tous les hommes s’étaient découverts à la fois, et
-avaient agité leurs chapeaux ou leurs bérets, en poussant des vivats
-étourdissants.
-
-On s’était habillé comme pour aller à un pardon et, du premier coup,
-madame de Kerdren voyait la Bretagne sous cet aspect pittoresque que les
-touristes cherchent avec tant de passion de tous les côtés, et qui
-devient plus rare de jour en jour.
-
-Les hommes avec la veste courte garnie de velours noir et le grand
-chapeau qui fait tout de suite rêver de chouans, les femmes pour la
-plupart en noir aussi, vêtues de ce costume sévère qui relève si bien la
-distinction du type des Bretonnes morbihannaises qui sont brunes,
-presque toutes jolies, et généralement d’une dignité grave bien
-différente des allures des paysannes des autres provinces.
-
-Quelques vieux, «des anciens» comme on dit là-bas, avaient encore le
-costume blanc tout en drap, avec un saint-sacrement brodé dans le dos et
-des galons de laine de couleur sur le gilet.
-
-Avec leurs yeux affaiblis d’où le regard sortait vague, leurs longs
-cheveux blancs et leur parler breton où l’on distinguait avec peine le
-mot de bienvenue qu’on venait de leur apprendre à dire en français, ils
-avaient vraiment l’air de revenir de loin en arrière.
-
-Les marins, avec leur veste bleu sombre et leur béret crânement posé,
-circulaient avec plus d’audace dans les groupes.
-
-Le capitaine était de leur espèce, comprenait leur langage, connaissait
-leur vie, et ça les mettait «diablement plus à l’aise», comme ils
-l’expliquaient aux amis avant l’arrivée de la voiture.
-
-Seulement ce qui était vrai pour Jean n’existait plus à propos de cette
-jeune femme également inconnue de tous, et il se trouva qu’en mettant
-pied à terre, elle intimidait par sa présence les jeunes, les vieux et
-les marins eux-mêmes, malgré toute leur faconde.
-
---Je crois vraiment que vous vous faites peur mutuellement eux et vous,
-avait dit Jean en souriant au premier saisissement de sa femme.
-
-Et il lui avait offert son bras pour la conduire dans cette foule.
-
-Un peu tremblante d’abord, elle avait vite repris sa grâce et s’en était
-servie pour faire la conquête de tout le monde, hommes et femmes.
-
-La beauté est un charme auquel presque toutes les natures sont
-sensibles, celles qui sont rudes et primitives tout comme d’autres, et
-cette ravissante créature, qui souriait à chacun, tendant sa petite main
-avec tant de cordialité, ensorcelait un peu toutes les têtes.
-
-Elle avait pris dans la masse des bouquets qu’elle venait de recevoir
-quelques fleurs de genêt, la fleur symbolique de la Bretagne avec la
-bruyère et l’ajonc, comme pour montrer combien elle souhaitait d’adopter
-tout ce qui tenait au pays où elle arrivait, et ces petites étoiles d’or
-montant en faisceaux dans la fourrure noire de son manteau semblaient la
-personnification poétique de sa jeune et charmante royauté.
-
-L’ovation s’était terminée comme il convient par des danses et une fête
-villageoise où le jus des barriques de cidre avait fait concurrence aux
-libations classiques des noces de Gamache.
-
-Pendant que les rondes allaient leur train, les jeunes époux avaient
-pris leur premier repas dans la grande salle à manger où soixante
-convives tenaient autrefois à l’aise, et où leur table aujourd’hui avait
-l’air d’un petit îlot, point sauvage du tout, perdu au milieu de
-l’Océan.
-
-A côté de sa place, sur un plateau d’argent, Alice avait trouvé un
-gigantesque trousseau de clefs formant une gamme de toutes les tailles
-et de tous les métaux, depuis ce qui semblait être la clef des
-oubliettes jusqu’à des petites merveilles de ciselure; et comme elle
-regardait son mari avec étonnement:
-
---Les insignes de vos pouvoirs, lui avait-il dit en souriant. Et nous
-n’en usons pas à la façon de Barbe-Bleue ici: il n’y a nulle réserve,
-toute chose vous appartient. Seulement, avait-il ajouté en riant, pour
-arrêter l’émotion qu’il voyait poindre dans les yeux de la jeune femme,
-je n’exigerai pas de les voir toutes à votre ceinture.
-
-Les premiers jours s’étaient passés à courir le château d’abord, les
-environs ensuite.
-
-En toute occasion la même courtoisie, les mêmes prévenances et les mêmes
-délicatesses se retrouvaient dans la manière d’être de Jean vis-à-vis
-d’Alice, mais l’intimité n’augmentait nullement.
-
-Il lui avait fait voir tout ce qu’il croyait de nature à l’intéresser
-avec le soin d’un cicérone accompli; seulement il ne lui était pas venu
-à l’idée de la conduire dans les creux de rocher où la mer berçait ses
-rêves d’enfant et de jeune homme, et c’était seul qu’il avait fait les
-pèlerinages de tous ses souvenirs intimes. La crainte de la jeune femme
-de s’imposer à lui était si grande que jamais elle ne l’accompagnait
-sans une invitation spéciale, et quand son mari errait sur la grève,
-elle s’interdisait d’y mettre le pied comme dans un jardin privé.
-
-Pendant ce temps elle parcourait les pièces de l’immense habitation
-qu’elle connaissait mal encore, cherchant à ressaisir les souvenirs du
-passé dans ce vague parfum que les choses laissent après elles, et qui
-s’imprègne plus sûrement encore dans les endroits où les caprices de la
-mode ne pénètrent pas.
-
-Ce n’était pas du reste une recherche d’antiquaire que faisait madame de
-Kerdren, et pourvu que ses découvertes fussent comprises dans le rayon
-d’une vingtaine d’années en arrière, elle se trouvait satisfaite.
-
-Au retour, elle racontait à son mari ses longues explorations, et en
-deux coups de crayon, il lui faisait le plan de l’étage où elle s’était
-perdue.
-
-D’ailleurs ses instants de solitude étaient rares. Jean s’occupait
-d’elle comme d’un hôte de distinction, et quoiqu’elle eût préféré moins
-de prévenances cérémonieuses et plus de laisser-aller, elle n’en
-nourrissait pas moins à l’égard de son mari une reconnaissance
-passionnée.
-
-Souvent elle pensait à ce qu’elle lui dirait si elle l’osait; elle
-s’excitait à parler, et ce qu’elle trouvait alors était doux comme ce
-que contient un cœur de jeune fille tendre et ardent, quand il s’agit de
-son premier amour.
-
-Seulement elle ressemblait à ces oiseaux dorés des contes de fée qui ne
-chantent que dans la solitude, et dès qu’elle se retrouvait près de
-Jean, toute sa timidité lui revenait.
-
-Elle s’était mise à ses fonctions de maîtresse de maison, tout de suite,
-avec cette gravité gentille des jeunes femmes qui gouvernent pour la
-première fois, et les grands salons du rez-de-chaussée reprenaient peu à
-peu sous sa main l’air habité.
-
-Cependant le congé du jeune officier touchait à sa fin, et ce n’était
-pas sans plaisir qu’il songeait à reprendre une occupation réglée. Le
-changement qui s’était fait dans son existence avait été tellement
-soudain, et il y avait un si grand contraste entre la vie active qu’il
-menait depuis son enfance et ces dernières semaines de désœuvrement que
-son inaction commençait à lui peser sans même qu’il en eût conscience.
-
-Le dévouement, si parfait et si poétique qu’il soit, est toujours en
-somme un renoncement continuel à tout ce qu’on préfère, et les
-meilleures natures s’en aperçoivent à la longue.
-
-Aussi le premier matin où on amena à Jean son cheval sellé devant la
-porte, il sauta dessus et partit avec une joie d’enfant. Cela ne valait
-pas son navire, mais avec un bon temps de galop il arrivait à se faire
-fouetter le visage presque aussi bien que par la brise de mer, et cette
-course rapide plaisait à son ardeur.
-
-Invariablement, en rentrant, il trouvait sa jeune femme debout sur le
-perron qui l’accueillait avec un sourire heureux.
-
-De sa fenêtre elle le voyait arriver depuis le bout de l’avenue, et Jean
-soupçonnait peu avec quelle impatience elle sondait les lointains du
-chemin. Il se tourmentait fort cependant de la façon dont se passaient
-ses journées, il était rare qu’il ne lui rapportât pas un livre ou un
-objet quelconque qu’il pensait devoir la distraire. Il aurait voulu
-aussi l’entourer de quelques relations agréables, et il s’était mis,
-quoique sans enthousiasme, à faire dans le voisinage une certaine
-quantité de visites. Mais il n’en était résulté encore nulle intimité,
-et comme le grand deuil d’Alice l’empêchait d’accepter aucune des
-invitations qui arrivaient à Kerdren, il s’ensuivait qu’elle était
-presque constamment solitaire.
-
-Elle n’en ressentait pas d’ailleurs la plus légère fatigue. Son esprit
-un peu contemplatif s’absorbait volontiers dans la vue de la campagne,
-charmante à cette époque de l’année, et comme fond à tout ce qu’elle
-voyait, à tout ce qu’elle pensait, la poésie de son amour ajoutait son
-charme puissant.
-
-Mais c’était chose difficile à expliquer à son mari, et elle avait beau
-lui montrer, chaque fois qu’il la questionnait sur l’emploi de sa
-journée, une corbeille remplie d’ouvrages, il s’inquiétait de lui savoir
-comme seule distraction son aiguille et son dé.
-
-La chambre qu’avait choisie la jeune femme était celle de la reine Anne
-et, dans la grande embrasure de la fenêtre, elle s’était aménagé une
-installation intime où elle passait le meilleur de son temps. Elle se
-tenait toujours là, écrivant, travaillant, rêvant aussi, jusqu’à l’heure
-où elle abandonnait livres et ouvrages, concentrant toute son attention
-au dehors.
-
-Son instinct la servait si bien qu’elle n’attendait guère
-habituellement. On eût dit qu’elle voyait l’arrivant de loin, par une
-seconde vue mystérieuse qui ne connaissait plus l’obstacle des
-distances. Elle le regardait venir, admirant la bonne grâce du jeune
-homme et l’audace insouciante avec laquelle il gouvernait le galop
-vertigineux qui était l’allure habituelle de son cheval.
-
-Puis quand il atteignait un certain gros chêne, toujours le même, elle
-descendait, calmant son air et son sourire comme autrefois quand elle
-entrait dans le parloir du couvent.
-
-Un jour cependant, soit que Jean fût un peu en avance, soit que les
-horloges de la maison ne fussent pas à l’heure, il arriva qu’il ne
-trouva personne sur la porte pour le recevoir.
-
-Peut-être qu’Alice, en se promenant dans le parc, s’était laissée
-prendre à la surprise des jours grandissants; peut-être aussi avait-elle
-entrepris quelque course dans le village pour distribuer la pile de
-vêtements qui montait chaque jour sous ses doigts et où son mari voyait
-tant de petites robes grises qu’il lui avait demandé si elle organisait
-un orphelinat.
-
-Tout cela était également probable et naturel, mais n’en produisit pas
-moins au jeune homme, sans qu’il s’en rendît bien compte, une impression
-peu agréable.
-
-Il s’était tout doucement accoutumé à ce salut de bienvenue qu’il
-recevait de deux beaux yeux et, involontairement, il faisait comme son
-cheval qui tournait la tête de tous les côtés avec mélancolie, cherchant
-le morceau de sucre qu’il trouvait chaque jour dans la main blanche de
-la jeune femme.
-
-En vrai sybarite, il le préférait au même régal offert par n’importe
-quelle autre main et s’ébrouait maintenant, fouillant nerveusement le
-sol de son sabot pour montrer son impatience.
-
-Cependant il n’y avait pas à s’illusionner, on avait oublié ce soir-là
-cheval et cavalier, et tandis que le bel animal se faisait tirer vers
-l’écurie avec un mécontentement visible, Jean entrait dans la maison,
-tourmenté d’une vague inquiétude.
-
-Au milieu de l’escalier, il lui sembla entendre le son d’un piano, et
-son étonnement redoubla. Jamais sa femme n’avait fait la plus légère
-allusion à un talent de musicienne quelconque, et il en avait conclu
-tout naturellement qu’elle ne le possédait pas.
-
-A mesure qu’il montait, il entendait plus nettement.
-
-Le piano avait le son vieilli d’un instrument abandonné depuis
-longtemps; mais la voix qui s’y mariait, car la jeune femme chantait,
-était fraîche, veloutée et d’un timbre délicieux. A travers les tentures
-et les portes, la mélodie arrivait douce et captivante comme un chant de
-sirène, et sur le seuil Jean s’arrêta, restant immobile comme s’il eût
-écouté un oiseau perché sur une branche et prêt à s’envoler au premier
-bruit.
-
-Juste avec le dernier accord, il mit la main sur la serrure, et frappant
-un léger coup en guise d’avertissement, il entra.
-
-D’un bond la jeune femme se trouva debout, rose jusque sous les boucles
-follettes qui couvraient son front, et, avec un accent de regret, elle
-s’écria aussitôt:
-
---C’est vous! oh! je suis si fâchée de n’être pas descendue!...
-
---J’espère que vous ne vous excusez pas, répliqua Jean avec un peu trop
-de cérémonie, et que vous ne vous faites pas une obligation de venir
-gâter Samory!
-
-Il y avait dans son accent une raideur involontaire, et le soin qu’il
-prenait de se mettre hors de la question acheva de déconcerter la jeune
-femme.
-
---Mais j’en suis heureuse, au contraire, répondit-elle d’un ton
-contraint, j’aime tant les chevaux!
-
-Et sa fâcheuse timidité la reprenant, elle se mit à plaquer quelques
-accords du bout des doigts sans trouver une syllabe à ajouter, se
-sentant gauche, maladroite, et fâchée de ne pas savoir dire tout
-simplement à son mari que l’attente de son retour était la distraction
-de son long après-midi. Lui, frappait ses bottes à coups réguliers avec
-le manche de sa cravache, accompagnant les basses intermittentes de la
-jeune femme, et le silence en se prolongeant devenait si gênant qu’il
-fit un effort pour le rompre.
-
---Je ne vous savais pas musicienne, reprit-il; si vous m’aviez parlé de
-votre talent, je vous aurais fait envoyer un piano: celui-ci n’est pas
-digne de vous.
-
---Il est parfait, je vous assure, dit-elle avec empressement, et si vous
-avez la bonté de me trouver un accordeur à Lorient, il sera bien plus
-qu’à la hauteur de ce que j’en peux tirer. Avec vous les plus
-insignifiants désirs sont si vite réalisés que j’ai eu peur de vous
-parler de musique avant de savoir si je me retrouverais des doigts,
-c’est ce qui vous explique mon silence.
-
-Il n’en fut pas dit plus long à ce sujet, et un instant après, le jeune
-homme sortit pour quitter ses vêtements de cheval. Dans sa chambre rien
-de ce qu’on lui avait préparé ne lui convint, et tout en bousculant ses
-tiroirs avec une impatience qu’il était étonné de se sentir: «Ce que
-c’est, se disait-il en haussant les épaules, que de s’accoutumer à une
-vie monotone et régulière; les plus petits incidents vous troublent et
-vous énervent.»
-
-Pendant le dîner, Jean ne parla que des nouvelles de la journée,
-décrivant à la jeune femme les préparatifs d’un lancement de bateau qui
-devait avoir lieu prochainement, ou lui racontant l’accident arrivé à un
-ouvrier du port. De piano ou de chant pas un mot, et Alice, toujours
-inquiète et timorée dès qu’il s’agissait de son mari, s’agitait déjà, se
-demandant si elle ne lui avait pas déplu en rouvrant un instrument
-respecté peut-être depuis la mort de sa mère.
-
-Les soirées du jeune ménage se passaient généralement dans un petit
-salon attenant à la salle à manger où on risquait un peu moins de se
-perdre que dans les grands appartements de réception. Alice s’asseyait
-près de la table et reprenait son ouvrage, l’éternelle ressource des
-femmes! pendant que son mari errait distraitement, touchant tous les
-bibelots posés sur les tables, retournant une statuette ou un vase dans
-tous les sens, et le reposant après l’avoir vu pour le reprendre au tour
-suivant, comme s’il ne le connaissait pas.
-
-De temps en temps, il revenait près de la jeune femme, poussait un X à
-côté de la table, et un genou sur le siège, il recommençait son jeu
-d’homme inoccupé avec les ciseaux ou le dé d’or qu’il trouvait à portée
-de sa main.
-
---Vous ne vous servez pas de ceci? demandait-il en montrant un morceau
-de toile ou de laine.
-
---Nullement, répondait Alice.
-
-Alors il se mettait à le couper menu, arrangeant les débris en un seul
-tas d’un air satisfait, jusqu’à ce qu’il s’aperçût que la jeune femme
-restait inactive, attendant ses ciseaux, et suivant ses mouvements avec
-un demi-sourire.
-
---Je vous demande pardon! s’écriait-il aussitôt.
-
-Puis, il lui rendait ses ciseaux, repoussait vivement toutes ses
-découpures en riant de sa distraction et reprenait sa marche incessante.
-
-C’était la mimique d’un homme ennuyé. Alice ne s’y méprenait pas, et
-s’en désolait à l’excès; mais elle se sentait impuissante là devant.
-Elle avait trop peu pénétré, moralement parlant, dans l’intimité de son
-mari pour pouvoir ce qui s’appelle vraiment causer avec lui, et ce
-qu’ils disaient tous les deux conservait le cachet banal d’une
-conversation mondaine.
-
-De son service Jean parlait à peine, et comme les camarades qu’il
-retrouvait à Lorient étaient tous étrangers à la jeune femme, il ne
-disait pas davantage ce qui les concernait eux-mêmes. Il en résultait
-que le cercle était restreint, et qu’on revenait presque fatalement aux
-lieux communs.
-
-Dans les récits de la jeunesse de son mari qu’Alice cherchait à
-provoquer, le jeune homme s’était toujours montré si bref qu’elle
-n’osait pas insister et qu’il ne lui venait pas à l’idée après cela de
-parler de sa propre enfance, dont elle concentrait tous les souvenirs en
-elle, comme elle gardait aussi toutes ses émotions présentes.
-
-Jean ne menuisait pas, ne tournait pas, ne s’occupait ni de
-photographies ni de collections quelconques, et il s’interdisait en
-outre strictement de fumer devant sa femme.
-
---Ne pensez-vous pas que j’ai assez de mes journées? lui disait-il quand
-elle insistait sur ce point.
-
-C’était vrai, peut-être, mais n’empêchait pas Alice de regretter la
-courtoisie de son mari, quand elle le voyait rouler distraitement entre
-ses doigts un nombre incalculable de cigarettes pendant ses promenades,
-et les jeter une à une dans la cheminée à mesure qu’il les avait faites,
-quand la pensée de sa femme lui revenait.
-
-Souvent il lui faisait une lecture à haute voix, et c’étaient les bonnes
-soirées de la jeune femme, qui jouissait alors à la fois du double
-plaisir de le voir occupé et d’entendre cette voix chaude et bien
-timbrée qui exprimait si profondément tout ce qu’elle voulait.
-
-Parfois, quand arrivait le détail de sentiments passionnés, Alice se
-troublait.
-
-Cet accent qui déjà dans les choses les plus ordinaires de la vie lui
-allait tout droit au cœur, parlant à côté d’elle d’amour et de
-tendresse, la remuait étrangement.
-
-Il lui semblait que le lecteur n’existait plus, elle oubliait les pages
-qu’il tournait, et le front baisse, tâchant de cacher sa rougeur, son
-aiguille immobile entre ses doigts, elle se laissait emporter par le
-charme de son rêve, se figurant qu’il prenait dans son cœur tout ce
-qu’elle entendait.
-
-Ce n’est pas impunément qu’une femme de vingt ans écoute un homme jeune
-et charmant lui lire des choses qui si aisément pourraient devenir des
-réalités, surtout quand son cœur tout entier a le droit d’appartenir à
-cet homme, et comme Francesca de Rimini, Alice aurait dit volontiers
-plus d’une fois: «Ce soir-là, nous ne lûmes pas plus avant!»
-
-Mais sans doute la voix de Paolo avait tremblé en arrivant à la page
-d’amour qui peignait si bien ses sentiments à la belle Italienne, tandis
-que celle de Jean, gardant toutes les qualités d’un excellent lecteur,
-demeurait animée, souple et parfaitement égale.
-
-
-
-
-XII
-
-
-Ce soir-là, pourtant, au moment où Alice en quittant la table se
-dirigeait vers le petit salon, Jean l’arrêta à moitié route.
-
---Si nous montions là-haut, dit-il, vous retrouveriez votre piano?
-
---Mais ma passion n’est pas à ce point, répondit-elle en riant, je m’en
-passerai fort bien le soir, à moins que... Aimez-vous la musique?
-reprit-elle plus vite.
-
---Infiniment, répondit Jean.
-
---Oh! dans ce cas!...
-
-Et ils montèrent tous deux précédés par des domestiques qui
-transportaient les lampes préparées dans la pièce accoutumée, et des
-bûches pour réchauffer la grande cheminée en bois sculpté.
-
-L’endroit où se trouvait le piano était une sorte de bibliothèque ou de
-cabinet de travail avec les murs tendus de verdures flamandes, le bois
-des sièges en chêne noirci et les solives du plafond à peine relevées
-d’un mince filet d’or se détachant sur fond rouge.
-
-L’ensemble était austère, et les tentures foncées s’éclairaient si mal
-que le rayonnement des deux lampes, absorbé tout entier par la
-tapisserie, semblait mourir et disparaître sur place, comme de l’eau bue
-par le sable.
-
-Debout à côté de la cheminée, la jeune femme suivait les progrès du feu,
-s’amusant de voir la flamme claire des fagots lécher les grosses bûches
-de tous les côtés, comme si elle ne savait par quel bout les entamer,
-grillant d’abord vivement la mousse de l’écorce, et reprenant ensuite
-son travail patient pour arriver jusqu’au cœur. Puis, dès que les
-domestiques furent sortis, pressée comme quelqu’un qui est à la tâche,
-elle marcha vers le piano.
-
-Il se trouvait placé au loin, à côté d’une fenêtre, et en quittant la
-chaleur du foyer et la clarté des lampes, elle se mit à frissonner. Au
-bruit de ses pas, Jean s’était levé pour la suivre, mais en voyant
-l’endroit incommode où était l’instrument:
-
---Permettez, dit-il vivement, vous serez fort mal là-bas.
-
-Et sans attendre de réponse, il prit le meuble à deux mains et le roula
-jusque devant le feu avec l’aisance d’un enfant qui manie un jouet. Il
-remit le tabouret devant, et avisant un petit paravent en bois des îles
-bizarrement incrusté de dorures, il l’étendit en outre derrière le
-siège, puis, se laissant retomber dans son fauteuil:
-
---Maintenant, dit-il, je vous écoute.
-
-Il n’en fallait pas plus pour combler l’émotion de la jeune femme, qui
-déjà grandement intimidée à la pensée de jouer devant son mari, se
-sentit si touchée en voyant cette preuve de sollicitude que son cœur
-commença à battre de façon à lui enlever toute présence d’esprit.
-
-Elle s’assit cependant en murmurant un remerciement, et après un instant
-de silence:
-
---Ce n’est pas tout de dire qu’on aime la musique, reprit-elle, laquelle
-préférez-vous? Voulez-vous du classique ou des auteurs modernes?
-Aimez-vous les choses tristes ou gaies?
-
---Mais tout ce qu’il vous plaira, répliqua Jean.
-
---J’aime bien mieux ce qui vous plaît à vous, répondit-elle doucement.
-Dites-moi vos auteurs favoris, il n’est pas possible que je n’aie pas
-dans la mémoire quelque chose de l’un d’eux!
-
---J’ai peur que non, reprit le jeune homme en souriant. Ce que vous
-appelez «mes auteurs», ce qui a bercé toutes mes rêveries, ce que
-j’aime, enfin, c’est le chant de la mer et du vent; les vagues en colère
-et les vagues qui s’apaisent tout d’un coup, et qui meurent le long de
-la plage avec un bruit qui se prolonge indéfiniment, comme si vous
-teniez une note de harpe pendant des heures, et qu’elle demeure toujours
-aussi pure et aussi pleine. Y a-t-il une main humaine qui ait pu noter
-cela? je l’ignore, et vous devez le savoir mieux que moi. Dans ce cas,
-jouez-moi ses œuvres, et vous aurez trouvé mon auteur sans même que je
-sache son nom.
-
-La jeune femme réfléchit encore un instant, passant en revue ce qu’elle
-connaissait, puis, sans préparation, très simplement, elle attaqua un
-nocturne de Chopin. Après celui-là, elle en enchaîna un autre, puis un
-autre encore, et passa brusquement ensuite à cet impromptu célèbre, dont
-la marche tourmentée et les éclats imprévus se fondent tout d’un coup en
-une douceur exquise. Cette musique émouvante plus qu’aucune autre, en
-raison de la sincérité du trouble qu’on y rencontre, semblait à la jeune
-femme devoir être ce qui se rapprochait le plus de la description de son
-mari.
-
-Elle ne voyait au même degré chez aucun autre musicien de ces
-emportements subits, impétueux comme le cri d’une voix humaine, coupés
-par des plaintes que les vagues n’ont jamais faites plus désolées, qui
-serrent le cœur quoi qu’on en ait, et qu’on oublie cependant presque
-aussitôt dans la tendresse délicieuse du chant qui reprend ensuite.
-
-Dès les premières mesures, Jean s’était levé, pris par le charme de ces
-intonations caressantes dont le son un peu étrange plaisait à son
-oreille, et il était venu s’accouder sur le piano.
-
-De sa place, il enveloppait la jeune femme depuis le blond argentin de
-ses cheveux, très doux sous la clarté des lampes, jusqu’à sa taille
-toujours un peu frêle mais parfaitement élégante. Le buste restait droit
-et gracieux, malgré les mouvements imposés par la rapidité du jeu, et
-les mains, d’un blanc très mat, ressemblaient aux ailes de velours de
-deux papillons agités d’un mouvement incessant.
-
-Sans s’imaginer que son attention pût la gêner, Jean la regardait
-fixement, comme on suit de l’œil quelqu’un qui agit près de soi, quand
-on est soi-même immobile, et la pureté de ce délicieux visage le
-pénétrait en même temps que le charme de la musique. Il lui semblait que
-ces deux choses étaient inséparables l’une de l’autre, que ce qu’Alice
-jouait là lui était personnel comme sa beauté, et il tombait dans une
-rêverie où les joues roses de la jeune femme, ses cils sombres battant à
-coups réguliers et l’harmonie qui lui arrivait à flots se confondaient
-entièrement.
-
-Très sensible à toute impression poétique, l’émotion l’avait si bien
-dominé, qu’au moment où la jeune femme s’arrêta, ses yeux étaient
-presque humides, et comme elle lui demandait timidement en relevant la
-tête:
-
---Aimez-vous ceci? Est-ce votre auteur?
-
---Ne me dites pas son nom! répondit-il vivement. Ce que vous jouez là,
-c’est ce qu’on a au fond même du cœur, et je ne sais par quel sortilège
-quelques notes peuvent vous remuer à ce point, et venir toucher
-directement vos sentiments les plus intimes. Si j’étais musicien, c’est
-ce que j’écrirais certainement, et je me demande si vos doigts n’ont pas
-trouvé à mesure tout ce qu’ils viennent de jouer?...
-
---Ne le croyez pas, ce serait leur faire trop d’honneur, répliqua la
-jeune femme en riant de cette façon d’apprécier Chopin.
-
-Mais elle était si heureuse du plaisir de son mari que ses lèvres
-tremblaient et qu’elle s’arrêta, baissant de nouveau ses yeux sur le
-piano.
-
---Et la mer? reprit-elle au bout d’un instant.
-
---Il avait dû s’en bercer comme moi autrefois, j’en suis sûr, répondit
-Jean avec un sérieux absolu; il y a de ses notes là-dedans!
-
-Le silence dura encore un peu, puis comme Alice faisait un mouvement
-pour quitter le piano:
-
---Et du chant? demanda le jeune officier.
-
---Ma voix ne vaut pas cela! répondit-elle en secouant la tête.
-
---Je l’ai entendue...
-
---Oui, mais de loin...
-
---La porte est mince, reprit-il en insistant.
-
-Sans se faire prier davantage, elle reprit sa place et, quand onze
-heures sonnèrent, elle était encore au piano.
-
-Sa voix n’avait pas paru plaire moins à Jean que les impromptus et les
-nocturnes, car il était demeuré à la même place, écoutant, sans se
-lasser, mélodies, rêveries et barcarolles. La jeune femme choisissait de
-préférence tout ce qui devait lui rappeler le rythme de berceuse de sa
-grande amie, et il n’y avait comme repos que les quelques mots d’éloges
-toujours brefs et le plus souvent originaux par lesquels Jean la
-remerciait.
-
-La pendule le fit tressaillir, cependant, et quittant son air abandonné:
-
---Comme j’ai abusé de vous, s’écria-t-il, vous devez être épuisée!
-
---Pas du tout, répondit-elle en se levant.
-
-Puis, baissant la voix, elle ajouta:
-
---C’était toujours ainsi que nous passions nos soirées, mon pauvre père
-et moi.
-
---Alors, je vous ai peinée peut-être? reprit le jeune homme avec
-vivacité en se rapprochant.
-
---Ne le croyez pas, je vous en prie, dit-elle non moins vivement.
-
-Et s’enhardissant, elle vint à bout de formuler:
-
---Je suis si heureuse de vous faire plaisir!
-
-Jean murmura quelques mots de reconnaissance, puis le silence reprit: et
-tandis que la jeune femme toujours extrême se reprochait déjà ce qu’elle
-regardait comme une déclaration positive adressée à son mari, et fermait
-nerveusement le couvercle du piano, il s’inclina tout à coup sur sa
-main, et baisant la peau fine:
-
---Merci aux doigts qui m’ont charmé! dit-il à mi-voix.
-
-C’était si inattendu qu’Alice tressaillit tout entière, et sans rien
-trouver à répondre qu’un signe de tête et un faible sourire, elle s’en
-fut dans sa chambre.
-
-Le lendemain et les jours suivants les soirées se passèrent de la même
-façon, et insensiblement l’attrait qui appelait le jeune homme chez lui
-devint plus vif. Ses promenades de désœuvré à travers le salon avaient
-cessé; la musique le possédait tout entier, et il ne se lassait pas plus
-d’écouter que la jeune femme de jouer.
-
-La bibliothèque avait repris un aspect habité, et l’accordeur ayant
-remis le piano en excellent état, tout semblait promettre à Alice des
-stations indéfinies dans la petite logette formée par le paravent.
-L’installation était restée telle que Jean l’avait faite la première
-fois; lui-même pour écouter s’appuyait invariablement à la même place,
-et en voyant l’attention qui avait succédé chez son mari à l’humeur
-errante des soirs passés, madame de Kerdren s’étonnait. «Comme il aime
-la musique!» se disait-elle parfois. Et le sentiment qu’elle éprouvait
-au fond du cœur était presque de la jalousie.
-
-Elle en voulait à cette distraction de savoir le fixer et l’intéresser
-si complètement, quand elle n’avait pu réussir à le faire, et comme elle
-ne se comptait pour rien là-dedans, oublieuse qu’elle était du charme de
-son talent et regardant sa voix et ses doigts comme faisant partie de
-l’instrument, elle s’attristait de voir Jean captivé des heures durant
-par toute autre chose que par elle!
-
-«Pourquoi m’aimerait-il? se disait-elle ensuite avec sa modestie
-accoutumée, quand elle y repensait pendant ses longs après-midi. Notre
-mariage a été un acte de chevaleresque dévouement de sa part, rien
-d’autre; il ne m’a pas choisie, et jamais il n’a dit un mot qui me fît
-croire à son amour.»
-
-C’était de la plus stricte logique, mais n’empêchait pas la jeune femme
-de soupirer parfois.
-
-Quant à Jean, depuis le jour où il avait trouvé le perron vide,
-inconsciemment en arrivant au bas de l’avenue, il pressait l’allure de
-son cheval, se levait sur les étriers, et tout en tapotant le cou de sa
-bête, il murmurait entre haut et bas:
-
-«Voyons, mon vieux, si on aura pensé à nous ce soir?»
-
-Le doute était faible; mais si petit qu’il fût, il suffisait à
-aiguillonner le jeune homme, piquant sa curiosité et sa tranquille
-assurance des jours passés, et le faisant sourire avec une involontaire:
-satisfaction quand il voyait la silhouette sombre d’Alice à sa place
-accoutumée.
-
-
-
-
-XIII
-
-
-Un soir, à son grand étonnement, environ à une centaine de mètres de la
-cour, il aperçut un valet de chambre assis sur un talus, qui semblait le
-guetter et qui se leva à son approche, en l’arrêtant d’un geste
-respectueux:
-
---Si monsieur voulait descendre ici, dit-il, prévenant la question que
-Jean allait lui faire, madame vient seulement de s’endormir et la femme
-de chambre craint que le bruit du cheval ne la réveille brusquement.
-
---S’endormir? répéta Jean, se tournant tout d’une pièce du côté du
-domestique. Est-il arrivé quelque chose à madame? Madame est-elle
-malade?
-
---Souffrante, je crois, monsieur, depuis midi.
-
---Qu’est-ce que c’est? Qu’est-ce que cela signifie? Pourquoi ne m’a-t-on
-pas fait chercher? répliqua le jeune homme, pressant ses questions de
-façon à ce qu’il fût impossible de lui répondre, et rassemblant en même
-temps les rênes comme pour enlever son cheval.
-
-Un mouvement passant sur la figure du valet de chambre l’arrêta, et se
-souvenant de ce qu’il venait de lui dire, il sauta à terre, lui jeta la
-bride sans ajouter un mot, et était déjà loin, avant que le domestique
-eût songé à amener Samory qui piaffait d’impatience, et qu’il
-reconduisit à l’écurie en faisant un long circuit derrière le château.
-
-Jean monta sans s’arrêter jusqu’au premier étage, s’impatientant
-d’entendre ses éperons sonner, et dans la pièce qui précédait la chambre
-de sa femme, il trouva, comme il s’y attendait, la Bretonne qui la
-servait assise son ouvrage à la main, et prête à répondre au premier
-appel. D’un geste il la fit sortir sur le palier, et aussitôt qu’elle
-eut fermé la porte:
-
---Qu’est-ce qu’il y a? dit-il d’une voix brève.
-
---Un gros mal de tête et de la fièvre, répliqua promptement la femme de
-chambre, sentant que l’heure n’était pas aux longs discours. Madame est
-sortie vers onze heures dans le parc, et est rentrée une demi-heure plus
-tard avec des éblouissements si forts qu’elle a pris la rampe pour
-monter et m’a sonné aussitôt après pour avoir de l’eau fraîche. Elle
-était partie sans chapeau, et pendant que je lui posais des compresses
-sur le front, elle m’a parlé d’un coup de soleil qu’elle aurait reçu
-dehors, à ce qu’elle croit.
-
---Il fallait me faire chercher immédiatement, interrompit Jean.
-
---Nous y avions bien pensé, répliqua la Bretonne, sur le ton de
-l’excuse, mais madame l’a défendu, disant que ce n’était rien. Elle a
-continué à souffrir du front et n’a pas déjeuné; puis la fièvre est
-venue ensuite, et voilà seulement un instant qu’elle repose, c’est
-pourquoi j’ai pris la liberté de faire arrêter monsieur en chemin.
-
---Et le médecin, reprit le jeune homme, l’a-t-on demandé?
-
---Madame ne l’a pas permis davantage, monsieur, elle disait que le repos
-suffirait.
-
-Jean, qui ne l’écoutait plus, fit quelques pas en hésitant du côté de la
-porte, puis se ravisant:
-
---Vous m’avertirez aussitôt que madame se réveillera, dit-il seulement.
-
-Et il rentra dans sa chambre.
-
-Pendant deux heures il se promena de long en large. Sur son ordre, le
-dîner avait été retardé, et une voiture était partie pour Lorient afin
-de ramener un médecin.
-
-Alice dormait toujours, et dans le silence que chacun gardait
-respectueusement au château, l’attente semblait doublement irritante au
-jeune officier. Ce grand calme avait un air de nonchalance qui
-l’impatientait. Il en voulait au médecin de ne pas arriver, aux
-domestiques de rester tranquilles: il s’en voulait à lui-même de n’avoir
-rien à faire, et en même temps il se demandait tout bas comment il
-allait remplir son rôle près de cette jeune malade? Il n’avait jamais vu
-de femme souffrante auprès de lui, et s’interrogeait avec anxiété pour
-savoir de quel secours il pourrait lui être, étant données sa grande
-inexpérience à lui et son extrême timidité à elle. Il ne lui était
-jamais venu à la pensée que sa femme pourrait être malade, et il se
-trouvait pris aussi au dépourvu que si on lui eût apporté un
-oiseau-mouche avec une aile brisée en le priant de la lui remettre.
-
-Il en était là de ses réflexions quand on frappa à la porte. Alice était
-réveillée et la femme de chambre venait avertir Jean.
-
-Il la suivit sans rien dire, tout étonné de se sentir un battement de
-cœur, et anxieux de ce qui l’attendait comme s’il eût dû voir un
-spectacle effrayant.
-
-Rien n’était plus simple cependant: une grosse lampe voilée de rose
-éclairait une partie de la chambre, laissant le reste dans une pénombre
-très douce, et la jeune femme était étendue sur sa chaise longue avec
-une couverture jetée sur les pieds.
-
-En voyant entrer son mari, elle se souleva, et lui tendant
-affectueusement la main:
-
---Je vous demande pardon, je vous ai dérangé, inquiété peut-être?...
-Mais c’est fini maintenant.
-
---Vous avez fait plus que de m’inquiéter, répondit-il vivement, voilà
-deux heures que j’ai dans l’esprit les choses les plus noires. Mais
-qu’avez-vous eu? et pourquoi n’avoir pas permis qu’on m’avertît?
-
---C’était inutile, je vous assure, répondit-elle évasivement, se gardant
-d’avouer qu’elle aurait eu peur d’ennuyer son mari en le rappelant.
-
-Puis, sans insister, elle raconta sa sortie, tête nue sous le soleil de
-midi, et l’étourdissement qui s’en était suivi, assurant du reste que le
-sommeil l’avait tout à fait remise.
-
---Vous avez dîné, j’espère? demanda-t-elle en finissant.
-
-Et comme Jean lui répondait négativement avec un peu d’indignation, elle
-fit mine de mettre pied à terre pour aller présider le repas de son
-mari.
-
---Mais vraiment vous n’y pensez pas? dit-il presque fâché; vos mains
-sont encore brûlantes. Au reste, ajouta-t-il avec soulagement, voici le
-docteur.
-
-Et il semblait au jeune homme qu’on lui enlevait de l’esprit un poids
-énorme de responsabilité.
-
-Le docteur se trouva entièrement de l’avis de madame de Kerdren; le
-malaise dont elle souffrait était dû sans aucun doute aux perfidies du
-soleil de printemps, dont souvent on ne se défie pas assez.
-
-Il félicitait d’ailleurs la jeune femme d’en être quitte à si bon
-marché, parlant d’accidents très sérieux provoqués par la même cause;
-mais la fièvre et la rougeur persistante du front imposaient le lit et
-un repos absolu.
-
-Avec Jean, qui le reconduisait à sa voiture, il fut plus formel encore:
-C’était à surveiller, un érésipèle survenait parfois, sans plus de
-raison; et comme le jeune homme s’exclamait:
-
---Ne la faites pas parler, surtout, ajouta-t-il en fermant la portière;
-quand je dis repos, je n’entends pas seulement le lit, mais la paix
-absolue!
-
-Rien n’est plus maussade qu’un dîner retardé, réchauffé, et enfin, pour
-comble, mangé solitairement avec un souci dans l’esprit. Jean en fit
-cruellement l’épreuve ce soir-là, et encore qu’il expédiât son repas en
-un quart d’heure, il eut tout le temps de le trouver détestable. Outre
-le trouble et l’inquiétude qu’il gardait, l’absence de la jeune femme se
-faisait sentir, et il se demandait comment sa présence animait à ce
-point l’immense salle à manger. Il s’était accoutumé lui-même aux
-attentions dont il l’entourait, et le sourire reconnaissant qui
-accueillait ses moindres efforts lui manquait à cette heure.
-
-Ce fut bien pis le soir. On avait allumé comme de coutume dans la
-bibliothèque, et Jean s’y rendit distraitement, ne sachant où aller.
-Tout y était dans l’ordre habituel, le coin de la musique aussi
-engageant que jamais, et il ne manquait qu’Alice dans ce cadre, mais
-c’était assez pour en changer entièrement l’aspect, et quand Jean eut
-tapoté pendant cinq minutes une petite marche monotone sur le dessus du
-piano que ses ongles faisaient résonner désagréablement, il sortit et
-s’en fut promener ses ennuis au dehors.
-
-Il faisait la plus belle nuit du monde, et quand le jeune homme, qui
-marchait vite, se trouva arrêté par le mur du parc, au lieu de revenir
-sur ses pas, il posa sur le sommet ses poignets nerveux et, franchissant
-d’un bond la maçonnerie qui lui arrivait à mi-hauteur du bras, il se
-trouva dehors.
-
-La mer battait son plein; il entendait le bruit de l’eau jusqu’où il
-était, et attiré par l’odeur des varechs humides que les vagues
-laissaient sur le sable, en marquant leur trace par de longues lignes
-ondulées, il arriva jusqu’au bord. C’était vive eau, et c’est à peine si
-entre les falaises et la mer, il restait deux mètres de sable sec où on
-pût s’asseoir, mais il n’en fallait pas davantage à Jean; et une seconde
-après, à moitié allongé, la tête tantôt tournée vers la mer, tantôt
-levée pour admirer les étoiles, avec la figure humide des embruns qu’il
-recevait, il pouvait se croire comme autrefois perdu entre le ciel et
-l’eau.
-
-Le milieu agit promptement, et ses souvenirs lui revenant en foule, il
-se mit à penser à ses camarades, à son navire, cherchant sur quel point
-de la Méditerranée il devait être à présent, quel temps il traversait,
-et ce qui se passait à bord, se figurant qu’il y était encore faisant
-son quart par cette nuit claire. Mais avant qu’aucun fait matériel eût
-troublé sa fantaisie, son idée dominante l’avait rappelé à Kerdren et à
-la réalité; et oubliant camarades et navire, il murmurait à mi-voix en
-fixant les flots d’un air soucieux: «Pourvu qu’elle dorme,
-seulement!...» En même temps il se levait, incapable de tenir en place,
-et sans se laisser tenter par un croissant de lune qui se montrait à
-l’horizon, il reprit le chemin du retour.
-
-En revenant, comme la promptitude du changement de sa pensée le frappait
-après coup: «N’est-il pas naturel, se dit-il, que je m’inquiète de cette
-enfant dont je suis responsable après tout!»
-
-Il rentra par la même voie, toujours un peu nerveux et trouvant un vif
-plaisir à froisser sous son pied les menus branchages que le vent du
-soir avait semés dans les allées. Comme il arrivait dans la cour,
-l’horloge de la salle à manger commençait de sonner, il l’entendit par
-une fenêtre ouverte et s’arrêta pour compter les coups. A neuf elle se
-tut, et le jeune homme, convaincu qu’il avait fait erreur, tira sa
-montre et appuya son doigt sur le bouton, d’un geste vif.
-
-La petite voix claire et un peu grêle de la sonnerie détailla
-méthodiquement le même nombre de coups et s’arrêta juste au même point.
-
-Jean la rentra impatiemment avec un mouvement d’épaules: il s’en fallait
-juste de deux heures qu’on fût encore au moment où il se figurait être
-arrivé!
-
-Depuis le départ du médecin, Alice, qui s’était rendormie presque
-aussitôt, reposait paisiblement, d’après ce que la femme de chambre dit
-au jeune officier, et il ne lui resta qu’à rentrer chez lui, où, après
-avoir trompé son ennui en écrivant quelques lettres, il se coucha las et
-mécontent.
-
-Le lendemain le docteur répéta son ordonnance, et Jean partit pour
-Lorient, où une réception officielle et impossible à éviter l’appelait,
-avec l’agréable perspective d’un dîner et d’une soirée semblables à ceux
-qu’il avait subis la veille.
-
-Mais au retour, au moment où il prenait Samory en main avant de franchir
-la grille pour le reconduire sans bruit à l’écurie, il aperçut Alice,
-assise dans un fauteuil et abritée des derniers rayons du soleil
-couchant par une large ombrelle qu’elle avait prise par surcroît de
-précaution.
-
-Il s’approcha avec une exclamation de plaisir qui amena un nuage rose
-sur les joues de la jeune femme, puis tout aussitôt, reprenant un ton
-plus grave:
-
---Mais on vous avait défendu de vous lever, il me semble?... dit-il.
-
---Le docteur, qui avait affaire au village, a eu la bonne idée de
-revenir ici en passant, et il m’a donné mon congé sous promesse d’être
-sage..., répondit-elle avec enjouement. Trouvez-vous que j’aie eu tort?
-
-Et elle levait les yeux sur lui avec cette timidité un peu inquiète qui
-caractérisait ses rapports avec son mari.
-
---Si vous êtes encore fatiguée, certainement, reprit-il toujours
-sérieux, sinon, vous devinez combien je suis heureux de vous voir
-remise!
-
-
-
-
-XIV
-
-
---J’ai enfin trouvé ce que je souhaitais pour vous, commença Jean un peu
-plus tard. Depuis quinze jours, Duhamel me parlait sans cesse d’un
-cheval merveilleux, habitué à la selle de femme, et qui a été monté deux
-étés de suite par sa sœur, une excellente amazone, qui le dit parfait en
-tout point. Je l’ai vu, essayé moi-même, et sauf votre agrément, il
-pourrait être ici dans deux jours. Désirez-vous aller le voir à Lorient?
-ou voulez-vous que nous le prenions à l’essai quelque temps pour vous
-permettre de juger vous-même de ses qualités?
-
---Ni l’un ni l’autre, répondit la jeune femme; je me fie entièrement à
-vous là-dessus, et pour peu qu’il n’ait pas la robe jaune du cheval de
-d’Artagnan, je suis sûre de le trouver parfait.
-
---Il est tout à fait noir, répliqua Jean. N’est-ce pas la couleur que
-vous préférez? Il me semblait vous l’avoir entendu dire! Voici le moment
-où il me deviendra facile de ne plus aller à Lorient qu’une fois par
-jour, et j’ai hâte de rompre un peu la monotonie de votre vie. Une
-recluse est mondaine auprès de vous!
-
---Mais je ne m’ennuie jamais, je vous assure!
-
---Dans ce cas, vous êtes plus heureuse que moi, car... A propos, dit-il
-en s’interrompant, vous ne m’avez pas demandé de quelle façon s’est
-passée ma soirée d’hier?
-
-Et comme la jeune femme l’interrogeait des yeux, il décrivit avec verve
-l’emploi mélancolique qu’il avait fait de sa solitude, racontant son
-dîner trop court, le maigre petit concert qu’il s’était offert à
-lui-même, et comment, après une promenade d’écolier en quête de
-distractions, il avait trouvé la mer ennuyeuse, et en était venu pour
-finir à se quereller avec une horloge qui marquait neuf heures, quand
-lui pensait et disait onze.
-
-Le côté original du caractère de son mari était celui qu’Alice
-connaissait le moins. Elle l’avait toujours vu auprès d’elle
-parfaitement bon et attentif; mais cette gaieté dont madame de Sémiane
-lui avait parlé, et qui faisait du jeune homme à certaines heures un
-véritable boute-en-train, devait être perdue ou comprimée, pensait-elle,
-car elle n’en remarquait jamais trace. Cela ne contribuait pas peu à
-l’impression qu’elle éprouvait, de ne voir dans tous les actes de Jean
-qu’un devoir accompli, se disant qu’il n’y avait plus rien de spontané
-en lui, puisque son humeur elle-même était changée! Aussi
-accueillit-elle avec bonheur cette animation imprévue, mettant toute sa
-grâce à soutenir le même ton.
-
-A quelque temps de là, le cheval destiné à la jeune femme, bien et
-dûment accepté par elle, fut installé à Kerdren.
-
-C’était une superbe bête, un peu fougueuse peut-être, mais admirablement
-dressé, et tourmentée seulement par l’ardeur de son sang très pur. Pas
-un défaut, pas une mauvaise habitude, et le trot le plus égal et le plus
-parfait.
-
-Sa robe, entièrement noire comme l’avait dit Jean, était coupée
-seulement au front par une étoile blanche, et avec ses jambes fines et
-son cou de cygne, il offrait le type idéal d’un cheval de femme.
-
-L’amazone de deuil que madame de Kerdren s’était commandée venait
-d’arriver, le sellier avait livré en temps convenu le harnachement, il
-ne restait qu’à partir.
-
-La première promenade eut lieu un bel après-midi, avec un soleil doux,
-un peu voilé, qui ne gênait pas le regard.
-
---Montez-vous bien? avait demandé le jeune homme en mettant Alice en
-selle.
-
---Mais... En tout cas, je suis fort solide, lui avait-elle répondu,
-riant de la forme de sa question.
-
-Il avait arrangé avec soin les plis de sa grande jupe traînante,
-vérifiant encore une fois les sangles et la longueur de l’étrier qu’il
-venait cependant déjà de passer en revue, et on était parti au pas
-d’abord, au petit trot ensuite, avec l’allure mesurée de gens qui
-s’étudient.
-
-Il n’avait pas fallu longtemps à Jean pour s’apercevoir que sa femme
-était non pas seulement «très solide», comme elle venait de le lui dire,
-mais encore d’une grâce et d’une aisance parfaites. Au bout d’un quart
-d’heure, elle gouvernait sa monture avec l’autorité d’un long usage,
-jouissant de la voir obéir à ses moindres impulsions, et de son côté,
-avec l’instinct des animaux, le cheval qui se sentait bien dirigé
-s’était mis à relever encore la fierté de son allure.
-
-Comme la plupart des femmes de taille élancée, Alice était fort à son
-avantage en amazone. Sa grâce naturelle et l’élégance de son buste se
-trouvaient en pleine lumière, et elle avait une façon qui était d’un
-charme extrême de porter la tête droite sans raideur, et de suivre
-imperceptiblement avec ses épaules le balancement du cheval.
-
-Le drap noir tout uni de son corsage la moulait sans exagération, mais
-avec la perfection que mettrait un artiste à assouplir une draperie sur
-les épaules de sa statue; et le col droit tranchait vigoureusement sur
-son cou satiné.
-
-Son bon goût l’avait défendue de cette mode outrée, qui, dans son désir
-d’être nouvelle et un peu leste, oublie même d’être jolie, et enserre
-les amazones actuelles dans des jupes étroites, disgracieuses, bien
-éloignées de l’élégance des longs plis d’autrefois.
-
-Entre le passé et le présent, elle avait choisi un moyen terme, et
-l’étoffe avait assez d’ampleur pour se draper très heureusement.
-
-Pour le chapeau, la forme haute lui avait paru bien cérémonieuse; elle
-s’était dit qu’elle effaroucherait les pinsons et les bergeronnettes, en
-courant ainsi par les chemins creux, et s’était contentée de nouer la
-classique gaze blanche sur un feutre noir.
-
-Quoi qu’il en fût, l’ensemble était charmant.
-
-Tout allait bien à la jeune femme: le grand air, l’animation, et jusqu’à
-cette petite pointe d’audace, donnée par l’accomplissement d’un exercice
-un peu violent, et qui nuançait maintenant sa physionomie de ce cachet
-décidé qui lui manquait en général.
-
-Jean la regardait et la regardait encore. Il se demandait ce qu’il y
-avait de changé dans sa femme, ne s’avisant pas que c’était lui tout
-simplement qui s’apercevait pour la première fois de sa grâce et de sa
-beauté; et il trouvait une douceur qu’il ne connaissait pas dans cet
-échange de paroles et de sourires coupés à chaque instant par la
-rapidité de la course.
-
-Au retour, il lui avait fait compliment de sa science avec sincérité,
-gardant toutefois pour lui la majeure partie de ce qu’il avait pensé et
-senti; choses qui étaient d’ailleurs si confuses dans son esprit qu’il
-s’en rendait à peine compte lui-même. Ses éloges avaient appelé, comme
-son approbation le faisait toujours, une vive rougeur sur les joues de
-la jeune femme, en même temps que ses yeux se mouillaient au souvenir de
-son père, le professeur et le conducteur de ses années de jeune fille.
-
-Depuis ce moment les promenades s’étaient suivies sans interruption, et
-chacun d’eux y avait trouvé tous les jours un plaisir plus vif et plus
-intime. Insensiblement, Alice se laissait aller à être un peu plus
-elle-même. Elle était fière des éloges de son mari, et son approbation,
-qu’elle sentait grandir, l’excitait et la soutenait. Toujours modeste,
-elle ne voyait dans le changement d’allures de Jean que la suite
-naturelle d’un plaisir pris en commun; mais puisqu’il se montrait
-pendant ces heures-là plus expansif et plus animé que de coutume, elle
-bénissait cette diversion sans voir plus loin.
-
-Quant à lui, il eût été fort en peine d’expliquer ce qu’il éprouvait, et
-il était loin, non seulement d’analyser ses sentiments, mais encore de
-savoir qu’il ressentait quelque chose de particulier, troublé seulement
-comme ces gens chez qui se prépare une grave maladie, et qui sont saisis
-à l’avance d’un malaise général, dont ils ne peuvent formellement placer
-le siège nulle part.
-
-Il mettait simplement la cause de son émotion sur le charme du
-printemps, sur ces longues chevauchées, sur la gaieté de sa jeune femme;
-enfin sur les souvenirs d’enfance qui l’assaillaient en foule dans son
-pays.
-
-Les courses avaient lieu le matin maintenant. On partait de bonne heure
-pour jouir des aubes de mai dans toute leur poésie, et il n’était pas
-rare que les sabots des chevaux résonnant sur la pierraille des routes
-fussent le premier bruit humain entendu dans la campagne.
-
-Des champs s’élevait cette buée épaisse, blanche et nuageuse comme du
-coton, qui ressemble à l’haleine de la terre, respirant par mille
-bouches invisibles, haleine fraîche et parfumée comme tout ce qui a la
-vigueur saine de la campagne. Des fils de la Vierge volaient doucement,
-reflétant toutes les couleurs du soleil levant dans leurs imperceptibles
-dimensions, et sur chaque touffe d’herbe, aux mille pointes des chardons
-qui hérissaient leur tête de loin en loin, il y avait des gouttes d’eau.
-La rosée est très abondante à cette heure-là, et la jeune femme
-s’arrêtait quelquefois avec des cris d’admiration montrant à son mari
-une toile d’araignée suspendue comme un hamac féerique d’une feuille à
-l’autre, et emperlé à chaque maille. Puis quand on entrait sous bois,
-l’air devenait plus frais, et de tous les côtés montait cette bonne
-odeur de mousse humide, de bois mouillé, de menthe sauvage, et de ces
-mille petites fleurs qui s’ouvrent toutes à la fois, embaumant à qui
-mieux mieux pour ne pas perdre un instant du jour qui commence.
-
-C’était là surtout que Jean se sentait envahi par cette émotion
-nouvelle. Les allées devenaient étroites parfois, et il fallait marcher
-en file. Alice passait la première, tout entière au soin de soutenir son
-cheval qui buttait de temps en temps aux racines glissantes sortant du
-sol, et lui suivait, laissant Samory choisir lui-même son chemin, et
-gardant toute son attention pour la jolie taille qu’il voyait devant
-lui, et le voile blanc qui voltigeait au-dessus comme un feu follet. De
-temps en temps, Alice se tournait sur sa selle, et lui montrait un
-lièvre traversant la route d’un bond, ou un merle qui sautillait en
-sifflant d’un air insouciant, et ce sourire confiant et jeune, ces
-exclamations de plaisir rendaient Jean si heureux qu’il eût cheminé
-ainsi volontiers plus loin que la lisière de la forêt.
-
-Le plus souvent la jeune femme, qui ne prenait rien avant de partir,
-s’arrêtait dans une ferme et buvait une tasse de lait encore chaud qu’on
-venait de traire; du lait de ces mêmes petites vaches bretonnes qu’elle
-demandait autrefois au Jardin d’Acclimatation, et qui avait ici une
-saveur si différente. C’était un vrai tableau de genre que ce jeune
-couple arrêté dans ces cours rustiques, le cavalier apportant à
-l’amazone une tasse à fleurs rouges, pleine d’un lait crémeux, et la
-regardant boire ensuite, la main sur la bride du cheval, pendant que des
-enfants, les bras derrière le dos et l’œil curieux sous leurs cheveux
-ébouriffés, se poussaient derrière un pan de mur pour voir sans être
-vus.
-
-Mais ni Jean ni Alice ne pensaient à cela; elle, se perdait tout bas
-dans les joies de sa tendresse, et lui s’étonnait que ce pût être une
-chose si charmante que des promenades matinales dans un pays sauvage, et
-qu’un marin comme lui, sans raisons appréciables, pût arriver à oublier
-en quelques semaines camarades et navire.
-
-Un matin, tout à fait perdus, ils erraient à l’aventure, s’amusant comme
-deux enfants de cette course sans but, quand ils se trouvèrent arrêtés
-par un ruisseau profondément encaissé entre deux rives croulantes.
-
-Sa largeur aurait permis de le sauter à la rigueur, et au delà
-s’étendait une plaine qui mettrait fin au jeu de cache-cache joué sous
-bois depuis une heure; mais les bords creusés par les affouillements de
-l’eau, devaient céder au moindre choc, si l’élan n’était pas assez fort
-pour arriver du premier coup sur la terre ferme, et c’est ce que Jean ne
-voulait pas permettre à la jeune femme d’essayer.
-
-Passer à gué, il n’y fallait pas songer; la profondeur du lit, sinon la
-hauteur de l’eau, ne permettait pas de descendre, et les jeunes gens
-demeurèrent immobiles, se regardant d’un air déconcerté. C’était tomber
-de Charybde en Scylla! A droite et à gauche s’étendaient des fourrés qui
-paraissaient impénétrables, et retourner sur ses pas c’était rentrer
-dans le dédale.
-
---Je sais où nous sommes! s’écria Jean tout à coup. A quarante mètres
-sur la gauche, nous devons trouver une passerelle, il ne s’agit que de
-la gagner! Comment n’ai-je pas reconnu l’endroit plus tôt?
-
-Mais gagner la passerelle était plus vite dit que fait, et après avoir
-essayé d’ouvrir une trouée en passant le premier avec son cheval au
-milieu des branchages, Jean dut y renoncer. Les petites pointes des
-feuilles chatouillaient les naseaux de Samory, les branches flexibles se
-relevaient en lui cinglant le cou et le poitrail, et aveuglé, affolé, il
-se mit à se cabrer si violemment qu’il fallut sortir, heureux d’en être
-quitte sans accident.
-
-Toujours prompt dans ses décisions, le jeune officier mit pied à terre,
-et attachant les deux chevaux à un tronc d’arbre, il se décida à faire
-traverser seulement sa femme jusqu’à la passerelle. Une fois Alice sur
-l’autre bord, il reviendrait, ferait sauter les chevaux, et en reprenant
-la grande route, ils arriveraient à Kerdren au bout d’une heure.
-
-La jeune femme essaya bien de quelques objections. Ne pourrait-elle pas
-sauter aussi, ou bien, s’il y avait vraiment du danger, pourquoi ne pas
-retourner tous les deux sur leurs pas? On ne connaît plus de forêt sans
-issue!
-
-Mais Jean était décidé, et comme elle ne savait pas lui résister, un
-instant après, sa jupe sur le bras, elle se disposait à le suivre:
-
---Donnez-moi vos deux mains, lui avait-il dit, et penchez-vous contre
-moi.
-
-Puis, marchant à reculons, il entra dans le fourré où il faisait un
-chemin avec ses larges épaules, refoulant à droite et à gauche tout ce
-qui s’opposait à son passage.
-
-Dans la trouée ainsi formée, la jeune femme s’avançait ensuite sans
-peine, garantie de tout encombre par ce rempart et soutenue fortement
-par les mains qui tenaient les siennes, quand son pied se prenait dans
-quelque ronce. Docilement, comme il le lui avait dit, elle fermait les
-yeux, tout à fait conduite par lui, et se laissant faire avec la
-confiance d’un enfant.
-
-Par instinct, quand les branches se resserraient, elle baissait un peu
-plus la tête, et passait sans peine. Malgré ces précautions, cependant,
-il arriva que son chapeau se trouva accroché; elle continua, croyant que
-la marche le dégagerait; mais ce fut le contraire qui se produisit, et
-la fourche, en se relevant, emporta comme un trophée le feutre et le
-voile. Elle voulut se redresser, riant de l’accident, reprendre son
-chapeau et le remettre, mais la voix de son mari l’en empêcha:
-
---Ne bougez pas! lui cria-t-il; ce sont vos cheveux qui seront pris si
-vous vous levez! Je viendrai le chercher. Baissez-vous plus, au
-contraire!
-
-Elle obéit et rapprocha encore sa tête qui, n’étant plus écartée par les
-bords du chapeau, se trouva tout à fait appuyée contre son mari, et la
-traversée continua. Mais cette fois une impression étrange s’emparait de
-la jeune femme. Il lui semblait entendre directement battre le cœur de
-Jean. Les coups devenaient plus forts à chaque minute, et ne voyant plus
-rien, isolée de tout le reste par ses yeux fermés, cela arrivait à son
-oreille comme un langage réel et explicite qui lui parlait clairement de
-tendresse... Et pendant ce temps-là, cette émotion que le jeune officier
-ne pouvait pas définir lui revenait plus vive que jamais. Il éprouvait
-une douceur hors de proportion avec le service rendu, à se sentir utile
-à Alice, et à se voir conduisant cette délicieuse créature à sa volonté,
-à travers ces buissons épineux.
-
-Ses cheveux un peu défaits, qui étaient là sous ses yeux comme un
-brouillard d’or, lui semblaient charmants et précieux comme il ne
-l’avait jamais éprouvé jusqu’alors, et il eût été désespéré s’il fût
-arrivé malheur à l’un d’eux.
-
-Une lueur de ce qui se passait en lui traversa tout à coup son esprit;
-mais comme il s’interrogeait, brusquement ému par cette idée, le fourré
-prit fin, et la jeune femme se redressa en le remerciant.
-
-Il la regarda un instant, toute rouge de la chaleur de cette étrange
-promenade, rajustant machinalement sa coiffure, et il fit un pas en
-avant; ses lèvres remuèrent, mais il ne dit rien; et la guidant
-seulement sur la passerelle, il refit ensuite en sens inverse, et deux
-fois plus vite, le chemin qu’il venait de parcourir à pas comptés.
-
-Un monde d’idées nouvelles se choquait en lui; mais par leur nouveauté,
-elles l’éblouissaient et l’étonnaient au point qu’il n’y croyait pas.
-
-L’un après l’autre, il fit sauter les chevaux, refaisant le même voyage
-pour aller reprendre celui qui restait sur le bord; puis il rendit son
-chapeau à la jeune femme, la remit en selle sans mot dire, et durant le
-retour jusqu’à Kerdren, ils n’échangèrent pas dix paroles.
-
-
-
-
-XV
-
-
-A partir de ce moment, les rapports entre les jeunes époux changèrent
-encore une fois de nature.
-
-L’intimité facile et joyeuse qui s’était établie depuis quelques jours
-cessa brusquement; Jean reprit son air absorbé des premiers temps, et sa
-courtoisie cérémonieuse de grand seigneur, et Alice, ressaisie par ses
-timidités et ses défiances passées, redevint la pensionnaire effarouchée
-du couvent de Toulon.
-
-Malgré les impromptus et les rêveries de Chopin, le jeune homme avait
-recommencé ses promenades du soir tout le long de la bibliothèque, et sa
-femme suivait avec tristesse son va-et-vient continuel, le croyant en
-proie à la nostalgie de l’Océan et au souvenir de sa carrière
-interrompue.
-
-Comme c’était différent de ce matin auquel sa pensée revenait si
-souvent!
-
-En rentrant, ce jour-là, avant de quitter son amazone, elle s’était
-agenouillée pour formuler une action de grâce ardente et heureuse comme
-son émotion... Serait-il possible, mon Dieu, que cette affection vînt à
-elle!...
-
-Puis, dès le soir, son illusion était tombée; la préoccupation qui
-assombrissait son mari était évidemment ce regret qu’elle craignait
-par-dessus tout de lui voir éprouver, et en secret, chaque matin, elle
-s’exhortait à lui parler, voulant le supplier de reprendre le genre de
-vie qui lui manquait si cruellement.
-
-Rien n’était plus éloigné pourtant, des souvenirs du jeune homme, que la
-mer et ses servitudes, et l’idée qui le tourmentait était bien
-différente de celle que lui prêtait Alice.
-
-De la singulière émotion éprouvée par lui un matin, un trouble indéfini
-lui était demeuré, et maintenant il s’interrogeait, tâchant de lire dans
-son cœur, et si étonné de ce qu’il ressentait, qu’il cherchait tous les
-noms et toutes les explications possibles de ses pensées avant de les
-résumer simplement par un seul mot.
-
-Jamais il ne lui était venu à l’idée qu’il pourrait aimer d’amour cette
-jeune fille à qui il avait tendu la main un soir, pris d’une pitié
-immense pour son abandon et son malheur. Il la trouvait intéressante,
-pleine de dignité et d’une beauté indiscutable; mais n’ayant jamais fait
-entrer les émotions multiples de la tendresse dans les plans de son
-existence, il s’en croyait aussi bien garanti que des difficultés d’une
-profession étrangère à la sienne; aussi son étonnement était-il sans
-bornes.
-
-Puis à mesure que la lumière se faisait, au moment où il se rendait
-compte de la place que tenait déjà cette jeune femme dans sa vie, voyant
-sa carrière oubliée, ses goûts et ses préférences annulés, tout ce qu’il
-éprouvait jadis enfin changé par sa seule puissance; un sentiment qu’il
-n’avait jamais connu s’était glissé dans son cœur, et timide pour la
-première fois de sa vie, craintif comme l’est toujours le véritable
-amour, il s’était trouvé sans voix et sans audace pour dire ce qui
-battait en lui... En même temps l’idée instinctive qui se développe avec
-toute affection, le besoin de réciprocité, s’était éveillé dans son
-cœur... Et elle? s’était-il dit dès qu’il avait bien démêlé ce qu’il
-éprouvait. Comment me faire aimer d’elle?
-
-N’ayant pas l’ombre de fatuité, il se tourmentait et s’inquiétait comme
-le plus modeste écolier songeant à quelque étoile hors de sa portée. Il
-oubliait tout ce qui en lui pouvait séduire et charmer une femme; il
-oubliait le prestige de poésie, de noblesse et de désintéressement avec
-lequel il s’était présenté à mademoiselle de Valvieux; et comprenant
-mieux chaque jour tout ce qu’il y avait d’exquis en sa jeune femme, il
-s’en voulait comme d’une insulte de ne pas l’avoir aimée dès la première
-heure comme Roméo avait aimé Juliette. Il s’ingéniait à chercher de
-quelle façon il attirerait ce cœur à lui, et perdu entre l’avenir qu’il
-rêvait, et le présent qu’il aurait voulu reporter de trois mois en
-arrière, il gardait ce silence interprété si faussement par Alice.
-
-Les choses en étaient là, quand un des fermiers de Kerdren vint au
-château annoncer le mariage de son fils, chercher en quelque sorte
-l’agrément du jeune comte pour le choix de sa bru, et solliciter
-l’honneur de la présence des maîtres à cette noce, qui devait réunir
-dans ses proportions toutes spéciales deux villages et plus.
-
-L’invitation fut acceptée, au grand orgueil des paysans, point encore
-blasés sur le charme radieux de madame de Kerdren, et très fiers de la
-compter dans leurs rangs. A cela les châtelains avaient joint un cadeau
-adressé aux fiancés, et qui se trouvait de nature à aider efficacement
-les débuts d’un jeune ménage; aussi la reconnaissance de la famille
-était-elle montée à un haut degré, et les honneurs qu’on réservait à
-Jean et à sa femme étaient-ils innombrables.
-
-La noce s’était massée sur la place pour les recevoir, et le sonneur,
-tout en commençant son carillon, passait d’instant en instant sa tête
-entre les volets pour être en mesure de redoubler les coups quand il les
-apercevrait. Un cortège de gamins, accompagnateurs obligés de toutes les
-cérémonies, s’agitaient aux alentours, grimpant officieusement aux
-arbres pour voir plus loin sur la route, dévalant dix fois par minute en
-criant une nouvelle toujours fausse, et se communiquant entre temps
-leurs remarques, blâme ou louange, sans mystère ni fard sur les gens qui
-les entouraient.
-
-Quand Alice fut là, on lui présenta la fiancée, une grande fille émue et
-rougissante sous ses beaux atours, et dont la figure s’épanouit aux
-compliments de la jeune femme.
-
-Placés tout près des jeunes époux, M. et madame de Kerdren ne perdaient
-pas un détail de la cérémonie, et dans l’état d’esprit où ils se
-trouvaient actuellement, rien n’était plus propre à les remuer que ce
-spectacle. Malgré toute la différence des cadres, ils se substituaient
-par la pensée aux jeunes gens debout près de l’autel, et se revoyaient
-dans la petite église de Toulon inondée de lumière, et s’engageant l’un
-à l’autre pour la vie. Jean se rappelait les pensées qui l’occupaient
-alors; il avait plus d’un souci dans l’esprit à cette heure-là, et il se
-ressouvenait qu’en entendant derrière lui le murmure des voix joyeuses
-de ses camarades, et le froissement des ceintures d’or sur le métal des
-épées, une sensation de regret lui avait traversé le cœur.
-
-Il la cherchait maintenant, et non seulement elle n’était plus, mais
-encore en tout ce qui concernait le passé, il ne se retrouvait pas. Il
-lui semblait qu’on lui avait mis récemment une tête et un cœur tout
-neufs, et il apprenait à s’en servir avec un peu de gaucherie et
-d’étonnement, quoiqu’il fût charmé des découvertes qu’il y faisait à
-chaque pas.
-
-Que pouvait bien penser sa femme? il se le demandait en la regardant de
-loin, debout, les mains fermées sur son livre d’heures, et les yeux
-perdus dans ce qui semblait être une rêverie plutôt qu’une prière. Dans
-le jour adouci qui éclairait le chœur, il la trouvait enveloppée d’un
-charme mystérieux et exquis, et il lui prenait des envies de l’amener
-par la main devant le prêtre et de lui dire:
-
-«Mariez-nous de nouveau, je vous en prie. La première fois, j’ai répondu
-de tête et de volonté quand on m’a demandé si c’était là la femme de mon
-choix, aujourd’hui je veux répéter la même chose avec le cœur le plus
-ardent.»
-
-Les pensées qui occupaient Alice, et que son mari aurait souhaité de
-lire à travers son front, étaient à peu près analogues à celles-là.
-Après le discours du curé, prononcé en breton, et qui avait fait à la
-jeune femme l’effet de quelque incantation bizarre dans une langue
-fantastique, on avait échangé les anneaux. Le plus ému était assurément
-le fiancé; sa bonne grosse main rude, en sortant du gant blanc où il
-avait cru devoir l’emprisonner, tremblait d’une façon visible, et
-c’était d’une voix troublée qu’il avait répondu à la question de son
-curé. En revanche, Alice s’était retrouvée dans le regard confiant et
-heureux avec lequel la jeune fille avait promis sa vie tout entière, et
-elle avait souri à ce retour du passé. Mais la vision du grave officier
-de marine qui lors de son propre mariage se tenait auprès d’elle, si
-calme et si posé, contrastait absolument avec le bonheur épanoui du
-jeune paysan qu’elle voyait maintenant, et sans même qu’elle s’en
-aperçût, elle soupirait quand celui-ci se retournait du côté de la
-mariée, la contemplant de son regard radieux sans pouvoir se contraindre
-à attendre la sortie pour montrer sa joie.
-
-Une fois dehors et le «droit du seigneur» pris par Jean sur les joues
-fraîches de la mariée toute la noce y passa, et il ne fallut pas moins
-que le souvenir du repas qui attendait pour arrêter tant d’effusions.
-
-Selon la coutume du pays, chaque invité avait envoyé la veille quelque
-provision: animaux de basse-cour, viande ou légume; et le grand
-Pantagruel se fût assis sans mépris à la table servie dans une grange
-ornée de feuillage.
-
-Placée au haut bout, près du père de la mariée, madame de Kerdren
-s’efforçait de s’associer, si peu que ce fût, aux exploits fabuleux
-qu’elle voyait accomplir par son voisin de droite et son voisin de
-gauche. Il lui semblait qu’elle assistait à quel qu’un de ces repas des
-temps anciens, dont Homère décrit les proportions, et qu’elle voyait ses
-héros se partager le bœuf qu’ils venaient de sacrifier aux dieux avant
-de remettre leurs casques pour courir à de nouveaux horions.
-
-Cependant, si nouveau que fût pour elle l’aspect de cette fête
-campagnarde, Jean, qui l’observait de loin, commençait à lire la
-lassitude dans son regard, quand les violoneux qui étaient du banquet
-tirèrent de dessous leur chaise leur instrument, en déroulant le
-mouchoir de couleur qui l’enveloppait.
-
-Une demi-heure plus tard, le bal était dans tout son éclat, et Alice,
-qui n’était pas fâchée de se dérober à cette atmosphère épaisse, suivait
-la mère de la mariée, toute glorieuse de lui faire visiter la
-maisonnette des jeunes époux, le mobilier entièrement neuf, et le
-trousseau rangé dans les grandes armoires bretonnes en chêne noirci.
-
-Alice la suivait partout, s’intéressant à tout, et admirant de la
-meilleure foi du monde la basse-cour et les écuries; mais en même temps
-envahie, sans qu’elle sût pourquoi, d’une tristesse lourde qui lui
-montait au cœur. Elle pensait à Jean, et se prenait à souhaiter qu’il
-fût un simple paysan comme le marié d’aujourd’hui, et elle-même, une
-modeste fermière, pourvu seulement qu’elle pût lire dans ses yeux la
-tendresse qu’elle avait vue dans ceux du jeune gars à l’église. Elle se
-disait que ce nid avec son sol de terre battue suffirait à abriter son
-bonheur, si elle pouvait l’édifier tel qu’elle l’entendait, et si
-invraisemblable que cela parût être, elle sentait qu’au fond du cœur
-c’était l’envie qui dominait chez elle, en visitant ce petit royaume.
-
-Quand elles sortirent de la maison, la nuit était venue, et à quelques
-pas, Jean se promenait en fumant son cigare. Il le jeta loin de lui, et
-s’avança avec vivacité au-devant de sa jeune femme, qu’il était venu
-chercher sans pourtant vouloir la déranger, comme il le lui dit.
-
-Elle prit le bras qu’il lui offrait et se mit à lui décrire avec
-enjouement tout ce qu’elle venait de voir, ravissant la fermière qui
-marchait à côté d’elle et que les éloges du jeune comte achevèrent de
-mettre au bonheur.
-
-Près de la grange où ils arrivèrent bientôt, l’animation était à son
-comble et on se trémoussait avec plus d’ardeur que jamais.
-
-Peu à peu, les couples s’étaient éparpillés, désertant la salle trop
-chaude pour la grande cour bien balayée et même pour le commencement
-d’un pré voisin. La lune dans son plein éclairait à merveille les rondes
-et les quadrilles, et la joie était haut montée.
-
-De temps en temps, les inégalités d’une touffe d’herbe dans le champ
-faisaient trébucher et tomber quelque danseur, ou bien une poulette
-éveillée par ce tapage se jetait au milieu des groupes, les ailes
-étendues, la tête levée avec un effarement sans nom. Alors c’étaient des
-rires qui n’en finissaient plus, et une chasse qui ramenait la
-malheureuse bête, folle de peur et à demi morte, dans son poulailler.
-
-Toujours appuyée sur le bras de son mari, Alice regardait, s’amusant de
-la variété de ce spectacle, quand les violons attaquèrent une valse.
-
---Savez-vous une chose? murmura Jean en se penchant tout à coup vers
-elle, nous n’avons encore jamais dansé ensemble, vous et moi!...
-
---C’est vrai, répondit-elle avec un demi-sourire, pas même chez madame
-de Sémiane!
-
---Voulez-vous me dédommager maintenant? reprit-il avec animation, lui
-laissant à peine achever sa phrase.
-
-En même temps elle sentit qu’il lui glissait son bras autour de la
-taille, et aussitôt elle se trouva enlevée dans le mouvement avec une
-allure d’une extrême égalité. Le jeune officier valsait à ravir, et dans
-le coin un peu désert où il avait emmené sa femme, craignant pour elle
-des chocs trop brusques, il pouvait évoluer en toute liberté.
-
-Elle suivait docilement sa direction, se laissant emporter à gauche, à
-droite, en avant, d’un mouvement capricieux et imprévu comme un vol
-d’oiseau, avec les yeux demi-clos, et la tête un peu vague.
-
-Ses petits pieds touchaient à peine le sol, et cela ne ressemblait à
-rien de ce qu’elle avait éprouvé jusque-là en dansant. Ce vent frais du
-soir qui lui passait sur le front au lieu de l’air épais des salons,
-cette lumière douce du clair de lune dans laquelle les couples qui
-tournoyaient au loin avaient l’air d’ombres fantastiques, tout
-contribuait à donner à ce qui l’entourait cet aspect de poésie étrange
-qui la frappait.
-
-Il lui semblait qu’elle allait ainsi à quelque but invisible, mais qui
-marquerait dans son existence, et la figure de son mari, tour à tour
-éclairée et noyée brusquement dans l’ombre, lui apparaissait grosse de
-mystères.
-
---Comme vous valsez! lui dit-il soudainement en se penchant un peu. Il
-me semble que je tiens quelques sylphe entre mes bras. Êtes-vous bien
-sûre de ne pas venir ici tous les soirs au coup de minuit danser sur la
-pointe des brins d’herbe, et n’allez-vous pas disparaître subitement
-dans ce rayon blanc?
-
-Elle sourit sans répondre, et ils continuèrent.
-
---Je voudrais..., reprit le jeune homme au bout d’un instant.
-
-Mais les violons s’arrêtèrent et il se tut subitement.
-
-Un peu haletante, un peu étourdie, Alice restait immobile, appuyée sur
-son bras. Il tremblait légèrement, lui semblait-il, et le silence absolu
-qu’il gardait la gênait en se prolongeant.
-
-A ce moment, la voiture qui arrivait de Kerdren pour les chercher
-apparut sur la route, et le bruit des chevaux joint à la lumière des
-lanternes semblèrent tirer Jean d’une profonde rêverie. Il tressaillit
-et s’excusant:
-
---Je suis un fou! s’écria-t-il. Vous aurez froid.
-
-Et courant à la voiture, il l’enveloppa d’un grand manteau fourré.
-
---Vous m’emballez vraiment, dit-elle en riant comme elle avait coutume
-de le faire quand elle avait peur que sa reconnaissance ne se traduisît
-par trop d’émotion. La nuit est douce!
-
---Délicieuse, répondit Jean, et si je ne craignais pas pour vous
-l’humidité des routes, je vous proposerais...
-
---De revenir à pied? reprit-elle vivement en l’interrompant, oh! de tout
-mon cœur!
-
-Il s’arrêta indécis, regardant tour à tour le sol et les chaussures de
-la jeune femme.
-
---J’ai de grosses bottines, continua-t-elle, devinant sa pensée,--je
-vous assure.
-
-Et elle avançait ses pieds menus avec un air de conviction.
-
-Il hésita un instant encore, se tournant cette fois vers le chemin du
-retour très abrité par des chênes tortus et où la lumière ne jouait que
-d’une façon intermittente; puis avec le brusque mouvement de quelqu’un
-qui prend un grand parti:
-
---Allons, dit-il seulement en lui présentant son bras.
-
-D’un mot il renvoya la voiture en passant quelques pas, et très vite,
-comme s’il avait peur qu’elle revînt sur sa décision, il entraîna la
-jeune femme.
-
-
-
-
-XVI
-
-
-Pour éviter les adieux bruyants et expansifs que l’animation des
-villageois leur promettait, ils étaient partis sans rien dire; aussi, de
-peur d’éveiller l’attention des derniers couples espacés dans les
-champs, marchaient-ils à petit bruit. Cela donnait à leur départ une
-allure de fuite et d’escapade qui les amusait, et jusqu’au moment où ils
-atteignirent le chemin creux, ils ne furent préoccupés que d’éviter les
-cailloux qui auraient pu sonner sous leurs pas ou les endroits trop
-éclairés.
-
-Mais une fois sous le couvert d’arbres, bien à l’abri de tous les
-fâcheux, leur animation tomba tout à coup, et d’un commun accord ils
-ralentirent le pas.
-
-Il faisait plus sombre encore qu’il ne semblait de loin, et l’arche de
-verdure formée par les branches ne se laissait pas aisément traverser.
-De temps en temps par quelque trouée la lune arrivait en fusée comme un
-jet de lumière électrique; mais dix mètres plus loin, c’était à peine
-une lueur mourante, et il ne restait pas de ses étincelles de quoi
-pailleter un éventail.
-
-Ce jeu perpétuel d’ombre et de lumière agitait la jeune femme sans
-qu’elle en eût conscience. On eût dit d’une énorme lanterne sourde qu’on
-promenait devant elle, la retournant tout à coup pour scruter son visage
-au moment où elle s’y attendait le moins. Trop d’éclat la troublait; la
-nuit où elle retombait ensuite l’impressionnait plus encore, et elle
-demeurait muette en s’en voulant de ne rien trouver à dire.
-
-Par un hasard, le jeune officier gardait un silence aussi complet. Soit
-que les mêmes causes produisissent sur lui le même effet que sur les
-nerfs très sensibles de madame de Kerdren, soit que la beauté calme de
-cette nuit absorbât toute son attention, il allait sans mot dire.
-
-L’odeur des violettes sauvages et des primevères jaunes montait jusqu’à
-eux discrète et douce comme une odeur de confidente, et des vers
-luisants brillaient dans les talus du chemin. C’était paisible et
-poétique comme le cadre d’une idylle, et le couple charmant qui
-cheminait dans cet enchantement en semblait les héros naturels.
-
-Cependant ils se taisaient toujours, et l’angoisse de cette situation
-commençait à peser si fort sur la jeune femme qu’elle cherchait avec
-fièvre un mot, le plus insignifiant et le plus indifférent qui fût, pour
-peu qu’il rompît la gêne qui l’enveloppait; mais elle s’effrayait en
-même temps à l’idée que sa voix allait résonner dans ce silence.
-
---Je veux vous dire un conte..., murmura Jean tout à coup, en s’arrêtant
-et en prenant ses deux mains comme pour donner plus de force à ses
-paroles. Ou plutôt non, continua-t-il au moment où elle tournait vers
-lui ses yeux candides toujours un peu étonnés, et où la surprise se
-lisait alors à un degré intense; ne parlons, ni de fictions ni
-d’allégories, il n’y a que vous de fée ici, que vous dans mes pensées et
-dans mes rêves, ne parlons que de vous seule.
-
-Et tout d’un élan, avec cette ardeur et cette fougue presque violentes
-qui étaient en lui, il se mit à lui faire l’histoire de ces dernières
-semaines, décrivant tout ce qu’il avait ressenti, et montrant à nu le
-mystérieux travail qui s’était fait dans son cœur pour l’amener
-insensiblement de la sympathie un peu indifférente des premiers temps à
-ce cri d’amour qui lui échappait maintenant tout vibrant d’enthousiasme.
-Après l’avoir fait passer rapidement par les débuts, il s’appesantissait
-avec bonheur sur le moment présent, détaillant d’une façon exquise ses
-tendresses et tout ce qu’il trouvait de charmant en elle.
-
-La jeune femme écoutait palpitante, émue, subjuguée par l’accent de
-sincérité de ce qu’elle entendait, et cependant surprise d’un tel
-étonnement que le sens réel de ces paroles ne la pénétrait pas encore
-bien.
-
-Elle avait besoin d’entendre son nom mêlé à ce que disait son mari pour
-être sûre qu’il ne s’agissait pas de l’une des héroïnes dont il lui
-lisait parfois l’histoire, ou d’un de ces rêves qu’elle édifiait souvent
-dans le mystère de son cœur.
-
-Mais cette fois c’était bien vraiment d’elle qu’il lui parlait, et le
-bruit d’un feuillet tourné ne devait pas ce jour-là la réveiller de son
-illusion!... La poésie innée dans le caractère de Jean, doublée du
-sentiment qui le remuait alors, donnait à son langage une éloquence
-véritable et entraînante; et jamais Alice ne s’était connue si belle
-dans le plus flatteur des miroirs qu’elle ne s’entendait maintenant
-dépeindre par ces paroles enthousiastes toutes remplies de jeunesse et
-de passion.
-
-«Il me voit dans un mirage», pensait-elle confusément en l’écoutant.
-
-Mais c’était le mirage enchanteur de la tendresse, elle le sentait et
-n’avait garde de s’en plaindre...
-
-Pourtant elle ne trouvait pas la force de dire un seul mot, pas même de
-sourire ou de manifester son attention par le geste le plus banal, et le
-jeune homme, frappé de cette immobilité qui donnait à sa physionomie
-quelque chose de glacial, commençait à perdre contenance. Il ne
-retrouvait plus son aisance et son sang-froid habituels, intimidé
-peut-être pour la première fois de sa vie, et il se sentait tout près de
-perdre son courage devant cette jeune femme, comme il avait déjà oublié
-auprès d’elle sa carrière, ses goûts et ses idées.
-
-Sa voix peu à peu se mettait à trembler, et il se hâtait pour finir
-avant de cesser d’être maître de lui.
-
---Tout ce que je viens de vous dire, continua-t-il, pressant ses paroles
-et attirant Alice plus près de lui, c’est non seulement pour vous le
-dire; mais parce qu’il faut que vous sachiez qu’en même temps que je
-vous adore, mon regret mortel est de n’avoir pas su voir plus tôt que
-vous étiez adorable; et que dans une vie dont je ne sais pas la durée,
-ces deux mois de bonheur perdu me pèsent comme un remords. Ce sont deux
-mois non vécus, dont je voudrais ressaisir chaque heure, reprendre
-chaque minute, et l’employer à tâcher de conquérir peu à peu votre
-affection! Je voudrais revenir au premier jour où je vous ai connue, et
-vous faire heureuse de toute la puissance de bonheur que je sens en moi
-aujourd’hui. La clef du paradis dans mes mains, j’ai négligé de
-l’ouvrir: voilà mon regret le plus vif. J’ai voulu vous le dire comme je
-le sentais.
-
---Alors, murmura la jeune femme l’interrompant, et parlant si bas que
-son mari avait peine à l’entendre, ne regrettez rien! car un de nous
-deux du moins a vécu dans votre paradis, depuis ces deux mois!...
-
---Alice! s’écria le jeune officier.
-
---C’est vrai..., répondit-elle doucement en baissant la tête.
-
-Un peu plus tard ils reprirent leur route. La même odeur de violettes
-les enveloppait, conforme en tout, cette fois, aux pensées qui les
-occupaient, et les accompagnant comme un encens de fête. Dans les
-échappées de lune ils se souriaient, et dans les assombrissements
-soudains, causés par les branches épaisses, ils se parlaient bas, de
-crainte sans doute d’éveiller les sylvains qui dormaient tout près.
-
-Comme ils arrivaient à la petite porte du parc de Kerdren, un rossignol
-commençait sa merveilleuse chanson. Il devait être tout près d’eux, car
-pas un de ses trilles si délicat qu’il fût ne se perdait, et la
-tendresse exquise de sa mélodie pénétrait l’âme.
-
-Il semblait chanter pour lui seul comme un artiste qui se repose dans
-son logis en se berçant de tous les airs qu’il préfère; car sa manière
-était douce plutôt que brillante, et on avait peine à se persuader que
-ce chant ne partît pas d’une âme humaine pensante et troublée, tant les
-modulations qu’on entendait avaient de profondeur et de sentiment.
-
-Dans ce calme absolu, sa voix résonnait avec une pureté et un éclat
-saisissants, et les jeunes gens s’étaient arrêtés, frappés d’admiration,
-et osant à peine reposer leurs pieds sur le sol, de peur de heurter
-quelque branche qui trahirait par son craquement la présence d’écouteurs
-indiscrets.
-
---Écoutez, dit Jean à demi-voix, au bout d’un instant, c’est notre salut
-de bienvenue ici!
-
-Puis serrant plus étroitement sa jeune femme il ajouta:
-
---Et, au contraire de Roméo, qui pleurait à la voix de l’alouette lui
-annonçant le matin, nous qui avons à nous l’amour, la jeunesse, et toute
-une vie, nous pouvons saluer avec ravissement notre oiseau, car ce n’est
-pas l’aurore du matin qu’il nous chante, mais celle d’un bonheur sans
-fin!
-
-
-
-
-XVII
-
-
-On était arrivé aux premiers jours de juillet, et les six semaines qui
-s’étaient écoulées depuis les aveux réciproques, échangés par les deux
-époux, avaient passé comme un éclair.
-
-Jean l’avait dit très justement, c’est un paradis sur terre que d’être
-jeune, de s’aimer, et de penser chaque soir, quand vient la nuit, que la
-journée du lendemain vous apportera avec la même intensité le bonheur
-dont on vient de jouir, y ajoutant seulement le souvenir d’un jour
-heureux de plus. Aussi les jeunes gens profitaient-ils largement de leur
-Éden, explorant tous ses recoins qu’ils trouvaient enchantés, et ne se
-lassant jamais de revoir au fond de toute chose, toujours les deux mêmes
-mots: «lui» «elle».
-
-Dans l’épanouissement de leur bonheur et de leur confiance, leurs
-caractères à tous deux s’étaient ouverts, et ils apprenaient à se
-connaître. Jean s’émerveillait de toutes les délicatesses que peut
-contenir un cœur de femme, de cette fraîcheur d’impressions et de
-plaisir dont rien ne lui avait donné l’idée jusque-là, et de la gaieté
-un peu malicieuse qu’on ne soupçonnait pas au premier abord chez
-mademoiselle de Valvieux.
-
-Il jouissait pour la première fois de ce sentiment de protection et
-d’appui qu’il est aussi doux d’inspirer que de ressentir, et il adorait
-la façon dont sa jeune femme levait les yeux vers lui quand elle lui
-disait: «Voulez-vous, Jean?»
-
-Devant ces trois mots-là, il aurait voulu n’importe quoi sur terre; et
-lui qui avait cru son amour arrivé au point extrême, sentait chaque jour
-qu’il grandissait encore.
-
-Jaloux de mettre Alice de moitié dans sa vie, non seulement dans le
-présent et dans l’avenir, mais aussi dans le passé, il revenait
-maintenant sur ces souvenirs d’enfance et de jeunesse que sa femme avait
-si souvent souhaité de s’entendre raconter, et il l’initiait à tout ce
-qui avait marqué dans sa mémoire, joies ou tristesses.
-
-Il lui décrivait les années du Kerdren d’autrefois, alors que le château
-n’était animé que par ses turbulences de gamin, et que le tuteur chargé
-de lui se retraitait soigneusement dans la bibliothèque, laissant
-l’enfant croître à sa guise... Son amour pour ce coin de terre, dont il
-faisait le tour en courant chaque soir, quand il rentrait du lycée, pour
-s’assurer qu’on n’y avait rien changé pendant le jour; puis ses
-transports quand il se faisait emmener dans quelque bateau de pêche,
-moitié de gré, moitié de force, car les matelots n’aimaient point à
-avoir la responsabilité du jeune comte par les gros temps, et il en
-était réduit quelquefois à se cacher sous un amas de filets ou de
-cordages, d’où il ne sortait qu’une fois en marche. Le patron le
-menaçait bien alors, en prenant une grosse voix, de retourner le jeter à
-la côte; mais il n’avait garde, et tout en parlant, il déblayait déjà
-une place sur un des bancs, mettant quelque débris de voile à l’endroit
-où s’assiérait l’enfant.
-
-Debout, le béret en main, tous les hommes récitaient la touchante prière
-du pêcheur breton:
-
-«Mon Dieu protégez-nous, car notre barque est petite, et la mer est
-grande!»
-
-Puis chacun courait à la manœuvre, et jusqu’au soir on ne songeait plus
-qu’à la sardine.
-
-Ensuite venaient les vagues rêveries du jeune homme et ses longs
-colloques avec la mer, à qui il contait à mi-voix tous les projets de
-son avenir.
-
-A son tour, Alice parlait d’elle; mais ses récits étaient plus courts et
-trop mêlés au souvenir de son deuil récent pour n’être pas un peu
-tristes, aussi son mari ne lui permettait-il guère de s’y appesantir.
-
-En vrais amoureux, Jean et Alice se suffisaient si bien à eux deux que,
-selon la charmante expression du poète, «leur horizon se fermait où
-s’arrêtait leur ombre», et qu’ils étaient devenus, si c’est possible,
-plus sauvages encore qu’au début de leur mariage.
-
-L’invitation qu’ils s’étaient proposé d’adresser à madame de Sémiane se
-voyait indéfiniment retardée, et quand Alice la rappelait à son mari:
-
-«Il fait trop chaud, lui répondait-il; attendons l’automne!»
-
-Et comme au printemps il avait renvoyé déjà en proposant d’attendre
-l’été, ils se mettaient à rire tous les deux, et on n’en parlait plus.
-
-On s’était accoutumé dans le village à les voir toujours ensemble,
-qu’ils courussent à pied ou à cheval, et la sympathie générale entourait
-le jeune couple. Les matrones les suivaient d’un sourire entendu, les
-fillettes d’un regard d’envie, et, plus d’une qui les rencontrait en
-menant ses bêtes aux champs, demeurait rêveuse tout le jour, en songeant
-à ce bonheur qui était si jeune, si épanoui et si beau.
-
-Jean comptait sur un mois de congé au moins, et il faisait des plans de
-voyages qui eussent demandé un an et plus à s’accomplir et dont
-l’itinéraire variait fréquemment.
-
---Pourquoi nous en aller? disait parfois la jeune femme, nous sommes si
-bien ici! Êtes-vous déjà las de Kerdren?
-
---Mais c’est votre vie à vous qui est trop monotone, répondait-il. Pour
-moi, vous aimer en Bretagne ou vous aimer en Écosse, ne pensez-vous pas
-que c’est tout aussi doux?
-
-Un jour, vers le milieu de l’après-midi, le ciel qui était brouillé
-depuis le matin acheva de se charger de nuages sombres, le soleil
-disparut entièrement, et la température déjà fort lourde devint si
-fatigante qu’il n’était plus possible de rester dehors. Depuis une
-semaine, les orages se succédaient presque sans interruption, et celui
-qui s’annonçait promettait d’être d’une force extrême.
-
-Incapable de s’occuper à quoi que ce fût, la jeune femme se promenait
-dans sa chambre; il lui semblait que quelque chose la menaçait, et que
-l’orage allait s’en prendre directement à elle. Elle eût voulu qu’il
-éclatât à l’instant, l’attente l’énervait, et ce fut avec un soupir de
-soulagement qu’elle salua le premier éclair. En même temps une vraie
-rafale de vent et de pluie commençait, enveloppant le parc dans un
-tourbillon si épais, qu’on ne voyait plus rien à dix mètres de la
-fenêtre. Les feuilles arrachées aux arbres et la pluie qui n’avait pas
-le temps d’arriver jusqu’au sol tournoyaient dans un mouvement fou, et
-on entendait le bruit de grosses branches d’arbres, brisées violemment,
-et qui tombaient en froissant tous les arbrisseaux voisins.
-
-Les coups de tonnerre se succédaient sans interruption roulant jusqu’à
-des profondeurs qui paraissaient sans fin, et madame de Kerdren, qui
-s’était approchée saisie par l’impressionnante beauté du spectacle,
-mettait parfois ses deux mains sur ses oreilles, assourdie qu’elle était
-par ce fracas inouï.
-
-Les hurlements de la mer s’entendaient jusqu’au château, et dans la nuit
-qui s’était faite alors presque entièrement, ces deux voix terribles,
-qui se répondaient, avaient l’air de s’entendre pour préparer la
-destruction de tout ce qui les entourait.
-
-Peu à peu cependant, le jour revint, les roulements s’éloignèrent et la
-pluie se mit à tomber plus doucement. Le vent, malgré cela, restait
-toujours aussi fort, et Alice avait peine à maintenir la fenêtre qu’elle
-venait d’ouvrir pour respirer un peu.
-
-Les arbres pliaient encore rudement, mais leurs feuilles, bien lavées et
-d’un beau vert, s’épanouissaient avec bonheur sous cette humidité
-bienfaisante; et l’air avait cette odeur particulière qui suit les
-pluies d’été, et qui fait sortir des plantes, des crevasses du sol, des
-pierres surchauffées précédemment par des chaleurs exagérées, un parfum
-de repos et de bien-être qui calme et qui apaise.
-
-Une à une les fenêtres et les portes s’ouvraient. Poussés par le même
-besoin, bêtes et gens sortaient, et la cour se remplissait d’animation.
-Quelques gouttes légères mouillaient le front de la jeune femme, qui
-appuyait sa tête contre le croisillon de pierre sculpté en se laissant
-aller au charme de cette exquise détente.
-
-La mer devait être superbe à ce moment-là, et cherchant du regard un
-vêtement à jeter sur ses épaules, se doutant bien qu’il lui serait
-impossible de tenir un parapluie, elle s’apprêtait à aller sur la grève
-quand un bruit inaccoutumé l’arrêta. Cela ressemblait aux mugissements
-de l’eau, et cependant la voix des flots s’entendait bien distincte à
-côté de celle-là. Surpris comme elle, les domestiques qui étaient dehors
-levaient la tête, et elle les voyait se consulter entre eux en se
-montrant du doigt la direction du village. Quelques-uns même marchaient
-déjà vers l’avenue, quand, brusquement, une grosse lueur rouge parut sur
-la gauche, et comme si elle montait avec les flammes, la rumeur vague
-qui avait frappé la jeune femme se changeait en cris.
-
-Dans l’avenue, un gamin, lancé à toute vitesse, apparut porteur des
-nouvelles du sinistre, et au moment où Alice, qui était descendue sans
-perdre une minute, mettait le pied sur la première marche du perron, il
-débouchait dans la cour.
-
-D’un geste, elle lui fit signe de reprendre haleine avant de parler, et
-se tournant vers les domestiques:
-
---Sortez la pompe, leur dit-elle. Yves va seller un cheval et avertir
-Monsieur; tout le reste viendra au secours.
-
-Pendant que ses ordres s’exécutaient, elle interrogeait l’enfant. Le
-tonnerre tombé sur une grange l’avait enflammée d’un seul coup; et par
-le vent terrible qu’il faisait, tout le village était menacé.
-
-Incapable de demeurer en place à l’idée de ce qui se passait si près
-d’elle, Alice voulut prendre les devants avec le petit, et elle partit
-de son pas rapide sur la terre détrempée où elle glissait à chaque
-instant.
-
-Dans les allées, de véritables fondrières s’étaient formées et des
-ruisseaux chargés de terre et de cailloux roulaient de chaque côté.
-
-La pluie avait cessé presque complètement, mais le vent était toujours
-le même, et l’incendie, sous son effort, prenait des proportions
-terribles. Les flammes se tordaient, s’élevaient, se couchaient et
-léchaient les toits voisins, faits entièrement de chaume, et c’était
-merveille de ne pas les voir prendre feu tous à l’instant. Nuls secours
-pourtant ne s’étaient organisés dans le groupe bruyant et désolé qui
-entourait la grange quand la jeune femme parut, précédée par son
-conducteur, avec les cheveux mouillés, et l’écharpe de dentelle dont
-elle avait couvert sa tête glissant sur ses épaules. Il se fit un
-mouvement dans la foule en la voyant; on s’écarta pour lui faire place,
-et les plus avancés murmurèrent en repoussant les autres: «C’est
-madame!» En même temps ils mettaient la main à leurs bonnets; mais elle
-les arrêta d’un geste.
-
---Non, non, dit-elle vivement, les croyant occupés au sauvetage.
-
-Puis arrivée au centre du groupe et s’apercevant qu’il n’en était rien:
-
---Voulez-vous donc laisser brûler ainsi tout le village? s’écria-t-elle,
-prise d’indignation en face de cette incurie.
-
-Et comme le propriétaire de la grange tournait vers elle un œil désolé
-en la saluant machinalement:
-
---Mon pauvre ami, reprit-elle plus doucement, en lui tendant sa petite
-main, c’est terrible; mais ce qu’il faut maintenant c’est préserver tout
-ce qui reste. Je viens pour vous aider.
-
-Il s’approcha d’elle, mais son découragement était si grand que tout en
-s’adressant à lui pour tâcher de l’intéresser, elle se tournait vers les
-autres hommes.
-
-Ce qui leur manquait à tous, c’était une direction, et leur bonne
-volonté ne demandait qu’à s’employer pourvu qu’on lui montrât le chemin.
-La jeune femme parlait nettement avec un ton d’autorité qui rappelait
-son mari, et poussait chacun à son devoir avec une fermeté qui ne
-souffrait pas de réplique.
-
-En moins d’un quart d’heure, une double chaîne était organisée, allant
-du foyer de l’incendie à un étang voisin.
-
-Un groupe de pêcheurs, revenant de monter les bateaux plus haut sur le
-port pour les garer de la marée, qui promettait d’être terrible, s’était
-joint aux travailleurs.
-
-Plus habitués à lutter avec le danger en gardant leur sang-froid, et
-plus accoutumés aussi à obéir, ils aidaient puissamment madame de
-Kerdren. Sur un mot ou un geste, ils marchaient tous ensemble, et grâce
-à tant d’efforts, on pouvait espérer de préserver sinon les maisons
-mitoyennes, au moins les suivantes qu’on inondait sans relâche.
-
-Avec un courage et une décision admirables, qu’il était difficile de
-soupçonner sous son extérieur habituellement réservé, la jeune femme
-veillait à tout et se montrait partout. Tantôt elle reprenait dans la
-chaîne les bras qui se lassaient, tantôt elle désignait à l’homme qui
-tenait la lance un point d’où les flammes s’approchaient trop. Tout à
-fait insoucieuse du danger, elle s’avançait parfois si près que la fumée
-en se rabattant l’enveloppait, et les marins disaient entre eux en
-entendant sa voix toujours égale, encourageant et dirigeant les
-travailleurs au milieu du tapage:
-
-«On croirait un commandant sur son banc de quart par la tempête!»
-
-Au bout de trois heures, la tâche semblait accomplie. Le feu avait
-dévoré jusqu’à la dernière parcelle de ce qu’on lui avait abandonné, et
-les alentours protégés et inondés semblaient être à l’abri. A ce moment
-le galop d’un cheval retentit, et Samory, lancé à bride abattue, apparut
-au détour du chemin. A plus de deux cents mètres en arrière, on voyait
-le domestique qui était allé avertir son maître et qui suivait de loin,
-incapable de soutenir l’allure à laquelle Jean avait mis son cheval, et
-les deux bêtes, blanches d’écume, tremblaient de fatigue et
-d’effarement.
-
-
-
-
-XVIII
-
-
-Du premier coup d’œil, en sautant à terre, le jeune homme chercha sa
-femme. Il l’aperçut de loin, et un soupir de soulagement souleva sa
-poitrine en même temps qu’il lui souriait. Puis tout en s’approchant, il
-s’informa d’un ton bref des causes de l’accident, de la sûreté des
-habitants et des mesures prises. A tout ce qu’il demandait, on lui
-répondait en mêlant le nom de madame de Kerdren avec des effusions de
-reconnaissance et d’éloges qui accentuaient le sourire de Jean et le
-remplissaient d’orgueil.
-
-«Elle avait fait amener la pompe, elle avait organisé la chaîne, elle
-avait tout dirigé, tout commandé, payant de sa personne comme le moindre
-d’entre eux, et c’était à elle assurément que tous devaient leur maison
-sauve!» En racontant son œuvre de la journée, ils s’en rendaient bien
-compte eux-mêmes pour la première fois et s’exaltaient jusqu’à
-l’enthousiasme. L’apparence un peu frêle de la jeune femme doublait
-l’effet produit par son héroïsme, et subitement pris d’une immense
-admiration, ils l’entouraient et l’acclamaient.
-
-Rien ne se communique plus vite qu’un mouvement de passion dans une
-foule surexcitée et déjà ébranlée par une émotion récente, et
-l’étincelle courait de proche en proche.
-
-Ils abandonnaient leur poste et leur manœuvre, ils voulaient lui prendre
-les mains, baiser sa robe, la rapporter en triomphe jusqu’au château.
-
-Émue et troublée, la jeune femme se laissait faire; des larmes voilaient
-ses yeux, et elle ne voyait plus que dans une brume toutes ces rudes
-figures qui s’inclinaient vers elle en remerciant «notre dame» avec une
-effusion presque pieuse. Les femmes l’embrassaient et poussaient leurs
-enfants vers elle; on eût dit une réunion de naufragés se retrouvant sur
-la terre ferme après des heures d’angoisse.
-
-Et comme Jean, le cœur battant, fendait la foule pour la rejoindre et
-lui prendre les mains:
-
---Je vous en prie, dit-elle plaisamment en se reculant; ne me touchez
-pas; je suis un fleuve!
-
-Il remarqua alors pour la première fois l’état dans lequel elle se
-trouvait, et son émotion se changea en effroi.
-
-Des pieds à la tête, elle portait les marques de l’heure qu’elle venait
-de traverser. Ses cheveux presque défaits se collaient sur son front; le
-corsage très léger de sa robe d’été était plaqué sur ses épaules par de
-larges traces mouillées, et ses pieds inondés s’enfonçaient dans la boue
-jaunâtre qui remplissait la rue. Maintenant qu’elle se tenait
-tranquille, la réaction de son prodigieux effort se faisait sentir; elle
-commençait à grelotter et ses joues se marbraient de taches bleuâtres.
-
-Une désolation s’emparait du jeune homme, et son impuissance à la
-soulager immédiatement le mettait hors de lui.
-
-Toutes les maisons du village étaient à l’abandon; par les portes
-ouvertes, la pluie et les ruisseaux de l’orage étaient entrés dans les
-chambres, et le sol en terre battue était détrempé comme les routes.
-
-Dans une grange, un peu à l’écart, le toit long et bas avait laissé le
-sol sec. Il l’y entraîna rapidement, soutenant sa marche lassée.
-
-La pluie s’était remise à tomber, et cela devenait si fatigant d’avancer
-sur cette terre fangeuse et tenace, que malgré le confortable très
-relatif de l’endroit où elle arrivait, le bienfait d’un terrain sec et
-l’arrêt de cette eau qui l’aveuglait lui causèrent une impression de
-soulagement. Elle retrouva sa voix et voulut parler, mais Jean ne
-l’écoutait plus. Tout à son inquiétude, il la regardait, et en
-déboutonnant vivement sa capote pour la lui mettre sur les épaules, il
-répétait:
-
---Comme vous voilà, mon Dieu! Dans quel état vous êtes! Comment
-avez-vous pu commettre pareille imprudence, et comment pas un de ces
-malheureux n’a-t-il songé à vous en empêcher!
-
-La colère lui venait en même temps, et il tournait des regards
-flamboyants de mécontentement vers les serviteurs qu’on voyait au loin,
-les rendant tous responsables dans sa pensée, malgré les explications de
-la jeune femme.
-
-«Pouvait-elle laisser tous ces pauvres gens sans aide, et Jean
-pensait-il que dans leur affolement ils auraient obéi à d’autres comme
-ils l’avaient fait pour elle?»
-
-Mais il n’écoutait rien, s’irritant seulement de sentir un sang brûlant
-courir dans ses veines, et de voir Alice grelotter sous ses yeux, sans
-pouvoir lui en donner toute la chaleur à ses dépens.
-
-Le domestique qu’il avait appelé en lui criant d’aller chercher la
-voiture lui avait montré au loin un cavalier qui fuyait et lui avait
-répondu:
-
-«On y est, monsieur...!»
-
-Et il s’était excusé du geste de ne pouvoir offrir aussi ses vêtements
-pour couvrir sa maîtresse, ils étaient trempés d’eau!
-
-On n’eût trouvé alors de feu nulle part dans cette partie du village, et
-les maisons qui n’étaient pas noyées par la pompe étaient trop éloignées
-pour qu’il valût la peine d’y aller à travers cette humidité et ce vent;
-il ne restait donc qu’à attendre sur place. Mais l’attente est toujours
-plus pénible que l’action, même la plus difficile, et le jeune homme,
-incapable de se contenir, tremblait d’impatience et d’inquiétude.
-
-Il avait fait asseoir Alice sur des bottes de paille qu’il avait
-trouvées au fond, et agenouillé auprès d’elle, pour être à sa hauteur,
-il suivait d’un œil ardent l’épuisement dont témoignait sa figure
-délicate.
-
-Enfin un roulement se fit entendre, et la voiture apparut, lancée au
-galop, et éclaboussée déjà jusqu’à la caisse par la boue que les chevaux
-soulevaient en gerbes devant eux. Il sembla à Jean qu’on lui déchargeait
-le cœur d’une montagne et que la demi-heure qu’il venait de traverser
-avait duré dix ans. Sans perdre une minute, il prit Alice entre ses bras
-et la porta jusque sur les coussins.
-
-Là se trouvait un véritable monceau de fourrures et de couvertures,
-apportées par une femme qui se tenait prête à aider sa maîtresse, et
-quand elle arriva au château, elle était si bien enveloppée que sa
-figure se voyait à peine.
-
-Dans sa chambre un grand feu flambait, allumé par les domestiques qui
-étaient revenus en courant par la traverse, et on préparait tout avec
-une activité remplie d’affection.
-
-Malgré tous ces soins, les frissons continuaient, et elle grelottait si
-violemment qu’en buvant la tasse de thé brûlant qu’on lui apporta dès
-qu’elle fut dans son lit, ses dents résonnaient sur la porcelaine.
-
-Au bout d’une demi-heure, cependant, le sang lui revint aux joues, et
-passant tout à coup d’un froid extrême à une chaleur insoutenable, la
-sueur commença à lui perler aux tempes. Elle voulait se lever, alors, se
-déclarant complètement remise; mais Jean s’y opposa péremptoirement.
-
-Il n’était pas difficile de reconnaître chez elle les symptômes d’une
-fièvre violente; ses mains étaient sèches et dures malgré la moiteur des
-tempes, et son pouls battait toujours plus vite. D’ailleurs, en tout
-état de cause, la fatigue extraordinaire supportée par elle depuis
-quelques heures méritait bien qu’elle se reposât au moins pendant la fin
-de la journée, et la nuit qui venait.
-
-Aux premiers mots parlant de médecin, elle s’était récriée en riant:
-
---Il les prendrait pour des enfants!
-
-Et Jean avait cédé, quoique son angoisse et sa perplexité fussent
-évidentes; et que son agitation rendît tout repos impossible!
-
-De minute en minute, il s’informait de ce qu’elle éprouvait.
-
---Ce qu’on sent après un bon bain froid, répondait-elle gaiement.
-
-Et incapable de secouer son inquiétude:
-
---Fasse le ciel que vous en eussiez pris dix plutôt que d’avoir passé
-ces trois heures sous ce vent aigre dans votre robe mouillée; vous en
-seriez moins éprouvée!... reprenait-il soucieusement.
-
-Vers huit heures, Alice se trouva plus calme, l’idée du médecin fut
-définitivement ajournée, et elle obtint que son mari songeât à changer
-de vêtements et à s’occuper un peu de lui-même.
-
-Le bruit s’était répandu parmi les villageois que madame de Kerdren
-était revenue malade au château, et c’était en bas un défilé non
-interrompu de figures anxieuses qui venaient aux nouvelles.
-
-Un instant le jeune comte était descendu pour leur parler des mesures de
-prudence qu’il convenait de prendre, à propos des restes du feu, ainsi
-que pour les remercier d’être venus; et il avait trouvé si doux cette
-réunion d’hommes et de femmes mus uniquement par l’affection et
-partageant avec tant de sincérité l’inquiétude qui le tourmentait, qu’il
-s’en était trouvé soulagé.
-
-En même temps son sourire communicatif produisait plus d’effet à lui
-seul que toutes les réponses faites jusque-là par les domestiques, et il
-s’en fallut de peu que tous les bonnets ne fussent en l’air à l’instant.
-
-Le lendemain, Alice se trouva dans son état ordinaire, sauf un très
-léger enrouement qui s’expliquait fort bien, et qui ne l’empêchait pas,
-d’ailleurs, d’être toute prête à reprendre sa vie habituelle.
-
-Son mari, plus impressionné qu’elle, se remettait moins vite; il
-semblait qu’il eût gardé de cette journée quelque chose de
-particulièrement pénible, et le souvenir en était long à s’effacer chez
-lui.
-
-Au village, on n’oubliait pas non plus, mais pour des raisons
-différentes, et l’affection que la jeune femme inspirait à tous s’était
-changée en une véritable adoration. La reconnaissance naïve des enfants
-se manifestait de cent façons, et ils apportaient au château tout ce
-qu’ils imaginaient pouvoir plaire à madame de Kerdren, bottes de fleurs
-des haies, fraises des bois ou noisettes toutes fraîches dans leurs
-coques vertes, avec une pulpe ferme d’un blanc rosé.
-
-
-
-
-XIX
-
-
-Trois semaines s’étaient passées.
-
-Les itinéraires lointains, écartés décidément, s’étaient changés en un
-court voyage dans les parties de la Bretagne qu’Alice n’avait pas vues
-encore, et si courte qu’eût été l’absence, le charme du chez soi avait
-saisi les jeunes gens au retour, d’une joie qu’ils n’avaient pas prévue.
-
-Il y a dans le fait de rentrer chez soi un plaisir qui ne ressemble à
-nul autre, et qui est d’autant plus puissant que les émotions ou le
-bonheur éprouvés là ont été plus grands. Les souvenirs qui se sont
-glissés un peu partout s’éveillent comme des amis qui vous souhaitent la
-bienvenue, et on éprouve une joie réelle dans cette familiarité des plus
-petites choses, qui vous permet d’étendre la main avec sûreté pour
-trouver dans chaque direction l’objet que vous voulez prendre.
-
-Combien l’impression doit-elle être plus vive encore quand ce retour est
-le premier qu’on fait ensemble après la première absence, et que le
-logis où l’on revient est encore un nid d’amoureux.
-
-C’est ce que les jeunes gens auraient pu dire en passant leur seuil,
-appuyés l’un sur l’autre, et tous les deux également heureux!
-
---Nous resterons toujours ici maintenant, n’est-ce pas? disait la jeune
-femme un peu plus tard dans la soirée pendant qu’ils se promenaient dans
-le parc.
-
---Toujours, répondait Jean en souriant, toujours sous le même chêne, et
-nos arrière-petits-enfants nous y retrouveront encore assis tous les
-deux, comme Philémon et Baucis!...
-
-En attendant ce couronnement mythologique de leur amour, Philémon et
-Baucis s’étaient remis à courir le pays.
-
-C’étaient les dernières heures de liberté du jeune officier, et ils en
-avaient profité ce jour-là pour visiter un ancien monastère situé à
-quelques lieues de Kerdren, et également curieux par son architecture et
-son site. Entièrement abandonné, et à demi ruiné, il ressemblait à
-quelque vieux nid d’aigle assis au sommet d’un roc, avec ses pierres
-disjointes chaque jour davantage sous l’effort de la sève puissante des
-jeunes arbustes et des plantes qui poussaient dans ses murs. Tous les
-vents du ciel y avaient accès, et la façade exposée au nord et à la bise
-de mer, était rongée et couverte d’une sorte de dépôt blanchâtre,
-semblable à une lèpre.
-
-A côté de cela, dans les cours intérieures, des galeries entières
-subsistaient, et on y trouvait des merveilles de sculpture qu’on serait
-venu de loin pour admirer dans un musée, et que l’insouciance publique
-laissait là à l’abandon; comme on trouvait dans les salles du
-rez-de-chaussée des fragments de peintures murales: des têtes d’anges,
-des auréoles où manquait la figure du saint, et des lis symboliques
-tenus par une main dont le poignet disparaissait dans une brume.
-
-Depuis plus d’une heure, les jeunes gens erraient là sans se lasser. Le
-soleil était tout près de se coucher. Ils s’étaient laissés attarder, et
-n’arriveraient plus à Kerdren que bien avant dans la soirée, ils se le
-disaient, et cependant ils ne pouvaient s’arracher, s’oubliant dans ce
-dernier jour de vacances, comme des écoliers, et comme si l’attache qui
-liait le jeune homme était impitoyable. Il leur semblait que jamais ils
-ne trouveraient un lendemain aussi charmant, et, laissant les chevaux
-attachés à l’écart hennir d’impatience, ils reprenaient leur course
-indécise.
-
-Rien n’est captivant comme ces choses qui parlent du passé, sur
-lesquelles on peut se dire que tant d’autres yeux se sont reposés avant
-les vôtres et où tant d’années et d’événements se sont accomplis. Il y a
-là un attrait spécial qui séduit vivement certaines organisations, et
-qui se double en outre dans un cadre un peu poétique.
-
-Sous les arches du promenoir, l’ombre devenait mystérieuse, il n’y avait
-plus d’éclairées que les dalles verdies par la mousse; et dans les
-hautes herbes qui remplissaient la cour, les statues des quelques tombes
-qui étaient restées debout, sortaient comme des fantômes.
-
---En montant là-haut très vite, dit tout à coup Jean à sa jeune femme,
-nous arriverions à temps pour voir le soleil se coucher dans la mer!
-Voulez-vous?
-
-Et il lui désignait du doigt un clocheton demeuré tout à fait intact, et
-où courait un escalier en spirale, encore blanc, et gardant un air
-presque neuf.
-
-Elle le suivit, ramenant à la hâte sur son bras tous les plis de sa
-grande jupe, et l’excitant de la voix quand il s’attardait trop à sonder
-devant elle la solidité d’une marche ou d’un palier.
-
-En quelques minutes, ils étaient au sommet, et au moment même où ils
-mettaient le pied sur la plate-forme, les premiers rayons du soleil
-touchaient l’eau.
-
-La mer unie comme un lac jusqu’à perte de vue était d’un vert admirable,
-et avec la rapidité d’un objet qui tombe, le soleil semblait s’y
-enfoncer.
-
-Les rayons du bas disparaissaient, éteints brusquement, comme une lampe
-qu’on plonge dans l’eau, et le globe baignait maintenant jusqu’à moitié.
-
-A travers les nuages légers qui garnissaient le fond de l’horizon, de
-grandes gloires montaient jusqu’au milieu du ciel, et à mesure que le
-soleil se cachait, une large bande d’un rouge orangé s’étendait,
-éclatante comme les flammes d’un immense incendie, dont les lueurs
-allaient en dégradant par une gamme de tons insensibles, pour revenir se
-fondre dans le bleu le plus exquis.
-
-Le spectacle était grandiose; il était impossible d’imaginer un point de
-vue mieux choisi pour en jouir dans son étendue, et pourtant, le jeune
-officier semblait s’en désintéresser complètement.
-
-Le dos tourné au couchant, les sourcils froncés et les yeux inquiets, il
-scrutait le visage de sa femme et ses moindres mouvements avec une
-attention minutieuse et troublée, pendant que celle-ci, appuyée contre
-les arceaux légers qui couraient autour de la plate-forme, demeurait
-toute à l’extase de ce qu’elle voyait.
-
-Elle avait laissé aller sa robe dont les plis lourds balayaient la
-poussière blanchâtre des pierres, ses mains tombaient droites à ses
-côtés, et l’abandon et le calme de son attitude rendaient plus saillant
-le mouvement très précipité et presque pénible de sa respiration.
-C’était court et nerveux, plutôt comme une angoisse que comme un
-essoufflement, et de temps en temps, quand un vent plus frais passait
-sur la tour, elle avait une imperceptible toux.
-
-Elle ne paraissait pas d’ailleurs s’apercevoir de ce léger malaise, et
-ses yeux brillaient d’admiration.
-
---Que c’est beau! dit-elle au bout d’un instant en se retournant vers
-son mari avec cette chaleur d’enthousiasme qu’il aimait tant chez elle.
-Cela vous emporte! ne trouvez-vous pas?
-
---Tout à fait, répondit-il distraitement. Mais vous êtes montée trop
-vite..., continua-t-il presque aussitôt en poursuivant sa pensée.
-
---Où donc?... fit-elle avec étonnement, dans les nuages?
-
---Non pas, répliqua Jean, qui ne put s’empêcher de sourire; ici, tout à
-l’heure. Vous en étiez tout essoufflée, et voyez, cela dure encore.
-
---Ne croyez pas cela, dit-elle du ton de quelqu’un qui pense rassurer
-une inquiétude; l’escalier n’a rien à voir là-dedans, c’est une petite
-oppression qui m’est restée depuis l’incendie et qui joue au rhume avec
-ce semblant de toux que vous entendez.
-
---Depuis l’incendie? reprit Jean avec une extrême vivacité; comment ne
-l’aurais-je pas remarqué, et pourquoi n’avez-vous rien dit?
-
-Mais sans s’apercevoir de son inquiétude, elle répondit avec
-insouciance:
-
---Parce que ça n’en vaut pas la peine: je sens cela le matin, le soir,
-ou bien dans un air un peu vif comme celui-ci, voilà tout.
-
-Et comme son mari l’entraînait rapidement, voulant qu’elle redescendît à
-l’instant:
-
---Regardons encore, je vous en prie, dit-elle au moment où ils
-touchaient le seuil de la porte.
-
-Il s’arrêta, les yeux fixés, non pas sur l’horizon, mais sur le visage
-de la jeune femme dont le sourire radieux lui dilatait le cœur, et que
-la lueur rouge qui embrasait le ciel entourait d’un nimbe éclatant,
-avant de s’engouffrer dans l’ouverture béante de l’escalier. Puis ils
-descendirent.
-
-Cela produisait une impression étrange de passer brusquement de tout cet
-éclat à la nuit de l’escalier, et les yeux s’habituaient mal à cette
-obscurité qui semblait triste.
-
-Ce froid particulier aux vieux bâtiments, qui sent la mélancolie, et
-semble avoir des siècles comme les pierres d’où il sort, tombait sur les
-épaules comme une chose presque tangible et saisissable tant il était
-intense, et la jeune femme était reprise de sa petite toux sèche.
-
-Tout à coup, une pensée dont l’angoisse ne peut s’exprimer s’empara du
-jeune homme avec la rapidité de la foudre, résumant par un seul mot
-toutes ses vagues inquiétudes des jours passés et de l’heure actuelle.
-
-L’horreur en était telle, qu’il ressentit au cœur l’impression d’une
-douleur physique, et qu’une sueur de glace lui mouilla le front.
-
-Il lui sembla qu’un fantôme venait de se lever de ces vieilles pierres
-pour lui crier cette parole épouvantable et qu’il allait maintenant le
-suivre partout où il irait.
-
-Pris d’une frayeur totalement étrangère à sa nature, il pressait
-involontairement le pas, entraînant sa femme, ne trouvant que des mots
-sans suite pour répondre à ce qu’elle disait, et désirant la clarté du
-jour avec une ardeur presque douloureuse.
-
-En mettant le pied dans la cour, il soupira longuement, et comme il
-l’avait fait là-haut, il se remit à scruter d’un œil d’aigle la figure
-d’Alice dès qu’il sortit à son tour. Les joues de madame de Kerdren
-n’avaient jamais été plus roses, ses yeux brillaient, et la main
-dégantée qu’il tenait dans la sienne était fraîche et souple.
-
-Il soupira encore une fois, plus profondément, et comme un homme soulagé
-d’un trouble immense; mais quand il fut au dernier lacet de la route, il
-se tourna sur sa selle, et sans pouvoir s’en empêcher, il s’arrêta,
-regardant comme s’il espérait lui arracher une réponse ce petit beffroi
-à jour où une voix si terrible avait parlé à son oreille.
-
-Le lendemain, une surprise tout à fait inattendue lui était réservée. Un
-de ses camarades de _la Naïade_, qui était aussi de ses camarades de
-promotion, s’était trouvé appelé à Lorient pour quarante-huit heures, et
-aussitôt son affaire terminée, il s’était fait indiquer la direction de
-Kerdren et y était arrivé vers quatre heures.
-
-«Tu nous restes», lui avait dit Jean en échangeant les premiers mots de
-bienvenue. Et comme le jeune lieutenant expliquait la courte échéance de
-son congé qui prenait fin le lendemain dans la soirée: «Un jour et demi,
-ce sera toujours ça, avait insisté le jeune comte, et je suis ravi de te
-voir.»
-
-Le camarade ne s’était point fait prier, et l’accueil de madame de
-Kerdren avait été si gracieux, et son hospitalité si discrète en même
-temps que de la plus aimable prévoyance, qu’au bout de deux heures le
-visiteur se déclarait acclimaté aux beaux ombrages de Kerdren pour le
-reste de ses jours.
-
-Alice provoquait ses récits, le questionnant elle-même sur les aventures
-de _la Naïade_ depuis six mois, et se montrant si bien au courant non
-seulement de tout ce qui concernait la vie du bord, mais encore de tous
-les camarades de son mari et de ce qui touchait chacun d’eux
-personnellement, que le lieutenant en demeurait tout surpris.
-
-Il n’avait pas compté pour lui et pour tous les amis de Jean sur cet
-intérêt affectueux, et la cordialité franche et simple que lui
-témoignait cette jolie femme lui allait droit au cœur.
-
-A la place du camarade absorbé et un peu oublieux qu’il comptait
-retrouver, perdu dans les joies de son amour, il se voyait accueilli par
-deux amitiés au lieu d’une seule, dont l’une était si gracieuse et si
-sympathique qu’elle lui avait rappelé aussitôt les vers du poète et
-qu’il se les répétait mentalement le soir en prenant possession de sa
-chambre.
-
- Douce ou grave, tendre ou sévère,
- L’amitié fut mon premier bien;
- Quelle que soit la main qui serre,
- C’est un cœur qui répond au mien.
-
- Non jamais, ma main ne repousse
- Ce symbole d’un sentiment;
- Mais lorsque la main est plus douce
- Je la serre plus tendrement!
-
-Et lui aussi trouvait un charme dans cette main plus douce, dans cette
-amabilité plus délicate qui restait cependant si parfaitement franche et
-naturelle d’allure, et qui complétait si bien la cordialité plus mâle de
-son mari.
-
-Il avait dit tout de suite à son ami, avec expansion, le vif plaisir et
-l’agréable surprise que lui faisait éprouver cette réception, et rempli
-d’un orgueil heureux et tendre, Jean suivait sa femme des yeux, tout
-fier quand le sourire de félicitation du jeune marin venait s’associer à
-son admiration et lui envoyer un compliment muet.
-
-Cependant, à deux ou trois reprises, il lui sembla que le regard de son
-camarade prenait une expression étrange en s’arrêtant sur Alice et se
-reposait longuement sur son visage avec plus de préoccupation que de
-gaieté. Un sentiment de trouble se glissa dans son cœur, et jusqu’à
-l’heure du départ il demeura impatient, pressé qu’il était de se trouver
-seul avec le jeune lieutenant, afin de pouvoir lui parler en liberté.
-
-Mais dès que celui-ci eut pris congé de madame de Kerdren et que la
-voiture les emporta tous les deux vers Lorient, Jean se sentit muet.
-Dire et demander quoi?... il ne savait pas vraiment; et comme cela se
-voit fréquemment quand l’esprit est préoccupé de choses graves, la
-conversation entre les deux amis ne roula d’abord que sur des banalités.
-Puis au moment où on arrivait, pendant qu’on montait la longue avenue
-plantée d’arbres qui conduit à la gare, et où le cocher avait mis ses
-chevaux au pas, Jean se tourna brusquement vers son ami avec les lèvres
-entr’ouvertes, et comme si celui-ci n’eût attendu que ce geste pour
-parler:
-
---Dis bien encore à madame de Kerdren tous mes remerciements et ma
-respectueuse sympathie..., s’écria-t-il avec vivacité. Je l’ai retrouvée
-aussi charmante que jamais... Un peu maigrie, pourtant, continua-t-il en
-accentuant ces derniers mots et en espaçant ses phrases comme s’il
-espérait que Jean allait l’interrompre.
-
-Mais voyant que le jeune mari continuait à se taire, il reprit avec un
-peu d’effort et en parlant plus vite:
-
---Tu n’aurais pas l’idée de demander...
-
---Une consultation? interrompit brusquement Jean avec une incroyable
-sécheresse. Non! assurément!
-
-Et il ouvrit en même temps la portière d’un mouvement si brusque qu’elle
-retomba sur elle-même, se refermant avant qu’il eût mis le pied dehors.
-
-Il reprit la poignée plus violemment encore, heureux, semblait-il, de
-pouvoir se fâcher contre quelque chose, et descendit d’un bond comme un
-homme qui se sauve; mais pas assez vite cependant pour que son camarade
-n’eût le temps de lui dire:
-
---Qui te parle de consultation? Vois simplement le docteur d’ici! Il y a
-de ces fatigues de jeune femme auxquelles nous ne savons rien
-comprendre, et qui causent sans doute le léger changement de madame de
-Kerdren. Que diable! continua-t-il en essayant de plaisanter, quand on
-épouse une beauté, on ne lui permet pas de perdre la plus légère
-parcelle de sa fraîcheur!
-
-Jean marchait devant sans répondre, et quand ils arrivèrent sur le quai,
-le train était en gare, et les voyageurs montaient en wagon.
-
-Il jeta lui-même dans un coupé la valise de son camarade, qu’il venait
-de prendre des mains du valet de pied, et pendant que les employés
-fermaient bruyamment les portières et que les petits camions qui
-revenaient vides roulaient à grand fracas sur l’asphalte, il se retourna
-avec vivacité, et mettant ses deux mains sur les épaules de son ami:
-
---Merci, dit-il simplement.
-
-Il y avait tant de choses dans son accent ainsi que dans le regard qui
-accompagnait ce seul mot, et qui entrait tout droit dans les yeux du
-lieutenant, que celui-ci sentit sa gorge se serrer sous l’impression
-d’une angoisse subite, et qu’il éprouva le besoin impérieux de crier
-quelque chose, quoi que ce fût, pour ramener le sourire sur le visage de
-Jean. Mais, aux premiers mots qu’il voulut tenter:
-
---Non, plus rien maintenant, dit le jeune comte en l’arrêtant du geste,
-et merci d’avoir parlé. On ne sait plus voir juste ce qu’on voit
-toujours. Il faut des yeux d’ami de temps en temps pour vous rendre
-lucide.
-
-Il lui serra fortement les mains sans rien ajouter et s’en alla sans
-tourner la tête.
-
-«Pauvre garçon», se dit tristement le jeune voyageur, en suivant des
-yeux la marche décidée et élégante de son camarade, dont la haute
-stature faisait une trouée dans le groupe des hommes d’équipe... «Pauvre
-garçon», répéta-t-il encore au moment où le train s’ébranlait et où Jean
-se retournait sur le seuil de la porte pour le saluer d’un dernier
-geste.
-
-Puis il s’enfonça avec mélancolie dans son coin pendant que la
-locomotive sifflait à grand bruit, et lançait d’énormes colonnes de
-fumée noire, dans la nuit entièrement venue.
-
-
-
-
-XX
-
-
-En remontant en voiture, Jean avait si fort pressé le cocher, qu’en
-moins d’une heure et demie il était à Kerdren. Sa femme ne l’attendait
-pas aussitôt, et quoiqu’elle eût entendu le bruit des chevaux dans la
-cour, le jeune homme franchit avec une telle rapidité les marches de
-l’escalier, qu’elle n’avait pas encore quitté sa place quand il entra
-dans le salon. Elle était assise dans un grand fauteuil, la tête un peu
-renversée sur le dossier, les mains jointes sur ses genoux, et le front
-et les yeux très éclairés par une lampe posée derrière elle. Son
-attitude exprimait aussi bien le repos que la lassitude, mais Jean n’y
-vit que cette dernière chose, et pendant qu’elle se soulevait en lui
-tendant la main avec un sourire de bienvenue:
-
---Vous êtes fatiguée? dit-il anxieusement.
-
---Mais, paresseuse tout au plus, répondit-elle avec gaieté. Vous
-connaissez mon goût pour les fauteuils. Vous êtes arrivés pour le train?
-
-Pendant qu’elle parlait, il la regardait avec une attention profonde,
-détaillant chacun des traits de son visage.
-
-Assurément, elle était maigrie, et sous ses yeux il remarquait pour la
-première fois un très léger cerne d’un bleu doux, qui donnait à son
-regard quelque chose de noyé et de charmant, mais d’un peu triste aussi.
-Un mouvement de colère folle le prit contre lui-même.
-
---Fallait-il que ce fût un étranger?...
-
-Mais comme Alice, étonnée de son silence, renouvelait sa question:
-
---Certainement, répondit-il.
-
-Puis avec un imperceptible changement dans la voix il ajouta:
-
---Je suis d’autant plus heureux que vous ne vous sentiez pas lasse, que
-je voulais vous demander si vous seriez de force à faire le long voyage
-de Paris pour passer quelques jours avec moi là-bas, et si vous pourriez
-partir dès demain?
-
---Demain, dit-elle un peu étourdie de cette brusque nouvelle, demain à
-Paris? Vous avez à y faire?
-
---Mon Dieu, d’Elbruc vient de me chapitrer. Il paraît qu’une mutation se
-prépare dans le personnel de Lorient, et il n’est pas sûr que je n’y
-sois pas compris. J’écrirais bien au ministère, mais vingt pages de
-correspondance ne valent pas cinq minutes de conversation. Cependant je
-n’aimerais pas à vous laisser seule ici...
-
---Je serai prête, répondit-elle vivement, rien n’est meilleur que
-l’impromptu!
-
-Un singulier sourire passa sur les lèvres de Jean, mais la jeune femme
-avait tourné la tête et ne s’en aperçut pas. Quand elle releva les yeux
-sur son mari, il avait son expression habituelle, et jusqu’à la fin de
-la soirée ils ne s’occupèrent plus que des ordres à donner et de ce
-qu’il y avait à préparer pour le départ.
-
- * * * * *
-
-Depuis deux jours les jeunes gens étaient au Grand-Hôtel. Les affaires
-de Jean lui avaient pris si peu de temps qu’il avait pu consacrer
-presque toutes ses heures à sa femme, l’accompagnant partout où elle
-souhaitait d’aller. D’après ce qu’il avait dit à Alice, il pouvait se
-regarder comme tranquille et à l’abri de tout déplacement, et cependant,
-quoique la tâche qui l’avait appelé parût être terminée, il ne parlait
-pas de départ, et semblait avoir perdu de vue la hâte extrême qu’il
-avait manifestée en quittant Kerdren. Aux questions de sa femme touchant
-la durée de sa permission, il avait répondu qu’elle pouvait aller
-jusqu’à huit jours pleins, et il paraissait disposé à en profiter
-jusqu’au bout.
-
-Son humeur, sans être altérée d’une façon sensible, n’était plus la même
-depuis son arrivée, et on eût dit qu’un poids inconnu pesait constamment
-sur son esprit. Il semblait préoccupé de quelque chose qu’il désirait et
-qu’il n’osait point dire ou qui ne s’arrangeait pas à son gré.
-
-Un soir, assise dans sa chambre près de la fenêtre entr’ouverte, madame
-de Kerdren s’amusait du prodigieux mouvement de va-et-vient qui anime
-cette partie du boulevard. Elle le comparait à la paix de leur nid
-breton, et faisant allusion aux nouvelles installations téléphoniques
-qu’elle avait vues dans la journée et qui étaient faites depuis son
-départ de Paris:
-
---Vous figurez-vous, disait-elle en riant à son mari, le jour où tous
-ces bruits nous arriveront par un petit fil jusqu’au fond du parc, et où
-nous pourrons entendre chanter un acte des Huguenots, en voyant la lune
-se lever derrière nos arbres, ou écouter crier les journaux du soir et
-sonner la corne des tramways?
-
---Ce sera la mort des chemins de fer, répliqua celui-ci non moins
-gaiement, et nous vieillirons alors sans passer notre seuil! Même en vue
-de cette retraite prochaine ferions-nous bien d’user par précaution de
-toutes les ressources civilisées. Vous, par exemple, vous verriez
-quelque médecin et emporteriez une bonne ordonnance contre ce rhume qui
-dure trop. Voulez-vous? Vous ne connaissez pas l’humidité de nos hivers
-bretons, et je n’aimerais pas vous voir commencer l’automne sans être
-débarrassée de cette misère.
-
---Un docteur dit-elle surprise sérieusement, mais lequel? Je n’en
-connais point, et cette toux n’est rien, je vous assure.
-
---Évidemment, reprit Jean avec empressement, mais pourquoi ne pas vous
-soigner quand même, ne fût-ce que pour me faire plaisir. Puis, si nous
-ne quittons plus Kerdren?...
-
-Elle inclina la tête en souriant, mais sans répondre, et s’avança de
-nouveau près du balcon pour regarder au dehors. Seulement ses yeux ne se
-fixaient plus que vaguement sur les voitures et les piétons, et son
-esprit semblait loin de ce qu’elle voyait, occupé à suivre quelque idée
-pénible dont le reflet passait sur sa figure. Debout à côté d’elle, Jean
-l’observait avec anxiété, regardant les pensées mélancoliques monter une
-à une sur ce visage mobile dont il avait appris à connaître les moindres
-impressions.
-
-Il cherchait que dire et que faire, craignant d’accentuer sa
-préoccupation en lui en parlant, et triste pourtant de se taire, quand
-elle se retourna vivement.
-
---Et où me conduirez-vous? fit-elle avec un petit tremblement dans la
-voix qu’elle essayait vainement de dominer.
-
---Où vous voudrez, bien entendu, répondit-il, parlant naturellement
-quoiqu’il sentît grandir son trouble. N’y a-t-il pas quelqu’un que vous
-ayez connu autrefois pour vous, ou par vos amis, et qu’il vous serait
-agréable de retrouver?...
-
---Non, personne!... Je n’ai jamais été malade qu’une fois, et c’était
-dans un village espagnol où j’ai été soignée par un barbier.
-
-Et le souvenir de son aventure lui revenant, elle se mit à rire de son
-rire jeune et frais en la contant à son mari, et en lui décrivant ce
-Figaro moderne armé de sa lancette, la menaçant d’abondantes saignées et
-luttant contre son père, pendant que les mulets et les chèvres, serrés
-dans leur étable, et séparés de son lit seulement par une très mince
-cloison, menaient un train à rendre folle la personne la mieux portante.
-
-Elle en avait guéri cependant, il ne fallait donc pas tant de science
-pour cela!
-
-Avec les derniers mots sa gaieté était retombée, elle écoutait en
-silence tous les noms que lui citait le jeune homme, et jusqu’à la fin
-de la soirée elle demeura pensive.
-
---Cela ne vous déplaît pas, au moins, dit Jean plus tard au moment où
-ils quittaient tous les deux le balcon, si je le pensais!...
-
---Non, non, répondit-elle avec douceur. J’ai été un peu étonnée, c’est
-tout; mais cela vaut peut-être mieux.
-
-Elle s’arrêta un moment comme si elle allait ajouter quelque chose, mais
-elle ne dit rien, et jusqu’au lendemain il ne fut plus question de cette
-affaire.
-
-En rentrant à l’hôtel après être sorti une partie de la matinée, son
-mari lui annonça qu’il avait pris un rendez-vous pour le milieu de
-l’après-midi afin de lui éviter les ennuis d’une longue attente, et il
-lui dit un nom qu’elle ne connaissait pas et qui était, sans qu’elle
-s’en doutât, celui d’une sommité parisienne.
-
-La jeune femme ne fit ni remarques ni objections, elle semblait disposée
-à se laisser faire et très désireuse de ne pas revenir sur ce sujet,
-même par la plus insignifiante question. Elle arrangea ses courses de
-l’après-midi, divisant son temps depuis l’heure à laquelle elle
-supposait être libre, et s’informant seulement du quartier où ils se
-trouveraient par le fait de sa visite.
-
-Pourtant, pendant leur déjeuner, qu’ils prenaient habituellement à une
-petite table servie dans un coin de la grande salle à manger de l’hôtel,
-dont la physionomie bariolée amusait la jeune femme, elle s’interrompit
-tout à coup au milieu de remarques insignifiantes qu’elle faisait sur
-son entourage, et sans aucune transition:
-
---Est-ce un spécialiste ce docteur? demanda-t-elle à Jean.
-
---Mais..., dit le jeune homme qui perdit un peu contenance, je ne pense
-pas, et dans tous les cas, s’il est spécialiste sur un point, je le
-crois assez sérieux sur tous les autres pour que nous nous en
-contentions!
-
-Elle répondit seulement par un signe de tête, et parut avoir mis de côté
-toute préoccupation jusqu’au moment où ils montèrent en voiture pour se
-faire conduire rue de Grenelle.
-
-Pendant le trajet, elle fut ce qu’elle était toujours, gaie, naturelle,
-et s’intéressant à tout ce qui passait devant ses yeux avec la
-spontanéité d’une nature très jeune et très simple.
-
-En montant l’escalier, il sembla à Jean, qui l’observait attentivement,
-qu’elle se troublait un peu et qu’elle ralentissait le pas à dessein;
-aussi ne fut-il point étonné quand elle s’arrêta complètement en se
-tournant vers lui.
-
-Elle resta d’abord silencieuse, uniquement occupée, semblait-il, à
-reprendre haleine, puis elle se rapprocha, et posant les deux mains sur
-le bras de son mari:
-
---Jean, murmura-t-elle à demi-voix, dites-moi la vérité, je vous en
-prie!... Pourquoi me conduisez-vous ici?...
-
-Elle avait parlé avec une extrême énergie, quoique sur le ton de la
-prière, et elle fixait en même temps sur lui ses yeux grands ouverts,
-qui paraissaient presque noirs dans son visage devenu pâle. Sous
-l’ardeur de cette double interrogation, le jeune officier se sentit
-muet, il lui sembla que son silence et sa parole allaient être également
-révélateurs, et le cœur serré par une horrible angoisse, rempli de pitié
-pour cette inquiétude qui s’élevait chez sa femme, comme un douloureux
-écho de la sienne, il ne trouva pas d’abord un mot à répondre. Pourtant
-cela n’eut que la durée d’un éclair, son énergie et sa décision
-habituelles reprirent le dessus, et sans que sa voix tremblât le moins
-du monde, parlant du ton le plus naturel:
-
---Mais je vous l’ai dit, reprit-il affectueusement, en prenant avec
-douceur les mains qui se crispaient sur son bras. Je ne désire que vous
-voir tout à fait bien, et si j’avais su vous inquiéter à ce point...
-
---Vous me trouvez folle, n’est-ce pas? dit-elle en souriant à demi, et
-déraisonnable comme les enfants qui ont peur au nom du médecin ou du
-dentiste, mais si vous saviez!
-
-Le sourire s’effaça, et elle s’arrêta encore, comme si elle avait peur
-de ce qu’elle allait dire. En même temps, le pas et la voix de deux
-hommes qui descendaient l’escalier la firent tressaillir, elle se rangea
-instinctivement de côté, et dès qu’ils l’eurent croisée en la saluant,
-elle se remit à monter d’un mouvement machinal, comme si elle avait été
-arrêtée uniquement par cette rencontre.
-
-Avant d’entrer, Jean l’interrogea du geste.
-
---Voulait-elle vraiment s’en aller?
-
-Mais elle secoua la tête, et sonna elle-même avec fermeté. Il était
-trois heures précises, et presque aussitôt, sans qu’ils eussent même le
-temps de s’asseoir ou d’échanger un mot, la porte se rouvrit, et on les
-introduisit dans le cabinet du docteur.
-
-Quand ils en sortirent une demi-heure plus tard, la physionomie de la
-jeune femme était entièrement changée, toute contrainte en avait
-disparu, et elle se tournait vers son mari avec un sourire joyeux qui
-avait l’air de rire des terreurs du moment précédent. Quoi qu’elle eût
-pensé et craint depuis la veille, il était évident que son esprit était
-alors entièrement soulagé, et dès que la porte fut fermée, elle commença
-à faire part de ses impressions à Jean.
-
---Il est parfait, dit-elle; je suis enchantée d’être venue! Il y a
-beaucoup de petites choses à faire en somme et vous aviez raison!
-
-Lui l’écoutait sans rien dire, avec un sourire un peu triste, en la
-regardant rouler la longue ordonnance entre ses doigts. Plus habitué aux
-choses de la vie, il connaissait mieux qu’elle l’impassibilité
-professionnelle imposée à une figure de médecin en face de son malade,
-et il ne se rassurait pas pour quelques sourires ou pour la facilité
-aimable d’une conversation d’homme du monde s’adressant à une femme
-jeune, jolie et sympathique. Il avait cru, tout au contraire, lire dans
-l’œil du savant qui observait Alice une attention profonde, soutenue, et
-d’une gravité qui ne ressemblait en rien à la forme aimable et un peu
-insouciante des questions qu’il lui posait. En outre, il se rappelait
-comment lui-même dans la matinée avait prié le docteur d’éloigner de la
-jeune femme tout ce qui pourrait devenir un élément d’inquiétude pour
-elle, en veillant soigneusement sur ses paroles et son attitude, et il
-se disait avec mélancolie qu’il venait peut-être tout simplement de
-jouer le rôle qu’il lui avait imposé.
-
-L’ordonnance portait uniquement sur des questions de précaution et de
-détail, et sur des règles d’hygiène qui eussent pu aussi bien convenir à
-tout autre. C’était la boîte de pastilles du magicien de foire, servant
-indifféremment à tous les passants!
-
-Aux ordonnances banales et presque puériles, il y a une cause, et elles
-ne s’adressent en général qu’à deux classes de malades, deux classes
-extrêmes: ceux qui n’ont rien, et ceux qui ont trop; ceux que le temps,
-ce grand guérisseur, remettrait sur pied à lui tout seul, et ceux pour
-qui l’art humain est impuissant.
-
-Alice appartenait-elle donc à l’une de ces deux catégories, et dans ce
-cas quel était son mal: insignifiant ou terrible? S’était-il inquiété à
-tort, et cet avis voilé de son ami, si grave dans son trouble
-involontaire, n’était-il que le produit d’une erreur grossière? Ou
-bien?... Il sentait qu’il ne serait fixé véritablement là-dessus
-qu’après avoir revu seul le médecin auquel il avait conduit sa femme;
-mais il ne trouvait pas le courage de le faire ce même jour, se
-retranchant pour s’excuser vis-à-vis de lui-même derrière la difficulté
-de quitter Alice aussi vite.
-
-Il se rattachait à ces dernières heures d’ignorance comme au salut, et
-comme ces aveugles volontaires qui ferment les yeux pour ne pas voir, il
-fermait sa pensée et son cœur pour ne plus se souvenir et ne pas songer.
-
-Il demandait au destin un jour encore d’insouciance et d’espoir, un seul
-jour en n’ayant rien de plus dans l’esprit que cette inquiétude sourde
-et mal définie qu’il pouvait toujours traiter de folle tant qu’une voix
-plus autorisée ne lui en avait pas affirmé la justesse. Il voulait une
-fois encore sentir sans arrière-pensée qu’il était jeune, heureux et
-aimé; et jusqu’à la fin de la soirée que les jeunes gens passaient à
-l’Opéra, il se montra tendre, gai, et tout occupé de projets d’avenir
-qu’il édifiait avec une animation un peu fiévreuse, mais qui leur
-promettait tant de joies à tous deux que ni l’un ni l’autre ne s’en
-aperçut.
-
-
-
-
-XXI
-
-
-Le lendemain matin, c’était un tout autre homme qui montait l’escalier
-du docteur. La nuit avait passé sur son excitation, lui enlevant tout ce
-qu’elle avait de factice, et ne lui laissant que cette émotion poignante
-du doute, si amère parfois qu’il y a des certitudes qu’on lui préfère,
-et il ne restait plus trace en lui de cet étourdissement qu’il cherchait
-la veille, et qui était si opposé à son caractère.
-
-Il allait maintenant en pleine possession de son calme et de sa volonté
-avec l’instinct presque absolu qu’il marchait à une catastrophe, mais en
-même temps si résolu que pour aller en avant il aurait brisé tous les
-obstacles.
-
-L’attente fut plus longue que la veille; mais le visage du jeune homme
-était si bien immobilisé dans sa froideur décidée que pas un muscle de
-sa figure ne bougeait pendant qu’il marchait de long en large avec une
-rapidité qui était le seul indice de son émotion. Au bout d’un quart
-d’heure, on l’introduisit; la lourde porte capitonnée retomba derrière
-lui, et il prit machinalement le siège que le docteur lui désignait en
-l’examinant avec attention.
-
-«Monsieur, je viens»..., commença-t-il, et il rappela brièvement les
-deux visites de la veille, comment il avait été convenu entre eux que
-dans la seconde, devant madame de Kerdren, il ne serait pas dit un mot
-de nature à alimenter l’inquiétude vague qui la tourmentait déjà, et
-comment Jean, qui souhaitait d’être mieux instruit, revenait maintenant
-chercher le résumé de ses véritables observations, et son opinion sur la
-malade.
-
-Le docteur le laissait dire, montrant par des mouvements de tête qu’il
-n’avait rien oublié, mais observant le jeune officier avec un regard
-d’aigle, ce regard accoutumé à scruter tout en semble les forces
-physiques et les forces morales d’un individu, et à qui une habitude de
-trente-cinq ans de lecture dans l’âme humaine avait donné une puissance
-et une sûreté si remarquables.
-
-Cette fois il avait affaire à un homme dans le sens énergique et élevé
-qu’on attache à ce mot, ce n’était pas douteux, et se décidant tout à
-coup à parler:
-
---Je désirais savoir avant tout, monsieur, fit-il d’un ton posé, si vous
-n’avez pas connaissance dans la parenté plus ou moins proche de madame
-de Kerdren d’affections de poitrine ayant causé la mort, ou simplement
-occasionné des maladies?
-
-Il sembla à Jean qu’on venait de lui porter un coup terrible sur la tête
-qui lui produisait cette douleur atroce, et montant machinalement ses
-mains à son front, il serra ses tempes dont les veines subitement
-gonflées lui paraissaient lourdes. Son imagination l’emporta en arrière,
-et il revit comme dans un mirage la serre de M. Champlion, le soir de la
-remise des bijoux, lui assis dans son fauteuil derrière le léger rideau
-d’arbustes, et à côté, séparée seulement par quelques branchages,
-mademoiselle de Valvieux ployée sous sa douleur silencieuse.
-
-Puis tout à coup, tranchant sur le murmure uniforme de la foule, cette
-conversation qui avait décidé de son avenir, dont chaque mot lui était
-resté présent, mais d’où une seule phrase se détachait maintenant avec
-la netteté éblouissante d’un éclair qui s’écrit dans la nuit. Il en
-tendait à jurer qu’elle parlait près de lui, la voix railleuse et légère
-et le mauvais rire de l’homme qui avait dit à M. d’Asti: «Ne savez-vous
-pas que les maladies de langueur sont le nom poli des poitrinaires qui
-laissent des filles à marier?»
-
-C’était mot pour mot ce qu’il avait cru entendre sortir des vieilles
-pierres du petit beffroi dans le monastère, et machinalement, avec une
-raideur automatique, parlant comme si ses lèvres articulaient sans que
-sa volonté y eût de part, il se tourna vers le docteur qui restait muet
-en attendant sa réponse, et lui répéta les mêmes mots d’une façon
-étrange et sans y changer une syllabe.
-
---Monsieur! exclama le docteur à qui l’altération de la figure de Jean
-n’avait pas échappé, et qui se demandait en écoutant ces paroles
-singulières si son interlocuteur ne devenait pas fou.
-
-Il n’en fallut pas davantage pour rappeler le jeune officier à lui, et
-se maîtrisant presque aussi tôt:
-
---Excusez-moi, docteur, dit-il d’un ton tranquille qui ne ressemblait en
-rien à la voix creusée qui venait de parler, je me suis mal exprimé.
-Madame de Valvieux, mère de madame de Kerdren, est morte de la poitrine
-à vingt-quatre ans, une année après la naissance de sa fille.
-
-Puis il se tut brusquement, fixant un regard dur sur le médecin, et
-l’interrogeant des yeux comme un coupable qui vient de se livrer à la
-justice, et qui se demande si le tribunal osera le condamner en
-s’appuyant sur les preuves et les déclarations qu’il vient de lui
-fournir lui-même.
-
-Mais le front du docteur n’était point de ceux derrière lesquels on
-déchiffre aisément la pensée, et il était trop profond observateur pour
-ne s’être pas fait en même temps impénétrable; il ne s’arrêta donc pas
-plus devant la froideur du jeune homme qu’il n’aurait fait devant son
-emportement. Seulement, comme il reprenait son interrogatoire sur
-l’enfance et la jeunesse de madame de Kerdren:
-
---Monsieur, répliqua Jean très fermement, je crois que nous ne nous
-comprenons pas, vous et moi. Vous préparez et vous mesurez vos paroles,
-et mon seul désir est que vous les laissiez couler comme devant un
-indifférent; vous vous demandez jusqu’à quel point vous allez me dire la
-vérité, et je ne suis venu, moi, que pour l’entendre tout entière.
-
-«Il est évident que votre opinion est faite sur l’état de madame de
-Kerdren. Vous avez vu son mal et vous en connaissez la gravité,
-qu’importe donc qu’il soit constitutionnel ou provoqué par quelque
-accident! Je ne songe point aux années perdues; je ne pense qu’à
-l’avenir, et je viens vous demander de me répondre en toute sincérité
-comme médecin et comme homme d’honneur. Y a-t-il sur terre un remède
-qu’il soit humainement possible d’employer, un remède qui s’achète à
-prix de dévouement ou à prix d’or? Ma fortune est considérable; je serai
-libre demain, s’il le faut, de toutes les obligations de ma carrière; le
-sang de mes veines est à ma femme, s’il peut rendre la vigueur au sien:
-dites-moi si à force de tendresse et de volonté je puis encore la sauver
-ou si elle est perdue dès à présent?
-
---Monsieur, répondit le docteur qui s’était levé ému de la chaleur et de
-la noblesse du jeune officier, outre que la science est impuissante à
-donner formellement le mot de certaines énigmes, elle ne condamne point
-irrévocablement, à l’âge de madame de Kerdren, et avec la force et la
-santé dont elle jouit encore... Puisque vous exigez ma franchise, je ne
-vous cacherai pas que je trouve son état fort grave. Elle a, à un degré
-déjà avancé, tous les symptômes de la phtisie, et sa figure ne reste
-bonne que par suite de sa carnation remarquablement belle, et de la
-finesse exquise de la peau que peu de sang suffit à colorer. Les yeux
-sont creux, l’appétit doit décroître et la fièvre se montrer
-fréquemment. Quant à l’accident ou le refroidissement dont elle me
-parlait elle-même hier, tout au plus a-t-il pu hâter le réveil de germes
-beaucoup plus anciens selon moi, et qui existaient déjà. Vous voyez que
-j’agis avec vous comme vous l’avez souhaité.
-
-De là passant tout de suite au traitement possible, le docteur avait
-résumé son opinion et celles de deux confrères, à qui, selon le désir du
-jeune officier, il avait communiqué ses observations sur madame de
-Kerdren. Leur avis à tous trois avait été identique.
-
-Laissée dans son milieu actuel, même dans quelque port plus abrité de la
-Méditerranée, la jeune femme déclinerait rapidement.
-
-D’autre part, son tempérament très frêle rendait dangereux l’essai de la
-haute Engadine, dont l’air glacé, encore qu’il eût toute la pureté
-désirable, paraissait au docteur une application outrée de la méthode
-nouvelle.
-
-Cette raison, la carrière du comte de Kerdren, tout ce qu’il venait de
-dire de sa fortune et de sa décision de tenter tous les remèdes,
-fussent-ils désespérés, engageait le docteur à lui parler d’une cure un
-peu étrange, tentée précisément sous les auspices d’un des confrères
-avec lesquels il s’était consulté la veille.
-
-Son malade, un jeune homme de vingt-cinq ans, s’était trouvé remis
-complètement par une navigation, à peu près constante, d’une année
-entière, dans des régions exclusivement chaudes, et pendant laquelle il
-vivait presque journellement sur le pont.
-
-Aujourd’hui tout à fait rétabli, il avait repris son existence
-habituelle, chez lui, en Norvège, et ne semblait pas se douter qu’il eût
-jamais eu des tubercules dans les poumons.
-
-Dire que ce qui avait réussi à un malade, arrivé à un certain degré,
-réussirait à un autre qui sans doute n’était pas exactement dans la même
-situation, était impossible à affirmer; mais c’était une chose à tenter,
-d’autant que la jeune femme l’accomplirait dans des conditions bien plus
-favorables encore.
-
-Seul maître à son bord, si Jean achetait ou louait un bâtiment
-quelconque, et n’ayant pour but que le soin de sa malade, il pourrait
-changer de direction à volonté pour fuir devant un orage ou un
-abaissement de température; atterrir et s’arrêter quelques jours si un
-peu de fatigue morale ou physique lui en indiquait la nécessité, et
-donner en même temps à ce traitement le charme et l’imprévu d’une
-promenade d’agrément.
-
-Le repos d’esprit, la satisfaction, un peu de gaieté même seraient
-nécessaires: tous les incidents du voyage les fourniraient; et sans se
-presser, suivant le désir de la jeune femme, les voyageurs pourraient
-explorer toute la Méditerranée sans presque perdre la terre de vue, et
-cependant baignés journellement dans un air fortifiant qu’ils seraient
-certains de respirer pur, avant que la civilisation y eût mêlé une seule
-parcelle de sa corruption.
-
-Après quoi, ajoutait le docteur, il ne resterait au jeune officier qu’à
-se rappeler la phrase opposée par la mélancolique résignation des Russes
-à tous les événements de leur vie: «L’avenir est entre les mains de
-Dieu», car il aurait fait alors tout ce qu’il est humainement possible
-de faire.
-
---Docteur, répliqua Jean qui se leva la main tendue, je ne crois pas
-pouvoir régler toutes ces affaires avant quinze jours; mais à cette
-époque, je serai au poste que vous m’assignez; confiant, non pas
-seulement dans la protection du Ciel, mais encore dans votre science
-dont je suivrai les inspirations à la lettre.
-
---Ah! je vous en prie, ne parlez pas de science où elle se reconnaît
-impuissante, répondit vivement le docteur, et souvenez-vous, puisque
-vous avez exigé la vérité, que, actuellement, je vois peu d’espoir!
-
-Il donna ensuite au jeune homme tous les détails du traitement
-journalier, qui consistait en peu de chose, et qui était à peu près la
-répétition de ce qu’il avait dit la veille à Alice.
-
-Jean l’écoutait, comme il avait écouté sa longue explication, avec un
-calme extrême, quoique son effrayante pâleur trahît les sentiments qui
-l’agitaient, et montrant dans tous les arrangements à prendre une
-possession de lui-même et une lucidité admirables. Il fut convenu que le
-mois d’octobre, très doux en Bretagne, pouvait être achevé là sans
-inconvénients, pendant que les préparatifs du voyage s’accomplissaient,
-ce qui donnait aux jeunes gens trois semaines de répit.
-
-Si coutumier qu’il fût de frôler des douleurs profondes, le médecin ne
-pouvait s’empêcher d’être ému en face de l’énergie décidée de ce beau
-jeune homme, à qui il venait de faire entendre si nettement que son
-bonheur était brisé, et dans le cœur duquel on devinait une si horrible
-angoisse; et il ressentait une pitié intense en songeant à la
-sympathique jeune femme qu’il avait vue la veille, et dont l’existence
-heureuse et aimée tenait à un fil si fragile!
-
-Ils convinrent de rester en correspondance, et le docteur expliqua à
-Jean la nature des observations qu’il devait lui envoyer, lui
-recommandant d’éviter à la malade le plus de secousses morales qu’il
-serait possible, sans se dissimuler qu’on ne produit pas une
-perturbation semblable dans l’existence d’une femme intelligente sans
-qu’elle s’en inquiète quelque peu.
-
---Au revoir, docteur, dit enfin Jean en se levant pour prendre congé,
-croyez que je garderai le souvenir de votre sympathie et que j’apprécie
-votre franchise à toute sa valeur...
-
-Il hésita un peu, puis il reprit:
-
---Devrai-je vous ramener madame de Kerdren d’ici à quelques mois?
-
-Un imperceptible mouvement passa sur la figure du médecin, et si rapide
-que ce fût, Jean qui le regardait le saisit au passage.
-
---Mais, répondit-il, pour l’hiver, votre programme est tout tracé: ne
-point quitter le soleil et l’eau. Quand nous arriverons en juin, nous
-verrons ce qu’il y aura à faire, car je ne vous donne pas votre
-franchise pour Paris avant cette époque.
-
---Et si je vous priais de venir nous trouver à Toulon ou à Marseille?
-
---Alors, bien entendu, je serais tout à votre disposition.
-
-Dans la rue, Jean retrouva sa voiture, qui l’attendait depuis plus d’une
-heure, et il donna au cocher une adresse qui n’était point celle de
-l’hôtel, pendant que le docteur rentrait dans son cabinet avec un
-haussement d’épaules qui signifiait aussi bien la pitié que le
-découragement.
-
-
-
-
-XXII
-
-
-Le plus difficile était d’annoncer à la jeune femme le changement inouï
-qui allait se produire dans son existence: «Point de secousses morales»,
-avait dit le docteur, et en même temps il fallait apprendre à Alice que
-sa maladie, devenue presque incurable, exigeait qu’elle quittât non
-seulement Kerdren, mais la France, toutes ses habitudes, et jusqu’à son
-genre de vie pour entreprendre la recherche longue et étrange d’un
-soulagement hypothétique.
-
-Tout ce que Jean pensa et sentit pendant l’heure qui suivit ne se
-raconte pas aisément, et si maître qu’il fût de sa volonté et de son
-courage, il éprouva plus d’une de ces défaillances où il semble que tout
-va sombrer. Cependant quand il arriva l’hôtel, l’expression de sa figure
-était redevenue naturelle, et les traces de la secousse qu’il venait de
-subir étaient trop soigneusement dissimulées pour qu’un esprit qui
-n’était point prévenu les remarquât. Ce fut à peine si la jeune femme
-qui le plaisantait sur son retard s’étonna qu’il ne lui parlât pas de
-l’emploi de sa matinée, et jusqu’au moment où ils sortirent de table, il
-ne fut question que de détails insignifiants.
-
---A propos, demanda tout à coup Alice, pendant qu’ils remontaient chez
-eux, n’est-ce pas demain que votre permission expire?
-
---Demain soir à dix heures, oui.
-
---Mais vos affaires sont-elles finies?
-
---J’ai terminé les dernières ce matin, répondit-il gravement, et nous
-pourrons, si cela vous convient, prendre le train demain matin. Je ne
-vous parle pas de celui du soir, je n’aimerais pas vous faire voyager la
-nuit à cette époque.
-
---Oh! vous savez que je ne crains rien, dit-elle en riant; je ne
-m’enrhume jamais, et j’aime le froid! Vous avez vu comme le docteur a
-écouté mon histoire d’incendie; il fallait votre tendresse pour
-s’inquiéter de cela! Cependant je n’ai pas de préférence, et vous
-choisirez l’heure qui vous plaira.
-
-Jean inclina la tête sans répondre; il n’avait pas la force d’articuler
-un mot, et se défiait de sa voix. Cette gaieté et cette insouciance
-formaient un contraste si poignant avec la réalité qu’il semblait au
-jeune homme qu’on lui enfonçait dans le cœur une pointe aiguë qui
-pénétrait d’un élan jusqu’aux sources mêmes de la vie, et qui était
-douloureuse, comme une brûlure sur de la chair vive.
-
-Malgré tout son empire sur lui-même, pendant le reste de la journée plus
-d’une ombre passa sur son front, et il lui fallut plus d’un effort pour
-écouter Alice et lui répondre comme d’habitude.
-
-Depuis la cruelle révélation du matin, allant au point extrême du
-découragement, il était arrivé à se frapper du malheur qui le menaçait
-comme d’une catastrophe immédiate, et quand il voyait la jeune femme
-s’asseoir un peu brusquement, ou appuyer sa main sur un meuble, fût-ce
-d’un geste machinal, il était prêt à s’élancer vers elle pour la prendre
-dans ses bras et l’appuyer contre lui, croyant qu’elle allait mourir. Il
-ne connaissait point encore ces lentes agonies des maladies de poitrine,
-qui rappellent, par leurs douleurs sans cesse répétées, les supplices
-les plus raffinés inventés par l’imagination fertile des anciens au nom
-de leurs dieux, et il lui semblait que puisqu’on lui avait dit de ne
-plus espérer, c’était fini dès maintenant!
-
-Le soir on lui apporta trois télégrammes arrivés presque ensemble et qui
-étaient tous les trois frappants par la longueur inusitée de leur texte.
-
-Il les lut sans prononcer un mot et les plaça dans son portefeuille sans
-les montrer à sa femme assise à côté de lui, et à qui il dit seulement:
-
---C’est pour affaires!
-
-Le fait était si nouveau et si rare qu’elle releva la tête avec un peu
-d’étonnement, non qu’elle songeât à demander ce qu’on ne voulait pas lui
-dire, mais légèrement préoccupée de ce petit mystère.
-
-Il y avait dans les yeux de son mari une lueur si particulière que les
-signes d’agitation qui ne l’avaient point frappée dans la journée, lui
-revinrent à l’esprit tous à la fois, et qu’elle pressentit quelque chose
-de grave.
-
-Seulement, tout à fait éloignée de la vérité, elle chercha dans un autre
-ordre d’idées, et se figura qu’il était question pour Jean, non
-seulement d’un changement de résidence, mais peut-être d’un embarquement
-qu’il ne pouvait pas refuser, et dont il ne voulait pas lui parler,
-avant d’avoir fait tout ce qui lui était possible pour conjurer une
-séparation devant leur être si pénible.
-
-Elle se demanda s’il ne valait pas mieux lui parler la première de ce
-qui l’inquiétait afin de lui montrer qu’elle avait deviné, et qu’elle
-était toujours prête, comme elle le lui avait dit étant fiancée, «à
-avoir toutes les bravoures d’une vraie femme de marin»; mais la réserve
-de Jean était si sérieuse qu’elle n’osa pas, et ne voulant pas lui
-montrer qu’elle ne jouissait plus de la quiétude qu’il espérait lui
-conserver, elle se tut.
-
-Le voyage du retour fut triste; cette double contrainte qui pesait sur
-tous deux les paralysait, et les attristait malgré leurs efforts, et ils
-saluèrent Kerdren comme si tous les soucis et tous les embarras étaient
-déposés sur son seuil. Ils l’avaient quitté si heureux encore, se disait
-Jean, et maintenant!...
-
-Cependant sa correspondance avec Le Havre se poursuivait toujours aussi
-active, et il était assuré maintenant, par l’entremise de quelques amis,
-de l’achat d’un fort beau yacht, commandé par un riche Anglais, l’année
-précédente, et qui était resté à son constructeur par suite de la mort
-subite du fastueux milord.
-
-Construit précisément dans le même but que celui auquel le destinait le
-comte de Kerdren, il était de force et de taille à supporter les
-fatigues d’une navigation non seulement longue mais difficile.
-
-En effet, ce que l’étranger avait voulu obtenir en s’adressant aux
-meilleurs constructeurs français n’était point seulement un bateau de
-plaisance, quoique le yacht eût toutes les élégances d’un objet de luxe;
-c’était un fin marcheur et un bâtiment assez solide pour traverser des
-tempêtes au besoin.
-
-La coque, entièrement faite en chêne, était doublée intérieurement
-d’acajou, et toutes les divisions, les cloisons et les portes étaient en
-noyer ciré, clair et gai à l’œil comme une habitation de campagne.
-
-La machine, qui sortait des ateliers anglais les plus renommés, était
-même d’une force supérieure à ce que souhaitait Jean, et, soit qu’on fût
-certain de ce qu’on disait, soit qu’on ne se basât que sur l’originalité
-bien connue des compatriotes de celui qui l’avait choisie, on expliquait
-sa puissance en affirmant qu’elle était destinée primitivement à
-conduire le yacht jusque dans les mers polaires, à la recherche de ces
-nouveautés géographiques, terres vierges ou passages inexplorés, dont
-les Anglais sont si friands.
-
-Quoi qu’il en fût, tel qu’il était, le léger bâtiment convenait
-admirablement aux projets du jeune officier, et il ne fallait plus que
-peu de chose pour l’aménager dans le sens de sa nouvelle destination.
-
-Jean comptait qu’une ou deux semaines seraient nécessaires pour le
-ouater et l’orner comme il entendait qu’il le fût, voulant édifier pour
-sa jeune femme un nid princier.
-
-Il avait décidé d’abord qu’il surveillerait en personne les travaux des
-derniers jours; mais, au moment de partir, le courage lui manqua.
-
-Quitter, fût-ce pour quelques heures, cette femme charmante et chérie et
-ce beau domaine où il avait connu un bonheur si vif, lui sembla
-impossible, et à la dernière heure il écrivit à Paris pour prier un
-tapissier célèbre, presque un artiste, d’aller le remplacer, et de faire
-à prix de goût, de diligence et d’argent, bien entendu, un véritable
-palais de cette habitation flottante où allaient peut-être se passer des
-mois de leur vie à tous deux.
-
-Malgré les exhortations qu’il s’adressait, il n’avait pu encore prendre
-sur lui d’annoncer à Alice le changement qui allait se produire dans
-leur existence, et il avait reçu les papiers établissant qu’il entrait à
-partir du 25 octobre en congé illimité sans solde, avant qu’il eût fait
-pressentir à sa femme que le mois prochain ils ne seraient plus à
-Kerdren.
-
-Il ne savait littéralement par où attaquer ce bonheur si calme et si
-profond dans son uniformité, bonheur fait d’anneaux serrés et solides
-qui semblaient devoir s’enchaîner ainsi les uns aux autres sans
-interruption.
-
-Il n’y avait pas un défaut à cette armure de confiance et de joie qui
-entourait le cœur de l’heureuse jeune femme, et elle ne ressentait pas
-une inquiétude, si légère qu’elle fût, par laquelle il aurait pu la
-préparer.
-
-Le trouble causé chez elle par cette visite au médecin s’était apaisé
-entièrement, et Jean avait réussi presque au delà de ce qu’il souhaitait
-à endormir les craintes de sa femme, puisqu’il lui fallait maintenant
-reprendre la tâche depuis le début, et lui enlever la quiétude que
-lui-même lui avait inspirée.
-
-Aussi, comme on l’a vu, reculait-il de jour en jour.
-
-Ils avaient repris leur vie d’autrefois avec sa régularité un peu
-monotone toujours nouvelle à leur tendresse, et le cadre seul changeait
-autour d’eux.
-
-Le parc et les bois se dépouillaient peu à peu; les chênes devenaient
-roux et les érables prenaient des tons couleur de sang. Le temps était
-d’une beauté inaltérable, et l’air si doux que les feuilles déjà séchées
-restaient aux branches, faute d’un souffle pour les détacher; les
-bruyères jaunissaient un peu aussi et craquaient davantage sous le pied
-des chevaux; mais leurs imperceptibles clochettes restaient toutes
-roses, et elles donnaient encore à la plaine ce reflet chaud qui
-ressemble à un rayon de soleil resté là après le coucher.
-
-La nuit venait plus tôt, et les promenades s’écourtaient, mais jamais
-peut-être la jeune femme n’avait paru en jouir avec une telle vivacité.
-On eût dit qu’une divination mystérieuse lui faisait pressentir le coup
-qui l’attendait, et décuplait ses facultés pour qu’elle pût mieux
-apprécier le bonheur présent et l’exalter.
-
-«Quelle adorable saison que l’automne! disait-elle parfois, et que cette
-Bretagne est toujours charmante! Le printemps y est délicieux, l’été si
-puissant et si vigoureux, et ce mois-ci d’une poésie si touchante et si
-voilée. Regardez toutes ces feuilles d’or, et cette mousse brunie, on
-dirait partout une lumière qui s’en va et qui éclaire encore tout en
-s’atténuant peu à peu comme pour préparer à la nuit; c’est le crépuscule
-des arbres! Je suis sûre que l’hiver me réserve d’autres surprises
-encore, et que je l’aimerai comme j’ai aimé tout ce que j’ai vu dans ce
-cher pays. Oh! voyez-vous, je suis heureuse! heureuse!»
-
-C’était devant ces effusions de jeunesse et de joie que le pauvre mari
-perdait tout courage; il lui semblait affreux de porter un tel coup dans
-cette sérénité profonde, et, chaque jour, il ne pouvait s’empêcher de se
-dire: «Demain?»
-
-Parfois aussi, il oubliait le tourment causé par la cruelle révélation
-qu’on lui avait faite, ainsi que la menace suspendue sur cette tête
-aimée; et se laissant aller à l’heure présente, il se reprenait à être
-heureux et à sourire.
-
-Un soir cependant l’avis du tapissier lui arriva; il lui mandait que
-sous trois jours son travail serait achevé, et qu’il se tiendrait prêt à
-subir l’examen du propriétaire. D’autre part, les amis qu’il avait
-chargés des négociations relatives au recrutement de son équipage lui
-avaient trouvé les hommes que Jean savait ne point pouvoir rencontrer
-dans le village, c’est-à-dire des mécaniciens et un pilote. Ce dernier
-était un homme un peu âgé déjà, mais connaissant d’une façon
-merveilleuse chaque port, chaque anse et chaque rocher de la
-Méditerranée, où il avait navigué depuis l’âge d’enfant. Une suite
-d’événements malheureux l’avaient fait s’échouer au Havre, où il
-besognait dans une vie misérable, et c’était avec enthousiasme qu’il
-avait accepté l’engagement inespéré qui s’offrait à lui. Pour les
-matelots et un quartier maître, presque capable de lui servir de second
-au besoin, Jean savait que parmi les marins de Kerdren il y en aurait
-plus qu’il ne lui était possible d’en emmener qui demanderaient à
-partir, et outre la science très suffisante acquise par eux pendant leur
-temps de service, il estimait que le dévouement à toute épreuve que
-chacun de ces hommes lui apporterait, lui composerait un équipage
-d’élite.
-
-Il devenait donc urgent d’instruire enfin la jeune femme, et il s’y
-décida un soir où le temps un peu rafraîchi avait nécessité une première
-flambée qui les réunissait près de la cheminée.
-
---Que le feu est gai! disait Alice en se rapprochant frileusement. Et
-elle étendait ses petites mains devant la flamme, les tournant et les
-retournant avec un geste d’enfant pour les réchauffer des deux côtés;
-c’est ce que j’aime le mieux dans l’hiver, et je me vois déjà, le mois
-prochain, vous attendant en empilant des bûches, et en préparant du thé
-bouillant pour vous réchauffer quand vous rentrerez!
-
---Le mois prochain! répondit Jean en essayant de rire, mais d’une voix
-qui tremblait un peu. Je vous réserve une bien autre surprise pour le
-mois prochain! Je crois que les bûches et le thé brûlant seront
-superflus à ce moment-là pour nous.
-
-Puis, sans laisser à la jeune femme le temps de le questionner, il se
-mit à parler avec vivacité, développant son projet de navigation,
-s’efforçant de le présenter sous le jour le plus riant et le plus
-naturel, montrant seulement ce qu’il avait de séduisant et atténuant
-avec soin toutes les ombres du tableau. Il disait tout cela avec un ton
-si simple qu’il semblait vraiment que ce fût une chose usuelle et des
-plus normales que d’acheter un yacht, de le meubler comme une maison
-ordinaire et de s’en aller sur mer, courir au gré des flots et des
-vents, pendant des mois entiers.
-
-La jeune femme l’écoutait complètement interdite.
-
-Son mari plaisantait-il, ou bien était-ce elle qui n’était plus dans son
-bon sens et qui ne comprenait plus la valeur des mots qu’il
-employait?...
-
-Pourtant, à mesure que Jean la sentait mieux préparée, il revenait en
-arrière, reprenant plus sérieusement son explication, et rendant plus
-plausible ce qu’il avait dit précédemment; mais tout cela, sans oser
-tourner la tête vers elle, et sans la regarder une seule fois, de peur
-de provoquer une interruption quelconque.
-
-
-
-
-XXIII
-
-
-Le résumé de ce qu’il avait imaginé était à peu près ceci:
-
---Le docteur, avait-il dit très franchement, m’a conseillé de ne pas
-vous laisser passer l’hiver en Bretagne, non seulement à cause de votre
-toux actuelle, mais encore parce que vous êtes accoutumée à un
-changement de climat annuel et qu’il aurait peur que cela ne vous fût
-nuisible de rompre brusquement cette habitude.
-
-«Ce qu’il souhaite surtout pour vous, après la chaleur, c’est l’air de
-la mer qu’il croit utile pour vous fortifier, et cependant il n’aime
-aucun des ports de la Méditerranée où les frileux ont coutume de passer
-leur hiver. Je lui ai proposé Alger, il préférait déjà cela, et nous
-étions à peu près d’accord, sauf votre agrément, quand il m’est venu une
-idée que vous allez trouver bizarre, peut-être, mais qui concilierait à
-la fois le soin de votre bien-être, notre amour de la solitude à tous
-deux, et enfin le goût passionné que vous me connaissez pour la
-navigation.
-
-Il rappela alors à la jeune femme les craintes qu’elle avait souvent
-exprimées depuis quelques mois, de le voir s’ennuyer en restant à terre,
-et combien de fois elle l’avait sollicité de redemander à s’embarquer.
-
---Vous saviez bien, continua-t-il, que je ne m’en souciais pas, puisque
-tout mon bonheur est de rester près de vous; mais quand on m’a conseillé
-pour votre santé de chercher à la fois l’air de la mer et la chaleur,
-j’ai pensé que rien ne serait plus charmant que de nous en aller sur
-notre propre bord, à la recherche du soleil qui nous fuit, et de suivre
-l’ordonnance prononcée sans quitter l’intimité de notre chez nous. Vous
-faire moi-même les honneurs de mon élément favori, et vous conduire dans
-cette Méditerranée où j’ai tant songé et tant rêvé vaudrait pour moi,
-vous le pensez bien, tous les voyages de la terre, j’aimerais à voir ma
-grande amie d’autrefois, ramener elle-même les roses sur les joues de ma
-petite amie d’aujourd’hui sans le secours de personne autre.
-
-«On dira que nous sommes fous, je le sais bien, mais vaut-il la peine de
-s’en occuper sérieusement? Ma réputation d’originalité n’est plus à
-faire, elle date de mon entrée au lycée, et on ne vous accusera jamais,
-ma pauvre douce petite femme, que de suivre avec trop de bonté les
-extravagances de votre mari!
-
-A mesure que Jean parlait, il s’excitait davantage, arrivant presque à
-se convaincre de ce qu’il disait, et plaidant avec son entrain le plus
-chaleureux cette singulière proposition. Peu à peu, sa voix était
-redevenue naturelle et il commençait à sourire devant l’inexprimable
-étonnement dont témoignait la figure d’Alice, quand celle-ci, revenue
-enfin de sa première surprise, entama la série de ses questions et de
-ses objections. Toutes portaient juste, et il y avait trop de réticences
-forcées dans les paroles du jeune homme pour que l’inquiétude de Madame
-de Kerdren ne fût pas violemment éveillée; aussi, ramené tout à coup à
-la réalité, le jeune homme se trouvait-il en face de toutes les
-difficultés de sa tâche.
-
---Vous avez donc revu le docteur? lui demanda-t-elle d’abord.
-
---Pensez-vous, répondit-il en tâchant de plaisanter, que les visites se
-payent comme nous avions soldé la nôtre avec un sourire et une
-révérence?...
-
---Et que vous a-t-il dit? fit-elle avec anxiété.
-
---Ce que je viens de vous répéter, qu’il fallait fuir nos brouillards et
-notre pluie presque constante pour gagner un meilleur abri.
-
---Et quoi encore? Jean, dites-moi la vérité, s’écria-t-elle en le voyant
-secouer la tête comme pour exprimer qu’il avait tout dit. Dites-le-moi,
-je vous en supplie! Je suis de force à l’entendre, je vous jure!
-
-Elle parlait avec une extrême vivacité et sa figure témoignait d’une
-anxiété si réelle et si poignante qu’il sembla au jeune officier que
-devant cette angoisse, le cœur allait lui faillir et que dans le
-bouleversement de ses traits, la pauvre enfant lirait toute la vérité,
-d’un mot.
-
-Mais il était trop bien préparé à ce trouble qu’il avait prévu pour ne
-pas dompter cette rapide faiblesse, et avec toutes les ressources que
-donnent la volonté, le cœur et l’esprit unis ensemble, il s’efforça de
-rassurer la jeune femme et de détourner sa pensée du point douloureux
-qui l’occupait. Mais à tout ce qu’il disait, Alice opposait la même
-réponse:
-
---Alors pourquoi ne m’en avoir pas parlé tout de suite si ce n’était pas
-grave?...
-
-Et devant cette logique obstinée et clairvoyante, il ne savait plus que
-dire. Il avait beau objecter le choix du yacht, qui pouvait être long,
-difficile, le plaisir de la surprise qu’il espérait lui faire, elle
-restait triste et défiante.
-
---Pauvre ami, lui dit-elle enfin, après un instant de silence, en posant
-mélancoliquement sa tête sur son épaule, pourquoi m’avez-vous
-épousée?...
-
---Pourquoi, répliqua Jean en tressaillant, mais pour être le plus
-heureux des hommes vous le savez bien!
-
---A présent, peut-être, fit-elle toujours avec tristesse; mais plus
-tard?
-
-Son mari l’interrogea des yeux, ne voulant pas paraître deviner sa
-pensée; mais il n’osa pas formuler sa question, et le cœur serré il
-attendit qu’elle parlât.
-
-Elle réfléchit un instant encore, puis avec une douceur affectueuse;
-
---C’est un si grand fardeau qu’une femme malade? dit-elle seulement.
-
---Comment, répondit-il en riant, quand elle me donne le prétexte et
-l’excuse d’une fugue nautique?
-
-Il fit si bien qu’à la fin de la soirée Alice était presque remise et
-convertie à l’idée de ce changement de vie comme à un événement plutôt
-agréable.
-
-C’était bien sur quoi le jeune homme avait compté, et dès le lendemain
-matin, réconfortée par un admirable soleil qui égayait l’esprit quoi
-qu’on en eût, Alice parut avoir retrouvé, sinon toute sa sécurité, au
-moins une confiance suffisante dans l’avenir, que l’extrême élasticité
-de son caractère lui permettait de voir encore assez beau.
-
-A partir de ce moment, le château changea de physionomie et le prochain
-départ devint le thème unique de toutes les conversations. Une fois le
-premier moment de trouble passé, la jeune femme s’était mise à
-questionner sans se lasser.
-
-L’installation, la taille du bateau, ce qu’il fallait emporter, tous les
-pays qu’elle allait voir lui fournissaient une suite d’interrogations
-toujours nouvelles, et de jour en jour, le jeune officier réussissait
-mieux à endormir ses défiances, elle se laissait davantage séduire par
-l’originalité du projet et en montrait plus de joie. Quant à Jean,
-heureux au delà de ce qui peut s’exprimer d’avoir réussi dans sa
-délicate explication sans troubler Alice, il éprouvait lui-même une
-grande détente morale comme si le poids de souci qu’il avait épargné à
-sa femme lui fût enlevé du même coup.
-
-La nouvelle de cette étrange décision s’était répandue comme une traînée
-de poudre, non seulement dans Lorient, mais encore parmi les officiers
-en résidence à Paris ou ailleurs; et comme Jean l’avait prévu, on le
-traitait sans vergogne de fou. Ce congé illimité qui équivalait au
-brisement de tout son avenir, sollicité sans raisons plausibles, cette
-campagne qu’il s’apprêtait à faire avec une jeune femme mariée depuis
-quelques mois à peine, et par-dessus tout la brusquerie de cette
-fantaisie, paraissaient invraisemblables. Comme toujours d’ailleurs, le
-bruit public avait exagéré les choses et on attribuait au jeune officier
-des projets encore plus lointains que ceux qui étaient les siens en
-réalité. Son originalité, disait-on, avait dégénéré en toquade
-véritable, et la sympathie générale s’apitoyait sur la pauvre créature
-forcée de subir les sursauts d’une aussi étrange humeur.
-
-Dans le village, la nouvelle avait paru infiniment plus simple. Le
-commandement avait envie de naviguer sans quitter sa femme, pour cela il
-achetait un bateau et demandait des hommes à Kerdren en qualité de
-matelots, quoi de plus naturel en vérité!
-
-La logique des paysans n’était pas plus serrée que ça: «Il en a envie;
-ça plaît à madame, et il le peut, pourquoi se gêner alors?»
-
-Dix hommes pour un avaient répondu à l’appel du comte, et quoique Jean
-augmentât son équipage autant que cela lui était possible, il avait dû
-refuser bien des demandes.
-
-La femme de chambre de madame de Kerdren avait accepté avec enthousiasme
-de suivre sa maîtresse, et comme la cuisinière avait sollicité
-humblement la même faveur.
-
-Les jours passaient comme des heures; il ne restait presque plus qu’à
-partir. Un matin, en entrant dans la bibliothèque, la jeune femme
-s’était aperçue que le piano avait été enlevé, et comme elle
-questionnait son mari:
-
---Vous le retrouverez à bord, lui avait-il dit. J’avais songé
-primitivement à en en faire envoyer un autre; mais il y a un souvenir
-dans chacune des notes de celui-là, et c’était irremplaçable!
-
-La lettre d’explication et d’adieu adressée par les jeunes gens à madame
-de Sémiane avait été la chercher jusque dans la Hongrie et la réponse
-était arrivé sous forme d’un télégramme où les points d’exclamation
-abondaient et où la fantaisie du texte était telle que l’employé du
-télégraphe, encore qu’il fût habitué à lire de bien étranges
-communications, en était demeuré tout surpris. «Que vous alliez
-converser avec le grand Ramsès en Égypte, disait-elle en finissant, rien
-d’étonnant, vous avez toujours parlé sa langue; mais avoir si tôt changé
-votre femme en sphinx et en adoratrice des pyramides, c’est fou! Au
-reste, je descendrai peut-être jusqu’à Trieste pour vous sermonner et
-vous embrasser.»
-
-Jean avait pourvu au bien-être de tous les protégés d’Alice, et une
-rapide tournée de visites, la plupart faites en cartes, les avait mis
-lui et sa femme en règle avec le voisinage; les bagages étaient partis,
-et au bras l’un de l’autre les jeunes gens faisaient leurs adieux à
-Kerdren.
-
-L’heure du départ avait ravivé leur émotion et l’avenir paraissait moins
-sûr au jeune officier et moins riant à la jeune femme à travers la
-mélancolie de la dernière heure. Les doutes renaissaient dans l’esprit
-d’Alice. C’était si grave et si radical cette résolution! il avait
-vraiment dû falloir un motif bien puissant pour y pousser son mari! Et
-malgré elle, elle se reprenait à trouver les raisons et les explications
-qu’il lui avait données insuffisantes devant l’importance de ce
-changement si tôt décidé. Lui se disait que ce docteur l’avait leurré
-peut-être, même en lui laissant cet espoir si faible et si douteux et
-qu’il était possible qu’il emmenât sa femme au loin pour ne jamais la
-ramener et n’avoir pas même ainsi la douceur de la voir finir sa vie
-sous le toit où ils avaient joui pendant quelques mois d’un bonheur si
-parfait!
-
-C’étaient là les amertumes inséparable de cet instant qui les lançait
-dans l’inconnue, creusant entre leur passé et leur avenir un sillon de
-doute si pénible.
-
---Quand nous retrouverons-nous ici tous les deux? disait tristement
-Alice en revenant de son dernier tour de parc.
-
---Eh bien, mais au mois de juin, répondit Jean d’un ton ferme, puisque
-c’est la date que le docteur m’a fixée pour vous reconduire chez lui!...
-
-
-
-
-XXIV
-
-
-Depuis la veille, M. et madame de Kerdren étaient à Marseille où leur
-yacht paré, gréé, avec sa machine sous pression, les attendait dans le
-port.
-
-Il avait été question d’abord de s’embarquer au Havre, mais la mer est
-mauvaise sur les côtes, et Jean n’avait pas voulu, pour les premiers
-jours, imposer à sa femme les fatigues de ce parcours très dur. Le yacht
-était venu seul, et pendant ce temps-là les jeunes gens avaient fait le
-voyage par chemin de fer à petites journées.
-
-A Marseille ils avaient retrouvé plus de visages de connaissance qu’ils
-ne l’auraient cru d’abord, et comme bon gré mal gré leur voyage était la
-nouveauté et l’intérêt public, ils devaient s’attendre à une assez
-nombreuse assistance au moment de leur départ.
-
-Vingt-quatre heures à peine les séparaient encore de ce moment. Aussitôt
-qu’il était arrivé, Jean s’était rendu à bord où il avait tout visité en
-donnant ses derniers ordres. Alice, un peu fatiguée, était restée à
-l’hôtel.
-
-Comme elle l’avait dit à son mari quand il lui proposait de la conduire
-au Havre pour donner son avis sur les arrangements intérieurs, elle se
-fiait entièrement à lui, sûre qu’il la gâterait bien plus qu’elle ne
-songerait jamais à le faire elle-même.
-
-L’équipage était à son poste, les bagages étaient déballés et rangés, et
-la journée du départ s’annonçait comme devant être superbe. Un vent un
-peu frais blanchissait les vagues, mais le soleil était chaud comme en
-été, et la mer, de ce bleu à la fois épais et transparent qui
-n’appartient qu’à la Méditerranée.
-
-A trois heures, la voiture qui amenait M. et madame de Kerdren s’arrêta,
-et Alice prit le bras de son mari pour descendre sur le quai. Elle
-tremblait un peu, et en dépit de son courage elle était pâle.
-
-L’émotion du jeune officier, s’il en éprouvait une, ne se trahissait que
-par un redoublement de froideur, et la foule s’écartait instinctivement
-devant un coup d’œil hautain. C’était une foule de bonne compagnie
-d’ailleurs, qui donnait à sa curiosité les allures d’une flânerie de
-hasard, et se dispersait par instant dans un mouvement de va-et-vient
-qu’elle espérait faire ressembler à une promenade.
-
-Un canot, avec les bancs drapés, attendait la jeune femme. Étourdie, un
-peu gênée de tant de regards, et pressée de brusquer ce dernier pas qui
-lui coûtait, elle y mettait déjà le pied quand son mari lui prenant la
-main la força à se retourner. Un petit groupe formé par cinq ou six
-officiers en uniforme se tenait debout auprès d’elle. C’étaient des
-camarades de Jean, avertis par la rumeur publique et qui venaient lui
-serrer la main et saluer madame de Kerdren à la dernière heure. Leur
-cordialité souriante et le naturel avec lequel ils parlaient à Alice de
-son voyage lui produisirent une impression de soulagement, et au milieu
-de la banalité de cette foule curieuse, ces souhaits et ces sourires
-sympathiques lui semblèrent d’autant plus aimables.
-
-De son côté, Jean, si tendu que fût son esprit vers une pensée unique,
-subit le même charme, et en attendant ces voix et ces exclamations
-familières qui l’interpellaient gaiement, enlevant à ce départ ce que
-son isolement avait d’un peu choquant, sa figure s’éclaira.
-
-Aussi quand l’un des jeunes officiers, désignant du doigt un canot qui
-stationnait à quelques mètres lui demanda en lui montrant le yacht dont
-la cheminée commençait à fumer:
-
---Permets-tu qu’on aille jusqu’au bout, commandant?
-
-Il répondit oui, en s’exclamant avec chaleur.
-
-Ce fut alors dans le canot des jeunes gens que M. et madame de Kerdren
-prirent place, le leur suivit, et en quelques minutes on accosta.
-
-Dans son ardeur d’hospitalité, Jean aurait voulu retenir longtemps ses
-amis dans le grand salon où il les avait fait descendre, et leur faire
-servir tout ce que contenaient les caves du bord; mais les officiers
-savaient qu’avant la nuit leur camarade voulait être loin dans le golfe,
-et après quelques instants de causerie courtoise et facile, ils prirent
-congé. Sur le pont tout l’équipage rangé en demi-cercle attendait les
-ordres.
-
-Quand madame de Kerdren avait mis le pied sur la dernière marche de
-l’escalier volant, on avait hissé le drapeau tricolore et toutes les
-têtes s’étaient découvertes en même temps. Maintenant encore, debout, et
-avec la même gravité, les hommes se tenaient le béret à la main,
-assistant aux adieux qu’on échangeait.
-
-Sur le plancher, une véritable jonchée de fleurs s’entassait. C’étaient
-des bouquets apportés par les officiers à la jeune femme et que les
-matelots avaient posés là pendant que la société descendait au salon.
-
-Profondément touchée, Alice les remercia, puis, l’un après l’autre, ils
-descendirent; leur canot se remit en marche, filant si vite qu’en peu
-d’instants les mains qui s’agitaient disparurent au milieu de la masse
-des bateaux qui encombraient le port, et au même instant les premiers
-coups de l’hélice ébranlèrent le yacht.
-
-Une émotion inexprimable serra le cœur de la jeune femme; elle tourna
-vers son mari un regard mouillé et l’attirant du geste jusqu’au bord du
-bastingage où elle s’appuyait:
-
---Mon Dieu, dit-elle en lui prenant les mains et en répétant les paroles
-des pêcheurs bretons: protégez-nous, car notre barque est petite et la
-mer est grande!...
-
-Une demi-heure plus tard elle descendit, et guidée par Jean, elle visita
-le nouveau Kerdren où elle allait vivre. D’un commun accord les jeunes
-époux avaient décidé qu’aucune appellation ne conviendrait mieux au
-yacht que celle de la propriété qu’ils aimaient également tous les deux,
-et c’était le nom qu’on lisait sur l’avant en lettres d’or.
-
-Très habituée aux soins et aux gâteries luxueuses dont son mari
-l’entourait, Alice s’était bien préparée en lui laissant carte blanche à
-trouver un nid charmant, mais elle ne s’attendait pas à tant de
-magnificences. On avait fait tomber nombre de cloisons dans le bas, et
-les pièces qui composaient l’appartement du commandant, situés à
-l’avant, avaient des dimensions inconnues habituellement à bord. Le
-cabinet de Jean était tendu de grandes tapisseries sombres, comme la
-bibliothèque où ils avaient passé de si douces heures à Kerdren; mais au
-lieu des sièges hauts et raides dont l’équilibre eût été trop facilement
-compromis, il n’y avait que des divans bas et larges, garnis de coussins
-qui promettaient un repos charmant, et quelques chaises à base solide,
-entourant une table fixe. La chambre de la jeune femme, éclairée par de
-grands sabords était tapissée entièrement de vieilles soies japonaises
-couvertes de broderies admirables qui couraient sur le fond rose tendre,
-montrant çà et là des volées de cigognes argentées ou de fantastiques
-fleurs d’or et d’azur, d’où sortait toute une procession de figures
-bizarres. Les tableaux qu’Alice aimait le mieux à Kerdren étaient là, et
-il était impossible d’imaginer un coup d’œil plus gai et plus riant que
-l’ensemble de cette pièce.
-
-Le salon tout à fait carré et assez grand offrait un aspect original. Le
-fond des tentures et des sièges était en brocart vert d’eau d’une nuance
-douce et lumineuse, sur lequel se détachaient des plantes aquatiques
-appliquées ou brodées, et si merveilleusement nuancées qu’elles
-semblaient naturelles.
-
-Avec la salle à manger, située sur le pont, c’était tout l’appartement
-du jeune ménage, et Alice s’y habitua si rapidement, qu’il lui sembla
-bientôt n’avoir jamais vécu ailleurs. Toutes ces terreurs
-s’évanouissaient une à une, et elle se demandait comment elle avait pu
-s’effrayer si fort d’un projet aussi simple. Le mouvement des vagues lui
-paraissait un bercement; le ciel était constamment pur et beau, et
-jamais sa vie d’intimité et de bonheur ne lui avait paru aussi charmante
-que dans ce nid perdu et étrange où nul œil ne pouvait les suivre.
-
-Quant à Jean, avec l’angoisse d’un joueur qui a mis tout son avenir sur
-une seule carte, il épiait le visage de sa femme heure par heure, et il
-croyait y voir remonter la fraîcheur comme une poussée de sève
-rigoureuse. Le teint reprenait un coloris plus vif sous les rudes
-caresses de la brise; Alice se disait chaque jour affamée et plus
-impossible à rassasier, et elle prétendait qu’endormie par le mouvement
-du bateau, son sommeil ressemblait à ce qu’il devait être jadis dans son
-berceau, tant il était profond et doux.
-
-Sur le pont où elle passait ses journées, suivant l’avis du docteur,
-elle avait pris ce mouvement de va-et-vient particulier aux marins, et
-les matelots se sentaient plus gais à l’ouvrage quand ils voyaient
-passer et repasser ainsi la gracieuse silhouette de la jeune femme
-pendant que le _Kerdren_, dont on n’avait point exagéré les qualités,
-filait au large comme un oiseau.
-
-
-
-
-XXV
-
-
-Deux mois avaient passé et à moins d’un aveuglement qui n’était pas le
-fait de Jean, il était impossible de ne pas s’apercevoir du changement
-effrayant survenu chez madame de Kerdren. Durant la première quinzaine
-du voyage, le succès avait semblé devoir couronner l’effort si bravement
-tenté, et le jeune officier avait touché deux fois à terre pour
-télégraphier au docteur des bulletins où un cri de triomphe éclatait
-allègrement.
-
-La jeune femme toussait à peine, dormait bien, mangeait beaucoup, et
-sans qu’elle reprît encore positivement de l’embonpoint, les vives
-couleurs qui couvraient ses joues la rendait semblable à ce qu’elle
-était dans son meilleur temps de santé. Puis brusquement, du jour au
-lendemain, un changement s’était fait, et maintenant au lieu de gagner,
-il était visible qu’elle perdait chaque jour un peu de forces.
-
-Ce dépaysement violent, et ce milieu spécial dans lequel elle se
-trouvait transportée avait agi sur elle fortement. Cet air vif avait
-fouetté énergiquement son sang devenu faible et il lui avait redonné la
-verdeur et la circulation active d’autrefois.
-
-Puis une fois l’acclimatation faite, l’effet avait disparu avec la
-nouveauté de la cause, et Alice était retombée comme précédemment, plus
-lassée peut-être par la secousse que lui avait causée cette animation
-factice.
-
-Les premiers jours, la différence était peu sensible, et Jean ne s’en
-inquiétait pas, ne voyant là qu’une fatigue passagère; mais au bout
-d’une semaine, il comprit que le dépérissement des forces était
-constant, que, régulièrement chaque jour, quelque chose disparaissait
-qui ne revenait plus, et que la maladie avait repris son cours. Alors,
-heure par heure, avec l’épouvantable angoisse d’un être impuissant en
-face d’un malheur qu’il voit venir et qu’il sait fatal, il s’était mis à
-suivre les progrès du mal, remarquant chaque geste et chaque respiration
-qui différait un peu de celles de la veille, et pensant à ce qu’elle
-serait le lendemain.
-
-C’était une torture à nulle autre pareille, et dans les heures où il se
-savait bien seul et bien à l’abri, il se laissait aller à des accès de
-désespoir d’une intensité atroce. Qu’on se figure en effet ce que peut
-ressentir un homme regardant l’être qu’il aime le mieux, placé en face
-d’un danger mortel, sachant qu’il ne peut rien pour le secourir, et
-condamné à suivre en spectateur quelque chose comme la crue d’une
-inondation qui monte peu à peu jusqu’aux genoux, jusqu’à la taille,
-jusqu’aux yeux enfin, finissant par couvrir entièrement la tête d’une
-dernière vague.
-
-Devant cette idée, il avait des révoltes affreuses et tout le sang des
-Kerdren, avec leur devise de Bretons têtus: «Jamays ne lasche,»
-bouillonnait dans ses veines à la pensée de son impuissance.
-
-Depuis ces deux mois il avait essayé de tout, suivant à la lettre les
-divers traitements que lui avait indiqués le docteur: la créosote,
-l’iode, une alimentation spéciale, des pointes de feu qu’il posait
-lui-même à la jeune femme. Elle s’était laissé faire avec une adorable
-docilité, mais rien ne s’était manifesté ni en mieux ni en mal, et
-l’affaiblissement s’était continué tout doucement avec son implacable
-régularité.
-
-Un jour c’était l’escalier qu’elle n’avait pu monter seule: ses pieds
-lui semblaient de plomb et ses jambes si molles! D’un geste elle avait
-appelé son mari, et il avait passé son bras vigoureux autour de sa
-taille pour l’aider, ne voulant pas la porter afin de ne pas l’effrayer
-et de se faire illusion à lui-même, mais la soutenant en réalité comme
-si elle eût été dans ses bras.
-
-Son souffle était devenu trop court aussi et sa voix trop faible pour
-qu’elle pût continuer à chanter; elle s’était arrêté un soir et n’avait
-plus repris.
-
-Son chant du cygne avait été l’_Adieu_ de Schubert, ces couplets
-mélancoliques qui parlent de la mort. Elle n’y avait point fait
-attention, mais Jean l’avait remarqué, et à côté de bien d’autres
-souffrances, ces paroles s’étaient gravées dans son cœur.
-
-Par un de ces aveuglements inouïs qui sont une dispensation de la
-Providence et qui mettent sur les yeux des malades un bandeau si épais,
-Alice était la seule à bord qui ne s’aperçût pas de son état. La chute
-était si insensible qu’elle n’eût pu en mesurer la profondeur qu’en se
-cherchant des points de repère dans le passé et elle n’y songeait pas.
-
-La langueur qui l’envahissait semblait atteindre aussi son esprit, lui
-enlevait le souvenir des jours précédents, et ne lui permettant point de
-voir à quel point elle différait de la femme qui était montée, il y a
-deux mois, sur le pont du yacht.
-
-Le mot d’ordre était donné par Jean à l’équipage, et tous ces hommes,
-qui adoraient madame de Kerdren et qui guettaient chaque matin
-anxieusement son visage, ne paraissaient point se douter qu’elle fût
-malade, et ne lui demandaient jamais de ses nouvelles quand elle leur
-adressait affectueusement la parole en passant près d’eux.
-
-Aussi l’aveuglement de la jeune femme était-il complet. Elle se sentait
-fatiguée évidemment, mais elle mettait tout sur le compte d’une petite
-crise d’anémie, et attendait patiemment que le fer et le vieux vin
-eussent fait leur œuvre.
-
-Une fois seulement elle fit allusion à ce qu’elle éprouvait. Son mari,
-assis à côté d’elle, lui détaillait la côte de Tunisie dont ils
-approchaient et la croyait toute occupée à suivre ses paroles.
-
---Savez-vous, lui dit-elle tout à coup, quel âge avait ma mère quand
-elle est morte?...
-
-Jean frissonna et sans avoir la force de répondre, il fit un signe
-machinal avec ses épaules.
-
---Vingt-quatre ans à peine, reprit-elle gravement, n’est-ce pas
-singulier que j’aie presque au même âge qu’elle une crise de maladie?
-
-Elle parlait si tranquillement, que le jeune homme comprit à quelle
-distance elle était de la vérité; et au bout d’un instant, voyant qu’il
-se taisait toujours, elle reprit paisiblement un autre sujet.
-
-Depuis leur départ les voyageurs s’étaient arrêtés à Syracuse, à
-Athènes, à Constantinople, sur les côtes d’Asie Mineure et en Égypte. Au
-début, Alice descendait et se promenait un peu, mais elle se contentait
-maintenant d’une vue d’ensemble depuis le bateau, et à Tunis, Jean fut
-seul à aller passer quelques heures à terre.
-
-Deux nouvelles semaines s’étaient écoulées. La jeune femme ne quittait
-plus maintenant sa chaise longue, et elle avait abandonné ses dernières
-occupations.
-
-Malgré tout son désir de ne rien changer à ses habitudes, il fallait
-maintenant que son mari la portât dans ses bras comme une enfant, et
-pendant qu’on la coiffait le matin, elle commençait à regarder
-douloureusement dans la glace le terrible amaigrissement de sa figure.
-
-Il semblait que ses yeux s’agrandissaient aux dépens de tout ce qui les
-entourait, mettant sous les sourcils une intensité d’éclat et d’ardeur
-presque effrayante.
-
-Dès qu’elle s’étendait un peu, des étouffements la prenaient, et il
-fallait l’asseoir comme dans un fauteuil à l’aide de plusieurs
-oreillers. Quand cela se produisait, une expression étrange et nouvelle
-passait sur son visage et elle regardait au loin la mer comme pour
-demander à ces flots clairs la solution de l’énigme qui l’occupait. Un
-jour elle avait aperçu deux larmes dans les yeux d’un matelot qui la
-regardait de loin, et cette douleur naïve que rien n’expliquait avait
-remué dans sa tête mille pensées confuses.
-
-L’altération de la figure de son mari la frappait aussi. Le désespoir
-qui minait le jeune homme agissait violemment sur sa santé, et cette
-horrible douleur, toujours supportée solitairement, qui remplissait
-toutes les heures de sa nuit, et tous les instants où il se voyait sans
-témoins, agissait sur son tempérament comme un dissolvant rapide.
-
-Après s’être efforcé de se rattacher avec une foi touchante à tous les
-brins d’herbe qui lui semblaient de force à soutenir son espérance, il
-avait regardé la vérité en face, et compris que la durée de cette vie si
-chère n’était plus qu’une question de jours, et qu’une solitude désolée
-lui apparaissait à brève échéance.
-
-Les projets les plus inouïs s’étaient alors succédé dans sa tête à la
-pensée du moment où il se séparerait pour toujours de sa femme, et dans
-la douleur sombre qui l’envahissait, touchant presque à la folie, l’idée
-du suicide était maintenant à l’état fixe. Il se voyait prenant dans ses
-bras Alice endormie de son dernier sommeil, la portant à la faveur de la
-nuit dans le petit canot dont il se servait toujours, et une fois qu’il
-serait descendu près d’elle et parti au large, hors de la portée du
-bateau, entr’ouvrant le fond de la petite embarcation par quelque moyen
-violent, et se laissant couler tout doucement avec sa pauvre morte
-jusqu’à ce que la grande tombe des marins leur fût commune à tous deux.
-
-Cette perspective seule l’empêchait de se désespérer, et il y pensait
-souvent avec une ardeur sauvage et presque joyeuse.
-
-Pourtant la faiblesse d’Alice et son état de souffrance devenaient si
-grands qu’ils nécessitaient la présence constante d’un médecin, pouvant
-tenter chaque jour, non plus de la guérir, mais au moins de la soulager;
-et à cet effet Jean faisait gouverner sur Alexandrie.
-
-Au lieu de continuer sa route vers le Maroc, le yacht avait été ramené
-sur la côte égyptienne, où la température était plus favorable à la
-jeune femme; et cela facilitait à Jean la recherche qu’il souhaitait.
-Depuis longtemps, il s’était fait envoyer par son docteur de Paris les
-adresses de plusieurs médecins, résidant dans les ports qu’il pouvait
-rencontrer, et il s’agissait maintenant pour lui de décider un de
-ceux-là à s’embarquer à son bord pour un temps illimité.
-
-La négociation réussit plus vite et mieux qu’il n’eut osé l’espérer. Un
-jeune interne des hôpitaux de Paris, poussé par le désir de se faire une
-clientèle, était venu se fixer à Alexandrie où il végétait tristement
-depuis un an, rongé qu’il était par les fièvres du pays, et incapable
-maintenant de poursuivre son but. L’idée d’être rapatrié après un voyage
-qui lui promettait du repos et des appointements forts beaux lui agréa
-comme on pense, et le lendemain il s’installait sur le _Kerdren_.
-
-Alice avait appris son arrivée sans témoigner aucune émotion. Soit que
-la lumière se fût faite dans son esprit et que son courage la défendît
-de toute plainte; soit qu’elle ne vît rien d’alarmant dans cette
-nouvelle, elle n’en témoigna qu’une reconnaissance affectueuse.
-
-En même temps que le docteur, un nouvel hôte était arrivé à bord;
-c’était un jeune enseigne, Yves Kernevel, cousin de Jean à un degré fort
-éloigné et qui se trouvait amené là par un concours de circonstance que
-voici:
-
-La première personne que le comte de Kerdren avait aperçue en débarquant
-à Alexandrie était son jeune parent.
-
-Celui-ci l’avait accueilli les mains tendues avec une cordialité
-sympathique et grave, et il s’était aussitôt chargé de le guider dans la
-ville. Puis dès que Jean et le docteur avaient eu conclu leur engagement
-réciproque, l’enseigne avait emmené son cousin chez lui, et lui avait
-dit avec une extrême simplicité à peu près ceci:
-
-«Depuis tes lettres qui étaient venues m’apporter aux Canaries, d’abord
-la nouvelle de ton mariage, ensuite l’histoire de ton bonheur parfait,
-il hésita un peu avant de prononcer ces derniers mots, j’étais sans
-nouvelles de toi, et ma première action en rentrant en France a été de
-m’informer.»
-
-Il s’arrêta un instant, comme s’il cherchait ses paroles; puis avec une
-brusquerie affectueuse sous laquelle on devinait l’attendrissement, il
-reprit en serrant la main de Jean:
-
---J’ai obtenu un congé d’un semestre, je suis reparti aussitôt pour
-gagner l’un des ports d’où je savais pouvoir te rejoindre, et me voici
-tout à toi pour tout le temps que tu voudras!
-
-Et comme le comte de Kerdren faisait un mouvement d’interrogation
-hautaine:
-
-Je sais tout, lui dit tristement le jeune enseigne! laisse-moi ne plus
-te quitter, je t’en prie. Je me ferai petit, et ne gênerai point votre
-intimité; mais peut-être aimeras-tu pouvoir dire parfois à quelqu’un ce
-qui t’étouffe.
-
---Quoi tout? demanda Jean impérieusement sans lui répondre. Qu’elle se
-meurt...?
-
-Yves baissa la tête sans prononcer un mot, et un silence d’une minute
-passa sur les deux hommes.
-
---Merci, dit enfin Jean, je te ferai chercher ce soir, il faut que je la
-prépare.
-
-L’enseigne le laissa partir seul. Il avait trop bien vu deux larmes
-monter dans les yeux fiers de son cousin pour l’accompagner, fût-ce d’un
-pas.
-
-L’aspect du bord changea un peu avec la présence de ses deux nouveaux
-habitants, et une détente morale se produisit.
-
-Mus par le même sentiment de délicatesse, le docteur et Yves avaient
-insisté pour prendre leurs repas seuls, et ils s’écartaient, sur le
-pont, du coin occupé par la jeune femme, sans exagération mais avec une
-réserve extrême. Seulement de temps en temps ils venaient s’asseoir et
-causer, appelés par Jean ou par Alice, et ils apportaient un peu de vie
-auprès de la malade.
-
-La douleur concentrée du jeune comte et la faiblesse croissante de
-madame de Kerdren les rendait muets parfois, et une intervention
-étrangère moins directement intéressée à la souffrance de ces deux êtres
-leur faisait du bien.
-
-Le docteur parlait de son année de malheur à Alexandrie, et des
-originalités de ce pays; et le jeune enseigne décrivait avec son parler
-humoristique les deux années qu’il venait de passer sur mer.
-
-La jeune femme s’était sentie attachée tout de suite par cet aimable
-garçon sous la jeunesse duquel on devinait des qualités si solides de
-cœur et d’esprit: et lui, ressentait de son côté une affection de frère
-aîné, attendrie et protectrice pour cette délicieuse créature, dont le
-charme profond, toute changée qu’elle fût, séduisait encore à première
-vue.
-
-Comme l’avait prévu l’enseigne, Jean trouvait une consolation plus
-grande qu’il ne l’aurait cru lui-même à pouvoir épancher un peu
-l’horrible douleur qui lui étreignait le cœur et à parler de son bonheur
-passé, si court mais si vif, à d’autres qu’à ses souvenirs.
-
-Dès les premiers jours, il s’était remis entièrement du soin du
-commandement sur son parent, et cela le soulageait d’avoir maintenant
-toutes ses minutes à donner en pâture à son désespoir pendant la nuit,
-et pendant le jour, au soin de la malade si aimée, près de laquelle il
-s’ingéniait avec des raffinements de tendresse et d’adoration qui
-augmentaient toujours.
-
-Les prescriptions du docteur avaient apporté à Alice une grande facilité
-de respiration, ce qui lui permettait de causer davantage; et il y avait
-des heures où Jean assis à côté d’elle croyait en fermant les yeux
-qu’ils étaient encore tous les deux sous les ombrages de Kerdren,
-édifiant de doux projets d’avenir; illusion qui durait jusqu’à ce qu’un
-accès de cette toux qui laissait Alice si épuisée vînt le réveiller
-brusquement de son rêve.
-
-
-
-
-XXVI
-
-
-Dans ces conversations avec son cousin, l’enseigne avait vite démêlé au
-travers de son désespoir la résolution à laquelle il s’était arrêté, et
-sans que Jean lui en eût dit un mot, il était certain qu’il ne se
-laisserait point survivre à sa jeune femme.
-
-Faire appel aux sentiments religieux de son cousin pour empêcher cette
-folie, Yves comprenait bien que c’était chose inutile au milieu de la
-crise morale qu’il subissait, et dont il ne lui avait pas fait mystère.
-Il était certain que son accès de doute serait court, mais s’il allait
-jusqu’à lui permettre d’accomplir un acte de désespoir, peu importait
-qu’il n’eût duré que quelques jours. Le surveiller incessamment depuis
-l’heure où il serait seul, il y comptait bien; mais il n’y a point de
-surveillance qui n’ait ses moments de relâche forcée, et d’ailleurs il
-connaissait trop l’inflexibilité et l’étrangeté du caractère de Jean
-pour ne pas s’effrayer d’une lutte à soutenir avec lui. Ouvrir les yeux
-à la jeune femme et profiter de son influence pendant qu’elle durait
-encore était cruel et impossible, et le pauvre garçon s’attristait en
-songeant à l’avenir qui se montrait si menaçant pour ceux qu’il aimait.
-
-Un jour, épuisé par ses veilles incessantes, Jean avait fini par céder
-aux prières d’Alice, et il était descendu se jeter sur un divan,
-laissant auprès de sa femme Yves, qui lui avait proposé une lecture à
-haute voix.
-
-Celle-ci l’écouta d’abord avec attention, puis au bout d’un instant elle
-lui fit signe de laisser son livre, et parlant très bas comme elle en
-avait pris l’habitude depuis qu’elle était si faible:
-
---Yves, lui dit-elle, en l’invitant à se rapprocher, et en indiquant du
-doigt la direction que son mari venait de prendre: Écoutez-moi bien, je
-vous le confie. Ne le laissez pas trop seul quand je n’y serai plus, et
-puisque vous êtes arrivé à temps pour me connaître un peu, parlez
-quelquefois de moi avec lui; ce sera moins triste.
-
-Elle s’arrêta haletante et si émue que ses mains tremblaient.
-
-Interdit et bouleversé, le jeune enseigne se penchait vers elle prêt à
-recueillir le plus léger signe; mais tellement saisi de ce que cette
-prière avait d’inattendu et de la façon lucide dont Alice jugeait son
-état, qu’il ne trouvait pas un mot à répondre.
-
---Vous le ferez? dit-elle d’un ton inquiet en rouvrant les yeux.
-
-Et comme le jeune homme promettait chaleureusement son dévouement et son
-affection et essayait en même temps de dire un mot d’espoir...
-
---Non, je sais bien que c’est la fin, reprit-elle tristement; mais je
-n’ose pas lui en parler à lui, j’ai peur de le désoler; vous lui
-répéterez tout ce que je ne peux pas dire. Ma tendresse... ma
-reconnaissance...
-
-Elle s’arrêta encore, et pendant qu’elle reprenait des forces, Yves, la
-tête entre ses mains se mit à réfléchir. Il pensait à l’horrible
-contrainte que subissait Jean, en cherchant à rester calme et à paraître
-confiant, à la réserve que s’imposait la jeune femme dans la crainte de
-provoquer le désespoir de son mari, et il se demandait si une communauté
-de douleur ne serait pas préférable à ces chagrins subis en secret des
-deux côtés. Cette confiance et cette résignation mélancoliques d’Alice
-le remuaient profondément, et il lui semblait que du moment où la
-clairvoyance était maintenant aussi grande chez l’un que chez l’autre,
-pouvoir se parler jusqu’au bout à cœur ouvert serait une douceur plutôt
-qu’une tristesse de plus, sans compter l’apaisement que l’influence de
-la malade pourrait apporter dans le cœur révolté de son mari.
-
-Il formula sa pensée avec une discrétion et une réserve extrêmes, et au
-moment où il finissait, la tête pâle de Jean paraissait au-dessus de
-l’escalier.
-
-Yves s’éloigna au bout d’un instant sous un prétexte banal, et eux
-restèrent seuls.
-
-Alice était nerveuse et ses mains tourmentaient les franges de son châle
-avec un geste inquiet. Ses yeux erraient par un mouvement incessant
-autour d’elle, et sur ses lèvres entr’ouvertes, il semblait qu’on voyait
-flotter une question qu’elle n’osait pas formuler. Son attitude frappa
-bientôt son mari et il l’interrogea avec tendresse.
-
---Qu’avez-vous, lui demanda-t-il, désirez-vous quelque chose?
-
-Elle hésita un peu; puis elle dit seulement:
-
---Sommes-nous bien loin des côtes en ce moment, Jean?
-
---Non, répondit-il très étonné, mais pourquoi? Est-ce que vous désirez
-vous arrêter?
-
---Ce n’est pas cela; seulement, je pensais... je voudrais que vous
-puissiez m’amener bientôt un prêtre, fit-elle avec douceur.
-
-Et comme le jeune officier tressaillait violemment à cette parole.
-
---Voulez-vous, mon ami, continua-t-elle avec un calme soudain, que nous
-parlions un peu tous deux à cœur ouvert?
-
-Et tout simplement, avec une élévation et un courage touchant elle se
-mit à lui dire les pensées qui l’occupaient, parlant de sa mort
-prochaine si doucement qu’il l’écoutait avec stupeur se demandant s’il
-la comprenait bien, et si la séparation à laquelle elle faisait allusion
-était bien le brisement définitif.
-
-Cependant, à mesure qu’elle avançait, l’agitation reparaissait, et il
-lui fallait faire effort pour continuer.
-
---J’ai tant à dire, tant à dire! murmurait-elle de temps en temps.
-
-Et elle passait la main sur son front avec angoisse, comme pour
-rassembler ses idées éparses.
-
---Il y a longtemps que je voulais vous remercier, reprit-elle ensuite.
-Vous m’avez faite profondément heureuse, tandis que moi, je n’ai su
-apporter dans votre vie qu’un trouble affreux, et c’est si triste de
-vous laisser maintenant... J’ai tant de peine à m’en aller!
-
-Des larmes perlèrent au bord de ses cils et elle s’arrêta vaincue par
-l’émotion, pendant que son mari, oubliant tout à coup la réserve qu’il
-s’imposait depuis quelques mois, et emporté malgré lui par la
-souffrance, se laissait aller à lui dire tout ce que la passion et le
-désespoir peuvent inspirer à un homme.
-
-Au début il l’avait écoutée saisi par l’imprévue de ses paroles, et
-n’osant point interrompre cette pauvre voix si faible: mais éprouvant au
-dedans de lui un déchirement comme il n’en avait pas encore ressenti.
-
-Certes, il savait bien que la jeune femme était perdue, et il n’y avait
-pas d’instant où cette idée ne se présentât cruellement à sa pensée;
-mais l’entendre ainsi se condamner elle-même, il lui semblait que
-c’était le dernier coup. Aussi, oubliant toutes ses résolutions de
-prudence, il se laissa aller à son désespoir avec une impétuosité sans
-mesure, montrant l’intensité de sa souffrance tout entière et protestant
-qu’il ne la subirait pas, avec des éclats de passion désespérée.
-
-Il accusait le ciel, il défiait la mort, il jurait que si on enlevait de
-sa vie ce qui en était l’essence même, il ne continuerait point de
-vivre.
-
---Mon pauvre ami, disait la jeune femme avec désolation, vous
-blasphémez!
-
-Et il lui répondait d’une voix sombre:
-
---Je ne sais pas si je blasphème, mais je sais que je souffre une
-douleur si insupportable que je ne veux pas l’endurer toujours!
-
---Vous retournerez à Kerdren, reprenait-elle.
-
---Kerdren sans vous! Kerdren, où vous avez ressenti les premières
-atteintes de votre mal! mais je le hais Kerdren!!...
-
---Vous reprendrez la mer, alors, vous naviguerez toujours!...
-
---La mer! la mer maintenant!
-
-Et il recommençait à exhaler sa douleur, épanchant son désespoir qui
-passait devant les yeux d’Alice épouvantée, comme un fleuve puissant et
-terrible.
-
-Elle ne connaissait point encore la trempe de ce caractère passionné et
-ardent, forgé tout d’un bloc, sur un type qui n’était plus de ce siècle;
-et elle n’avait point prévu qu’il prendrait la souffrance avec cette
-révolte.
-
-Il s’aperçut enfin du mal qu’il faisait à sa femme, s’arrêta brusquement
-en voyant sa pâleur et lui offrit de redescendre dans sa chambre.
-
-Au moment où il la posait sur son lit, elle lui fit incliner la tête
-avec ses deux bras qu’elle avait laissés autour de son cou, et tout bas,
-avec une émotion dans laquelle on entendait passer les battements de son
-cœur, elle lui dit:
-
---Au moins, Jean, jurez-moi que jamais vous ne vous...
-
-Le docteur entra au même instant, croyant à une syncope de sa malade, et
-le jeune officier en profita pour s’écarter imperceptiblement. Il avait
-compris ce qu’Alice allait lui demander, et ne voulait point faire une
-promesse semblable même à elle.
-
-Toute la nuit, la jeune femme resta plongée dans une somnolence agitée
-et inquiète d’où elle sortait par brusques sursauts, et Jean qui demeura
-à son chevet jusqu’au matin eut le temps de se désespérer cent fois, en
-pensant à l’imprudent oubli de lui-même qui avait causé tout ce trouble.
-
-Dès la veille, on avait gouverné vers la terre selon le désir de madame
-Kerdren, et au soleil levant Yves fit mouiller en face d’un petit
-village de la côte africaine où il pensait devoir trouver un
-missionnaire, ou tout au moins des indications qui lui en signaleraient
-un à quelques lieues de là.
-
-De bonne heure, Alice s’était fait monter sur le pont; la vue de la
-terre et les toits pointus des paillottes qu’on apercevait sur la rive
-l’amusaient, et le mouvement des petits bateaux attiré par leur arrivée
-et qui naviguaient auteur d’eux lui semblait gai.
-
-Ni elle ni Jean n’avaient fait la moindre allusion à ce qui avait été
-dit la veille entre eux, mais elle le suivait du regard dans chacun de
-ses mouvements et mettait dans ses yeux une expression de prière si
-triste et si tendre que par instant le jeune homme se sentait vaincu.
-Pourtant il descendit à terre dans le milieu de la matinée, sans avoir
-prononcé un mot qui eût trait aux choses du soir précédent et plus
-farouche que jamais dans sa souffrance, en pensant à la mission qu’il
-allait accomplir.
-
-Il ne rentra à bord que bien après l’heure du déjeuner, et il annonça en
-termes assez brefs que sa recherche avait été couronné de succès, et
-qu’un missionnaire français établi dans ce village, qu’il catéchisait à
-lui seul, viendrait voir madame de Kerdren dans l’après-midi.
-
-Soit que la marche lui eût détendu les nerfs, soit que la satisfaction
-d’avoir pu rencontrer tout de suite ce que sa femme désirait l’eût rendu
-heureux, il paraissait plus calme que le matin.
-
-Le silence n’était interrompu que par le bruit des vagues déferlant
-contre le yacht, et cette attente troublait si fort la jeune femme, que
-les battements de son cœur commençaient à lui couper la respiration.
-
-Elle sentit que son mari se penchait sur elle, et tout d’un coup, avec
-cette confiance et cette simplicité d’enfant qui la rendaient si
-attachante:
-
---Jean, aidez-moi! dit-elle en lui tendant ses deux mains avec le geste
-de quelqu’un qui cherche un appui.
-
---Ma pauvre aimée, répondit le jeune homme en se laissant glisser à
-genoux à côté du canapé; pardonnez-moi le mal que je vous ai fait, et ne
-craignez plus rien. Vous m’avez deviné hier. Pendant quelques jours,
-j’ai oublié tout ce que j’avais su depuis l’enfance: l’honneur, le
-courage, la religion, la dignité de mon nom enfin, et j’ai peut-être été
-le premier Kerdren qui ait reculé devant la souffrance! Mais ce vertige
-est passé, je vous le jure! et tout ce que votre douce voix elle-même
-aurait été impuissante à me faire entendre, il y a quelques heures, je
-viens de le rapprendre d’un pauvre missionnaire modeste, timide sans
-grande éloquence et d’un esprit naïf.
-
-Il s’arrêta un instant, puis d’une voix si grave qu’une étrange émotion
-remua le cœur de la jeune femme:
-
---Si ma vie devient jamais solitaire, chère bien-aimée, reprit-il,
-n’ayez plus peur et ne cherchez plus comment la remplir. Je ne m’en irai
-ni à Kerdren ni sur mer; j’entrerai au séminaire, et quand je serai
-prêtre, je m’approcherai des souffrants et des cœurs broyés, et si je
-peux rendre une fois à l’un d’eux le bien qu’on m’a fait aujourd’hui, le
-fardeau de l’existence me semblera moins lourd!...
-
---Prêtre! répéta machinalement Alice. Vous prêtre! Et elle se tut,
-regardant avec un indicible étonnement la belle tête penchée vers elle
-et les yeux pleins de tendresse qui l’observaient. Sa surprise était
-presque de la frayeur et elle éprouvait l’impression que son mari ne lui
-parlait plus dans son bon sens.
-
-Cette résolution subite, si complètement étrangère au caractère de Jean,
-cette vie dont il parlait et qui était l’opposé de tout ce que pouvait
-lui inspirer ses instincts, ses habitudes et ses goûts, lui paraissait
-sonner faux comme une invraisemblance.
-
---Mais que vous a-t-il dit enfin, ce missionnaire! demanda-t-elle au
-bout d’un instant, cherchant à se donner des preuves matérielles de ce
-qu’elle entendait, comme on le fait quand on croit rêver.
-
-Il le lui répéta aussitôt, décrivant avec la puissance d’éloquence qu’il
-trouvait toujours dans ses émotions, l’impression que lui avait produite
-ce modeste vieillard.
-
-Le prêtre qui s’était trouvé si heureusement placé sur le chemin de Jean
-était comme l’avait dit celui-ci un homme simple, sans grande facilité
-de parole, et rendu timide par son grand isolement; mais il y avait une
-conviction et une foi si profonde dans son cœur, et sans dureté, sans
-menaces emphatiques, il possédait à un tel degré, l’art de ramener à la
-juste notions des devoirs et des obligations de la vie, qu’il était
-impossible de ne pas en être frappé.
-
-Comme le curé d’Ars, qui émotionnait tous ces auditeurs, rien qu’en leur
-disant: «Mes enfants, aimez-vous!... Aimez-vous!... je vous en prie!...»
-tant il mettait d’onction et de tendresse paternelle dans ces simples
-paroles le missionnaire rappelait en quelques mots avec tant de
-profondeur la loi de la souffrance humaine, son inévitable rencontre et
-sa grandeur quand on en considère la fin, qu’il entraînait à
-l’acceptation de la douleur quoi qu’on eût.
-
-
-
-
-XXVII
-
-
-Depuis le moment où Jean avait laissé le missionnaire auprès de sa
-femme, la révélation si inattendue qu’Alice venait de recevoir avait
-fait son chemin dans son esprit. L’impression particulière que lui avait
-fait éprouver à elle aussi ce digne prêtre dont la simplicité touchait
-parfois à la grandeur, lui expliquait mieux le revirement subit de la
-pensée de son mari, et en outre de la tranquillité que cette résolution
-lui causait, si peu égoïste qu’elle fût, la pensée de cette vie qui
-devait être murée à tout jamais après elle lui semblait un adoucissement
-à la peine horrible avec laquelle elle se séparait de cet être si
-ardemment aimé.
-
-La première elle se mit à lui en parler quand il redescendit, et comme
-malgré elle, deux larmes coulaient sur ses joues en s’occupant de cet
-avenir où elle n’avait plus de place:
-
---Ma chérie, lui dit Jean avec douceur, est-ce que ce projet vous
-peine?...
-
---Moi? s’écria-t-elle, oh mon Dieu, vous ne savez pas lire tout
-l’égoïsme de ma pensée!
-
-Elle baissa la voix et ajouta:
-
---Rien ne me serait plus doux, puisqu’il faut vraiment que je vous
-quitte. Qu’y a-t-il en effet sur terre qui soit plus près des morts que
-les prêtres?... Quand vous prierez, il me semblera qu’un peu de vos
-paroles sont pour moi; et si je vous vois consolé...
-
---Ne prononcez point ce mot-là, dit-il en l’interrompant et en se
-raidissant tout à coup; nous parlons de vivre et d’accepter; c’est tout.
-
---Savez-vous, lui dit-elle un peu plus tard, quel serait mon désir
-suprême? Je voudrais vous broder moi-même la première étole que vous
-porterez!... Oh! si j’en pouvais avoir le temps!... Le pensez-vous,
-Jean?
-
-C’était plus que n’en pouvait supporter le pauvre garçon qui s’enfuit
-dans son bureau où il demeura la tête entre ses mains, jusqu’à ce qu’il
-eût repris la force de parler.
-
-Quand il rentra dans la chambre d’Alice, le sol était embarrassé
-d’étoffes qui formaient un monceau près du canapé, et entre ses mains
-elle tenait de la soie blanche qu’elle retournait en tous sens.
-
-Presque à chacune des stations faites par le _Kerdren_, Jean lui avait
-acheté des bibelots, des bijoux ou des étoffes de soie qu’il trouvait
-originales, et c’était ce qu’elle venait de faire sortir de ses
-armoires. Dans cette soie blanche, unie, elle avait fait tailler par sa
-femme de chambre une étole, et maintenant elle y appliquait elle-même de
-grosses fleurs.
-
-Il semblait que l’énergie de sa volonté lui eût rendu soudain ses forces
-d’autrefois et elle tirait l’aiguille d’un mouvement presque vif.
-
---Voyez, dit-elle à son mari quand la Bretonne fut sortie...
-L’aimerez-vous?
-
-Il regarda pour lui complaire et détourna la tête sentant que son
-courage allait encore faiblir.
-
---Cela me rendra si heureuse de penser que vous l’aurez! fit-elle à
-demi-voix...
-
-Dans une autre étoffe, une espèce de drap d’argent à fleurs, elle avait
-fait découper de grand lis et maintenant elle les appliquait, les
-groupant et les mêlant avec le goût qui lui était naturel, et fixant les
-bords par de la soie et un imperceptible cordonnet d’argent.
-
-A partir de ce jour-là, Alice ne se donna pas une minute de repos. Elle
-se levait plus matin et se faisait aussitôt monter sur le pont, avec ce
-qu’il lui fallait pour travailler.
-
-Elle parlait sans effort et sans trop d’amertume et il semblait que la
-douleur de la séparation fût diminuée pour elle par ce souvenir qu’elle
-laissait comme un lien entre elle et Jean.
-
-Elle faisait très rarement allusion à sa mort, et on aurait pu la croire
-reprise de ses illusions d’autrefois quoiqu’il n’en fût rien en réalité.
-Tout en travaillant elle levait les yeux sur son mari, lui souriant avec
-son adorable façon, regardant la mer qu’elle aimait plus de jour en
-jour, et reprenait son aiguille.
-
-C’était quelque chose de terrible que ce qui se passait sur ce bateau
-perdu entre le ciel et l’eau. Cette jeune femme si chèrement aimé qui
-agonisait là, jour par jour, sous les yeux de son mari, qui se sentait
-mourir et qui, malgré tout son courage, disait des mots d’un si poignant
-regret; et à côté d’elle cet homme uniquement occupé à la suivre dans
-chacun de ses mouvements, et se demandant tous les soirs si le lendemain
-il la verrait encore sourire; cela donnait froid au cœur.
-
-La fin de la jeune femme semblait devoir être paisible, les vives
-douleurs et les étouffements des premiers temps avaient presque disparu,
-et quand son mari lui avait offert de rentrer en Bretagne:
-
---Oh! non, je vous prie, avait-elle dit, je suis si bien ici!
-
-Malgré lui, Jean se laissait presque reprendre à l’espoir que lui
-causait ce mieux tristement significatif pour le docteur, qui voyait là
-seulement la fin de la lutte, et il ne pouvait s’empêcher de dire à
-Alice ce qu’il pensait.
-
---Alors, dit-elle en soulevant l’ouvrage qui ne quittait pas ses mains,
-ce sera pour la messe d’actions de grâce?
-
-Dans son désir de tout voir en mieux, il s’irritait de ce qui donnait à
-sa femme l’air plus malade, et un soir où il lui parlait de sa mine:
-
---C’est ce noir qui vous pâlit, dit-il en désignant avec mécontentement
-l’étoffe de sa robe flottante. Quand donc quitterez-vous le deuil?...
-
---Il n’y a pas un an, répliqua machinalement la jeune femme, sans
-remarquer plus que lui ce que la demande et la réponse avaient de
-singulièrement pénible.
-
-Et comme il murmurait à demi-voix:
-
---J’aurais tant voulu vous voir quitter le deuil!
-
---C’est bien facile, dit-elle avec douceur, et je ne crois pas que mon
-pauvre père s’en attriste.
-
-Le lendemain, grâce à l’activité de sa femme de chambre elle put mettre
-un vêtement clair dont la singularité allait bien à sa beauté toujours
-délicieuse. C’était une laine souple d’un blanc de neige achetée à
-Constantinople, et sur laquelle couraient quelques fleurs d’argent et
-d’or d’une délicatesse exquise.
-
-Ce jour-là, Alice posa le dernier lis sur son étole et elle montra tant
-de joie de sa réussite que sa voix résonnait sous la tente, presque avec
-la gaieté des anciens jours, quoique le son en fût doux et voilé comme
-le chant d’une harpe entendue d’un peu loin.
-
-En se voyant si près de finir, elle s’accorda quelques loisirs,
-remettant au lendemain d’attacher la tresse du bord, et par une
-fantaisie qu’elle avait rarement, elle demanda à dîner sur le pont. La
-veille au soir la mer avait été phosphorescente, et elle avait trouvé si
-admirable ses flots éblouissants, que le _Kerdren_ fendait comme un
-oiseau, en faisant jaillir des milliers d’étincelles qu’elle espérait
-les revoir encore, et craignait qu’on ne lui permît plus de revenir si
-elle était rentrée avant la nuit.
-
-On était à la fin de février, et le crépuscule très court des pays
-chauds faisait que presque sans transition on passait du jour à la nuit.
-
-La main dans la main de Jean, Alice regardait avec extase et lui
-montrait du doigt ce qu’elle admirait.
-
-Un très léger souffle d’air passa sur le pont, le soleil disparut
-entièrement et tout à coup la jeune femme se mit à frissonner. Jean, qui
-la regardait, s’en aperçut et il la vit en même temps pâlir si
-violemment qu’il se leva, pris de peur...
-
---J’ai froid, dit-elle en lui serrant la main.
-
-Une expression de souffrance passa sur sa figure, et elle murmura plus
-bas et très vite:
-
---C’est si triste... si triste!...
-
-Puis ses yeux reprirent leur expression accoutumée, et appelant du geste
-le médecin qui se tenait à quelques pas, parlant à Yves d’un ton
-significatif:
-
---Merci, docteur, dit-elle en lui tendant la main.
-
-Quand elle se tourna près du jeune enseigne, son agitation reprit.
-
---Les eaux de France... Sommes-nous dans les eaux de France? lui
-demanda-t-elle avec émotion. Je voudrais les revoir...
-
-Il lui répondit affirmativement en lui nommant Tunis, et baisa la petite
-main qu’elle lui tendait; puis il s’écarta pour la laisser tout à son
-mari, avertissant les matelots qui s’arrêtèrent dans leurs occupations
-suivant de loin avec un respect pieux cette scène cruelle.
-
-La lune éclairait toute la mer maintenant, et le bruit des vagues
-accompagnaient les mots de tendresse d’Alice et les phrases de regret
-qu’elle laissait échapper par intervalles avec une douceur déchirante et
-auxquelles Jean agenouillé près d’elle et ployé dans une douleur sans
-nom, répondait seulement en répétant:
-
---Ma bien-aimée! Ma bien-aimée!
-
-Avec un léger effort, elle se pencha et attirant l’étole qui était
-restée sur ses genoux:
-
---Souvenez-vous! dit-elle...
-
-Puis elle soupira plus vite, et ce fut tout.
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-C’était par Nice que Jean avait tenu à rentrer en France, se rappelant
-sa première rencontre avec sa femme dans cette ville où il ramenait
-maintenant son cercueil.
-
-La tente sous laquelle la jeune femme était restée si longtemps assise
-était convertie en chapelle ardente et des matelots en grande tenue
-veillaient sur le pont autour de madame de Kerdren. Le pavillon en berne
-était voilé de crêpe, et les ornements d’argent du cercueil
-disparaissaient sous les fleurs.
-
-Il était grand matin quand le yacht mouilla dans le port, et la voiture
-des pompes funèbre était presque seule sur le quai.
-
-Cependant une animation inusitée se devinait partout, on voyait des
-fleurs aux maisons, et les promeneurs les plus matineux sortaient avec
-un air de fête. Dans les cours, des bandes de travailleurs affairés
-finissaient de garnir des voitures, et les cris des marchandes de
-bouquets commençaient à se faire entendre.
-
-Ni Jean ni son cousin n’avaient songé qu’on était arrivé au temps du
-carnaval, et par une coïncidence navrante, la jeune morte rentrait à
-Nice le jour de la bataille des fleurs juste un peu plus d’un an après
-la soirée où elle avait rencontré Jean chez madame de Sémiane.
-
-Malgré toute la hâte apportée aux derniers préparatifs, neuf heures
-sonnaient au moment où le cercueil de madame de Kerdren, porté par douze
-matelots, montaient du canot jusqu’au quai.
-
-Sur le velours noir brodé d’étoiles, on n’avait pas encore remis les
-couronnes, et au moment où les porteurs arrivaient devant le char, deux
-jeunes femmes élégantes et joyeuses, qui passaient là, s’arrêtèrent avec
-respect.
-
---Que c’est triste d’enterrer ses morts un jour de carnaval! murmura
-l’une d’elles.
-
-Et brusquement, d’un mouvement spontané, sans voir les deux officiers en
-grande tenue qui suivaient, elle s’avança et posa sur le cercueil la
-botte de lilas blanc qui remplissait ses bras, tout en faisant son signe
-de croix.
-
-Sa compagne mit à côté les violettes qu’elle tenait; puis, saisies tout
-à coup, prêtes à s’excuser, elles reculèrent en voyant les jeunes gens.
-
-Jamais elles n’oublièrent le salut grave et ému des deux marins, et
-l’expression qu’il y avait dans les yeux de Jean, pendant qu’il
-regardait la part qu’une pitié sympathique faisait à sa femme dans la
-fête du jour!
-
-
-
-
-XXVIII
-
-
-A l’ordination du comte de Kerdren, la moitié de Saint-Sulpice se
-trouvait remplie par ses amis et ses camarades, et Jean s’est vu entouré
-à cette occasion d’une sympathie générale. Yves, fidèle à sa parole l’a
-suivi jusqu’à cette heure autant que le lui permettait la nouvelle vie
-de son cousin, et tous ceux qui sont comme lui au courant de l’histoire
-de ce cœur brisé ont senti leurs yeux se mouiller en voyant l’étole
-blanche du jeune prêtre, avec ses lis d’argent enlacés, et surtout en
-regardant le dernier d’entre eux, celui qui est inachevé, et dont la
-tête un peu brisée semble un symbole.
-
-Kerdren est fermé et muet comme un tombeau. Les matelots du yacht
-racontent le soir à la veillée les tristes mois de leur navigation, et
-les paysans qui les écoutent pleurent au souvenir de «notre dame».
-
-Jean n’a jamais pu prendre sur lui de rentrer au château, mais comme il
-veut donner un bon maître à tous ces braves gens, il a décidé autrefois
-avec sa femme qu’il mettrait le domaine dans la corbeille de mariage de
-son cousin Yves. La collection de bijoux y est au complet, sauf la bague
-de fiançailles. Jean n’a pas permis qu’on la retirât de la main d’Alice.
-
---Il n’y aura plus de dame de Kerdren, a-t-il dit, je veux qu’elle
-l’emporte!
-
-L’abbé de Kerdren a été envoyé dans la paroisse de
-Notre-Dame-des-Champs. Il l’avait demandé, et on se l’explique quand on
-sait à quelle distance du cimetière Montparnasse cette église est
-située.
-
-La douleur du jeune prêtre n’est plus ce qu’elle était dans les premiers
-temps alors que son cousin terrifié croyait, en le voyant, à la folie;
-mais la plaie est toujours saignante au fond de son cœur; et un soir
-d’été où il passait dans la rue de Vaugirard, on l’a vu pleurer en
-s’arrêtant contre la grille du Luxembourg.
-
-En face de lui, il y avait une fenêtre ouverte, et dans l’intérieur de
-la maison, une voix jeune et fraîche chantait l’_Adieu_ de Schubert avec
-tant de pureté et de sentiment que toutes les notes de la mélodie
-arrivaient jusqu’à lui, évoquant un à un les souvenirs du passé.
-
-
-FIN
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JEAN DE KERDREN ***
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- The Project Gutenberg eBook of Jean de Kerdren, by Jeanne Schultz.
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-
-<div style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of Jean de Kerdren, by Jeanne Schultz</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
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-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: Jean de Kerdren</p>
-
-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Jeanne Schultz</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: November 10, 2021 [eBook #66704]</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div>
-
-<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laurent Vogel (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)</div>
-
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JEAN DE KERDREN ***</div>
-<h1 class="i">Jean<br />
-de Kerdren</h1>
-
-<p class="c large i">Par
-Jeanne Schultz</p>
-
-<div class="c gap">
-<div class="w10 i"><span class="large">Nelson</span><br />
-Éditeurs<br />
-<span class="small">189, rue Saint-Jacques</span><br />
-Paris</div>
-<div class="w10 i"><span class="large">Calmann-Lévy</span><br />
-Éditeurs<br />
-<span class="small">3, rue Auber</span><br />
-Paris</div>
-</div>
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c i top4em">JEANNE SCHULTZ<br />
-née en 1870</p>
-
-<p class="c small i">Première édition de « Jean
-de Kerdren » : 1890</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c xlarge">JEAN DE KERDREN</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak">I</h2>
-
-
-<p>L’un après l’autre, les canots venaient se
-ranger au pied des escaliers volants, comme
-des équipages bien stylés devant la marquise
-d’un hôtel. Lestement, avec la vivacité de gens
-qui vont à leurs plaisirs, les officiers descendaient
-et s’asseyaient sur les bancs garnis de
-tapis. Puis, sur le signal de l’un d’eux, tous les
-avirons, qui étaient restés levés en attendant
-le commandement, retombaient à la fois, et le
-canot filait sous cette vigoureuse impulsion.</p>
-
-<p>De chaque bâtiment de l’escadre, il en partait
-ainsi, et cela ressemblait à une petite ville
-dans laquelle un grand événement met tout le
-monde en branle.</p>
-
-<p>La mer, d’un bleu transparent, était si calme
-qu’elle n’aurait pas suffi à balancer le berceau
-d’un bébé un peu exigeant, et c’était un joli spectacle
-que celui de toutes ces embarcations soigneusement
-parées, et éclairées en plein par le
-soleil du matin.</p>
-
-<p>Les matelots, en grande tenue, se courbaient
-tous à la fois d’un mouvement parfaitement
-régulier, qui montrait tour à tour leurs tricots
-rayés et leurs cols d’une blancheur irréprochable ;
-et les officiers, le cigare aux lèvres, s’interpellaient
-gaiement d’un canot à l’autre.</p>
-
-<p>— Un jouet mécanique, fit tout à coup l’un
-d’eux en se retournant pour embrasser la flottille
-d’un coup d’œil. Petits rameurs remontés,
-petits officiers piqués sur les bancs : c’est le jeu
-de régates que je viens de donner à mes frères.</p>
-
-<p>Des rires lui répondirent et les plaisanteries
-continuèrent sur le même ton.</p>
-
-<p>— A propos, interrompit un autre, qui donc
-manque du bord ?… Mais c’est Kerdren ?… Comment,
-le fou des fous ; il ne serait pas du carnaval ?</p>
-
-<p>— Fou, de Kerdren ?</p>
-
-<p>— Laissez donc, reprit celui qui avait parlé
-le premier, vous ne le connaissez pas encore !…</p>
-
-<p>— Voyons, d’Elbruc, qu’as-tu fait de Kerdren ?
-continua-t-il en se tournant vers son voisin
-de droite.</p>
-
-<p>— Rien de mal, je t’assure, répondit paisiblement
-celui qu’on interrogeait.</p>
-
-<p>— Alors ?</p>
-
-<p>— Alors, il ne vient pas, voilà tout.</p>
-
-<p>— Il est malade ?</p>
-
-<p>— Non.</p>
-
-<p>— Mauvaises nouvelles ? Triste ?</p>
-
-<p>— Non.</p>
-
-<p>— En pénitence, peut-être ?</p>
-
-<p>— Pas même !</p>
-
-<p>— Enfin, on ne manque pas des journées
-comme celle-ci sans une bonne raison !</p>
-
-<p>— Aussi bien il en a une.</p>
-
-<p>— Et, on peut savoir ?…</p>
-
-<p>— Parfaitement ; je l’ai laissé dans le carré
-avec la guitare qu’il a achetée à Alger, et une
-méthode qu’il venait de recevoir de Paris : une
-méthode pratique pour commençants, avec <i>Exercices
-et airs gradués pour guitare, par Emanuelo
-Pincetto</i>. Il sait déjà la position des mains et
-la gamme d’<i>ut</i>, et il essayait, quand je suis parti,
-une valse lente en quatre notes. Le navire sauterait
-qu’il ne bougerait pas !</p>
-
-<p>Un rire général accueillit l’explication. En
-même temps on arrivait, et la manœuvre du
-débarquement s’opéra avec la précision mathématique
-qu’on avait remarquée au départ.</p>
-
-<p>Les matelots accostaient, les officiers sautaient
-à terre, et les canots allégés repartaient
-de leur allure de mouettes rasant l’eau.</p>
-
-<p>L’escadre de la Méditerranée, par un hasard
-bienheureux, s’était trouvée dans les parages
-de Nice, précisément à l’époque des jours gras.
-On sait que dans cette ville, le carnaval a conservé
-son importance et son cachet d’autrefois,
-et qu’on vient de fort loin pour passer là les
-trois jours qui précèdent le carême.</p>
-
-<p>Le contre-amiral de Verviers, commandant
-en chef de l’escadre, était assez jeune de caractère
-pour comprendre le désir muet de tout son
-personnel, et il avait en conséquence annoncé
-une halte qui n’était pas nécessitée uniquement
-par les besoins du service. On comprend d’après
-cela qu’il ne restât à bord comme officiers et
-comme matelots que ceux qui étaient absolument
-indispensables à la garde des bâtiments,
-ou quelques autres, très rares d’ailleurs, qu’une
-raison ou une fantaisie personnelle retenaient.</p>
-
-<p>Parmi ceux-là était l’officier à la guitare, celui
-qui jouait une valse lente. Assis dans le carré,
-comme l’avait dit son camarade, il s’absorbait
-dans son étude avec une application imperturbable
-dont les adieux des allants et venants ne
-l’avaient pas distrait un instant.</p>
-
-<p>Jean de Kerdren, comte de Penhoët, était
-le dernier descendant d’une race célèbre en Bretagne.
-Certains chroniqueurs font remonter le
-premier de ses aïeux aux compagnons du roi
-Arthur, et soutiennent qu’il eut l’honneur de
-s’asseoir à la Table ronde. D’autres, moins enthousiastes
-ou plus sincères, affirment qu’il n’est
-question de la famille que vers la dernière partie
-du règne de Charlemagne, alors que Jehan de
-Kerdren, Jehan le Fort, comme l’appellent les
-écrits du temps, se comparait naïvement, au
-milieu de ses domaines, au grand empereur dans
-son fabuleux empire.</p>
-
-<p>Il ne faudrait même pas affirmer si la balance
-penchait dans son esprit, que ce ne fût pas en
-faveur des Kerdren ! Et par le fait, il avait cet
-avantage sur son illustre voisin que tout son petit
-peuple tenait dans sa main comme un seul homme,
-et que son pays avec son aspect sauvage, ses
-légendes mystérieuses et la langue bizarre et
-incompréhensible qu’on y parlait, était une conquête
-à laquelle nul n’était assez hardi pour
-songer.</p>
-
-<p>Les événements lui donnèrent raison sur un
-autre point, et les domaines de Kerdren assistèrent
-au démembrement de l’empire sans perdre
-ni une pierre ni une motte de terre. Cela n’augmenta
-d’ailleurs en rien l’orgueil de Jehan, par
-cette bonne raison qu’il était déjà au plus haut
-point qu’orgueil puisse atteindre, et que nulle
-merveille ne l’étonnait du moment où elle se produisait
-chez lui.</p>
-
-<p>A ce trait de caractère du premier des Kerdren,
-il faut en ajouter un autre dont témoignent
-quelques mots si familiers dans sa bouche,
-que les parchemins de l’époque les ont transcrits
-comme une sorte de devise. Le texte breton
-en était plus vigoureux peut-être ; traduits
-en français, ils signifient :</p>
-
-<p>« Quand je tiens, jamais je ne lâche. »</p>
-
-<p>Ce mélange d’orgueil et de ténacité s’était
-transmis de père en fils comme faisant partie
-intégrante de l’héritage, de sorte qu’au moment
-de la grande Révolution les Kerdren « tenaient »
-encore à pleines mains tout ce qu’ils avaient
-reçu de leurs pères, et avaient en outre conservé
-l’habitude de se croire les premiers partout.</p>
-
-<p>Il y avait eu, à la vérité, quelques moments
-difficiles pour eux, et s’ils avaient traité d’égal
-à égal avec le roi Louis XI, ils n’avaient pas
-pu faire de même à l’époque du cardinal qui
-aimait si peu les têtes hautes, et surtout pendant
-le règne suivant.</p>
-
-<p>Mais en somme, en 1789, ils avaient encore
-la part belle, et s’ils n’exerçaient plus officiellement
-leurs droits d’épave, de justice et
-autres, il est à croire qu’ils n’y perdaient rien en
-réalité.</p>
-
-<p>Malheureusement, quand vint l’heure terrible
-pour la noblesse, il n’y avait plus d’opiniâtreté
-qui tînt. Peut-être la jeune armée de la République
-avait-elle plus de puissance que celles des
-temps passés ; peut-être est-ce tout simplement
-qu’elle tirait plus fort à elle, toujours est-il que
-cette fois de nombreux morceaux furent arrachés
-aux domaines de la famille, et que si Jehan avait
-pu parler dans sa tombe, il aurait été forcé de
-convenir qu’il n’y a pas que les grands empires
-qui croulent.</p>
-
-<p>Du reste, l’orgueil fut sauf, on ne parla pas
-de ruines ; les seuls représentants de la famille
-à cette époque étaient une jeune veuve et un
-enfant en bas âge, et il restait encore aux Kerdren
-de quoi remplir de si petites mains.</p>
-
-<p>Peu à peu, par des héritages, de riches alliances,
-la splendeur reparut, et à l’époque actuelle,
-si les Kerdren n’étaient plus tout à fait rois, on
-les regardait encore en Bretagne comme si riches
-de gloire et de noblesse que leur immense fortune
-en était presque oubliée ; et Dieu sait si c’est
-une aventure commune en plein <small>XIX</small><sup>e</sup> siècle que
-de voir oublier de l’or, pour quelque chose que
-ce soit !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">II</h2>
-
-
-<p>De temps immémorial tous les comtes de Kerdren
-avaient été marins.</p>
-
-<p>Pirates tant qu’ils l’avaient pu, bien entendu,
-servant dans la marine régulière depuis qu’ils
-n’avaient plus le choix de faire la guerre pour
-leur propre compte. Ils l’avaient faite d’ailleurs
-avec cette énergie emportée qui les distinguait,
-et le nombre d’Anglais dont ils avaient
-débarrassé le royaume ne se calcule pas. Seulement
-en cela ils entendaient qu’il fût bien
-compris qu’ils agissaient non pas pour obéir
-au roi, mais pour leur bon plaisir.</p>
-
-<p>Plus tard, introduits à la cour, ils avaient
-conservé dans presque toute son intégrité leur
-cachet personnel, et avaient toujours apporté
-leur dévouement comme un don volontaire,
-jamais comme un dû. Seulement comme il était
-convenu que partout où on se battait pour une
-cause qu’ils approuvaient il y avait un Kerdren,
-aucun d’eux n’avait jamais laissé chômer son
-historien de traits héroïques ou chevaleresques,
-et s’il n’est pas fait mention de leur nom aux
-plus tristes jours de 93, c’est que le père du petit
-comte, qui à cette époque grandissait sans soucis
-dans ses landes, venait d’être tué dans la guerre
-d’Amérique.</p>
-
-<p>Tous les traits distinctifs de sa race, mêlés
-à quelques autres qui lui donnaient sa physionomie
-personnelle, se retrouvaient chez le
-comte actuel, le jeune officier de marine qu’on
-a vu à bord d’un des bâtiments de l’escadre.</p>
-
-<p>C’était au physique, un homme qu’on pouvait
-ne pas aimer, mais qu’on était en tout cas
-contraint de respecter. Grand, large d’épaules,
-avec le buste élégant et la démarche vive, il
-donnait au premier abord l’impression de la
-force et de la décision. C’était ce qui frappait
-avant tout, et on ne remarquait qu’un peu après
-sa parfaite distinction et ses façons de gentilhomme.</p>
-
-<p>Sa figure, sans être régulièrement belle, était
-cependant remarquable. Son front, un vrai front
-de Breton, bien carré, et où on lisait la ténacité
-en gros caractères, accusait en même temps une
-intelligence que ses compatriotes n’ont pas coutume
-d’avoir à un tel degré ; et les sourcils qui
-le traversaient, un peu rudes et un peu touffus,
-étaient très purs de forme.</p>
-
-<p>Le nez assez long, avec des ailes très relevées
-et toujours frémissantes, donnait l’idée d’une
-perpétuelle activité d’esprit ; de quelque chose
-de chercheur, de toujours en éveil.</p>
-
-<p>La coupe de figure, grâce aux favoris d’ordonnance,
-rappelait celle de la moyenne des
-officiers de marine. La bouche, d’une extrême
-fermeté, était garnie des plus belles dents qu’on
-puisse voir, et souriait, quand elle voulait bien
-sourire, avec un charme qui tranchait bizarrement
-sur ce fond hautain.</p>
-
-<p>Les yeux, enfin, qui à eux seuls auraient rendu
-beau un visage disgracié, étaient une flamme
-perpétuelle.</p>
-
-<p>Largement fendus, en yeux qui ne craignent
-pas de se montrer, ils reflétaient en quelques
-instants une telle variété d’impressions que
-leur nuance en paraissait changée, et qu’ils
-semblaient posséder une gamme de tons partant
-du noir absolu pour arriver à des reflets
-bleuâtres, à mesure que l’énergie un peu sauvage
-du premier regard s’adoucissait successivement.
-Aussi faisaient-ils songer à l’aigle, au
-lion, au soleil, à tout ce qui ne se fixe pas aisément
-enfin, et quand on voyait le teint brun un
-peu doré du jeune homme, on était tenté de se
-demander s’il ne s’était pas brûlé lui-même à
-ses propres rayons.</p>
-
-<p>Au moral, c’était un mélange curieux des
-signes caractéristiques de sa race, et d’autres
-sentiments plus modernes.</p>
-
-<p>L’orgueil et la ténacité légendaires se retrouvaient
-chez lui à un point extrême, et la devise
-de Kerdren :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i1">Kerdren devant</div>
-<div class="verse i1">Jamays ne lasche,</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">lui convenait aussi bien qu’à qui que ce fût de
-sa maison ; seulement sa fierté différait un peu
-de celle de ses pères, en ce qu’il n’avait nulle
-morgue vis-à-vis de son entourage, et était encore
-plus fier d’être Français que Kerdren. Or, c’était
-un pas qu’on n’avait point fait jusqu’à lui.</p>
-
-<p>Resté orphelin après la guerre de 1870 d’où
-son père n’était pas revenu, Jean avait passé les
-premières années de sa vie dans un travail soutenu
-et toujours solitaire ; de sorte qu’à dix-huit
-ans, en entrant à l’École polytechnique, il
-avait ce caractère qu’il s’était fait à lui tout
-seul, fier, entier, brave, et un peu taciturne.
-Ces deux années de vie commune avec cette
-jeunesse remuante et joyeuse lui avaient donné
-la note de gaieté qui manquait à son esprit ;
-mais il avait pris cet entrain qui lui arrivait
-tardivement, d’une façon particulière, et comme
-une sorte de provision qu’on met à part.</p>
-
-<p>De temps en temps, il entr’ouvrait la porte
-de sa cachette, et nul n’avait alors plus de gaieté
-et n’était plus amateur de folies quelles qu’elles
-fussent ; puis tout à coup, c’était fini, et on osait
-à peine se souvenir en face de ce visage sérieux
-du moment précédent.</p>
-
-<p>Avec cela le camarade le plus obligeant, l’ami
-le plus sûr, il offrait assez de contradictions et de
-mélanges singuliers pour qu’on pût comprendre
-la réputation d’extrême originalité qu’il avait
-dans le monde.</p>
-
-<p>Sorti de l’École à vingt ans, il était passé de
-là directement sur le pont d’un navire, et avait
-sollicité depuis lors embarquement sur embarquement.
-Après son amour pour son pays et
-sa très haute idée des Kerdren, sa troisième
-passion, c’était la mer. Depuis tout petit, elle
-était sa fascination, son amie, sa poésie.</p>
-
-<p>Seuls, ceux qui ont vécu sur les côtes peuvent
-se rendre compte de la place immense que
-tient la mer dans l’esprit de ceux qui habitent
-ses bords. Elle est tout pour ces hommes, non
-seulement parce qu’elle les nourrit, mais parce
-qu’ils l’aiment.</p>
-
-<p>Aussi faut-il voir avec quel dédain ils parlent
-des paysans de l’intérieur, des « terriens » comme
-ils disent.</p>
-
-<p>Ils s’estiment cent pieds au-dessus, et ne se
-gênent pas pour le dire.</p>
-
-<p>Cette mort toujours possible ne les détache
-même pas. Apitoyés sincèrement par les victimes
-de la veille, ils n’en repartent pas moins
-confiants le lendemain. Leur bateau à eux est
-si bon, et la Vierge est si puissante !</p>
-
-<p>L’impression ressentie avec tant de vivacité
-par des gens sans éducation devait être naturellement
-plus forte encore dans un esprit de la
-trempe de celui de Jean ; aussi avait-il voué à
-la mer, depuis tout enfant, une adoration qui
-n’avait fait que s’accroître avec les années.</p>
-
-<p>Cette grande chose lui semblait digne d’aller
-de pair avec lui ; il la comprenait dans ses fureurs,
-et il admirait la façon dont elle se lançait sur les
-roches et sur les falaises.</p>
-
-<p>En revanche, il l’aimait un peu moins quand
-elle se calmait ; il lui en voulait, disposant de
-tant de force, de se faire tout à coup aussi paisible
-qu’un petit lac, et de venir baigner d’une
-façon caressante les mêmes choses qu’elle heurtait
-si rudement la veille.</p>
-
-<p>Dans l’ardeur de ses quinze ans, il en était
-pour la tempête perpétuelle !… Cependant il ne
-lui tenait pas longtemps rigueur, et blotti dans
-un creux de rocher, il se laissait bercer par ses
-chants comme par ses hurlements.</p>
-
-<p>Parfois, il lui faisait ses confidences, et pas
-un être au monde ne pouvait se vanter d’avoir
-entendu de la bouche de Jean autant de choses
-intimes que cet Océan qui était le bizarre et
-presque l’unique compagnon de sa jeunesse.</p>
-
-<p>Son goût pour les jours de gros temps lui
-était toujours demeuré, et à l’heure présente,
-quand il voyait les vagues bondir autour de son
-navire comme jadis sur les roches de Kerdren,
-quand surtout, à force de sang-froid et d’habileté,
-il restait le maître dans sa lutte contre les éléments,
-il sentait en lui un tressaillement de joie.
-Mais en même temps au fond du cœur il plaignait
-son amie de s’être laissé battre, il lui semblait
-qu’elle devait en être humiliée, et il lui prenait des
-envies de lui parler comme jadis pour la consoler.</p>
-
-<p>Jamais il n’était plus heureux que pendant
-ses quarts de nuit ; alors qu’il se voyait là bien
-seul avec les étoiles et l’eau, debout sur la passerelle,
-et ses yeux perçant l’obscurité. Il se
-comparait comme dans ses rêves d’enfant au
-génie de la mer, et répétait volontiers avec les
-pirates d’autrefois :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">La tempête nous mène où nous voulons aller,</div>
-<div class="verse">Et l’ouragan est la voile de nos bateaux.</div>
-</div>
-
-<p>Faut-il s’étonner qu’avec un semblable caractère
-il préférât le pont de son navire à tout autre
-lieu, et n’eût vécu dans le monde qu’accidentellement
-et en passant ?</p>
-
-<p>Ce n’était pas qu’il y fût gauche ou mal à
-l’aise ; son nom lui donnait droit de cité partout,
-et son aisance de gentilhomme lui assurait partout
-aussi un accueil flatteur, mais il s’y plaisait peu
-en général.</p>
-
-<p>Il lui arrivait cependant, au milieu d’un cercle
-intime, de se laisser aller à sa plus joyeuse humeur ;
-il aurait alors déridé le remords lui-même,
-réputé pourtant le plus triste des personnages.
-Il se chargeait de tout, organisait avec son impétueuse
-activité les parties, les comédies, les déguisements
-les plus burlesques ; mais comme ses
-congés étaient toujours fort limités, l’ordre d’embarquer
-arrivait ; or, là devant rien ne tenait,
-en un clin d’œil le marin reparaissait ; il bouclait
-sa valise, partait à la hâte, il semblait qu’il n’arriverait
-jamais assez tôt, et on en avait pour trois
-ans avant de jouer la comédie si on voulait attendre
-M. de Kerdren.</p>
-
-<p>Si, dans ces rapides occasions, Jean avait fait
-quelques passions, il ne paraissait pas qu’il en eût
-éprouvé de son côté, et l’entrain avec lequel il
-repartait chaque fois témoignait de sa parfaite
-liberté de cœur et d’esprit.</p>
-
-<p>Sa résolution hautement avouée était de ne
-se marier jamais. Aimant sa profession comme
-il l’aimait, il la regardait assez justement comme
-incompatible avec la vie de famille. « La première
-condition pour être bon officier, disait-il, c’est
-la liberté absolue de toute attache ; il faut
-pouvoir, sur un ordre, partir sans arrière-pensée
-d’un bout du monde pour l’autre bout, et
-c’est ce qui est impossible à un mari et à un
-père. La femme est souffrante, le bébé a besoin
-de changer d’air, on les soigne, on les aime,
-et on envoie au diable le service qui vous
-appelle en Cochinchine quand on laisse tout son
-cœur en France. Il faut choisir, et j’ai choisi ;
-je reste bon marin, et pareil au doge de Venise,
-c’est à la mer que j’ai donné mon anneau de
-fiançailles. »</p>
-
-<p>Comme on le sait d’ailleurs, par suite de son
-genre de vie, Jean, enfant et jeune homme,
-avait vu fort peu de femmes de la société dans
-son entourage ; il en résultait qu’il les connaissait
-assez mal et les regardait volontiers comme plus
-délicates et plus frêles qu’elles ne le sont en
-réalité. Elles lui faisaient l’effet de jolis objets
-de luxe qu’il faut des soins infinis, beaucoup de
-coton et des ménagements de tous genres pour
-garder ou transporter ; et ce métier d’emballeur
-lui semblait peu enviable.</p>
-
-<p>Il y avait bien cependant dans l’histoire de
-sa famille des souvenirs qui lui montraient
-des héroïnes n’ayant rien des faiblesses de ce
-genre ; mais leur sang était le sang des Kerdren,
-et tout s’expliquait par là.</p>
-
-<p>Du reste, poli comme Louis XIV avec toutes
-les femmes, leur sexe leur était un droit auprès
-de lui à la courtoisie la plus chevaleresque
-et même à une protection qui pouvait aller jusqu’au
-dévouement. L’habitude datait de loin dans
-sa famille, et Jean n’avait pas jugé qu’il fût à
-propos de se moderniser sur ce point.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">III</h2>
-
-
-<p>L’animation était à son comble dans les rues
-de Nice, et la journée des <i>confetti</i> s’annonçait
-comme devant être des plus brillantes.</p>
-
-<p>On sait en quoi consiste le divertissement
-de ce premier jour de carnaval et quel aspect
-unique donnent à la ville les déguisements qui y
-fourmillent.</p>
-
-<p>Du plus pauvre au plus riche, le branle est
-donné, et non seulement parmi les étrangers
-venus pour s’amuser, mais chez les habitants
-mêmes.</p>
-
-<p>Papier ou soie, chacun a fait selon sa bourse ;
-mais chacun se dépense individuellement, criant,
-riant, se trémoussant, et de là résulte cette prodigieuse
-animation, cet entrain endiablé qui
-gagnent tous ceux qui en sont témoins sans qu’ils
-puissent savoir comment.</p>
-
-<p>Ce n’est pas un spectacle ordonné à l’avance,
-ce sont des gens qui s’amusent follement pour
-leur compte, et qui au bout de dix minutes vous
-donnent l’envie irrésistible d’en faire autant.</p>
-
-<p>Lancer le plus de <i>confetti</i> qu’on peut, en recevoir
-le moins possible : voilà la grande affaire ;
-et pour qui connaît ces dragées de plâtre, assez
-friables pour s’émietter sur les victimes qu’elles
-enfarinent, mais assez dures pour que la grêle
-en soit sensiblement désagréable, cette double
-ambition se conçoit à merveille.</p>
-
-<p>Jetés à la pelle des voitures sur les piétons,
-des balcons sur toute la foule, c’est une nuée
-comparable seulement aux sauterelles d’Égypte.</p>
-
-<p>Au bout de deux heures, le sol en est jonché,
-les chevaux y enfoncent leurs sabots, et les voitures
-semblent avoir quatre roues de moulin, broyant
-sans relâche une farine grisâtre.</p>
-
-<p>Sur tout cela un soleil éclatant qui change
-en poudre d’or cette poussière aveuglante, une
-bonne humeur et une convenance à déconcerter
-la police, et au travers de cette brume artificielle
-des quiproquos, des rencontres, des visions fantastiques,
-avec le mystère du masque et l’attrait
-de l’inconnu pour excitants.</p>
-
-<p>La fête battait son plein.</p>
-
-<p>Arrêtés au coin d’une rue, trois jeunes gens,
-ou ce qu’on avait le droit de supposer tels, sous
-l’enveloppe luisante qui affirmait des marsouins
-gigantesques, tenaient conseil.</p>
-
-<p>Debout, en face d’eux, sur des tréteaux établis
-à la diable, et qui faisaient trembler pour la sûreté
-de leur possesseur, un grand domino captivait la
-foule.</p>
-
-<p>Appuyé contre une caisse de confetti qui lui
-allait à mi-corps, une pelle dans chaque main,
-il s’escrimait sans relâche, et la vivacité de ses
-mouvements, ses ripostes aux lazzi qui montaient,
-faisaient de ce siège qu’il soutenait à lui
-seul une scène fort plaisante.</p>
-
-<p>Seulement, conjectures et indiscrétions restaient
-vaines. Le capuchon du domino rabattu
-comme celui d’un chartreux enveloppait toute
-la tête d’une ombre mystérieuse, et les curieux,
-criblés littéralement, passaient leur chemin le
-dos rond, pendant que les marsouins, désormais
-convaincus, s’avançaient à leur tour.</p>
-
-<p>Mais avec une attention égale à la leur, le
-domino avait suivi leur marche, et s’armant
-d’un grand seau déposé à ses pieds, il l’emplit
-jusqu’aux bords, et tant sur le trio que sur la
-foule ahurie, lança à la volée, une fois, deux
-fois, dix fois, tout ce que contenait son formidable
-récipient.</p>
-
-<p>Un mélange de cris et de rires s’éleva comme
-une tempête, et un des jeunes gens si vertement
-accueillis sauta d’un bond sur les tréteaux et
-plongea ses deux mains dans la caisse en criant
-au domino :</p>
-
-<p>— Part à deux, Kerdren, hein ?</p>
-
-<p>— Part à tout seul si tu veux, répondit-il
-en renversant son capuchon et en faisant le geste
-de s’éventer, je n’en peux plus. Voilà une heure
-que je joue le rôle de robinet près de ce réservoir
-sans arriver à l’épuiser : je veux marcher dans
-le tas.</p>
-
-<p>Et comme à peine le pied à terre, il voyait
-les convoitises allumées autour de son établissement :</p>
-
-<p>— Monte ici, gamin, cria-t-il, en prenant par
-la ceinture un enfant qui le regardait : pelle, seau,
-confetti, tout est à toi !</p>
-
-<p>Puis sans attendre un remerciement qui ne
-paraissait pas formulable au petit avec des mots
-ordinaires, il passa son bras sous une des nageoires
-arrondies que lui tendait son ami, et tous quatre
-s’éloignèrent d’un pas rapide.</p>
-
-<p>— Alors cette guitare ? fit l’un d’eux au bout
-de quelques pas, une feinte cette guitare pour
-mieux nous tromper tous ?</p>
-
-<p>A quoi Kerdren avait répondu avec son flegme
-ordinaire par la description de sa matinée.</p>
-
-<p>La guitare n’avait que trois cordes ; la dernière
-exterminée, le jeune officier avait fumé
-tous ses cigares ; puis, saisi du caprice contraire,
-s’était fait mettre à terre.</p>
-
-<p>Un domino choisi, d’un lilas tendre en l’honneur
-du printemps, il s’était construit cet échafaudage
-au coin d’un carrefour, attendant quelque
-camarade passant ; et les camarades venus, il ne
-demandait qu’à les suivre où ils allaient.</p>
-
-<p>Jusqu’au soir, la bande des jeunes officiers,
-qui s’était augmentée comme une boule de neige,
-s’amusa partout et de tout, et Jean s’était assez
-mis dans le mouvement pour être le premier à
-sauter dans les canots le lendemain matin.</p>
-
-<p>Le premier jour du carnaval, tout est burlesque
-et point d’excentricité ne peut craindre
-d’aller trop loin.</p>
-
-<p>Le lendemain c’est le tour de la poésie, et c’est
-de grâce et d’élégance qu’on lutte. On se bat
-encore ; mais à armes courtoises cette fois, et les
-projectiles sont des bouquets.</p>
-
-<p>Des fleurs, des fleurs, et encore des fleurs,
-tel est le mot d’ordre de la journée. On en voit
-partout, il y en a dans toutes les mains, et la
-ville ressemble à un gigantesque parterre.</p>
-
-<p>Le mimosa, les violettes de Parme, les roses,
-le muguet : tout ce qui, à cette époque, garde
-encore un air de serre à Paris, et se cache derrière
-les vitrines des magasins, s’étale ici en liberté,
-orne les balcons, et embaume le plein air, comme
-des fleurs qui sont chez elles.</p>
-
-<p>La profusion en est telle qu’on est tenté de
-croire le sol encore plus fécond qu’il n’est en
-réalité, et de s’imaginer que tous ces festons
-et ces guirlandes viennent d’éclore spontanément
-sous le premier rayon matinal.</p>
-
-<p>Le luxe avec lequel sont ornées les voitures
-ne se voit que là, et le défilé des chars de fleurs
-sur la promenade des Anglais ne peut se comparer
-à rien d’autre.</p>
-
-<p>Le plus modeste fiacre remplace ses lanternes
-par de gros bouquets, enguirlande les harnais de
-ses chevaux ou change en rayons parfumés les
-jantes de ses roues ; et quant aux voitures particulières,
-chacune d’elles est un poème.</p>
-
-<p>Tout ce qui est partie solide, là-dedans se
-dissimule, de sorte qu’on voit avec stupéfaction
-passer devant ses yeux un buisson de lilas,
-une botte de roses ou une corbeille de jacinthes,
-avec des femmes en toilettes claires qui émergent
-de là, assises, debout, ou peut-être fleuries depuis
-une heure avec les derniers boutons, on n’en sait
-rien au juste.</p>
-
-<p>On dirait que le bon temps des fées et des
-enchanteurs est revenu, et il ne manque à tous
-ces gracieux équipages qu’un attelage de tourterelles
-ou de licornes blanches pour les traîner
-sur ce sol fleuri de bouquets qu’elles foulent.</p>
-
-<p>Le char qui avait obtenu le prix, cette année-là,
-représentait un grand bateau fait de roses thé
-et de violettes claires, et qui semblait voguer sur
-une mer de petites fougères et de capillaires entremêlés
-de grands roseaux.</p>
-
-<p>Le mât, les cordages qui couraient légèrement
-d’un bout à l’autre, le gouvernail, l’ancre qui
-traînait sur le fond vert avec sa longue attache
-de violettes, tout était parfait, et le pavillon tricolore
-qui se balançait à la corne avait presque
-dans ses plis la souplesse de la soie.</p>
-
-<p>Bouches béantes dans l’excès de leur admiration,
-les matelots de l’escadre contemplaient
-pour la dixième fois le passage du char sans
-que le plaisir leur en parût moins neuf.</p>
-
-<p>Bien que critiquant en gens du métier les
-détails qui leur semblaient pécher, ils ne se sentaient
-pas moins tous glorifiés dans la personne
-de ce bateau qui venait d’être primé, et la foule
-en jugeait de même, car à chaque rencontre des
-matelots et du voilier fleuri, c’étaient des vivats
-et des bombardements galants qu’ils recevaient
-et qu’ils rendaient, en gens habitués à des succès
-semblables.</p>
-
-<p>Des hommes aux officiers l’enthousiasme était
-le même, et jamais l’inspiration n’avait été plus
-à propos pour eux que de décider ce matin-là
-qu’ils se « déguiseraient » simplement en marins
-de l’escadre. Aussi étaient-ils assez désignés à
-l’attention pour qu’un domestique en culottes
-courtes, qui circulait depuis un instant dans la
-foule avec l’aisance que donnent les cohues de
-salon, arrivât droit à eux, et après une brève
-information s’inclinât devant Jean en lui tendant
-une lettre.</p>
-
-<p>L’enveloppe était mignonne, cachetée d’une
-goutte de cire, et les rires et les plaisanteries
-éclatèrent pendant que le domestique s’éloignait
-de quelques pas et demeurait immobile,
-tête découverte, en homme qui sait n’en avoir
-pas fini.</p>
-
-<p>Escalade, offre d’un second, couleur des cheveux
-et des yeux ; ses camarades avaient tout
-dit pendant que Jean courait à la signature et
-lisait avec un sourire qui redoublait les plaisanteries.
-Puis, faisant le silence d’un geste :</p>
-
-<blockquote>
-<p>« Résignez-vous, mon cher ami, commença-t-il
-à haute voix, ceci n’est même pas l’ombre d’une
-intrigue, quoique la lettre vienne d’une femme, et
-je pense que vous allez cordialement m’envoyer
-à tous les diables, en voyant qu’il ne s’agit que
-de moi !…</p>
-
-<p>« Ne protestez pas. Il est certain que la bonne
-fortune est petite pour un jour de carnaval, et
-je souhaite… Non ! je ne souhaite rien du tout,
-si vous voulez vous rappeler ce soir que j’ai
-loué cette année une villa encore plus grande
-que d’habitude, et que ma salle à manger notamment
-est de taille à contenir tous les lions du jour.</p>
-
-<p>« Ceci désigne assez, s’il faut en croire les bruits
-qui sont montés jusqu’à ma fenêtre, vous et autant
-de vos camarades qu’il vous plaira de m’en amener.</p>
-
-<p>« Mon maître d’hôtel est préparé à l’aventure
-et je vous promets que nous ne mourrons pas
-tout à fait de faim. Ajoutez à cela que j’attends
-ce soir quantité de jolies Niçoises, et que mon
-piano, si vieux qu’il soit, tiendra bien encore
-debout jusqu’à minuit… Je dis minuit, car cette
-fois ce sera bien plus grave encore que l’heure
-de Cendrillon, ce sera l’heure du carême !…</p>
-
-<p>« Excusez-moi auprès de vos amis, de ne pouvoir
-leur faire des invitations plus personnelles, et
-expliquez-leur bien que j’aime tous les marins, à
-commencer par vous.</p>
-
-<p class="sign">« <span class="small">FRANÇOISE DE SÉMIANE</span>. »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Il faut croire que tous les marins qui se trouvaient
-là se sentaient également disposés à aimer
-la comtesse de Sémiane, car il se trouva que le
-groupe qui entourait Jean accepta l’invitation à
-l’unanimité, comme l’expliqua le jeune officier qui
-les comptait en répondant un court billet d’acceptation.</p>
-
-<p>La comtesse de Sémiane, veuve depuis quelques
-années d’un des derniers gentilhommes
-de Charles X, avait été l’amie intime de la grand-mère de Jean.</p>
-
-<p>Elle avait vu sa mère enfant, jeune fille et
-jeune femme, et s’intéressait par cela même
-beaucoup à lui.</p>
-
-<p>Seulement sa terre d’Auvergne était si loin
-de la Bretagne qu’elle connaissait à peine le
-jeune homme quand il était entré à l’École.</p>
-
-<p>Elle l’avait beaucoup reçu alors, pendant les
-hivers qu’elle passait à Paris, et l’aimait à sa
-façon sans être jamais arrivée à le comprendre.</p>
-
-<p>Ce caractère tout d’une pièce lui faisait un
-singulier effet, et elle prétendait que Jean lui
-produisait l’impression d’une boîte bien fermée
-dont le couvercle palpite sans cesse, et qu’on
-suit de l’œil avec un battement de cœur en se
-demandant s’il va en sortir une bête féroce ou
-une colombe.</p>
-
-<p>Elle lui avait néanmoins proposé de le marier
-à quelque jolie héritière, pensant qu’il était de
-son devoir de douairière de l’aider sur ce chapitre ;
-mais comme il avait repoussé toutes les propositions
-matrimoniales, expliquant qu’il transmettrait
-son nom et son titre à un cousin pour
-qu’ils ne tombassent pas en désuétude, elle n’y
-avait plus songé, et bornait désormais ses bons
-offices à lui ouvrir sa maison partout où elle en
-avait l’occasion.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">IV</h2>
-
-
-<p>On venait de quitter la salle à manger, et le café
-circulait dans le grand salon de la comtesse.</p>
-
-<p>La villa qu’elle habitait, admirablement située,
-était entourée d’une profusion de palmiers d’où
-elle avait pris son nom, et le salon qui s’ouvrait
-sur un jardin d’hiver, puis sur une vérandah
-découverte, arrivait ainsi par degrés, et de massifs
-en massifs, jusqu’au véritable jardin.</p>
-
-<p>L’influence du jour se faisait sentir là comme
-partout, et de quelque côté qu’on se tournât,
-il y avait des fleurs et encore des fleurs. Les
-hommes massés près des fenêtres causaient
-par groupes, et la comtesse circulait autour des
-corbeilles, allant gracieusement des uns aux
-autres.</p>
-
-<p>— C’est vraiment un fait digne de remarque,
-dit-elle tout à coup en s’approchant des officiers.
-Partout où il y a des lumières et des uniformes,
-cela prend un air de bal.</p>
-
-<p>— On en devrait louer, comme on loue des
-appliques, n’est-ce pas, madame ? répondit gaiement
-Jean ; ce serait un moyen de relever les
-soirées ternes… Notez que ce n’est pas pour ici
-que je dis pareille chose !</p>
-
-<p>— Ce serait difficile à croire avec ce qui nous
-arrive ! Regardez bien. Voilà qui est plus égayant
-encore pour les yeux que les lumières, et même
-les épaulettes, ne vous déplaise !</p>
-
-<p>Et la comtesse, qui s’éloignait tout en finissant
-sa phrase, marcha vivement du côté de la
-porte, sur le seuil de laquelle un domestique
-annonçait à haute voix :</p>
-
-<p>— Monsieur le comte et mademoiselle de
-Valvieux.</p>
-
-<p>Madame de Sémiane n’avait rien exagéré,
-et la nouvelle venue était en effet aussi bonne
-à voir qu’on pouvait le souhaiter.</p>
-
-<p>D’une taille au-dessus de la moyenne, extrêmement
-mince et élancée, elle faisait songer
-à un jeune peuplier dont on vient d’enlever le
-tuteur pour la première fois, et qui ne sait pas
-encore au juste s’il va pouvoir se tenir droit
-tout seul. Ses épaules mêmes étaient étroites,
-mais cela lui donnait une sorte de grâce enfantine ;
-c’était d’ailleurs le seul reproche qu’on pût
-lui faire.</p>
-
-<p>Tout le reste était parfait, et, charme plus rare
-encore que sa beauté, elle paraissait complètement
-ignorante de ce qu’elle était.</p>
-
-<p>Sa figure, d’un ovale délicieux un peu allongé,
-avait un teint d’une fraîcheur éblouissante, mais
-en même temps d’une coloration et d’une transparence
-si particulières qu’on ne peut le rendre
-qu’en le comparant à ces pétales intérieures des
-roses du Bengale qui vont en dégradant insensiblement
-de ton depuis les bords jusqu’au fond, et
-arrivent ainsi du rose exquis au blanc le plus pur.</p>
-
-<p>Ses cheveux ondés naturellement comme ceux
-des statues grecques, encadraient cette finesse
-d’un blond cendré, dont la douceur était extrême.
-On eût dit que, sur la nuance primitive tout à
-fait dorée, on avait semé à profusion une fine
-poussière d’argent. La bouche, aux lèvres un peu
-épaisses, avait l’air d’une fraise bien mûre, et les
-dents étaient si jolies et si égales qu’on avait
-dû prendre la peine de les choisir une à une.
-Mais l’originalité de sa figure était ses yeux bruns
-et veloutés comme une capucine bien sombre,
-et qui se retroussaient tout à coup au coin par
-un caprice inattendu, infiniment gracieux. Les
-sourcils suivaient le même mouvement, et il en
-résultait que le regard avait toujours quelque
-chose d’un peu étonné et de naïf dont on lui
-savait gré, car tant de beauté appelle en général
-plus d’assurance.</p>
-
-<p>La toilette qu’elle portait encadrait à merveille
-sa grâce et sa jeunesse, et on ne comprenait
-pas qu’elle pût être autrement vêtue qu’on
-la voyait là. Sur une étoffe légère, on avait cousu
-ou collé une quantité de boutons de roses mousseuses
-qui formaient un semis serré et qui donnaient
-de loin l’idée de ces belles soies brochées
-d’autrefois dont le relief était palpable. Tout le
-devant de la jupe et du corsage était pareillement
-couvert de muguet, et les mêmes fleurs se retrouvaient
-dans les cheveux.</p>
-
-<p>C’était le printemps fait femme, et tournant si
-heureusement les difficultés de la toilette actuelle
-qu’il restait gracieux en dépit de la mode.</p>
-
-<p>Un murmure discret mais expressif accueillit
-l’entrée de la jeune fille, qui déjà intimidée en
-sentant tous les yeux fixés sur elle, et éblouie
-par les lumières, perdit tout à fait contenance
-et tendit à la comtesse un gros bouquet fait
-des mêmes fleurs que celles qui ornaient sa
-robe, en balbutiant comme une écolière qui
-oublie tout à coup le compliment qu’elle devait
-réciter.</p>
-
-<p>— Elles sont charmantes, dit affectueusement
-madame de Sémiane en prenant le bouquet, et
-en gardant la main qui le tendait. Est-ce que
-vous les avez cueillies sur vous ? ajouta-t-elle en
-souriant.</p>
-
-<p>Puis laissant à la jeune fille le temps de se remettre,
-elle se tourna vers le comte de Valvieux
-en lui parlant avec vivacité des incidents de la
-journée.</p>
-
-<p>Il n’était pas possible d’imaginer un plus grand
-contraste que celui qui existait entre le père et
-la fille : elle si mince et si grande ; lui, d’une taille
-moins que moyenne, d’une carrure athlétique et
-d’une constitution sanguine.</p>
-
-<p>C’était un de ces hommes dont les passants
-disaient habituellement en le rencontrant :</p>
-
-<p>« Eh bien ! celui-là, il est sûr de son affaire,
-il mourra d’apoplexie. »</p>
-
-<p>Très homme du monde, très aimable, il avait
-une façon de regarder sa fille qui exprimait une
-admiration si complète et une tendresse si pleine
-d’orgueil que cela faisait plaisir de voir ses yeux
-la suivre.</p>
-
-<p>Au bout d’un instant, le petit groupe était
-dans la serre où madame de Sémiane avait conduit
-mademoiselle de Valvieux sous prétexte, disait-elle,
-de lui faire rejoindre ses pareilles, et où elle
-la laissa bientôt après pour recevoir de nouveaux
-arrivants.</p>
-
-<p>Le salon se remplissait rapidement, et comme
-la comtesse remarquant l’absence de sa jeune amie
-retournait la chercher :</p>
-
-<p>— Je vous y prends, dit-elle à Jean qui se
-tenait debout les yeux fixés sur la porte de la
-serre, vous la guettez. Allons, convenez-en ?</p>
-
-<p>— Je vous avouerai que oui, madame. Je
-meurs d’envie de savoir comment cette jeune
-fille, vêtue comme elle l’est, va s’y prendre pour
-s’asseoir tout à l’heure.</p>
-
-<p>— Vous êtes un sauvage, répondit la comtesse
-avec indignation, et je désespère de vous
-convertir.</p>
-
-<p>Elle ramena promptement mademoiselle de
-Valvieux, et lui offrant un fauteuil placé à deux
-pas du jeune officier :</p>
-
-<p>— Là, lui dit-elle, asseyez-vous ici, on est
-tout à fait chez soi dans ce petit coin.</p>
-
-<p>Puis s’avançant imperceptiblement vers Jean :</p>
-
-<p>— Eh bien ! est-elle si gauche que cela ? reprit-elle
-tout bas.</p>
-
-<p>— Eh bien ! répliqua-t-il le plus gravement
-du monde, elle les écrase, voilà tout. C’est absolument
-ce que je pensais.</p>
-
-<p>— Eh ! maugrebleu, comme disait mon pauvre
-comte, que vouliez-vous qu’elle en fît ?</p>
-
-<p>— Qu’elle les laissât sur le rosier…</p>
-
-<p>— Pour compenser celles que vous avez massacrées
-aujourd’hui peut-être ?</p>
-
-<p>— Précisément, madame. Je n’aime pas à
-voir des sœurs s’entre-dévorer.</p>
-
-<p>— Ah ! ceci est gentil ! La fin rachète le commencement.</p>
-
-<p>— C’est que la fin est dite pour vous faire
-plaisir !</p>
-
-<p>— Il n’avouera même pas qu’elle est jolie ! fit-elle
-en haussant imperceptiblement les épaules. Et
-dansez-vous, au moins, malgré tous vos méfaits ?</p>
-
-<p>— Pendant un tour de cadran, quand je suis
-aussi en train que ce soir.</p>
-
-<p>— Allons, c’est toujours ça !</p>
-
-<p>Elle le quitta avec un soupir de soulagement
-pour donner ses ordres au pianiste, et une minute
-après elle était entourée de la moitié des jeunes
-gens qui étaient dans le salon.</p>
-
-<p>« Pouvait-on les présenter à mademoiselle de
-Valvieux ? à cette jeune fille en rose ? à cette
-jolie personne ? » Chacun la désignait de son
-mieux, mais ils avaient tous le même objectif :
-ils voulaient tous danser avec elle.</p>
-
-<p>La comtesse se tourna du côté où elle avait
-laissé Jean ; il avait disparu, et elle le vit de
-loin s’incliner devant une jeune femme. Il ne
-lui restait plus qu’à conduire cette grappe de
-danseurs à Alice de Valvieux, et à lui en faire la
-nomenclature le plus rapidement possible.</p>
-
-<p>Une coutume de Jean, chaque fois qu’il se
-trouvait en soirée, était de s’occuper de préférence
-des jeunes filles généralement négligées.
-Il y mettait tant de bonne grâce et de naturel
-qu’il était impossible de voir là-dedans un acte
-de charité, et on ne peut savoir combien ce beau
-cavalier, qui très facilement se trouvait être
-l’homme le plus remarquable d’un salon, avait
-provoqué ainsi de reconnaissances silencieuses.</p>
-
-<p>Ses camarades le plaisantaient parfois là-dessus
-et s’amusaient de cette manifestation
-chevaleresque.</p>
-
-<p>— Je trouve révoltant, répondait-il alors, cette
-sorte d’exposition pendant laquelle des femmes
-sont là à attendre le bon plaisir d’un tas de freluquets
-qui circulent devant elles le lorgnon à
-l’œil, et les examinant comme des marchands
-d’esclaves feraient à Constantinople. Je n’entends
-pas qu’on me prenne pour un Turc, et j’agis en
-conséquence.</p>
-
-<p>Son exemple entraînait parfois quelques amis,
-et le groupe des jeunes officiers s’était fait une
-réputation de haute courtoisie partout où il allait
-en masse.</p>
-
-<p>Fidèle à ses habitudes, ce soir-là, il ne chercha
-pas une fois à fendre le cercle toujours nombreux
-qui entourait Alice, et il se reposait dans un
-coin de la serre, de l’air d’un homme qui se sent
-fort de sa conscience, quand la comtesse se retrouva
-à ses côtés.</p>
-
-<p>— Jean, lui dit-elle, que vous a fait mademoiselle
-de Valvieux ?</p>
-
-<p>— Mais rien au monde, madame, et j’ai eu ce
-soir pour la première fois l’honneur de l’apercevoir.</p>
-
-<p>— Alors pourquoi cette affectation de ne
-jamais danser avec elle ?</p>
-
-<p>— J’avais peur de froisser ses fleurs, répondit
-le jeune homme en riant.</p>
-
-<p>— Et puis ?</p>
-
-<p>— Et puis je vous jure que je n’ai songé à
-rien affecter. Mais permettez-moi une comparaison :
-je ne connais rien de plus sot que
-cette habitude qu’a prise l’eau d’aller toujours
-à la rivière. Elle ferait bien mieux de se répandre
-une bonne fois dans un terrain sec, au moins
-elle se rendrait utile à quelque chose. Il y a longtemps
-que je lui garde rancune de sa maladresse,
-et je ne veux pas faire comme elle.</p>
-
-<p>— Ah oui ! toujours Don Quichotte, n’est-ce
-pas ? C’est ce que je racontais tout à l’heure à
-mademoiselle de Valvieux.</p>
-
-<p>— Mais, madame, je vous serais fort obligé
-de ne pas me faire dans le monde une réputation
-de petit Manteau bleu !…</p>
-
-<p>— Puisque vous l’êtes ! Allons, faut-il vous
-présenter ? Quand l’invitez-vous ?</p>
-
-<p>— Quand sa pléiade l’abandonnera… Pourquoi,
-d’ailleurs, voulez-vous que j’aille déranger
-tous ces braves garçons, et rompre par ma
-présence ce nombre impair que les dieux chérissaient
-si fort ?…</p>
-
-<p>— Et si je vous en prie ?</p>
-
-<p>— Alors, madame, c’est à l’instant…</p>
-
-<p>Mais au moment où le jeune homme se rapprochait
-du salon, une pendule sonna minuit.</p>
-
-<p>— L’heure du carême…, fit-il en se retournant
-avec un demi-sourire.</p>
-
-<p>— Allons, c’était écrit, répondit la comtesse.
-Notez, ajouta-t-elle, que je n’avais pas la plus
-petite arrière-pensée ; je voulais vaincre cette
-tête de Breton, voilà tout.</p>
-
-<p>Elle prit le bras de Jean pour rentrer au salon
-et recevoir les adieux de tout son monde, que
-le coup de minuit chassait comme une détonation
-disperse une compagnie de perdreaux.</p>
-
-<p>Dans le vestibule, le jeune officier se trouva à
-côté d’Alice, et comme il la voyait frissonner :</p>
-
-<p>— Voulez-vous me permettre, mademoiselle,
-dit-il avec sa courtoisie habituelle, cette pièce
-est glaciale !</p>
-
-<p>En même temps il lui mit sur les épaules un
-burnous blanc, dont la comtesse s’enveloppait
-pour descendre au jardin et qui se trouvait sur
-une chaise.</p>
-
-<p>Elle inclina la tête, et le remercia en quelques
-mots où perçait une petite émotion que
-le jeune homme ne s’expliquait pas bien.</p>
-
-<p>En même temps son père arrivait, la cherchant
-d’un œil inquiet ; mais sa figure s’éclaira
-en la voyant couverte et, se tournant vers Jean :</p>
-
-<p>— Merci d’en prendre soin, fit-il, elle est sensible
-au froid.</p>
-
-<p>Il y avait dans chacun de ses gestes une affection
-si profonde et si anxieuse en même temps que
-Jean se sentit touché et, courant chercher la
-pelisse doublée de cygne qui appartenait à Alice,
-il l’en enveloppa avec le même respect attentif.
-Puis comme la pléiade ayant fini de présenter ses
-hommages à madame de Sémiane revenait en
-hâte reprendre son poste, au moins jusqu’à la
-portière de la voiture, il rejoignit ses camarades,
-prit congé à son tour, et un instant après ils
-traversaient les rues désertes, encore jonchées
-des débris de la fête.</p>
-
-<p>La conversation roula sur la soirée, bien entendu,
-et il y fut taillé une large part à mademoiselle
-Alice.</p>
-
-<p>Jean ne savait sur son compte que le peu que
-lui en avait dit madame de Sémiane.</p>
-
-<p>Le comte de Valvieux était veuf depuis des
-années, immensément riche et inoccupé, ou
-plutôt occupé de sa fille avec tant d’amour et
-de sollicitude que depuis sa naissance il n’avait
-plus trouvé le temps de faire autre chose que de
-l’adorer.</p>
-
-<p>Soit pour son plaisir, soit pour sa santé un
-peu délicate, il la conduisait régulièrement tous
-les hivers dans le Midi, tantôt sur un point de la
-côte, tantôt sur un autre. Le hasard en avait
-fait cette année les voisins de madame de Sémiane,
-et il en était résulté des relations également
-agréables pour les deux femmes.</p>
-
-<p>C’était tout ce qu’il savait ; mais un autre des
-jeunes gens avait fréquemment entendu parler des
-de Valvieux dans sa famille, et les renseignements
-ainsi complétés arrivèrent à reconstituer approximativement
-l’histoire de la jeune fille.</p>
-
-<p>Sa mère, en effet, était morte toute jeune,
-de langueur, disait-on, et, depuis cette époque,
-la petite Alice n’avait pas cessé de vivre dans
-une perpétuelle atmosphère de gâteries et d’adulation.
-Par un miracle aussi admirable et non
-moins rare que celui des trois jeunes Hébreux
-sortant intacts de la fournaise, elle avait conservé
-au milieu de cet encens tout son bon sens et
-toute sa simplicité, et il en était seulement résulté
-qu’elle voyait le monde à travers un prisme enchanté,
-et qu’elle aimait tous les humains en bloc
-du meilleur de son cœur.</p>
-
-<p>— Ce qui explique qu’elle n’en distingue aucun.
-Dans son ardeur philanthropique, elle voudrait
-les épouser tous à la fois !… dit en riant un des
-jeunes gens.</p>
-
-<p>— Peut-être, continua celui qui parlait, car
-ce ne sont pas les occasions qui lui ont manqué
-jusqu’ici, et je me rappelle avoir entendu dire
-à ma sœur que si elle avait pensé à coller dans
-un album les cartes de visite de ses prétendants,
-ce serait un livre qui ferait concurrence à d’Hozier,
-à cette différence près, qu’en plus de l’armorial
-de France on y rencontrerait toute la finance,
-et bien d’autres encore.</p>
-
-<p>— Et elle attend, alors… que l’étranger y
-passe ?</p>
-
-<p>— Ou seulement que quelqu’un l’aime, sinon
-plus que les millions de sa dot ; je pense que
-c’est une fille raisonnable, du moins autant qu’eux.</p>
-
-<p>— Pauvre créature, répliqua Jean, ce serait
-un cas de conscience de l’avertir qu’on n’a jamais
-connu qu’un seul merle blanc depuis la création
-du monde, c’est celui dont Musset parle quelque
-part… Et encore n’était-il pas bon teint !…</p>
-
-<p>— Ce qui semble certain, c’est que Kerdren
-ne lui fournira pas l’occasion d’un nouveau refus !</p>
-
-<p>A quoi Kerdren avait répondu avec plus de
-gravité que le sujet n’en semblait comporter :</p>
-
-<p>— Avec aucune jamais ; mais avec celle-là
-moins qu’une autre.</p>
-
-<p>En même temps les canots accostaient et il
-n’était plus question que de regagner sa couchette.</p>
-
-<p>Le carnaval et la relâche finissaient en même
-temps, et l’escadre se remettait en marche au
-point du jour.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">V</h2>
-
-
-<p>Depuis une semaine, il n’était question dans
-tous les cercles et dans toutes les conversations
-que de l’épouvantable krach qui venait de se
-produire avec la brusquerie de la foudre.</p>
-
-<p>Chaque matin les journaux enregistraient une
-nouvelle faillite, fréquemment aussi un nouveau
-suicide.</p>
-
-<p>Il ne s’agissait pas ici d’une de ces catastrophes
-ordinaires de Bourse qui n’atteignent qu’un
-monde préparé jusqu’à un certain point à subir
-des accidents de ce genre ; l’affaire était bien
-autrement compliquée.</p>
-
-<p>Dans toute la société et particulièrement
-dans un milieu étranger en général à toute spéculation
-il y avait des ruines totales.</p>
-
-<p>Tenter d’expliquer ici ce qui n’a, pour ainsi
-dire, jamais été complètement éclairci en aucun
-autre endroit, serait chose impossible.</p>
-
-<p>Ce qu’il y avait de certain, c’est qu’une affaire,
-donnant toute confiance en raison des noms qui
-la patronnaient, avait entraîné, grâce aux motifs
-qu’elle invoquait, nombre de fortunes honorables
-à se confier à elle, et qu’il en était résulté, non
-seulement des pertes effroyables, mais, chose plus
-grave, de fortes atteintes en matière d’honneur.</p>
-
-<p>C’est ainsi que des individualités dont le nom
-apparaissait pour la première fois peut-être dans
-des feuilles publiques se voyaient chaque matin discutées,
-blâmées, et finalement honnies pour avoir
-trempé dans une action qu’on pouvait qualifier
-sans exagération de fort peu propre, mais où leur
-seule faute avait été une trop grande confiance.</p>
-
-<p>Si loin de terre que fussent les officiers de
-l’escadre, les nouvelles du monde civilisé ne
-leur en arrivaient pas moins de temps à autre,
-et particulièrement quand ils restaient comme
-maintenant dans les eaux de France. Ils recevaient
-des paquets de journaux dont les premiers
-dataient souvent de quelques jours, mais
-où ils avaient en revanche l’avantage de voir
-à la fois le commencement et la fin d’un drame.</p>
-
-<p>On juge de l’indignation que provoqua parmi
-eux la nouvelle de la catastrophe en question.
-Jean surtout était exaspéré, et ses sorties contre
-la clique, auteur du mal, faisaient frémir.</p>
-
-<p>La question d’argent le laissait volontiers
-dans une royale indifférence ; mais la partie
-qui touchait à l’honneur de tant de membres
-de la noblesse le mettait hors de lui, et il souhaitait
-de tenir entre ses mains, ne fût-ce qu’une
-heure, certains individus pour lesquels le traitement
-qu’il méditait eût été juste assurément,
-mais en même temps d’une sévérité qui rappelait
-les Kerdren du moyen âge.</p>
-
-<p>Parmi les noms connus qui figuraient comme
-victimes, tous les jeunes officiers qui avaient
-dansé chez madame de Sémiane avaient retrouvé
-avec une triste surprise, et à un double
-titre, celui du comte de Valvieux.</p>
-
-<p>Sa fortune tout entière avait été engloutie
-dans le désastre, et une attaque d’apoplexie,
-déterminée, disait le journal, par ce coup aussi
-rude qu’impossible à prévoir, l’avait emporté en
-six heures. Suivaient un éloge du mort et quelques
-attaques virulentes contre les coupables
-de tant de maux, conclusions auxquelles tous les
-jeunes gens s’associèrent cordialement.</p>
-
-<p>C’était si frappant ce contraste entre la jeune
-fille riche, adulée, aimée, qui était quelque temps
-avant chez madame de Sémiane, et ce que devait
-être maintenant la pauvre Alice, que son nom revint
-plus d’une fois encore dans la journée, accompagné
-d’exclamations sympathiques. Mais il y
-eut à la suite de cela une série de gros temps, et
-les exigences du service chassèrent toutes les
-autres préoccupations.</p>
-
-<p>Jean retrouva avec un plaisir toujours nouveau
-ses factions solitaires au milieu de la nuit,
-du vent, et du bruit mélancolique des vagues ; et
-en songeant aux ennuis et aux misères qui peuplent
-le monde, il se réjouit une fois de plus
-d’avoir mis les intérêts et les plaisirs de sa vie
-en dehors de tout cela, et de pouvoir se considérer
-sur son navire comme à mille lieues des humains
-et de leurs laides intrigues.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Un mois s’était écoulé depuis ces divers événements ;
-l’escadre stationnait devant Toulon,
-et grâce à cette circonstance, Jean allait pouvoir
-régler, d’une façon tout à fait inattendue,
-une affaire qui l’appelait dans cette ville. Un
-vieux cousin qu’il connaissait à peine de nom,
-et dont les relations avec tous les membres de
-sa famille avaient cessé depuis au moins trente
-ans, s’était avisé au moment de faire son testament
-que, si vieux qu’il fût, il n’était probablement
-pas le dernier survivant de la famille. Il
-s’était informé, et il était résulté de ces réflexions
-tardives mais fructueuses, qu’il avait légué à
-Jean une assez belle fortune, et une superbe
-collection de bijoux anciens pour laquelle il
-avait dépensé des sommes considérables et la
-meilleure partie de sa vie.</p>
-
-<p>Le testament était déposé chez un notaire
-de Toulon, la fortune et la collection chez un
-banquier de la même ville qui avait pour mission
-de ne remettre cette dernière qu’en mains
-propres, et en observant un cérémonial assez
-bizarre.</p>
-
-<p>Le défunt, était-ce par une dernière coquetterie
-d’amateur ou pour toute autre raison ?
-avait ordonné que ladite collection, exposée
-tout entière dans le salon du banquier, fût livrée
-à Jean par celui-ci, en présence du plus grand
-nombre de témoins possible, et après qu’il eût
-été lu à haute voix une courte notice concernant
-chaque pièce. Cette dernière mesure devait
-servir tout ensemble à collationner les bijoux et
-à donner une idée générale de leur valeur, en
-mettant en regard du prix d’achat de chacun
-d’eux l’évaluation la plus récente qui en avait
-été faite.</p>
-
-<p>Cette dernière clause avait horripilé Jean,
-qui ne voyait là, disait-il, que matière au plus
-stupide des étalages, et ridicule besoin de paraître.
-Si ce n’était pas une vanité d’outre-tombe qui
-avait poussé le vieux baron, que signifiait donc
-ce concours de témoins, et pourquoi ne lui laissait
-il pas le droit de collationner tête à tête, avec
-son banquier ? Avec son horreur de tout ce qui
-le mettait en avant, l’idée de cette manière de
-séance publique l’exaspérait, et son mécontentement
-avait été si vif que son premier mouvement
-l’avait porté à refuser tout à la fois fortune et
-bijoux.</p>
-
-<p>Malheureusement l’hypothèse était prévue, et
-le testateur donnait, dans ce cas-là, à la totalité
-de ses biens, une destination parfaitement antipathique
-au jeune officier. Il stipulait en effet
-qu’au cas de mort ou de refus du légataire, sa
-collection et sa fortune reviendraient toutes
-deux au Musée Royal de Londres, « en souvenir,
-disait-il, des quinze bonnes années qu’il
-avait passées en Angleterre, et de l’accueil parfait
-qu’il y avait reçu ».</p>
-
-<p>Enrichir un hôpital, des pauvres, ou même
-un musée français, Jean l’aurait fait de la meilleure
-grâce du monde, ne fût-ce que pour se
-débarrasser de l’accomplissement de la clause
-qui lui déplaisait si fort ; mais du moment où
-il s’agissait d’en faire bénéficier des étrangers,
-la question devenait tout autre.</p>
-
-<p>D’un patriotisme qui allait presque jusqu’au
-chauvinisme, le jeune homme, après l’antipathie
-qu’il professait pour nos voisins d’outre-Rhin,
-n’avait pas de sentiment plus vif que
-celui qu’il nourrissait contre les Anglais.</p>
-
-<p>Sa rancune, pour dater de la guerre de Cent ans,
-n’en était pas moins toute fraîche, et il faut convenir
-d’ailleurs qu’il y avait eu depuis cette époque-là
-bien des circonstances de nature à l’entretenir.</p>
-
-<p>Aussi juge-t-on si l’idée d’orner de ses dépouilles
-les musées de la brumeuse Albion était
-faite pour lui sourire, et s’il eut l’occasion pendant
-les quelques jours qui suivirent sa lecture
-du testament de pester en conscience contre les
-bizarreries d’esprit de son parent !</p>
-
-<p>Cependant il fallait prendre un parti, la station
-de l’escadre ne devait pas durer éternellement,
-et si peu agréable que fût pour Jean l’affaire
-pendante, elle méritait pourtant d’être réglée
-d’une façon ou d’une autre avant son départ…</p>
-
-<p>Il résolut donc, un matin, d’aller s’entendre
-avec le banquier chargé de la remise de la fortune,
-et de tâcher avec lui de réduire autant
-que possible l’apparat de la cérémonie qui causait
-son tourment. Il se flattait que, pas plus que
-lui, M. Champlion ne devait souhaiter d’ameuter
-la société toulonnaise dans son salon, et qu’entre
-deux hommes de bon sens, ils reviseraient autant
-qu’il serait possible de le faire, sans manquer à
-la stricte bonne foi, l’œuvre d’un maniaque,
-amoureux de ses trésors comme Pygmalion de sa
-Galatée.</p>
-
-<p>L’hôtel du banquier était situé dans le quartier
-le plus à la mode de Toulon, et Jean, très
-sensible aux impressions extérieures, commença
-à froncer le sourcil dès la troisième marche de
-l’escalier.</p>
-
-<p>Les tentures, le tapis, la rampe chargée de
-dorures, la livrée du domestique qui le précédait,
-tout indiquait si clairement le mauvais
-goût du propriétaire, que le jeune officier se demanda
-avec inquiétude à quelle sorte d’homme
-il allait avoir affaire.</p>
-
-<p>« Rien que ce suisse de cathédrale qui marche
-devant moi, sent son parvenu d’une lieue, se
-disait-il en mordant sa moustache… Si je m’en
-allais !… » Mais le suisse, aussi majestueux que
-si ses fonctions l’avaient réellement appelé à
-présider un mariage de première classe dans le
-<i lang="en" xml:lang="en">high life</i>, continuait à monter le bel escalier doré
-dont il paraissait le pontife naturel ; et force était
-à Jean de suivre le mouvement.</p>
-
-<p>A la fin, il l’introduisit dans un petit salon
-qui semblait livré par le tapissier depuis une
-heure à peine tant il était battant neuf, et s’en
-fut porter à son maître la carte qu’on venait
-de lui remettre, laissant au visiteur tout loisir
-de prendre connaissance des lieux.</p>
-
-<p>Jamais examen ne fut fait d’un œil moins
-bienveillant, et il semblait à Jean qu’il était en
-face d’une gigantesque batterie de cuisine dont
-chaque pièce était en cuivre, et brillait comme
-un petit soleil.</p>
-
-<p>Il se tournait de tous les côtés, cherchant d’où
-venait ce ton général de « reluisant », quand son
-maître des cérémonies reparut et l’emmena dans
-le cabinet du banquier.</p>
-
-<p>Là, même style, même goût, même profusion.
-M. Champlion était un petit homme tout rond,
-haut en couleur et d’une bonne expression de
-physionomie.</p>
-
-<p>Avec un tablier de toile bleue et la casquette
-traditionnelle, il aurait réalisé le type idéal de
-l’épicier qu’on se choisirait comme fournisseur ;
-mais avec sa redingote serrée et son col durement
-empesé qui entrait tout droit dans la rotondité
-de son double menton, c’était un banquier qui
-manquait totalement de prestige.</p>
-
-<p>« Galvanoplastie…, pensait Jean pendant le
-temps que mettait son partenaire à regagner son
-fauteuil. Il s’est plongé dans un bain d’or, et il se
-figure qu’il a changé de nature en s’enduisant
-d’une autre couche que celle de sa propre argile…
-pauvre bonhomme ! Enfin, pourvu qu’il soit
-coulant ! »</p>
-
-<p>Malheureusement, rien n’était plus loin de
-la pensée du banquier que d’être coulant dans
-cette circonstance, et cela pour des raisons
-multiples.</p>
-
-<p>D’une importation toute récente dans la société
-toulonnaise, il n’avait trouvé jusqu’alors aucun
-moyen, non pas même de s’y faire une place un
-peu marquante, mais seulement de s’y glisser.</p>
-
-<p>Son origine plus que médiocre était pour beaucoup
-dans l’ostracisme qu’il subissait, mais cela
-tenait aussi en partie au peu d’occasions que le
-sort lui avait offert jusqu’alors.</p>
-
-<p>Nul doute qu’à la longue le bain d’or dans
-lequel il était plongé, pour employer l’image pittoresque
-du jeune officier, n’arrivât à recouvrir
-les rugosités et les petites tares de sa nature
-primitive avec tant de perfection que personne
-ne refusât plus d’ouvrir sa porte à ce monsieur
-tout neuf, qui sortait de son Pactole changé des
-pieds à la tête ; mais ce travail serait long, et
-c’était tout de suite que M. Champlion voulait
-atteindre son but.</p>
-
-<p>Comme tous les hommes partis de rien et
-enrichis subitement, il n’avait plus qu’un rêve
-au monde, qu’une ambition, c’était se faire admettre
-dans cette société qui avait fini par lui
-faire l’effet de quelque chose de grandiose et
-d’inaccessible, à force de la regarder d’en bas.</p>
-
-<p>Il savait bien qu’une fois le pied à l’étrier,
-le reste s’enlèverait tout seul, aussi ne demandait-il
-qu’une borne, une pauvre petite borne
-d’où il pût prendre son élan.</p>
-
-<p>C’était sa marotte, sa folie, la terre promise
-vers laquelle il eût marché à travers dix déserts,
-et il aurait donné sans regret son bras droit à
-qui lui eût apporté cette clef magique.</p>
-
-<p>Et voilà que tout à coup, sans qu’il lui en
-coûtât la plus petite de ses phalanges, grâce
-à l’originalité du baron de Trélan, il allait tenir
-en main l’occasion tant souhaitée !</p>
-
-<p>La collection qui lui était confiée, avait dans
-la ville un succès de curiosité d’autant plus vif
-que personne ne la connaissait. De son vivant,
-le baron la tenait sous triple verrou, comme une
-sultane dans son harem, et pas un œil humain ne
-pouvait se vanter de l’avoir contemplée.</p>
-
-<p>Aussi, du jour où le testament fut connu, il n’y
-eut plus dans ce noyau désœuvré, et toujours
-en quête de distractions, qui formait la société
-élégante, qu’une idée : ce fut d’avoir sa place
-marquée, et d’être là le jour de la remise de la
-collection. C’était la nouveauté et l’événement de
-la quinzaine.</p>
-
-<p>Les lettres se mirent à pleuvoir chez M. Champlion
-demandant des droits d’admission avec
-le sans façon de gens toujours sûrs d’être bien
-accueillis, et le glorieux banquier se trouva d’emblée
-en correspondance avec toute la ville. Les
-femmes surtout sollicitaient, et jamais il n’avait
-vu passer sous ses yeux tant de mignonnes pattes
-de mouche.</p>
-
-<p>On disait les bijoux aussi originaux que riches,
-on savait le comte de Kerdren jeune, beau, et
-un brin sauvage ; et on n’était pas fâché de voir
-les deux choses par la même occasion.</p>
-
-<p>On juge, d’après cela, comment le banquier
-pouvait accueillir la proposition de Jean, et
-s’il était supposable qu’il se mît de ses propres
-mains à démolir l’arc de triomphe sous lequel,
-toutes les nuits, il se voyait passer en songe !</p>
-
-<p>Il s’emporta, prit feu, et parla bien haut de
-sa parole donnée et de son honneur de banquier ;
-puis quand il vit que le jeune officier
-cessait d’insister, perçant ses motifs à jour bien
-plus qu’il ne pouvait l’imaginer, et qu’il se bornait
-à lui demander assez sèchement le jour et l’heure
-du rendez-vous, il se radoucit à l’instant.</p>
-
-<p>« Il ne voulait point de froideur entre eux,
-son jour et son heure seraient les siens ; et il
-était au regret de le désobliger ! »</p>
-
-<p>En disant tout cela, il laissait si naïvement
-éclater sa joie que, malgré tout son mécontentement,
-Jean ne pouvait s’empêcher d’en être
-amusé.</p>
-
-<p>Comme dernière faveur, il demanda l’autorisation
-d’aller consulter madame Champlion
-et de lui présenter le comte de Kerdren. Il n’y
-avait rien à objecter à cela, et Jean suivit son
-interlocuteur dans un second salon où une femme
-d’un âge moyen, et qui semblait le dédoublement
-féminin de son mari, était assise devant
-un métier à tapisserie, piquant son aiguille dans
-de gigantesques dahlias.</p>
-
-<p>Elle se leva avec un empressement qui fit
-rouler toutes ses laines sur le tapis, de sorte
-que Jean répondit à sa phrase de bienvenue
-un genou en terre et la tête inclinée sur les écheveaux
-qu’il ramassait ; puis, sans transition, élevant
-la voix :</p>
-
-<p>— Mademoiselle, dit-elle en s’adressant à quelqu’un
-qui était au fond de la pièce, allez donc
-chercher Angèle, elle sera si contente de voir
-l’héritier de la collection de M. de Trélan !</p>
-
-<p>Le jeune homme se retourna pour saluer la
-personne que la position particulière qu’il avait
-prise en entrant l’avait empêché de remarquer,
-tout en maugréant intérieurement de se voir
-traité comme un simple objet de curiosité, et, à
-son inexprimable surprise, il se trouva en face
-de mademoiselle de Valvieux.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VI</h2>
-
-
-<p>C’était bien elle, toujours jolie, toujours svelte,
-seulement plus maigre, et si pâle que, près de
-son col de crêpe, sa figure ressemblait à un beau
-camélia blanc, posé sur un ornement de deuil.
-Sous les yeux, elle avait deux cercles bleuâtres
-qu’on voyait même à travers ses cils baissés, et
-qui rappelaient ces lointains brumeux qu’on aperçoit
-au fond de l’horizon, derrière un rideau de
-feuilles.</p>
-
-<p>Jean embrassa tout cela d’un regard, et il
-lui sembla qu’il n’avait jamais vu une robe noire
-qui eût l’air si triste et si sombre.</p>
-
-<p>D’abord indécis, en reconnaissant la jeune
-fille, il reprit très vite son aisance accoutumée,
-fit quelques pas en avant, et s’inclina devant elle
-en murmurant les premiers mots de ce qu’on appelle
-si bizarrement un compliment de condoléance.</p>
-
-<p>Mademoiselle de Valvieux, qui ne l’avait pas
-entendu venir, s’arrêta brusquement, releva la
-tête, et avant qu’il eût fini sa phrase, avec la
-soudaineté d’émotion d’une enfant, de grosses
-larmes jaillirent de ses yeux et se mirent à rouler
-sur ses joues, si pressées, si abondantes, donnant
-à ce jeune visage une expression de désolation
-si profonde, que Jean s’arrêta court ne sachant
-plus comment faire pour exprimer à la fois ses
-regrets et sa sympathie.</p>
-
-<p>Du revers de ses deux mains, avec une précipitation
-nerveuse, elle cherchait à étancher
-ses pleurs, à les repousser, semblait-il ; mais
-c’était une barrière trop faible, et les larmes,
-brillantes et lourdes comme les gouttes des grosses
-pluies d’été, couraient le long de ses doigts sans
-même qu’elle s’en aperçût.</p>
-
-<p>Interdit et désolé, le jeune officier se rapprocha
-encore d’un pas, et avec des intonations
-toutes pleines de pitié, et un regard d’une
-vraie bonté dans ses yeux expressifs :</p>
-
-<p>— Mon Dieu, dit-il, pardonnez-moi, je vous
-fais de la peine. J’aurais dû savoir toucher plus
-doucement à un chagrin si récent.</p>
-
-<p>— C’est à moi qu’il faut pardonner, répondit-elle
-très bas, en faisant un mouvement, comme
-pour lui tendre la main ; car vous, au contraire,
-vous m’avez fait tant de bien.</p>
-
-<p>Puis, baissant encore la voix :</p>
-
-<p>— C’est la première fois qu’on me parle de
-mon père depuis que je suis ici, ajouta-t-elle.</p>
-
-<p>Au même instant, la porte s’ouvrit en façon
-de coup de vent, et une fillette que Jean supposa
-avec raison être « l’Angèle » qu’on réclamait,
-entra en bondissant. Il était temps, car
-l’étonnement de M. et de madame Champlion
-en suivant la petite scène qui précède était arrivé
-à un point tellement aigu qu’il n’était pas douteux
-qu’ils ne s’apprêtassent à s’y mêler, et pas douteux
-non plus que leur intervention ne fût maladroite.</p>
-
-<p>Comme sa sortie n’avait plus de raison d’être,
-Alice se retira à l’écart pour achever de maîtriser
-son émotion, tandis que la petite fille, avec son
-audace d’enfant mal élevée, s’approchait de Jean,
-et le tirait par la manche de son uniforme en lui
-disant :</p>
-
-<p>— Bien vrai, monsieur, c’est vous qui êtes
-l’héritier de tous ces beaux bijoux ?</p>
-
-<p>— Positivement, mademoiselle, répliqua le jeune
-homme avec une nuance d’ironie ; à moins, toutefois,
-que vous ne me connaissiez un compétiteur ?</p>
-
-<p>Compétiteur, c’était un mot qu’Angèle ne
-comprenait pas, et comme l’accueil qu’elle recevait
-ne lui plaisait qu’à moitié, elle abandonna
-l’officier, et fondant sur son père avec une fougue
-qui fit gémir le bois doré du fauteuil :</p>
-
-<p>— Alors, c’est bientôt la grande soirée dont
-tu parles toujours ; les glaces, les fleurs et les
-bijoux sur des coussins, dis, père ?…</p>
-
-<p>Et comme M. Champlion se défendait tout
-mécontent et regardait Jean d’un œil craintif,
-le jeune homme s’inclina légèrement, disant
-qu’il voulait laisser à M. et à madame Champlion
-toute liberté de se consulter. Il s’éloigna du groupe
-de famille, où commença à l’instant une discussion
-animée.</p>
-
-<p>Sa promenade sans but entre les chaises et
-les fauteuils, l’amena bientôt près de la fenêtre
-où se tenait Alice, qui était assise maintenant
-avec les mains jointes sur ses genoux, et suivait
-pensivement des yeux la marche capricieuse
-du jeune homme. Elle était calme, et
-il ne lui restait comme trace de sa violente émotion
-que ce quelque chose de tremblant et de
-mouillé que conserve le regard quand on vient de
-pleurer.</p>
-
-<p>Dans l’ombre de ces grands rideaux de peluche,
-toute seule en face de ces trois personnes qui
-se serraient en parlant bas, c’était une véritable
-image de l’isolement, et il sembla à Jean qu’il
-y avait une prière muette dans le regard qui
-s’attachait à lui.</p>
-
-<p>Il se rapprocha peu à peu, cherchant avec
-une certaine frayeur l’indice d’une nouvelle
-crise de larmes dans les yeux de la jeune fille.
-C’était la première fois de sa vie qu’il avait provoqué
-un désespoir de ce genre, et il craignait
-fort de recommencer, éprouvant un peu ce que
-ressent un individu placé en face d’une machine
-inconnue qu’il s’agit de mettre en mouvement,
-et dont il touche les rouages avec crainte, de
-peur que son doigt pose à faux sur quelque point.</p>
-
-<p>Peut-être Alice devina-t-elle sa frayeur, car
-elle se souleva à demi en le voyant approcher
-et le saluant d’un faible sourire :</p>
-
-<p>— C’est fini, dit-elle, je suis raisonnable…</p>
-
-<p>Puis, après une petite pause, elle continua avec
-simplicité :</p>
-
-<p>— Vous m’avez doublement émue tout à
-l’heure, monsieur ; la soirée de madame de Sémiane
-est la dernière à laquelle j’aie assisté avec
-mon pauvre père, et je m’attendais si peu alors
-à vous revoir ainsi !</p>
-
-<p>Elle s’arrêta, sentant que sa voix tremblait
-de nouveau.</p>
-
-<p>— Est-ce donc M. Champlion qui est votre
-tuteur ? demanda Jean.</p>
-
-<p>— Mon tuteur ? reprit-elle en le regardant avec
-étonnement. Mais vous n’avez donc pas su notre
-ruine ? Je suis ici comme institutrice d’Angèle.</p>
-
-<p>— J’avais bien appris la perte de votre fortune,
-répondit-il, mais je ne croyais certes pas
-que c’était…</p>
-
-<p>Il s’arrêtait, il ne savait vraiment plus que
-dire, en face de ce double malheur.</p>
-
-<p>— Si, répondit-elle tristement, c’était tout.
-On m’a offert cette position dans la troisième
-lettre de condoléance que j’ai reçue, le surlendemain
-de mon deuil. C’était bien tôt, n’est-ce pas ?
-et cela m’a fait de la peine… J’aurais voulu qu’on
-attendît que je parlasse… Puis j’ai su ensuite
-ma situation tout entière, et j’ai accepté. J’ai
-seulement demandé un peu de temps, et on m’a
-dit qu’on me donnait trois semaines. C’était assez,
-puisqu’il fallait toujours commencer, et depuis
-huit jours je suis ici.</p>
-
-<p>— Mais vos parents, vos amis ?</p>
-
-<p>— Nous n’avons plus que des cousins si éloignés !
-Ils m’ont dit que je faisais bien, et mes amis
-aussi. Que vouliez-vous qu’ils fissent ? Puis quand
-on s’est tant aimé à deux, on oublie un peu d’aimer
-les autres, et nous étions trop nomades pour avoir
-près de nous plus que des connaissances ; ou,
-bien alors les parasites, ceux qui venaient pour
-notre fortune.</p>
-
-<p>Il sembla à Jean que le ton de la jeune fille
-devenait un peu amer et, involontairement, il
-repensa à la pléiade…</p>
-
-<p>— Eh bien ! cria à ce moment la voix la plus
-triomphante du banquier, c’est arrangé. Que
-diriez-vous d’après-demain ? Trop court peut
-être ?</p>
-
-<p>Jean était également indifférent à tout, il le
-répéta d’un ton froid, et comme il s’inclinait
-pour prendre congé de la jeune fille, le banquier
-ajouta lourdement :</p>
-
-<p>— De vieux amis, hé ! hé ! Comme on se retrouve.</p>
-
-<p>Jean répliqua par quelques mots brefs sur
-« l’honneur qu’il avait eu en effet d’être présenté
-à mademoiselle de Valvieux ». Puis saluant la
-maîtresse de la maison avec sa courtoisie froide,
-il prit congé, laissant le banquier si ahuri de ses
-allures qu’il répétait encore dans la soirée :</p>
-
-<p>— Mâtin, quel bâton de houx que ce monsieur !
-piquant à tous les nœuds !… Mais bah !
-j’ai mon affaire, et je me moque du reste !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VII</h2>
-
-
-<p>Malgré tout ce que le banquier avait laissé
-deviner à Jean, et tout ce que le jeune homme
-avait prévu en plus, il n’avait pas compté sur
-un tel déploiement de luxe. Un cordon de gaz
-courait tout le long de la façade de l’hôtel, accusant
-les saillies de pierre, et les domestiques en livrée
-rouge, perdus dans les massifs de feuillage qui
-ornaient la porte cochère, avaient l’air de grosses
-pivoines piquées dans la verdure raide et brillante
-des arbustes. On devinait que le banquier aurait
-voulu orner ainsi toute la rue et qu’il avait arrêté
-son tapis à l’extrême bord du trottoir avec un
-véritable regret.</p>
-
-<p>Un grand concours de curieux attendaient
-l’entrée des invités, et le jeune officier, qui venait
-à pied et lentement, eut tout le loisir de s’emporter,
-et de dépenser contre M. Champlion
-toutes les invectives dont dispose la langue française
-à l’endroit de la vanité. Un instant même,
-il lui prit une velléité de retourner tout tranquillement
-à bord, et de laisser les gens qui s’apprêtaient
-à se réunir là, se tirer d’affaire comme ils
-pourraient.</p>
-
-<p>Mais ce n’eût été que partie remise, il le savait
-bien. Le banquier avait la loi pour lui d’après
-les termes du testament qui disait en toutes
-lettres : « En présence du plus grand nombre de
-témoins possible », et il n’était pas homme à faire
-grâce d’une syllabe.</p>
-
-<p>Il ne restait à Jean qu’à subir sa destinée
-présente, et à se remettre aux mains des beaux
-laquais rouges, ce qu’il fit avec une mélancolie
-résignée.</p>
-
-<p>Un d’entre eux lui prit sa capote, un autre
-lui fit traverser une enfilade de salons encore
-vides, mais qui ruisselaient littéralement de
-lumières et de dorures, et le laissa enfin dans
-une dernière pièce, où M. Champlion, sanglé
-dans son habit noir, cravaté de blanc, et palpitant
-de satisfaction, jouait au naturel le rôle
-du dragon des Hespérides.</p>
-
-<p>La petite Angèle avait bien dit et la collection
-tout entière était là reposant, sinon sur des coussins,
-du moins sur des draperies d’un rouge vif,
-qui la faisaient ressortir avec une richesse extrême.</p>
-
-<p>L’attitude de parfaite indifférence du jeune
-officier et la façon paisible dont il écoutait ses
-explications déconcertèrent visiblement le banquier,
-qui le regardait de l’air mystifié d’un enfant
-entre les mains duquel crève une bulle de savon.</p>
-
-<p>Mais après tout, comme il l’avait dit à sa
-femme, « il avait son affaire, et se moquait du
-reste ! » Voyant donc qu’il ne tirerait pas le plus
-petit éloge de ce côté, il laissa à Jean le poste
-d’honneur qu’il occupait un instant avant, et se
-donna l’innocent plaisir de faire à petits pas le
-trajet qu’allaient parcourir tout à l’heure ses
-invités, pour savourer à lui seul les impressions
-qu’ils ressentiraient plus tard.</p>
-
-<p>Le jeune homme était là depuis un instant,
-regardant avec un peu de stupeur les tables
-garnies qui l’entouraient, et se demandant ce
-qu’il allait bien pouvoir faire de cet amas d’orfèvrerie
-et de joaillerie, quand il s’aperçut qu’on
-parlait tout près de lui.</p>
-
-<p>Il tourna la tête, et comprit au léger mouvement
-qui agitait la portière du fond, qu’il
-n’était séparé de la pièce voisine que par l’étoffe
-de soie. Il fit alors quelques pas de ce côté en
-toussant d’une façon significative ; mais madame
-Champlion, car c’était sa voix qu’on entendait,
-était douée d’un aussi bel organe que son aspect
-permettait de le supposer, et Jean, dominé par
-ce contralto imposant, fut contraint d’entendre
-tout ce qui suit :</p>
-
-<p>— Je vous le répète, mademoiselle, disait-elle,
-je tiens essentiellement à ce que vous restiez ici
-ce soir. Croyez que je connais tout aussi bien que
-vous les exigences d’un grand deuil, et que je
-n’ai l’intention de vous rien demander qui ne me
-paraisse convenable. Il ne s’agit aujourd’hui ni
-d’un bal, ni même d’un concert, et vous ne serez
-pas plus déplacée ici, que dans n’importe quelle
-visite à un musée.</p>
-
-<p>« Angèle tient beaucoup à voir les gens qui
-vont venir, et vous comprenez que je n’aurai
-pas une minute de liberté pour la surveiller. Il
-faut donc que vous fassiez à ma place ce qui
-est après tout votre métier. On nous a dit, quand
-on vous a recommandée à nous, que vous étiez
-fort habituée aux soirées et au monde ; c’est
-tout à fait le cas de le montrer. Et croyez-moi,
-si vous les avez tant aimés, au bout d’une demi-heure,
-vous y retrouverez votre plaisir tout comme
-nous autres !…</p>
-
-<p>Puis, sans attendre une réponse qu’elle ne
-se souciait probablement pas d’écouter, elle
-entra dans le salon avec un grand bruit d’étoffes
-froissées, quelque chose comme le mouvement
-de ces toiles métalliques qu’on agite au théâtre
-pour simuler l’approche de l’orage.</p>
-
-<p>Toutes les promesses de l’oreille étaient réalisées
-pour les yeux en la voyant. Par le chef-d’œuvre
-d’une imagination peu commune, sa toilette était
-composée de telle façon, qu’on y retrouvait à
-peu près tout ce qu’on a l’habitude de voir réparti
-entre une douzaine de femmes. Les trois règnes
-de la nature y avaient leur part, et s’il manquait
-une des couleurs de l’arc-en-ciel, c’était ignorance
-ou erreur, certainement pas mauvaise volonté.</p>
-
-<p>L’ensemble produisit à Jean l’impression d’une
-chose déjà vue, et fit passer devant ses yeux le
-souvenir d’une réception à une cour nègre dans
-une des îles du Pacifique.</p>
-
-<p>Seulement, par suite de la latitude, il devait
-formuler ici son salut en bon français, et c’est
-ce qu’il fit, sans se permettre bien entendu l’esquisse
-d’un sourire.</p>
-
-<p>Avant que l’empressement de madame Champlion
-pût se donner carrière, son mari reparut…
-Il avait entendu un bruit de voiture ; on arrivait,
-et il fallait qu’ils fussent là, tous les deux, dans
-le premier salon, sur la porte, le plus près possible,
-enfin, pour faire leurs honneurs. Il l’emmena et
-de nouveau le jeune officier se trouva seul.</p>
-
-<p>La portière se balançait toujours. De minute
-en minute, il s’attendait à voir sortir mademoiselle
-de Valvieux, avec sa robe noire, sa figure
-pâle et cette tristesse qui rendait si pénible pour
-elle l’ordre qu’elle venait de recevoir.</p>
-
-<p>« A sa place, pensait-il, je ne céderais pas !
-Cette femme est révoltante d’égoïsme. »</p>
-
-<p>Il se rappelait la violente émotion que la jeune
-fille avait ressentie deux jours avant, rien qu’en
-le revoyant, lui qui avait été lié si faiblement à
-son passé, pourtant ; et il se la représentait avec
-une pitié sincère, toute seule dans ces grands
-salons remplis d’inconnus, avec ses amers souvenirs
-l’assaillant en foule.</p>
-
-<p>« Pauvre créature, se disait-il, ma présence ici
-ne lui aura causé que de la peine ! »</p>
-
-<p>Et il se demandait, en se sentant si jeune,
-si fort, si libre de toute entrave, pourquoi le
-sort avait mis une telle différence entre la vie
-des hommes et celle des femmes, que le malheur
-fût doublé chez elles d’une impuissance à
-peu près complète en toute chose, tandis qu’il
-laissait chez eux le champ libre à toutes les
-énergies.</p>
-
-<p>D’un côté, ne pouvoir presque pas gagner le
-pain quotidien autrement que dans une condition
-servile ; de l’autre, sans une plus grande
-somme d’intelligence ni de résolution, avoir le
-droit de prétendre à tout, même à la gloire !</p>
-
-<p>« Sotte chose, par ma foi, que la société ! se
-disait-il. Je ne mets jamais le pied sur terre que
-pour m’en dégoûter un peu plus, et il faudra
-quelque jour que je me décide à faire une révolution,
-ou à n’y plus revenir jamais ! »</p>
-
-<p>Pendant ce temps, les salons s’étaient remplis.
-Les ambitions de M. Champlion étaient
-plus que satisfaites, c’était mieux que de la
-foule, c’était de la cohue.</p>
-
-<p>Les femmes en grande toilette, les jeunes
-gens le gardénia à la boutonnière, passaient
-et repassaient. On parlait haut, on riait fort,
-et surtout, comme on était venu pour voir, on
-regardait avec la plus impertinente curiosité.
-On aurait juré que tous ces gens-là avaient payé
-leur place en entrant et qu’ils en voulaient pour
-leur argent.</p>
-
-<p>Dominant le bruit des conversations, le mouvement
-d’ailes des robes légères, le petit coup sec
-des éventails qu’on ouvrait, la voix de M. Champlion
-se faisait entendre comme une basse continue.</p>
-
-<p>Quand il arrivait, dans sa lecture, à quelque
-bijou d’importance, involontairement il enflait
-le ton. Il semblait qu’en sortant, les gros chiffres
-lui ouvraient la bouche. Puis, ses lèvres se refermaient
-sur une petite bague sans prétention et
-les murmures de la foule le couvraient jusqu’à
-nouvel ordre.</p>
-
-<p>C’était amusant de suivre ces modulations,
-et Jean, debout dans une embrasure de fenêtre,
-s’était égayé longtemps ainsi.</p>
-
-<p>Mais, comme on le sait, le jeune héritier était
-compté ce soir-là au nombre des curiosités et on
-avait trouvé tout naturel de le traiter comme tel.
-De sorte qu’il s’était vu bientôt le point de mire
-d’une centaine d’yeux le regardant aller et venir,
-parler ou se taire, comme on regardait jadis le
-petit lever du roi. La grandeur a de ces inconvénients !
-Seulement n’étant patient ni par tempérament
-ni par état, Jean s’était lassé très vite de
-cette situation, et plus heureux que les majestés
-d’autrefois, avait pu y couper court en se dérobant.</p>
-
-<p>A peine s’il avait vu dans la foule cinq ou
-six visages de connaissance, et comme il avait
-refusé péremptoirement d’amener même un de
-ses camarades à cette solennité, il put bénéficier
-à lui seul d’une retraite choisie qu’il découvrit
-derrière un massif de camélias.</p>
-
-<p>On avait fait de la pièce voisine du salon des
-bijoux une espèce de jardin d’hiver, et tout au
-fond, comme un îlot secourable, se trouvait le
-fauteuil moelleux qui avait tenté la sauvagerie du
-jeune homme. De là il entendait de toutes les
-conversations juste ce qu’il lui fallait, c’est-à-dire
-rien, ou mieux encore le bruit général qui arrivait,
-grâce à la distance, à se fondre en un murmure
-unique ressemblant au chant de la houle.</p>
-
-<p>Un instant, à son grand effroi, la petite Angèle,
-qui voletait partout, circula entre les fleurs comme
-un feu follet, « comme un insecte malfaisant »,
-pensait même Jean. Mais le caprice qui l’avait
-apportée la remporta presque aussitôt, et, avec
-un soupir de soulagement, le jeune officier se
-retrouva maître de sa solitude.</p>
-
-<p>Les yeux fermés, il s’isolait autant qu’il le
-pouvait de cet entourage peu sympathique, quand
-il lui sembla entendre tout près de lui quelque
-chose comme un frémissement. « Est-ce que ce
-gros homme aurait poussé le réalisme jusqu’à
-faire nicher des oiseaux dans son bocage ? se
-dit-il, ou bien dans cette atmosphère surchauffée
-les plantes poussent-elles comme chez le docteur
-Ox ?… »</p>
-
-<p>En même temps il tournait la tête. A deux
-pas derrière une série d’arbustes, une jeune femme
-qu’il reconnut aussitôt pour mademoiselle de
-Valvieux était assise sur une chaise basse.</p>
-
-<p>Tout près de ces lumières et de ces toilettes
-éclatantes, l’austérité de son deuil était plus
-frappante encore, et elle ressemblait à un de
-ces anges prophétiques qu’on représente dans
-les légendes, apparaissant tout à coup au milieu
-d’une fête pour parler de misères et de tristesses
-à des fous trop insouciants.</p>
-
-<p>Visiblement la pauvre fille cherchait à se faire
-toute petite, serrant sa robe sombre autour d’elle,
-ne respirant qu’à demi et n’ayant qu’une ambition,
-passer inaperçue.</p>
-
-<p>Il sembla à Jean que c’était ainsi que les petits
-enfants des contes de Perrault devaient se cacher
-dans la maison de l’ogre, et la même profonde
-pitié qu’il avait déjà ressentie pour la jeune fille
-lui revint.</p>
-
-<p>On voyait qu’un instant de solitude était
-pour l’heure ce qu’elle souhaitait le plus vivement,
-et il comprit qu’il valait mieux ne lui
-parler que plus tard, quand elle serait assez
-tranquille pour qu’une voix sympathique lui fît
-du bien.</p>
-
-<p>Alors, de son côté, avec le même soin, il se
-mit à veiller sur ses mouvements, inspectant d’un
-coup d’œil son épée, posée entre ses genoux, et
-les glands d’or de sa ceinture qui auraient pu
-tinter sur le fourreau. A son tour, il fit sa respiration
-aussi douce que possible, et jamais jeune mère,
-veillant près d’un berceau, ne mit plus de soin
-à protéger le repos d’un être aimé, que ce grand
-et fort marin à respecter la courte halte que
-faisait cette étrangère entre deux buissons fleuris.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VIII</h2>
-
-
-<p>Cela durait depuis cinq minutes à peu près,
-et Jean commençait à retomber dans son courant
-d’idées personnelles, quand l’entrée bruyante de
-cinq ou six hommes, qui parlaient tous à la fois,
-le fit tressaillir. Il ne quitta pas son siège cependant,
-et le groupe ne dépassa pas d’ailleurs la première
-partie de la pièce.</p>
-
-<p>C’était une réunion de ces jeunes gens superficiels,
-inutiles sur terre, et qui semblent perpétués
-uniquement pour sauvegarder la correction
-des nœuds de cravate et le salut à la mode.</p>
-
-<p>Comme position sociale : « Gommeux », en
-attendant de devenir « Luisants » ou « Bémols ».
-Comme conversation : tout ce qu’il est permis
-d’espérer dans le genre.</p>
-
-<p>— Je vous dis que je l’ai vue ! criait l’un d’eux.</p>
-
-<p>— Elle a le deuil léger, la belle fille ! répondit
-un autre. Y a-t-il seulement un mois que son
-père est mort ?</p>
-
-<p>— Bah ! elle aura pris le mois pour l’an ! Est-elle
-toujours jolie ? Le noir doit lui aller à ravir !</p>
-
-<p>— Peuh ! elle est maigre et jaune, et la maigreur
-ne va à aucune femme !</p>
-
-<p>— Quand je pense pourtant que moi… Non,
-jamais je n’ai vu catastrophe plus heureuse,
-chronologiquement parlant s’entend !</p>
-
-<p>— Au fait, c’est vrai ; il me semble que vous
-étiez des plus brûlants, d’Asti ; la déclaration
-ne devait pas être loin ?</p>
-
-<p>— A un tour d’horloge, mon cher ! En effeuillant
-notre marguerite, nous en étions arrivés à
-« passionnément » ! Et il ne me restait plus qu’à
-m’en ouvrir au père quand la débâcle est arrivée.</p>
-
-<p>— La veine de quelqu’un qui a vendu à temps
-ses fonds turcs !</p>
-
-<p>— Juste ; mais vous comprenez qu’il me serait
-faiblement agréable de la rencontrer face à face :
-aussi je louvoie, je me dérobe, je cherche la paix
-des bosquets…</p>
-
-<p>— C’était cependant, ma foi, une superbe
-créature ! Vous n’avez pas eu un regret ?</p>
-
-<p>— Pensez-vous qu’il y ait au monde une beauté
-qui puisse rendre agréables ces deux mots : « Mariage
-pour dettes ! » Ça sonne mieux que prison
-ou suicide ; mais c’est tout.</p>
-
-<p>— Diable ! c’était à ce point !</p>
-
-<p>— Exactement !</p>
-
-<p>— Et alors depuis ?</p>
-
-<p>— Alors il m’est arrivé qu’un vieux bonhomme
-d’oncle a fait comme dans les comédies,
-et a défunté juste au bon moment pour
-combler le trou où j’allais piquer une tête en guise
-d’acompte !…</p>
-
-<p>Dès les premiers mots de cette conversation,
-Jean avait voulu se lever pour arrêter ce qui
-était si peu destiné aux oreilles de mademoiselle
-de Valvieux, et ce qui devait la blesser si cruellement
-à plus d’un titre…</p>
-
-<p>Mais son mouvement, trop faible pour être
-entendu de ceux qui causaient, avait fait tressaillir
-Alice. Elle s’était retournée de son côté
-vivement, avec l’air effrayé d’une biche aux
-abois, qui croit entendre sortir un nouvel ennemi
-du buisson même où elle s’est réfugiée pour
-mourir.</p>
-
-<p>Elle avait reconnu du premier coup, à travers
-le rideau de feuilles, l’uniforme du jeune officier,
-et, à demi soulevée elle-même, elle lui
-avait fait, en posant le doigt sur ses lèvres et
-en secouant la tête, un geste qui ordonnait si
-impérieusement le silence, que le jeune homme
-s’était rassis, bien à contre-cœur, mais n’osant
-passer outre.</p>
-
-<p>Une fois encore, absolument révolté de la
-façon dont ces vérités brutales arrivaient à la
-pauvre fille, il s’apprêtait à s’interposer ; mais
-sans même tourner la tête, comme quelqu’un
-qui a prévu le geste, elle avait étendu la main
-de nouveau, et d’une façon plus décidée encore.</p>
-
-<p>C’était quelque chose de navrant que cette
-scène qui se déroulait dans le jour un peu voilé
-de ce salon si poétiquement orné ! Dans ce nid
-de feuillage qu’on aurait dit ménagé pour un
-rendez-vous d’amoureux, cette jeune fille debout,
-toute seule, écoutant ce langage grossier dans
-lequel ces hommes parlaient d’elle, perdant d’un
-seul coup toutes ces illusions que la vie a la compassion
-de n’effeuiller habituellement que peu à
-peu, cela mettait vraiment la pitié au cœur !
-Et comme pour ajouter encore à son humiliation,
-à côté d’elle, ce témoin involontaire, muet par
-respect et par obéissance, mais qui voyait ce
-pendant la rougeur qu’elle sentait monter comme
-une vague jusqu’à son front !</p>
-
-<p>Un instant, il sembla que le groupe s’éloignait ;
-puis un de ces jeunes gens appela tous
-ses amis sur un divan qu’il venait de remarquer,
-et sans interruption la conversation continua :</p>
-
-<p>— Par le fait, vous ne savez pas, d’Asti, que
-vous avez couru plus gros risque encore que
-vous ne pensiez ! Ne disait-on pas que madame
-de Valvieux était morte de langueur ?</p>
-
-<p>— Eh bien !</p>
-
-<p>— Eh bien ! ne savez-vous pas que les maladies
-de langueur sont le nom poli des poitrinaires
-qui laissent des filles à marier ?</p>
-
-<p>— Un million poitrinaire ! Vous voulez me
-donner des regrets, bourreau !… Laissez-moi croire
-qu’elle jouissait d’une santé de bûcheronne, ou
-je ne réponds plus de mon désespoir !</p>
-
-<p>— Et si vous essayiez de quelques consolations !
-Quel est son rôle ici ? Parente pauvre ou demoiselle
-de compagnie ? Je vous assure qu’il ne serait
-pas déplaisant de fréquenter une maison où
-l’institutrice serait taillée sur ce patron ! et…</p>
-
-<p>— Là, messieurs ! dit tout à coup une voix
-nette et hautaine qui fit retourner les six têtes
-avec l’ensemble d’une manœuvre militaire. Je
-pense que vous trouverez comme moi qu’en
-voilà assez sur ce sujet, quand vous saurez que
-mademoiselle de Valvieux n’a pas encore perdu
-un mot de votre conversation.</p>
-
-<p>— Ni vous non plus, à ce qu’il semble, monsieur ?
-riposta un des jeunes gens.</p>
-
-<p>— Ni moi non plus, monsieur, vous dites bien.</p>
-
-<p>— Et c’est là-bas, dans le fond, que vous vous
-occupiez à ce… jeu de cache-cache !</p>
-
-<p>— Mon Dieu, monsieur, c’est chacun dans notre
-coin, où le hasard de votre gracieuse entrée
-nous a surpris. Quand j’ai voulu me lever, pour
-vous rappeler qu’avant de faire son examen de
-conscience devant un buisson, il est d’usage d’en
-faire le tour, mademoiselle de Valvieux, que je
-n’avais pas encore eu l’honneur de saluer ce soir — exactement
-comme vous, monsieur d’Asti,
-quoique pour d’autres raisons, cependant — mademoiselle
-de Valvieux, dis-je, s’est aperçue
-pour la première fois de ma présence, et devinant
-mon intention, m’a arrêté de loin d’un geste fort
-significatif…</p>
-
-<p>— Auquel vous avez obéi, sinon tout à fait,
-comme nous le voyons, du moins jusqu’à ce
-que…</p>
-
-<p>— Jusqu’à ce que… Remarquez, monsieur, que
-je me permets de vous interrompre, seulement
-pour reprendre au vol la phrase que vous venez
-de me couper en deux ; jusqu’à ce que l’expérience
-que mademoiselle de Valvieux voulait essayer fût
-à son terme. Elle cherchait, je m’en rendais bien
-compte, à forcer son courage d’écouter jusqu’au
-bout les vilenies qui se disaient ici ; pensant
-avec raison que pour n’être pas belle, l’occasion
-qu’elle avait de lire dans le cœur humain n’en
-était pas moins unique !</p>
-
-<p>— Monsieur !…</p>
-
-<p>— Et qu’elle n’apprendrait jamais mieux sur
-le vif ce que c’étaient que la bassesse et la soif
-de l’or !</p>
-
-<p>— Avez-vous qualité, monsieur, pour venir
-m’insulter au nom de cette jeune fille ?…</p>
-
-<p>— Si peu, je vous l’ai déjà dit, que mademoiselle
-de Valvieux ne m’a pas fait ce soir l’honneur
-de m’adresser la parole… Quand j’ai compris
-à la tournure de votre conversation que mon
-respect la servirait plus mal en lui obéissant qu’en
-coupant court à ce que vous disiez, je suis venu
-et j’ai trouvé à moi seul, si incroyable que cela
-semble vous paraître, tout ce que je viens de
-vous dire !</p>
-
-<p>— Chevalier désintéressé du malheur ! C’est
-un rôle bien noble !</p>
-
-<p>— Et qui date de si loin chez moi, que je suis
-arrivé à n’en plus voir le ridicule ! C’est une
-vieille habitude ! Quand je rencontre un chat qui
-veut tordre le cou d’un oiseau, ou un grand diable
-qui assomme un enfant, je mets mon pied sur
-la bête et mon poing sur l’homme. D’après cela,
-ranger ma respectueuse sympathie du côté d’une
-femme seule, contre laquelle j’entendais six
-hommes s’acharner à la fois, vous m’accorderez
-qu’il n’y avait qu’un pas.</p>
-
-<p>— Alors, vous répondez, monsieur, de tout ce
-que vous avez dit ce soir ?</p>
-
-<p>— Même de tout ce que j’ai pensé, monsieur,
-et c’est encore autrement long pourtant !… Là-dessus,
-je rends M. d’Asti à cette paix des champs
-qu’il aime, en vous rappelant toutefois, messieurs,
-que si l’un de vous est curieux de visiter un navire
-de guerre, je suis domicilié actuellement sur
-<i>la Naïade</i>, en rade de Toulon, et que vous y
-trouverez toujours, à mon défaut, plusieurs de mes
-camarades pour vous recevoir.</p>
-
-<p>Puis saluant tout le groupe d’un geste qui
-était d’une hauteur extrême, Jean s’éloigna de
-quelques pas, s’en fut s’accouder près d’une
-large console dorée, et se mit à suivre le va-et-vient
-de la foule avec la curiosité tranquille
-d’un homme qui n’a absolument rien de mieux
-à faire.</p>
-
-<p>Un instant, les jeunes gens qu’il venait de
-quitter restèrent indécis ; M. d’Asti fit même
-un pas vers le fond de la pièce, comme s’il eût
-songé à mettre sur le mal qu’il venait de faire
-la banalité d’une excuse. Mais il revint promptement
-en arrière et sortit en haussant les épaules
-avec ce geste qui signifie dans toutes les langues
-du monde : « Ma foi, je m’en moque ! »</p>
-
-<p>Puis, têtes levées, avec une démarche nonchalante,
-comme des gens pas pressés du tout,
-ils traversèrent tout le salon, saluant à droite,
-causant une minute d’un autre côté, avec les
-allures d’invités qui s’en vont à l’anglaise.</p>
-
-<p>Jean, qui était placé de manière à voir toute
-l’enfilade des portes, les suivit de l’œil jusqu’au
-bout. Puis quand il eut regardé le dernier d’entre
-eux disparaître, il rentra tranquillement dans
-la pièce qu’il venait de quitter, et marcha vers
-la place où il avait laissé mademoiselle de Valvieux.</p>
-
-<p>Elle était toujours assise sur sa même petite
-chaise basse, encadrée de la même arche de verdure,
-et serrant si fort ses deux mains sur son
-visage que ses doigts marquaient des traces rouges
-sur la peau fine du front.</p>
-
-<p>Il arriva jusqu’auprès d’elle, sans qu’elle entendît
-même le bruit de ses pas, puis gravement,
-avec le geste de quelqu’un qui s’incline sur un
-malade pour lui parler plus doucement, il mit un
-genou en terre devant la jeune fille.</p>
-
-<p>Cette fois, elle tressaillit vivement et jeta même
-un léger cri en apercevant cet homme agenouillé
-tout près d’elle.</p>
-
-<p>Pendant une seconde encore, il resta là sans
-rien dire, fixant son regard franc dans les yeux
-étonnés qui se tournaient vers lui ; puis au moment
-où Alice, reprenant possession d’elle-même, s’apprêtait
-à parler :</p>
-
-<p>— Mademoiselle, dit-il avec la même gravité
-simple, vous connaissez ma carrière. J’ai vingt-huit
-ans, je m’appelle Jean de Kerdren, comte
-de Penhoët, et je viens vous demander si vous
-voulez me faire l’honneur de m’accorder votre
-main.</p>
-
-<p>La surprise fut si vive qu’elle ne trouva pas
-d’abord un mot à répondre, et sur cet étrange
-petit groupe, le silence s’établit, coupé seulement
-par la voix de M. Champlion, si nette,
-par instants, qu’on n’en perdait pas une syllabe :</p>
-
-<p>« … avec gravures et ciselures, par Benvenuto
-Cellini.</p>
-
-<p>« Acheté en 1875 au marquis de Gensac pour
-la somme de dix mille francs.</p>
-
-<p>« Estimé en 1880 par M. Mannheim de Paris
-au prix de vingt et un mille francs.</p>
-
-<p>« Plaque de corsage… »</p>
-
-<p>Malgré toute la gravité de l’instant qu’ils traversaient,
-machinalement ils s’étaient mis tous
-les deux à suivre mot à mot cette nomenclature,
-et il semblait qu’avant de savoir ce qu’était
-au juste cette plaque de corsage, ni l’un ni l’autre
-ne pourrait parler.</p>
-
-<p>Tout cela pourtant n’eut que la durée d’un
-éclair, et à temps pour que la situation dans
-laquelle se trouvait Jean n’arrivât pas au ridicule,
-mademoiselle de Valvieux réussit à rompre l’espèce
-d’engourdissement moral que lui avaient causé
-toutes ces émotions successives.</p>
-
-<p>— Monsieur, dit-elle avec entraînement d’abord,
-en hésitant un peu ensuite, je voudrais savoir vous
-dire comme je l’éprouve le sentiment d’infinie
-reconnaissance que je vous garderai toute ma
-vie ! Vous aviez déjà fait beaucoup ce soir… et
-maintenant c’est trop !… Car vous comprenez
-bien qu’à présent… je ne peux pas…</p>
-
-<p>Elle s’arrêta, vaincue décidément par les battements
-de son cœur, et les premières larmes qu’elle
-eût versées de toute la soirée arrivèrent lentement
-jusqu’au bord de ses cils.</p>
-
-<p>Jean s’était levé. Le rayon de ses yeux bruns,
-à travers le prisme de ces gouttes d’eau, lui arrivait
-si étrange et si ému, que ce fut encore avec plus
-de douceur qu’il reprit :</p>
-
-<p>— Je vous comprends, et je ne voudrais pas
-vous causer, ce soir, même la fatigue d’un mot
-d’insistance, mademoiselle. Demain, dans autant
-de jours que vous le voudrez, je reviendrai
-chercher ma réponse. Et c’est bien en effet
-toujours que je compte, non pas que vous me
-serez reconnaissante, mais que vous serez heureuse,
-si vous me permettez d’assurer votre
-bonheur !</p>
-
-<p>Il s’inclina profondément devant la jeune fille,
-et sans songer à imiter toutes les petites précautions
-de M. d’Asti et de sa bande, il quitta l’hôtel du
-banquier.</p>
-
-<p>M. Champlion se reposait sur un gigantesque
-point final amplifié de tout l’orgueil qui lui
-gonflait le cœur, et la tâche de l’héritier était
-accomplie.</p>
-
-<p>Son départ n’en causa pas moins un extrême
-dépit à plusieurs des personnes présentes, et
-l’opinion communément exprimée à la suite de
-cette soirée fut que la réputation du comte de
-Kerdren était horriblement surfaite, et que le
-trait de caractère qu’on avait qualifié chez lui
-de sauvagerie méritait un tout autre nom.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">IX</h2>
-
-
-<p>Le lendemain, vers une heure, on remit à Jean,
-à bord de la Naïade, une lettre enfermée dans une
-enveloppe de deuil, dont il devina à l’instant la
-provenance.</p>
-
-<p>C’était de mademoiselle de Valvieux, en effet,
-et voici ce qu’elle disait :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="ind">« Monsieur,</p>
-
-<p>« Tout ce que j’ai su bien mal vous dire hier,
-au milieu du trouble cruel dans lequel je me
-trouvais, je veux vous le répéter aujourd’hui
-longuement et sérieusement, afin que plus tard,
-quand vous retrouverez dans votre mémoire ce
-mouvement de générosité chevaleresque que vous
-avez eu envers moi, vous retrouviez à côté le
-souvenir de la reconnaissance émue qu’il m’a
-inspirée.</p>
-
-<p>« Vous rappelez-vous, monsieur, la réponse
-que vous avez faite à madame de Sémiane, il y
-a un mois maintenant ?</p>
-
-<p>« Elle vous pressait de venir danser avec moi,
-et comme vous refusiez : « Quand donc l’inviterez-vous ? »
-a-t-elle demandé en insistant. Et vous,
-vous avez répondu à moitié en riant : « Quand sa
-pléiade l’abandonnera !… »</p>
-
-<p>« Vous aviez oublié cela, sans doute, comme
-je l’avais oublié moi-même dans le trouble de
-ces derniers jours, et voilà pourtant que le badinage
-de votre réponse est devenu mon histoire.</p>
-
-<p>« Ma tristesse et mon isolement sont si profonds
-depuis mon deuil, que je n’imaginais rien
-d’autre pouvant s’y ajouter, et que je me regardais
-hier, pendant que le souvenir des soirées d’autrefois
-me revenait à flots, comme atteinte autant
-qu’on peut l’être. Et c’est à ce moment pourtant
-que l’amertume de l’humiliante conversation que
-le hasard me livrait, m’est arrivée !</p>
-
-<p>« Ce n’est pas, Dieu merci, qu’il y eût dans
-mon cœur l’ombre d’un regret pour les hommes
-qui se révélaient à moi si vils ! Mais j’éprouvais
-ce que j’aurais ressenti en voyant mes yeux me
-tromper tout à coup, et me montrer, à la place
-de la terre ferme sur laquelle je croyais marcher,
-rien que le vide. Il me semblait que le cœur
-me manquait et que ma foi en toute chose en
-serait morte à jamais !</p>
-
-<p>« C’est alors que vous avez pris ma défense,
-si bravement, si fièrement, que ma pénible impression
-a été emportée à l’instant. En suivant
-votre accent loyal, j’oubliais d’écouter les paroles
-auxquelles vous répondiez, et de ce quart d’heure,
-je ne me rappelais déjà plus que votre généreuse
-intervention.</p>
-
-<p>« C’était plus qu’il n’en fallait pour vous assurer
-un souvenir attendri dans ma pensée, et cependant,
-vous avez voulu faire davantage encore.</p>
-
-<p>« L’abandon ne pouvait pas être plus complet,
-et c’était bien l’heure pour votre délicate
-bonté de s’approcher.</p>
-
-<p>« Vous m’avez alors offert tout ce qu’un homme
-peut donner au monde, c’est-à-dire cette protection
-et cette heureuse vie que j’estimerais bien
-haut, si le dévouement de toute une existence
-était de ceux qui s’acceptent !</p>
-
-<p>« Nous nous sommes vus trop peu pour qu’il
-me soit possible de donner à votre démarche
-un autre mobile que celui-là, et d’ailleurs, si
-jamais je m’étais fait quelques illusions sur l’impression
-que je pouvais produire, jugez si les
-vérités qu’on m’a forcée d’entendre me le permettent
-aujourd’hui ! Enfin ce que j’ai appris
-de la santé de ma pauvre mère me commande une
-réserve de plus…</p>
-
-<p>« De tout ceci, il ne me restera donc, monsieur,
-qu’une reconnaissance profonde envers
-vous, et la crainte terrible qui m’assiège depuis
-hier, que votre intervention ne vous ait attiré
-quelque complication si grave, que j’ose à peine
-me la formuler, et que je vous supplie de ne pas
-me causer un remords dont je ne saurais me
-consoler, maintenant moins que jamais. »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Jean lut cette lettre tout au long, la relut
-encore, et la replia enfin gravement dans son
-enveloppe.</p>
-
-<p>— « C’est une loyale créature, se dit-il. Le hasard
-a de ces bonheurs ! »</p>
-
-<p>Puis, sans faire une réflexion de plus, comme
-si cette lettre lui eût apporté le plus décidé des
-consentements, il se fit mettre à terre, sauta de
-son youyou dans une voiture, et après avoir
-donné l’ordre de le conduire chez M. Champlion,
-il demeura pendant tout le trajet dans une immobilité
-si complète qu’on aurait pu croire qu’il
-dormait. Il n’en était rien cependant, et le regard
-qui brillait entre les parois de drap sombre avait
-même une résolution peu commune.</p>
-
-<p>Toute la nuit du jeune homme s’était passée
-à réfléchir sur les événements où il se trouvait
-engagé d’une façon si imprévue, et ce n’était
-pas à la légère qu’il marchait maintenant.</p>
-
-<p>Aussi entendait-il arriver à son but tout droit,
-et ne voulait-il point admettre le plus faible
-obstacle.</p>
-
-<p>Mademoiselle de Valvieux avait bien deviné
-et bien dit : Le mouvement qui avait poussé
-la veille le jeune officier à ses pieds, était un
-mouvement de générosité chevaleresque, mais rien
-de plus.</p>
-
-<p>La première fois qu’il l’avait vue, il l’avait,
-on se le rappelle, peu regardée, et même assez
-peu goûtée.</p>
-
-<p>Cette beauté et cette grâce hors ligne rentraient
-pour lui dans la catégorie des objets de
-luxe, « de ceux qu’il fallait tant de coton pour
-emballer ».</p>
-
-<p>Quand il l’avait retrouvée quelque temps après,
-sa douleur et son abandon avaient éveillé sa
-pitié. Elle lui avait produit un peu l’impression
-de ces petites Italiennes qui pleurent sous les
-portes cochères les jours de neige, en montrant
-leurs mains rouges ; et quoique le chagrin fût
-ici moral et non physique, c’est comme cela qu’il
-se la représentait en y pensant.</p>
-
-<p>La veille enfin, elle lui était apparue sous un
-troisième aspect.</p>
-
-<p>Tout se réunissant à la fois sur une même
-tête, c’était trop ! Et pendant qu’il la voyait
-rester si brave sous les paroles brutales qui blessaient
-également tous ses sentiments intimes, ses
-instincts de marin s’étaient mis à s’agiter, et il
-lui était venue l’irrésistible envie de tendre une
-main amie à la pauvre fille, comme il l’eût fait
-pour un nageur en détresse, perdant pied, et cherchant
-en vain un appui.</p>
-
-<p>C’était affreux de penser que cette jeune fille
-allait avoir maintenant le droit de croire toutes
-les paroles menteuses, tous les cœurs gangrenés,
-de se dire que dès le commencement de sa vie,
-elle aurait vu sous son plus triste jour la hideuse
-puissance de l’or, et que personne ne viendrait
-la détromper et lui prouver qu’il y avait encore
-pourtant des honnêtes gens !</p>
-
-<p>Il songeait à tout cela, sans que rien de précis
-se formulât dans sa pensée ; puis tout d’un coup,
-avec cette spontanéité qui faisait le fonds de son
-caractère original, l’idée d’offrir son nom et sa
-fortune à mademoiselle de Valvieux lui avait
-traversé l’esprit.</p>
-
-<p>Il enrageait de voir tous les hommes si plats.
-Pas un n’osait marcher ! C’était à Kerdren de
-« passer devant » alors, selon la vieille coutume. Et
-sans prendre une seconde de réflexion, du même
-pas dont il aurait couru au feu, s’il lui avait
-semblé qu’on y manquait de bras, il était venu
-faire à la jeune fille sa singulière demande en
-mariage.</p>
-
-<p>Elle était malheureuse, en deuil, et toute seule.
-Jean s’était mis à genoux pour lui parler, comme
-jadis ses pères devant une reine, et il lui avait
-fait l’hommage de sa vie aussi simplement qu’au
-temps passé quand on devenait vassal et suzerain
-rien qu’en mettant ses mains dans celles du
-seigneur.</p>
-
-<p>Puis, une fois rentré à bord, il s’était mis à
-regarder en face sa situation avec autant de
-calme et de bon sens pratique que s’il eût été
-voué dès longtemps à cette existence nouvelle.</p>
-
-<p>D’un seul coup, il venait de renverser tout
-ce qu’il avait dit et pensé jusqu’alors.</p>
-
-<p>C’en fait de sa vie à deux avec l’Océan !
-La carrière qu’il avait juré de faire si libre et si
-indépendante avait son entrave maintenant, et
-il lui faudrait désormais comme tant d’autres
-mettre dans la balance les plaisirs et les intérêts
-de sa femme. C’était étrange après tout d’en
-arriver là, et sans même que ce fût par amour.</p>
-
-<p>Mais quand il était une fois décidé à quelque
-chose, Jean avait l’habitude de ne jamais regarder
-en arrière, et il accomplissait ce qu’il avait
-commencé coûte que coûte.</p>
-
-<p>Il n’entendait prendre aucun de ses nouveaux
-devoirs à demi ; il avait dit à mademoiselle de
-Valvieux qu’il la ferait heureuse et il faudrait bien
-qu’elle le fût !</p>
-
-<p>Aussi la lettre de refus de la jeune fille ne
-lui causa-t-elle aucune émotion. C’était une
-excursion qu’il faisait dans son caractère, et il
-était heureux d’y rencontrer cette délicatesse,
-mais cela ne modifiait nullement ses idées.</p>
-
-<p>Ce n’était pas qu’il eût la fatuité de penser
-lui avoir inspiré une passion soudaine ; mais
-du moment où elle n’arguait pour le refuser
-que de la crainte d’accepter un trop grand dévouement,
-il se sentait de force à la convaincre. Et
-il est certain que dès que Jean voulait fermement
-une chose, il se dégageait de sa façon d’insister
-pressée, autoritaire, une puissance irrésistible qui
-entraînait quoi qu’on en eût.</p>
-
-<p>Quand il demanda mademoiselle de Valvieux
-à la porte, on lui fit répéter deux fois son dire,
-en l’assurant que M. Champlion était là.</p>
-
-<p>A force de se remuer et de parler haut, le banquier
-était arrivé à produire sur ses gens autant
-d’impression qu’il le souhaitait, et l’idée que le
-comte de Kerdren n’allait pas commencer d’abord
-par lui dans la maison leur paraissait énorme.</p>
-
-<p>Mais comme Jean n’entendait mêler personne
-à ses affaires, et qu’il réservait tout juste aux
-Champlion le droit d’exclamation quand chaque
-chose serait réglée, il laissa les réflexions aller leur
-train sur la singularité de sa démarche et, au
-bout d’une minute, Alice était auprès de lui dans
-le salon où on l’avait fait entrer.</p>
-
-<p>De quelque façon qu’il s’y prît pour la convaincre,
-il avait certainement choisi le bon moyen,
-car au bout d’un quart d’heure, tous les scrupules
-de mademoiselle de Valvieux étaient tombés.</p>
-
-<p>Il était trop loyal cependant pour avoir feint
-une passion qu’il n’éprouvait pas. Mais un cœur
-de jeune fille est plus tôt charmé qu’il n’avait
-pensé, et l’avenir, tel qu’il s’ouvrait devant Alice,
-avec cet homme qui avait à ses yeux le prestige
-d’un héros, comme compagnon, c’était plus qu’il
-n’en fallait pour réaliser le bonheur parfait.</p>
-
-<p>Avec cette naïveté qu’il avait gardée de la
-vie particulière de ses années de jeunesse, Jean
-n’avait rien deviné, et il avait regardé l’émotion
-de la jeune fille comme l’effusion de cette vive
-reconnaissance dont elle lui parlait dans sa lettre.
-Il en avait trouvé la manifestation douce, et il
-s’était promis de faire naître souvent le sourire
-qui illuminait si bien ce jeune visage ; mais c’était
-tout.</p>
-
-<p>Sur un point seulement, mademoiselle de Valvieux
-avait insisté : « Cette question de santé ! »</p>
-
-<p>Jean l’avait alors conduite devant une glace
-en lui demandant si son aspect parlait de maladie,
-et elle avait été forcée de convenir que non.</p>
-
-<p>Et vraiment c’était un coup de magie que
-le changement soudain de sa figure, entre hier
-et aujourd’hui ! Jamais son teint n’avait eu un
-éclat plus parfait ; et sa fraîcheur, la vie de ses
-yeux et de son sourire, semblaient défier même
-les altérations inévitables de l’avenir.</p>
-
-<p>Avec la même franchise qu’il avait eue en
-parlant de ses sentiments, Jean avait répondu
-aux questions d’Alice sur M. d’Asti, questions
-qu’elle formulait en tremblant un peu, de crainte
-d’éveiller un mécontentement assoupi.</p>
-
-<p>Le matin même, à neuf heures, il s’était rencontré
-avec le jeune élégant, et il l’avait blessé
-au bras droit, à la première passe, d’un coup
-d’épée sans gravité.</p>
-
-<p>C’était assez pour lui rappeler qu’il ne fallait
-traiter légèrement, au gré de Jean, ni les
-femmes, ni les officiers de marine, et cependant
-pas au point, disait le jeune homme, d’interrompre
-pour longtemps le cours de sa philosophie
-souriante.</p>
-
-<p>Pour le moment, la partie la plus pressante
-de la situation était de régler le sort de mademoiselle
-de Valvieux.</p>
-
-<p>L’idée de la laisser davantage chez le banquier
-ne pouvait être admise par Jean, et comme
-il savait bien que, même pour les individus les
-plus actifs, les formalités de la loi réservent de
-merveilleuses lenteurs, il s’était dit que pendant
-quelques semaines il demanderait à madame de
-Sémiane l’hospitalité pour sa fiancée.</p>
-
-<p>Malheureusement, la lettre que la comtesse
-avait écrite à Alice au moment de son deuil
-était datée d’Espagne, comme la jeune fille le
-lui apprit, et annonçait que madame de Sémiane
-ferait un séjour illimité à Grenade et peut-être
-même dans le Maroc, où elle comptait poser au
-moins un pied.</p>
-
-<p>Il fallait donc chercher d’un autre côté, et le
-parti le plus convenable était évidemment de
-passer ces quelques jours dans un des couvents
-de Toulon où on recevait des pensionnaires.</p>
-
-<p>Dans ces conditions, Jean abrégerait autant
-que possible ce qu’il avait à faire, et aussitôt
-après le mariage, il emmènerait sa femme à
-Kerdren.</p>
-
-<p>Son intention était, après l’expiration du
-congé qu’il allait demander, de solliciter son
-envoi dans son port d’attache, ce qui lui permettrait
-d’habiter chez lui, sa propriété n’étant
-pas à plus de huit kilomètres de Lorient. Il
-n’était pas douteux qu’on lui accordât une situation
-dont il avait si peu abusé jusqu’alors ; et il
-pourrait ainsi acclimater sa jeune femme sur ce sol
-inconnu.</p>
-
-<p>— Vous savez, lui dit-elle, que je ne voudrais
-vous arrêter en rien dans votre carrière ;
-je saurai être une vraie femme de marin, je vous
-le promets.</p>
-
-<p>Il lui avait demandé, en riant, si elle comptait
-aller toute seule se faire reconnaître comme
-dame et maîtresse par les vassaux de Kerdren,
-et il était convenu que l’avenir restait arrêté
-de cette façon, si toutes choses demeuraient dans
-l’ordre actuel.</p>
-
-<p>A tout ce que le jeune officier proposait, Alice
-accédait aussitôt. Sa bouche et ses yeux disaient
-oui en même temps, et dès la première heure,
-elle se mettait sous sa domination aussi complètement
-que le fit jamais créature humaine.</p>
-
-<p>Elle s’était sentie tellement seule depuis un
-mois, qu’elle agissait maintenant comme ces
-oiseaux familiers qui, après un court essai de
-liberté, non seulement s’abandonnent à la main
-qui les ramène au nid, mais encore s’y blottissent
-avec bonheur.</p>
-
-<p>Il ne restait plus désormais qu’à annoncer à
-M. et à madame Champlion le changement qui
-s’opérait dans la vie de la jeune institutrice.</p>
-
-<p>Leur étonnement dépassa d’abord tout ce
-qu’on peut croire, et la froideur tranquille de
-Jean n’empêcha pas un flux de réflexions et
-de compliments où il fut tant dit à mademoiselle
-de Valvieux qu’elle faisait un rêve d’or,
-qu’au bout de dix minutes on avait réussi à
-calmer complètement sa joie.</p>
-
-<p>Toute la politesse du jeune homme ne put
-l’empêcher alors de tirer ostensiblement sa montre,
-et de déclarer qu’il ne lui restait que très peu
-d’instants pour expliquer les projets de mademoiselle
-de Valvieux à madame Champlion.</p>
-
-<p>La bonne dame lui offrit aussitôt son aide
-pour courir les magasins, ce qui paraissait résumer
-pour elle les préliminaires et les délices du mariage ;
-et quand elle comprit qu’on ne lui demandait
-qu’un prompt dégagement des obligations qui
-liaient Alice dans la maison, et son escorte jusqu’au
-couvent qui serait choisi, le rôle lui parut si
-médiocre qu’un peu plus elle le refusait. Cependant,
-elle finit par dire que les vacances commençaient
-dès l’heure même, et promit de conduire mademoiselle
-de Valvieux où on le souhaiterait.</p>
-
-<p>Quant au banquier, il appela Jean dans un
-coin pour lui assurer ; en clignant de l’œil, qu’il
-avait tout deviné dès le premier jour et que, s’il
-le voulait, il conduirait jusqu’à l’autel la future
-comtesse de Kerdren.</p>
-
-<p>On juge si la perspective était séduisante, et
-si le jeune officier désirait recevoir sa femme
-de cette main courte et rouge qui gesticulait
-devant lui.</p>
-
-<p>Il remercia cependant comme il convient,
-et au bout d’un instant, il s’en alla, laissant
-l’hôtel Champlion à peu près aussi étonné que
-si une comète errante était venue y demander
-le complément de quelques rayons pour embellir
-sa queue.</p>
-
-<p>— Comme c’est triste que vous soyez si riche,
-dit Alice, reprenant le sourire mélancolique qu’elle
-avait perdu depuis une heure, pendant qu’elle
-reconduisait son fiancé.</p>
-
-<p>— Pourquoi ? lui demanda-t-il en riant. Vous
-voudriez avoir besoin de filer la laine de mes
-habits, comme la reine Berthe « au long pié »
-faisait pour le roi Pépin ?</p>
-
-<p>— Non, mais parce que je suis si pauvre, moi !…
-reprit-elle encore plus tristement.</p>
-
-<p>— Eh bien, voudriez-vous que ce fût le contraire,
-et qu’on dise que je vous épouse pour
-votre fortune ?</p>
-
-<p>— Non, mais de moi, que dira-t-on alors !</p>
-
-<p>— De vous ! que vous m’apportez avec votre
-jeunesse et votre beauté un joyau si riche, qu’il
-est bien heureux que je puisse l’enchâsser comme
-il le mérite !… croyez-moi, insista-t-il affectueusement.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">X</h2>
-
-
-<p>Le jour suivant, ce ne fut qu’un cri d’un bout
-à l’autre de l’escadre : Kerdren se mariait !…
-Kerdren… et de quelle façon encore !</p>
-
-<p>Un soir, il allait à terre pour affaires d’héritage,
-avait-il dit, et il faut convenir que l’heure
-était bizarrement choisie ; le lendemain matin,
-il se battait en duel à la suite d’un différend sur
-un point de philosophie que son adversaire et lui
-avaient discuté un peu vivement ; puis au milieu
-de l’après-midi, tout d’un coup, sans préparation,
-il rentrait fiancé !…</p>
-
-<p>Ce n’était pas que la routine eût jamais été
-le fait du jeune officier, et on ne comptait plus
-celles de ses fantaisies qui s’étaient présentées
-avec l’imprévu d’une bombe. Mais, cette fois,
-il s’agissait de matière grave, et littéralement,
-comme le disait un enseigne dans son style familier,
-« la flotte tout entière eut ce jour-là les bras au
-ciel !… »</p>
-
-<p>Il n’était guère possible d’agir en plus complet
-désaccord avec ce que Jean avait toujours
-dit et pensé, et ses camarades s’amusaient sans
-vergogne de la façon dont il sabrait maintenant
-ses théories.</p>
-
-<p>Aussi les allusions aux « départs gâtés par les
-femmes en pleurs », aux « carrières entravées »,
-au « seul vrai marin, le marin indépendant, au
-cœur de bronze » allaient-elles leur train, et
-c’était une montagne de réminiscences à ensevelir
-Jean tout debout.</p>
-
-<p>Lui écoutait tout cela, aussi paisible que le
-roi François I<sup>er</sup>, quand il avait mis au bas d’un
-édit, qu’il savait devoir faire murmurer, le célèbre :
-« Tel est mon bon plaisir ! »</p>
-
-<p>Quand on apprit que sa fiancée, qu’il avait
-vue trois fois en tout, l’attendait dans un couvent,
-exactement comme les demoiselles nobles qu’on
-enlève dans les romans de cape et d’épée, et qu’on
-abrite un instant sous la respectabilité d’une
-religieuse, jusqu’à ce que le courroux des parents
-s’apaise ; quand on s’aperçut en outre qu’il ne
-savait ni son âge ni rien de ce qui concernait
-sa famille, on commença à se demander entre
-intimes si l’originalité du jeune lieutenant ne
-dépassait pas les limites de celles qui ont cours
-habituellement en liberté…</p>
-
-<p>Pour toute une fraction des officiers, le nom
-de mademoiselle de Valvieux avait soulevé un
-étonnement de plus.</p>
-
-<p>Comment et où avait-il retrouvé la jeune fille
-aux fleurs, et quelle lubie soudaine le prenait d’en
-faire sa femme, lui qui était le seul, le mois
-passé, à en parler sans bienveillance ?…</p>
-
-<p>C’étaient autant de points interrogatifs qui
-restaient sans solution, car soit que Jean répondît
-sérieusement, soit qu’il dît des folies,
-cela se ressemblait si fort dans son cas, qu’on
-ne savait plus comment distinguer le vrai du
-faux.</p>
-
-<p>Au bout de peu de jours, ses affaires étaient
-réglées comme il l’espérait, et il partit pour Paris
-afin de faire agréer, au ministère de la marine,
-le permutant qu’il s’était trouvé et qu’il devait
-remplacer à Lorient. De là, il voulait aller faire
-une courte halte à Kerdren, pour assurer à sa
-jeune femme au moins un confort relatif.</p>
-
-<p>Sa première idée avait été d’emmener avec
-lui des tapissiers et de leur livrer quelques pièces
-à remanier ; mais Alice s’était vivement opposée
-à ce projet, et l’avait supplié de laisser toute chose
-dans l’ancien état.</p>
-
-<p>Il lui avait dit d’abord qu’elle ne savait ce
-qu’elle demandait, et que la maison, fermée
-depuis dix ans, avait dû prendre un air de nécropole ;
-mais elle avait insisté aussi bravement
-que le lui permettait sa timidité toujours croissante
-vis-à-vis du jeune homme, et il avait promis de
-ne toucher à rien.</p>
-
-<p>A l’entendre, on aurait cru d’abord qu’il s’agissait
-d’une ruine, et il parlait de fantômes, de chauves-souris
-et d’orfraies comme si les quatre vents du
-ciel avaient eu accès chez lui. La vérité était que
-le château de Kerdren, mi-dentelle mi-granit,
-comme certaines églises de Bretagne, était une
-des plus belles habitations qu’on pût voir, et
-qu’on ne lui connaissait en fait de fantômes que
-ceux de ses légendes, ou ceux plus glorieux encore
-des souvenirs historiques qu’il possédait.</p>
-
-<p>La reine Anne, du temps qu’elle n’était encore
-que la duchesse Anne, adorée de tous ses fidèles,
-y avait passé plus d’un jour, et on aurait eu
-mauvaise grâce à se plaindre de la rencontre, si
-on l’avait trouvée quelque soir, errant dans les
-grandes salles avec sa robe à traîne et la coiffe
-élevée que lui prêtent les gravures du temps.</p>
-
-<p>L’idée de modifier, si peu que ce fût, un de
-ces anneaux qui reliaient le passé au présent,
-déplaisait tout à fait à la jeune fille, et il fut
-convenu qu’on se bornerait à ouvrir toutes grandes
-portes et fenêtres au soleil de printemps, et à
-faire déménager, s’il y avait lieu, les araignées
-que le vieux gardien aurait pu tolérer dans les
-recoins.</p>
-
-<p>Rien n’était plus singulier que les rapports
-des jeunes fiancés, et il ne manquait à l’étrangeté
-de ce mariage que ces entrevues quotidiennes,
-dans ce parloir de couvent.</p>
-
-<p>A des heures indéterminées, Jean se présentait,
-et mettait en branle la grosse cloche, si résolument,
-que la sœur tourière savait à l’instant à qui elle
-avait affaire, et ouvrait presque sans regarder.
-Puis, guidé par elle, il traversait toute la grande
-cour sablée, coupée à l’ancienne mode de massifs
-carrés, encadrés de buis, d’où émergeaient des
-statues de la sainte Vierge et de saint Joseph,
-avec leurs robes perdues jusqu’à moitié dans le
-feuillage. Parfois un regard curieux d’élève glissait
-jusqu’à lui à travers les stores fermés de l’infirmerie,
-ou entre les lames d’une persienne, et
-c’étaient des récits sans fin pendant la récréation
-suivante sur le bel officier.</p>
-
-<p>On baissait la voix pour en parler, et parfois
-même, ô perfidie ! c’était l’ample vêtement
-drapé d’une des statues qui abritait ce colloque
-illicite.</p>
-
-<p>Dans le parloir lambrissé de chêne jusqu’à
-hauteur d’appui, Jean s’asseyait sur une des
-chaises de paille qui garnissaient tout le tour
-de la pièce, et qui étaient rangées dans un ordre
-si parfait qu’il ne lui venait jamais à l’idée de la
-sortir de l’alignement, puis les pieds sur un des
-petits ronds de sparterie posés devant chaque
-siège, il attendait l’arrivée de sa fiancée, les yeux
-fixés sur une reproduction de la Pietà de Michel
-Ange.</p>
-
-<p>Avec elle, entrait une religieuse son chapelet
-à la main ou un gros livre noir sous le bras, et
-tandis que les jeunes gens causaient, elle égrenait
-tranquillement ses dizaines ou tournait un à un
-ses feuillets.</p>
-
-<p>Malgré toute la bienveillance du regard qui
-les suivait, l’ombre de cette longue coiffe blanche
-enveloppait tout le petit groupe d’un cachet
-d’austérité, et en face de cette existence dont
-chaque lendemain devait ressembler si parfaitement
-au jour écoulé qu’il ne s’en distinguait que
-par la date, tant de projets d’avenir sonnaient
-étrangement.</p>
-
-<p>Chaque jour, d’ailleurs, la timidité de la jeune
-fille s’accentuait un peu plus. A mesure que le
-sentiment enthousiaste et tendre que lui inspirait
-Jean se développait davantage, sa réserve s’augmentait
-aussi.</p>
-
-<p>Elle sentait parfaitement que sous la bonté
-grave et la courtoisie de son fiancé, il n’y avait
-rien de semblable à ce qu’elle éprouvait, et sa
-dignité féminine l’avertissait de garder pour
-elle seule cet amour qu’on ne lui demandait
-pas. Elle était d’ailleurs bien loin de se blesser
-de cette différence, et avec une humilité charmante,
-elle regardait Jean comme les bergères
-d’antan, celles que les rois épousaient jadis,
-devaient regarder le prince charmant qui leur
-ôtait des mains la houlette pastorale pour y
-mettre un mignon sceptre d’or.</p>
-
-<p>Seulement comme elle se défiait de ses yeux
-où elle sentait monter dès qu’elle entrait dans le
-grand parloir comme une nuée de petites étoiles,
-et de sa voix qui s’adoucissait comme son regard
-brillait, sans qu’elle y pensât, elle avait pris
-l’habitude de baisser presque constamment ses
-paupières, et de parler à mi-voix comme si l’atmosphère
-du couvent lui eût donné dans ces quelques
-jours la douceur tranquille d’une petite religieuse.</p>
-
-<p>Il en était résulté que Jean, à mesure qu’il la
-voyait plus effarouchée, s’était fait plus paternel,
-et qu’à son insu, en cherchant ainsi à l’apprivoiser,
-il l’avait intimidée de plus en plus.</p>
-
-<p>Il s’étonnait à part lui que mademoiselle de
-Valvieux ressemblât si peu à la lettre qu’elle lui
-avait écrite, et à ce qu’il l’avait vue le premier
-jour de leurs fiançailles ; mais être le protecteur
-attentif et un peu sérieux d’une jeune tête plus
-ou moins raisonnable ou plus ou moins mobile
-dans ses impressions, était toujours ce qu’il avait
-regardé comme le rôle d’un mari, et il appréciait
-en outre largement tout ce que la position de cette
-orpheline avait de difficile.</p>
-
-<p>Aussi s’en remettait-il au temps pour rendre
-à la jeune fille son enjouement paisible et à lui
-l’abandon de leur premier jour de fiançailles.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XI</h2>
-
-
-<p>Depuis quinze jours Jean et sa jeune femme
-étaient à Kerdren.</p>
-
-<p>Le mariage s’était fait à minuit, selon un usage
-assez en faveur dans le Midi, et l’église la plus
-proche du couvent était si petite que, malgré le
-nombre relativement restreint des assistants, la
-cérémonie n’avait pas été triste.</p>
-
-<p>L’amiral commandant l’escadre avait tenu à
-servir de père à la jeune fille, et madame de
-Sémiane, grâce à des prodiges de célérité, était
-arrivée à temps pour l’accompagner à la mairie
-et à l’église. C’était un peu ce qu’avait espéré
-Jean en lui faisant part de son mariage télégraphiquement,
-et il lui était profondément reconnaissant
-d’être venue abriter le pénible isolement
-de sa fiancée.</p>
-
-<p>Quant à l’étonnement de la comtesse, on le
-devine, et ce ne fut que faute de temps qu’elle
-ne le manifesta pas davantage.</p>
-
-<p>L’interrogatoire qu’elle avait fait subir à Jean
-ne l’avait éclairée ni peu ni prou, et elle en revenait
-à sa vieille hypothèse d’hiéroglyphes en
-regardant le jeune homme.</p>
-
-<p>L’église étincelait de lumières et tous les camarades
-du marié ainsi que nombre de matelots
-étaient là.</p>
-
-<p>La plupart avaient envoyé des fleurs à mademoiselle
-de Valvieux, et tous ces bouquets donnaient
-au grand salon que madame de Sémiane
-avait pris à l’hôtel presque un air de chez soi.</p>
-
-<p>La comtesse avait offert à toute cette petite
-armée, au milieu de laquelle elle se trouvait à
-peu près la seule femme avec la mariée, un ambigu
-des plus confortables, et c’était seulement vers
-deux heures que les jeunes époux étaient partis.</p>
-
-<p>Alice avait repris sa robe noire et, tout émue,
-s’était lancée dans l’inconnu, le cœur battant à
-la fois de la peur de trop aimer son mari, et de
-la crainte de ne pas savoir pourtant le payer de
-tout ce qu’il quittait pour elle.</p>
-
-<p>C’était en chaise de poste que Jean l’avait
-emmenée. Au nombre de ses antipathies avait
-toujours été le transport des jeunes couples par
-les chemins de fer.</p>
-
-<p>Il trouvait la vapeur bruyante, le sourire des
-employés gouailleur quand il plonge dans les
-coupés ou les sleeping, et qu’ils y aperçoivent
-deux jeunes gens seuls, la foule qui embarrasse
-les quais pitoyablement bigarrée, et la fumée
-insupportable.</p>
-
-<p>Aussi avait-il juré qu’il n’en ferait point usage
-pour son propre compte, et pour ne pas même
-donner à sa jeune femme l’ennui d’entendre
-détailler les ordres, il avait mis à l’avance dans
-les mains de son postillon son itinéraire avec
-les relais indiqués pour les dînées et les couchées.</p>
-
-<p>De cette façon la traversée de la France de
-Toulon en Bretagne n’avait été qu’une longue
-promenade pendant laquelle on descendait de
-voiture pour cueillir des fleurs, pour monter
-les côtes à pied ou se reposer près d’un bouquet
-d’arbres, et qui, pour avoir le romanesque d’une
-fantaisie de poète, n’avait eu besoin que de vieillir
-de cinquante ans. Témoins nos pères, et la façon
-dont ils voyageaient…</p>
-
-<p>Il était midi quand le jeune couple était arrivé
-à Kerdren. La réception qu’on avait ménagée
-à la nouvelle comtesse avait eu comme auréole
-une journée faite à souhait ; et la jeune femme
-s’était arrêtée saisie d’une émotion qu’elle n’avait
-jamais ressentie, quand, au moment où elle
-mettait pied à terre, tous les hommes s’étaient
-découverts à la fois, et avaient agité leurs chapeaux
-ou leurs bérets, en poussant des vivats étourdissants.</p>
-
-<p>On s’était habillé comme pour aller à un pardon
-et, du premier coup, madame de Kerdren voyait
-la Bretagne sous cet aspect pittoresque que les
-touristes cherchent avec tant de passion de tous
-les côtés, et qui devient plus rare de jour en jour.</p>
-
-<p>Les hommes avec la veste courte garnie de
-velours noir et le grand chapeau qui fait tout
-de suite rêver de chouans, les femmes pour la
-plupart en noir aussi, vêtues de ce costume
-sévère qui relève si bien la distinction du type
-des Bretonnes morbihannaises qui sont brunes,
-presque toutes jolies, et généralement d’une
-dignité grave bien différente des allures des
-paysannes des autres provinces.</p>
-
-<p>Quelques vieux, « des anciens » comme on
-dit là-bas, avaient encore le costume blanc tout
-en drap, avec un saint-sacrement brodé dans
-le dos et des galons de laine de couleur sur le
-gilet.</p>
-
-<p>Avec leurs yeux affaiblis d’où le regard sortait
-vague, leurs longs cheveux blancs et leur
-parler breton où l’on distinguait avec peine le
-mot de bienvenue qu’on venait de leur apprendre
-à dire en français, ils avaient vraiment l’air
-de revenir de loin en arrière.</p>
-
-<p>Les marins, avec leur veste bleu sombre et
-leur béret crânement posé, circulaient avec plus
-d’audace dans les groupes.</p>
-
-<p>Le capitaine était de leur espèce, comprenait
-leur langage, connaissait leur vie, et ça les mettait
-« diablement plus à l’aise », comme ils l’expliquaient
-aux amis avant l’arrivée de la voiture.</p>
-
-<p>Seulement ce qui était vrai pour Jean n’existait
-plus à propos de cette jeune femme également
-inconnue de tous, et il se trouva qu’en
-mettant pied à terre, elle intimidait par sa présence
-les jeunes, les vieux et les marins eux-mêmes,
-malgré toute leur faconde.</p>
-
-<p>— Je crois vraiment que vous vous faites
-peur mutuellement eux et vous, avait dit Jean
-en souriant au premier saisissement de sa femme.</p>
-
-<p>Et il lui avait offert son bras pour la conduire
-dans cette foule.</p>
-
-<p>Un peu tremblante d’abord, elle avait vite
-repris sa grâce et s’en était servie pour faire la
-conquête de tout le monde, hommes et femmes.</p>
-
-<p>La beauté est un charme auquel presque toutes
-les natures sont sensibles, celles qui sont rudes
-et primitives tout comme d’autres, et cette ravissante
-créature, qui souriait à chacun, tendant
-sa petite main avec tant de cordialité, ensorcelait
-un peu toutes les têtes.</p>
-
-<p>Elle avait pris dans la masse des bouquets
-qu’elle venait de recevoir quelques fleurs de
-genêt, la fleur symbolique de la Bretagne avec la
-bruyère et l’ajonc, comme pour montrer combien
-elle souhaitait d’adopter tout ce qui tenait au
-pays où elle arrivait, et ces petites étoiles d’or
-montant en faisceaux dans la fourrure noire de
-son manteau semblaient la personnification poétique
-de sa jeune et charmante royauté.</p>
-
-<p>L’ovation s’était terminée comme il convient
-par des danses et une fête villageoise où le jus
-des barriques de cidre avait fait concurrence aux
-libations classiques des noces de Gamache.</p>
-
-<p>Pendant que les rondes allaient leur train,
-les jeunes époux avaient pris leur premier repas
-dans la grande salle à manger où soixante convives
-tenaient autrefois à l’aise, et où leur table
-aujourd’hui avait l’air d’un petit îlot, point sauvage
-du tout, perdu au milieu de l’Océan.</p>
-
-<p>A côté de sa place, sur un plateau d’argent,
-Alice avait trouvé un gigantesque trousseau
-de clefs formant une gamme de toutes les tailles
-et de tous les métaux, depuis ce qui semblait
-être la clef des oubliettes jusqu’à des petites
-merveilles de ciselure ; et comme elle regardait
-son mari avec étonnement :</p>
-
-<p>— Les insignes de vos pouvoirs, lui avait-il
-dit en souriant. Et nous n’en usons pas à la
-façon de Barbe-Bleue ici : il n’y a nulle réserve,
-toute chose vous appartient. Seulement, avait-il
-ajouté en riant, pour arrêter l’émotion qu’il voyait
-poindre dans les yeux de la jeune femme, je
-n’exigerai pas de les voir toutes à votre ceinture.</p>
-
-<p>Les premiers jours s’étaient passés à courir le
-château d’abord, les environs ensuite.</p>
-
-<p>En toute occasion la même courtoisie, les mêmes
-prévenances et les mêmes délicatesses se retrouvaient
-dans la manière d’être de Jean vis-à-vis
-d’Alice, mais l’intimité n’augmentait nullement.</p>
-
-<p>Il lui avait fait voir tout ce qu’il croyait de
-nature à l’intéresser avec le soin d’un cicérone
-accompli ; seulement il ne lui était pas venu à
-l’idée de la conduire dans les creux de rocher où
-la mer berçait ses rêves d’enfant et de jeune homme,
-et c’était seul qu’il avait fait les pèlerinages de
-tous ses souvenirs intimes. La crainte de la jeune
-femme de s’imposer à lui était si grande que jamais
-elle ne l’accompagnait sans une invitation spéciale,
-et quand son mari errait sur la grève, elle
-s’interdisait d’y mettre le pied comme dans un
-jardin privé.</p>
-
-<p>Pendant ce temps elle parcourait les pièces
-de l’immense habitation qu’elle connaissait mal
-encore, cherchant à ressaisir les souvenirs du
-passé dans ce vague parfum que les choses laissent
-après elles, et qui s’imprègne plus sûrement encore
-dans les endroits où les caprices de la mode ne
-pénètrent pas.</p>
-
-<p>Ce n’était pas du reste une recherche d’antiquaire
-que faisait madame de Kerdren, et pourvu
-que ses découvertes fussent comprises dans le
-rayon d’une vingtaine d’années en arrière, elle
-se trouvait satisfaite.</p>
-
-<p>Au retour, elle racontait à son mari ses longues
-explorations, et en deux coups de crayon, il lui
-faisait le plan de l’étage où elle s’était perdue.</p>
-
-<p>D’ailleurs ses instants de solitude étaient rares.
-Jean s’occupait d’elle comme d’un hôte de distinction,
-et quoiqu’elle eût préféré moins de prévenances
-cérémonieuses et plus de laisser-aller,
-elle n’en nourrissait pas moins à l’égard de son
-mari une reconnaissance passionnée.</p>
-
-<p>Souvent elle pensait à ce qu’elle lui dirait
-si elle l’osait ; elle s’excitait à parler, et ce qu’elle
-trouvait alors était doux comme ce que contient
-un cœur de jeune fille tendre et ardent, quand il
-s’agit de son premier amour.</p>
-
-<p>Seulement elle ressemblait à ces oiseaux dorés
-des contes de fée qui ne chantent que dans la
-solitude, et dès qu’elle se retrouvait près de Jean,
-toute sa timidité lui revenait.</p>
-
-<p>Elle s’était mise à ses fonctions de maîtresse
-de maison, tout de suite, avec cette gravité gentille
-des jeunes femmes qui gouvernent pour la première
-fois, et les grands salons du rez-de-chaussée reprenaient
-peu à peu sous sa main l’air habité.</p>
-
-<p>Cependant le congé du jeune officier touchait
-à sa fin, et ce n’était pas sans plaisir qu’il songeait
-à reprendre une occupation réglée. Le changement
-qui s’était fait dans son existence avait été tellement
-soudain, et il y avait un si grand contraste
-entre la vie active qu’il menait depuis son enfance
-et ces dernières semaines de désœuvrement que
-son inaction commençait à lui peser sans même
-qu’il en eût conscience.</p>
-
-<p>Le dévouement, si parfait et si poétique qu’il
-soit, est toujours en somme un renoncement continuel
-à tout ce qu’on préfère, et les meilleures natures
-s’en aperçoivent à la longue.</p>
-
-<p>Aussi le premier matin où on amena à Jean
-son cheval sellé devant la porte, il sauta dessus
-et partit avec une joie d’enfant. Cela ne valait
-pas son navire, mais avec un bon temps de galop
-il arrivait à se faire fouetter le visage presque
-aussi bien que par la brise de mer, et cette course
-rapide plaisait à son ardeur.</p>
-
-<p>Invariablement, en rentrant, il trouvait sa jeune
-femme debout sur le perron qui l’accueillait avec
-un sourire heureux.</p>
-
-<p>De sa fenêtre elle le voyait arriver depuis le
-bout de l’avenue, et Jean soupçonnait peu avec
-quelle impatience elle sondait les lointains du
-chemin. Il se tourmentait fort cependant de la
-façon dont se passaient ses journées, il était rare
-qu’il ne lui rapportât pas un livre ou un objet
-quelconque qu’il pensait devoir la distraire. Il
-aurait voulu aussi l’entourer de quelques relations
-agréables, et il s’était mis, quoique sans enthousiasme,
-à faire dans le voisinage une certaine
-quantité de visites. Mais il n’en était résulté encore
-nulle intimité, et comme le grand deuil d’Alice
-l’empêchait d’accepter aucune des invitations qui
-arrivaient à Kerdren, il s’ensuivait qu’elle était
-presque constamment solitaire.</p>
-
-<p>Elle n’en ressentait pas d’ailleurs la plus légère
-fatigue. Son esprit un peu contemplatif s’absorbait
-volontiers dans la vue de la campagne, charmante
-à cette époque de l’année, et comme fond à tout
-ce qu’elle voyait, à tout ce qu’elle pensait, la
-poésie de son amour ajoutait son charme puissant.</p>
-
-<p>Mais c’était chose difficile à expliquer à son
-mari, et elle avait beau lui montrer, chaque
-fois qu’il la questionnait sur l’emploi de sa journée,
-une corbeille remplie d’ouvrages, il s’inquiétait de
-lui savoir comme seule distraction son aiguille et
-son dé.</p>
-
-<p>La chambre qu’avait choisie la jeune femme
-était celle de la reine Anne et, dans la grande
-embrasure de la fenêtre, elle s’était aménagé
-une installation intime où elle passait le meilleur
-de son temps. Elle se tenait toujours là,
-écrivant, travaillant, rêvant aussi, jusqu’à l’heure
-où elle abandonnait livres et ouvrages, concentrant
-toute son attention au dehors.</p>
-
-<p>Son instinct la servait si bien qu’elle n’attendait
-guère habituellement. On eût dit qu’elle
-voyait l’arrivant de loin, par une seconde vue
-mystérieuse qui ne connaissait plus l’obstacle des
-distances. Elle le regardait venir, admirant la
-bonne grâce du jeune homme et l’audace insouciante
-avec laquelle il gouvernait le galop vertigineux
-qui était l’allure habituelle de son cheval.</p>
-
-<p>Puis quand il atteignait un certain gros chêne,
-toujours le même, elle descendait, calmant son
-air et son sourire comme autrefois quand elle
-entrait dans le parloir du couvent.</p>
-
-<p>Un jour cependant, soit que Jean fût un peu
-en avance, soit que les horloges de la maison ne
-fussent pas à l’heure, il arriva qu’il ne trouva
-personne sur la porte pour le recevoir.</p>
-
-<p>Peut-être qu’Alice, en se promenant dans le
-parc, s’était laissée prendre à la surprise des
-jours grandissants ; peut-être aussi avait-elle entrepris
-quelque course dans le village pour distribuer
-la pile de vêtements qui montait chaque jour
-sous ses doigts et où son mari voyait tant de
-petites robes grises qu’il lui avait demandé si elle
-organisait un orphelinat.</p>
-
-<p>Tout cela était également probable et naturel,
-mais n’en produisit pas moins au jeune homme,
-sans qu’il s’en rendît bien compte, une impression
-peu agréable.</p>
-
-<p>Il s’était tout doucement accoutumé à ce salut
-de bienvenue qu’il recevait de deux beaux yeux
-et, involontairement, il faisait comme son cheval
-qui tournait la tête de tous les côtés avec mélancolie,
-cherchant le morceau de sucre qu’il trouvait
-chaque jour dans la main blanche de la jeune
-femme.</p>
-
-<p>En vrai sybarite, il le préférait au même régal
-offert par n’importe quelle autre main et s’ébrouait
-maintenant, fouillant nerveusement le sol de son
-sabot pour montrer son impatience.</p>
-
-<p>Cependant il n’y avait pas à s’illusionner,
-on avait oublié ce soir-là cheval et cavalier,
-et tandis que le bel animal se faisait tirer vers
-l’écurie avec un mécontentement visible, Jean
-entrait dans la maison, tourmenté d’une vague
-inquiétude.</p>
-
-<p>Au milieu de l’escalier, il lui sembla entendre
-le son d’un piano, et son étonnement redoubla.
-Jamais sa femme n’avait fait la plus légère allusion
-à un talent de musicienne quelconque, et il
-en avait conclu tout naturellement qu’elle ne le
-possédait pas.</p>
-
-<p>A mesure qu’il montait, il entendait plus nettement.</p>
-
-<p>Le piano avait le son vieilli d’un instrument
-abandonné depuis longtemps ; mais la voix qui
-s’y mariait, car la jeune femme chantait, était
-fraîche, veloutée et d’un timbre délicieux. A
-travers les tentures et les portes, la mélodie arrivait
-douce et captivante comme un chant de sirène,
-et sur le seuil Jean s’arrêta, restant immobile
-comme s’il eût écouté un oiseau perché sur une
-branche et prêt à s’envoler au premier bruit.</p>
-
-<p>Juste avec le dernier accord, il mit la main
-sur la serrure, et frappant un léger coup en guise
-d’avertissement, il entra.</p>
-
-<p>D’un bond la jeune femme se trouva debout,
-rose jusque sous les boucles follettes qui couvraient
-son front, et, avec un accent de regret,
-elle s’écria aussitôt :</p>
-
-<p>— C’est vous ! oh ! je suis si fâchée de n’être
-pas descendue !…</p>
-
-<p>— J’espère que vous ne vous excusez pas,
-répliqua Jean avec un peu trop de cérémonie,
-et que vous ne vous faites pas une obligation
-de venir gâter Samory !</p>
-
-<p>Il y avait dans son accent une raideur involontaire,
-et le soin qu’il prenait de se mettre
-hors de la question acheva de déconcerter la
-jeune femme.</p>
-
-<p>— Mais j’en suis heureuse, au contraire, répondit-elle
-d’un ton contraint, j’aime tant les
-chevaux !</p>
-
-<p>Et sa fâcheuse timidité la reprenant, elle se
-mit à plaquer quelques accords du bout des
-doigts sans trouver une syllabe à ajouter, se
-sentant gauche, maladroite, et fâchée de ne pas
-savoir dire tout simplement à son mari que l’attente
-de son retour était la distraction de son long
-après-midi. Lui, frappait ses bottes à coups réguliers
-avec le manche de sa cravache, accompagnant
-les basses intermittentes de la jeune
-femme, et le silence en se prolongeant devenait si
-gênant qu’il fit un effort pour le rompre.</p>
-
-<p>— Je ne vous savais pas musicienne, reprit-il ;
-si vous m’aviez parlé de votre talent, je vous
-aurais fait envoyer un piano : celui-ci n’est pas
-digne de vous.</p>
-
-<p>— Il est parfait, je vous assure, dit-elle avec
-empressement, et si vous avez la bonté de me
-trouver un accordeur à Lorient, il sera bien plus
-qu’à la hauteur de ce que j’en peux tirer. Avec
-vous les plus insignifiants désirs sont si vite
-réalisés que j’ai eu peur de vous parler de musique
-avant de savoir si je me retrouverais des doigts,
-c’est ce qui vous explique mon silence.</p>
-
-<p>Il n’en fut pas dit plus long à ce sujet, et un
-instant après, le jeune homme sortit pour quitter
-ses vêtements de cheval. Dans sa chambre rien
-de ce qu’on lui avait préparé ne lui convint, et
-tout en bousculant ses tiroirs avec une impatience
-qu’il était étonné de se sentir : « Ce que c’est,
-se disait-il en haussant les épaules, que de s’accoutumer
-à une vie monotone et régulière ; les plus
-petits incidents vous troublent et vous énervent. »</p>
-
-<p>Pendant le dîner, Jean ne parla que des nouvelles
-de la journée, décrivant à la jeune femme
-les préparatifs d’un lancement de bateau qui
-devait avoir lieu prochainement, ou lui racontant
-l’accident arrivé à un ouvrier du port. De piano
-ou de chant pas un mot, et Alice, toujours inquiète
-et timorée dès qu’il s’agissait de son mari, s’agitait
-déjà, se demandant si elle ne lui avait pas déplu
-en rouvrant un instrument respecté peut-être
-depuis la mort de sa mère.</p>
-
-<p>Les soirées du jeune ménage se passaient généralement
-dans un petit salon attenant à la salle
-à manger où on risquait un peu moins de se perdre
-que dans les grands appartements de réception.
-Alice s’asseyait près de la table et reprenait son
-ouvrage, l’éternelle ressource des femmes ! pendant
-que son mari errait distraitement, touchant tous
-les bibelots posés sur les tables, retournant une
-statuette ou un vase dans tous les sens, et le
-reposant après l’avoir vu pour le reprendre au
-tour suivant, comme s’il ne le connaissait pas.</p>
-
-<p>De temps en temps, il revenait près de la jeune
-femme, poussait un X à côté de la table, et un
-genou sur le siège, il recommençait son jeu d’homme
-inoccupé avec les ciseaux ou le dé d’or qu’il
-trouvait à portée de sa main.</p>
-
-<p>— Vous ne vous servez pas de ceci ? demandait-il
-en montrant un morceau de toile ou de
-laine.</p>
-
-<p>— Nullement, répondait Alice.</p>
-
-<p>Alors il se mettait à le couper menu, arrangeant
-les débris en un seul tas d’un air satisfait,
-jusqu’à ce qu’il s’aperçût que la jeune femme
-restait inactive, attendant ses ciseaux, et suivant
-ses mouvements avec un demi-sourire.</p>
-
-<p>— Je vous demande pardon ! s’écriait-il aussitôt.</p>
-
-<p>Puis, il lui rendait ses ciseaux, repoussait vivement
-toutes ses découpures en riant de sa distraction
-et reprenait sa marche incessante.</p>
-
-<p>C’était la mimique d’un homme ennuyé. Alice
-ne s’y méprenait pas, et s’en désolait à l’excès ;
-mais elle se sentait impuissante là devant. Elle
-avait trop peu pénétré, moralement parlant, dans
-l’intimité de son mari pour pouvoir ce qui s’appelle
-vraiment causer avec lui, et ce qu’ils disaient tous
-les deux conservait le cachet banal d’une conversation
-mondaine.</p>
-
-<p>De son service Jean parlait à peine, et comme
-les camarades qu’il retrouvait à Lorient étaient
-tous étrangers à la jeune femme, il ne disait pas
-davantage ce qui les concernait eux-mêmes. Il
-en résultait que le cercle était restreint, et
-qu’on revenait presque fatalement aux lieux
-communs.</p>
-
-<p>Dans les récits de la jeunesse de son mari
-qu’Alice cherchait à provoquer, le jeune homme
-s’était toujours montré si bref qu’elle n’osait
-pas insister et qu’il ne lui venait pas à l’idée
-après cela de parler de sa propre enfance, dont
-elle concentrait tous les souvenirs en elle, comme
-elle gardait aussi toutes ses émotions présentes.</p>
-
-<p>Jean ne menuisait pas, ne tournait pas, ne
-s’occupait ni de photographies ni de collections
-quelconques, et il s’interdisait en outre strictement
-de fumer devant sa femme.</p>
-
-<p>— Ne pensez-vous pas que j’ai assez de mes
-journées ? lui disait-il quand elle insistait sur ce
-point.</p>
-
-<p>C’était vrai, peut-être, mais n’empêchait pas
-Alice de regretter la courtoisie de son mari, quand
-elle le voyait rouler distraitement entre ses doigts
-un nombre incalculable de cigarettes pendant ses
-promenades, et les jeter une à une dans la cheminée
-à mesure qu’il les avait faites, quand la pensée de
-sa femme lui revenait.</p>
-
-<p>Souvent il lui faisait une lecture à haute voix,
-et c’étaient les bonnes soirées de la jeune femme,
-qui jouissait alors à la fois du double plaisir de
-le voir occupé et d’entendre cette voix chaude
-et bien timbrée qui exprimait si profondément
-tout ce qu’elle voulait.</p>
-
-<p>Parfois, quand arrivait le détail de sentiments
-passionnés, Alice se troublait.</p>
-
-<p>Cet accent qui déjà dans les choses les plus
-ordinaires de la vie lui allait tout droit au cœur,
-parlant à côté d’elle d’amour et de tendresse,
-la remuait étrangement.</p>
-
-<p>Il lui semblait que le lecteur n’existait plus,
-elle oubliait les pages qu’il tournait, et le front
-baisse, tâchant de cacher sa rougeur, son aiguille
-immobile entre ses doigts, elle se laissait emporter
-par le charme de son rêve, se figurant qu’il prenait
-dans son cœur tout ce qu’elle entendait.</p>
-
-<p>Ce n’est pas impunément qu’une femme de
-vingt ans écoute un homme jeune et charmant
-lui lire des choses qui si aisément pourraient
-devenir des réalités, surtout quand son cœur
-tout entier a le droit d’appartenir à cet homme,
-et comme Francesca de Rimini, Alice aurait dit
-volontiers plus d’une fois : « Ce soir-là, nous ne
-lûmes pas plus avant ! »</p>
-
-<p>Mais sans doute la voix de Paolo avait tremblé
-en arrivant à la page d’amour qui peignait si
-bien ses sentiments à la belle Italienne, tandis
-que celle de Jean, gardant toutes les qualités d’un
-excellent lecteur, demeurait animée, souple et
-parfaitement égale.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XII</h2>
-
-
-<p>Ce soir-là, pourtant, au moment où Alice en
-quittant la table se dirigeait vers le petit salon,
-Jean l’arrêta à moitié route.</p>
-
-<p>— Si nous montions là-haut, dit-il, vous retrouveriez
-votre piano ?</p>
-
-<p>— Mais ma passion n’est pas à ce point, répondit-elle
-en riant, je m’en passerai fort bien
-le soir, à moins que… Aimez-vous la musique ?
-reprit-elle plus vite.</p>
-
-<p>— Infiniment, répondit Jean.</p>
-
-<p>— Oh ! dans ce cas !…</p>
-
-<p>Et ils montèrent tous deux précédés par des
-domestiques qui transportaient les lampes préparées
-dans la pièce accoutumée, et des bûches
-pour réchauffer la grande cheminée en bois sculpté.</p>
-
-<p>L’endroit où se trouvait le piano était une
-sorte de bibliothèque ou de cabinet de travail
-avec les murs tendus de verdures flamandes,
-le bois des sièges en chêne noirci et les solives
-du plafond à peine relevées d’un mince filet d’or
-se détachant sur fond rouge.</p>
-
-<p>L’ensemble était austère, et les tentures foncées
-s’éclairaient si mal que le rayonnement
-des deux lampes, absorbé tout entier par la
-tapisserie, semblait mourir et disparaître sur
-place, comme de l’eau bue par le sable.</p>
-
-<p>Debout à côté de la cheminée, la jeune femme
-suivait les progrès du feu, s’amusant de voir la
-flamme claire des fagots lécher les grosses bûches
-de tous les côtés, comme si elle ne savait par
-quel bout les entamer, grillant d’abord vivement
-la mousse de l’écorce, et reprenant ensuite son
-travail patient pour arriver jusqu’au cœur. Puis,
-dès que les domestiques furent sortis, pressée
-comme quelqu’un qui est à la tâche, elle marcha
-vers le piano.</p>
-
-<p>Il se trouvait placé au loin, à côté d’une fenêtre,
-et en quittant la chaleur du foyer et la clarté des
-lampes, elle se mit à frissonner. Au bruit de ses
-pas, Jean s’était levé pour la suivre, mais en voyant
-l’endroit incommode où était l’instrument :</p>
-
-<p>— Permettez, dit-il vivement, vous serez fort
-mal là-bas.</p>
-
-<p>Et sans attendre de réponse, il prit le meuble
-à deux mains et le roula jusque devant le feu
-avec l’aisance d’un enfant qui manie un jouet.
-Il remit le tabouret devant, et avisant un petit
-paravent en bois des îles bizarrement incrusté
-de dorures, il l’étendit en outre derrière le siège,
-puis, se laissant retomber dans son fauteuil :</p>
-
-<p>— Maintenant, dit-il, je vous écoute.</p>
-
-<p>Il n’en fallait pas plus pour combler l’émotion
-de la jeune femme, qui déjà grandement
-intimidée à la pensée de jouer devant son mari,
-se sentit si touchée en voyant cette preuve de
-sollicitude que son cœur commença à battre de
-façon à lui enlever toute présence d’esprit.</p>
-
-<p>Elle s’assit cependant en murmurant un remerciement,
-et après un instant de silence :</p>
-
-<p>— Ce n’est pas tout de dire qu’on aime la
-musique, reprit-elle, laquelle préférez-vous ? Voulez-vous
-du classique ou des auteurs modernes ?
-Aimez-vous les choses tristes ou gaies ?</p>
-
-<p>— Mais tout ce qu’il vous plaira, répliqua Jean.</p>
-
-<p>— J’aime bien mieux ce qui vous plaît à vous,
-répondit-elle doucement. Dites-moi vos auteurs
-favoris, il n’est pas possible que je n’aie pas dans
-la mémoire quelque chose de l’un d’eux !</p>
-
-<p>— J’ai peur que non, reprit le jeune homme
-en souriant. Ce que vous appelez « mes auteurs »,
-ce qui a bercé toutes mes rêveries, ce que j’aime,
-enfin, c’est le chant de la mer et du vent ; les
-vagues en colère et les vagues qui s’apaisent tout
-d’un coup, et qui meurent le long de la plage
-avec un bruit qui se prolonge indéfiniment, comme
-si vous teniez une note de harpe pendant des
-heures, et qu’elle demeure toujours aussi pure et
-aussi pleine. Y a-t-il une main humaine qui ait
-pu noter cela ? je l’ignore, et vous devez le savoir
-mieux que moi. Dans ce cas, jouez-moi ses
-œuvres, et vous aurez trouvé mon auteur sans
-même que je sache son nom.</p>
-
-<p>La jeune femme réfléchit encore un instant,
-passant en revue ce qu’elle connaissait, puis,
-sans préparation, très simplement, elle attaqua
-un nocturne de Chopin. Après celui-là, elle en
-enchaîna un autre, puis un autre encore, et passa
-brusquement ensuite à cet impromptu célèbre,
-dont la marche tourmentée et les éclats imprévus
-se fondent tout d’un coup en une douceur exquise.
-Cette musique émouvante plus qu’aucune autre,
-en raison de la sincérité du trouble qu’on y rencontre,
-semblait à la jeune femme devoir être
-ce qui se rapprochait le plus de la description de
-son mari.</p>
-
-<p>Elle ne voyait au même degré chez aucun
-autre musicien de ces emportements subits,
-impétueux comme le cri d’une voix humaine,
-coupés par des plaintes que les vagues n’ont
-jamais faites plus désolées, qui serrent le cœur
-quoi qu’on en ait, et qu’on oublie cependant presque
-aussitôt dans la tendresse délicieuse du chant
-qui reprend ensuite.</p>
-
-<p>Dès les premières mesures, Jean s’était levé,
-pris par le charme de ces intonations caressantes
-dont le son un peu étrange plaisait à son oreille,
-et il était venu s’accouder sur le piano.</p>
-
-<p>De sa place, il enveloppait la jeune femme
-depuis le blond argentin de ses cheveux, très
-doux sous la clarté des lampes, jusqu’à sa taille
-toujours un peu frêle mais parfaitement élégante.
-Le buste restait droit et gracieux, malgré les
-mouvements imposés par la rapidité du jeu, et
-les mains, d’un blanc très mat, ressemblaient aux
-ailes de velours de deux papillons agités d’un
-mouvement incessant.</p>
-
-<p>Sans s’imaginer que son attention pût la gêner,
-Jean la regardait fixement, comme on suit de
-l’œil quelqu’un qui agit près de soi, quand on est
-soi-même immobile, et la pureté de ce délicieux
-visage le pénétrait en même temps que le charme
-de la musique. Il lui semblait que ces deux choses
-étaient inséparables l’une de l’autre, que ce
-qu’Alice jouait là lui était personnel comme sa
-beauté, et il tombait dans une rêverie où les
-joues roses de la jeune femme, ses cils sombres
-battant à coups réguliers et l’harmonie qui lui
-arrivait à flots se confondaient entièrement.</p>
-
-<p>Très sensible à toute impression poétique,
-l’émotion l’avait si bien dominé, qu’au moment
-où la jeune femme s’arrêta, ses yeux étaient
-presque humides, et comme elle lui demandait
-timidement en relevant la tête :</p>
-
-<p>— Aimez-vous ceci ? Est-ce votre auteur ?</p>
-
-<p>— Ne me dites pas son nom ! répondit-il vivement.
-Ce que vous jouez là, c’est ce qu’on a au
-fond même du cœur, et je ne sais par quel sortilège
-quelques notes peuvent vous remuer à ce point,
-et venir toucher directement vos sentiments les
-plus intimes. Si j’étais musicien, c’est ce que
-j’écrirais certainement, et je me demande si vos
-doigts n’ont pas trouvé à mesure tout ce qu’ils
-viennent de jouer ?…</p>
-
-<p>— Ne le croyez pas, ce serait leur faire trop
-d’honneur, répliqua la jeune femme en riant de
-cette façon d’apprécier Chopin.</p>
-
-<p>Mais elle était si heureuse du plaisir de son
-mari que ses lèvres tremblaient et qu’elle s’arrêta,
-baissant de nouveau ses yeux sur le piano.</p>
-
-<p>— Et la mer ? reprit-elle au bout d’un instant.</p>
-
-<p>— Il avait dû s’en bercer comme moi autrefois,
-j’en suis sûr, répondit Jean avec un sérieux absolu ;
-il y a de ses notes là-dedans !</p>
-
-<p>Le silence dura encore un peu, puis comme
-Alice faisait un mouvement pour quitter le piano :</p>
-
-<p>— Et du chant ? demanda le jeune officier.</p>
-
-<p>— Ma voix ne vaut pas cela ! répondit-elle en
-secouant la tête.</p>
-
-<p>— Je l’ai entendue…</p>
-
-<p>— Oui, mais de loin…</p>
-
-<p>— La porte est mince, reprit-il en insistant.</p>
-
-<p>Sans se faire prier davantage, elle reprit sa
-place et, quand onze heures sonnèrent, elle était
-encore au piano.</p>
-
-<p>Sa voix n’avait pas paru plaire moins à Jean
-que les impromptus et les nocturnes, car il était
-demeuré à la même place, écoutant, sans se
-lasser, mélodies, rêveries et barcarolles. La jeune
-femme choisissait de préférence tout ce qui devait
-lui rappeler le rythme de berceuse de sa grande
-amie, et il n’y avait comme repos que les quelques
-mots d’éloges toujours brefs et le plus souvent
-originaux par lesquels Jean la remerciait.</p>
-
-<p>La pendule le fit tressaillir, cependant, et
-quittant son air abandonné :</p>
-
-<p>— Comme j’ai abusé de vous, s’écria-t-il, vous
-devez être épuisée !</p>
-
-<p>— Pas du tout, répondit-elle en se levant.</p>
-
-<p>Puis, baissant la voix, elle ajouta :</p>
-
-<p>— C’était toujours ainsi que nous passions
-nos soirées, mon pauvre père et moi.</p>
-
-<p>— Alors, je vous ai peinée peut-être ? reprit
-le jeune homme avec vivacité en se rapprochant.</p>
-
-<p>— Ne le croyez pas, je vous en prie, dit-elle
-non moins vivement.</p>
-
-<p>Et s’enhardissant, elle vint à bout de formuler :</p>
-
-<p>— Je suis si heureuse de vous faire plaisir !</p>
-
-<p>Jean murmura quelques mots de reconnaissance,
-puis le silence reprit : et tandis que la
-jeune femme toujours extrême se reprochait
-déjà ce qu’elle regardait comme une déclaration
-positive adressée à son mari, et fermait
-nerveusement le couvercle du piano, il s’inclina
-tout à coup sur sa main, et baisant la peau fine :</p>
-
-<p>— Merci aux doigts qui m’ont charmé ! dit-il
-à mi-voix.</p>
-
-<p>C’était si inattendu qu’Alice tressaillit tout
-entière, et sans rien trouver à répondre qu’un
-signe de tête et un faible sourire, elle s’en fut
-dans sa chambre.</p>
-
-<p>Le lendemain et les jours suivants les soirées
-se passèrent de la même façon, et insensiblement
-l’attrait qui appelait le jeune homme chez lui
-devint plus vif. Ses promenades de désœuvré à
-travers le salon avaient cessé ; la musique le possédait
-tout entier, et il ne se lassait pas plus d’écouter
-que la jeune femme de jouer.</p>
-
-<p>La bibliothèque avait repris un aspect habité,
-et l’accordeur ayant remis le piano en excellent
-état, tout semblait promettre à Alice des stations
-indéfinies dans la petite logette formée par le
-paravent. L’installation était restée telle que Jean
-l’avait faite la première fois ; lui-même pour
-écouter s’appuyait invariablement à la même
-place, et en voyant l’attention qui avait succédé
-chez son mari à l’humeur errante des soirs passés,
-madame de Kerdren s’étonnait. « Comme il aime
-la musique ! » se disait-elle parfois. Et le sentiment
-qu’elle éprouvait au fond du cœur était presque
-de la jalousie.</p>
-
-<p>Elle en voulait à cette distraction de savoir
-le fixer et l’intéresser si complètement, quand
-elle n’avait pu réussir à le faire, et comme elle
-ne se comptait pour rien là-dedans, oublieuse
-qu’elle était du charme de son talent et regardant
-sa voix et ses doigts comme faisant partie
-de l’instrument, elle s’attristait de voir Jean
-captivé des heures durant par toute autre chose
-que par elle !</p>
-
-<p>« Pourquoi m’aimerait-il ? se disait-elle ensuite
-avec sa modestie accoutumée, quand elle y repensait
-pendant ses longs après-midi. Notre mariage
-a été un acte de chevaleresque dévouement de sa
-part, rien d’autre ; il ne m’a pas choisie, et jamais
-il n’a dit un mot qui me fît croire à son amour. »</p>
-
-<p>C’était de la plus stricte logique, mais n’empêchait
-pas la jeune femme de soupirer parfois.</p>
-
-<p>Quant à Jean, depuis le jour où il avait trouvé
-le perron vide, inconsciemment en arrivant au
-bas de l’avenue, il pressait l’allure de son cheval,
-se levait sur les étriers, et tout en tapotant le cou
-de sa bête, il murmurait entre haut et bas :</p>
-
-<p>« Voyons, mon vieux, si on aura pensé à nous
-ce soir ? »</p>
-
-<p>Le doute était faible ; mais si petit qu’il fût,
-il suffisait à aiguillonner le jeune homme, piquant
-sa curiosité et sa tranquille assurance des jours
-passés, et le faisant sourire avec une involontaire :
-satisfaction quand il voyait la silhouette sombre
-d’Alice à sa place accoutumée.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XIII</h2>
-
-
-<p>Un soir, à son grand étonnement, environ à une
-centaine de mètres de la cour, il aperçut un valet
-de chambre assis sur un talus, qui semblait le
-guetter et qui se leva à son approche, en l’arrêtant
-d’un geste respectueux :</p>
-
-<p>— Si monsieur voulait descendre ici, dit-il,
-prévenant la question que Jean allait lui faire,
-madame vient seulement de s’endormir et la
-femme de chambre craint que le bruit du cheval
-ne la réveille brusquement.</p>
-
-<p>— S’endormir ? répéta Jean, se tournant tout
-d’une pièce du côté du domestique. Est-il arrivé
-quelque chose à madame ? Madame est-elle
-malade ?</p>
-
-<p>— Souffrante, je crois, monsieur, depuis midi.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que cela
-signifie ? Pourquoi ne m’a-t-on pas fait chercher ?
-répliqua le jeune homme, pressant ses questions
-de façon à ce qu’il fût impossible de lui répondre,
-et rassemblant en même temps les rênes comme
-pour enlever son cheval.</p>
-
-<p>Un mouvement passant sur la figure du valet
-de chambre l’arrêta, et se souvenant de ce qu’il
-venait de lui dire, il sauta à terre, lui jeta la bride
-sans ajouter un mot, et était déjà loin, avant que
-le domestique eût songé à amener Samory qui
-piaffait d’impatience, et qu’il reconduisit à l’écurie
-en faisant un long circuit derrière le château.</p>
-
-<p>Jean monta sans s’arrêter jusqu’au premier
-étage, s’impatientant d’entendre ses éperons sonner,
-et dans la pièce qui précédait la chambre de
-sa femme, il trouva, comme il s’y attendait, la
-Bretonne qui la servait assise son ouvrage à la
-main, et prête à répondre au premier appel. D’un
-geste il la fit sortir sur le palier, et aussitôt qu’elle
-eut fermé la porte :</p>
-
-<p>— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il d’une voix brève.</p>
-
-<p>— Un gros mal de tête et de la fièvre, répliqua
-promptement la femme de chambre, sentant que
-l’heure n’était pas aux longs discours. Madame
-est sortie vers onze heures dans le parc, et est
-rentrée une demi-heure plus tard avec des éblouissements
-si forts qu’elle a pris la rampe pour
-monter et m’a sonné aussitôt après pour avoir
-de l’eau fraîche. Elle était partie sans chapeau, et
-pendant que je lui posais des compresses sur le
-front, elle m’a parlé d’un coup de soleil qu’elle
-aurait reçu dehors, à ce qu’elle croit.</p>
-
-<p>— Il fallait me faire chercher immédiatement,
-interrompit Jean.</p>
-
-<p>— Nous y avions bien pensé, répliqua la Bretonne,
-sur le ton de l’excuse, mais madame l’a
-défendu, disant que ce n’était rien. Elle a continué
-à souffrir du front et n’a pas déjeuné ; puis
-la fièvre est venue ensuite, et voilà seulement un
-instant qu’elle repose, c’est pourquoi j’ai pris la
-liberté de faire arrêter monsieur en chemin.</p>
-
-<p>— Et le médecin, reprit le jeune homme, l’a-t-on
-demandé ?</p>
-
-<p>— Madame ne l’a pas permis davantage, monsieur,
-elle disait que le repos suffirait.</p>
-
-<p>Jean, qui ne l’écoutait plus, fit quelques pas
-en hésitant du côté de la porte, puis se ravisant :</p>
-
-<p>— Vous m’avertirez aussitôt que madame se
-réveillera, dit-il seulement.</p>
-
-<p>Et il rentra dans sa chambre.</p>
-
-<p>Pendant deux heures il se promena de long
-en large. Sur son ordre, le dîner avait été retardé,
-et une voiture était partie pour Lorient afin de
-ramener un médecin.</p>
-
-<p>Alice dormait toujours, et dans le silence que
-chacun gardait respectueusement au château,
-l’attente semblait doublement irritante au jeune
-officier. Ce grand calme avait un air de nonchalance
-qui l’impatientait. Il en voulait au médecin
-de ne pas arriver, aux domestiques de rester
-tranquilles : il s’en voulait à lui-même de n’avoir
-rien à faire, et en même temps il se demandait tout
-bas comment il allait remplir son rôle près de cette
-jeune malade ? Il n’avait jamais vu de femme
-souffrante auprès de lui, et s’interrogeait avec
-anxiété pour savoir de quel secours il pourrait
-lui être, étant données sa grande inexpérience
-à lui et son extrême timidité à elle. Il ne lui était
-jamais venu à la pensée que sa femme pourrait
-être malade, et il se trouvait pris aussi au dépourvu
-que si on lui eût apporté un oiseau-mouche
-avec une aile brisée en le priant de la lui remettre.</p>
-
-<p>Il en était là de ses réflexions quand on frappa
-à la porte. Alice était réveillée et la femme de
-chambre venait avertir Jean.</p>
-
-<p>Il la suivit sans rien dire, tout étonné de se
-sentir un battement de cœur, et anxieux de ce
-qui l’attendait comme s’il eût dû voir un spectacle
-effrayant.</p>
-
-<p>Rien n’était plus simple cependant : une grosse
-lampe voilée de rose éclairait une partie de la
-chambre, laissant le reste dans une pénombre très
-douce, et la jeune femme était étendue sur sa chaise
-longue avec une couverture jetée sur les pieds.</p>
-
-<p>En voyant entrer son mari, elle se souleva,
-et lui tendant affectueusement la main :</p>
-
-<p>— Je vous demande pardon, je vous ai dérangé,
-inquiété peut-être ?… Mais c’est fini maintenant.</p>
-
-<p>— Vous avez fait plus que de m’inquiéter,
-répondit-il vivement, voilà deux heures que j’ai
-dans l’esprit les choses les plus noires. Mais qu’avez-vous
-eu ? et pourquoi n’avoir pas permis qu’on
-m’avertît ?</p>
-
-<p>— C’était inutile, je vous assure, répondit-elle
-évasivement, se gardant d’avouer qu’elle aurait
-eu peur d’ennuyer son mari en le rappelant.</p>
-
-<p>Puis, sans insister, elle raconta sa sortie, tête
-nue sous le soleil de midi, et l’étourdissement qui
-s’en était suivi, assurant du reste que le sommeil
-l’avait tout à fait remise.</p>
-
-<p>— Vous avez dîné, j’espère ? demanda-t-elle en
-finissant.</p>
-
-<p>Et comme Jean lui répondait négativement avec
-un peu d’indignation, elle fit mine de mettre pied
-à terre pour aller présider le repas de son mari.</p>
-
-<p>— Mais vraiment vous n’y pensez pas ? dit-il
-presque fâché ; vos mains sont encore brûlantes.
-Au reste, ajouta-t-il avec soulagement, voici le
-docteur.</p>
-
-<p>Et il semblait au jeune homme qu’on lui enlevait
-de l’esprit un poids énorme de responsabilité.</p>
-
-<p>Le docteur se trouva entièrement de l’avis de
-madame de Kerdren ; le malaise dont elle souffrait
-était dû sans aucun doute aux perfidies du soleil
-de printemps, dont souvent on ne se défie pas
-assez.</p>
-
-<p>Il félicitait d’ailleurs la jeune femme d’en être
-quitte à si bon marché, parlant d’accidents très
-sérieux provoqués par la même cause ; mais la
-fièvre et la rougeur persistante du front imposaient
-le lit et un repos absolu.</p>
-
-<p>Avec Jean, qui le reconduisait à sa voiture,
-il fut plus formel encore : C’était à surveiller,
-un érésipèle survenait parfois, sans plus de raison ;
-et comme le jeune homme s’exclamait :</p>
-
-<p>— Ne la faites pas parler, surtout, ajouta-t-il
-en fermant la portière ; quand je dis repos, je
-n’entends pas seulement le lit, mais la paix absolue !</p>
-
-<p>Rien n’est plus maussade qu’un dîner retardé,
-réchauffé, et enfin, pour comble, mangé solitairement
-avec un souci dans l’esprit. Jean en fit
-cruellement l’épreuve ce soir-là, et encore qu’il
-expédiât son repas en un quart d’heure, il eut
-tout le temps de le trouver détestable. Outre le
-trouble et l’inquiétude qu’il gardait, l’absence
-de la jeune femme se faisait sentir, et il se demandait
-comment sa présence animait à ce point
-l’immense salle à manger. Il s’était accoutumé
-lui-même aux attentions dont il l’entourait, et le
-sourire reconnaissant qui accueillait ses moindres
-efforts lui manquait à cette heure.</p>
-
-<p>Ce fut bien pis le soir. On avait allumé comme
-de coutume dans la bibliothèque, et Jean s’y
-rendit distraitement, ne sachant où aller. Tout
-y était dans l’ordre habituel, le coin de la musique
-aussi engageant que jamais, et il ne manquait
-qu’Alice dans ce cadre, mais c’était assez pour en
-changer entièrement l’aspect, et quand Jean eut
-tapoté pendant cinq minutes une petite marche
-monotone sur le dessus du piano que ses ongles
-faisaient résonner désagréablement, il sortit et
-s’en fut promener ses ennuis au dehors.</p>
-
-<p>Il faisait la plus belle nuit du monde, et quand
-le jeune homme, qui marchait vite, se trouva
-arrêté par le mur du parc, au lieu de revenir sur
-ses pas, il posa sur le sommet ses poignets nerveux
-et, franchissant d’un bond la maçonnerie qui lui
-arrivait à mi-hauteur du bras, il se trouva dehors.</p>
-
-<p>La mer battait son plein ; il entendait le bruit
-de l’eau jusqu’où il était, et attiré par l’odeur des
-varechs humides que les vagues laissaient sur
-le sable, en marquant leur trace par de longues
-lignes ondulées, il arriva jusqu’au bord. C’était
-vive eau, et c’est à peine si entre les falaises et la
-mer, il restait deux mètres de sable sec où on
-pût s’asseoir, mais il n’en fallait pas davantage à
-Jean ; et une seconde après, à moitié allongé,
-la tête tantôt tournée vers la mer, tantôt levée
-pour admirer les étoiles, avec la figure humide des
-embruns qu’il recevait, il pouvait se croire comme
-autrefois perdu entre le ciel et l’eau.</p>
-
-<p>Le milieu agit promptement, et ses souvenirs
-lui revenant en foule, il se mit à penser à ses
-camarades, à son navire, cherchant sur quel point
-de la Méditerranée il devait être à présent, quel
-temps il traversait, et ce qui se passait à bord,
-se figurant qu’il y était encore faisant son quart
-par cette nuit claire. Mais avant qu’aucun fait
-matériel eût troublé sa fantaisie, son idée dominante
-l’avait rappelé à Kerdren et à la réalité ;
-et oubliant camarades et navire, il murmurait à
-mi-voix en fixant les flots d’un air soucieux :
-« Pourvu qu’elle dorme, seulement !… » En même
-temps il se levait, incapable de tenir en place, et
-sans se laisser tenter par un croissant de lune
-qui se montrait à l’horizon, il reprit le chemin
-du retour.</p>
-
-<p>En revenant, comme la promptitude du changement
-de sa pensée le frappait après coup : « N’est-il
-pas naturel, se dit-il, que je m’inquiète de cette
-enfant dont je suis responsable après tout ! »</p>
-
-<p>Il rentra par la même voie, toujours un peu
-nerveux et trouvant un vif plaisir à froisser sous
-son pied les menus branchages que le vent du
-soir avait semés dans les allées. Comme il arrivait
-dans la cour, l’horloge de la salle à manger commençait
-de sonner, il l’entendit par une fenêtre
-ouverte et s’arrêta pour compter les coups. A
-neuf elle se tut, et le jeune homme, convaincu
-qu’il avait fait erreur, tira sa montre et appuya
-son doigt sur le bouton, d’un geste vif.</p>
-
-<p>La petite voix claire et un peu grêle de la
-sonnerie détailla méthodiquement le même nombre
-de coups et s’arrêta juste au même point.</p>
-
-<p>Jean la rentra impatiemment avec un mouvement
-d’épaules : il s’en fallait juste de deux
-heures qu’on fût encore au moment où il se
-figurait être arrivé !</p>
-
-<p>Depuis le départ du médecin, Alice, qui s’était
-rendormie presque aussitôt, reposait paisiblement,
-d’après ce que la femme de chambre dit au jeune
-officier, et il ne lui resta qu’à rentrer chez lui, où,
-après avoir trompé son ennui en écrivant quelques
-lettres, il se coucha las et mécontent.</p>
-
-<p>Le lendemain le docteur répéta son ordonnance,
-et Jean partit pour Lorient, où une réception
-officielle et impossible à éviter l’appelait, avec
-l’agréable perspective d’un dîner et d’une soirée
-semblables à ceux qu’il avait subis la veille.</p>
-
-<p>Mais au retour, au moment où il prenait Samory
-en main avant de franchir la grille pour le reconduire
-sans bruit à l’écurie, il aperçut Alice, assise
-dans un fauteuil et abritée des derniers rayons
-du soleil couchant par une large ombrelle qu’elle
-avait prise par surcroît de précaution.</p>
-
-<p>Il s’approcha avec une exclamation de plaisir
-qui amena un nuage rose sur les joues de la jeune
-femme, puis tout aussitôt, reprenant un ton plus
-grave :</p>
-
-<p>— Mais on vous avait défendu de vous lever,
-il me semble ?… dit-il.</p>
-
-<p>— Le docteur, qui avait affaire au village, a
-eu la bonne idée de revenir ici en passant, et il
-m’a donné mon congé sous promesse d’être sage…,
-répondit-elle avec enjouement. Trouvez-vous que
-j’aie eu tort ?</p>
-
-<p>Et elle levait les yeux sur lui avec cette timidité
-un peu inquiète qui caractérisait ses rapports avec
-son mari.</p>
-
-<p>— Si vous êtes encore fatiguée, certainement,
-reprit-il toujours sérieux, sinon, vous devinez
-combien je suis heureux de vous voir remise !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XIV</h2>
-
-
-<p>— J’ai enfin trouvé ce que je souhaitais pour
-vous, commença Jean un peu plus tard. Depuis
-quinze jours, Duhamel me parlait sans cesse
-d’un cheval merveilleux, habitué à la selle de
-femme, et qui a été monté deux étés de suite
-par sa sœur, une excellente amazone, qui le
-dit parfait en tout point. Je l’ai vu, essayé moi-même,
-et sauf votre agrément, il pourrait être
-ici dans deux jours. Désirez-vous aller le voir à
-Lorient ? ou voulez-vous que nous le prenions à
-l’essai quelque temps pour vous permettre de
-juger vous-même de ses qualités ?</p>
-
-<p>— Ni l’un ni l’autre, répondit la jeune femme ;
-je me fie entièrement à vous là-dessus, et pour
-peu qu’il n’ait pas la robe jaune du cheval de
-d’Artagnan, je suis sûre de le trouver parfait.</p>
-
-<p>— Il est tout à fait noir, répliqua Jean. N’est-ce
-pas la couleur que vous préférez ? Il me semblait
-vous l’avoir entendu dire ! Voici le moment
-où il me deviendra facile de ne plus aller à Lorient
-qu’une fois par jour, et j’ai hâte de rompre un
-peu la monotonie de votre vie. Une recluse est
-mondaine auprès de vous !</p>
-
-<p>— Mais je ne m’ennuie jamais, je vous assure !</p>
-
-<p>— Dans ce cas, vous êtes plus heureuse que
-moi, car… A propos, dit-il en s’interrompant,
-vous ne m’avez pas demandé de quelle façon
-s’est passée ma soirée d’hier ?</p>
-
-<p>Et comme la jeune femme l’interrogeait des
-yeux, il décrivit avec verve l’emploi mélancolique
-qu’il avait fait de sa solitude, racontant
-son dîner trop court, le maigre petit concert
-qu’il s’était offert à lui-même, et comment, après
-une promenade d’écolier en quête de distractions,
-il avait trouvé la mer ennuyeuse, et en était venu
-pour finir à se quereller avec une horloge qui
-marquait neuf heures, quand lui pensait et disait
-onze.</p>
-
-<p>Le côté original du caractère de son mari était
-celui qu’Alice connaissait le moins. Elle l’avait
-toujours vu auprès d’elle parfaitement bon et
-attentif ; mais cette gaieté dont madame de Sémiane
-lui avait parlé, et qui faisait du jeune homme
-à certaines heures un véritable boute-en-train,
-devait être perdue ou comprimée, pensait-elle,
-car elle n’en remarquait jamais trace. Cela ne
-contribuait pas peu à l’impression qu’elle éprouvait,
-de ne voir dans tous les actes de Jean qu’un
-devoir accompli, se disant qu’il n’y avait plus
-rien de spontané en lui, puisque son humeur elle-même
-était changée ! Aussi accueillit-elle avec
-bonheur cette animation imprévue, mettant toute
-sa grâce à soutenir le même ton.</p>
-
-<p>A quelque temps de là, le cheval destiné à
-la jeune femme, bien et dûment accepté par
-elle, fut installé à Kerdren.</p>
-
-<p>C’était une superbe bête, un peu fougueuse
-peut-être, mais admirablement dressé, et tourmentée
-seulement par l’ardeur de son sang très
-pur. Pas un défaut, pas une mauvaise habitude, et
-le trot le plus égal et le plus parfait.</p>
-
-<p>Sa robe, entièrement noire comme l’avait dit
-Jean, était coupée seulement au front par une
-étoile blanche, et avec ses jambes fines et son cou
-de cygne, il offrait le type idéal d’un cheval de
-femme.</p>
-
-<p>L’amazone de deuil que madame de Kerdren
-s’était commandée venait d’arriver, le sellier
-avait livré en temps convenu le harnachement, il
-ne restait qu’à partir.</p>
-
-<p>La première promenade eut lieu un bel après-midi,
-avec un soleil doux, un peu voilé, qui ne
-gênait pas le regard.</p>
-
-<p>— Montez-vous bien ? avait demandé le jeune
-homme en mettant Alice en selle.</p>
-
-<p>— Mais… En tout cas, je suis fort solide, lui
-avait-elle répondu, riant de la forme de sa question.</p>
-
-<p>Il avait arrangé avec soin les plis de sa grande
-jupe traînante, vérifiant encore une fois les sangles
-et la longueur de l’étrier qu’il venait cependant
-déjà de passer en revue, et on était parti au
-pas d’abord, au petit trot ensuite, avec l’allure
-mesurée de gens qui s’étudient.</p>
-
-<p>Il n’avait pas fallu longtemps à Jean pour
-s’apercevoir que sa femme était non pas seulement
-« très solide », comme elle venait de le
-lui dire, mais encore d’une grâce et d’une aisance
-parfaites. Au bout d’un quart d’heure, elle gouvernait
-sa monture avec l’autorité d’un long usage,
-jouissant de la voir obéir à ses moindres impulsions,
-et de son côté, avec l’instinct des animaux, le
-cheval qui se sentait bien dirigé s’était mis à
-relever encore la fierté de son allure.</p>
-
-<p>Comme la plupart des femmes de taille élancée,
-Alice était fort à son avantage en amazone. Sa
-grâce naturelle et l’élégance de son buste se
-trouvaient en pleine lumière, et elle avait une
-façon qui était d’un charme extrême de porter
-la tête droite sans raideur, et de suivre imperceptiblement
-avec ses épaules le balancement du
-cheval.</p>
-
-<p>Le drap noir tout uni de son corsage la moulait
-sans exagération, mais avec la perfection que
-mettrait un artiste à assouplir une draperie sur
-les épaules de sa statue ; et le col droit tranchait
-vigoureusement sur son cou satiné.</p>
-
-<p>Son bon goût l’avait défendue de cette mode
-outrée, qui, dans son désir d’être nouvelle et
-un peu leste, oublie même d’être jolie, et enserre
-les amazones actuelles dans des jupes étroites,
-disgracieuses, bien éloignées de l’élégance des
-longs plis d’autrefois.</p>
-
-<p>Entre le passé et le présent, elle avait choisi
-un moyen terme, et l’étoffe avait assez d’ampleur
-pour se draper très heureusement.</p>
-
-<p>Pour le chapeau, la forme haute lui avait paru
-bien cérémonieuse ; elle s’était dit qu’elle effaroucherait
-les pinsons et les bergeronnettes, en courant
-ainsi par les chemins creux, et s’était contentée de
-nouer la classique gaze blanche sur un feutre noir.</p>
-
-<p>Quoi qu’il en fût, l’ensemble était charmant.</p>
-
-<p>Tout allait bien à la jeune femme : le grand air,
-l’animation, et jusqu’à cette petite pointe d’audace,
-donnée par l’accomplissement d’un exercice un
-peu violent, et qui nuançait maintenant sa
-physionomie de ce cachet décidé qui lui manquait
-en général.</p>
-
-<p>Jean la regardait et la regardait encore. Il
-se demandait ce qu’il y avait de changé dans sa
-femme, ne s’avisant pas que c’était lui tout
-simplement qui s’apercevait pour la première
-fois de sa grâce et de sa beauté ; et il trouvait
-une douceur qu’il ne connaissait pas dans cet
-échange de paroles et de sourires coupés à chaque
-instant par la rapidité de la course.</p>
-
-<p>Au retour, il lui avait fait compliment de sa
-science avec sincérité, gardant toutefois pour
-lui la majeure partie de ce qu’il avait pensé et
-senti ; choses qui étaient d’ailleurs si confuses
-dans son esprit qu’il s’en rendait à peine compte
-lui-même. Ses éloges avaient appelé, comme
-son approbation le faisait toujours, une vive
-rougeur sur les joues de la jeune femme, en même
-temps que ses yeux se mouillaient au souvenir de
-son père, le professeur et le conducteur de ses
-années de jeune fille.</p>
-
-<p>Depuis ce moment les promenades s’étaient
-suivies sans interruption, et chacun d’eux y
-avait trouvé tous les jours un plaisir plus vif
-et plus intime. Insensiblement, Alice se laissait
-aller à être un peu plus elle-même. Elle était
-fière des éloges de son mari, et son approbation,
-qu’elle sentait grandir, l’excitait et la soutenait.
-Toujours modeste, elle ne voyait dans le
-changement d’allures de Jean que la suite naturelle
-d’un plaisir pris en commun ; mais puisqu’il
-se montrait pendant ces heures-là plus expansif
-et plus animé que de coutume, elle bénissait
-cette diversion sans voir plus loin.</p>
-
-<p>Quant à lui, il eût été fort en peine d’expliquer
-ce qu’il éprouvait, et il était loin, non seulement
-d’analyser ses sentiments, mais encore
-de savoir qu’il ressentait quelque chose de particulier,
-troublé seulement comme ces gens chez qui
-se prépare une grave maladie, et qui sont saisis à
-l’avance d’un malaise général, dont ils ne peuvent
-formellement placer le siège nulle part.</p>
-
-<p>Il mettait simplement la cause de son émotion
-sur le charme du printemps, sur ces longues
-chevauchées, sur la gaieté de sa jeune femme ;
-enfin sur les souvenirs d’enfance qui l’assaillaient
-en foule dans son pays.</p>
-
-<p>Les courses avaient lieu le matin maintenant.
-On partait de bonne heure pour jouir des aubes de
-mai dans toute leur poésie, et il n’était pas rare
-que les sabots des chevaux résonnant sur la
-pierraille des routes fussent le premier bruit humain
-entendu dans la campagne.</p>
-
-<p>Des champs s’élevait cette buée épaisse, blanche
-et nuageuse comme du coton, qui ressemble à
-l’haleine de la terre, respirant par mille bouches
-invisibles, haleine fraîche et parfumée comme tout
-ce qui a la vigueur saine de la campagne. Des
-fils de la Vierge volaient doucement, reflétant
-toutes les couleurs du soleil levant dans leurs
-imperceptibles dimensions, et sur chaque touffe
-d’herbe, aux mille pointes des chardons qui
-hérissaient leur tête de loin en loin, il y avait
-des gouttes d’eau. La rosée est très abondante à
-cette heure-là, et la jeune femme s’arrêtait quelquefois
-avec des cris d’admiration montrant à
-son mari une toile d’araignée suspendue comme un
-hamac féerique d’une feuille à l’autre, et emperlé à
-chaque maille. Puis quand on entrait sous bois,
-l’air devenait plus frais, et de tous les côtés montait
-cette bonne odeur de mousse humide, de
-bois mouillé, de menthe sauvage, et de ces mille
-petites fleurs qui s’ouvrent toutes à la fois, embaumant
-à qui mieux mieux pour ne pas perdre
-un instant du jour qui commence.</p>
-
-<p>C’était là surtout que Jean se sentait envahi
-par cette émotion nouvelle. Les allées devenaient
-étroites parfois, et il fallait marcher en
-file. Alice passait la première, tout entière au
-soin de soutenir son cheval qui buttait de temps
-en temps aux racines glissantes sortant du sol,
-et lui suivait, laissant Samory choisir lui-même
-son chemin, et gardant toute son attention pour
-la jolie taille qu’il voyait devant lui, et le voile
-blanc qui voltigeait au-dessus comme un feu
-follet. De temps en temps, Alice se tournait sur
-sa selle, et lui montrait un lièvre traversant la
-route d’un bond, ou un merle qui sautillait en
-sifflant d’un air insouciant, et ce sourire confiant
-et jeune, ces exclamations de plaisir rendaient Jean
-si heureux qu’il eût cheminé ainsi volontiers plus
-loin que la lisière de la forêt.</p>
-
-<p>Le plus souvent la jeune femme, qui ne prenait
-rien avant de partir, s’arrêtait dans une
-ferme et buvait une tasse de lait encore chaud
-qu’on venait de traire ; du lait de ces mêmes
-petites vaches bretonnes qu’elle demandait autrefois
-au Jardin d’Acclimatation, et qui avait ici
-une saveur si différente. C’était un vrai tableau
-de genre que ce jeune couple arrêté dans ces
-cours rustiques, le cavalier apportant à l’amazone
-une tasse à fleurs rouges, pleine d’un lait crémeux,
-et la regardant boire ensuite, la main
-sur la bride du cheval, pendant que des enfants,
-les bras derrière le dos et l’œil curieux sous leurs
-cheveux ébouriffés, se poussaient derrière un pan
-de mur pour voir sans être vus.</p>
-
-<p>Mais ni Jean ni Alice ne pensaient à cela ;
-elle, se perdait tout bas dans les joies de sa tendresse,
-et lui s’étonnait que ce pût être une chose
-si charmante que des promenades matinales dans
-un pays sauvage, et qu’un marin comme lui, sans
-raisons appréciables, pût arriver à oublier en
-quelques semaines camarades et navire.</p>
-
-<p>Un matin, tout à fait perdus, ils erraient à
-l’aventure, s’amusant comme deux enfants de
-cette course sans but, quand ils se trouvèrent
-arrêtés par un ruisseau profondément encaissé
-entre deux rives croulantes.</p>
-
-<p>Sa largeur aurait permis de le sauter à la rigueur,
-et au delà s’étendait une plaine qui mettrait fin
-au jeu de cache-cache joué sous bois depuis une
-heure ; mais les bords creusés par les affouillements
-de l’eau, devaient céder au moindre choc, si
-l’élan n’était pas assez fort pour arriver du premier
-coup sur la terre ferme, et c’est ce que Jean
-ne voulait pas permettre à la jeune femme d’essayer.</p>
-
-<p>Passer à gué, il n’y fallait pas songer ; la profondeur
-du lit, sinon la hauteur de l’eau, ne
-permettait pas de descendre, et les jeunes gens
-demeurèrent immobiles, se regardant d’un air
-déconcerté. C’était tomber de Charybde en Scylla !
-A droite et à gauche s’étendaient des fourrés
-qui paraissaient impénétrables, et retourner sur
-ses pas c’était rentrer dans le dédale.</p>
-
-<p>— Je sais où nous sommes ! s’écria Jean tout
-à coup. A quarante mètres sur la gauche, nous
-devons trouver une passerelle, il ne s’agit que de la
-gagner ! Comment n’ai-je pas reconnu l’endroit
-plus tôt ?</p>
-
-<p>Mais gagner la passerelle était plus vite dit
-que fait, et après avoir essayé d’ouvrir une trouée
-en passant le premier avec son cheval au milieu
-des branchages, Jean dut y renoncer. Les petites
-pointes des feuilles chatouillaient les naseaux de
-Samory, les branches flexibles se relevaient en lui
-cinglant le cou et le poitrail, et aveuglé, affolé, il
-se mit à se cabrer si violemment qu’il fallut sortir,
-heureux d’en être quitte sans accident.</p>
-
-<p>Toujours prompt dans ses décisions, le jeune
-officier mit pied à terre, et attachant les deux
-chevaux à un tronc d’arbre, il se décida à faire
-traverser seulement sa femme jusqu’à la passerelle.
-Une fois Alice sur l’autre bord, il reviendrait,
-ferait sauter les chevaux, et en reprenant
-la grande route, ils arriveraient à Kerdren au
-bout d’une heure.</p>
-
-<p>La jeune femme essaya bien de quelques objections.
-Ne pourrait-elle pas sauter aussi, ou bien,
-s’il y avait vraiment du danger, pourquoi ne pas
-retourner tous les deux sur leurs pas ? On ne connaît
-plus de forêt sans issue !</p>
-
-<p>Mais Jean était décidé, et comme elle ne savait
-pas lui résister, un instant après, sa jupe sur le
-bras, elle se disposait à le suivre :</p>
-
-<p>— Donnez-moi vos deux mains, lui avait-il dit,
-et penchez-vous contre moi.</p>
-
-<p>Puis, marchant à reculons, il entra dans le
-fourré où il faisait un chemin avec ses larges
-épaules, refoulant à droite et à gauche tout ce
-qui s’opposait à son passage.</p>
-
-<p>Dans la trouée ainsi formée, la jeune femme
-s’avançait ensuite sans peine, garantie de tout
-encombre par ce rempart et soutenue fortement
-par les mains qui tenaient les siennes, quand
-son pied se prenait dans quelque ronce. Docilement,
-comme il le lui avait dit, elle fermait
-les yeux, tout à fait conduite par lui, et se laissant
-faire avec la confiance d’un enfant.</p>
-
-<p>Par instinct, quand les branches se resserraient,
-elle baissait un peu plus la tête, et passait
-sans peine. Malgré ces précautions, cependant,
-il arriva que son chapeau se trouva accroché ;
-elle continua, croyant que la marche le dégagerait ;
-mais ce fut le contraire qui se produisit, et la
-fourche, en se relevant, emporta comme un trophée
-le feutre et le voile. Elle voulut se redresser, riant
-de l’accident, reprendre son chapeau et le remettre,
-mais la voix de son mari l’en empêcha :</p>
-
-<p>— Ne bougez pas ! lui cria-t-il ; ce sont vos cheveux
-qui seront pris si vous vous levez ! Je viendrai
-le chercher. Baissez-vous plus, au contraire !</p>
-
-<p>Elle obéit et rapprocha encore sa tête qui,
-n’étant plus écartée par les bords du chapeau,
-se trouva tout à fait appuyée contre son mari,
-et la traversée continua. Mais cette fois une
-impression étrange s’emparait de la jeune femme.
-Il lui semblait entendre directement battre le
-cœur de Jean. Les coups devenaient plus forts
-à chaque minute, et ne voyant plus rien, isolée
-de tout le reste par ses yeux fermés, cela arrivait
-à son oreille comme un langage réel et explicite
-qui lui parlait clairement de tendresse… Et
-pendant ce temps-là, cette émotion que le jeune
-officier ne pouvait pas définir lui revenait plus
-vive que jamais. Il éprouvait une douceur hors de
-proportion avec le service rendu, à se sentir utile
-à Alice, et à se voir conduisant cette délicieuse
-créature à sa volonté, à travers ces buissons
-épineux.</p>
-
-<p>Ses cheveux un peu défaits, qui étaient là
-sous ses yeux comme un brouillard d’or, lui
-semblaient charmants et précieux comme il ne
-l’avait jamais éprouvé jusqu’alors, et il eût été
-désespéré s’il fût arrivé malheur à l’un d’eux.</p>
-
-<p>Une lueur de ce qui se passait en lui traversa
-tout à coup son esprit ; mais comme il s’interrogeait,
-brusquement ému par cette idée, le
-fourré prit fin, et la jeune femme se redressa en
-le remerciant.</p>
-
-<p>Il la regarda un instant, toute rouge de la
-chaleur de cette étrange promenade, rajustant
-machinalement sa coiffure, et il fit un pas en
-avant ; ses lèvres remuèrent, mais il ne dit rien ;
-et la guidant seulement sur la passerelle, il refit
-ensuite en sens inverse, et deux fois plus vite, le
-chemin qu’il venait de parcourir à pas comptés.</p>
-
-<p>Un monde d’idées nouvelles se choquait en
-lui ; mais par leur nouveauté, elles l’éblouissaient
-et l’étonnaient au point qu’il n’y croyait pas.</p>
-
-<p>L’un après l’autre, il fit sauter les chevaux,
-refaisant le même voyage pour aller reprendre
-celui qui restait sur le bord ; puis il rendit son
-chapeau à la jeune femme, la remit en selle sans
-mot dire, et durant le retour jusqu’à Kerdren, ils
-n’échangèrent pas dix paroles.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XV</h2>
-
-
-<p>A partir de ce moment, les rapports entre les
-jeunes époux changèrent encore une fois de nature.</p>
-
-<p>L’intimité facile et joyeuse qui s’était établie
-depuis quelques jours cessa brusquement ; Jean
-reprit son air absorbé des premiers temps, et sa
-courtoisie cérémonieuse de grand seigneur, et Alice,
-ressaisie par ses timidités et ses défiances passées,
-redevint la pensionnaire effarouchée du couvent de
-Toulon.</p>
-
-<p>Malgré les impromptus et les rêveries de Chopin,
-le jeune homme avait recommencé ses promenades
-du soir tout le long de la bibliothèque, et sa femme
-suivait avec tristesse son va-et-vient continuel,
-le croyant en proie à la nostalgie de l’Océan et au
-souvenir de sa carrière interrompue.</p>
-
-<p>Comme c’était différent de ce matin auquel sa
-pensée revenait si souvent !</p>
-
-<p>En rentrant, ce jour-là, avant de quitter son
-amazone, elle s’était agenouillée pour formuler
-une action de grâce ardente et heureuse comme
-son émotion… Serait-il possible, mon Dieu, que
-cette affection vînt à elle !…</p>
-
-<p>Puis, dès le soir, son illusion était tombée ;
-la préoccupation qui assombrissait son mari
-était évidemment ce regret qu’elle craignait
-par-dessus tout de lui voir éprouver, et en secret,
-chaque matin, elle s’exhortait à lui parler, voulant
-le supplier de reprendre le genre de vie qui lui
-manquait si cruellement.</p>
-
-<p>Rien n’était plus éloigné pourtant, des souvenirs
-du jeune homme, que la mer et ses servitudes,
-et l’idée qui le tourmentait était bien
-différente de celle que lui prêtait Alice.</p>
-
-<p>De la singulière émotion éprouvée par lui
-un matin, un trouble indéfini lui était demeuré,
-et maintenant il s’interrogeait, tâchant de lire
-dans son cœur, et si étonné de ce qu’il ressentait,
-qu’il cherchait tous les noms et toutes les explications
-possibles de ses pensées avant de les
-résumer simplement par un seul mot.</p>
-
-<p>Jamais il ne lui était venu à l’idée qu’il pourrait
-aimer d’amour cette jeune fille à qui il avait
-tendu la main un soir, pris d’une pitié immense
-pour son abandon et son malheur. Il la trouvait
-intéressante, pleine de dignité et d’une beauté
-indiscutable ; mais n’ayant jamais fait entrer les
-émotions multiples de la tendresse dans les plans
-de son existence, il s’en croyait aussi bien garanti
-que des difficultés d’une profession étrangère à la
-sienne ; aussi son étonnement était-il sans bornes.</p>
-
-<p>Puis à mesure que la lumière se faisait, au
-moment où il se rendait compte de la place que
-tenait déjà cette jeune femme dans sa vie, voyant
-sa carrière oubliée, ses goûts et ses préférences
-annulés, tout ce qu’il éprouvait jadis enfin changé
-par sa seule puissance ; un sentiment qu’il n’avait
-jamais connu s’était glissé dans son cœur, et
-timide pour la première fois de sa vie, craintif
-comme l’est toujours le véritable amour, il s’était
-trouvé sans voix et sans audace pour dire ce qui
-battait en lui… En même temps l’idée instinctive
-qui se développe avec toute affection, le besoin
-de réciprocité, s’était éveillé dans son cœur…
-Et elle ? s’était-il dit dès qu’il avait bien démêlé
-ce qu’il éprouvait. Comment me faire aimer
-d’elle ?</p>
-
-<p>N’ayant pas l’ombre de fatuité, il se tourmentait
-et s’inquiétait comme le plus modeste
-écolier songeant à quelque étoile hors de sa
-portée. Il oubliait tout ce qui en lui pouvait séduire
-et charmer une femme ; il oubliait le prestige de
-poésie, de noblesse et de désintéressement avec
-lequel il s’était présenté à mademoiselle de Valvieux ;
-et comprenant mieux chaque jour tout
-ce qu’il y avait d’exquis en sa jeune femme, il
-s’en voulait comme d’une insulte de ne pas l’avoir
-aimée dès la première heure comme Roméo avait
-aimé Juliette. Il s’ingéniait à chercher de quelle
-façon il attirerait ce cœur à lui, et perdu entre
-l’avenir qu’il rêvait, et le présent qu’il aurait
-voulu reporter de trois mois en arrière, il gardait
-ce silence interprété si faussement par Alice.</p>
-
-<p>Les choses en étaient là, quand un des fermiers
-de Kerdren vint au château annoncer le
-mariage de son fils, chercher en quelque sorte
-l’agrément du jeune comte pour le choix de sa
-bru, et solliciter l’honneur de la présence des
-maîtres à cette noce, qui devait réunir dans ses
-proportions toutes spéciales deux villages et plus.</p>
-
-<p>L’invitation fut acceptée, au grand orgueil
-des paysans, point encore blasés sur le charme
-radieux de madame de Kerdren, et très fiers de
-la compter dans leurs rangs. A cela les châtelains
-avaient joint un cadeau adressé aux fiancés,
-et qui se trouvait de nature à aider efficacement
-les débuts d’un jeune ménage ; aussi la reconnaissance
-de la famille était-elle montée à un haut
-degré, et les honneurs qu’on réservait à Jean et
-à sa femme étaient-ils innombrables.</p>
-
-<p>La noce s’était massée sur la place pour les
-recevoir, et le sonneur, tout en commençant son
-carillon, passait d’instant en instant sa tête entre
-les volets pour être en mesure de redoubler les
-coups quand il les apercevrait. Un cortège de
-gamins, accompagnateurs obligés de toutes les
-cérémonies, s’agitaient aux alentours, grimpant
-officieusement aux arbres pour voir plus loin
-sur la route, dévalant dix fois par minute en
-criant une nouvelle toujours fausse, et se communiquant
-entre temps leurs remarques, blâme ou
-louange, sans mystère ni fard sur les gens qui les
-entouraient.</p>
-
-<p>Quand Alice fut là, on lui présenta la fiancée,
-une grande fille émue et rougissante sous ses
-beaux atours, et dont la figure s’épanouit aux
-compliments de la jeune femme.</p>
-
-<p>Placés tout près des jeunes époux, M. et madame
-de Kerdren ne perdaient pas un détail de la
-cérémonie, et dans l’état d’esprit où ils se trouvaient
-actuellement, rien n’était plus propre à
-les remuer que ce spectacle. Malgré toute la
-différence des cadres, ils se substituaient par
-la pensée aux jeunes gens debout près de l’autel,
-et se revoyaient dans la petite église de Toulon
-inondée de lumière, et s’engageant l’un à l’autre
-pour la vie. Jean se rappelait les pensées qui
-l’occupaient alors ; il avait plus d’un souci dans
-l’esprit à cette heure-là, et il se ressouvenait
-qu’en entendant derrière lui le murmure des voix
-joyeuses de ses camarades, et le froissement des
-ceintures d’or sur le métal des épées, une sensation
-de regret lui avait traversé le cœur.</p>
-
-<p>Il la cherchait maintenant, et non seulement
-elle n’était plus, mais encore en tout ce qui concernait
-le passé, il ne se retrouvait pas. Il lui
-semblait qu’on lui avait mis récemment une tête
-et un cœur tout neufs, et il apprenait à s’en servir
-avec un peu de gaucherie et d’étonnement, quoiqu’il
-fût charmé des découvertes qu’il y faisait
-à chaque pas.</p>
-
-<p>Que pouvait bien penser sa femme ? il se le
-demandait en la regardant de loin, debout, les
-mains fermées sur son livre d’heures, et les yeux
-perdus dans ce qui semblait être une rêverie
-plutôt qu’une prière. Dans le jour adouci qui
-éclairait le chœur, il la trouvait enveloppée d’un
-charme mystérieux et exquis, et il lui prenait des
-envies de l’amener par la main devant le prêtre
-et de lui dire :</p>
-
-<p>« Mariez-nous de nouveau, je vous en prie. La
-première fois, j’ai répondu de tête et de volonté
-quand on m’a demandé si c’était là la femme de
-mon choix, aujourd’hui je veux répéter la même
-chose avec le cœur le plus ardent. »</p>
-
-<p>Les pensées qui occupaient Alice, et que son
-mari aurait souhaité de lire à travers son front,
-étaient à peu près analogues à celles-là. Après
-le discours du curé, prononcé en breton, et qui
-avait fait à la jeune femme l’effet de quelque
-incantation bizarre dans une langue fantastique,
-on avait échangé les anneaux. Le plus
-ému était assurément le fiancé ; sa bonne grosse
-main rude, en sortant du gant blanc où il avait
-cru devoir l’emprisonner, tremblait d’une façon
-visible, et c’était d’une voix troublée qu’il avait
-répondu à la question de son curé. En revanche,
-Alice s’était retrouvée dans le regard confiant
-et heureux avec lequel la jeune fille avait
-promis sa vie tout entière, et elle avait souri à
-ce retour du passé. Mais la vision du grave officier
-de marine qui lors de son propre mariage se tenait
-auprès d’elle, si calme et si posé, contrastait absolument
-avec le bonheur épanoui du jeune paysan
-qu’elle voyait maintenant, et sans même qu’elle
-s’en aperçût, elle soupirait quand celui-ci se retournait
-du côté de la mariée, la contemplant de
-son regard radieux sans pouvoir se contraindre à
-attendre la sortie pour montrer sa joie.</p>
-
-<p>Une fois dehors et le « droit du seigneur »
-pris par Jean sur les joues fraîches de la mariée
-toute la noce y passa, et il ne fallut pas moins
-que le souvenir du repas qui attendait pour arrêter
-tant d’effusions.</p>
-
-<p>Selon la coutume du pays, chaque invité avait
-envoyé la veille quelque provision : animaux de
-basse-cour, viande ou légume ; et le grand Pantagruel
-se fût assis sans mépris à la table servie
-dans une grange ornée de feuillage.</p>
-
-<p>Placée au haut bout, près du père de la mariée,
-madame de Kerdren s’efforçait de s’associer, si
-peu que ce fût, aux exploits fabuleux qu’elle voyait
-accomplir par son voisin de droite et son voisin
-de gauche. Il lui semblait qu’elle assistait à quel
-qu’un de ces repas des temps anciens, dont Homère
-décrit les proportions, et qu’elle voyait ses
-héros se partager le bœuf qu’ils venaient de
-sacrifier aux dieux avant de remettre leurs casques
-pour courir à de nouveaux horions.</p>
-
-<p>Cependant, si nouveau que fût pour elle l’aspect
-de cette fête campagnarde, Jean, qui l’observait
-de loin, commençait à lire la lassitude dans son
-regard, quand les violoneux qui étaient du banquet
-tirèrent de dessous leur chaise leur instrument, en
-déroulant le mouchoir de couleur qui l’enveloppait.</p>
-
-<p>Une demi-heure plus tard, le bal était dans
-tout son éclat, et Alice, qui n’était pas fâchée
-de se dérober à cette atmosphère épaisse, suivait
-la mère de la mariée, toute glorieuse de
-lui faire visiter la maisonnette des jeunes époux,
-le mobilier entièrement neuf, et le trousseau rangé
-dans les grandes armoires bretonnes en chêne
-noirci.</p>
-
-<p>Alice la suivait partout, s’intéressant à tout,
-et admirant de la meilleure foi du monde la
-basse-cour et les écuries ; mais en même temps
-envahie, sans qu’elle sût pourquoi, d’une tristesse
-lourde qui lui montait au cœur. Elle pensait à
-Jean, et se prenait à souhaiter qu’il fût un simple
-paysan comme le marié d’aujourd’hui, et elle-même,
-une modeste fermière, pourvu seulement
-qu’elle pût lire dans ses yeux la tendresse qu’elle
-avait vue dans ceux du jeune gars à l’église. Elle
-se disait que ce nid avec son sol de terre battue
-suffirait à abriter son bonheur, si elle pouvait
-l’édifier tel qu’elle l’entendait, et si invraisemblable
-que cela parût être, elle sentait qu’au
-fond du cœur c’était l’envie qui dominait chez
-elle, en visitant ce petit royaume.</p>
-
-<p>Quand elles sortirent de la maison, la nuit
-était venue, et à quelques pas, Jean se promenait
-en fumant son cigare. Il le jeta loin de lui,
-et s’avança avec vivacité au-devant de sa jeune
-femme, qu’il était venu chercher sans pourtant
-vouloir la déranger, comme il le lui dit.</p>
-
-<p>Elle prit le bras qu’il lui offrait et se mit à
-lui décrire avec enjouement tout ce qu’elle venait
-de voir, ravissant la fermière qui marchait à
-côté d’elle et que les éloges du jeune comte achevèrent
-de mettre au bonheur.</p>
-
-<p>Près de la grange où ils arrivèrent bientôt,
-l’animation était à son comble et on se trémoussait
-avec plus d’ardeur que jamais.</p>
-
-<p>Peu à peu, les couples s’étaient éparpillés, désertant
-la salle trop chaude pour la grande cour
-bien balayée et même pour le commencement d’un
-pré voisin. La lune dans son plein éclairait à merveille
-les rondes et les quadrilles, et la joie était
-haut montée.</p>
-
-<p>De temps en temps, les inégalités d’une touffe
-d’herbe dans le champ faisaient trébucher et
-tomber quelque danseur, ou bien une poulette
-éveillée par ce tapage se jetait au milieu des
-groupes, les ailes étendues, la tête levée avec
-un effarement sans nom. Alors c’étaient des
-rires qui n’en finissaient plus, et une chasse qui
-ramenait la malheureuse bête, folle de peur et à
-demi morte, dans son poulailler.</p>
-
-<p>Toujours appuyée sur le bras de son mari,
-Alice regardait, s’amusant de la variété de ce
-spectacle, quand les violons attaquèrent une
-valse.</p>
-
-<p>— Savez-vous une chose ? murmura Jean en
-se penchant tout à coup vers elle, nous n’avons
-encore jamais dansé ensemble, vous et moi !…</p>
-
-<p>— C’est vrai, répondit-elle avec un demi-sourire,
-pas même chez madame de Sémiane !</p>
-
-<p>— Voulez-vous me dédommager maintenant ?
-reprit-il avec animation, lui laissant à peine
-achever sa phrase.</p>
-
-<p>En même temps elle sentit qu’il lui glissait
-son bras autour de la taille, et aussitôt elle se
-trouva enlevée dans le mouvement avec une allure
-d’une extrême égalité. Le jeune officier valsait à
-ravir, et dans le coin un peu désert où il avait
-emmené sa femme, craignant pour elle des chocs
-trop brusques, il pouvait évoluer en toute liberté.</p>
-
-<p>Elle suivait docilement sa direction, se laissant
-emporter à gauche, à droite, en avant, d’un mouvement
-capricieux et imprévu comme un vol d’oiseau,
-avec les yeux demi-clos, et la tête un peu vague.</p>
-
-<p>Ses petits pieds touchaient à peine le sol, et
-cela ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait
-éprouvé jusque-là en dansant. Ce vent frais du
-soir qui lui passait sur le front au lieu de l’air
-épais des salons, cette lumière douce du clair
-de lune dans laquelle les couples qui tournoyaient
-au loin avaient l’air d’ombres fantastiques, tout
-contribuait à donner à ce qui l’entourait cet
-aspect de poésie étrange qui la frappait.</p>
-
-<p>Il lui semblait qu’elle allait ainsi à quelque
-but invisible, mais qui marquerait dans son
-existence, et la figure de son mari, tour à tour
-éclairée et noyée brusquement dans l’ombre, lui
-apparaissait grosse de mystères.</p>
-
-<p>— Comme vous valsez ! lui dit-il soudainement
-en se penchant un peu. Il me semble que je tiens
-quelques sylphe entre mes bras. Êtes-vous bien
-sûre de ne pas venir ici tous les soirs au coup de
-minuit danser sur la pointe des brins d’herbe, et
-n’allez-vous pas disparaître subitement dans ce
-rayon blanc ?</p>
-
-<p>Elle sourit sans répondre, et ils continuèrent.</p>
-
-<p>— Je voudrais…, reprit le jeune homme au bout
-d’un instant.</p>
-
-<p>Mais les violons s’arrêtèrent et il se tut subitement.</p>
-
-<p>Un peu haletante, un peu étourdie, Alice restait
-immobile, appuyée sur son bras. Il tremblait
-légèrement, lui semblait-il, et le silence absolu
-qu’il gardait la gênait en se prolongeant.</p>
-
-<p>A ce moment, la voiture qui arrivait de Kerdren
-pour les chercher apparut sur la route, et le
-bruit des chevaux joint à la lumière des lanternes
-semblèrent tirer Jean d’une profonde rêverie. Il
-tressaillit et s’excusant :</p>
-
-<p>— Je suis un fou ! s’écria-t-il. Vous aurez froid.</p>
-
-<p>Et courant à la voiture, il l’enveloppa d’un grand
-manteau fourré.</p>
-
-<p>— Vous m’emballez vraiment, dit-elle en riant
-comme elle avait coutume de le faire quand
-elle avait peur que sa reconnaissance ne se traduisît
-par trop d’émotion. La nuit est douce !</p>
-
-<p>— Délicieuse, répondit Jean, et si je ne craignais
-pas pour vous l’humidité des routes, je
-vous proposerais…</p>
-
-<p>— De revenir à pied ? reprit-elle vivement en
-l’interrompant, oh ! de tout mon cœur !</p>
-
-<p>Il s’arrêta indécis, regardant tour à tour le
-sol et les chaussures de la jeune femme.</p>
-
-<p>— J’ai de grosses bottines, continua-t-elle, devinant
-sa pensée, — je vous assure.</p>
-
-<p>Et elle avançait ses pieds menus avec un air de
-conviction.</p>
-
-<p>Il hésita un instant encore, se tournant cette
-fois vers le chemin du retour très abrité par
-des chênes tortus et où la lumière ne jouait que
-d’une façon intermittente ; puis avec le brusque
-mouvement de quelqu’un qui prend un grand
-parti :</p>
-
-<p>— Allons, dit-il seulement en lui présentant son
-bras.</p>
-
-<p>D’un mot il renvoya la voiture en passant
-quelques pas, et très vite, comme s’il avait peur
-qu’elle revînt sur sa décision, il entraîna la jeune
-femme.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XVI</h2>
-
-
-<p>Pour éviter les adieux bruyants et expansifs
-que l’animation des villageois leur promettait,
-ils étaient partis sans rien dire ; aussi, de peur
-d’éveiller l’attention des derniers couples espacés
-dans les champs, marchaient-ils à petit bruit.
-Cela donnait à leur départ une allure de fuite et
-d’escapade qui les amusait, et jusqu’au moment
-où ils atteignirent le chemin creux, ils ne furent
-préoccupés que d’éviter les cailloux qui auraient
-pu sonner sous leurs pas ou les endroits trop
-éclairés.</p>
-
-<p>Mais une fois sous le couvert d’arbres, bien à
-l’abri de tous les fâcheux, leur animation tomba
-tout à coup, et d’un commun accord ils ralentirent
-le pas.</p>
-
-<p>Il faisait plus sombre encore qu’il ne semblait
-de loin, et l’arche de verdure formée par
-les branches ne se laissait pas aisément traverser.
-De temps en temps par quelque trouée
-la lune arrivait en fusée comme un jet de lumière
-électrique ; mais dix mètres plus loin, c’était à
-peine une lueur mourante, et il ne restait pas de
-ses étincelles de quoi pailleter un éventail.</p>
-
-<p>Ce jeu perpétuel d’ombre et de lumière agitait
-la jeune femme sans qu’elle en eût conscience.
-On eût dit d’une énorme lanterne sourde
-qu’on promenait devant elle, la retournant tout
-à coup pour scruter son visage au moment où elle
-s’y attendait le moins. Trop d’éclat la troublait ;
-la nuit où elle retombait ensuite l’impressionnait
-plus encore, et elle demeurait muette en s’en
-voulant de ne rien trouver à dire.</p>
-
-<p>Par un hasard, le jeune officier gardait un
-silence aussi complet. Soit que les mêmes causes
-produisissent sur lui le même effet que sur les
-nerfs très sensibles de madame de Kerdren, soit
-que la beauté calme de cette nuit absorbât toute
-son attention, il allait sans mot dire.</p>
-
-<p>L’odeur des violettes sauvages et des primevères
-jaunes montait jusqu’à eux discrète et
-douce comme une odeur de confidente, et des
-vers luisants brillaient dans les talus du chemin.
-C’était paisible et poétique comme le cadre d’une
-idylle, et le couple charmant qui cheminait dans
-cet enchantement en semblait les héros naturels.</p>
-
-<p>Cependant ils se taisaient toujours, et l’angoisse
-de cette situation commençait à peser
-si fort sur la jeune femme qu’elle cherchait avec
-fièvre un mot, le plus insignifiant et le plus indifférent
-qui fût, pour peu qu’il rompît la gêne qui
-l’enveloppait ; mais elle s’effrayait en même temps
-à l’idée que sa voix allait résonner dans ce silence.</p>
-
-<p>— Je veux vous dire un conte…, murmura Jean
-tout à coup, en s’arrêtant et en prenant ses deux
-mains comme pour donner plus de force à ses
-paroles. Ou plutôt non, continua-t-il au moment
-où elle tournait vers lui ses yeux candides toujours
-un peu étonnés, et où la surprise se lisait alors
-à un degré intense ; ne parlons, ni de fictions ni
-d’allégories, il n’y a que vous de fée ici, que vous
-dans mes pensées et dans mes rêves, ne parlons
-que de vous seule.</p>
-
-<p>Et tout d’un élan, avec cette ardeur et cette
-fougue presque violentes qui étaient en lui, il
-se mit à lui faire l’histoire de ces dernières semaines,
-décrivant tout ce qu’il avait ressenti,
-et montrant à nu le mystérieux travail qui s’était
-fait dans son cœur pour l’amener insensiblement
-de la sympathie un peu indifférente des premiers
-temps à ce cri d’amour qui lui échappait maintenant
-tout vibrant d’enthousiasme. Après l’avoir
-fait passer rapidement par les débuts, il s’appesantissait
-avec bonheur sur le moment présent,
-détaillant d’une façon exquise ses tendresses et
-tout ce qu’il trouvait de charmant en elle.</p>
-
-<p>La jeune femme écoutait palpitante, émue,
-subjuguée par l’accent de sincérité de ce qu’elle
-entendait, et cependant surprise d’un tel étonnement
-que le sens réel de ces paroles ne la pénétrait
-pas encore bien.</p>
-
-<p>Elle avait besoin d’entendre son nom mêlé à
-ce que disait son mari pour être sûre qu’il ne
-s’agissait pas de l’une des héroïnes dont il lui
-lisait parfois l’histoire, ou d’un de ces rêves qu’elle
-édifiait souvent dans le mystère de son cœur.</p>
-
-<p>Mais cette fois c’était bien vraiment d’elle qu’il
-lui parlait, et le bruit d’un feuillet tourné ne
-devait pas ce jour-là la réveiller de son illusion !…
-La poésie innée dans le caractère de Jean, doublée
-du sentiment qui le remuait alors, donnait à son
-langage une éloquence véritable et entraînante ; et
-jamais Alice ne s’était connue si belle dans le
-plus flatteur des miroirs qu’elle ne s’entendait
-maintenant dépeindre par ces paroles enthousiastes
-toutes remplies de jeunesse et de passion.</p>
-
-<p>« Il me voit dans un mirage », pensait-elle confusément
-en l’écoutant.</p>
-
-<p>Mais c’était le mirage enchanteur de la tendresse,
-elle le sentait et n’avait garde de s’en
-plaindre…</p>
-
-<p>Pourtant elle ne trouvait pas la force de dire
-un seul mot, pas même de sourire ou de manifester
-son attention par le geste le plus banal, et
-le jeune homme, frappé de cette immobilité qui
-donnait à sa physionomie quelque chose de
-glacial, commençait à perdre contenance. Il ne
-retrouvait plus son aisance et son sang-froid
-habituels, intimidé peut-être pour la première
-fois de sa vie, et il se sentait tout près de perdre
-son courage devant cette jeune femme, comme il
-avait déjà oublié auprès d’elle sa carrière, ses
-goûts et ses idées.</p>
-
-<p>Sa voix peu à peu se mettait à trembler, et il
-se hâtait pour finir avant de cesser d’être maître
-de lui.</p>
-
-<p>— Tout ce que je viens de vous dire, continua-t-il,
-pressant ses paroles et attirant Alice
-plus près de lui, c’est non seulement pour vous
-le dire ; mais parce qu’il faut que vous sachiez
-qu’en même temps que je vous adore, mon regret
-mortel est de n’avoir pas su voir plus tôt que
-vous étiez adorable ; et que dans une vie dont je
-ne sais pas la durée, ces deux mois de bonheur
-perdu me pèsent comme un remords. Ce sont deux
-mois non vécus, dont je voudrais ressaisir chaque
-heure, reprendre chaque minute, et l’employer
-à tâcher de conquérir peu à peu votre affection !
-Je voudrais revenir au premier jour où je vous
-ai connue, et vous faire heureuse de toute la
-puissance de bonheur que je sens en moi aujourd’hui.
-La clef du paradis dans mes mains,
-j’ai négligé de l’ouvrir : voilà mon regret le
-plus vif. J’ai voulu vous le dire comme je le
-sentais.</p>
-
-<p>— Alors, murmura la jeune femme l’interrompant,
-et parlant si bas que son mari avait peine
-à l’entendre, ne regrettez rien ! car un de nous
-deux du moins a vécu dans votre paradis, depuis
-ces deux mois !…</p>
-
-<p>— Alice ! s’écria le jeune officier.</p>
-
-<p>— C’est vrai…, répondit-elle doucement en baissant
-la tête.</p>
-
-<p>Un peu plus tard ils reprirent leur route. La
-même odeur de violettes les enveloppait, conforme
-en tout, cette fois, aux pensées qui les
-occupaient, et les accompagnant comme un
-encens de fête. Dans les échappées de lune ils se
-souriaient, et dans les assombrissements soudains,
-causés par les branches épaisses, ils se parlaient
-bas, de crainte sans doute d’éveiller les sylvains
-qui dormaient tout près.</p>
-
-<p>Comme ils arrivaient à la petite porte du parc
-de Kerdren, un rossignol commençait sa merveilleuse
-chanson. Il devait être tout près d’eux,
-car pas un de ses trilles si délicat qu’il fût ne se
-perdait, et la tendresse exquise de sa mélodie
-pénétrait l’âme.</p>
-
-<p>Il semblait chanter pour lui seul comme un
-artiste qui se repose dans son logis en se berçant
-de tous les airs qu’il préfère ; car sa manière était
-douce plutôt que brillante, et on avait peine à se
-persuader que ce chant ne partît pas d’une âme
-humaine pensante et troublée, tant les modulations
-qu’on entendait avaient de profondeur et de
-sentiment.</p>
-
-<p>Dans ce calme absolu, sa voix résonnait avec
-une pureté et un éclat saisissants, et les jeunes
-gens s’étaient arrêtés, frappés d’admiration, et
-osant à peine reposer leurs pieds sur le sol, de
-peur de heurter quelque branche qui trahirait
-par son craquement la présence d’écouteurs
-indiscrets.</p>
-
-<p>— Écoutez, dit Jean à demi-voix, au bout d’un
-instant, c’est notre salut de bienvenue ici !</p>
-
-<p>Puis serrant plus étroitement sa jeune femme il
-ajouta :</p>
-
-<p>— Et, au contraire de Roméo, qui pleurait
-à la voix de l’alouette lui annonçant le matin,
-nous qui avons à nous l’amour, la jeunesse, et
-toute une vie, nous pouvons saluer avec ravissement
-notre oiseau, car ce n’est pas l’aurore du
-matin qu’il nous chante, mais celle d’un bonheur
-sans fin !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XVII</h2>
-
-
-<p>On était arrivé aux premiers jours de juillet,
-et les six semaines qui s’étaient écoulées depuis
-les aveux réciproques, échangés par les deux
-époux, avaient passé comme un éclair.</p>
-
-<p>Jean l’avait dit très justement, c’est un paradis
-sur terre que d’être jeune, de s’aimer, et de penser
-chaque soir, quand vient la nuit, que la journée
-du lendemain vous apportera avec la même intensité
-le bonheur dont on vient de jouir, y ajoutant
-seulement le souvenir d’un jour heureux de plus.
-Aussi les jeunes gens profitaient-ils largement de
-leur Éden, explorant tous ses recoins qu’ils trouvaient
-enchantés, et ne se lassant jamais de
-revoir au fond de toute chose, toujours les deux
-mêmes mots : « lui » « elle ».</p>
-
-<p>Dans l’épanouissement de leur bonheur et
-de leur confiance, leurs caractères à tous deux
-s’étaient ouverts, et ils apprenaient à se connaître.
-Jean s’émerveillait de toutes les délicatesses
-que peut contenir un cœur de femme,
-de cette fraîcheur d’impressions et de plaisir
-dont rien ne lui avait donné l’idée jusque-là, et
-de la gaieté un peu malicieuse qu’on ne soupçonnait
-pas au premier abord chez mademoiselle de
-Valvieux.</p>
-
-<p>Il jouissait pour la première fois de ce sentiment
-de protection et d’appui qu’il est aussi
-doux d’inspirer que de ressentir, et il adorait la
-façon dont sa jeune femme levait les yeux vers lui
-quand elle lui disait : « Voulez-vous, Jean ? »</p>
-
-<p>Devant ces trois mots-là, il aurait voulu n’importe
-quoi sur terre ; et lui qui avait cru son amour
-arrivé au point extrême, sentait chaque jour qu’il
-grandissait encore.</p>
-
-<p>Jaloux de mettre Alice de moitié dans sa vie,
-non seulement dans le présent et dans l’avenir,
-mais aussi dans le passé, il revenait maintenant
-sur ces souvenirs d’enfance et de jeunesse que sa
-femme avait si souvent souhaité de s’entendre
-raconter, et il l’initiait à tout ce qui avait marqué
-dans sa mémoire, joies ou tristesses.</p>
-
-<p>Il lui décrivait les années du Kerdren d’autrefois,
-alors que le château n’était animé que
-par ses turbulences de gamin, et que le tuteur
-chargé de lui se retraitait soigneusement dans
-la bibliothèque, laissant l’enfant croître à sa
-guise… Son amour pour ce coin de terre, dont
-il faisait le tour en courant chaque soir, quand
-il rentrait du lycée, pour s’assurer qu’on n’y
-avait rien changé pendant le jour ; puis ses transports
-quand il se faisait emmener dans quelque
-bateau de pêche, moitié de gré, moitié de force,
-car les matelots n’aimaient point à avoir la responsabilité
-du jeune comte par les gros temps,
-et il en était réduit quelquefois à se cacher sous
-un amas de filets ou de cordages, d’où il ne sortait
-qu’une fois en marche. Le patron le menaçait
-bien alors, en prenant une grosse voix, de retourner
-le jeter à la côte ; mais il n’avait garde,
-et tout en parlant, il déblayait déjà une place
-sur un des bancs, mettant quelque débris de
-voile à l’endroit où s’assiérait l’enfant.</p>
-
-<p>Debout, le béret en main, tous les hommes
-récitaient la touchante prière du pêcheur breton :</p>
-
-<p>« Mon Dieu protégez-nous, car notre barque
-est petite, et la mer est grande ! »</p>
-
-<p>Puis chacun courait à la manœuvre, et jusqu’au
-soir on ne songeait plus qu’à la sardine.</p>
-
-<p>Ensuite venaient les vagues rêveries du jeune
-homme et ses longs colloques avec la mer, à qui
-il contait à mi-voix tous les projets de son avenir.</p>
-
-<p>A son tour, Alice parlait d’elle ; mais ses récits
-étaient plus courts et trop mêlés au souvenir de
-son deuil récent pour n’être pas un peu tristes,
-aussi son mari ne lui permettait-il guère de s’y
-appesantir.</p>
-
-<p>En vrais amoureux, Jean et Alice se suffisaient
-si bien à eux deux que, selon la charmante
-expression du poète, « leur horizon se
-fermait où s’arrêtait leur ombre », et qu’ils étaient
-devenus, si c’est possible, plus sauvages encore
-qu’au début de leur mariage.</p>
-
-<p>L’invitation qu’ils s’étaient proposé d’adresser
-à madame de Sémiane se voyait indéfiniment
-retardée, et quand Alice la rappelait à son mari :</p>
-
-<p>« Il fait trop chaud, lui répondait-il ; attendons
-l’automne ! »</p>
-
-<p>Et comme au printemps il avait renvoyé déjà
-en proposant d’attendre l’été, ils se mettaient à
-rire tous les deux, et on n’en parlait plus.</p>
-
-<p>On s’était accoutumé dans le village à les
-voir toujours ensemble, qu’ils courussent à pied
-ou à cheval, et la sympathie générale entourait
-le jeune couple. Les matrones les suivaient d’un
-sourire entendu, les fillettes d’un regard d’envie,
-et, plus d’une qui les rencontrait en menant ses
-bêtes aux champs, demeurait rêveuse tout le
-jour, en songeant à ce bonheur qui était si jeune,
-si épanoui et si beau.</p>
-
-<p>Jean comptait sur un mois de congé au moins,
-et il faisait des plans de voyages qui eussent
-demandé un an et plus à s’accomplir et dont
-l’itinéraire variait fréquemment.</p>
-
-<p>— Pourquoi nous en aller ? disait parfois la
-jeune femme, nous sommes si bien ici ! Êtes-vous
-déjà las de Kerdren ?</p>
-
-<p>— Mais c’est votre vie à vous qui est trop
-monotone, répondait-il. Pour moi, vous aimer
-en Bretagne ou vous aimer en Écosse, ne pensez-vous
-pas que c’est tout aussi doux ?</p>
-
-<p>Un jour, vers le milieu de l’après-midi, le
-ciel qui était brouillé depuis le matin acheva
-de se charger de nuages sombres, le soleil disparut
-entièrement, et la température déjà fort
-lourde devint si fatigante qu’il n’était plus possible
-de rester dehors. Depuis une semaine, les
-orages se succédaient presque sans interruption,
-et celui qui s’annonçait promettait d’être d’une
-force extrême.</p>
-
-<p>Incapable de s’occuper à quoi que ce fût, la
-jeune femme se promenait dans sa chambre ;
-il lui semblait que quelque chose la menaçait,
-et que l’orage allait s’en prendre directement
-à elle. Elle eût voulu qu’il éclatât à l’instant,
-l’attente l’énervait, et ce fut avec un soupir
-de soulagement qu’elle salua le premier éclair.
-En même temps une vraie rafale de vent et de
-pluie commençait, enveloppant le parc dans un
-tourbillon si épais, qu’on ne voyait plus rien à
-dix mètres de la fenêtre. Les feuilles arrachées
-aux arbres et la pluie qui n’avait pas le temps
-d’arriver jusqu’au sol tournoyaient dans un
-mouvement fou, et on entendait le bruit de
-grosses branches d’arbres, brisées violemment, et
-qui tombaient en froissant tous les arbrisseaux
-voisins.</p>
-
-<p>Les coups de tonnerre se succédaient sans
-interruption roulant jusqu’à des profondeurs qui
-paraissaient sans fin, et madame de Kerdren,
-qui s’était approchée saisie par l’impressionnante
-beauté du spectacle, mettait parfois ses deux
-mains sur ses oreilles, assourdie qu’elle était par
-ce fracas inouï.</p>
-
-<p>Les hurlements de la mer s’entendaient jusqu’au
-château, et dans la nuit qui s’était faite
-alors presque entièrement, ces deux voix terribles,
-qui se répondaient, avaient l’air de s’entendre
-pour préparer la destruction de tout ce
-qui les entourait.</p>
-
-<p>Peu à peu cependant, le jour revint, les roulements
-s’éloignèrent et la pluie se mit à tomber
-plus doucement. Le vent, malgré cela, restait
-toujours aussi fort, et Alice avait peine à maintenir
-la fenêtre qu’elle venait d’ouvrir pour respirer
-un peu.</p>
-
-<p>Les arbres pliaient encore rudement, mais
-leurs feuilles, bien lavées et d’un beau vert,
-s’épanouissaient avec bonheur sous cette humidité
-bienfaisante ; et l’air avait cette odeur particulière
-qui suit les pluies d’été, et qui fait sortir
-des plantes, des crevasses du sol, des pierres surchauffées
-précédemment par des chaleurs exagérées,
-un parfum de repos et de bien-être qui
-calme et qui apaise.</p>
-
-<p>Une à une les fenêtres et les portes s’ouvraient.
-Poussés par le même besoin, bêtes et gens sortaient,
-et la cour se remplissait d’animation.
-Quelques gouttes légères mouillaient le front de
-la jeune femme, qui appuyait sa tête contre le
-croisillon de pierre sculpté en se laissant aller au
-charme de cette exquise détente.</p>
-
-<p>La mer devait être superbe à ce moment-là,
-et cherchant du regard un vêtement à jeter sur
-ses épaules, se doutant bien qu’il lui serait impossible
-de tenir un parapluie, elle s’apprêtait à
-aller sur la grève quand un bruit inaccoutumé
-l’arrêta. Cela ressemblait aux mugissements de
-l’eau, et cependant la voix des flots s’entendait
-bien distincte à côté de celle-là. Surpris comme
-elle, les domestiques qui étaient dehors levaient
-la tête, et elle les voyait se consulter entre eux
-en se montrant du doigt la direction du village.
-Quelques-uns même marchaient déjà vers
-l’avenue, quand, brusquement, une grosse lueur
-rouge parut sur la gauche, et comme si elle montait
-avec les flammes, la rumeur vague qui avait frappé
-la jeune femme se changeait en cris.</p>
-
-<p>Dans l’avenue, un gamin, lancé à toute vitesse,
-apparut porteur des nouvelles du sinistre, et au
-moment où Alice, qui était descendue sans perdre
-une minute, mettait le pied sur la première marche
-du perron, il débouchait dans la cour.</p>
-
-<p>D’un geste, elle lui fit signe de reprendre haleine
-avant de parler, et se tournant vers les domestiques :</p>
-
-<p>— Sortez la pompe, leur dit-elle. Yves va seller
-un cheval et avertir Monsieur ; tout le reste viendra
-au secours.</p>
-
-<p>Pendant que ses ordres s’exécutaient, elle
-interrogeait l’enfant. Le tonnerre tombé sur
-une grange l’avait enflammée d’un seul coup ;
-et par le vent terrible qu’il faisait, tout le village
-était menacé.</p>
-
-<p>Incapable de demeurer en place à l’idée de ce
-qui se passait si près d’elle, Alice voulut prendre
-les devants avec le petit, et elle partit de son
-pas rapide sur la terre détrempée où elle glissait
-à chaque instant.</p>
-
-<p>Dans les allées, de véritables fondrières s’étaient
-formées et des ruisseaux chargés de terre et de
-cailloux roulaient de chaque côté.</p>
-
-<p>La pluie avait cessé presque complètement,
-mais le vent était toujours le même, et l’incendie,
-sous son effort, prenait des proportions
-terribles. Les flammes se tordaient, s’élevaient,
-se couchaient et léchaient les toits voisins, faits
-entièrement de chaume, et c’était merveille de ne
-pas les voir prendre feu tous à l’instant. Nuls
-secours pourtant ne s’étaient organisés dans le
-groupe bruyant et désolé qui entourait la grange
-quand la jeune femme parut, précédée par son
-conducteur, avec les cheveux mouillés, et l’écharpe
-de dentelle dont elle avait couvert sa tête glissant
-sur ses épaules. Il se fit un mouvement dans la
-foule en la voyant ; on s’écarta pour lui faire
-place, et les plus avancés murmurèrent en repoussant
-les autres : « C’est madame ! » En même
-temps ils mettaient la main à leurs bonnets ; mais
-elle les arrêta d’un geste.</p>
-
-<p>— Non, non, dit-elle vivement, les croyant
-occupés au sauvetage.</p>
-
-<p>Puis arrivée au centre du groupe et s’apercevant
-qu’il n’en était rien :</p>
-
-<p>— Voulez-vous donc laisser brûler ainsi tout
-le village ? s’écria-t-elle, prise d’indignation en
-face de cette incurie.</p>
-
-<p>Et comme le propriétaire de la grange tournait
-vers elle un œil désolé en la saluant machinalement :</p>
-
-<p>— Mon pauvre ami, reprit-elle plus doucement,
-en lui tendant sa petite main, c’est terrible ;
-mais ce qu’il faut maintenant c’est préserver
-tout ce qui reste. Je viens pour vous aider.</p>
-
-<p>Il s’approcha d’elle, mais son découragement
-était si grand que tout en s’adressant à lui pour
-tâcher de l’intéresser, elle se tournait vers les
-autres hommes.</p>
-
-<p>Ce qui leur manquait à tous, c’était une direction,
-et leur bonne volonté ne demandait qu’à
-s’employer pourvu qu’on lui montrât le chemin.
-La jeune femme parlait nettement avec un ton
-d’autorité qui rappelait son mari, et poussait
-chacun à son devoir avec une fermeté qui ne
-souffrait pas de réplique.</p>
-
-<p>En moins d’un quart d’heure, une double
-chaîne était organisée, allant du foyer de l’incendie
-à un étang voisin.</p>
-
-<p>Un groupe de pêcheurs, revenant de monter
-les bateaux plus haut sur le port pour les garer
-de la marée, qui promettait d’être terrible, s’était
-joint aux travailleurs.</p>
-
-<p>Plus habitués à lutter avec le danger en gardant
-leur sang-froid, et plus accoutumés aussi à obéir,
-ils aidaient puissamment madame de Kerdren.
-Sur un mot ou un geste, ils marchaient tous ensemble,
-et grâce à tant d’efforts, on pouvait
-espérer de préserver sinon les maisons mitoyennes,
-au moins les suivantes qu’on inondait sans
-relâche.</p>
-
-<p>Avec un courage et une décision admirables,
-qu’il était difficile de soupçonner sous son extérieur
-habituellement réservé, la jeune femme
-veillait à tout et se montrait partout. Tantôt
-elle reprenait dans la chaîne les bras qui se lassaient,
-tantôt elle désignait à l’homme qui tenait la lance
-un point d’où les flammes s’approchaient trop.
-Tout à fait insoucieuse du danger, elle s’avançait
-parfois si près que la fumée en se rabattant l’enveloppait,
-et les marins disaient entre eux en
-entendant sa voix toujours égale, encourageant
-et dirigeant les travailleurs au milieu du tapage :</p>
-
-<p>« On croirait un commandant sur son banc de
-quart par la tempête ! »</p>
-
-<p>Au bout de trois heures, la tâche semblait
-accomplie. Le feu avait dévoré jusqu’à la dernière
-parcelle de ce qu’on lui avait abandonné, et les
-alentours protégés et inondés semblaient être à
-l’abri. A ce moment le galop d’un cheval retentit,
-et Samory, lancé à bride abattue, apparut au
-détour du chemin. A plus de deux cents mètres
-en arrière, on voyait le domestique qui était
-allé avertir son maître et qui suivait de loin,
-incapable de soutenir l’allure à laquelle Jean
-avait mis son cheval, et les deux bêtes, blanches
-d’écume, tremblaient de fatigue et d’effarement.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XVIII</h2>
-
-
-<p>Du premier coup d’œil, en sautant à terre, le
-jeune homme chercha sa femme. Il l’aperçut
-de loin, et un soupir de soulagement souleva
-sa poitrine en même temps qu’il lui souriait.
-Puis tout en s’approchant, il s’informa d’un
-ton bref des causes de l’accident, de la sûreté
-des habitants et des mesures prises. A tout ce
-qu’il demandait, on lui répondait en mêlant le
-nom de madame de Kerdren avec des effusions
-de reconnaissance et d’éloges qui accentuaient
-le sourire de Jean et le remplissaient d’orgueil.</p>
-
-<p>« Elle avait fait amener la pompe, elle avait
-organisé la chaîne, elle avait tout dirigé, tout
-commandé, payant de sa personne comme le
-moindre d’entre eux, et c’était à elle assurément
-que tous devaient leur maison sauve ! » En racontant
-son œuvre de la journée, ils s’en rendaient
-bien compte eux-mêmes pour la première fois
-et s’exaltaient jusqu’à l’enthousiasme. L’apparence
-un peu frêle de la jeune femme doublait
-l’effet produit par son héroïsme, et subitement
-pris d’une immense admiration, ils l’entouraient
-et l’acclamaient.</p>
-
-<p>Rien ne se communique plus vite qu’un mouvement
-de passion dans une foule surexcitée et
-déjà ébranlée par une émotion récente, et l’étincelle
-courait de proche en proche.</p>
-
-<p>Ils abandonnaient leur poste et leur manœuvre,
-ils voulaient lui prendre les mains, baiser sa robe,
-la rapporter en triomphe jusqu’au château.</p>
-
-<p>Émue et troublée, la jeune femme se laissait
-faire ; des larmes voilaient ses yeux, et elle ne
-voyait plus que dans une brume toutes ces rudes
-figures qui s’inclinaient vers elle en remerciant
-« notre dame » avec une effusion presque pieuse.
-Les femmes l’embrassaient et poussaient leurs
-enfants vers elle ; on eût dit une réunion de
-naufragés se retrouvant sur la terre ferme après
-des heures d’angoisse.</p>
-
-<p>Et comme Jean, le cœur battant, fendait la
-foule pour la rejoindre et lui prendre les mains :</p>
-
-<p>— Je vous en prie, dit-elle plaisamment en
-se reculant ; ne me touchez pas ; je suis un fleuve !</p>
-
-<p>Il remarqua alors pour la première fois l’état
-dans lequel elle se trouvait, et son émotion se
-changea en effroi.</p>
-
-<p>Des pieds à la tête, elle portait les marques
-de l’heure qu’elle venait de traverser. Ses cheveux
-presque défaits se collaient sur son front ; le
-corsage très léger de sa robe d’été était plaqué
-sur ses épaules par de larges traces mouillées,
-et ses pieds inondés s’enfonçaient dans la boue
-jaunâtre qui remplissait la rue. Maintenant
-qu’elle se tenait tranquille, la réaction de
-son prodigieux effort se faisait sentir ; elle commençait
-à grelotter et ses joues se marbraient de
-taches bleuâtres.</p>
-
-<p>Une désolation s’emparait du jeune homme,
-et son impuissance à la soulager immédiatement
-le mettait hors de lui.</p>
-
-<p>Toutes les maisons du village étaient à l’abandon ;
-par les portes ouvertes, la pluie et les ruisseaux
-de l’orage étaient entrés dans les chambres,
-et le sol en terre battue était détrempé comme les
-routes.</p>
-
-<p>Dans une grange, un peu à l’écart, le toit long
-et bas avait laissé le sol sec. Il l’y entraîna rapidement,
-soutenant sa marche lassée.</p>
-
-<p>La pluie s’était remise à tomber, et cela devenait
-si fatigant d’avancer sur cette terre fangeuse
-et tenace, que malgré le confortable très relatif de
-l’endroit où elle arrivait, le bienfait d’un terrain
-sec et l’arrêt de cette eau qui l’aveuglait lui causèrent
-une impression de soulagement. Elle retrouva
-sa voix et voulut parler, mais Jean ne
-l’écoutait plus. Tout à son inquiétude, il la regardait,
-et en déboutonnant vivement sa capote
-pour la lui mettre sur les épaules, il répétait :</p>
-
-<p>— Comme vous voilà, mon Dieu ! Dans quel
-état vous êtes ! Comment avez-vous pu commettre
-pareille imprudence, et comment pas un
-de ces malheureux n’a-t-il songé à vous en empêcher !</p>
-
-<p>La colère lui venait en même temps, et il
-tournait des regards flamboyants de mécontentement
-vers les serviteurs qu’on voyait au
-loin, les rendant tous responsables dans sa
-pensée, malgré les explications de la jeune femme.</p>
-
-<p>« Pouvait-elle laisser tous ces pauvres gens
-sans aide, et Jean pensait-il que dans leur affolement
-ils auraient obéi à d’autres comme ils
-l’avaient fait pour elle ? »</p>
-
-<p>Mais il n’écoutait rien, s’irritant seulement
-de sentir un sang brûlant courir dans ses veines,
-et de voir Alice grelotter sous ses yeux, sans
-pouvoir lui en donner toute la chaleur à ses
-dépens.</p>
-
-<p>Le domestique qu’il avait appelé en lui criant
-d’aller chercher la voiture lui avait montré au
-loin un cavalier qui fuyait et lui avait répondu :</p>
-
-<p>« On y est, monsieur…! »</p>
-
-<p>Et il s’était excusé du geste de ne pouvoir
-offrir aussi ses vêtements pour couvrir sa maîtresse,
-ils étaient trempés d’eau !</p>
-
-<p>On n’eût trouvé alors de feu nulle part dans
-cette partie du village, et les maisons qui n’étaient
-pas noyées par la pompe étaient trop éloignées
-pour qu’il valût la peine d’y aller à travers cette
-humidité et ce vent ; il ne restait donc qu’à attendre
-sur place. Mais l’attente est toujours plus
-pénible que l’action, même la plus difficile, et le
-jeune homme, incapable de se contenir, tremblait
-d’impatience et d’inquiétude.</p>
-
-<p>Il avait fait asseoir Alice sur des bottes de
-paille qu’il avait trouvées au fond, et agenouillé
-auprès d’elle, pour être à sa hauteur, il suivait
-d’un œil ardent l’épuisement dont témoignait sa
-figure délicate.</p>
-
-<p>Enfin un roulement se fit entendre, et la voiture
-apparut, lancée au galop, et éclaboussée déjà
-jusqu’à la caisse par la boue que les chevaux
-soulevaient en gerbes devant eux. Il sembla à
-Jean qu’on lui déchargeait le cœur d’une montagne
-et que la demi-heure qu’il venait de traverser
-avait duré dix ans. Sans perdre une minute, il
-prit Alice entre ses bras et la porta jusque sur
-les coussins.</p>
-
-<p>Là se trouvait un véritable monceau de fourrures
-et de couvertures, apportées par une femme
-qui se tenait prête à aider sa maîtresse, et quand
-elle arriva au château, elle était si bien enveloppée
-que sa figure se voyait à peine.</p>
-
-<p>Dans sa chambre un grand feu flambait, allumé
-par les domestiques qui étaient revenus en courant
-par la traverse, et on préparait tout avec une
-activité remplie d’affection.</p>
-
-<p>Malgré tous ces soins, les frissons continuaient,
-et elle grelottait si violemment qu’en buvant la
-tasse de thé brûlant qu’on lui apporta dès qu’elle
-fut dans son lit, ses dents résonnaient sur la porcelaine.</p>
-
-<p>Au bout d’une demi-heure, cependant, le sang
-lui revint aux joues, et passant tout à coup d’un
-froid extrême à une chaleur insoutenable, la
-sueur commença à lui perler aux tempes. Elle
-voulait se lever, alors, se déclarant complètement
-remise ; mais Jean s’y opposa péremptoirement.</p>
-
-<p>Il n’était pas difficile de reconnaître chez elle
-les symptômes d’une fièvre violente ; ses mains
-étaient sèches et dures malgré la moiteur des
-tempes, et son pouls battait toujours plus vite.
-D’ailleurs, en tout état de cause, la fatigue extraordinaire
-supportée par elle depuis quelques heures
-méritait bien qu’elle se reposât au moins pendant
-la fin de la journée, et la nuit qui venait.</p>
-
-<p>Aux premiers mots parlant de médecin, elle
-s’était récriée en riant :</p>
-
-<p>— Il les prendrait pour des enfants !</p>
-
-<p>Et Jean avait cédé, quoique son angoisse et
-sa perplexité fussent évidentes ; et que son agitation
-rendît tout repos impossible !</p>
-
-<p>De minute en minute, il s’informait de ce qu’elle
-éprouvait.</p>
-
-<p>— Ce qu’on sent après un bon bain froid,
-répondait-elle gaiement.</p>
-
-<p>Et incapable de secouer son inquiétude :</p>
-
-<p>— Fasse le ciel que vous en eussiez pris dix
-plutôt que d’avoir passé ces trois heures sous
-ce vent aigre dans votre robe mouillée ; vous
-en seriez moins éprouvée !… reprenait-il soucieusement.</p>
-
-<p>Vers huit heures, Alice se trouva plus calme,
-l’idée du médecin fut définitivement ajournée, et
-elle obtint que son mari songeât à changer de
-vêtements et à s’occuper un peu de lui-même.</p>
-
-<p>Le bruit s’était répandu parmi les villageois
-que madame de Kerdren était revenue malade
-au château, et c’était en bas un défilé non interrompu
-de figures anxieuses qui venaient aux
-nouvelles.</p>
-
-<p>Un instant le jeune comte était descendu
-pour leur parler des mesures de prudence qu’il
-convenait de prendre, à propos des restes du
-feu, ainsi que pour les remercier d’être venus ;
-et il avait trouvé si doux cette réunion d’hommes
-et de femmes mus uniquement par l’affection
-et partageant avec tant de sincérité l’inquiétude
-qui le tourmentait, qu’il s’en était trouvé soulagé.</p>
-
-<p>En même temps son sourire communicatif
-produisait plus d’effet à lui seul que toutes les
-réponses faites jusque-là par les domestiques,
-et il s’en fallut de peu que tous les bonnets ne
-fussent en l’air à l’instant.</p>
-
-<p>Le lendemain, Alice se trouva dans son état
-ordinaire, sauf un très léger enrouement qui
-s’expliquait fort bien, et qui ne l’empêchait pas,
-d’ailleurs, d’être toute prête à reprendre sa vie
-habituelle.</p>
-
-<p>Son mari, plus impressionné qu’elle, se remettait
-moins vite ; il semblait qu’il eût gardé de
-cette journée quelque chose de particulièrement
-pénible, et le souvenir en était long à s’effacer
-chez lui.</p>
-
-<p>Au village, on n’oubliait pas non plus, mais
-pour des raisons différentes, et l’affection que
-la jeune femme inspirait à tous s’était changée
-en une véritable adoration. La reconnaissance
-naïve des enfants se manifestait de cent façons,
-et ils apportaient au château tout ce qu’ils imaginaient
-pouvoir plaire à madame de Kerdren,
-bottes de fleurs des haies, fraises des bois ou
-noisettes toutes fraîches dans leurs coques vertes,
-avec une pulpe ferme d’un blanc rosé.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XIX</h2>
-
-
-<p>Trois semaines s’étaient passées.</p>
-
-<p>Les itinéraires lointains, écartés décidément,
-s’étaient changés en un court voyage dans les
-parties de la Bretagne qu’Alice n’avait pas vues
-encore, et si courte qu’eût été l’absence, le charme
-du chez soi avait saisi les jeunes gens au retour,
-d’une joie qu’ils n’avaient pas prévue.</p>
-
-<p>Il y a dans le fait de rentrer chez soi un plaisir
-qui ne ressemble à nul autre, et qui est d’autant
-plus puissant que les émotions ou le bonheur
-éprouvés là ont été plus grands. Les souvenirs
-qui se sont glissés un peu partout s’éveillent comme
-des amis qui vous souhaitent la bienvenue, et on
-éprouve une joie réelle dans cette familiarité des
-plus petites choses, qui vous permet d’étendre la
-main avec sûreté pour trouver dans chaque
-direction l’objet que vous voulez prendre.</p>
-
-<p>Combien l’impression doit-elle être plus vive
-encore quand ce retour est le premier qu’on
-fait ensemble après la première absence, et que
-le logis où l’on revient est encore un nid d’amoureux.</p>
-
-<p>C’est ce que les jeunes gens auraient pu dire
-en passant leur seuil, appuyés l’un sur l’autre,
-et tous les deux également heureux !</p>
-
-<p>— Nous resterons toujours ici maintenant,
-n’est-ce pas ? disait la jeune femme un peu plus
-tard dans la soirée pendant qu’ils se promenaient
-dans le parc.</p>
-
-<p>— Toujours, répondait Jean en souriant, toujours
-sous le même chêne, et nos arrière-petits-enfants
-nous y retrouveront encore assis tous les
-deux, comme Philémon et Baucis !…</p>
-
-<p>En attendant ce couronnement mythologique
-de leur amour, Philémon et Baucis s’étaient remis
-à courir le pays.</p>
-
-<p>C’étaient les dernières heures de liberté du
-jeune officier, et ils en avaient profité ce jour-là
-pour visiter un ancien monastère situé à quelques
-lieues de Kerdren, et également curieux par
-son architecture et son site. Entièrement abandonné,
-et à demi ruiné, il ressemblait à quelque
-vieux nid d’aigle assis au sommet d’un roc, avec
-ses pierres disjointes chaque jour davantage sous
-l’effort de la sève puissante des jeunes arbustes
-et des plantes qui poussaient dans ses murs.
-Tous les vents du ciel y avaient accès, et la façade
-exposée au nord et à la bise de mer, était rongée
-et couverte d’une sorte de dépôt blanchâtre,
-semblable à une lèpre.</p>
-
-<p>A côté de cela, dans les cours intérieures,
-des galeries entières subsistaient, et on y trouvait
-des merveilles de sculpture qu’on serait
-venu de loin pour admirer dans un musée, et que
-l’insouciance publique laissait là à l’abandon ;
-comme on trouvait dans les salles du rez-de-chaussée
-des fragments de peintures murales :
-des têtes d’anges, des auréoles où manquait
-la figure du saint, et des lis symboliques tenus
-par une main dont le poignet disparaissait dans
-une brume.</p>
-
-<p>Depuis plus d’une heure, les jeunes gens erraient
-là sans se lasser. Le soleil était tout près de se
-coucher. Ils s’étaient laissés attarder, et n’arriveraient
-plus à Kerdren que bien avant dans la soirée,
-ils se le disaient, et cependant ils ne pouvaient
-s’arracher, s’oubliant dans ce dernier jour de
-vacances, comme des écoliers, et comme si l’attache
-qui liait le jeune homme était impitoyable. Il
-leur semblait que jamais ils ne trouveraient un
-lendemain aussi charmant, et, laissant les chevaux
-attachés à l’écart hennir d’impatience, ils reprenaient
-leur course indécise.</p>
-
-<p>Rien n’est captivant comme ces choses qui
-parlent du passé, sur lesquelles on peut se dire
-que tant d’autres yeux se sont reposés avant
-les vôtres et où tant d’années et d’événements
-se sont accomplis. Il y a là un attrait spécial
-qui séduit vivement certaines organisations, et
-qui se double en outre dans un cadre un peu
-poétique.</p>
-
-<p>Sous les arches du promenoir, l’ombre devenait
-mystérieuse, il n’y avait plus d’éclairées
-que les dalles verdies par la mousse ; et dans
-les hautes herbes qui remplissaient la cour, les
-statues des quelques tombes qui étaient restées
-debout, sortaient comme des fantômes.</p>
-
-<p>— En montant là-haut très vite, dit tout à
-coup Jean à sa jeune femme, nous arriverions
-à temps pour voir le soleil se coucher dans la
-mer ! Voulez-vous ?</p>
-
-<p>Et il lui désignait du doigt un clocheton demeuré
-tout à fait intact, et où courait un escalier
-en spirale, encore blanc, et gardant un air presque
-neuf.</p>
-
-<p>Elle le suivit, ramenant à la hâte sur son bras
-tous les plis de sa grande jupe, et l’excitant
-de la voix quand il s’attardait trop à sonder
-devant elle la solidité d’une marche ou d’un
-palier.</p>
-
-<p>En quelques minutes, ils étaient au sommet,
-et au moment même où ils mettaient le pied
-sur la plate-forme, les premiers rayons du soleil
-touchaient l’eau.</p>
-
-<p>La mer unie comme un lac jusqu’à perte de
-vue était d’un vert admirable, et avec la rapidité
-d’un objet qui tombe, le soleil semblait s’y
-enfoncer.</p>
-
-<p>Les rayons du bas disparaissaient, éteints
-brusquement, comme une lampe qu’on plonge
-dans l’eau, et le globe baignait maintenant jusqu’à
-moitié.</p>
-
-<p>A travers les nuages légers qui garnissaient
-le fond de l’horizon, de grandes gloires montaient
-jusqu’au milieu du ciel, et à mesure que
-le soleil se cachait, une large bande d’un rouge
-orangé s’étendait, éclatante comme les flammes
-d’un immense incendie, dont les lueurs allaient
-en dégradant par une gamme de tons insensibles,
-pour revenir se fondre dans le bleu le plus
-exquis.</p>
-
-<p>Le spectacle était grandiose ; il était impossible
-d’imaginer un point de vue mieux choisi
-pour en jouir dans son étendue, et pourtant,
-le jeune officier semblait s’en désintéresser complètement.</p>
-
-<p>Le dos tourné au couchant, les sourcils froncés
-et les yeux inquiets, il scrutait le visage de sa
-femme et ses moindres mouvements avec une
-attention minutieuse et troublée, pendant que
-celle-ci, appuyée contre les arceaux légers qui
-couraient autour de la plate-forme, demeurait toute
-à l’extase de ce qu’elle voyait.</p>
-
-<p>Elle avait laissé aller sa robe dont les plis
-lourds balayaient la poussière blanchâtre des
-pierres, ses mains tombaient droites à ses côtés,
-et l’abandon et le calme de son attitude rendaient
-plus saillant le mouvement très précipité et presque
-pénible de sa respiration. C’était court et nerveux,
-plutôt comme une angoisse que comme un essoufflement,
-et de temps en temps, quand un vent plus
-frais passait sur la tour, elle avait une imperceptible
-toux.</p>
-
-<p>Elle ne paraissait pas d’ailleurs s’apercevoir
-de ce léger malaise, et ses yeux brillaient d’admiration.</p>
-
-<p>— Que c’est beau ! dit-elle au bout d’un instant
-en se retournant vers son mari avec cette
-chaleur d’enthousiasme qu’il aimait tant chez
-elle. Cela vous emporte ! ne trouvez-vous pas ?</p>
-
-<p>— Tout à fait, répondit-il distraitement. Mais
-vous êtes montée trop vite…, continua-t-il presque
-aussitôt en poursuivant sa pensée.</p>
-
-<p>— Où donc ?… fit-elle avec étonnement, dans
-les nuages ?</p>
-
-<p>— Non pas, répliqua Jean, qui ne put s’empêcher
-de sourire ; ici, tout à l’heure. Vous en
-étiez tout essoufflée, et voyez, cela dure encore.</p>
-
-<p>— Ne croyez pas cela, dit-elle du ton de quelqu’un
-qui pense rassurer une inquiétude ; l’escalier
-n’a rien à voir là-dedans, c’est une petite oppression
-qui m’est restée depuis l’incendie et qui
-joue au rhume avec ce semblant de toux que vous
-entendez.</p>
-
-<p>— Depuis l’incendie ? reprit Jean avec une
-extrême vivacité ; comment ne l’aurais-je pas
-remarqué, et pourquoi n’avez-vous rien dit ?</p>
-
-<p>Mais sans s’apercevoir de son inquiétude, elle
-répondit avec insouciance :</p>
-
-<p>— Parce que ça n’en vaut pas la peine : je
-sens cela le matin, le soir, ou bien dans un air
-un peu vif comme celui-ci, voilà tout.</p>
-
-<p>Et comme son mari l’entraînait rapidement,
-voulant qu’elle redescendît à l’instant :</p>
-
-<p>— Regardons encore, je vous en prie, dit-elle
-au moment où ils touchaient le seuil de la porte.</p>
-
-<p>Il s’arrêta, les yeux fixés, non pas sur l’horizon,
-mais sur le visage de la jeune femme dont
-le sourire radieux lui dilatait le cœur, et que
-la lueur rouge qui embrasait le ciel entourait
-d’un nimbe éclatant, avant de s’engouffrer dans
-l’ouverture béante de l’escalier. Puis ils descendirent.</p>
-
-<p>Cela produisait une impression étrange de
-passer brusquement de tout cet éclat à la nuit
-de l’escalier, et les yeux s’habituaient mal à
-cette obscurité qui semblait triste.</p>
-
-<p>Ce froid particulier aux vieux bâtiments, qui
-sent la mélancolie, et semble avoir des siècles
-comme les pierres d’où il sort, tombait sur les
-épaules comme une chose presque tangible et
-saisissable tant il était intense, et la jeune femme
-était reprise de sa petite toux sèche.</p>
-
-<p>Tout à coup, une pensée dont l’angoisse ne
-peut s’exprimer s’empara du jeune homme avec
-la rapidité de la foudre, résumant par un seul
-mot toutes ses vagues inquiétudes des jours
-passés et de l’heure actuelle.</p>
-
-<p>L’horreur en était telle, qu’il ressentit au cœur
-l’impression d’une douleur physique, et qu’une
-sueur de glace lui mouilla le front.</p>
-
-<p>Il lui sembla qu’un fantôme venait de se lever
-de ces vieilles pierres pour lui crier cette parole
-épouvantable et qu’il allait maintenant le suivre
-partout où il irait.</p>
-
-<p>Pris d’une frayeur totalement étrangère à
-sa nature, il pressait involontairement le pas,
-entraînant sa femme, ne trouvant que des mots
-sans suite pour répondre à ce qu’elle disait, et
-désirant la clarté du jour avec une ardeur presque
-douloureuse.</p>
-
-<p>En mettant le pied dans la cour, il soupira
-longuement, et comme il l’avait fait là-haut,
-il se remit à scruter d’un œil d’aigle la figure
-d’Alice dès qu’il sortit à son tour. Les joues
-de madame de Kerdren n’avaient jamais été
-plus roses, ses yeux brillaient, et la main dégantée
-qu’il tenait dans la sienne était fraîche
-et souple.</p>
-
-<p>Il soupira encore une fois, plus profondément,
-et comme un homme soulagé d’un trouble
-immense ; mais quand il fut au dernier lacet de
-la route, il se tourna sur sa selle, et sans pouvoir
-s’en empêcher, il s’arrêta, regardant comme s’il
-espérait lui arracher une réponse ce petit beffroi
-à jour où une voix si terrible avait parlé à son
-oreille.</p>
-
-<p>Le lendemain, une surprise tout à fait inattendue
-lui était réservée. Un de ses camarades
-de <i>la Naïade</i>, qui était aussi de ses camarades
-de promotion, s’était trouvé appelé à Lorient
-pour quarante-huit heures, et aussitôt son affaire
-terminée, il s’était fait indiquer la direction de
-Kerdren et y était arrivé vers quatre heures.</p>
-
-<p>« Tu nous restes », lui avait dit Jean en échangeant
-les premiers mots de bienvenue. Et comme
-le jeune lieutenant expliquait la courte échéance
-de son congé qui prenait fin le lendemain dans la
-soirée : « Un jour et demi, ce sera toujours ça, avait
-insisté le jeune comte, et je suis ravi de te voir. »</p>
-
-<p>Le camarade ne s’était point fait prier, et
-l’accueil de madame de Kerdren avait été si
-gracieux, et son hospitalité si discrète en même
-temps que de la plus aimable prévoyance, qu’au
-bout de deux heures le visiteur se déclarait acclimaté
-aux beaux ombrages de Kerdren pour le
-reste de ses jours.</p>
-
-<p>Alice provoquait ses récits, le questionnant
-elle-même sur les aventures de <i>la Naïade</i> depuis
-six mois, et se montrant si bien au courant non
-seulement de tout ce qui concernait la vie du
-bord, mais encore de tous les camarades de son
-mari et de ce qui touchait chacun d’eux personnellement,
-que le lieutenant en demeurait tout
-surpris.</p>
-
-<p>Il n’avait pas compté pour lui et pour tous
-les amis de Jean sur cet intérêt affectueux, et
-la cordialité franche et simple que lui témoignait
-cette jolie femme lui allait droit au cœur.</p>
-
-<p>A la place du camarade absorbé et un peu
-oublieux qu’il comptait retrouver, perdu dans
-les joies de son amour, il se voyait accueilli par
-deux amitiés au lieu d’une seule, dont l’une était
-si gracieuse et si sympathique qu’elle lui avait
-rappelé aussitôt les vers du poète et qu’il se les
-répétait mentalement le soir en prenant possession
-de sa chambre.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Douce ou grave, tendre ou sévère,</div>
-<div class="verse">L’amitié fut mon premier bien ;</div>
-<div class="verse">Quelle que soit la main qui serre,</div>
-<div class="verse">C’est un cœur qui répond au mien.</div>
-
-<div class="verse stanza">Non jamais, ma main ne repousse</div>
-<div class="verse">Ce symbole d’un sentiment ;</div>
-<div class="verse">Mais lorsque la main est plus douce</div>
-<div class="verse">Je la serre plus tendrement !</div>
-</div>
-
-<p>Et lui aussi trouvait un charme dans cette
-main plus douce, dans cette amabilité plus délicate
-qui restait cependant si parfaitement franche
-et naturelle d’allure, et qui complétait si bien la
-cordialité plus mâle de son mari.</p>
-
-<p>Il avait dit tout de suite à son ami, avec expansion,
-le vif plaisir et l’agréable surprise que
-lui faisait éprouver cette réception, et rempli
-d’un orgueil heureux et tendre, Jean suivait sa
-femme des yeux, tout fier quand le sourire de
-félicitation du jeune marin venait s’associer à son
-admiration et lui envoyer un compliment muet.</p>
-
-<p>Cependant, à deux ou trois reprises, il lui
-sembla que le regard de son camarade prenait
-une expression étrange en s’arrêtant sur Alice
-et se reposait longuement sur son visage avec plus
-de préoccupation que de gaieté. Un sentiment de
-trouble se glissa dans son cœur, et jusqu’à l’heure
-du départ il demeura impatient, pressé qu’il était
-de se trouver seul avec le jeune lieutenant, afin
-de pouvoir lui parler en liberté.</p>
-
-<p>Mais dès que celui-ci eut pris congé de madame
-de Kerdren et que la voiture les emporta tous
-les deux vers Lorient, Jean se sentit muet. Dire et
-demander quoi ?… il ne savait pas vraiment ; et
-comme cela se voit fréquemment quand l’esprit
-est préoccupé de choses graves, la conversation
-entre les deux amis ne roula d’abord que sur des
-banalités. Puis au moment où on arrivait, pendant
-qu’on montait la longue avenue plantée d’arbres
-qui conduit à la gare, et où le cocher avait mis
-ses chevaux au pas, Jean se tourna brusquement
-vers son ami avec les lèvres entr’ouvertes, et
-comme si celui-ci n’eût attendu que ce geste pour
-parler :</p>
-
-<p>— Dis bien encore à madame de Kerdren tous
-mes remerciements et ma respectueuse sympathie…,
-s’écria-t-il avec vivacité. Je l’ai retrouvée
-aussi charmante que jamais… Un peu maigrie,
-pourtant, continua-t-il en accentuant ces derniers
-mots et en espaçant ses phrases comme
-s’il espérait que Jean allait l’interrompre.</p>
-
-<p>Mais voyant que le jeune mari continuait à
-se taire, il reprit avec un peu d’effort et en parlant
-plus vite :</p>
-
-<p>— Tu n’aurais pas l’idée de demander…</p>
-
-<p>— Une consultation ? interrompit brusquement
-Jean avec une incroyable sécheresse. Non ! assurément !</p>
-
-<p>Et il ouvrit en même temps la portière d’un
-mouvement si brusque qu’elle retomba sur elle-même,
-se refermant avant qu’il eût mis le pied
-dehors.</p>
-
-<p>Il reprit la poignée plus violemment encore,
-heureux, semblait-il, de pouvoir se fâcher contre
-quelque chose, et descendit d’un bond comme un
-homme qui se sauve ; mais pas assez vite cependant
-pour que son camarade n’eût le temps de lui dire :</p>
-
-<p>— Qui te parle de consultation ? Vois simplement
-le docteur d’ici ! Il y a de ces fatigues de
-jeune femme auxquelles nous ne savons rien
-comprendre, et qui causent sans doute le léger
-changement de madame de Kerdren. Que diable !
-continua-t-il en essayant de plaisanter, quand on
-épouse une beauté, on ne lui permet pas de perdre
-la plus légère parcelle de sa fraîcheur !</p>
-
-<p>Jean marchait devant sans répondre, et quand
-ils arrivèrent sur le quai, le train était en gare,
-et les voyageurs montaient en wagon.</p>
-
-<p>Il jeta lui-même dans un coupé la valise de son
-camarade, qu’il venait de prendre des mains du
-valet de pied, et pendant que les employés fermaient
-bruyamment les portières et que les
-petits camions qui revenaient vides roulaient à
-grand fracas sur l’asphalte, il se retourna avec
-vivacité, et mettant ses deux mains sur les épaules
-de son ami :</p>
-
-<p>— Merci, dit-il simplement.</p>
-
-<p>Il y avait tant de choses dans son accent ainsi
-que dans le regard qui accompagnait ce seul mot,
-et qui entrait tout droit dans les yeux du lieutenant,
-que celui-ci sentit sa gorge se serrer sous
-l’impression d’une angoisse subite, et qu’il éprouva
-le besoin impérieux de crier quelque chose, quoi
-que ce fût, pour ramener le sourire sur le visage
-de Jean. Mais, aux premiers mots qu’il voulut
-tenter :</p>
-
-<p>— Non, plus rien maintenant, dit le jeune
-comte en l’arrêtant du geste, et merci d’avoir
-parlé. On ne sait plus voir juste ce qu’on voit
-toujours. Il faut des yeux d’ami de temps en
-temps pour vous rendre lucide.</p>
-
-<p>Il lui serra fortement les mains sans rien ajouter
-et s’en alla sans tourner la tête.</p>
-
-<p>« Pauvre garçon », se dit tristement le jeune
-voyageur, en suivant des yeux la marche décidée
-et élégante de son camarade, dont la haute stature
-faisait une trouée dans le groupe des hommes
-d’équipe… « Pauvre garçon », répéta-t-il encore
-au moment où le train s’ébranlait et où Jean se
-retournait sur le seuil de la porte pour le saluer
-d’un dernier geste.</p>
-
-<p>Puis il s’enfonça avec mélancolie dans son
-coin pendant que la locomotive sifflait à grand
-bruit, et lançait d’énormes colonnes de fumée
-noire, dans la nuit entièrement venue.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XX</h2>
-
-
-<p>En remontant en voiture, Jean avait si fort
-pressé le cocher, qu’en moins d’une heure et
-demie il était à Kerdren. Sa femme ne l’attendait
-pas aussitôt, et quoiqu’elle eût entendu le
-bruit des chevaux dans la cour, le jeune homme
-franchit avec une telle rapidité les marches de
-l’escalier, qu’elle n’avait pas encore quitté sa
-place quand il entra dans le salon. Elle était
-assise dans un grand fauteuil, la tête un peu
-renversée sur le dossier, les mains jointes sur
-ses genoux, et le front et les yeux très éclairés
-par une lampe posée derrière elle. Son attitude
-exprimait aussi bien le repos que la lassitude,
-mais Jean n’y vit que cette dernière chose, et
-pendant qu’elle se soulevait en lui tendant la
-main avec un sourire de bienvenue :</p>
-
-<p>— Vous êtes fatiguée ? dit-il anxieusement.</p>
-
-<p>— Mais, paresseuse tout au plus, répondit-elle
-avec gaieté. Vous connaissez mon goût pour
-les fauteuils. Vous êtes arrivés pour le train ?</p>
-
-<p>Pendant qu’elle parlait, il la regardait avec
-une attention profonde, détaillant chacun des
-traits de son visage.</p>
-
-<p>Assurément, elle était maigrie, et sous ses
-yeux il remarquait pour la première fois un
-très léger cerne d’un bleu doux, qui donnait
-à son regard quelque chose de noyé et de charmant,
-mais d’un peu triste aussi. Un mouvement
-de colère folle le prit contre lui-même.</p>
-
-<p>— Fallait-il que ce fût un étranger ?…</p>
-
-<p>Mais comme Alice, étonnée de son silence,
-renouvelait sa question :</p>
-
-<p>— Certainement, répondit-il.</p>
-
-<p>Puis avec un imperceptible changement dans
-la voix il ajouta :</p>
-
-<p>— Je suis d’autant plus heureux que vous
-ne vous sentiez pas lasse, que je voulais vous
-demander si vous seriez de force à faire le long
-voyage de Paris pour passer quelques jours
-avec moi là-bas, et si vous pourriez partir dès
-demain ?</p>
-
-<p>— Demain, dit-elle un peu étourdie de cette
-brusque nouvelle, demain à Paris ? Vous avez
-à y faire ?</p>
-
-<p>— Mon Dieu, d’Elbruc vient de me chapitrer.
-Il paraît qu’une mutation se prépare dans
-le personnel de Lorient, et il n’est pas sûr
-que je n’y sois pas compris. J’écrirais bien au
-ministère, mais vingt pages de correspondance
-ne valent pas cinq minutes de conversation.
-Cependant je n’aimerais pas à vous laisser seule
-ici…</p>
-
-<p>— Je serai prête, répondit-elle vivement, rien
-n’est meilleur que l’impromptu !</p>
-
-<p>Un singulier sourire passa sur les lèvres de
-Jean, mais la jeune femme avait tourné la tête
-et ne s’en aperçut pas. Quand elle releva les yeux
-sur son mari, il avait son expression habituelle, et
-jusqu’à la fin de la soirée ils ne s’occupèrent plus
-que des ordres à donner et de ce qu’il y avait
-à préparer pour le départ.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Depuis deux jours les jeunes gens étaient
-au Grand-Hôtel. Les affaires de Jean lui avaient
-pris si peu de temps qu’il avait pu consacrer
-presque toutes ses heures à sa femme, l’accompagnant
-partout où elle souhaitait d’aller. D’après
-ce qu’il avait dit à Alice, il pouvait se regarder
-comme tranquille et à l’abri de tout déplacement,
-et cependant, quoique la tâche qui l’avait appelé
-parût être terminée, il ne parlait pas de départ,
-et semblait avoir perdu de vue la hâte extrême
-qu’il avait manifestée en quittant Kerdren. Aux
-questions de sa femme touchant la durée de sa
-permission, il avait répondu qu’elle pouvait aller
-jusqu’à huit jours pleins, et il paraissait disposé
-à en profiter jusqu’au bout.</p>
-
-<p>Son humeur, sans être altérée d’une façon
-sensible, n’était plus la même depuis son arrivée,
-et on eût dit qu’un poids inconnu pesait
-constamment sur son esprit. Il semblait préoccupé
-de quelque chose qu’il désirait et qu’il
-n’osait point dire ou qui ne s’arrangeait pas à
-son gré.</p>
-
-<p>Un soir, assise dans sa chambre près de la
-fenêtre entr’ouverte, madame de Kerdren s’amusait
-du prodigieux mouvement de va-et-vient qui
-anime cette partie du boulevard. Elle le comparait
-à la paix de leur nid breton, et faisant allusion
-aux nouvelles installations téléphoniques qu’elle
-avait vues dans la journée et qui étaient faites
-depuis son départ de Paris :</p>
-
-<p>— Vous figurez-vous, disait-elle en riant à
-son mari, le jour où tous ces bruits nous arriveront
-par un petit fil jusqu’au fond du parc,
-et où nous pourrons entendre chanter un acte
-des Huguenots, en voyant la lune se lever derrière
-nos arbres, ou écouter crier les journaux du soir
-et sonner la corne des tramways ?</p>
-
-<p>— Ce sera la mort des chemins de fer, répliqua
-celui-ci non moins gaiement, et nous vieillirons
-alors sans passer notre seuil ! Même en vue de
-cette retraite prochaine ferions-nous bien d’user
-par précaution de toutes les ressources civilisées.
-Vous, par exemple, vous verriez quelque médecin
-et emporteriez une bonne ordonnance contre ce
-rhume qui dure trop. Voulez-vous ? Vous ne connaissez
-pas l’humidité de nos hivers bretons,
-et je n’aimerais pas vous voir commencer l’automne
-sans être débarrassée de cette misère.</p>
-
-<p>— Un docteur dit-elle surprise sérieusement,
-mais lequel ? Je n’en connais point, et cette toux
-n’est rien, je vous assure.</p>
-
-<p>— Évidemment, reprit Jean avec empressement,
-mais pourquoi ne pas vous soigner quand
-même, ne fût-ce que pour me faire plaisir. Puis,
-si nous ne quittons plus Kerdren ?…</p>
-
-<p>Elle inclina la tête en souriant, mais sans
-répondre, et s’avança de nouveau près du balcon
-pour regarder au dehors. Seulement ses yeux ne
-se fixaient plus que vaguement sur les voitures
-et les piétons, et son esprit semblait loin de ce
-qu’elle voyait, occupé à suivre quelque idée
-pénible dont le reflet passait sur sa figure. Debout
-à côté d’elle, Jean l’observait avec anxiété, regardant
-les pensées mélancoliques monter une à
-une sur ce visage mobile dont il avait appris à
-connaître les moindres impressions.</p>
-
-<p>Il cherchait que dire et que faire, craignant
-d’accentuer sa préoccupation en lui en parlant, et
-triste pourtant de se taire, quand elle se retourna
-vivement.</p>
-
-<p>— Et où me conduirez-vous ? fit-elle avec un
-petit tremblement dans la voix qu’elle essayait
-vainement de dominer.</p>
-
-<p>— Où vous voudrez, bien entendu, répondit-il,
-parlant naturellement quoiqu’il sentît grandir
-son trouble. N’y a-t-il pas quelqu’un que vous
-ayez connu autrefois pour vous, ou par vos amis,
-et qu’il vous serait agréable de retrouver ?…</p>
-
-<p>— Non, personne !… Je n’ai jamais été malade
-qu’une fois, et c’était dans un village espagnol où
-j’ai été soignée par un barbier.</p>
-
-<p>Et le souvenir de son aventure lui revenant,
-elle se mit à rire de son rire jeune et frais en
-la contant à son mari, et en lui décrivant ce
-Figaro moderne armé de sa lancette, la menaçant
-d’abondantes saignées et luttant contre
-son père, pendant que les mulets et les chèvres,
-serrés dans leur étable, et séparés de son lit seulement
-par une très mince cloison, menaient un
-train à rendre folle la personne la mieux portante.</p>
-
-<p>Elle en avait guéri cependant, il ne fallait donc
-pas tant de science pour cela !</p>
-
-<p>Avec les derniers mots sa gaieté était retombée,
-elle écoutait en silence tous les noms que
-lui citait le jeune homme, et jusqu’à la fin de
-la soirée elle demeura pensive.</p>
-
-<p>— Cela ne vous déplaît pas, au moins, dit
-Jean plus tard au moment où ils quittaient tous
-les deux le balcon, si je le pensais !…</p>
-
-<p>— Non, non, répondit-elle avec douceur. J’ai
-été un peu étonnée, c’est tout ; mais cela vaut
-peut-être mieux.</p>
-
-<p>Elle s’arrêta un moment comme si elle allait
-ajouter quelque chose, mais elle ne dit rien, et
-jusqu’au lendemain il ne fut plus question de
-cette affaire.</p>
-
-<p>En rentrant à l’hôtel après être sorti une partie
-de la matinée, son mari lui annonça qu’il avait
-pris un rendez-vous pour le milieu de l’après-midi
-afin de lui éviter les ennuis d’une longue attente,
-et il lui dit un nom qu’elle ne connaissait pas et
-qui était, sans qu’elle s’en doutât, celui d’une
-sommité parisienne.</p>
-
-<p>La jeune femme ne fit ni remarques ni objections,
-elle semblait disposée à se laisser faire
-et très désireuse de ne pas revenir sur ce sujet,
-même par la plus insignifiante question. Elle
-arrangea ses courses de l’après-midi, divisant
-son temps depuis l’heure à laquelle elle supposait
-être libre, et s’informant seulement du
-quartier où ils se trouveraient par le fait de
-sa visite.</p>
-
-<p>Pourtant, pendant leur déjeuner, qu’ils prenaient
-habituellement à une petite table servie
-dans un coin de la grande salle à manger de
-l’hôtel, dont la physionomie bariolée amusait la
-jeune femme, elle s’interrompit tout à coup au
-milieu de remarques insignifiantes qu’elle faisait
-sur son entourage, et sans aucune transition :</p>
-
-<p>— Est-ce un spécialiste ce docteur ? demanda-t-elle
-à Jean.</p>
-
-<p>— Mais…, dit le jeune homme qui perdit
-un peu contenance, je ne pense pas, et dans
-tous les cas, s’il est spécialiste sur un point,
-je le crois assez sérieux sur tous les autres pour
-que nous nous en contentions !</p>
-
-<p>Elle répondit seulement par un signe de tête,
-et parut avoir mis de côté toute préoccupation
-jusqu’au moment où ils montèrent en voiture pour
-se faire conduire rue de Grenelle.</p>
-
-<p>Pendant le trajet, elle fut ce qu’elle était toujours,
-gaie, naturelle, et s’intéressant à tout ce
-qui passait devant ses yeux avec la spontanéité
-d’une nature très jeune et très simple.</p>
-
-<p>En montant l’escalier, il sembla à Jean, qui
-l’observait attentivement, qu’elle se troublait
-un peu et qu’elle ralentissait le pas à dessein ;
-aussi ne fut-il point étonné quand elle s’arrêta
-complètement en se tournant vers lui.</p>
-
-<p>Elle resta d’abord silencieuse, uniquement
-occupée, semblait-il, à reprendre haleine, puis
-elle se rapprocha, et posant les deux mains sur
-le bras de son mari :</p>
-
-<p>— Jean, murmura-t-elle à demi-voix, dites-moi
-la vérité, je vous en prie !… Pourquoi me
-conduisez-vous ici ?…</p>
-
-<p>Elle avait parlé avec une extrême énergie,
-quoique sur le ton de la prière, et elle fixait en
-même temps sur lui ses yeux grands ouverts,
-qui paraissaient presque noirs dans son visage
-devenu pâle. Sous l’ardeur de cette double interrogation,
-le jeune officier se sentit muet, il
-lui sembla que son silence et sa parole allaient
-être également révélateurs, et le cœur serré par
-une horrible angoisse, rempli de pitié pour cette
-inquiétude qui s’élevait chez sa femme, comme
-un douloureux écho de la sienne, il ne trouva pas
-d’abord un mot à répondre. Pourtant cela n’eut
-que la durée d’un éclair, son énergie et sa décision
-habituelles reprirent le dessus, et sans que sa voix
-tremblât le moins du monde, parlant du ton le
-plus naturel :</p>
-
-<p>— Mais je vous l’ai dit, reprit-il affectueusement,
-en prenant avec douceur les mains qui
-se crispaient sur son bras. Je ne désire que vous
-voir tout à fait bien, et si j’avais su vous inquiéter
-à ce point…</p>
-
-<p>— Vous me trouvez folle, n’est-ce pas ? dit-elle
-en souriant à demi, et déraisonnable comme
-les enfants qui ont peur au nom du médecin ou
-du dentiste, mais si vous saviez !</p>
-
-<p>Le sourire s’effaça, et elle s’arrêta encore,
-comme si elle avait peur de ce qu’elle allait dire.
-En même temps, le pas et la voix de deux hommes
-qui descendaient l’escalier la firent tressaillir,
-elle se rangea instinctivement de côté, et dès
-qu’ils l’eurent croisée en la saluant, elle se remit
-à monter d’un mouvement machinal, comme si
-elle avait été arrêtée uniquement par cette rencontre.</p>
-
-<p>Avant d’entrer, Jean l’interrogea du geste.</p>
-
-<p>— Voulait-elle vraiment s’en aller ?</p>
-
-<p>Mais elle secoua la tête, et sonna elle-même
-avec fermeté. Il était trois heures précises, et
-presque aussitôt, sans qu’ils eussent même le
-temps de s’asseoir ou d’échanger un mot, la
-porte se rouvrit, et on les introduisit dans le
-cabinet du docteur.</p>
-
-<p>Quand ils en sortirent une demi-heure plus
-tard, la physionomie de la jeune femme était
-entièrement changée, toute contrainte en avait
-disparu, et elle se tournait vers son mari avec
-un sourire joyeux qui avait l’air de rire des terreurs
-du moment précédent. Quoi qu’elle eût
-pensé et craint depuis la veille, il était évident
-que son esprit était alors entièrement soulagé, et
-dès que la porte fut fermée, elle commença à faire
-part de ses impressions à Jean.</p>
-
-<p>— Il est parfait, dit-elle ; je suis enchantée
-d’être venue ! Il y a beaucoup de petites choses
-à faire en somme et vous aviez raison !</p>
-
-<p>Lui l’écoutait sans rien dire, avec un sourire
-un peu triste, en la regardant rouler la longue
-ordonnance entre ses doigts. Plus habitué aux
-choses de la vie, il connaissait mieux qu’elle
-l’impassibilité professionnelle imposée à une figure
-de médecin en face de son malade, et il ne se
-rassurait pas pour quelques sourires ou pour la
-facilité aimable d’une conversation d’homme du
-monde s’adressant à une femme jeune, jolie et
-sympathique. Il avait cru, tout au contraire, lire
-dans l’œil du savant qui observait Alice une
-attention profonde, soutenue, et d’une gravité
-qui ne ressemblait en rien à la forme aimable
-et un peu insouciante des questions qu’il lui
-posait. En outre, il se rappelait comment lui-même
-dans la matinée avait prié le docteur
-d’éloigner de la jeune femme tout ce qui pourrait
-devenir un élément d’inquiétude pour elle, en
-veillant soigneusement sur ses paroles et son
-attitude, et il se disait avec mélancolie qu’il venait
-peut-être tout simplement de jouer le rôle qu’il
-lui avait imposé.</p>
-
-<p>L’ordonnance portait uniquement sur des questions
-de précaution et de détail, et sur des règles
-d’hygiène qui eussent pu aussi bien convenir
-à tout autre. C’était la boîte de pastilles du
-magicien de foire, servant indifféremment à tous
-les passants !</p>
-
-<p>Aux ordonnances banales et presque puériles,
-il y a une cause, et elles ne s’adressent
-en général qu’à deux classes de malades, deux
-classes extrêmes : ceux qui n’ont rien, et ceux
-qui ont trop ; ceux que le temps, ce grand guérisseur,
-remettrait sur pied à lui tout seul, et
-ceux pour qui l’art humain est impuissant.</p>
-
-<p>Alice appartenait-elle donc à l’une de ces
-deux catégories, et dans ce cas quel était son
-mal : insignifiant ou terrible ? S’était-il inquiété
-à tort, et cet avis voilé de son ami, si grave dans
-son trouble involontaire, n’était-il que le produit
-d’une erreur grossière ? Ou bien ?… Il sentait qu’il
-ne serait fixé véritablement là-dessus qu’après
-avoir revu seul le médecin auquel il avait conduit
-sa femme ; mais il ne trouvait pas le courage de
-le faire ce même jour, se retranchant pour s’excuser
-vis-à-vis de lui-même derrière la difficulté de quitter
-Alice aussi vite.</p>
-
-<p>Il se rattachait à ces dernières heures d’ignorance
-comme au salut, et comme ces aveugles
-volontaires qui ferment les yeux pour ne pas
-voir, il fermait sa pensée et son cœur pour ne
-plus se souvenir et ne pas songer.</p>
-
-<p>Il demandait au destin un jour encore d’insouciance
-et d’espoir, un seul jour en n’ayant
-rien de plus dans l’esprit que cette inquiétude
-sourde et mal définie qu’il pouvait toujours
-traiter de folle tant qu’une voix plus autorisée
-ne lui en avait pas affirmé la justesse. Il voulait
-une fois encore sentir sans arrière-pensée qu’il
-était jeune, heureux et aimé ; et jusqu’à la fin de
-la soirée que les jeunes gens passaient à l’Opéra,
-il se montra tendre, gai, et tout occupé de projets
-d’avenir qu’il édifiait avec une animation un
-peu fiévreuse, mais qui leur promettait tant de
-joies à tous deux que ni l’un ni l’autre ne s’en
-aperçut.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXI</h2>
-
-
-<p>Le lendemain matin, c’était un tout autre homme
-qui montait l’escalier du docteur. La nuit avait
-passé sur son excitation, lui enlevant tout ce
-qu’elle avait de factice, et ne lui laissant que
-cette émotion poignante du doute, si amère parfois
-qu’il y a des certitudes qu’on lui préfère, et il ne
-restait plus trace en lui de cet étourdissement
-qu’il cherchait la veille, et qui était si opposé à
-son caractère.</p>
-
-<p>Il allait maintenant en pleine possession de
-son calme et de sa volonté avec l’instinct presque
-absolu qu’il marchait à une catastrophe, mais
-en même temps si résolu que pour aller en avant
-il aurait brisé tous les obstacles.</p>
-
-<p>L’attente fut plus longue que la veille ; mais
-le visage du jeune homme était si bien immobilisé
-dans sa froideur décidée que pas un muscle
-de sa figure ne bougeait pendant qu’il marchait
-de long en large avec une rapidité qui était le
-seul indice de son émotion. Au bout d’un quart
-d’heure, on l’introduisit ; la lourde porte capitonnée
-retomba derrière lui, et il prit machinalement
-le siège que le docteur lui désignait en
-l’examinant avec attention.</p>
-
-<p>« Monsieur, je viens »…, commença-t-il, et il
-rappela brièvement les deux visites de la veille,
-comment il avait été convenu entre eux que dans
-la seconde, devant madame de Kerdren, il ne
-serait pas dit un mot de nature à alimenter l’inquiétude
-vague qui la tourmentait déjà, et comment
-Jean, qui souhaitait d’être mieux instruit,
-revenait maintenant chercher le résumé de ses
-véritables observations, et son opinion sur la
-malade.</p>
-
-<p>Le docteur le laissait dire, montrant par des
-mouvements de tête qu’il n’avait rien oublié,
-mais observant le jeune officier avec un regard
-d’aigle, ce regard accoutumé à scruter tout en
-semble les forces physiques et les forces morales
-d’un individu, et à qui une habitude de trente-cinq
-ans de lecture dans l’âme humaine avait
-donné une puissance et une sûreté si remarquables.</p>
-
-<p>Cette fois il avait affaire à un homme dans le
-sens énergique et élevé qu’on attache à ce mot,
-ce n’était pas douteux, et se décidant tout à
-coup à parler :</p>
-
-<p>— Je désirais savoir avant tout, monsieur,
-fit-il d’un ton posé, si vous n’avez pas connaissance
-dans la parenté plus ou moins proche de
-madame de Kerdren d’affections de poitrine
-ayant causé la mort, ou simplement occasionné
-des maladies ?</p>
-
-<p>Il sembla à Jean qu’on venait de lui porter
-un coup terrible sur la tête qui lui produisait
-cette douleur atroce, et montant machinalement
-ses mains à son front, il serra ses tempes dont
-les veines subitement gonflées lui paraissaient
-lourdes. Son imagination l’emporta en arrière,
-et il revit comme dans un mirage la serre de
-M. Champlion, le soir de la remise des bijoux, lui
-assis dans son fauteuil derrière le léger rideau
-d’arbustes, et à côté, séparée seulement par
-quelques branchages, mademoiselle de Valvieux
-ployée sous sa douleur silencieuse.</p>
-
-<p>Puis tout à coup, tranchant sur le murmure
-uniforme de la foule, cette conversation qui
-avait décidé de son avenir, dont chaque mot lui
-était resté présent, mais d’où une seule phrase
-se détachait maintenant avec la netteté éblouissante
-d’un éclair qui s’écrit dans la nuit. Il en
-tendait à jurer qu’elle parlait près de lui, la voix
-railleuse et légère et le mauvais rire de l’homme qui
-avait dit à M. d’Asti : « Ne savez-vous pas que les
-maladies de langueur sont le nom poli des poitrinaires
-qui laissent des filles à marier ? »</p>
-
-<p>C’était mot pour mot ce qu’il avait cru entendre
-sortir des vieilles pierres du petit beffroi dans le
-monastère, et machinalement, avec une raideur
-automatique, parlant comme si ses lèvres articulaient
-sans que sa volonté y eût de part, il se tourna
-vers le docteur qui restait muet en attendant sa
-réponse, et lui répéta les mêmes mots d’une façon
-étrange et sans y changer une syllabe.</p>
-
-<p>— Monsieur ! exclama le docteur à qui l’altération
-de la figure de Jean n’avait pas échappé,
-et qui se demandait en écoutant ces paroles
-singulières si son interlocuteur ne devenait pas
-fou.</p>
-
-<p>Il n’en fallut pas davantage pour rappeler le
-jeune officier à lui, et se maîtrisant presque aussi
-tôt :</p>
-
-<p>— Excusez-moi, docteur, dit-il d’un ton tranquille
-qui ne ressemblait en rien à la voix creusée
-qui venait de parler, je me suis mal exprimé.
-Madame de Valvieux, mère de madame de Kerdren,
-est morte de la poitrine à vingt-quatre ans,
-une année après la naissance de sa fille.</p>
-
-<p>Puis il se tut brusquement, fixant un regard
-dur sur le médecin, et l’interrogeant des yeux
-comme un coupable qui vient de se livrer à la
-justice, et qui se demande si le tribunal osera le
-condamner en s’appuyant sur les preuves et les
-déclarations qu’il vient de lui fournir lui-même.</p>
-
-<p>Mais le front du docteur n’était point de ceux
-derrière lesquels on déchiffre aisément la pensée,
-et il était trop profond observateur pour ne s’être
-pas fait en même temps impénétrable ; il ne
-s’arrêta donc pas plus devant la froideur du
-jeune homme qu’il n’aurait fait devant son emportement.
-Seulement, comme il reprenait son
-interrogatoire sur l’enfance et la jeunesse de
-madame de Kerdren :</p>
-
-<p>— Monsieur, répliqua Jean très fermement, je
-crois que nous ne nous comprenons pas, vous
-et moi. Vous préparez et vous mesurez vos paroles,
-et mon seul désir est que vous les laissiez couler
-comme devant un indifférent ; vous vous demandez
-jusqu’à quel point vous allez me dire
-la vérité, et je ne suis venu, moi, que pour l’entendre
-tout entière.</p>
-
-<p>« Il est évident que votre opinion est faite sur
-l’état de madame de Kerdren. Vous avez vu
-son mal et vous en connaissez la gravité, qu’importe
-donc qu’il soit constitutionnel ou provoqué
-par quelque accident ! Je ne songe point
-aux années perdues ; je ne pense qu’à l’avenir,
-et je viens vous demander de me répondre en
-toute sincérité comme médecin et comme homme
-d’honneur. Y a-t-il sur terre un remède qu’il soit
-humainement possible d’employer, un remède qui
-s’achète à prix de dévouement ou à prix d’or ?
-Ma fortune est considérable ; je serai libre demain,
-s’il le faut, de toutes les obligations de ma carrière ;
-le sang de mes veines est à ma femme, s’il peut
-rendre la vigueur au sien : dites-moi si à force
-de tendresse et de volonté je puis encore la sauver
-ou si elle est perdue dès à présent ?</p>
-
-<p>— Monsieur, répondit le docteur qui s’était
-levé ému de la chaleur et de la noblesse du jeune
-officier, outre que la science est impuissante à
-donner formellement le mot de certaines énigmes,
-elle ne condamne point irrévocablement, à l’âge
-de madame de Kerdren, et avec la force et la santé
-dont elle jouit encore… Puisque vous exigez ma
-franchise, je ne vous cacherai pas que je trouve
-son état fort grave. Elle a, à un degré déjà avancé,
-tous les symptômes de la phtisie, et sa figure ne
-reste bonne que par suite de sa carnation remarquablement
-belle, et de la finesse exquise de
-la peau que peu de sang suffit à colorer. Les yeux
-sont creux, l’appétit doit décroître et la fièvre
-se montrer fréquemment. Quant à l’accident ou
-le refroidissement dont elle me parlait elle-même
-hier, tout au plus a-t-il pu hâter le réveil de germes
-beaucoup plus anciens selon moi, et qui existaient
-déjà. Vous voyez que j’agis avec vous comme vous
-l’avez souhaité.</p>
-
-<p>De là passant tout de suite au traitement
-possible, le docteur avait résumé son opinion
-et celles de deux confrères, à qui, selon le désir
-du jeune officier, il avait communiqué ses observations
-sur madame de Kerdren. Leur avis à tous
-trois avait été identique.</p>
-
-<p>Laissée dans son milieu actuel, même dans
-quelque port plus abrité de la Méditerranée, la
-jeune femme déclinerait rapidement.</p>
-
-<p>D’autre part, son tempérament très frêle
-rendait dangereux l’essai de la haute Engadine,
-dont l’air glacé, encore qu’il eût toute la pureté
-désirable, paraissait au docteur une application
-outrée de la méthode nouvelle.</p>
-
-<p>Cette raison, la carrière du comte de Kerdren,
-tout ce qu’il venait de dire de sa fortune
-et de sa décision de tenter tous les remèdes,
-fussent-ils désespérés, engageait le docteur à
-lui parler d’une cure un peu étrange, tentée
-précisément sous les auspices d’un des confrères
-avec lesquels il s’était consulté la veille.</p>
-
-<p>Son malade, un jeune homme de vingt-cinq
-ans, s’était trouvé remis complètement par une
-navigation, à peu près constante, d’une année
-entière, dans des régions exclusivement chaudes,
-et pendant laquelle il vivait presque journellement
-sur le pont.</p>
-
-<p>Aujourd’hui tout à fait rétabli, il avait repris
-son existence habituelle, chez lui, en Norvège,
-et ne semblait pas se douter qu’il eût jamais
-eu des tubercules dans les poumons.</p>
-
-<p>Dire que ce qui avait réussi à un malade, arrivé
-à un certain degré, réussirait à un autre qui sans
-doute n’était pas exactement dans la même situation,
-était impossible à affirmer ; mais c’était une
-chose à tenter, d’autant que la jeune femme
-l’accomplirait dans des conditions bien plus favorables
-encore.</p>
-
-<p>Seul maître à son bord, si Jean achetait ou
-louait un bâtiment quelconque, et n’ayant pour
-but que le soin de sa malade, il pourrait changer
-de direction à volonté pour fuir devant un orage
-ou un abaissement de température ; atterrir
-et s’arrêter quelques jours si un peu de fatigue
-morale ou physique lui en indiquait la nécessité,
-et donner en même temps à ce traitement le
-charme et l’imprévu d’une promenade d’agrément.</p>
-
-<p>Le repos d’esprit, la satisfaction, un peu de
-gaieté même seraient nécessaires : tous les incidents
-du voyage les fourniraient ; et sans se
-presser, suivant le désir de la jeune femme, les
-voyageurs pourraient explorer toute la Méditerranée
-sans presque perdre la terre de vue, et
-cependant baignés journellement dans un air
-fortifiant qu’ils seraient certains de respirer pur,
-avant que la civilisation y eût mêlé une seule
-parcelle de sa corruption.</p>
-
-<p>Après quoi, ajoutait le docteur, il ne resterait
-au jeune officier qu’à se rappeler la phrase opposée
-par la mélancolique résignation des Russes à
-tous les événements de leur vie : « L’avenir est
-entre les mains de Dieu », car il aurait fait alors
-tout ce qu’il est humainement possible de faire.</p>
-
-<p>— Docteur, répliqua Jean qui se leva la main
-tendue, je ne crois pas pouvoir régler toutes ces
-affaires avant quinze jours ; mais à cette époque,
-je serai au poste que vous m’assignez ; confiant,
-non pas seulement dans la protection du Ciel,
-mais encore dans votre science dont je suivrai
-les inspirations à la lettre.</p>
-
-<p>— Ah ! je vous en prie, ne parlez pas de science
-où elle se reconnaît impuissante, répondit vivement
-le docteur, et souvenez-vous, puisque vous
-avez exigé la vérité, que, actuellement, je vois peu
-d’espoir !</p>
-
-<p>Il donna ensuite au jeune homme tous les
-détails du traitement journalier, qui consistait
-en peu de chose, et qui était à peu près la répétition
-de ce qu’il avait dit la veille à Alice.</p>
-
-<p>Jean l’écoutait, comme il avait écouté sa longue
-explication, avec un calme extrême, quoique son
-effrayante pâleur trahît les sentiments qui l’agitaient,
-et montrant dans tous les arrangements
-à prendre une possession de lui-même et une
-lucidité admirables. Il fut convenu que le mois
-d’octobre, très doux en Bretagne, pouvait être
-achevé là sans inconvénients, pendant que les
-préparatifs du voyage s’accomplissaient, ce qui
-donnait aux jeunes gens trois semaines de répit.</p>
-
-<p>Si coutumier qu’il fût de frôler des douleurs
-profondes, le médecin ne pouvait s’empêcher
-d’être ému en face de l’énergie décidée de ce beau
-jeune homme, à qui il venait de faire entendre si
-nettement que son bonheur était brisé, et dans le
-cœur duquel on devinait une si horrible angoisse ;
-et il ressentait une pitié intense en songeant à la
-sympathique jeune femme qu’il avait vue la veille,
-et dont l’existence heureuse et aimée tenait à un
-fil si fragile !</p>
-
-<p>Ils convinrent de rester en correspondance,
-et le docteur expliqua à Jean la nature des observations
-qu’il devait lui envoyer, lui recommandant
-d’éviter à la malade le plus de secousses
-morales qu’il serait possible, sans se dissimuler
-qu’on ne produit pas une perturbation semblable
-dans l’existence d’une femme intelligente sans
-qu’elle s’en inquiète quelque peu.</p>
-
-<p>— Au revoir, docteur, dit enfin Jean en se
-levant pour prendre congé, croyez que je garderai
-le souvenir de votre sympathie et que j’apprécie
-votre franchise à toute sa valeur…</p>
-
-<p>Il hésita un peu, puis il reprit :</p>
-
-<p>— Devrai-je vous ramener madame de Kerdren
-d’ici à quelques mois ?</p>
-
-<p>Un imperceptible mouvement passa sur la
-figure du médecin, et si rapide que ce fût, Jean
-qui le regardait le saisit au passage.</p>
-
-<p>— Mais, répondit-il, pour l’hiver, votre programme
-est tout tracé : ne point quitter le soleil
-et l’eau. Quand nous arriverons en juin, nous
-verrons ce qu’il y aura à faire, car je ne vous
-donne pas votre franchise pour Paris avant cette
-époque.</p>
-
-<p>— Et si je vous priais de venir nous trouver
-à Toulon ou à Marseille ?</p>
-
-<p>— Alors, bien entendu, je serais tout à votre
-disposition.</p>
-
-<p>Dans la rue, Jean retrouva sa voiture, qui
-l’attendait depuis plus d’une heure, et il donna
-au cocher une adresse qui n’était point celle
-de l’hôtel, pendant que le docteur rentrait dans
-son cabinet avec un haussement d’épaules qui
-signifiait aussi bien la pitié que le découragement.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXII</h2>
-
-
-<p>Le plus difficile était d’annoncer à la jeune femme
-le changement inouï qui allait se produire dans son
-existence : « Point de secousses morales », avait dit
-le docteur, et en même temps il fallait apprendre
-à Alice que sa maladie, devenue presque incurable,
-exigeait qu’elle quittât non seulement Kerdren,
-mais la France, toutes ses habitudes, et jusqu’à
-son genre de vie pour entreprendre la recherche
-longue et étrange d’un soulagement hypothétique.</p>
-
-<p>Tout ce que Jean pensa et sentit pendant
-l’heure qui suivit ne se raconte pas aisément,
-et si maître qu’il fût de sa volonté et de son
-courage, il éprouva plus d’une de ces défaillances
-où il semble que tout va sombrer. Cependant
-quand il arriva l’hôtel, l’expression de
-sa figure était redevenue naturelle, et les traces
-de la secousse qu’il venait de subir étaient trop
-soigneusement dissimulées pour qu’un esprit qui
-n’était point prévenu les remarquât. Ce fut à
-peine si la jeune femme qui le plaisantait sur son
-retard s’étonna qu’il ne lui parlât pas de l’emploi
-de sa matinée, et jusqu’au moment où ils sortirent
-de table, il ne fut question que de détails insignifiants.</p>
-
-<p>— A propos, demanda tout à coup Alice, pendant
-qu’ils remontaient chez eux, n’est-ce pas demain
-que votre permission expire ?</p>
-
-<p>— Demain soir à dix heures, oui.</p>
-
-<p>— Mais vos affaires sont-elles finies ?</p>
-
-<p>— J’ai terminé les dernières ce matin, répondit-il
-gravement, et nous pourrons, si cela
-vous convient, prendre le train demain matin.
-Je ne vous parle pas de celui du soir, je n’aimerais
-pas vous faire voyager la nuit à cette époque.</p>
-
-<p>— Oh ! vous savez que je ne crains rien, dit-elle
-en riant ; je ne m’enrhume jamais, et j’aime le
-froid ! Vous avez vu comme le docteur a écouté
-mon histoire d’incendie ; il fallait votre tendresse
-pour s’inquiéter de cela ! Cependant je n’ai pas
-de préférence, et vous choisirez l’heure qui vous
-plaira.</p>
-
-<p>Jean inclina la tête sans répondre ; il n’avait
-pas la force d’articuler un mot, et se défiait de
-sa voix. Cette gaieté et cette insouciance formaient
-un contraste si poignant avec la réalité
-qu’il semblait au jeune homme qu’on lui enfonçait
-dans le cœur une pointe aiguë qui pénétrait
-d’un élan jusqu’aux sources mêmes de la
-vie, et qui était douloureuse, comme une brûlure
-sur de la chair vive.</p>
-
-<p>Malgré tout son empire sur lui-même, pendant
-le reste de la journée plus d’une ombre
-passa sur son front, et il lui fallut plus d’un effort
-pour écouter Alice et lui répondre comme d’habitude.</p>
-
-<p>Depuis la cruelle révélation du matin, allant
-au point extrême du découragement, il était
-arrivé à se frapper du malheur qui le menaçait
-comme d’une catastrophe immédiate, et quand il
-voyait la jeune femme s’asseoir un peu brusquement,
-ou appuyer sa main sur un meuble, fût-ce
-d’un geste machinal, il était prêt à s’élancer
-vers elle pour la prendre dans ses bras et l’appuyer
-contre lui, croyant qu’elle allait mourir. Il
-ne connaissait point encore ces lentes agonies des
-maladies de poitrine, qui rappellent, par leurs
-douleurs sans cesse répétées, les supplices les plus
-raffinés inventés par l’imagination fertile des
-anciens au nom de leurs dieux, et il lui semblait
-que puisqu’on lui avait dit de ne plus espérer,
-c’était fini dès maintenant !</p>
-
-<p>Le soir on lui apporta trois télégrammes arrivés
-presque ensemble et qui étaient tous les trois
-frappants par la longueur inusitée de leur texte.</p>
-
-<p>Il les lut sans prononcer un mot et les plaça
-dans son portefeuille sans les montrer à sa femme
-assise à côté de lui, et à qui il dit seulement :</p>
-
-<p>— C’est pour affaires !</p>
-
-<p>Le fait était si nouveau et si rare qu’elle releva
-la tête avec un peu d’étonnement, non qu’elle
-songeât à demander ce qu’on ne voulait pas lui
-dire, mais légèrement préoccupée de ce petit
-mystère.</p>
-
-<p>Il y avait dans les yeux de son mari une lueur
-si particulière que les signes d’agitation qui ne
-l’avaient point frappée dans la journée, lui revinrent
-à l’esprit tous à la fois, et qu’elle pressentit
-quelque chose de grave.</p>
-
-<p>Seulement, tout à fait éloignée de la vérité,
-elle chercha dans un autre ordre d’idées, et se
-figura qu’il était question pour Jean, non seulement
-d’un changement de résidence, mais peut-être d’un
-embarquement qu’il ne pouvait pas refuser, et
-dont il ne voulait pas lui parler, avant d’avoir
-fait tout ce qui lui était possible pour conjurer
-une séparation devant leur être si pénible.</p>
-
-<p>Elle se demanda s’il ne valait pas mieux lui
-parler la première de ce qui l’inquiétait afin de lui
-montrer qu’elle avait deviné, et qu’elle était toujours
-prête, comme elle le lui avait dit étant fiancée,
-« à avoir toutes les bravoures d’une vraie femme
-de marin » ; mais la réserve de Jean était si sérieuse
-qu’elle n’osa pas, et ne voulant pas lui montrer
-qu’elle ne jouissait plus de la quiétude qu’il espérait
-lui conserver, elle se tut.</p>
-
-<p>Le voyage du retour fut triste ; cette double
-contrainte qui pesait sur tous deux les paralysait,
-et les attristait malgré leurs efforts, et
-ils saluèrent Kerdren comme si tous les soucis et
-tous les embarras étaient déposés sur son seuil.
-Ils l’avaient quitté si heureux encore, se disait
-Jean, et maintenant !…</p>
-
-<p>Cependant sa correspondance avec Le Havre se
-poursuivait toujours aussi active, et il était assuré
-maintenant, par l’entremise de quelques amis, de
-l’achat d’un fort beau yacht, commandé par un
-riche Anglais, l’année précédente, et qui était resté
-à son constructeur par suite de la mort subite du
-fastueux milord.</p>
-
-<p>Construit précisément dans le même but que
-celui auquel le destinait le comte de Kerdren, il
-était de force et de taille à supporter les fatigues
-d’une navigation non seulement longue mais
-difficile.</p>
-
-<p>En effet, ce que l’étranger avait voulu obtenir
-en s’adressant aux meilleurs constructeurs français
-n’était point seulement un bateau de plaisance,
-quoique le yacht eût toutes les élégances d’un
-objet de luxe ; c’était un fin marcheur et un bâtiment
-assez solide pour traverser des tempêtes au
-besoin.</p>
-
-<p>La coque, entièrement faite en chêne, était
-doublée intérieurement d’acajou, et toutes les
-divisions, les cloisons et les portes étaient en noyer
-ciré, clair et gai à l’œil comme une habitation de
-campagne.</p>
-
-<p>La machine, qui sortait des ateliers anglais
-les plus renommés, était même d’une force supérieure
-à ce que souhaitait Jean, et, soit qu’on
-fût certain de ce qu’on disait, soit qu’on ne se
-basât que sur l’originalité bien connue des compatriotes
-de celui qui l’avait choisie, on expliquait
-sa puissance en affirmant qu’elle était destinée
-primitivement à conduire le yacht jusque dans les
-mers polaires, à la recherche de ces nouveautés
-géographiques, terres vierges ou passages inexplorés,
-dont les Anglais sont si friands.</p>
-
-<p>Quoi qu’il en fût, tel qu’il était, le léger bâtiment
-convenait admirablement aux projets du
-jeune officier, et il ne fallait plus que peu de
-chose pour l’aménager dans le sens de sa nouvelle
-destination.</p>
-
-<p>Jean comptait qu’une ou deux semaines seraient
-nécessaires pour le ouater et l’orner comme il
-entendait qu’il le fût, voulant édifier pour sa jeune
-femme un nid princier.</p>
-
-<p>Il avait décidé d’abord qu’il surveillerait en
-personne les travaux des derniers jours ; mais, au
-moment de partir, le courage lui manqua.</p>
-
-<p>Quitter, fût-ce pour quelques heures, cette
-femme charmante et chérie et ce beau domaine
-où il avait connu un bonheur si vif, lui sembla
-impossible, et à la dernière heure il écrivit à
-Paris pour prier un tapissier célèbre, presque
-un artiste, d’aller le remplacer, et de faire à
-prix de goût, de diligence et d’argent, bien entendu,
-un véritable palais de cette habitation
-flottante où allaient peut-être se passer des mois
-de leur vie à tous deux.</p>
-
-<p>Malgré les exhortations qu’il s’adressait, il
-n’avait pu encore prendre sur lui d’annoncer à
-Alice le changement qui allait se produire dans
-leur existence, et il avait reçu les papiers établissant
-qu’il entrait à partir du 25 octobre en
-congé illimité sans solde, avant qu’il eût fait
-pressentir à sa femme que le mois prochain ils
-ne seraient plus à Kerdren.</p>
-
-<p>Il ne savait littéralement par où attaquer
-ce bonheur si calme et si profond dans son uniformité,
-bonheur fait d’anneaux serrés et solides
-qui semblaient devoir s’enchaîner ainsi les uns aux
-autres sans interruption.</p>
-
-<p>Il n’y avait pas un défaut à cette armure de
-confiance et de joie qui entourait le cœur de
-l’heureuse jeune femme, et elle ne ressentait
-pas une inquiétude, si légère qu’elle fût, par
-laquelle il aurait pu la préparer.</p>
-
-<p>Le trouble causé chez elle par cette visite
-au médecin s’était apaisé entièrement, et Jean
-avait réussi presque au delà de ce qu’il souhaitait
-à endormir les craintes de sa femme,
-puisqu’il lui fallait maintenant reprendre la
-tâche depuis le début, et lui enlever la quiétude
-que lui-même lui avait inspirée.</p>
-
-<p>Aussi, comme on l’a vu, reculait-il de jour en
-jour.</p>
-
-<p>Ils avaient repris leur vie d’autrefois avec sa
-régularité un peu monotone toujours nouvelle à leur
-tendresse, et le cadre seul changeait autour d’eux.</p>
-
-<p>Le parc et les bois se dépouillaient peu à peu ;
-les chênes devenaient roux et les érables prenaient
-des tons couleur de sang. Le temps était d’une
-beauté inaltérable, et l’air si doux que les feuilles
-déjà séchées restaient aux branches, faute d’un
-souffle pour les détacher ; les bruyères jaunissaient
-un peu aussi et craquaient davantage sous
-le pied des chevaux ; mais leurs imperceptibles
-clochettes restaient toutes roses, et elles donnaient
-encore à la plaine ce reflet chaud qui ressemble
-à un rayon de soleil resté là après le coucher.</p>
-
-<p>La nuit venait plus tôt, et les promenades
-s’écourtaient, mais jamais peut-être la jeune
-femme n’avait paru en jouir avec une telle vivacité.
-On eût dit qu’une divination mystérieuse lui
-faisait pressentir le coup qui l’attendait, et décuplait
-ses facultés pour qu’elle pût mieux apprécier
-le bonheur présent et l’exalter.</p>
-
-<p>« Quelle adorable saison que l’automne ! disait-elle
-parfois, et que cette Bretagne est toujours
-charmante ! Le printemps y est délicieux, l’été
-si puissant et si vigoureux, et ce mois-ci d’une
-poésie si touchante et si voilée. Regardez toutes
-ces feuilles d’or, et cette mousse brunie, on dirait
-partout une lumière qui s’en va et qui éclaire encore
-tout en s’atténuant peu à peu comme pour préparer
-à la nuit ; c’est le crépuscule des arbres !
-Je suis sûre que l’hiver me réserve d’autres surprises
-encore, et que je l’aimerai comme j’ai
-aimé tout ce que j’ai vu dans ce cher pays. Oh !
-voyez-vous, je suis heureuse ! heureuse ! »</p>
-
-<p>C’était devant ces effusions de jeunesse et de
-joie que le pauvre mari perdait tout courage ; il
-lui semblait affreux de porter un tel coup dans
-cette sérénité profonde, et, chaque jour, il ne
-pouvait s’empêcher de se dire : « Demain ? »</p>
-
-<p>Parfois aussi, il oubliait le tourment causé
-par la cruelle révélation qu’on lui avait faite,
-ainsi que la menace suspendue sur cette tête
-aimée ; et se laissant aller à l’heure présente, il
-se reprenait à être heureux et à sourire.</p>
-
-<p>Un soir cependant l’avis du tapissier lui arriva ;
-il lui mandait que sous trois jours son travail serait
-achevé, et qu’il se tiendrait prêt à subir l’examen
-du propriétaire. D’autre part, les amis qu’il avait
-chargés des négociations relatives au recrutement
-de son équipage lui avaient trouvé les hommes
-que Jean savait ne point pouvoir rencontrer
-dans le village, c’est-à-dire des mécaniciens et
-un pilote. Ce dernier était un homme un peu âgé
-déjà, mais connaissant d’une façon merveilleuse
-chaque port, chaque anse et chaque rocher de la
-Méditerranée, où il avait navigué depuis l’âge
-d’enfant. Une suite d’événements malheureux
-l’avaient fait s’échouer au Havre, où il besognait
-dans une vie misérable, et c’était avec enthousiasme
-qu’il avait accepté l’engagement inespéré qui
-s’offrait à lui. Pour les matelots et un quartier
-maître, presque capable de lui servir de second
-au besoin, Jean savait que parmi les marins
-de Kerdren il y en aurait plus qu’il ne lui était
-possible d’en emmener qui demanderaient à
-partir, et outre la science très suffisante acquise
-par eux pendant leur temps de service, il estimait
-que le dévouement à toute épreuve que
-chacun de ces hommes lui apporterait, lui composerait
-un équipage d’élite.</p>
-
-<p>Il devenait donc urgent d’instruire enfin la
-jeune femme, et il s’y décida un soir où le temps
-un peu rafraîchi avait nécessité une première
-flambée qui les réunissait près de la cheminée.</p>
-
-<p>— Que le feu est gai ! disait Alice en se rapprochant
-frileusement. Et elle étendait ses petites
-mains devant la flamme, les tournant et les retournant
-avec un geste d’enfant pour les réchauffer
-des deux côtés ; c’est ce que j’aime
-le mieux dans l’hiver, et je me vois déjà, le mois
-prochain, vous attendant en empilant des bûches,
-et en préparant du thé bouillant pour vous réchauffer
-quand vous rentrerez !</p>
-
-<p>— Le mois prochain ! répondit Jean en essayant
-de rire, mais d’une voix qui tremblait un peu.
-Je vous réserve une bien autre surprise pour le
-mois prochain ! Je crois que les bûches et le thé
-brûlant seront superflus à ce moment-là pour
-nous.</p>
-
-<p>Puis, sans laisser à la jeune femme le temps
-de le questionner, il se mit à parler avec vivacité,
-développant son projet de navigation,
-s’efforçant de le présenter sous le jour le plus
-riant et le plus naturel, montrant seulement ce
-qu’il avait de séduisant et atténuant avec soin
-toutes les ombres du tableau. Il disait tout cela
-avec un ton si simple qu’il semblait vraiment
-que ce fût une chose usuelle et des plus normales
-que d’acheter un yacht, de le meubler comme une
-maison ordinaire et de s’en aller sur mer, courir
-au gré des flots et des vents, pendant des mois
-entiers.</p>
-
-<p>La jeune femme l’écoutait complètement interdite.</p>
-
-<p>Son mari plaisantait-il, ou bien était-ce elle
-qui n’était plus dans son bon sens et qui ne comprenait
-plus la valeur des mots qu’il employait ?…</p>
-
-<p>Pourtant, à mesure que Jean la sentait mieux
-préparée, il revenait en arrière, reprenant plus
-sérieusement son explication, et rendant plus
-plausible ce qu’il avait dit précédemment ; mais
-tout cela, sans oser tourner la tête vers elle, et
-sans la regarder une seule fois, de peur de provoquer
-une interruption quelconque.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXIII</h2>
-
-
-<p>Le résumé de ce qu’il avait imaginé était à peu près ceci :</p>
-
-<p>— Le docteur, avait-il dit très franchement, m’a conseillé de ne pas
-vous laisser passer l’hiver en Bretagne, non seulement à cause de votre
-toux actuelle, mais encore parce que vous êtes accoutumée à un changement
-de climat annuel et qu’il aurait peur que cela ne vous fût nuisible
-de rompre brusquement cette habitude.</p>
-
-<p>« Ce qu’il souhaite surtout pour vous, après la chaleur, c’est l’air de la
-mer qu’il croit utile pour vous fortifier, et cependant il n’aime aucun des ports
-de la Méditerranée où les frileux ont coutume de passer leur hiver. Je lui
-ai proposé Alger, il préférait déjà cela, et nous étions à peu près d’accord,
-sauf votre agrément, quand il m’est venu une idée que vous allez trouver
-bizarre, peut-être, mais qui concilierait à la fois le soin de votre bien-être,
-notre amour de la solitude à tous deux, et enfin le goût passionné que vous
-me connaissez pour la navigation.</p>
-
-<p>Il rappela alors à la jeune femme les craintes qu’elle avait souvent
-exprimées depuis quelques mois, de le voir s’ennuyer en restant à terre, et
-combien de fois elle l’avait sollicité de redemander à s’embarquer.</p>
-
-<p>— Vous saviez bien, continua-t-il, que je ne m’en souciais pas, puisque
-tout mon bonheur est de rester près de vous ; mais quand on m’a conseillé
-pour votre santé de chercher à la fois l’air de la mer et la chaleur,
-j’ai pensé que rien ne serait plus charmant que de nous en aller sur notre
-propre bord, à la recherche du soleil qui nous fuit, et de suivre l’ordonnance
-prononcée sans quitter l’intimité de notre chez nous. Vous faire moi-même
-les honneurs de mon élément favori, et vous conduire dans cette
-Méditerranée où j’ai tant songé et tant rêvé vaudrait pour moi, vous le
-pensez bien, tous les voyages de la terre, j’aimerais à voir ma grande amie
-d’autrefois, ramener elle-même les roses sur les joues de ma petite amie
-d’aujourd’hui sans le secours de personne autre.</p>
-
-<p>« On dira que nous sommes fous, je le sais bien, mais vaut-il la peine
-de s’en occuper sérieusement ? Ma réputation d’originalité n’est plus à faire,
-elle date de mon entrée au lycée, et on ne vous accusera jamais, ma
-pauvre douce petite femme, que de suivre avec trop de bonté les extravagances
-de votre mari !</p>
-
-<p>A mesure que Jean parlait, il s’excitait davantage, arrivant presque à se
-convaincre de ce qu’il disait, et plaidant avec son entrain le plus chaleureux
-cette singulière proposition. Peu à peu, sa voix était redevenue naturelle
-et il commençait à sourire devant l’inexprimable étonnement dont témoignait
-la figure d’Alice, quand celle-ci, revenue enfin de sa première surprise,
-entama la série de ses questions et de ses objections. Toutes portaient
-juste, et il y avait trop de réticences forcées dans les paroles du
-jeune homme pour que l’inquiétude de Madame de Kerdren ne fût pas
-violemment éveillée ; aussi, ramené tout à coup à la réalité, le jeune homme
-se trouvait-il en face de toutes les difficultés de sa tâche.</p>
-
-<p>— Vous avez donc revu le docteur ? lui demanda-t-elle d’abord.</p>
-
-<p>— Pensez-vous, répondit-il en tâchant de plaisanter, que les visites
-se payent comme nous avions soldé la nôtre avec un sourire et une révérence ?…</p>
-
-<p>— Et que vous a-t-il dit ? fit-elle avec anxiété.</p>
-
-<p>— Ce que je viens de vous répéter, qu’il fallait fuir nos brouillards et
-notre pluie presque constante pour gagner un meilleur abri.</p>
-
-<p>— Et quoi encore ? Jean, dites-moi la vérité, s’écria-t-elle en le voyant
-secouer la tête comme pour exprimer qu’il avait tout dit. Dites-le-moi, je
-vous en supplie ! Je suis de force à l’entendre, je vous jure !</p>
-
-<p>Elle parlait avec une extrême vivacité et sa figure témoignait d’une
-anxiété si réelle et si poignante qu’il sembla au jeune officier que devant
-cette angoisse, le cœur allait lui faillir et que dans le bouleversement de
-ses traits, la pauvre enfant lirait toute la vérité, d’un mot.</p>
-
-<p>Mais il était trop bien préparé à ce trouble qu’il avait prévu pour ne
-pas dompter cette rapide faiblesse, et avec toutes les ressources que donnent
-la volonté, le cœur et l’esprit unis ensemble, il s’efforça de rassurer la
-jeune femme et de détourner sa pensée du point douloureux qui l’occupait.
-Mais à tout ce qu’il disait, Alice opposait la même réponse :</p>
-
-<p>— Alors pourquoi ne m’en avoir pas parlé tout de suite si ce n’était
-pas grave ?…</p>
-
-<p>Et devant cette logique obstinée et clairvoyante, il ne savait plus que
-dire. Il avait beau objecter le choix du yacht, qui pouvait être long, difficile,
-le plaisir de la surprise qu’il espérait lui faire, elle restait triste et
-défiante.</p>
-
-<p>— Pauvre ami, lui dit-elle enfin, après un instant de silence, en posant
-mélancoliquement sa tête sur son épaule, pourquoi m’avez-vous épousée ?…</p>
-
-<p>— Pourquoi, répliqua Jean en tressaillant, mais pour être le plus heureux
-des hommes vous le savez bien !</p>
-
-<p>— A présent, peut-être, fit-elle toujours avec tristesse ; mais plus
-tard ?</p>
-
-<p>Son mari l’interrogea des yeux, ne voulant pas paraître deviner sa
-pensée ; mais il n’osa pas formuler sa question, et le cœur serré il attendit
-qu’elle parlât.</p>
-
-<p>Elle réfléchit un instant encore, puis avec une douceur affectueuse ;</p>
-
-<p>— C’est un si grand fardeau qu’une femme malade ? dit-elle seulement.</p>
-
-<p>— Comment, répondit-il en riant, quand elle me donne le prétexte et
-l’excuse d’une fugue nautique ?</p>
-
-<p>Il fit si bien qu’à la fin de la soirée Alice était presque remise et convertie
-à l’idée de ce changement de vie comme à un événement plutôt
-agréable.</p>
-
-<p>C’était bien sur quoi le jeune homme avait compté, et dès le lendemain
-matin, réconfortée par un admirable soleil qui égayait l’esprit quoi
-qu’on en eût, Alice parut avoir retrouvé, sinon toute sa sécurité, au moins
-une confiance suffisante dans l’avenir, que l’extrême élasticité de son caractère
-lui permettait de voir encore assez beau.</p>
-
-<p>A partir de ce moment, le château changea de physionomie et le prochain
-départ devint le thème unique de toutes les conversations. Une fois
-le premier moment de trouble passé, la jeune femme s’était mise à questionner
-sans se lasser.</p>
-
-<p>L’installation, la taille du bateau, ce qu’il fallait emporter, tous les
-pays qu’elle allait voir lui fournissaient une suite d’interrogations toujours
-nouvelles, et de jour en jour, le jeune officier réussissait mieux à endormir
-ses défiances, elle se laissait davantage séduire par l’originalité du projet
-et en montrait plus de joie. Quant à Jean, heureux au delà de ce qui
-peut s’exprimer d’avoir réussi dans sa délicate explication sans troubler
-Alice, il éprouvait lui-même une grande détente morale comme si le poids
-de souci qu’il avait épargné à sa femme lui fût enlevé du même coup.</p>
-
-<p>La nouvelle de cette étrange décision s’était répandue comme une
-traînée de poudre, non seulement dans Lorient, mais encore parmi les
-officiers en résidence à Paris ou ailleurs ; et comme Jean l’avait prévu, on
-le traitait sans vergogne de fou. Ce congé illimité qui équivalait au brisement
-de tout son avenir, sollicité sans raisons plausibles, cette campagne
-qu’il s’apprêtait à faire avec une jeune femme mariée depuis quelques mois
-à peine, et par-dessus tout la brusquerie de cette fantaisie, paraissaient
-invraisemblables. Comme toujours d’ailleurs, le bruit public avait exagéré
-les choses et on attribuait au jeune officier des projets encore plus lointains
-que ceux qui étaient les siens en réalité. Son originalité, disait-on, avait
-dégénéré en toquade véritable, et la sympathie générale s’apitoyait sur la
-pauvre créature forcée de subir les sursauts d’une aussi étrange humeur.</p>
-
-<p>Dans le village, la nouvelle avait paru infiniment plus simple. Le
-commandement avait envie de naviguer sans quitter sa femme, pour cela il
-achetait un bateau et demandait des hommes à Kerdren en qualité de
-matelots, quoi de plus naturel en vérité !</p>
-
-<p>La logique des paysans n’était pas plus serrée que ça : « Il en a
-envie ; ça plaît à madame, et il le peut, pourquoi se gêner alors ? »</p>
-
-<p>Dix hommes pour un avaient répondu à l’appel du comte, et quoique
-Jean augmentât son équipage autant que cela lui était possible, il avait
-dû refuser bien des demandes.</p>
-
-<p>La femme de chambre de madame de Kerdren avait accepté avec
-enthousiasme de suivre sa maîtresse, et comme la cuisinière avait sollicité
-humblement la même faveur.</p>
-
-<p>Les jours passaient comme des heures ; il ne restait presque plus qu’à
-partir. Un matin, en entrant dans la bibliothèque, la jeune femme s’était
-aperçue que le piano avait été enlevé, et comme elle questionnait son
-mari :</p>
-
-<p>— Vous le retrouverez à bord, lui avait-il dit. J’avais songé primitivement
-à en en faire envoyer un autre ; mais il y a un souvenir dans
-chacune des notes de celui-là, et c’était irremplaçable !</p>
-
-<p>La lettre d’explication et d’adieu adressée par les jeunes gens à
-madame de Sémiane avait été la chercher jusque dans la Hongrie et la
-réponse était arrivé sous forme d’un télégramme où les points d’exclamation
-abondaient et où la fantaisie du texte était telle que l’employé du
-télégraphe, encore qu’il fût habitué à lire de bien étranges communications,
-en était demeuré tout surpris. « Que vous alliez converser avec le grand
-Ramsès en Égypte, disait-elle en finissant, rien d’étonnant, vous avez toujours
-parlé sa langue ; mais avoir si tôt changé votre femme en sphinx et en
-adoratrice des pyramides, c’est fou ! Au reste, je descendrai peut-être
-jusqu’à Trieste pour vous sermonner et vous embrasser. »</p>
-
-<p>Jean avait pourvu au bien-être de tous les protégés d’Alice, et une
-rapide tournée de visites, la plupart faites en cartes, les avait mis lui et sa
-femme en règle avec le voisinage ; les bagages étaient partis, et au bras
-l’un de l’autre les jeunes gens faisaient leurs adieux à Kerdren.</p>
-
-<p>L’heure du départ avait ravivé leur émotion et l’avenir paraissait
-moins sûr au jeune officier et moins riant à la jeune femme à travers la
-mélancolie de la dernière heure. Les doutes renaissaient dans l’esprit
-d’Alice. C’était si grave et si radical cette résolution ! il avait vraiment
-dû falloir un motif bien puissant pour y pousser son mari ! Et malgré elle,
-elle se reprenait à trouver les raisons et les explications qu’il lui avait
-données insuffisantes devant l’importance de ce changement si tôt décidé.
-Lui se disait que ce docteur l’avait leurré peut-être, même en lui laissant
-cet espoir si faible et si douteux et qu’il était possible qu’il emmenât sa
-femme au loin pour ne jamais la ramener et n’avoir pas même ainsi la
-douceur de la voir finir sa vie sous le toit où ils avaient joui pendant
-quelques mois d’un bonheur si parfait !</p>
-
-<p>C’étaient là les amertumes inséparable de cet instant qui les lançait
-dans l’inconnue, creusant entre leur passé et leur avenir un sillon de doute
-si pénible.</p>
-
-<p>— Quand nous retrouverons-nous ici tous les deux ? disait tristement
-Alice en revenant de son dernier tour de parc.</p>
-
-<p>— Eh bien, mais au mois de juin, répondit Jean d’un ton ferme, puisque
-c’est la date que le docteur m’a fixée pour vous reconduire chez lui !…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXIV</h2>
-
-
-<p>Depuis la veille, M. et madame de Kerdren étaient à Marseille où
-leur yacht paré, gréé, avec sa machine sous pression, les attendait dans le
-port.</p>
-
-<p>Il avait été question d’abord de s’embarquer au Havre, mais la mer
-est mauvaise sur les côtes, et Jean n’avait pas voulu, pour les premiers
-jours, imposer à sa femme les fatigues de ce parcours très dur. Le yacht
-était venu seul, et pendant ce temps-là les jeunes gens avaient fait le voyage
-par chemin de fer à petites journées.</p>
-
-<p>A Marseille ils avaient retrouvé plus de visages de connaissance
-qu’ils ne l’auraient cru d’abord, et comme bon gré mal gré leur voyage
-était la nouveauté et l’intérêt public, ils devaient s’attendre à une assez
-nombreuse assistance au moment de leur départ.</p>
-
-<p>Vingt-quatre heures à peine les séparaient encore de ce moment.
-Aussitôt qu’il était arrivé, Jean s’était rendu à bord où il avait tout visité
-en donnant ses derniers ordres. Alice, un peu fatiguée, était restée à
-l’hôtel.</p>
-
-<p>Comme elle l’avait dit à son mari quand il lui proposait de la conduire
-au Havre pour donner son avis sur les arrangements intérieurs, elle
-se fiait entièrement à lui, sûre qu’il la gâterait bien plus qu’elle ne songerait
-jamais à le faire elle-même.</p>
-
-<p>L’équipage était à son poste, les bagages étaient déballés et rangés, et
-la journée du départ s’annonçait comme devant être superbe. Un vent
-un peu frais blanchissait les vagues, mais le soleil était chaud comme en
-été, et la mer, de ce bleu à la fois épais et transparent qui n’appartient
-qu’à la Méditerranée.</p>
-
-<p>A trois heures, la voiture qui amenait M. et madame de Kerdren
-s’arrêta, et Alice prit le bras de son mari pour descendre sur le quai. Elle
-tremblait un peu, et en dépit de son courage elle était pâle.</p>
-
-<p>L’émotion du jeune officier, s’il en éprouvait une, ne se trahissait que
-par un redoublement de froideur, et la foule s’écartait instinctivement
-devant un coup d’œil hautain. C’était une foule de bonne compagnie
-d’ailleurs, qui donnait à sa curiosité les allures d’une flânerie de hasard, et
-se dispersait par instant dans un mouvement de va-et-vient qu’elle espérait
-faire ressembler à une promenade.</p>
-
-<p>Un canot, avec les bancs drapés, attendait la jeune femme. Étourdie,
-un peu gênée de tant de regards, et pressée de brusquer ce dernier pas qui
-lui coûtait, elle y mettait déjà le pied quand son mari lui prenant la main
-la força à se retourner. Un petit groupe formé par cinq ou six officiers en
-uniforme se tenait debout auprès d’elle. C’étaient des camarades de Jean,
-avertis par la rumeur publique et qui venaient lui serrer la main et saluer
-madame de Kerdren à la dernière heure. Leur cordialité souriante et le
-naturel avec lequel ils parlaient à Alice de son voyage lui produisirent
-une impression de soulagement, et au milieu de la banalité de cette foule
-curieuse, ces souhaits et ces sourires sympathiques lui semblèrent d’autant
-plus aimables.</p>
-
-<p>De son côté, Jean, si tendu que fût son esprit vers une pensée
-unique, subit le même charme, et en attendant ces voix et ces exclamations
-familières qui l’interpellaient gaiement, enlevant à ce départ ce que
-son isolement avait d’un peu choquant, sa figure s’éclaira.</p>
-
-<p>Aussi quand l’un des jeunes officiers, désignant du doigt un canot
-qui stationnait à quelques mètres lui demanda en lui montrant le yacht
-dont la cheminée commençait à fumer :</p>
-
-<p>— Permets-tu qu’on aille jusqu’au bout, commandant ?</p>
-
-<p>Il répondit oui, en s’exclamant avec chaleur.</p>
-
-<p>Ce fut alors dans le canot des jeunes gens que M. et madame de
-Kerdren prirent place, le leur suivit, et en quelques minutes on accosta.</p>
-
-<p>Dans son ardeur d’hospitalité, Jean aurait voulu retenir longtemps
-ses amis dans le grand salon où il les avait fait descendre, et leur faire
-servir tout ce que contenaient les caves du bord ; mais les officiers savaient
-qu’avant la nuit leur camarade voulait être loin dans le golfe, et après
-quelques instants de causerie courtoise et facile, ils prirent congé. Sur le
-pont tout l’équipage rangé en demi-cercle attendait les ordres.</p>
-
-<p>Quand madame de Kerdren avait mis le pied sur la dernière marche
-de l’escalier volant, on avait hissé le drapeau tricolore et toutes les têtes
-s’étaient découvertes en même temps. Maintenant encore, debout, et avec
-la même gravité, les hommes se tenaient le béret à la main, assistant aux
-adieux qu’on échangeait.</p>
-
-<p>Sur le plancher, une véritable jonchée de fleurs s’entassait. C’étaient
-des bouquets apportés par les officiers à la jeune femme et que les matelots
-avaient posés là pendant que la société descendait au salon.</p>
-
-<p>Profondément touchée, Alice les remercia, puis, l’un après l’autre, ils
-descendirent ; leur canot se remit en marche, filant si vite qu’en peu d’instants
-les mains qui s’agitaient disparurent au milieu de la masse des bateaux
-qui encombraient le port, et au même instant les premiers coups de
-l’hélice ébranlèrent le yacht.</p>
-
-<p>Une émotion inexprimable serra le cœur de la jeune femme ; elle
-tourna vers son mari un regard mouillé et l’attirant du geste jusqu’au
-bord du bastingage où elle s’appuyait :</p>
-
-<p>— Mon Dieu, dit-elle en lui prenant les mains et en répétant les paroles
-des pêcheurs bretons : protégez-nous, car notre barque est petite et
-la mer est grande !…</p>
-
-<p>Une demi-heure plus tard elle descendit, et guidée par Jean, elle visita
-le nouveau Kerdren où elle allait vivre. D’un commun accord les jeunes
-époux avaient décidé qu’aucune appellation ne conviendrait mieux au
-yacht que celle de la propriété qu’ils aimaient également tous les deux, et
-c’était le nom qu’on lisait sur l’avant en lettres d’or.</p>
-
-<p>Très habituée aux soins et aux gâteries luxueuses dont son mari l’entourait,
-Alice s’était bien préparée en lui laissant carte blanche à trouver
-un nid charmant, mais elle ne s’attendait pas à tant de magnificences. On
-avait fait tomber nombre de cloisons dans le bas, et les pièces qui composaient
-l’appartement du commandant, situés à l’avant, avaient des dimensions
-inconnues habituellement à bord. Le cabinet de Jean était tendu de
-grandes tapisseries sombres, comme la bibliothèque où ils avaient passé de
-si douces heures à Kerdren ; mais au lieu des sièges hauts et raides dont
-l’équilibre eût été trop facilement compromis, il n’y avait que des divans
-bas et larges, garnis de coussins qui promettaient un repos charmant, et
-quelques chaises à base solide, entourant une table fixe. La chambre de la
-jeune femme, éclairée par de grands sabords était tapissée entièrement de
-vieilles soies japonaises couvertes de broderies admirables qui couraient
-sur le fond rose tendre, montrant çà et là des volées de cigognes argentées
-ou de fantastiques fleurs d’or et d’azur, d’où sortait toute une procession
-de figures bizarres. Les tableaux qu’Alice aimait le mieux à Kerdren
-étaient là, et il était impossible d’imaginer un coup d’œil plus gai et plus
-riant que l’ensemble de cette pièce.</p>
-
-<p>Le salon tout à fait carré et assez grand offrait un aspect original. Le
-fond des tentures et des sièges était en brocart vert d’eau d’une nuance
-douce et lumineuse, sur lequel se détachaient des plantes aquatiques appliquées
-ou brodées, et si merveilleusement nuancées qu’elles semblaient naturelles.</p>
-
-<p>Avec la salle à manger, située sur le pont, c’était tout l’appartement
-du jeune ménage, et Alice s’y habitua si rapidement, qu’il lui sembla
-bientôt n’avoir jamais vécu ailleurs. Toutes ces terreurs s’évanouissaient
-une à une, et elle se demandait comment elle avait pu s’effrayer si fort
-d’un projet aussi simple. Le mouvement des vagues lui paraissait un
-bercement ; le ciel était constamment pur et beau, et jamais sa vie d’intimité
-et de bonheur ne lui avait paru aussi charmante que dans ce nid
-perdu et étrange où nul œil ne pouvait les suivre.</p>
-
-<p>Quant à Jean, avec l’angoisse d’un joueur qui a mis tout son avenir
-sur une seule carte, il épiait le visage de sa femme heure par heure, et il
-croyait y voir remonter la fraîcheur comme une poussée de sève rigoureuse.
-Le teint reprenait un coloris plus vif sous les rudes caresses de la brise ;
-Alice se disait chaque jour affamée et plus impossible à rassasier, et elle
-prétendait qu’endormie par le mouvement du bateau, son sommeil ressemblait
-à ce qu’il devait être jadis dans son berceau, tant il était profond et
-doux.</p>
-
-<p>Sur le pont où elle passait ses journées, suivant l’avis du docteur, elle
-avait pris ce mouvement de va-et-vient particulier aux marins, et les matelots
-se sentaient plus gais à l’ouvrage quand ils voyaient passer et repasser
-ainsi la gracieuse silhouette de la jeune femme pendant que le <i>Kerdren</i>,
-dont on n’avait point exagéré les qualités, filait au large comme un oiseau.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXV</h2>
-
-
-<p>Deux mois avaient passé et à moins d’un aveuglement qui n’était pas
-le fait de Jean, il était impossible de ne pas s’apercevoir du changement
-effrayant survenu chez madame de Kerdren. Durant la première quinzaine
-du voyage, le succès avait semblé devoir couronner l’effort si bravement
-tenté, et le jeune officier avait touché deux fois à terre pour télégraphier
-au docteur des bulletins où un cri de triomphe éclatait allègrement.</p>
-
-<p>La jeune femme toussait à peine, dormait bien, mangeait beaucoup, et
-sans qu’elle reprît encore positivement de l’embonpoint, les vives couleurs
-qui couvraient ses joues la rendait semblable à ce qu’elle était dans son
-meilleur temps de santé. Puis brusquement, du jour au lendemain, un
-changement s’était fait, et maintenant au lieu de gagner, il était visible
-qu’elle perdait chaque jour un peu de forces.</p>
-
-<p>Ce dépaysement violent, et ce milieu spécial dans lequel elle se trouvait
-transportée avait agi sur elle fortement. Cet air vif avait fouetté énergiquement
-son sang devenu faible et il lui avait redonné la verdeur et la circulation
-active d’autrefois.</p>
-
-<p>Puis une fois l’acclimatation faite, l’effet avait disparu avec la
-nouveauté de la cause, et Alice était retombée comme précédemment, plus
-lassée peut-être par la secousse que lui avait causée cette animation factice.</p>
-
-<p>Les premiers jours, la différence était peu sensible, et Jean ne s’en
-inquiétait pas, ne voyant là qu’une fatigue passagère ; mais au bout d’une
-semaine, il comprit que le dépérissement des forces était constant, que,
-régulièrement chaque jour, quelque chose disparaissait qui ne revenait plus,
-et que la maladie avait repris son cours. Alors, heure par heure, avec
-l’épouvantable angoisse d’un être impuissant en face d’un malheur qu’il
-voit venir et qu’il sait fatal, il s’était mis à suivre les progrès du mal,
-remarquant chaque geste et chaque respiration qui différait un peu de celles
-de la veille, et pensant à ce qu’elle serait le lendemain.</p>
-
-<p>C’était une torture à nulle autre pareille, et dans les heures où il se
-savait bien seul et bien à l’abri, il se laissait aller à des accès de désespoir
-d’une intensité atroce. Qu’on se figure en effet ce que peut ressentir un
-homme regardant l’être qu’il aime le mieux, placé en face d’un danger
-mortel, sachant qu’il ne peut rien pour le secourir, et condamné à suivre
-en spectateur quelque chose comme la crue d’une inondation qui monte
-peu à peu jusqu’aux genoux, jusqu’à la taille, jusqu’aux yeux enfin, finissant
-par couvrir entièrement la tête d’une dernière vague.</p>
-
-<p>Devant cette idée, il avait des révoltes affreuses et tout le sang des
-Kerdren, avec leur devise de Bretons têtus : « Jamays ne lasche, » bouillonnait
-dans ses veines à la pensée de son impuissance.</p>
-
-<p>Depuis ces deux mois il avait essayé de tout, suivant à la lettre les
-divers traitements que lui avait indiqués le docteur : la créosote, l’iode, une
-alimentation spéciale, des pointes de feu qu’il posait lui-même à la jeune
-femme. Elle s’était laissé faire avec une adorable docilité, mais rien ne
-s’était manifesté ni en mieux ni en mal, et l’affaiblissement s’était continué
-tout doucement avec son implacable régularité.</p>
-
-<p>Un jour c’était l’escalier qu’elle n’avait pu monter seule : ses pieds lui
-semblaient de plomb et ses jambes si molles ! D’un geste elle avait appelé
-son mari, et il avait passé son bras vigoureux autour de sa taille pour l’aider,
-ne voulant pas la porter afin de ne pas l’effrayer et de se faire illusion
-à lui-même, mais la soutenant en réalité comme si elle eût été dans ses
-bras.</p>
-
-<p>Son souffle était devenu trop court aussi et sa voix trop faible pour
-qu’elle pût continuer à chanter ; elle s’était arrêté un soir et n’avait plus
-repris.</p>
-
-<p>Son chant du cygne avait été l’<i>Adieu</i> de Schubert, ces couplets mélancoliques
-qui parlent de la mort. Elle n’y avait point fait attention,
-mais Jean l’avait remarqué, et à côté de bien d’autres souffrances, ces
-paroles s’étaient gravées dans son cœur.</p>
-
-<p>Par un de ces aveuglements inouïs qui sont une dispensation de la
-Providence et qui mettent sur les yeux des malades un bandeau si épais,
-Alice était la seule à bord qui ne s’aperçût pas de son état. La chute était
-si insensible qu’elle n’eût pu en mesurer la profondeur qu’en se cherchant
-des points de repère dans le passé et elle n’y songeait pas.</p>
-
-<p>La langueur qui l’envahissait semblait atteindre aussi son esprit, lui
-enlevait le souvenir des jours précédents, et ne lui permettant point de
-voir à quel point elle différait de la femme qui était montée, il y a deux mois,
-sur le pont du yacht.</p>
-
-<p>Le mot d’ordre était donné par Jean à l’équipage, et tous ces hommes,
-qui adoraient madame de Kerdren et qui guettaient chaque matin anxieusement
-son visage, ne paraissaient point se douter qu’elle fût malade, et ne lui
-demandaient jamais de ses nouvelles quand elle leur adressait affectueusement
-la parole en passant près d’eux.</p>
-
-<p>Aussi l’aveuglement de la jeune femme était-il complet. Elle se
-sentait fatiguée évidemment, mais elle mettait tout sur le compte d’une
-petite crise d’anémie, et attendait patiemment que le fer et le vieux vin
-eussent fait leur œuvre.</p>
-
-<p>Une fois seulement elle fit allusion à ce qu’elle éprouvait. Son mari,
-assis à côté d’elle, lui détaillait la côte de Tunisie dont ils approchaient et
-la croyait toute occupée à suivre ses paroles.</p>
-
-<p>— Savez-vous, lui dit-elle tout à coup, quel âge avait ma mère quand
-elle est morte ?…</p>
-
-<p>Jean frissonna et sans avoir la force de répondre, il fit un signe machinal
-avec ses épaules.</p>
-
-<p>— Vingt-quatre ans à peine, reprit-elle gravement, n’est-ce pas singulier
-que j’aie presque au même âge qu’elle une crise de maladie ?</p>
-
-<p>Elle parlait si tranquillement, que le jeune homme comprit à quelle
-distance elle était de la vérité ; et au bout d’un instant, voyant qu’il se
-taisait toujours, elle reprit paisiblement un autre sujet.</p>
-
-<p>Depuis leur départ les voyageurs s’étaient arrêtés à Syracuse, à Athènes,
-à Constantinople, sur les côtes d’Asie Mineure et en Égypte. Au
-début, Alice descendait et se promenait un peu, mais elle se contentait
-maintenant d’une vue d’ensemble depuis le bateau, et à Tunis, Jean fut
-seul à aller passer quelques heures à terre.</p>
-
-<p>Deux nouvelles semaines s’étaient écoulées. La jeune femme ne
-quittait plus maintenant sa chaise longue, et elle avait abandonné ses
-dernières occupations.</p>
-
-<p>Malgré tout son désir de ne rien changer à ses habitudes, il fallait
-maintenant que son mari la portât dans ses bras comme une enfant, et
-pendant qu’on la coiffait le matin, elle commençait à regarder douloureusement
-dans la glace le terrible amaigrissement de sa figure.</p>
-
-<p>Il semblait que ses yeux s’agrandissaient aux dépens de tout ce qui
-les entourait, mettant sous les sourcils une intensité d’éclat et d’ardeur
-presque effrayante.</p>
-
-<p>Dès qu’elle s’étendait un peu, des étouffements la prenaient, et il
-fallait l’asseoir comme dans un fauteuil à l’aide de plusieurs oreillers.
-Quand cela se produisait, une expression étrange et nouvelle passait sur
-son visage et elle regardait au loin la mer comme pour demander à ces flots
-clairs la solution de l’énigme qui l’occupait. Un jour elle avait aperçu
-deux larmes dans les yeux d’un matelot qui la regardait de loin, et cette
-douleur naïve que rien n’expliquait avait remué dans sa tête mille pensées
-confuses.</p>
-
-<p>L’altération de la figure de son mari la frappait aussi. Le désespoir
-qui minait le jeune homme agissait violemment sur sa santé, et cette
-horrible douleur, toujours supportée solitairement, qui remplissait toutes
-les heures de sa nuit, et tous les instants où il se voyait sans témoins,
-agissait sur son tempérament comme un dissolvant rapide.</p>
-
-<p>Après s’être efforcé de se rattacher avec une foi touchante à tous les
-brins d’herbe qui lui semblaient de force à soutenir son espérance, il avait
-regardé la vérité en face, et compris que la durée de cette vie si chère
-n’était plus qu’une question de jours, et qu’une solitude désolée lui apparaissait
-à brève échéance.</p>
-
-<p>Les projets les plus inouïs s’étaient alors succédé dans sa tête à la
-pensée du moment où il se séparerait pour toujours de sa femme, et dans
-la douleur sombre qui l’envahissait, touchant presque à la folie, l’idée du
-suicide était maintenant à l’état fixe. Il se voyait prenant dans ses bras
-Alice endormie de son dernier sommeil, la portant à la faveur de la nuit
-dans le petit canot dont il se servait toujours, et une fois qu’il serait descendu
-près d’elle et parti au large, hors de la portée du bateau,
-entr’ouvrant le fond de la petite embarcation par quelque moyen violent,
-et se laissant couler tout doucement avec sa pauvre morte jusqu’à ce que
-la grande tombe des marins leur fût commune à tous deux.</p>
-
-<p>Cette perspective seule l’empêchait de se désespérer, et il y pensait
-souvent avec une ardeur sauvage et presque joyeuse.</p>
-
-<p>Pourtant la faiblesse d’Alice et son état de souffrance devenaient si
-grands qu’ils nécessitaient la présence constante d’un médecin, pouvant
-tenter chaque jour, non plus de la guérir, mais au moins de la soulager ;
-et à cet effet Jean faisait gouverner sur Alexandrie.</p>
-
-<p>Au lieu de continuer sa route vers le Maroc, le yacht avait été ramené
-sur la côte égyptienne, où la température était plus favorable à la jeune
-femme ; et cela facilitait à Jean la recherche qu’il souhaitait. Depuis longtemps,
-il s’était fait envoyer par son docteur de Paris les adresses de plusieurs
-médecins, résidant dans les ports qu’il pouvait rencontrer, et il
-s’agissait maintenant pour lui de décider un de ceux-là à s’embarquer
-à son bord pour un temps illimité.</p>
-
-<p>La négociation réussit plus vite et mieux qu’il n’eut osé l’espérer. Un
-jeune interne des hôpitaux de Paris, poussé par le désir de se faire une
-clientèle, était venu se fixer à Alexandrie où il végétait tristement depuis
-un an, rongé qu’il était par les fièvres du pays, et incapable maintenant de
-poursuivre son but. L’idée d’être rapatrié après un voyage qui lui promettait
-du repos et des appointements forts beaux lui agréa comme on pense,
-et le lendemain il s’installait sur le <i>Kerdren</i>.</p>
-
-<p>Alice avait appris son arrivée sans témoigner aucune émotion. Soit
-que la lumière se fût faite dans son esprit et que son courage la défendît
-de toute plainte ; soit qu’elle ne vît rien d’alarmant dans cette nouvelle,
-elle n’en témoigna qu’une reconnaissance affectueuse.</p>
-
-<p>En même temps que le docteur, un nouvel hôte était arrivé à bord ;
-c’était un jeune enseigne, Yves Kernevel, cousin de Jean à un degré fort
-éloigné et qui se trouvait amené là par un concours de circonstance que
-voici :</p>
-
-<p>La première personne que le comte de Kerdren avait aperçue en débarquant
-à Alexandrie était son jeune parent.</p>
-
-<p>Celui-ci l’avait accueilli les mains tendues avec une cordialité sympathique
-et grave, et il s’était aussitôt chargé de le guider dans la ville. Puis
-dès que Jean et le docteur avaient eu conclu leur engagement réciproque,
-l’enseigne avait emmené son cousin chez lui, et lui avait dit avec une extrême
-simplicité à peu près ceci :</p>
-
-<p>« Depuis tes lettres qui étaient venues m’apporter aux Canaries, d’abord
-la nouvelle de ton mariage, ensuite l’histoire de ton bonheur parfait, il hésita
-un peu avant de prononcer ces derniers mots, j’étais sans nouvelles de
-toi, et ma première action en rentrant en France a été de m’informer. »</p>
-
-<p>Il s’arrêta un instant, comme s’il cherchait ses paroles ; puis avec une
-brusquerie affectueuse sous laquelle on devinait l’attendrissement, il reprit
-en serrant la main de Jean :</p>
-
-<p>— J’ai obtenu un congé d’un semestre, je suis reparti aussitôt pour
-gagner l’un des ports d’où je savais pouvoir te rejoindre, et me voici tout
-à toi pour tout le temps que tu voudras !</p>
-
-<p>Et comme le comte de Kerdren faisait un mouvement d’interrogation
-hautaine :</p>
-
-<p>Je sais tout, lui dit tristement le jeune enseigne ! laisse-moi ne plus
-te quitter, je t’en prie. Je me ferai petit, et ne gênerai point votre intimité ;
-mais peut-être aimeras-tu pouvoir dire parfois à quelqu’un ce qui
-t’étouffe.</p>
-
-<p>— Quoi tout ? demanda Jean impérieusement sans lui répondre.
-Qu’elle se meurt…?</p>
-
-<p>Yves baissa la tête sans prononcer un mot, et un silence d’une minute
-passa sur les deux hommes.</p>
-
-<p>— Merci, dit enfin Jean, je te ferai chercher ce soir, il faut que je la
-prépare.</p>
-
-<p>L’enseigne le laissa partir seul. Il avait trop bien vu deux larmes
-monter dans les yeux fiers de son cousin pour l’accompagner, fût-ce d’un
-pas.</p>
-
-<p>L’aspect du bord changea un peu avec la présence de ses deux nouveaux
-habitants, et une détente morale se produisit.</p>
-
-<p>Mus par le même sentiment de délicatesse, le docteur et Yves avaient
-insisté pour prendre leurs repas seuls, et ils s’écartaient, sur le pont, du
-coin occupé par la jeune femme, sans exagération mais avec une réserve
-extrême. Seulement de temps en temps ils venaient s’asseoir et causer,
-appelés par Jean ou par Alice, et ils apportaient un peu de vie auprès de
-la malade.</p>
-
-<p>La douleur concentrée du jeune comte et la faiblesse croissante de
-madame de Kerdren les rendait muets parfois, et une intervention étrangère
-moins directement intéressée à la souffrance de ces deux êtres leur faisait
-du bien.</p>
-
-<p>Le docteur parlait de son année de malheur à Alexandrie, et des originalités
-de ce pays ; et le jeune enseigne décrivait avec son parler humoristique
-les deux années qu’il venait de passer sur mer.</p>
-
-<p>La jeune femme s’était sentie attachée tout de suite par cet aimable
-garçon sous la jeunesse duquel on devinait des qualités si solides de cœur
-et d’esprit : et lui, ressentait de son côté une affection de frère aîné, attendrie
-et protectrice pour cette délicieuse créature, dont le charme profond,
-toute changée qu’elle fût, séduisait encore à première vue.</p>
-
-<p>Comme l’avait prévu l’enseigne, Jean trouvait une consolation plus
-grande qu’il ne l’aurait cru lui-même à pouvoir épancher un peu l’horrible
-douleur qui lui étreignait le cœur et à parler de son bonheur passé, si court
-mais si vif, à d’autres qu’à ses souvenirs.</p>
-
-<p>Dès les premiers jours, il s’était remis entièrement du soin du commandement
-sur son parent, et cela le soulageait d’avoir maintenant toutes
-ses minutes à donner en pâture à son désespoir pendant la nuit, et pendant
-le jour, au soin de la malade si aimée, près de laquelle il s’ingéniait avec
-des raffinements de tendresse et d’adoration qui augmentaient toujours.</p>
-
-<p>Les prescriptions du docteur avaient apporté à Alice une grande facilité
-de respiration, ce qui lui permettait de causer davantage ; et il y avait
-des heures où Jean assis à côté d’elle croyait en fermant les yeux qu’ils
-étaient encore tous les deux sous les ombrages de Kerdren, édifiant de doux
-projets d’avenir ; illusion qui durait jusqu’à ce qu’un accès de cette toux
-qui laissait Alice si épuisée vînt le réveiller brusquement de son rêve.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXVI</h2>
-
-
-<p>Dans ces conversations avec son cousin, l’enseigne avait vite démêlé
-au travers de son désespoir la résolution à laquelle il s’était arrêté, et sans
-que Jean lui en eût dit un mot, il était certain qu’il ne se laisserait point
-survivre à sa jeune femme.</p>
-
-<p>Faire appel aux sentiments religieux de son cousin pour empêcher
-cette folie, Yves comprenait bien que c’était chose inutile au milieu de la
-crise morale qu’il subissait, et dont il ne lui avait pas fait mystère. Il
-était certain que son accès de doute serait court, mais s’il allait jusqu’à lui
-permettre d’accomplir un acte de désespoir, peu importait qu’il n’eût duré
-que quelques jours. Le surveiller incessamment depuis l’heure où il serait
-seul, il y comptait bien ; mais il n’y a point de surveillance qui n’ait ses
-moments de relâche forcée, et d’ailleurs il connaissait trop l’inflexibilité et
-l’étrangeté du caractère de Jean pour ne pas s’effrayer d’une lutte à soutenir
-avec lui. Ouvrir les yeux à la jeune femme et profiter de son influence
-pendant qu’elle durait encore était cruel et impossible, et le pauvre garçon
-s’attristait en songeant à l’avenir qui se montrait si menaçant pour ceux
-qu’il aimait.</p>
-
-<p>Un jour, épuisé par ses veilles incessantes, Jean avait fini par céder
-aux prières d’Alice, et il était descendu se jeter sur un divan, laissant
-auprès de sa femme Yves, qui lui avait proposé une lecture à haute voix.</p>
-
-<p>Celle-ci l’écouta d’abord avec attention, puis au bout d’un instant elle
-lui fit signe de laisser son livre, et parlant très bas comme elle en avait
-pris l’habitude depuis qu’elle était si faible :</p>
-
-<p>— Yves, lui dit-elle, en l’invitant à se rapprocher, et en indiquant du
-doigt la direction que son mari venait de prendre : Écoutez-moi bien, je
-vous le confie. Ne le laissez pas trop seul quand je n’y serai plus, et puisque
-vous êtes arrivé à temps pour me connaître un peu, parlez quelquefois
-de moi avec lui ; ce sera moins triste.</p>
-
-<p>Elle s’arrêta haletante et si émue que ses mains tremblaient.</p>
-
-<p>Interdit et bouleversé, le jeune enseigne se penchait vers elle prêt à
-recueillir le plus léger signe ; mais tellement saisi de ce que cette prière
-avait d’inattendu et de la façon lucide dont Alice jugeait son état, qu’il ne
-trouvait pas un mot à répondre.</p>
-
-<p>— Vous le ferez ? dit-elle d’un ton inquiet en rouvrant les yeux.</p>
-
-<p>Et comme le jeune homme promettait chaleureusement son dévouement
-et son affection et essayait en même temps de dire un mot d’espoir…</p>
-
-<p>— Non, je sais bien que c’est la fin, reprit-elle tristement ; mais je
-n’ose pas lui en parler à lui, j’ai peur de le désoler ; vous lui répéterez tout
-ce que je ne peux pas dire. Ma tendresse… ma reconnaissance…</p>
-
-<p>Elle s’arrêta encore, et pendant qu’elle reprenait des forces, Yves, la
-tête entre ses mains se mit à réfléchir. Il pensait à l’horrible contrainte
-que subissait Jean, en cherchant à rester calme et à paraître confiant, à la
-réserve que s’imposait la jeune femme dans la crainte de provoquer le désespoir
-de son mari, et il se demandait si une communauté de douleur ne
-serait pas préférable à ces chagrins subis en secret des deux côtés. Cette
-confiance et cette résignation mélancoliques d’Alice le remuaient profondément,
-et il lui semblait que du moment où la clairvoyance était maintenant
-aussi grande chez l’un que chez l’autre, pouvoir se parler jusqu’au
-bout à cœur ouvert serait une douceur plutôt qu’une tristesse de plus,
-sans compter l’apaisement que l’influence de la malade pourrait apporter
-dans le cœur révolté de son mari.</p>
-
-<p>Il formula sa pensée avec une discrétion et une réserve extrêmes, et
-au moment où il finissait, la tête pâle de Jean paraissait au-dessus de l’escalier.</p>
-
-<p>Yves s’éloigna au bout d’un instant sous un prétexte banal, et eux
-restèrent seuls.</p>
-
-<p>Alice était nerveuse et ses mains tourmentaient les franges de son
-châle avec un geste inquiet. Ses yeux erraient par un mouvement incessant
-autour d’elle, et sur ses lèvres entr’ouvertes, il semblait qu’on voyait
-flotter une question qu’elle n’osait pas formuler. Son attitude frappa bientôt
-son mari et il l’interrogea avec tendresse.</p>
-
-<p>— Qu’avez-vous, lui demanda-t-il, désirez-vous quelque chose ?</p>
-
-<p>Elle hésita un peu ; puis elle dit seulement :</p>
-
-<p>— Sommes-nous bien loin des côtes en ce moment, Jean ?</p>
-
-<p>— Non, répondit-il très étonné, mais pourquoi ? Est-ce que vous désirez
-vous arrêter ?</p>
-
-<p>— Ce n’est pas cela ; seulement, je pensais… je voudrais que vous
-puissiez m’amener bientôt un prêtre, fit-elle avec douceur.</p>
-
-<p>Et comme le jeune officier tressaillait violemment à cette parole.</p>
-
-<p>— Voulez-vous, mon ami, continua-t-elle avec un calme soudain, que
-nous parlions un peu tous deux à cœur ouvert ?</p>
-
-<p>Et tout simplement, avec une élévation et un courage touchant elle
-se mit à lui dire les pensées qui l’occupaient, parlant de sa mort prochaine
-si doucement qu’il l’écoutait avec stupeur se demandant s’il la comprenait
-bien, et si la séparation à laquelle elle faisait allusion était bien le brisement
-définitif.</p>
-
-<p>Cependant, à mesure qu’elle avançait, l’agitation reparaissait, et il lui
-fallait faire effort pour continuer.</p>
-
-<p>— J’ai tant à dire, tant à dire ! murmurait-elle de temps en temps.</p>
-
-<p>Et elle passait la main sur son front avec angoisse, comme pour rassembler
-ses idées éparses.</p>
-
-<p>— Il y a longtemps que je voulais vous remercier, reprit-elle ensuite.
-Vous m’avez faite profondément heureuse, tandis que moi, je n’ai su apporter
-dans votre vie qu’un trouble affreux, et c’est si triste de vous laisser
-maintenant… J’ai tant de peine à m’en aller !</p>
-
-<p>Des larmes perlèrent au bord de ses cils et elle s’arrêta vaincue par
-l’émotion, pendant que son mari, oubliant tout à coup la réserve qu’il s’imposait
-depuis quelques mois, et emporté malgré lui par la souffrance, se
-laissait aller à lui dire tout ce que la passion et le désespoir peuvent inspirer
-à un homme.</p>
-
-<p>Au début il l’avait écoutée saisi par l’imprévue de ses paroles, et n’osant
-point interrompre cette pauvre voix si faible : mais éprouvant au
-dedans de lui un déchirement comme il n’en avait pas encore ressenti.</p>
-
-<p>Certes, il savait bien que la jeune femme était perdue, et il n’y avait
-pas d’instant où cette idée ne se présentât cruellement à sa pensée ; mais
-l’entendre ainsi se condamner elle-même, il lui semblait que c’était le dernier
-coup. Aussi, oubliant toutes ses résolutions de prudence, il se laissa
-aller à son désespoir avec une impétuosité sans mesure, montrant l’intensité
-de sa souffrance tout entière et protestant qu’il ne la subirait pas, avec des
-éclats de passion désespérée.</p>
-
-<p>Il accusait le ciel, il défiait la mort, il jurait que si on enlevait de sa
-vie ce qui en était l’essence même, il ne continuerait point de vivre.</p>
-
-<p>— Mon pauvre ami, disait la jeune femme avec désolation, vous blasphémez !</p>
-
-<p>Et il lui répondait d’une voix sombre :</p>
-
-<p>— Je ne sais pas si je blasphème, mais je sais que je souffre une douleur
-si insupportable que je ne veux pas l’endurer toujours !</p>
-
-<p>— Vous retournerez à Kerdren, reprenait-elle.</p>
-
-<p>— Kerdren sans vous ! Kerdren, où vous avez ressenti les premières
-atteintes de votre mal ! mais je le hais Kerdren !!…</p>
-
-<p>— Vous reprendrez la mer, alors, vous naviguerez toujours !…</p>
-
-<p>— La mer ! la mer maintenant !</p>
-
-<p>Et il recommençait à exhaler sa douleur, épanchant son désespoir qui
-passait devant les yeux d’Alice épouvantée, comme un fleuve puissant et
-terrible.</p>
-
-<p>Elle ne connaissait point encore la trempe de ce caractère passionné
-et ardent, forgé tout d’un bloc, sur un type qui n’était plus de ce siècle ;
-et elle n’avait point prévu qu’il prendrait la souffrance avec cette révolte.</p>
-
-<p>Il s’aperçut enfin du mal qu’il faisait à sa femme, s’arrêta brusquement
-en voyant sa pâleur et lui offrit de redescendre dans sa chambre.</p>
-
-<p>Au moment où il la posait sur son lit, elle lui fit incliner la tête avec
-ses deux bras qu’elle avait laissés autour de son cou, et tout bas, avec une
-émotion dans laquelle on entendait passer les battements de son cœur, elle
-lui dit :</p>
-
-<p>— Au moins, Jean, jurez-moi que jamais vous ne vous…</p>
-
-<p>Le docteur entra au même instant, croyant à une syncope de sa malade,
-et le jeune officier en profita pour s’écarter imperceptiblement. Il
-avait compris ce qu’Alice allait lui demander, et ne voulait point faire une
-promesse semblable même à elle.</p>
-
-<p>Toute la nuit, la jeune femme resta plongée dans une somnolence
-agitée et inquiète d’où elle sortait par brusques sursauts, et Jean qui
-demeura à son chevet jusqu’au matin eut le temps de se désespérer cent
-fois, en pensant à l’imprudent oubli de lui-même qui avait causé tout ce
-trouble.</p>
-
-<p>Dès la veille, on avait gouverné vers la terre selon le désir de madame
-Kerdren, et au soleil levant Yves fit mouiller en face d’un petit village de
-la côte africaine où il pensait devoir trouver un missionnaire, ou tout au
-moins des indications qui lui en signaleraient un à quelques lieues de là.</p>
-
-<p>De bonne heure, Alice s’était fait monter sur le pont ; la vue de la
-terre et les toits pointus des paillottes qu’on apercevait sur la rive l’amusaient,
-et le mouvement des petits bateaux attiré par leur arrivée et qui
-naviguaient auteur d’eux lui semblait gai.</p>
-
-<p>Ni elle ni Jean n’avaient fait la moindre allusion à ce qui avait été
-dit la veille entre eux, mais elle le suivait du regard dans chacun de ses
-mouvements et mettait dans ses yeux une expression de prière si triste et si
-tendre que par instant le jeune homme se sentait vaincu. Pourtant il descendit
-à terre dans le milieu de la matinée, sans avoir prononcé un mot qui
-eût trait aux choses du soir précédent et plus farouche que jamais dans sa
-souffrance, en pensant à la mission qu’il allait accomplir.</p>
-
-<p>Il ne rentra à bord que bien après l’heure du déjeuner, et il annonça
-en termes assez brefs que sa recherche avait été couronné de succès, et
-qu’un missionnaire français établi dans ce village, qu’il catéchisait à lui
-seul, viendrait voir madame de Kerdren dans l’après-midi.</p>
-
-<p>Soit que la marche lui eût détendu les nerfs, soit que la satisfaction
-d’avoir pu rencontrer tout de suite ce que sa femme désirait l’eût rendu
-heureux, il paraissait plus calme que le matin.</p>
-
-<p>Le silence n’était interrompu que par le bruit des vagues déferlant
-contre le yacht, et cette attente troublait si fort la jeune femme, que les
-battements de son cœur commençaient à lui couper la respiration.</p>
-
-<p>Elle sentit que son mari se penchait sur elle, et tout d’un coup, avec
-cette confiance et cette simplicité d’enfant qui la rendaient si attachante :</p>
-
-<p>— Jean, aidez-moi ! dit-elle en lui tendant ses deux mains avec le
-geste de quelqu’un qui cherche un appui.</p>
-
-<p>— Ma pauvre aimée, répondit le jeune homme en se laissant glisser à
-genoux à côté du canapé ; pardonnez-moi le mal que je vous ai fait, et ne
-craignez plus rien. Vous m’avez deviné hier. Pendant quelques jours,
-j’ai oublié tout ce que j’avais su depuis l’enfance : l’honneur, le courage, la
-religion, la dignité de mon nom enfin, et j’ai peut-être été le premier Kerdren
-qui ait reculé devant la souffrance ! Mais ce vertige est passé, je vous
-le jure ! et tout ce que votre douce voix elle-même aurait été impuissante à
-me faire entendre, il y a quelques heures, je viens de le rapprendre d’un
-pauvre missionnaire modeste, timide sans grande éloquence et d’un esprit
-naïf.</p>
-
-<p>Il s’arrêta un instant, puis d’une voix si grave qu’une étrange émotion
-remua le cœur de la jeune femme :</p>
-
-<p>— Si ma vie devient jamais solitaire, chère bien-aimée, reprit-il, n’ayez
-plus peur et ne cherchez plus comment la remplir. Je ne m’en irai ni à
-Kerdren ni sur mer ; j’entrerai au séminaire, et quand je serai prêtre, je
-m’approcherai des souffrants et des cœurs broyés, et si je peux rendre une
-fois à l’un d’eux le bien qu’on m’a fait aujourd’hui, le fardeau de l’existence
-me semblera moins lourd !…</p>
-
-<p>— Prêtre ! répéta machinalement Alice. Vous prêtre ! Et elle se tut,
-regardant avec un indicible étonnement la belle tête penchée vers elle et
-les yeux pleins de tendresse qui l’observaient. Sa surprise était presque
-de la frayeur et elle éprouvait l’impression que son mari ne lui parlait plus
-dans son bon sens.</p>
-
-<p>Cette résolution subite, si complètement étrangère au caractère de
-Jean, cette vie dont il parlait et qui était l’opposé de tout ce que pouvait
-lui inspirer ses instincts, ses habitudes et ses goûts, lui paraissait sonner
-faux comme une invraisemblance.</p>
-
-<p>— Mais que vous a-t-il dit enfin, ce missionnaire ! demanda-t-elle au
-bout d’un instant, cherchant à se donner des preuves matérielles de ce
-qu’elle entendait, comme on le fait quand on croit rêver.</p>
-
-<p>Il le lui répéta aussitôt, décrivant avec la puissance d’éloquence qu’il
-trouvait toujours dans ses émotions, l’impression que lui avait produite ce
-modeste vieillard.</p>
-
-<p>Le prêtre qui s’était trouvé si heureusement placé sur le chemin de
-Jean était comme l’avait dit celui-ci un homme simple, sans grande facilité
-de parole, et rendu timide par son grand isolement ; mais il y avait une
-conviction et une foi si profonde dans son cœur, et sans dureté, sans menaces
-emphatiques, il possédait à un tel degré, l’art de ramener à la juste
-notions des devoirs et des obligations de la vie, qu’il était impossible de ne
-pas en être frappé.</p>
-
-<p>Comme le curé d’Ars, qui émotionnait tous ces auditeurs, rien qu’en
-leur disant : « Mes enfants, aimez-vous !… Aimez-vous !… je vous en prie !… »
-tant il mettait d’onction et de tendresse paternelle dans ces simples paroles
-le missionnaire rappelait en quelques mots avec tant de profondeur la loi
-de la souffrance humaine, son inévitable rencontre et sa grandeur quand
-on en considère la fin, qu’il entraînait à l’acceptation de la douleur quoi
-qu’on eût.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXVII</h2>
-
-
-<p>Depuis le moment où Jean avait laissé le missionnaire auprès de sa
-femme, la révélation si inattendue qu’Alice venait de recevoir avait fait
-son chemin dans son esprit. L’impression particulière que lui avait fait
-éprouver à elle aussi ce digne prêtre dont la simplicité touchait parfois à
-la grandeur, lui expliquait mieux le revirement subit de la pensée de son
-mari, et en outre de la tranquillité que cette résolution lui causait, si peu
-égoïste qu’elle fût, la pensée de cette vie qui devait être murée à tout jamais
-après elle lui semblait un adoucissement à la peine horrible avec laquelle
-elle se séparait de cet être si ardemment aimé.</p>
-
-<p>La première elle se mit à lui en parler quand il redescendit, et comme
-malgré elle, deux larmes coulaient sur ses joues en s’occupant de cet avenir
-où elle n’avait plus de place :</p>
-
-<p>— Ma chérie, lui dit Jean avec douceur, est-ce que ce projet vous peine ?…</p>
-
-<p>— Moi ? s’écria-t-elle, oh mon Dieu, vous ne savez pas lire tout l’égoïsme
-de ma pensée !</p>
-
-<p>Elle baissa la voix et ajouta :</p>
-
-<p>— Rien ne me serait plus doux, puisqu’il faut vraiment que je vous
-quitte. Qu’y a-t-il en effet sur terre qui soit plus près des morts que les
-prêtres ?… Quand vous prierez, il me semblera qu’un peu de vos paroles
-sont pour moi ; et si je vous vois consolé…</p>
-
-<p>— Ne prononcez point ce mot-là, dit-il en l’interrompant et en se raidissant
-tout à coup ; nous parlons de vivre et d’accepter ; c’est tout.</p>
-
-<p>— Savez-vous, lui dit-elle un peu plus tard, quel serait mon désir suprême ?
-Je voudrais vous broder moi-même la première étole que vous
-porterez !… Oh ! si j’en pouvais avoir le temps !… Le pensez-vous, Jean ?</p>
-
-<p>C’était plus que n’en pouvait supporter le pauvre garçon qui s’enfuit
-dans son bureau où il demeura la tête entre ses mains, jusqu’à ce qu’il eût
-repris la force de parler.</p>
-
-<p>Quand il rentra dans la chambre d’Alice, le sol était embarrassé
-d’étoffes qui formaient un monceau près du canapé, et entre ses mains elle
-tenait de la soie blanche qu’elle retournait en tous sens.</p>
-
-<p>Presque à chacune des stations faites par le <i>Kerdren</i>, Jean lui avait
-acheté des bibelots, des bijoux ou des étoffes de soie qu’il trouvait originales,
-et c’était ce qu’elle venait de faire sortir de ses armoires. Dans
-cette soie blanche, unie, elle avait fait tailler par sa femme de chambre
-une étole, et maintenant elle y appliquait elle-même de grosses fleurs.</p>
-
-<p>Il semblait que l’énergie de sa volonté lui eût rendu soudain ses
-forces d’autrefois et elle tirait l’aiguille d’un mouvement presque vif.</p>
-
-<p>— Voyez, dit-elle à son mari quand la Bretonne fut sortie…
-L’aimerez-vous ?</p>
-
-<p>Il regarda pour lui complaire et détourna la tête sentant que son
-courage allait encore faiblir.</p>
-
-<p>— Cela me rendra si heureuse de penser que vous l’aurez ! fit-elle à
-demi-voix…</p>
-
-<p>Dans une autre étoffe, une espèce de drap d’argent à fleurs, elle avait
-fait découper de grand lis et maintenant elle les appliquait, les groupant
-et les mêlant avec le goût qui lui était naturel, et fixant les bords par de
-la soie et un imperceptible cordonnet d’argent.</p>
-
-<p>A partir de ce jour-là, Alice ne se donna pas une minute de repos.
-Elle se levait plus matin et se faisait aussitôt monter sur le pont, avec ce
-qu’il lui fallait pour travailler.</p>
-
-<p>Elle parlait sans effort et sans trop d’amertume et il semblait que la
-douleur de la séparation fût diminuée pour elle par ce souvenir qu’elle
-laissait comme un lien entre elle et Jean.</p>
-
-<p>Elle faisait très rarement allusion à sa mort, et on aurait pu la croire
-reprise de ses illusions d’autrefois quoiqu’il n’en fût rien en réalité. Tout
-en travaillant elle levait les yeux sur son mari, lui souriant avec son adorable
-façon, regardant la mer qu’elle aimait plus de jour en jour, et reprenait
-son aiguille.</p>
-
-<p>C’était quelque chose de terrible que ce qui se passait sur ce bateau
-perdu entre le ciel et l’eau. Cette jeune femme si chèrement aimé qui agonisait
-là, jour par jour, sous les yeux de son mari, qui se sentait mourir et
-qui, malgré tout son courage, disait des mots d’un si poignant regret ; et à
-côté d’elle cet homme uniquement occupé à la suivre dans chacun de ses
-mouvements, et se demandant tous les soirs si le lendemain il la verrait
-encore sourire ; cela donnait froid au cœur.</p>
-
-<p>La fin de la jeune femme semblait devoir être paisible, les vives douleurs
-et les étouffements des premiers temps avaient presque disparu, et
-quand son mari lui avait offert de rentrer en Bretagne :</p>
-
-<p>— Oh ! non, je vous prie, avait-elle dit, je suis si bien ici !</p>
-
-<p>Malgré lui, Jean se laissait presque reprendre à l’espoir que lui causait
-ce mieux tristement significatif pour le docteur, qui voyait là seulement la
-fin de la lutte, et il ne pouvait s’empêcher de dire à Alice ce qu’il pensait.</p>
-
-<p>— Alors, dit-elle en soulevant l’ouvrage qui ne quittait pas ses mains,
-ce sera pour la messe d’actions de grâce ?</p>
-
-<p>Dans son désir de tout voir en mieux, il s’irritait de ce qui donnait
-à sa femme l’air plus malade, et un soir où il lui parlait de sa mine :</p>
-
-<p>— C’est ce noir qui vous pâlit, dit-il en désignant avec mécontentement
-l’étoffe de sa robe flottante. Quand donc quitterez-vous le deuil ?…</p>
-
-<p>— Il n’y a pas un an, répliqua machinalement la jeune femme, sans
-remarquer plus que lui ce que la demande et la réponse avaient de singulièrement
-pénible.</p>
-
-<p>Et comme il murmurait à demi-voix :</p>
-
-<p>— J’aurais tant voulu vous voir quitter le deuil !</p>
-
-<p>— C’est bien facile, dit-elle avec douceur, et je ne crois pas que mon
-pauvre père s’en attriste.</p>
-
-<p>Le lendemain, grâce à l’activité de sa femme de chambre elle put mettre
-un vêtement clair dont la singularité allait bien à sa beauté toujours
-délicieuse. C’était une laine souple d’un blanc de neige achetée à Constantinople,
-et sur laquelle couraient quelques fleurs d’argent et d’or d’une délicatesse
-exquise.</p>
-
-<p>Ce jour-là, Alice posa le dernier lis sur son étole et elle montra tant
-de joie de sa réussite que sa voix résonnait sous la tente, presque avec la
-gaieté des anciens jours, quoique le son en fût doux et voilé comme le
-chant d’une harpe entendue d’un peu loin.</p>
-
-<p>En se voyant si près de finir, elle s’accorda quelques loisirs, remettant
-au lendemain d’attacher la tresse du bord, et par une fantaisie qu’elle
-avait rarement, elle demanda à dîner sur le pont. La veille au soir la
-mer avait été phosphorescente, et elle avait trouvé si admirable ses flots
-éblouissants, que le <i>Kerdren</i> fendait comme un oiseau, en faisant jaillir
-des milliers d’étincelles qu’elle espérait les revoir encore, et craignait qu’on
-ne lui permît plus de revenir si elle était rentrée avant la nuit.</p>
-
-<p>On était à la fin de février, et le crépuscule très court des pays chauds
-faisait que presque sans transition on passait du jour à la nuit.</p>
-
-<p>La main dans la main de Jean, Alice regardait avec extase et lui
-montrait du doigt ce qu’elle admirait.</p>
-
-<p>Un très léger souffle d’air passa sur le pont, le soleil disparut entièrement
-et tout à coup la jeune femme se mit à frissonner. Jean, qui la regardait,
-s’en aperçut et il la vit en même temps pâlir si violemment qu’il
-se leva, pris de peur…</p>
-
-<p>— J’ai froid, dit-elle en lui serrant la main.</p>
-
-<p>Une expression de souffrance passa sur sa figure, et elle murmura
-plus bas et très vite :</p>
-
-<p>— C’est si triste… si triste !…</p>
-
-<p>Puis ses yeux reprirent leur expression accoutumée, et appelant du
-geste le médecin qui se tenait à quelques pas, parlant à Yves d’un ton
-significatif :</p>
-
-<p>— Merci, docteur, dit-elle en lui tendant la main.</p>
-
-<p>Quand elle se tourna près du jeune enseigne, son agitation reprit.</p>
-
-<p>— Les eaux de France… Sommes-nous dans les eaux de France ?
-lui demanda-t-elle avec émotion. Je voudrais les revoir…</p>
-
-<p>Il lui répondit affirmativement en lui nommant Tunis, et baisa la petite
-main qu’elle lui tendait ; puis il s’écarta pour la laisser tout à son
-mari, avertissant les matelots qui s’arrêtèrent dans leurs occupations
-suivant de loin avec un respect pieux cette scène cruelle.</p>
-
-<p>La lune éclairait toute la mer maintenant, et le bruit des vagues accompagnaient
-les mots de tendresse d’Alice et les phrases de regret qu’elle
-laissait échapper par intervalles avec une douceur déchirante et auxquelles
-Jean agenouillé près d’elle et ployé dans une douleur sans nom, répondait
-seulement en répétant :</p>
-
-<p>— Ma bien-aimée ! Ma bien-aimée !</p>
-
-<p>Avec un léger effort, elle se pencha et attirant l’étole qui était restée
-sur ses genoux :</p>
-
-<p>— Souvenez-vous ! dit-elle…</p>
-
-<p>Puis elle soupira plus vite, et ce fut tout.</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>C’était par Nice que Jean avait tenu à rentrer en France, se rappelant
-sa première rencontre avec sa femme dans cette ville où il ramenait
-maintenant son cercueil.</p>
-
-<p>La tente sous laquelle la jeune femme était restée si longtemps assise
-était convertie en chapelle ardente et des matelots en grande tenue veillaient
-sur le pont autour de madame de Kerdren. Le pavillon en berne
-était voilé de crêpe, et les ornements d’argent du cercueil disparaissaient
-sous les fleurs.</p>
-
-<p>Il était grand matin quand le yacht mouilla dans le port, et la voiture
-des pompes funèbre était presque seule sur le quai.</p>
-
-<p>Cependant une animation inusitée se devinait partout, on voyait des
-fleurs aux maisons, et les promeneurs les plus matineux sortaient avec un
-air de fête. Dans les cours, des bandes de travailleurs affairés finissaient
-de garnir des voitures, et les cris des marchandes de bouquets commençaient
-à se faire entendre.</p>
-
-<p>Ni Jean ni son cousin n’avaient songé qu’on était arrivé au temps du
-carnaval, et par une coïncidence navrante, la jeune morte rentrait à Nice
-le jour de la bataille des fleurs juste un peu plus d’un an après la soirée où
-elle avait rencontré Jean chez madame de Sémiane.</p>
-
-<p>Malgré toute la hâte apportée aux derniers préparatifs, neuf heures
-sonnaient au moment où le cercueil de madame de Kerdren, porté par
-douze matelots, montaient du canot jusqu’au quai.</p>
-
-<p>Sur le velours noir brodé d’étoiles, on n’avait pas encore remis les
-couronnes, et au moment où les porteurs arrivaient devant le char, deux
-jeunes femmes élégantes et joyeuses, qui passaient là, s’arrêtèrent avec
-respect.</p>
-
-<p>— Que c’est triste d’enterrer ses morts un jour de carnaval ! murmura
-l’une d’elles.</p>
-
-<p>Et brusquement, d’un mouvement spontané, sans voir les deux officiers
-en grande tenue qui suivaient, elle s’avança et posa sur le cercueil la botte
-de lilas blanc qui remplissait ses bras, tout en faisant son signe de croix.</p>
-
-<p>Sa compagne mit à côté les violettes qu’elle tenait ; puis, saisies tout
-à coup, prêtes à s’excuser, elles reculèrent en voyant les jeunes gens.</p>
-
-<p>Jamais elles n’oublièrent le salut grave et ému des deux marins, et
-l’expression qu’il y avait dans les yeux de Jean, pendant qu’il regardait
-la part qu’une pitié sympathique faisait à sa femme dans la fête du jour !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXVIII</h2>
-
-
-<p>A l’ordination du comte de Kerdren, la moitié de Saint-Sulpice se
-trouvait remplie par ses amis et ses camarades, et Jean s’est vu entouré à
-cette occasion d’une sympathie générale. Yves, fidèle à sa parole l’a suivi
-jusqu’à cette heure autant que le lui permettait la nouvelle vie de son cousin,
-et tous ceux qui sont comme lui au courant de l’histoire de ce cœur
-brisé ont senti leurs yeux se mouiller en voyant l’étole blanche du jeune
-prêtre, avec ses lis d’argent enlacés, et surtout en regardant le dernier
-d’entre eux, celui qui est inachevé, et dont la tête un peu brisée semble un
-symbole.</p>
-
-<p>Kerdren est fermé et muet comme un tombeau. Les matelots du yacht
-racontent le soir à la veillée les tristes mois de leur navigation, et les paysans
-qui les écoutent pleurent au souvenir de « notre dame ».</p>
-
-<p>Jean n’a jamais pu prendre sur lui de rentrer au château, mais comme
-il veut donner un bon maître à tous ces braves gens, il a décidé autrefois
-avec sa femme qu’il mettrait le domaine dans la corbeille de mariage de
-son cousin Yves. La collection de bijoux y est au complet, sauf la bague
-de fiançailles. Jean n’a pas permis qu’on la retirât de la main d’Alice.</p>
-
-<p>— Il n’y aura plus de dame de Kerdren, a-t-il dit, je veux qu’elle
-l’emporte !</p>
-
-<p>L’abbé de Kerdren a été envoyé dans la paroisse de Notre-Dame-des-Champs.
-Il l’avait demandé, et on se l’explique quand on sait à quelle distance
-du cimetière Montparnasse cette église est située.</p>
-
-<p>La douleur du jeune prêtre n’est plus ce qu’elle était dans les premiers
-temps alors que son cousin terrifié croyait, en le voyant, à la folie ; mais la
-plaie est toujours saignante au fond de son cœur ; et un soir d’été où il passait
-dans la rue de Vaugirard, on l’a vu pleurer en s’arrêtant contre la grille
-du Luxembourg.</p>
-
-<p>En face de lui, il y avait une fenêtre ouverte, et dans l’intérieur de la
-maison, une voix jeune et fraîche chantait l’<i>Adieu</i> de Schubert avec tant
-de pureté et de sentiment que toutes les notes de la mélodie arrivaient jusqu’à
-lui, évoquant un à un les souvenirs du passé.</p>
-
-
-<p class="c gap small">FIN</p>
-
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JEAN DE KERDREN ***</div>
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-
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-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-</div>
-
-</div>
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